La Matrone d’Éphèse (La Fontaine)

Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir La Matrone d’Éphèse.




FABLE XXVI.

La Matrone d’Epheſe.


S’il eſt un conte uſé, commun, & rebatu
C’eſt celui qu’en ces Vers j’accommode à ma guiſe.
Et pourquoi donc le choiſis-tu ?
Qui t’engage à cette entrepriſe ?

N’a-t-elle point déja produit aſſez d’écrits ?
Quelle grace aura ta Matrone
Au prix de celle de Pétrone ?
Comment la rendras-tu nouvelle à nos eſprits ?
Sans répondre aux cenſeurs, car c’eſt choſe infinie,
Voïons ſi dans mes Vers je l’aurai rajeunie.

Dans Epheſe, il fut autrefois
Une Dame en ſageſſe & vertus ſans égale,
Et ſelon la commune voix
Aïant ſu rafiner ſur l’amour conjugale.
Il n’eſtoit bruit que d’elle & de ſa chaſteté :
On l’alloit voir par rareté :
C’étoit l’honneur du ſexe : heureuſe ſa patrie :
Chaque Mere à ſa Bru l’alleguoit pour patron ;

Chaque Époux la prônoit à ſa Femme cherie ;
D’elle deſcendent ceux de la Prudoterie,
Antique & celebre maiſon.
Son Mari l’aimoit d’amour folle.
Il mourut. De dire comment,
Ce ſeroit un détail frivole ;
Il mourut, & ſon teſtament
N’étoit plein que de legs qui l’auroient conſolée,
Si les biens réparoient la perte d’un Mari
Amoureux autant que cheri.
Mainte Veuve pourtant fait la déchevelée,
Qui n’abandonne pas le ſoin du demeurant,
Et du bien qu’elle aura fait le compte en pleurant.
Celle-ci par ſes cris mettoit tout en allarme ;
Celle-ci faiſoit un vacarme,

Un bruit, & des regrets à percer tous les cœurs ;
Bien qu’on ſçache qu’en ces malheurs
De quelque deſeſpoir qu’une ame ſoit atteinte,
La douleur eſt toûjours moins forte que la plainte,
Toûjours un peu de faſte entre parmi les pleurs.
Chacun fit ſon devoir de dire à l’affligée,
Que tout a ſa meſure, & que de tels regrets
Pourroient pécher par leur excès :
Chacun rendit par là ſa douleur rengregée.
Enfin ne voulant plus jouïr de la clarté
Que ſon Époux avoit perduë,
Elle entre dans ſa tombe, en ferme volonté

D’accompagner cette ombre aux enfers deſcenduë.
Et voïez ce que peut l’exceſſive amitié ;
(Ce mouvement auſſi va juſqu’à la folie)
Une Eſclave en ce lieu la ſuivit par pitié,
Prête à mourir de compagnie.
Prête, je m’entends bien ; c’eſt-à-dire en un mot,
N’aïant examiné qu’à demi ce complot,
Et juſques à l’effet courageuſe & hardie.
L’Eſclave avec la Dame avoit été nourrie.
Toutes deux s’entraimoient, & cette paſſion
Étoit crue avec l’age au cœur des deux femelles :
Le Monde entier à peine eut fourni deux modeles
D’une telle inclination.

Comme l’Eſclave avoit plus de ſens que la Dame,

Elle laiſſa paſſer les premiers mouvemens,
Puis tâcha, mais en vain, de remettre cette ame
Dans l’ordinaire train des communs ſentimens.
Aux conſolations la Veuve inacceſſible,
S’appliquoit ſeulement à tout moïen poſſible
De ſuivre le Défunt aux noirs & triſtes lieux :
Le fer auroit été le plus court & le mieux,
Mais la Dame vouloit paître encore ſes yeux
Du treſor qu’enfermoit la biere,
Froide dépoüille, & pourtant chere.
C’étoit là le ſeul aliment
Qu’elle prît en ce monument.
La faim donc fut celle des portes
Qu’entre d’autres de tant de ſortes,
Nôtre Veuve choiſit pour ſortir d’ici-bas.

Un jour ſe paſſe, & deux ſans autre nourriture
Que ſes profonds ſoupirs, que ſes frequens helas,
Qu’un inutile & long murmure,
Contre les Dieux, le ſort, & toute la nature.
Enfin ſa douleur n’obmit rien,
Si la douleur doit s’exprimer ſi bien.

Encore un autre mort faisoit ſa reſidence
Non loin de ce tombeau, mais bien differemment,
Car il n’avoit pour monument
Que le deſſous d’une potence.
Pour exemple aux voleurs on l’avoit là laiſſé.
Un Soldat bien récompenſé
Le gardoit avec vigilance.
Il étoit dit par Ordonnance

Que ſi d’autres voleurs, un parent, un ami
L’enlevoient, le Soldat nonchalant, endormi,
Rempliroit auſſi-tôt ſa place.
C’étoit trop de ſeverité ;
Mais la publique utilité
Défendoit que l’on fiſt au Garde aucune grace.
Pendant la nuit il vid aux fentes du tombeau
Briller quelque clarté, ſpectacle aſſez nouveau.
Curieux il y court, entend de loin la Dame
Rempliſſant l’air de ſes clameurs.
Il entre, eſt étonné, demande à cette femme,
Pourquoi ces cris, pourquoi ces pleurs,
Pourquoi cette triſte muſique,

Pourquoi cette maiſon noire & mélancolique ?
Occupée à ſes pleurs, à peine elle entendit
Toutes ces demandes frivoles,
Le mort pour elle y répondit ;
Cet objet ſans autres paroles
Disoit aſſez par quel malheur
La Dame s’enterroit ainſi toute vivante.
Nous avons fait ſerment, ajoûta la Suivante,
De nous laiſſer mourir de faim & de douleur.
Encore que le Soldat fût mauvais Orateur,
Il leur fit concevoir ce que c’eſt que la vie.
La Dame cette fois eut de l’attention ;
Et déja l’autre paſſion
Se trouvoit un peu ralentie.
Le temps avoit agi. Si la foi du ſerment,

Pourſuivit le Soldat, vous défend l’aliment,
Voïez-moi manger ſeulement,
Vous n’en mourrez pas moins. Un tel temperament
Ne déplut pas aux deux femelles.
Concluſion qu’il obtint d’elles
Une permiſſion d’apporter ſon ſoupé ;
Ce qu’il fit ; & l’Eſclave eut le cœur fort tenté
De renoncer dés lors à la cruelle envie
De tenir au mort compagnie.
Madame, ce dit-elle, un penſer m’eſt venu :
Qu’importe à vôtre Époux que vous ceſſiez de vivre ?
Croïez-vous que lui-meſme il fût homme à vous ſuivre,
Si par vôtre trépas vous l’aviez prevenu ?

Non Madame, il voudroit achever ſa carrière.
La nôtre ſera longue encor ſi nous voulons.
Se faut-il à vingt ans enfermer dans la biere ?
Nous aurons tout loiſir d’habiter ces maiſons.
On ne meurt que trop tôt ; qui nous preſſe ? attendons ;
Quant à moy je voudrois ne mourir que ridée.
Voulez-vous emporter vos appas chez les morts ?
Que vous ſervira-t-il d’en être regardée ?
Tantôt en voïant les treſors
Dont le Ciel prit plaiſir d’orner vôtre viſage,
Je diſois, helas ! c’eſt dommage,

Nous-mêmes nous allons enterrer tout cela.
À ce diſcours flateur la Dame s’éveilla.
Le Dieu qui fait aimer prit ſon temps ; il tira
Deux traits de ſon carquois ; de l’un il entama
Le Soldat juſqu’au vif ; l’autre effleura la Dame :
Jeune & belle elle avoit ſous ſes pleurs de l’éclat,
Et des gens de goût délicat
Auroient bien pu l’aimer, & même étant leur femme
Le Garde en fut épris : les pleurs & la pitié,
Sorte d’amour aïant ſes charmes,
Tout y fit : une belle alors qu’elle eſt en larmes
En eſt plus belle de moitié.

Voilà donc nôtre Veuve écoutant la loüange,
Poiſon qui de l’amour eſt le premier degré ;
La voilà qui trouve à ſon gré
Celui qui le lui donne ; il fait tant qu’elle mange,
Il fait tant que de plaire, & ſe rend en effet
Plus digne d’être aimé que le mort le mieux fait.
Il fait tant enfin qu’elle change ;
Et toûjours par degrez, comme l’on peut penſer :
De l’un à l’autre il foit cette femme paſſer ;
Je ne le trouve pas etrange :
Elle écoute un Amant, elle en fait un Mari ;
Le tout au nez du mort qu’elle avoit tant cheri.

Pendant cet hymenée un voleur ſe hazarde
D’enlever le dépôt commis aux ſoins du Garde.
Il en entend le bruit ; il y court à grands pas ;
Mais en vain, la choſe étoit faite.
Il revient au tombeau conter ſon embarras,
Ne ſçachant où trouver retraite.
L’Eſclave alors lui dit le voïant éperdu :
L’on vous a pris vôtre pendu ?
Les Loix ne vous feront, dites-vous, nulle grace ?
Si Madame y conſent j’y remédîrai bien.
Mettons nôtre mort en la place,
Les paſſans n’y connoîtront rien.
La Dame y conſentit. Ô volages femelles !

La femme eſt toûjours femme ; il en eſt qui ſont belles,
Il en eſt qui ne le ſont pas.
S’il en étoit d’aſſez fideles,
Elles auroient aſſez d’apas.

Prudes vous vous devez défier de vos forces.
Ne vous vantez de rien. Si vôtre intention
Eſt de reſiſter aux amorces,
La nôtre eſt bonne auſſi ; mais l’execution
Nous trompe également ; témoin cette Matrone.
Et n’en déplaiſe au bon Petrone,
Ce n’étoit pas un fait tellement merveilleux,
Qu’il en dût propoſer l’exemple à nos neveux.
Cette Veuve n’eut tort qu’au bruit qu’on lui vid faire,

Qu’au deſſein de mourir mal conçû, mal formé ;
Car de mettre au patibulaire,
Le corps d’un mari tant aimé,
Ce n’étoit pas peut-être une ſi grande affaire.
Cela lui ſauvoit l’autre ; & tout conſideré,
Mieux vaut Goujat debout, qu’Empereur enterré.