Philémon et Baucis
FABLE XXIV.
Philemon & Baucis.
Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux ;
Ces deux Divinitez n’accordent à nos vœux
Que des biens peu certains, qu’un plaiſir peu tranquile,
Des ſoucis dévorans c’eſt l’éternel azile,
Veritables Vautours que le fils de Japet
Repreſente enchaîné ſur ſon triſte ſommet.
L’humble toict eſt exemt d’un tribut ſi funeſte ;
Le Sage y vit en paix, & mépriſe le reſte.
Content de ces douceurs, errant parmi les bois,
Il regarde à ſes pieds les favoris des Rois ;
Il lit au front de ceux qu’un vain luxe environne,
Que la Fortune vend ce qu’on croit qu’elle donne.
Approche-t-il du but, quitte-t-il ce ſéjour,
Rien ne trouble ſa fin, c’eſt le ſoir d’un beau jour.
Philemon & Baucis nous en offrent l’exemple,
Tous deux virent changer leur Cabane en un Temple.
Hymenée & l’Amour par des deſirs conſtans,
Avoient uni leurs cœurs dés leur plus doux Printemps :
Ni le temps, ni l’hymen n’éteignirent leur flâme ;
Cloton prenoit plaiſir à filer cette trame.
Ils ſçûrent cultiver, ſans ſe voir aſſiſtez,
Leur enclos & leur champ par deux fois vingt Etez.
Eux ſeuls ils compoſoient toute leur Republique :
Heureux de ne devoir à pas un domeſtique
Le plaiſir ou le gré des ſoins qu’ils ſe rendoient.
Tout vieillit : ſur leur front les rides s’étendoient ;
L’amitié modera leurs feux ſans les détruire.
Et par des traits d’amour ſçût encor ſe produire.
Ils habitoient un Bourg, plein de gens dont le cœur
Joignoit aux duretez un ſentiment moqueur.
Jupiter reſolut d’abolir cette engeance.
Il part avec ſon fils le Dieu de l’Éloquence ;
Tous deux en Pelerins vont viſiter ces lieux :
Mille logis y ſont, un ſeul ne s’ouvre aux Dieux.
Prêts enfin à quitter un ſéjour ſi prophane,
Ils virent à l’écart une étroite cabane,
Demeure hoſpitaliere, humble & chaſte maiſon.
Mercure frappe, on ouvre ; auſſi-tôt Philemon
Vient au-devant des Dieux, & leur tient ce langage :
Vous me ſemblez tous deux fatiguez du voïage ;
Repoſez-vous. Uſez du peu que nous avons ;
L’aide des Dieux a fait que nous le conſervons :
Uſez-en ; ſaluez ces Penates d’argile :
Jamais le Ciel ne fut aux humains ſi facile,
Que quand Jupiter même étoit de ſimple bois ;
Depuis qu’on l’a fait d’or il eſt ſourd à nos voix.
Baucis, ne tardez point, faites tiedir cette onde ;
Encor que le pouvoir au deſir ne réponde,
Nos Hôtes agréront les ſoins qui leur ſont dûs.
Quelques reſtes de feu ſous la cendre épandus
D’un ſouffle haletant par Baucis s’allumerent ;
Des branches de bois ſec auſſi-tôt s’enflammerent.
L’onde tiéde, on lava les pieds des Voïageurs.
Philemon les pria d’excuſer ces longueurs :
Et pour tromper l’ennui d’une attente importune
Il entretint les Dieux, non point ſur la fortune,
Sur ſes jeux, ſur la pompe & la grandeur des Rois,
Mais ſur ce que les champs, les vergers & les bois
Ont de plus innocent, de plus doux, de plus rare ;
Cependant par Baucis le feſtin ſe prepare.
La table où l’on ſervit le champêtre repas,
Fut d’ais non façonnez à l’aide du compas ;
Encore aſſure-t-on, ſi l’hiſtoire en eſt cruë,
Qu’en un de ſes ſupports le temps l’avoit rompuë.
Baucis en égala les appuis chancelans
Du débris d’un vieux vaſe, autre injure des ans.
Un tapis tout uſé couvrit deux eſcabelles :
Il ne ſervoit pourtant qu’aux fêtes ſolemnelles.
Le linge orné de fleurs fut couvert pour tous mets
D’un peu de lait, de fruits, & des dons de Cerés.
Les divins Voïageurs alterez de leur courſe,
Mêloient au vin groſſier le criſtal d’une ſource.
Plus le vaſe verſoit, moins il s’alloit vuidant.
Philemon reconnut ce miracle évident ;
Baucis n’en fit pas moins : tous deux s’agenoüillerent ;
À ce ſigne d’abord leurs yeux ſe deſſillerent.
Jupiter leur parut avec ces noirs ſourcis
Qui font trembler les Cieux ſur leurs Poles aſſis.
Grand Dieu, dit Philemon, excuſez nôtre faute.
Quels humains auroient crû recevoir un tel Hôte ?
Ces mets, nous l’avoüons, ſont peu délicieux,
Mais quand nous ſerions Rois, que donner à des Dieux ?
C’eſt le cœur qui fait tout ; que la terre & que l’onde
Aprêtent un repas pour les Maîtres du monde,
Ils lui prefereront les ſeuls preſens du cœur.
Baucis ſort à ces mots pour reparer l’erreur ;
Dans le verger couroit une perdrix privée,
Et par de tendres ſoins dés l’enfance élevée :
Elle en veut faire un mets, & la pourſuit en vain ;
La volatille échape à ſa tremblante main ;
Entre les pieds des Dieux elle cherche un aſile :
Ce recours à l’oiſeau ne fut pas inutile ;
Jupiter intercede. Et déja les valons
Voïoient l’ombre en croiſſant tomber du haut des monts.
Les Dieux ſortent enfin, & font ſortir leurs Hôtes.
De ce Bourg, dit Jupin, je veux punir les fautes ;
Suivez-nous : Toi, Mercure, appelle les vapeurs.
Ô gens durs, vous n’ouvrez vos logis ni vos cœurs.
Il dit : Et les Autans troublent déjà la plaine.
Nos deux Époux ſuivoient, ne marchans qu’avec peine.
Un appui de roſeau ſoulageoit leurs vieux ans.
Moitié ſecours des Dieux, moitié peur ſe hâtans,
Sur un mont aſſez proche enfin ils arriverent.
À leurs pieds auſſi-tôt cent nuages creverent.
Des miniſtres du Dieu les eſcadrons flottans
Entraînerent ſans choix animaux, habitans,
Arbres, maiſons, vergers, toute cette demeure ;
Sans veſtige du Bourg, tout diſparut ſur l’heure.
Les vieillards déploroient ces ſeveres deſtins.
Les animaux perir ! car encor les humains,
Tous avoient dû tomber ſous les celeſtes armes ;
Baucis en répandit en ſecret quelques larmes.
Cependant l’humble Toict devient Temple, & ſes murs
Changent leur frêle enduit aux marbres les plus durs.
De pilaſtres maſſifs les cloiſons revêtuës
En moins de deux inſtans s’élevent juſqu’aux nuës,
Le chaume devient or ; tout brille en ce pourpris ;
Tous ces évenemens ſont peints ſur le lambris.
Loin, bien loin les tableaux de Zeuxis & d’Apelle,
Ceux-ci furent tracez d’une main immortelle.
Nos deux Époux ſurpris, étonnez, confondus,
Se crurent par miracle en l’Olimpe rendus.
Vous comblez, dirent-ils, vos moindres creatures ;
Aurions-nous bien le cœur & les mains aſſez pures
Pour préſider ici ſur les honneurs divins,
Et Prêtres vous offrir les vœux des Pelerins ?
Jupiter exauça leur priere innocente.
Helas ! dit Philemon, ſi vôtre main puiſſante
Vouloit favoriſer juſqu’au bout deux mortels,
Enſemble nous mourrions en ſervant vos Autels ;
Cloton feroit d’un coup ce double ſacrifice,
D’autres mains nous rendroient un vain & triſte office :
Je ne pleurerois point celle-ci, ni ſes yeux
Ne troubleroient non plus de leurs larmes ces lieux.
Jupiter à ce vœu fut encor favorable :
Mais oſerai-je dire un fait preſque incroïable ?
Un jour qu’aſſis tous deux dans le ſacré parvis,
Ils contoient cette hiſtoire aux Pelerins ravis,
La troupe à l’entour d’eux debout prétoit l’oreille.
Philemon leur diſoit : Ce lieu plein de merveille
N’a pas toûjours ſervi de Temple aux Immortels.
Un Bourg étoit autour ennemi des Autels,
Gens barbares, gens durs, habitacle d’impies ;
Du celeſte courroux tous furent les hoſties ;
Il ne reſta que nous d’un ſi triſte débris :
Vous en verrez tantôt la ſuite en nos lambris.
Jupiter l’y peignit. En contant ces Annales
Philemon regardoit Baucis par intervales ;
Elle devenoit arbre, & lui tendoit les bras ;
Il veut lui tendre auſſi les ſiens, & ne peut pas.
Il veut parler l’écorce a ſa langue preſſée ;
L’un & l’autre ſe dit adieu de la penſée ;
Le corps n’eſt tantôt plus que feüillage & que bois.
D’étonnement la Troupe, ainſi qu’eux perd la voix ;
Même inſtant, même ſort à leur fin les entraîne ;
Baucis devient Tilleul, Philemon devient Chêne.
On les va voir encore, afin de meriter
Les douceurs qu’en hymen Amour leur fit goûter.
Ils courbent ſous le poids des offrandes ſans nombre.
Pour peu que des Époux ſejournent ſous leur ombre,
Ils s’aiment juſqu’au bout, malgré l’effort des ans.
Ah ſi !.… mais autre-part j’ai porté mes preſens.
Celebrons ſeulement cette Metamorphoſe.
Des fideles témoins m’aïant conté la choſe,
Clio me conſeilla de l’étendre en ces Vers,
Qui pourront quelque jour l’apprendre à l’Univers.
Quelque jour on verra chez les Races futures,
Sous l’appui d’un grand nom paſſer ces Avantures.
Vendôme, conſentez au los que j’en attens ;
Faites-moi triompher de l’Envie & du Temps.
Enchaînez ces demons, que ſur nous ils n’attentent,
Ennemis des Heros & de ceux qui les chantent.
Je voudrois pouvoir dire en un ſtile aſſez haut
Qu’aïant mille vertus, vous n’avez nul défaut.
Toutes les celebrer ſeroit œuvre infinie :
L’entrepriſe demande un plus vaſte genie ;
Car quel merite enfin ne vous fait eſtimer ?
Sans parler de celui qui force à vous aimer ;
Vous joignez à ces dons l’amour des beaux Ouvrages,
Vous y joignez un goût plus ſeur que nos ſuffrages ;
Don du Ciel, qui peut ſeul tenir lieu des preſens
Que nous font à regret le travail & les ans.
Peu de gens élevez, peu d’autres encor même,
Font voir par ces faveurs que Jupiter les aime.
Si quelque enfant des Dieux les poſſede, c’eſt vous ;
Je l’oſe dans ces Vers ſoûtenir devant tous :
Clio ſur ſon giron, à l’exemple d’Homere,
Vient de les retoucher attentive à vous plaire :
On dit qu’elle & ſes Sœurs, par l’ordre d’Apollon,
Tranſportent dans Anet tout le ſacré Vallon ;
Je le crois. Puiſſions-nous chanter ſous les ombrages
Des arbres dont ce lieu va border ſes rivages !
Puiſſent-ils tout d’un coup élever leurs ſourcis !
Comme on vid autrefois Philemon & Baucis.