Philosophie de l’Anarchie/Art et science

P.-V. Stock (p. 138-156).


ART ET SCIENCE


La haine dont les anarchistes poursuivent les monuments d’un passé odieux indigne les partisans de la science et de l’art officiels.

« Vous êtes des barbares ! » crient-ils aux révolutionnaires.

Il s’en faut, mais, d’abord, qu’on se rappelle que jamais les barbares n’ont amoncelé autant de ruines que les prétendus civilisés.

Les Romains, vainqueurs incultes, respectèrent les tableaux et les statues de la Grèce conquise ; les Goths épargnèrent les monuments de Rome, que devaient détruire les papes ; les Arabes civilisèrent l’Espagne que désolèrent les pieux chrétiens ; les brigands de 93 transformèrent Paris, élargirent les rues, percèrent des voies, jetèrent bas des cloaques, célébrèrent des fêtes pompeuses, défrichèrent le sol français ; Bonaparte, homme d’ordre, pilla les musées de l’Italie et, devenu empereur, dévalisa l’Europe de ses chefs-d’œuvre.

« La force est l’accoucheuse des sociétés », a dit Karl Marx : les anarchistes sont les accoucheurs du xxe siècle. Au cours de leur rude travail peuvent-ils marchander leurs coups ? Quand il s’agit de délivrer l’humanité, qu’importe si quelque joyau rare vient à être brisé !

L’homme, n’ayant pas encore de raison et ignorant la science, s’est fait une religion. C’est cette religion, dont il se détache de plus en plus, qui continue à peser sur lui et dont il faut détruire les vestiges. Jusqu’ici, elle s’est transformée, atténuée même, sans disparaître. Les chrétiens brisèrent les statues des divinités olympiennes tout en s’appropriant les pompes du paganisme susceptibles de séduire ; ce fut, du reste, la fusion de deux mythologies : le dogme ancien disparut, les cérémonies plus ou moins modifiées restèrent.

À leur tour, les déistes du xviiie siècle proscrivirent le culte chrétien et le remplacèrent par celui de la Raison, — quelle folie ! — puis de l’Être-Suprême : une grave mascarade. De Numa à Grégoire VII, de Grégoire VII à Robespierre, il y a toute une filiation.

Et aujourd’hui, la Franc-Maçonnerie est une religion ; la Libre-Pensée en est une autre : le matérialisme a ses rites, tout comme le déisme : autrefois, on mangeait maigre le vendredi-saint, c’était la règle, aujourd’hui, on mange gras, c’est la mode, — mode qui devient tradition, — où est la différence ? Le respect de l’État est un restant de religiosité.

Ce sont les rêveries métaphysiques qui rendent l’homme esclave sur la terre, lui ouvrant en échange les régions vides du ciel, que les anarchistes doivent combattre sans pitié. Tout ce qui symbolise le mysticisme doit être brisé : l’autel, devant lequel l’homme agenouillé perd son moi, fait abstraction de son être ; le confessionnal, où un espion enjuponné se fait Dieu ; la croix, emblème de ces odieuses vertus chrétiennes : l’humilité, la résignation.

Vous êtes-vous jamais promené sous ces hautes voûtes, frappant du pied la dalle sonore qui vous renvoyait un écho ? Vous êtes-vous arrêté demi-perdu dans l’ombre des colonnades, fixant les vitraux gothiques où, parmi les rosaces violacées, se joue mystérieusement la lumière ? Avez-vous respiré cette odeur à la fois fade et pénétrante de l’encens, pendant que des chants inintelligibles montaient à votre oreille comme une harmonie d’outre-monde ? Oh ! tout est bien combiné pour saisir, annihiler l’être humain ; de cette ombre, de ces vitraux, de cet encens, de ces chants latins, il se dégage un ensemble d’impressions qui, comme un haschich, monte au cerveau et le déséquilibre.

Tout cela est à détruire de fond en comble, il n’y a pas de modification possible : ou toute la vérité ou toute l’erreur. Après Lamarck, Darwin, Büchner, Moleschott, il n’y a plus place pour l’Être-Suprême ou la déesse Raison.

Les saints sacrements au creuset ! les Bons Dieux de plâtre au mortier ! les confessionnaux au chantier pour faire des fagots ! si c’est là être iconoclastes, oui les anarchistes le sont. Quant à la carcasse des églises, elle pourra servir d’école ou de grenier public.

Un autre fanatisme, c’est celui de la patrie. À grand accompagnement de cuivres, on rugit :

« Tremblez, ennemis de la France. »

Et des violons pleureux, des accordéons enrhumés, des orgues criardes renchérissent.

« Quand les pioupious d’Auvergne iront en guerre. »

Et les drapeaux claquent au vent, les cocardes s’arborent, des centaines de milliers d’images représentent des généraux chamarrés, le laurier au front, l’épée à la main, — on est si enthousiaste qu’on assommerait un Allemand par amour de la patrie, comme au moyen-âge on offrait à Dieu la grillade d’un hérétique, — pendant que quelque peintre de médiocre talent, spéculant sur les sentiments patriotiques du jury, présente à l’Exposition un tableau de bataille qu’on ne pourra faire autrement que d’accepter.

Tout cela est à supprimer, mais tout cela n’est pas l’art.

Qu’est-ce donc que l’art ? Eh ! tout ce qui, en charmant l’esprit, flattant les sens, contribue au progrès humain. Qu’on éventre les églises, qu’on brûle les drapeaux, l’art n’en reculera pas d’une ligne : bien au contraire. Mais celui qui détruirait par plaisir le Louvre ou la Bibliothèque Nationale serait un insensé.

La nature ne fait pas de saut, a dit Leibnitz. On peut faire table rase de toutes les institutions politiques et sociales de l’humanité, on n’anéantira ni en un jour ni en un siècle le souvenir de son histoire, de ses efforts, de ses ébauches. À quelques pas des massives divinités assyriennes, la Vénus de Milo apparaît comme une évocation du génie grec. Les madones déjà vivantes de Raphaël reposent des froides vierges de marbre couchées sur les sépulcres chrétiens. Murillo, Rubens, Watteau, vos personnages si différents, nerveux, hâlés, épanouis, débordant de chair, roses et pomponnés font revivre les siècles écoulés. Qu’on déboulonne une deuxième fois la colonne Vendôme monument élevé à la gloire du crime ; qu’on jette bas les statues de Louis XIV, de Henri IV, ce renégat royal, et de Gambetta, ce renégat bourgeois, mais qu’on respecte dans le Louvre le musée de l’art international.

Il n’est meilleur terrain pour faire germer et développer l’art qu’une société libre, entièrement libre. Tous les tyrans de génie qui, sous prétexte d’encourager les talents, ont pensionné leurs flatteurs aux frais des peuples, n’ont fait que fausser l’esprit, couper les ailes à l’inspiration, rapetisser tout à leur goût personnel.

L’art grec n’avait pas attendu Périclès. Quelle différence entre les œuvres d’Eschyle et celles des poéticules de l’époque démétrienne et de la domination romaine, entre les Philippiques de Démosthènes et les harangues des rhéteurs enseignant à prix d’or l’éloquence selon les règles ! À l’Agora, on parle une autre langue : tout est subtilisé, quintessencié, maniéré ; on sent que la liberté n’enflamme plus les cœurs des petits-fils de Thrasybule.

Partout où règne la servitude, l’inspiration fait défaut, le génie se tarit. Les meilleures odes d’Horace, ne sont pas celles où il célèbre Auguste et Mécène[1] ; l’Énéide, monument de flagornerie élevé à la gloire de la maison de César, ne vaut pas les Géorgiques qui chantent l’impérissable nature et, peut-être, Virgile s’en rendit-il compte, lorsqu’à sa mort, il ordonna de brûler son œuvre. De tous, le plus grand est peut-être le plébéien Plaute, qui anime d’un souffle de vie ses personnages : marchands, parasites, esclaves, courtisanes[2].

Du reste, les Latins n’eurent guère qu’un art d’importation ; chez eux, le culte exclusif de la force tua le culte de l’esprit. On sait les vers du poète :

Græcia capta ferum victorem cepit et artes
Intulit agresti Latio[3].

Après Auguste, il n’y eut plus à Rome que des professeurs grecs enseignant la routine et les règles qu’ils avaient apprises. Ce fut un malheur ; ils créèrent un peuple de copistes qui se croyaient des écrivains et de bavards qui se croyaient des orateurs.

Quelques historiens indignés, Tacite, Suétone ; deux poètes pamphlétaires ; puis, la pourriture du bas-empire, l’effondrement irrémédiable : personne n’ose ramasser le fouet de Juvénal. Plus rien, sauf quelques passages de Tertullien et d’Origène, qui ont encore la flamme de l’apostolat ; aussi, combien ces champions du christianisme encore naissant sont-ils supérieurs à leurs successeurs déjà gangrenés, les disputeurs bavards des conciles, les moines fanatiques et ignorants !

Au moyen-âge, il fut défendu de penser : tout art fut réduit à l’architecture religieuse.

Mais des commotions politiques commencent à faire chanceler la tyrannie féodale et voici une littérature qui se forme : chroniques, romans, poésies.

Secouant le joug du latin, Dante ose écrire dans sa langue. Les idées théologiques du proscrit républicain font sourire aujourd’hui ; mais la forme de l’œuvre reste et elle est bien supérieure aux fadasseries des poètes courtisans d’un Léon X ou d’un Alphonse d’Este.

Et Villon, le gamin frondeur et voleur, Rabelais, le curé anarchiste, combien ne sont-ils pas au-dessus d’un Boileau ?

La Réforme et la Renaissance font à l’Europe une vie nouvelle. Des républiques italiennes débordent des légions de glorieux artistes qui traitent d’égal à égal avec les rois, les empereurs et les papes.

Dans les libres communes des Flandres, à l’abri des brutalités féodales, des peintres audacieux osent reproduire la vie telle qu’elle est. Plus de ces madones chlorotiques, de ces archanges anémiés ! place au sang plébéien, aux chairs roses et vivantes de Rubens et de Rembrandt.

Richelieu se piquait de protéger les arts et il ne put souffrir un Corneille. Les vers enflammés du vieux poète sonnaient aux oreilles du cardinal comme une évocation de la république romaine dangereuse pour la foi monarchique. L’Académie lui plaisait mieux avec son cortège de nullités officielles : Conrard, Chapelain, Desmarets, Boisrobert.

Louis XIV voulut renforcer sa cour d’une basse-cour : les hommes de plume furent pensionnés presque à l’égal des valets de chambre. Tandis que le bon Lafontaine, vivant prudemment loin du Roi-Soleil mettait dans la bouche des animaux ce qu’un homme n’eût pas osé dire : Notre ennemi, c’est notre maître, et que Molière philosophe mélancolique et railleur, trouvait l’homme avec ses vices et ses ridicules, là où l’harmonieux Racine ne voyait que des courtisans de Versailles, transformés en Grecs et en Romains, un pédant chagrin, Despréaux, qui eût pu se contenter d’être un bon critique, crut devoir formuler les règles de l’art d’écrire.

Se figure-t-on une chose aussi intangible que la pensée, aussi subtile que l’inspiration, soumise à des règles, chargée de chaînes ! Défense de voler de ses propres ailes : arrière les adjectifs vulgaires et les mots roturiers : place au style noble ! Arrière l’imagination, l’audace, le caprice : place à l’unité d’action, de temps et de lieu. Faites amende honorable, Arioste, Camoëns, Hercilla ! cache-toi, Shakespeare, qui t’imagines qu’il est permis d’avoir du génie en dépit des législateurs de l’art ! Mais, qui daigne s’occuper de Shakespeare ? Et Valmiki, sait-on s’il a écrit le Ramayanâ ?

Le propre du génie, c’est de s’élever d’un coup d’aile au-dessus de toutes les règles ; les aristarques ont engendré la foule des misérables copistes.

Après la mort du Grand Roi, il y eut en France une détente : tout le monde voulant vivre, on eut presque le droit de penser ; l’idée commença à se dégager de la forme ; on interrogea moins les maîtres et davantage la nature. Résultat : Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot.

Sous Napoléon Ier, il y eut pour la parole un bâillon et pour la pensée un éteignoir. Les poètes ne pouvaient que célébrer sur commande les lauriers de Bellone ; les élèves de David peignaient des Romains : beaux-arts, littérature, poésie, tout fut guindé, contrefait, atroce.

La Restauration remit un peu d’ombre sur l’ombre : le père Loriquet écrivit l’histoire et Cuvier se chargea de marier la science et la Bible. Un seul homme, Courrier, fouetté par l’indignation, s’éleva dans le pamphlet à l’éloquence de Juvénal.

Mais le xixe siècle rompt ses lisières : on arrive à 1830. De toutes parts, déborde le besoin de liberté : guidée par un poète de génie, une pléiade de beaux talents part en guerre contre les classiques : « À bas Despréaux ! à bas ce polisson de Racine ! à l’eau les académiciens ! » Et les Gautier, les Banville, les Musset, les Barbey d’Aurevilly, les Méry, les Sandeau, les Dumas brillent tout d’un coup dans le roman, dans la critique, dans le théâtre, renversant les vieilles idoles, traçant des voies nouvelles, pendant que les écrivains socialistes formulent avec chaleur la critique de la vieille société et que, révolutionnaire malgré lui, Henri Heine, ce Prussien si français et si parisien, crible des traits de son esprit mordant les politiciens de France, les chauvins d’Allemagne et salue le communisme[4].

Le 2 décembre marqua un recul : Napoléon III, en bon tyran, proscrit la pensée. Sous son règne, le roman est nul, — Montépin remplace Balzac, — le journal est au-dessous de rien, le théâtre tourne à la féerie et aux exhibitions de chair. Mais quel est ce refrain d’opérette qui arrive ? Aux applaudissements de spectateurs couronnés, deux hommes, révolutionnaires à leur façon, bafouent sur des airs d’Offenbach les rois et les dieux. Laissez clamer les rigoristes, cette folie réveillera le bon sens ; l’esprit revient par le rire et, avec l’esprit, la dignité : la satire va devenir pamphlet. Dans les dernières années de l’empire, la révolte souffle partout : elle se traduit par le pinceau, par le crayon, par la plume ; Rochefort allume sa Lanterne, vingt journaux criblent le pouvoir de leurs fines attaques.

Enfin, l’empire est à terre ! à terre la censure et les tribunaux ! l’art va être libre… non, pas encore : ce n’est la vraie révolution, les hommes seuls ont changé. Mais n’importe, une bouffée d’air frais passe sur les fronts alourdis. Malgré la chute de la Commune, de la Commune qui compta tant de beaux talents : le peintre Courbet, le poète Vermersch, le chansonnier Pottier, le réaliste Vallès, le romantique Pyat, le sincère Vermorel, l’élégant Grousset ; malgré la répression, l’état de siège, le retour offensif de la littérature vénale, on se détache des vieilles idoles. On commente Darwin, on lit Büchner, on délaisse les froids rabâchages, on cherche l’art dans la vie et la science dans l’observation. Zola et les naturalistes livrent une guerre à mort aux romantiques : sous leurs coups, la vieille ferblanterie vole en éclats. Démolisseurs avant tout, ils manient la plume brutalement, comme une massue : on sent qu’on n’est encore qu’à une époque de transition.

La liberté seule peut permettre à l’art d’atteindre tout son développement, aux connaissances de se vulgariser dans les masses. Demain, l’art devenu vraiment populaire et accessible à tous, brillera plus radieux que jamais.

Certes, au début de la révolution sociale, la satisfaction des besoins vitaux, si longtemps inassouvis, primera toutes les aspirations esthétiques. Il faudra assurer le pain, le logement, pourvoir à l’avenir et consolider l’œuvre accomplie, avant de songer aux brillantes superfluités ; mais, attendez un peu, et ces superfluités seront devenues un besoin. Les prolétaires, sevrés jusqu’ici de toutes distractions intellectuelles, condamnés au cabaret parce que l’art n’a pas été mis à leur portée, une fois devenus de bêtes de somme des créatures pensantes, ne resteront pas en retard sur les bourgeois[5].

Il en est de même pour les sciences. Qu’on n’argue pas de quelques princes philosophes tenant en laisse des savants dans leur ménagerie : découplés, ces savants eussent peut-être été plus redoutables. Faut-il rappeler le grand nombre des inventeurs méconnus, repoussés par la routine des corps officiels : Jacquart, Cugnot, Fulton ; les Aristarque, les Colomb, les Vésale, les Palissy et les Galilée persécutés ; les autres, comme Cuvier, achetés pour concilier ce qui est inconciliable : la science et la foi ?

L’ignorance des masses fait la force des gouvernants ; de tout temps, la grande question a été de soustraire au peuple les bribes du savoir humain. Profane qui osait jeter un coup d’œil sur la mystérieuse Nature ! Les prêtres d’Égypte et de Chaldée, les brahmanes de l’Inde ont préféré laisser perdre des trésors de connaissances plutôt que d’en faire profiter l’humanité. La science, désormais, doit être vulgarisée, car si elle demeurait l’apanage d’un petit nombre d’hommes, une aristocratie ne tarderait pas à se reformer : c’est ainsi que se sont créées la plupart des religions et des castes.

Dans une société communiste-anarchiste, la liberté de tout penser et de tout dire, la certitude de ne pas manquer du nécessaire pendant la période d’étude et d’expérimentation, la faculté de se procurer les engins spéciaux, aujourd’hui si coûteux, demain mis à la disposition de tous, feront faire aux sciences des pas de géant.



  1. Sauf une, l’ode « Justum ac tenacem… » où, après avoir célébré avec beaucoup d’élan l’homme qui ne fléchit devant aucun maître, il place modestement Auguste au rang des dieux.
  2. Le théâtre se développe surtout chez les peuples à tendances libertaires ; les nations croupies dans l’idolâtrie monarchique n’ont que de froides et immobiles statues.
  3. « La Grèce conquise subjugua son farouche vainqueur et introduisit les arts dans le grossier Latium. »
  4. Notamment dans la préface de Lutèce.
  5. Actuellement, la misère forçant les familles pauvres à envoyer en apprentissage leurs enfants avant l’âge où une vocation se dessine, le dégoût s’empare de ces petits sacrifiés qui gâchent le métier auquel ils sont attachés. Quel soin peut apporter à son travail l’apprenti serrurier, qui, regardant une statue ou un tableau, a senti s’éveiller en lui le goût des beaux-arts, tandis que tel autre enfant, mis à l’école de dessin, ne fera jamais qu’un artiste médiocre et eût pu faire un excellent serrurier ? Que de forces, de talents ainsi inutilisés, contrariés, perdus !