Peveril du Pic/Texte entier

Traduction par Albert Montémont.
Œuvres de Walter Scott, volume 18
Ménard.

INTRODUCTION

mise en tête de la dernière introduction d’édimbourg.




Si je comprenais bien les intérêts de ma réputation, comme on le dit, je tirerais une barre dès à présent et je resterais pour ma vie et quelques années peut-être après ma mort, qui sait ! l’ingénieux auteur de Waverley. À vrai dire, je ne désirais guère plus cette sorte d’immortalité qui aurait duré quelque vingt ou trente ans, que Falstaff ne désirait d’être éventré après la bataille de Shrewsbury, comme le lui promit son patron, le prince de Galles. « Éventré ! si vous m’éventrez aujourd’hui vous n’aurez qu’à me saler et à me manger demain ! »

Si comme romancier je m’occupais de moi, je sentirais que je ne me trouverais pas le même à la dernière heure de la vie, quand je pourrais difficilement acquérir quelque chose de nouveau, selon le proverbe qui dit : « Vieux chien ne vaut rien pour apprendre. » De plus, le public m’enseignerait encore qu’il ne me goûtait plus, et tandis qu’il me souffrait avec quelque patience, je sentais que j’avais toute la réputation que je pouvais ambitionner. Ma mémoire était bien conservée à la fois dans des notices historiques, locales et traditionnelles, et j’étais presque devenu pour le public un fléau approuvé par lui, comme ce fait bien connu du mendiant de la prison, auquel les hommes accordaient leurs faveurs. Peut-être n’avait-il pas une meilleure raison que celle qu’il entrait dans leurs habitudes de lui faire l’aumône, comme si cette action eût été elle-même partie de leurs promenades de tous les jours. Le fait général est incontestable : tous les hommes déclinent en devenant vieux ; mais les hommes d’une sagesse ordinaire, quoique reconnaissant bien ce fait général, ne veulent pourtant pas admettre dans leur propre cas quelques preuves spéciales d’affaiblissement. Certes, il est difficile d’espérer qu’ils discerneront eux-mêmes les effets de l’apoplexie de l’archevêque de Grenade ; ils omettront, comme si c’était pure négligence ou hasard fâcheux, ce que l’on pourrait regarder comme symptômes d’un dépérissement mortel. Je n’avais que le choix, ou d’abandonner absolument la plume, dont l’usage constant était devenu pour moi une habitude, ou de continuer ces rêveries jusqu’à ce que le public me fît comprendre tout simplement qu’il ne voulait plus de moi ; avis qu’il était probable que je recevrais et que j’étais bien déterminé à ne pas me faire répéter deux fois. Cet avertissement que le lecteur peut me donner, j’étais décidé à le prendre, quand la publication d’un nouveau Waverley ne serait pas le sujet de quelque attention dans le monde littéraire.

Une circonstance accidentelle me détermina dans le choix du sujet de cet ouvrage. Il y a déjà plusieurs années que mon frère, plus jeune que moi, Thomas Scott, dont il a été parlé dans mes notes, était demeuré pendant deux ou trois saisons dans l’île de Man. Il avait eu accès dans les archives de ce singulier pays, et en avait copié plusieurs registres qu’il m’avait communiqués. Ces papiers furent mis entre mes mains lorsque mon frère pouvait en tirer parti pour quelque usage littéraire, je ne me souviens pas précisément lequel ; mais il ne se fixa à aucune idée et se fatigua de transcrire. Ces papiers, je suppose, furent perdus dans le cours d’une vie militaire. Ce qu’ils contenaient de plus remarquable est resté gravé dans la mémoire de l’auteur.

L’histoire intéressante et romantique de William Christian frappa particulièrement mon imagination. Je trouvai ce même William et son père spécialement notés dans quelques mémoires de l’île, conservés par le comte de Derby et publiés dans les Desiderata curiosa du docteur Peck. Ce gentilhomme était le fils d’Édouard, autrefois gouverneur de l’île, et William fut lui-même ensuite un des deux dempteurs ou juges suprêmes. Le père et le fils embrassèrent tous deux le parti des insulaires, et contestèrent quelques droits féodaux réclamés par le comte de Derby, en qualité de roi de l’île. Quand le comte fut mort dans Bolton-le-Moor, le capitaine Christian se plaça comme chef des têtes-rondes, si on peut les appeler ainsi, et trouva moyen de communiquer avec une flotte envoyée par le parlement. L’insurgé Manxmen livra l’île au parlement. La fière comtesse et son fils furent arrêtés et jetés en prison, où ils furent long-temps retenus et traités sans distinction. À la restauration, la comtesse, ou bien par son ordre, la reine, douairière de l’île, fit saisir William Dhone, ou William aux Cheveux-Blonds, comme on appelait William Christian ; et fut cause qu’il fut jugé et exécuté selon les lois de l’île, pour avoir détrôné sa souveraine et l’avoir emprisonnée elle et sa famille. Les romanciers et les lecteurs de romans conviendront tous que le destin de Christian et le contraste de son caractère avec celui de l’ambitieuse et vindicative comtesse de Derby, fameuse pendant les guerres civiles pour sa courageuse défense de Latham-House, contient le fond d’un sujet attachant. Je me suis pourtant peu étendu sur la mort de William Christian ou sur la manière dont Charles II regarda cet abus du pouvoir féodal, et la forte amende qu’il imposa aux états de Derby, pour cette extension de juridiction dont la comtesse s’était rendue coupable ; encore moins ai-je omis quelque opinion sur la justice ou la culpabilité de cette action, qui est aujourd’hui jugée par le peuple de l’île selon qu’il se trouve attaché à celui qui a souffert, ou peut-être, selon l’œil favorable dont il regarde les cavaliers ou têtes-rondes de ces temps de querelles. Je pense n’avoir fait injure ni à la mémoire de ce gentilhomme, ni à aucun de ses descendants en sa personne ; en même temps, j’ai donné bien volontiers à son représentant l’occasion d’établir dans cette nouvelle édition ce qu’il croit nécessaire à la défense d’un de ses ancêtres. Je ne pourrais moins faire, vu la manière noble et polie dans laquelle M. Christian exprime sur son aïeul des sentiments auxquels on ne pensera pas qu’un Écossais puisse rester indifférent. D’un autre côté, M. Christian se plaint avec raison de ce qu’Édouard Christian, décrit dans le roman comme le frère du gentilhomme exécuté en conséquence de l’acte arbitraire de la comtesse, est dépeint comme un misérable d’une dépravation sans bornes, ayant seulement l’esprit et le courage de se mettre en sûreté contre l’exécration et la haine. Quelque allusion personnelle était entièrement involontaire de la part de l’auteur. L’Édouard Christian du roman est une créature de pure imagination. Il était assez naturel que les commentateurs l’identifiassent avec un frère de William Christian, nommé aussi Édouard, qui mourut en prison après avoir été détenu sept ou huit ans dans Peel-Castle, en l’année 1650. Je n’avais pas la moindre connaissance de ce frère, et ne me doutant pas qu’une telle personne existât, on pourrait difficilement soutenir que j’ai trouvé son caractère. Il suffit pour ma justification de savoir qu’à cette époque vécut un nommé Édouard Christian. Avec qui était-il lié, de qui était-il fils, je l’ignore parfaitement ; mais comme nous savons qu’il a été compromis assez gravement, nous pouvons le regarder comme coupable de quelque acte répréhensible. En effet, le 5 juin 1680, Thomas Blood (le fameux voleur de couronne), Édouard Christian, Arthus O’Brien, et d’autres encore, furent convaincus d’être entrés dans un complot contre la vie du célèbre duc de Buckingham. Que cet Édouard fut le même que le frère de Christian, c’est ce qui est impossible, puisque ce frère mourut en 1650. Je ne me serais pas servi de ce nom de baptême, Édouard, si j’avais supposé qu’il fût possible qu’il se trouvât lié avec quelque famille encore existante.

Je dois avoir dit dans les éditions précédentes de ce roman que Charlotte de la Trémouille, comtesse de Derby, représentée comme catholique, était par le fait une Française protestante. Pour avoir mal dépeint cette noble dame, sous ce rapport, je n’ai que l’excuse de Lucio : « Je parlais dans le sens de la fiction. » Dans une histoire dont la plus grande partie est fictive, l’auteur est libre de s’écarter des faits, suivant que son plan l’exige ou peut en être amélioré. C’est dans cette catégorie que la religion de la comtesse de Derby, durant le complot papiste, semble devoir être rangée. Si j’ai calculé trop haut les privilèges et les libertés du romancier, j’en suis effrayé ; en effet, ce cas n’est ni le premier, ni le plus important de ceux où j’en ai agi ainsi. Et même à prendre la chose sur un ton élevé, l’héroïque comtesse est bien moins fondée pour une action en scandale, que la mémoire de Virgile ne pouvait l’être pour son scandale posthume de Didon.

Le caractère de Fenella, qui, par ces particularités, a fait une impression favorable sur le public, est loin d’être original. La belle esquisse de Mignon dans Wilhelm Meisters Lehrjahre ouvrage célèbre que nous devons à la plume de Goëthe, me donna l’idée de ce caractère. Mais on trouvera la copie bien différente de l’original dans mon grand prototype. On ne peut m’accuser d’avoir emprunté autre chose que l’idée générale à cet auteur, qui est la gloire de son pays, le modèle des écrivains dans les autres, et à qui tous seraient fiers d’avoir une obligation.

Une tradition de famille m’a fourni deux faits qui ont quelque chose d’analogue à ce qui est en question. Le premier est le récit d’un procès, tiré d’un rapport écossais.

L’autre, dont l’éditeur, après l’avoir souvent entendu raconter par les témoins du fait, n’a nulle raison de douter, se rapporte au pouvoir qu’eut une femme de garder un secret, ce qu’on dit, par sarcasme, être impossible, même quand ce secret tient à l’exercice de la langue.

Dans le milieu du huitième siècle, une femme qui voyageait vint à la porte de M. Robert Scott, riche fermier dans Roxburglesire, un aïeul du présent auteur. Cette femme lui fait signe qu’elle demande un abri pour la nuit. Selon la coutume du temps, il lui fut accordé de bon cœur. Le jour suivant, la terre était couverte de neige, et le départ de la voyageuse était devenu impossible. Elle resta là pendant quelques jours. La nourriture ajoutait peu à la dépense d’une maison considérable. Lorsque la température fut plus douce, elle avait appris à s’entretenir par signes avec la famille qui était avec elle, et put leur faire comprendre qu’elle désirait rester où elle était, et qu’elle travaillerait à la roue ou à tout autre métier pour compenser la dépense de son entretien. C’était un contrat ordinaire alors, et la femme muette entra à cette condition, et prouva qu’elle n’était pas un membre inutile de la patriarcale famille. Elle filait, tricotait et cardait à merveille, et donnait à manger à la volaille qu’elle élevait. Le cri qu’elle faisait pour réunir sa basse-cour était si singulier et si perçant, que ceux qui l’entendaient pensaient qu’il n’était pas possible que ce fût la voix d’un être humain.

Elle vécut de cette manière trois ou quatre ans ; et pendant ce temps il ne vint même pas à l’idée qu’elle pût être autrement que muette comme elle s’était montrée jusqu’à présent, lorsque dans un moment de surprise elle laissa tomber le voile qu’elle avait porté si long-temps.

Cette découverte se fit un dimanche que tous les hôtes de la maison étaient à l’église, excepté la muette Lizzie, que l’on supposait, à cause de son infirmité, incapable de profiter du service divin, et qui, en conséquence, restait à la maison qu’elle gardait. Il arriva que comme elle était assise à la cuisine, un malin jeune berger, au lieu de veiller son troupeau qui était dans un clos, selon son devoir, s’introduisit dans la maison pour voir ce qu’il pourrait enlever ou peut-être même par pure curiosité. Quelque chose le tenta et ne se croyant pas vu, il mit la main dessus pour se l’approprier. La muette vint soudain sur lui et dans sa surprise oublia son rôle, et s’écria en écossais et d’une voix forte et accentuée « Ah ! petit drôle, enfant du diable ! » Le jeune garçon fut moins effrayé de la cause qui le faisait réprimander que du caractère même de la personne qui lui avait parlé, et il courut, tremblant, à l’église, pour apprendre la nouvelle miraculeuse de la muette qui avait retrouvé sa langue.

La famille retourna chez elle grandement surprise, mais elle retrouva la muette dans son état ordinaire. Elle communiquait toujours par signes, et niait positivement ce que l’enfant affirmait.

Depuis ce moment, la confiance établie entre la famille et la muette, ou plutôt la silencieuse femme, cessa. On tendait à l’imposteur supposé des pièges dont elle se tirait habilement ; on déchargeait tout à coup près d’elle des armes à feu, mais jamais dans ces occasions on ne la vit tressaillir. Il est probable cependant que Lizzie se fatigua de toutes ces méfiances ; car un beau matin elle disparut comme elle était venue, sans cérémonie d’adieu.

Voilà ce que fit sur l’autre bord de l’Angleterre une femme en parfaite possession de sa langue. Que le fait fût exactement ainsi ou non, ceux dont je l’appris ne se donnèrent pas la peine de faire des recherches. Le jeune berger devint un homme et il continua d’assurer qu’elle lui avait parlé distinctement. Quelle put être la raison de cette femme à persévérer si long-temps dans une feinte aussi inutile et aussi pénible, c’est ce qu’on ne saura jamais. C’était peut-être la conséquence d’une certaine aberration d’esprit. J’ajouterai seulement que j’ai quelque raison de croire à la vérité de cette histoire comme je l’ai rapportée ici, et qu’elle peut servir de comparaison avec le cas supposé de Fenella.

Abbotsford, 1er juillet 1831.


LETTRE,


EN FORME DE PRÉFACE,


ÉCRITE


PAR LE RÉVÉREND DOCTEUR DRYASDUST D’YORK,


AU CAPITAINE CLUTTERBUCK,


DEMEURANT À FAIRY-LODGE[1], PRÈS KENNAQUAIR.




Mon digne et cher monsieur,

J’aurais pu répondre à votre dernière lettre par ce passage classique : Haud equidem invideo miror magis[2] ; car bien que, dès l’enfance, mon esprit se soit occupé sans cesse des restes de l’antiquité, cependant je n’aime pas que les spectres ou fantômes se fassent commentateurs ; et véritablement le récit de votre conversation avec notre illustre aïeul dans la crypte, ou cabinet le plus secret des éditeurs d’Édimbourg, produisit presque sur moi le même effet que l’apparition de l’ombre d’Hector sur le héros de l’Énéide :

Obstupui, steteruntque comæ[3]

Je le répète, j’ai été surpris de cette vision, sans vous envier le plaisir d’avoir vu notre illustre père. Mais il paraît à présent qu’il lui est permis de se montrer à sa famille plus librement qu’autrefois, ou que le digne vieillard est devenu un peu plus causeur dans ces derniers temps. Bref, pour que votre patience ne s’épuise pas en conjectures, j’ai moi-même été favorisé de la vision de l’auteur de Waverley. Ne pensez pas que je veuille mal à propos m’en faire accroire, si j’ajoute que cette entrevue a été marquée par des circonstances où se montre une condescendance en quelque sorte plus formelle que dans celles qui accompagnèrent votre conférence avec lui chez nos dignes éditeurs ; car la vôtre avait l’air d’une rencontre fortuite, tandis que la mienne fut précédée de la communication d’un gros rouleau de papier, contenant une nouvelle histoire intitulée Peveril du Pic.

Je ne me fus pas plus tôt aperçu que ce manuscrit consistait en un récit de la longueur de peut-être trois cents pages par volume, ou environ, que je compris tout de suite de qui me venait cette faveur ; et m’étant mis à en parcourir les feuilles, je commençai à concevoir de fortes espérances que je pourrais bien en voir incessamment l’auteur lui-même.

De plus, je regarde comme une circonstance remarquable que, tandis qu’une pièce placée au fond du magasin de M. Constable[4] fut regardée comme un lieu d’une solennité suffisante pour votre audience, notre vénérable doyen se plut à m’accorder la mienne dans l’endroit le plus retiré de mes propres appartements, intra parietes[5] pour ainsi dire, et à l’abri de toute interruption. Je dois aussi faire remarquer que les traits, la forme et les vêtements de l’eidolon[6], comme vous nommez très-bien l’apparition de notre père commun, me semblèrent plus déterminés et plus distincts qu’il ne vous avait été donné de les voir à sa première visite. Nous en parlerons plus loin ; mais le ciel me préserve de me glorifier ou de prétendre à aucune supériorité sur les autres descendants de notre père commun, pour en avoir reçu ces marques décidées de préférence ! Laus propria sordet[7]. Je suis bien convaincu que cet honneur a été accordé, non pas à ma personne, mais à mon habit ; que cette préférence n’a pas élevé Jonas Dryasdust au-dessus de Clutterbuck, mais le docteur en théologie au-dessus du capitaine : Cedant arma togœ[8], maxime que l’on ne doit oublier en aucun temps, et qu’il convient surtout de se rappeler quand le militaire est en demi-solde.

Mais je songe que je vous tiens pendant tout ce temps sous le porche ; et vous fatigue de longues inductions, lorsque vous voudriez me voir properare in mediam rem[9]. Qu’il en soit selon que vous le voulez ; car, comme Sa Grâce dit de moi avec esprit : « Personne ne raconte aussi bien une histoire que Dryasdust, lorsqu’il est une fois arrivé au point d’où il faut partir » jocosè hoc[10]. Mais, pour en revenir à mon récit, j’avais goûté le charme[11] de la narration que j’avais reçue il y a environ une semaine, et cela avec beaucoup de peine et de difficulté ; car l’écriture de notre père commun est devenue si fine et si griffonnée que j’étais obligé de me servir d’une forte loupe. Sentant mes yeux un peu fatigués vers la fin du second volume, je me penchai en arrière dans mon fauteuil, et commençai à examiner si plusieurs des objections qui ont été particulièrement mises en avant contre notre père et patron ne pouvaient pas être considérées comme s’appliquant d’une manière spéciale aux papiers que je venais de lire. « Il y a là assez de fictions, me disais-je à moi-même, pour embrouiller la marche de toute une histoire, assez d’anachronismes pour bouleverser toute la chronologie ! le vieillard a rompu tout frein : abiit, evasit crupit.[12].

Pendant que ces réflexions me passaient par l’esprit, je tombai dans une espèce de rêverie à laquelle je suis assez sujet après dîner, quand je suis absolument seul ou que je n’ai avec moi que mon vicaire. J’étais éveillé néanmoins, car je me souviens d’avoir vu se dessiner dans la braise de mon foyer une mitre, avec les tours d’une cathédrale sur le second plan ; de plus je me rappelle avoir considéré un certain temps la belle prestance du docteur Whiterose, mon oncle maternel, le même dont il est fait mention dans le Cœur du Mid-Lothian[13], et dont le portrait, si gracieux avec la perruque et le costume sacerdotal, est suspendu au-dessus de ma cheminée. Je me souviens, outre cela, d’avoir remarqué les fleurons du cadre en chêne sculpté, et d’avoir jeté les yeux sur les pistolets qui pendent au-dessous, armes avec lesquelles, dans l’année 1746, qui fut si féconde en événements, mon grand-oncle avait l’intention d’aller épouser la cause du prince Charles-Édouard ; car, à dire vrai, il faisait si peu de cas de sa sûreté personnelle lorsqu’il s’agissait de maintenir les principes du haut clergé, qu’il n’attendait que la nouvelle de l’arrivée de ce prince à Londres pour rejoindre ses étendards.

Je trouve que l’espèce d’assoupissement dont je jouissais alors me laisse la liberté de me livrer aux meilleurs et aux plus profondes pensées qui puissent naître dans mon esprit. Je rumine en imagination des sujets tristes ou gais, dans un état qui tient le milieu entre la veille et le sommeil, et que je considère comme tellement favorable à la philosophie, qu’il ne me semble pas douteux que quelques-uns de ses systèmes les plus fameux n’aient été conçus sous son influence. Mon domestique est en conséquence dressé à marcher comme sur le duvet, les gonds de ma porte sont soigneusement huilés, et toutes les précautions prises pour m’empêcher d’être prématurément et rudement rappelé au grand jour de cette pénible vie. Mes habitudes à cet égard sont si bien connues, que les écoliers eux-mêmes passent dans ma petite rue sur la pointe du pied, entre quatre et cinq heures. Ma cellule est absolument le palais de Morphée. Il y a bien, à vrai dire, un coquin de marchand de balais, un braillard quem ego…[14], mais on pourra s’en occuper à l’une des prochaines assises.

Comme ma tête se penchait en arrière du fauteuil, dans la situation philosophique que je viens de décrire, et que les yeux du corps commençaient à se fermer, afin sans doute que ceux de l’intelligence fussent mieux ouverts, je fus réveillé en sursaut par un coup frappé à la porte d’une façon plus impérativement bruyante qu’il n’est ordinaire aux visiteurs qui connaissent mes habitudes. Je me redressai sur mon siège, et j’entendis mon domestique marcher précipitamment dans le passage, suivi d’un pas lourd et cadencé qui ébranlait tellement la longue galerie planchéiée en chêne, qu’il attira forcément mon attention : « Un étranger, monsieur, arrivant d’Édimbourg par la malle-poste du Nord, désire parler à Votre Révérence. » Telles furent les paroles de Jacob en ouvrant la porte à deux battants ; et le ton effaré dont il les prononça, quoiqu’il n’y eût rien de particulier dans l’annonce en elle-même, me prépara à l’arrivée d’un visiteur d’une qualité et d’une importance peu ordinaires.

L’auteur de Waverley entra. C’était un homme corpulent et d’une taille élevée, enveloppé dans une redingote de voyage qui couvrait un habillement complet couleur de tabac, taillé sur le modèle de celui que portait le célèbre Rôdeur[15] ; son chapeau rabattu (car il dédaignait la frivolité moderne d’une casquette de voyage) était assujetti sur sa tête par un grand mouchoir de soie, de manière à protéger à la fois ses oreilles contre le froid et contre le babil de ses facétieux compagnons de voyage, dans la voiture publique d’où il venait à l’instant de descendre. Ses grands sourcils épais et gris avaient une expression de finesse satirique et de bon sens ; ses traits étaient d’ailleurs largement prononcés, et plutôt lourds qu’annonçant l’esprit et le génie ; mais son nez se projetait d’une manière remarquable, et me rappela ce vers du poète latin :

Immodicum surgit pro cuspide rostrum[16]


Un gros bâton de voyage était dans sa main ; une cravate de Barcelone double entourait son cou ; son ventre était un peu saillant, « mais c’est peu de chose ; » ses culottes étaient d’une étoffe forte et serrée ; et une paire de bottes qui retombaient pour ne pas gêner ses robustes mollets, laissait voir ses bons bas de voyage en laine d’agneau, faits, non pas au métier, mais à l’aiguille, d’après l’ancienne et vénérable mode, et connus en Écosse sous le nom de bas à côtes[17]. Son âge paraissait être beaucoup au-dessus de la cinquantaine, mais ne pouvait atteindre soixante ans ; ce que j’observai avec plaisir, comptant que nous pourrons encore avoir de lui bon nombre d’ouvrages ; d’autant plus que son air robuste et bien portant, l’étendue et la force de sa voix, la fermeté de sa démarche, la rotondité de son mollet, la force de ses poumons quand il tousse, et l’emphase sonore de son éternuement, étaient autant de signes d’une constitution faite pour résister au temps.

En considérant ce vigoureux personnage, je ne pus m’empêcher d’être frappé de l’idée qu’il réalisait dans mon imagination l’homme robuste du n° 2, qui fournit un sujet de considérations si variées à notre amusant et élégant voyageur Utopien, M. Geoffrey Crayon[18]. En effet, n’était un certain petit trait dans la conduite dudit homme robuste… je veux dire sa galanterie envers son hôtesse, chose qui dérogerait beaucoup au caractère de notre doyen… je serais disposé à conclure que M. Crayon avait, dans cette mémorable occasion, réellement passé son temps dans le voisinage de l’auteur de Waverley. Mais notre digne patriarche, soit dit à sa louange, loin de cultiver la société du beau sexe, semble, en évitant le commerce des femmes, imiter un peu l’humeur de notre ami et parent, maître Jonathan Oldbuck, comme je fus conduit à le conjecturer d’après une circonstance qui se présenta immédiatement après son entrée.

Après avoir exprimé de mon mieux au vénérable visiteur combien j’étais reconnaissant de sa présence, je lui proposai, comme le rafraîchissement le plus convenable à l’heure qu’il était, de faire venir ma cousine et ménagère, miss Catherine Whiterose, avec les choses nécessaires pour offrir le thé ; mais il rejeta ma proposition avec un dédain digne du laird de Monkbarns[19]. « Point de boisson scandaleuse[20], s’écria-t-il ; point d’absurde bavardage de femme pour moi. Faites mousser la bière dans le pot, coupez une tranche de bœuf ; je ne désire d’autre société que la vôtre, d’autre rafraîchissement que celui que le tonneau et le gril peuvent fournir.

Le beefsteak, la rôtie et le pot de bière furent bientôt prêts ; et soit qu’il fût une apparition ou un être corporel, mon visiteur déploya un adresse à jouer du couteau qui aurait fait envie à un chasseur affamé, après une chasse au renard de quarante milles. Il ne manqua pas non plus de faire de forts et solennels appels, non seulement au pot de bière dont j’ai déjà parlé, mais à deux flacons d’excellent madère et de vieux porto venus de Londres. J’avais extrait le premier d’un lieu où il se faisait et s’améliorait à la chaleur favorable du four ; l’autre, d’une cachette profonde située dans ma cave antique, qui jadis[21] peut avoir contenu les vins destinés aux vainqueurs du monde, la voûte étant bâtie de briques romaines. Je ne pus m’empêcher d’admirer le digne vieillard et de le féliciter sur le vigoureux appétit qu’il déployait pour les mets substantiels de la vieille Angleterre. « Monsieur, répliqua-t-il, je dois manger comme un Anglais pour me montrer digne de prendre ma place dans l’une des sociétés les mieux choisies de francs esprits anglais, qui se soient jamais assemblées pour découper une tranche de bœuf de montagne ou un généreux plum-pudding. »

Je lui demandai, mais avec toute la déférence et toute la réserve possibles, où il se rendait, et à quelle société distinguée il appliquait une définition si générale. Je vais, en imitant humblement votre exemple, rapporter notre dialogue sous une forme dramatique, excepté lorsque la description deviendra nécessaire.

L’auteur de Waverley. À qui pourrais-je appliquer une telle définition, si ce n’est à la seule société à qui elle soit parfaitement applicable… À ces juges infaillibles des vieux livres et du vieux vin : au club de Roxburg à Londres ? N’avez-vous pas appris que j’ai été élu membre de cette société choisie de bibliomanes ?

Dryasdust (fouillant dans sa poche). J’en ai appris quelque chose par le capitaine Clutterbuck qui m’a écrit… oui, voilà sa lettre… que ce bruit courait parmi les antiquaires écossais, lesquels en étaient fort alarmés, craignant que l’on ne vous amenât par séduction à la préférence hérétique du bœuf anglais sur le mouton à tête noire de sept ans, du maraschino[22] sur le whisky, et de la soupe à la tortue sur la soupe de cock-a-lekie[23], auquel cas ils seraient obligés de vous renier comme un homme perdu… Mais, ajoute le cher correspondant, qui a la main un peu militaire… plus accoutumée à manier l’épée que la plume… « notre ami est tellement sur ses gardes… » Je crois qu’il a mis sur ses gardes[24]… qu’il faudra une forte tentation pour le tirer de son incognito. »

L’auteur. Une forte tentation, sans doute ; mais c’en est une puissante que d’être faufilé[25] avec les hauts barons des trésors littéraires d’Althorp et de Hodnet[26], de sabler avec eux le négus[27] au madère, préparé par le classique Dibdin[28]… d’assister à ces débats profonds qui assignent à chaque petit volume dont la dorure est ternie, son collier, non pas de chevalier de la Jarretière, mais de très révérend docteur[29] ; de boire à la mémoire immortelle de Caxton, de Valdarar, de Pynson[30], et des autres créateurs de ce grand art qui nous a fait tous et chacun en particulier ce que nous sommes. Voilà, mon fils, des tentations pour lesquelles vous me voyez maintenant sur le point de résigner ce tranquille intérieur de la vie où, ne connaissant personne et de tous inconnu, si ce n’est par l’intermédiaire de la famille que j’ai fait naître et qui donne de si belles espérances… je me proposais de terminer paisiblement le soir de ma vie. »

En parlant ainsi, notre vénérable ami fit une autre attaque au pot de bière, comme si un tel discours lui avait suggéré ce spécifique contre les maux de la vie, recommandé dans la célèbre réponse de l’anachorète de Johnson…

Viens, mon enfant, prendre un verre de bière.

Quand il eut replacé le pot d’argent sur la table, et soupiré profondément pour reprendre haleine, après la rasade qui avait longuement interrompu chez lui la respiration, je ne pus m’empêcher d’en faire autant avec un ton de compassion si pathétique, qu’il fixa les yeux sur moi d’un air surpris. « Que signifie cela ? » dit-il, montrant un peu d’humeur ; « est-ce que vous, la créature de ma volonté, vous porteriez envie à mon élévation ? vous ai-je consacré à vous et à vos confrères les meilleurs moments de ma vie depuis sept ans, pour que vous ayez la présomption de murmurer et de vous plaindre, parce que, dans ceux qui suivront, je cherche à me procurer quelques jouissances dans une société si bien appropriée à mes goûts ? » Je m’humiliai devant le vieillard offensé, et protestai de mon innocence en tout ce qui pourrait lui déplaire. Il parut en partie apaisé, mais tint encore fixé sur moi son regard soupçonneux, pendant qu’il m’interrogeait avec ces paroles du vieux Norton, dans la ballade du Soulèvement du Nord :

Que me demandes-tu, mon fils Francis Norton,
Mon plus jeune héritier ? pourquoi prendre ce ton ?
J’entrevois de l’humeur dans ton âme offensée ;
Quels qu’en soient les motifs, ouvre-moi ta pensée.

Dryasdust. Implorant donc votre indulgence paternelle pour ma présomption, je vous dirai que je soupirais à la pensée que vous alliez peut-être vous aventurer dans une société de critiques, pour qui, comme habiles antiquaires, la recherche de la vérité est un devoir, et qui par conséquent pourraient infliger la plus sévère censure à ces excursions qu’il vous plaît si souvent de faire hors du sentier de l’histoire véritable.

L’auteur. Je vous comprends : vous voulez dire que ces savants personnages auront peu de tolérance pour un roman ou un récit fictif basé sur l’histoire.

Dryasdust. C’est que je crains que leur respect pour les fondements ne soit tel, qu’il ne soient disposés à trouver à redire à la nature inconsistante de l’édifice ; de même que chaque voyageur classique se répand en expressions de douleur et d’indignation, lorsqu’en traversant la Grèce il vient à apercevoir un kiosque turc s’élevant sur les ruines d’un ancien temple.

L’auteur. Mais puisque nous ne pouvons rebâtir le temple, un kiosque peut être une jolie chose, n’est-il pas vrai ? peu correct dans son architecture, strictement et classiquement parlant ; mais offrant quelque chose d’extraordinaire à l’œil, et de fantastique à l’imagination, que le spectateur considère avec un plaisir égal à celui qui naît de la lecture d’un conte oriental.

Dryasdust. Je suis incapable de lutter avec vous en métaphores, monsieur ; mais je dois dire, pour la décharge de ma conscience, que vous êtes très fort blâmé de corrompre les sources pures des connaissances historiques. Vous en approchez, dit-on, comme ce campagnard ivre, qui autrefois souilla le cristal de la source où se désaltérait sa famille en y jetant une vingtaine de pains de sucre et une barrique de Rhum, et par là convertit un breuvage simple et bienfaisant en un fluide enivrant, stupéfiant et abrutissant ; plus agréable, il est vrai, au goût que le breuvage naturel, mais par cette raison même plus séduisant et plus dangereux.

L’auteur. Je reconnais la justesse de votre métaphore, docteur ; néanmoins, quoiqu’un bon punch ne puisse pas suppléer au manque d’une source vive, c’est, lorsqu’on en use modérément, un liquide non malum in se[31] et j’aurais regardé comme indigne du ministre de la paroisse, si, ayant aidé à vider la fontaine le samedi soir, il eût prêché le dimanche matin contre l’hospitalité de l’honnête campagnard. Je lui aurais répondu que le goût seul de la liqueur aurait dû le mettre sur ses gardes ; et que, s’il en avait pris une goutte de trop, il devait en accuser plutôt sa propre imprudence que l’hospitalité de celui qui l’avait traité.

Dryasdust. J’avoue que je ne vois pas exactement comment ceci peut s’appliquer à la circonstance.

L’auteur. Non ; vous êtes un de ces nombreux argumentateurs qui ne veulent jamais suivre leur métaphore un pas au-delà de la route qu’ils lui ont tracée. Je m’explique. Un pauvre diable comme moi, fatigué de puiser dans son imagination stérile et bornée, cherche quelque sujet général, dans le champ vaste et illimité de l’histoire, qui renferme des exemples de toute espèce…, s’arrête à quelque personnage, à quelque combinaison de circonstances, ou à quelque trait frappant de mœurs qu’il juge pouvoir être avantageusement mis en œuvre comme base d’une narration fabuleuse…, les revêt des couleurs que son habileté peut lui fournir…, l’orne d’accessoires romanesques qui peuvent rehausser l’effet général… donne aux caractères les nuances qui contrastent le mieux les unes avec les autres…, et croit peut-être qu’il a rendu quelque service au public, s’il peut lui présenter une peinture fictive et animée, pour laquelle l’anecdote ou la circonstance originale dont il s’est emparé ne fournissait qu’une légère esquisse. Je ne vois pas le plus petit mal à cela. Les trésors de l’histoire sont accessibles à tout le monde, et ne s’épuisent ni ne s’appauvrissent pas plus par les données qu’on y emprunte, que la fontaine n’est mise à sec par l’eau que nous en tirons pour nos besoins domestiques. Et pour répliquer à l’accusation modérée de fausseté, portée contre un récit positivement annoncé comme une fiction, on ne peut répondre que par l’exclamation de Prior :

Morbleu, peut-on jurer du vrai d’une chanson ?

Dryasdust. Oui, mais je crains que vous ne fassiez ici qu’éluder l’accusation. On ne vous impute pas sérieusement de défigurer l’histoire, quoique je vous assure avoir vu quelques graves traités dans lesquels on avait jugé nécessaire de contredire vos assertions.

L’auteur. C’était certainement diriger une décharge d’artillerie contre un brouillard du matin.

Dryasdust. Mais on affirme, en outre, et plus spécialement, que vous courez le danger de faire négliger l’histoire… les lecteurs se contentant des connaissances confuses et superficielles qu’ils acquièrent dans vos ouvrages, et qui ont pour effet de les porter à négliger les sources d’information plus sincères et plus exactes.

L’auteur. Je nie la conséquence. Au contraire, je me flatte plutôt d’avoir appelé l’attention du public sur plusieurs points qu’ont éclaircis des écrivains plus instruits et plus laborieux, précisément à cause de l’intérêt qu’y ont attaché mes romans. Je pourrais citer des exemples ; mais je hais la vanité… je hais la vanité. L’histoire de la baguette divinatoire est bien connue : c’est un petit bout de verge sans valeur par lui-même ; mais elle indique par ses mouvements où sont cachées sous terre les veines du métal précieux, qui enrichissent ensuite les spéculateurs par qui elles sont laborieusement et soigneusement exploitées. Je ne prétends pas avoir plus de mérite pour mes allusions historiques ; mais c’est toujours quelque chose.

Dryasdust. Nous, antiquaires plus sévères, monsieur, nous pouvons avouer que ceci est vrai, sous ce rapport, que vos ouvrages peuvent avoir parfois porté des hommes d’un jugement solide à des recherches qu’ils n’auraient peut-être pas autrement songé à entreprendre. Mais vous n’en restez pas moins responsable du tort d’abuser les jeunes gens, les personnes indolentes ou frivoles, entre les mains desquelles vous mettez des ouvrages qui ont tellement l’apparence de livres instructifs, qu’elles s’appliquent à les lire sans que leur conscience trouve rien de blâmable dans cette manière d’employer le temps, et qui habituent ainsi leurs cerveaux légers à se contenter des notions mal digérées, incertaines et souvent fausses, dont vos romans abondent.

L’auteur. Il serait très inconvenant à moi, révérend docteur, d’accuser de verbiage une personne qui porte votre habit ; mais dites-moi, je vous prie, n’y aurait-il pas quelque chose de semblable dans le pathos au moyen duquel vous faites valoir ces dangers ? Je maintiens, au contraire, qu’on initiant ainsi les personnes actives et les jeunes gens « à des vérités sévères, sous la forme de fictions agréables », je rends service aux plus spirituels et aux plus aptes d’entre eux ; car l’amour de la science n’a besoin que d’un commencement…, la moindre étincelle fait prendre feu lorsque la traînée de poudre est bien préparée. Lorsque le lecteur s’est intéressé à des aventures et à des caractères feints, attribués à une époque historique, il en vient bientôt à désirer de connaître quels furent réellement les faits, et si le romancier les a convenablement représentés.

Mais, même dans le cas où l’esprit du lecteur le plus nonchalant se contente de la lecture légère qu’il a faite d’une fiction romanesque, il déposera encore le livre avec un degré de connaissances, je ne dirai pas très exactes, mais telles qu’il ne les aurait pas acquises autrement. Et ceci ne se borne pas à des esprits médiocres et peu laborieux, mais embrasse au contraire plusieurs personnes d’un talent élevé, qui néanmoins, faute de temps ou de persévérance, veulent bien se contenter des notions superficielles qu’elles obtiennent de cette manière. L’illustre duc de Marlborough, par exemple, ayant cité avec inexactitude, en conversation, quelque fait de l’histoire d’Angleterre, fut sommé de nommer son autorité : « Les pièces historiques de Shakspeare, » répondit le vainqueur de Blenheim ; « la seule histoire d’Angleterre que j’aie jamais lue de ma vie. » Et si nous rentrons en nous-mêmes, nous nous convaincrons tous promptement combien mieux nous connaissons les parties de l’histoire anglaise que ce barde immortel a traitées dans ses drames, qu’aucune autre portion de l’histoire de la Grande-Bretagne.

Dryasdust. Et vous, mon digne maître, vous êtes ambitieux de rendre un pareil service à la postérité ?

L’auteur. Les saints me préservent d’être coupable d’une vanité si déplacée ! Je me borne à montrer ce qui s’est fait dans ce pays quand il était habité par des géants. Nous autres pygmées de ce temps-ci, nous pouvons néanmoins faire quelque chose ; et il est bon d’avoir un modèle devant nos yeux, quoique ce modèle soit inimitable.

Dryasdust. Bien, monsieur, avec moi vous pouvez dire ce que vous voudrez ; et pour des raisons bien connues de vous, il m’est impossible de lutter contre vous en argumentation. Mais je doute que tout ce que vous avez dit réconcilie le public avec les anachronismes des volumes que voilà. Vous tirez ici de sa tombe une comtesse de Derby, et vous l’affublez d’une suite d’aventures datées de vingt ans après sa mort.

L’auteur. Elle peut me poursuivre en dommages et intérêts, comme dans le cas de Didon versus[32] Virgile.

Dryasdust. Une faute plus grave, c’est que vos mœurs y sont peintes d’une manière même plus incorrecte que de coutume ; votre puritain est faiblement tracé en comparaison de votre caméronien[33].

L’auteur. Cette accusation est fondée, sans doute ; mais quoique je considère encore l’enthousiasme et l’hypocrisie comme ce qui prête le plus au ridicule et à la satire, néanmoins je sens la difficulté d’exposer le fanatisme au rire ou à l’horreur, sans employer des couleurs qui pourraient offenser les hommes sincèrement honnêtes et religieux. Beaucoup de choses sont légales, que l’expérience nous apprend être inconvenantes ; et il y a plusieurs sentiments qui sont trop respectables pour être attaqués, quoique nous ne les partagions pas entièrement.

Dryasdust. Sans compter, mon digne maître, que peut-être vous croyez le sujet épuisé.

L’auteur. Le diable emporte les hommes de cette génération, pour donner toujours de la conduite de leurs voisins la plus maligne explication ! »

En parlant ainsi, et me jetant, pour ainsi dire, de la main une espèce d’adieu assez brusque, il ouvrit la porte et descendit rapidement l’escalier. Je me levai précipitamment, et je sonnai mon domestique, qui entra aussitôt. Je lui demandai ce qu’était devenu l’étranger… il nia qu’aucune personne de cette espèce eût été introduite… Je lui indiquai du doigt les flacons vides : et il eut lui…, le front de donner à entendre que de tels vides se faisaient quelquefois apercevoir lorsque je n’avais pas d’autre compagnie que ma personne. Je ne sais que décider sur une matière aussi douteuse ; mais je suivrai certainement votre exemple, en plaçant ce dialogue, avec la présente lettre, en tête de Peveril du Pic. Je suis,

Mon cher monsieur,
Votre très-fidèle et très-obéissant serviteur.
Jonas Dryasdust.
Le jour de la Saint-Michel 1822, à York.

PEVERIL DU PIC



CHAPITRE PREMIER.

LE CAVALIER ET LA TÊTE-RONDE.


Quand pour la première fois le poignard de la guerre civile fui tiré, et que les hommes se divisèrent, quand les paroles menaçantes, les jalousies et les craintes, saisirent les mortels par les oreilles, ils ne surent d’abord pourquoi.
Butler.


Guillaume-le-Conquérant, vainqueur de l’Angleterre, fut ou du moins se croyait le père d’un certain William Peveril, qui le suivit à la bataille d’Hastings, et s’y distingua. Il n’était pas vraisemblable que ce monarque, d’un esprit indépendant et dégagé de tout préjugé, qui prenait dans ses chartes le titre de Gulielmus Bastardus, souffrît que l’illégitimité de son fils fût un obstacle à sa faveur royale, surtout quand les lois de l’Angleterre avaient été dictées par la bouche d’un vainqueur normand qui pouvait disposer d’une manière illimitée des terres et des biens des Saxons. William Peveril obtint donc la concession de riches propriétés et de seigneuries dans le Derbyshire[34] : ce fut lui qui éleva cette forteresse gothique qui, suspendue au-dessus de l’entrée de la Caverne du Diable, si bien connue de tous les voyageurs, donne le nom de Castletown[35] au village voisin.

Ce baron féodal, se conformant aux principes d’après lesquels l’aigle choisit son aire, avait bâti sa demeure comme si c’eût été, ainsi que le dit un Irlandais au sujet des tours de Martello, avec la seule intention de laisser à la postérité l’embarras de déterminer quel avait pu être le motif réel d’une telle construction. C’est de lui que descend, ou que l’on présume être descendue, car cette généalogie est assez hypothétique, une famille opulente du comté de Derby, dont le chef portait le titre de chevalier. Le grand fief de Castletown, avec ses landes, ses forêts adjacentes et toutes les merveilles qui en dépendent, avait été confisqué sous le règne orageux du roi Jean, et un William Peveril en avait été dépouillé en faveur de lord Ferrers. Cependant les descendants de ce William, quoique dépossédés d’un domaine qui, selon eux, était un bien héréditaire, n’en continuèrent pas moins à se parer du titre pompeux des Peveril du Pic, titre qui indiquait leur haute origine ainsi que leurs prétentions orgueilleuses.

Sous le règne de Charles II, le représentant de cette ancienne famille était sir Geoffrey Peveril, homme qui possédait la plupart des qualités d’un vieux gentilhomme campagnard fidèle aux usages de son temps, et qui n’en avait que très-peu de celles qui pouvaient le faire distinguer de cette classe de la société. Il était fier de ses petits avantages, prompt à s’irriter du moindre revers, incapable de prendre aucune résolution et d’adopter une opinion qui se ressentît de ses préjugés. Il était orgueilleux de sa naissance, prodigue dans sa maison, hospitalier avec les parents et les amis qui étaient disposés à reconnaître sa supériorité et son rang, querelleur avec tous ceux qui contestaient ses prétentions ; charitable avec le pauvre, quand il ne se rendait point coupable de braconnage sur ses terres ; royaliste prononcé dans ses opinions politiques, et détestant également une tête-ronde, un braconnier et un presbytérien. En fait de religion, il était du parti des épiscopaux, et si exalté dans ses principes que beaucoup de gens pensaient qu’il professait en secret les dogmes catholiques auxquels sa famille avait renoncé du temps de son père, et qu’il avait obtenu une dispense qui lui permettait de se conformer extérieurement aux pratiques de la religion protestante. Tel était au moins le bruit scandaleux qui courait parmi les puritains, et qui semblait justifié par l’influence que sir Geoffrey Peveril paraissait exercer sur les gentilshommes catholiques du Derbyshire et du Chestershire[36].

D’après ce portrait, on peut se faire une idée exacte de sir Geoffrey, qui aurait pu descendre au tombeau sans autre distinction qu’une plaque de cuivre sur sa pierre sépulcrale, s’il n’eût vécu à une époque qui forçait les esprits les moins actifs à se mettre en mouvement, de même qu’une tempête soulève les eaux dormantes du lac le plus tranquille. Quand les guerres civiles éclatèrent, Peveril du Pic, fier de sa naissance et naturellement brave, leva aussitôt un régiment pour le roi, et montra en diverses occasions qu’il avait plus de capacité pour commander une armée qu’on ne lui en avait supposé jusqu’alors.

Au milieu même des discordes civiles, il devint amoureux d’une fille de la noble maison de Stanley ; et il l’épousa. Depuis cette époque, son dévouement pour son roi eut d’autant plus de mérite qu’il fut presque toujours forcé de se séparer de sa jeune épouse : il ne la vit que par intervalles très-courts et lorsque son devoir lui permettait de venir passer quelques instants chez lui. Sacrifiant à ses devoirs militaires les charmes et le bonheur de la vie domestique, Peveril combattit pendant plusieurs années de la guerre civile, et se conduisit avec une bravoure réelle jusqu’au moment où son régiment fut surpris et taillé en pièces par Poyntz, général aussi heureux qu’entreprenant, qui commandait la cavalerie de Cromwell. Le cavalier[37] vaincu échappa à la déroute, et comme un vrai descendant de Guillaume-le-Conquérant, dédaignant de se soumettre, il se retrancha dans son château fortifié, lequel soutint un de ces sièges irréguliers qui causèrent la destruction de tant de demeures baronniales pendant le cours de ces années désastreuses. Martindale-Castle, après avoir cruellement souffert du canon qui y fut braqué par les ordres de Cromwell, se rendit enfin, mais seulement à la dernière extrémité. Sir Geoffrey fut fait prisonnier, et lorsqu’il recouvra sa liberté, qui ne lui fut rendue que sous la promesse de rester à l’avenir sujet fidèle de la république, il eut à subir pour châtiment de ses fautes passées la peine sévère d’une amende et du séquestre de ses biens.

Mais ni cette promesse forcée, ni la crainte des conséquences fâcheuses qui en pouvaient résulter pour sa personne ou ses propriétés, ne purent empêcher Peveril du Pic d’aller rejoindre le vaillant comte de Derby, la nuit qui précéda la funeste bataille de Wiggan-Lane, ou les troupes du comte furent défaites et dispersées. Sir Geoffrey prit part à cette action, et ayant effectué sa retraite avec les débris de l’armée royaliste, il alla rejoindre Charles II. Il assista aussi à la bataille de Worcester, où son parti fut défait complètement et où il fut fait prisonnier pour la seconde fois. Comme il était, dans l’opinion de Cromwell et selon le langage du temps, un malveillant obstiné, il courut grand risque de partager le sort du comte de Derby, qui fut exécuté à Bolton-le-Moor, ainsi qu’il avait partagé fidèlement avec lui les dangers de la guerre. Mais sir Geoffrey dut la conservation de sa vie à l’intercession d’un ami qui avait de l’influence sur l’esprit d’Olivier. Cet ami était M. Bridgenorth, homme de moyenne classe, dont le père avait eu quelque succès dans les affaires commerciales sous le règne paisible de Jacques Ier et avait légué à son fils une somme considérable, indépendamment de son domaine patrimonial.

La maison de ce domaine, Moultrassie-House édifice solide, quoique petit et bâti de brique, n’était situé qu’à deux milles de distance de Martindale-Castle : le jeune Bridgenorth fut placé dans la même école que l’héritier des Peveril, et il s’établit ainsi entre eux une sorte de liaison qui, sans jamais être intime, subsista pendant toute leur jeunesse ; d’autant mieux que Bridgenorth, quoiqu’il ne reconnût pas au fond de son âme les prétentions vaniteuses de sir Geoffrey à une haute supériorité, montrait une déférence assez raisonnable pour le représentant d’une famille plus ancienne et plus importante que la sienne, et ne croyait nullement se dégrader en agissant ainsi.

M. Bridgenorth ne poussa cependant pas la complaisance jusqu’au point d’embrasser le parti de sir Geoffrey pendant la guerre civile. Au contraire, montrant un zèle extrême à remplir ses devoirs comme juge de paix, il mit la plus grande activité à lever la milice pour le service du parlement, et occupa lui-même, pendant quelque temps, un poste dans l’armée. Cette conduite provint en partie de ses opinions religieuses, car il était zélé presbytérien, et en partie de ses opinions politiques, lesquelles, sans qu’il fût pourtant absolument démocrate, étaient en faveur du côté populaire de la grande question qui s’agitait alors. D’ailleurs, il avait des fonds considérables, et son œil fin et subtil était ouvert sur ses intérêts personnels. Il sut comprendre parfaitement de quelle manière il devait saisir les circonstances que la guerre civile lui offrait pour augmenter sa fortune, et ce fut avec adresse que dans ce but il employa ses capitaux. Il ne fut pas long-temps à s’apercevoir que le plus sûr moyen de réussir à cet égard était d’embrasser la cause du parlement, tandis que celle du roi, de la manière dont elle était conduite, n’offrait aux spéculateurs qu’une suite d’exactions et d’emprunts forcés. Par toutes ces raisons, Bridgenorth devint donc décidément tête-ronde, et dès ce moment toute relation amicale entre son voisin et lui cessa brusquement. Cette rupture se fit avec d’autant moins d’aigreur part et d’autre, que, pendant tout le temps de la guerre civile, sir Geoffrey fut presque toujours à l’armée, suivant fidèlement la fortune incertaine et chancelante de son malheureux maître, tandis que le major, qui ne tarda pas à renoncer au service actif, résidait principalement à Londres, ne visitant Moultrassie-House que de temps à autre, et seulement pour voir sa femme et sa famille.

Pendant ces visites, il apprit avec un plaisir réel que, dans toutes les occasions, lady Peveril avait montré beaucoup d’égards et de bienveillance pour mistress Bridgenorth, et qu’elle lui avait même donné asile, ainsi qu’à toute sa famille, dans son château de Martindale, lorsque Moultrassie-House avait été menacé de pillage par un corps de la cavalerie indisciplinée du prince Rupert. Cette liaison avait pris naissance et s’était consolidée dans les fréquentes promenades que le voisinage de leurs domaines leur permettait de faire ensemble, et mistress Bridgenorth se trouvait très-honorée d’être admise ainsi dans la société d’une dame aussi distinguée. Le major Bridgenorth entendit parler de cette intimité avec beaucoup de plaisir, et il se promit d’en être reconnaissant autant qu’il le pourrait sans se nuire, en usant de toute son influence en faveur de sir Peveril. Ce fut donc principalement grâce à la médiation du major que sir Geoffroy dut la conservation de sa vie après la bataille de Worcester. Il obtint même pour lui la permission de rentrer dans une partie de ses biens confisqués, à des conditions beaucoup plus douces que celles qui avaient été accordées à bien des royalistes moins exaltés que lui. Et enfin, lorsque, pour payer la somme exigée au sujet de la levée du séquestre, le chevalier se vit forcé de vendre une partie considérable de son patrimoine, le major Bridgenorth en devint l’acquéreur à un prix beaucoup plus élevé que celui qu’aucun cavalier n’avait obtenu en pareilles circonstances des membres du comité des séquestres. Il est vrai que le prudent major ne perdit nullement de vue ses intérêts dans cette affaire ; car, après tout, ce prix fut encore très-modéré, et les biens qu’il acquit étant adjacents à Moultrassie-House, triplèrent tout-à-coup la valeur de ce domaine.

Mais il est certain que le malheureux Peveril eût été forcé d’accepter des conditions bien plus dures si le major, membre du comité des séquestres, eût voulu profiter de tous les avantages que lui offrait sa position : Bridgenorth se conduisit donc avec honneur, et mérita quelque estime, en sacrifiant en cette occasion l’intérêt à la générosité.

Sir Geoffroy Peveril partageait cette opinion, et d’autant plus volontiers que le major Bridgenorth paraissait user avec modestie de son élévation et de sa nouvelle situation, et qu’il semblait disposé, au milieu même de ses succès, à montrer au chevalier la même déférence qu’il lui avait témoignée dans les premiers temps de leur liaison. Il faut rendre au major Bridgenorth la justice de dire que cette conduite lui était dictée par autant de respect pour les malheurs de sir Peveril que pour les prétentions de son noble voisin, et qu’avec la généreuse franchise d’un véritable Anglais il cédait sur bien des points de cérémonial qui lui étaient fort indifférents, et le faisait uniquement parce qu’il était convaincu que cette condescendance était agréable à sir Geoffrey.

Peveril du Pic, sachant apprécier la délicatesse de son voisin, consentit à oublier bien des choses. Il oublia que le major Bridgenorth était déjà en possession de plus d’un bon tiers de ses domaines, et qu’il avait, par suite de plusieurs sommes prêtées, de grands droits sur l’autre tiers. Il essaya même d’oublier, ce qui était beaucoup plus difficile, la différence actuelle de leur situation respective et de leurs habitations.

Avant la guerre civile, les bâtiments superbes et les tours orgueilleuses de Martindale-Castle situé sur un rocher assez élevé, dominaient sur le manoir en brique que l’on apercevait à peine à travers les arbres, comme un chêne de la forêt de Martindale aurait dominé sur l’un des arbres maigres et rabougris dont Bridgenorth avait symétriquement orné son avenue. Mais après le siège dont il a déjà été question, le manoir de Moultrassie, augmenté et embelli, parut bientôt aussi supérieur au castel ruiné et dévasté de Martindale, dont une seule aile était restée habitable, que le jeune hêtre dans toute la vigueur de sa croissance l’aurait été au vieux chêne dépouillé de ses rameaux et frappé par la foudre, dont une moitié joncherait la terre de ses débris, et dont l’autre encore debout n’offrirait que l’aspect affligeant d’un tronc noirci et déchiré, sans végétation et sans feuillages. Sir Geoffrey ne pouvait s’empêcher de reconnaître que sa situation et celle de son voisin avaient subi un changement aussi désavantageux pour lui que l’extérieur de leurs habitations, et que, si ce même partisan du parlement, ce même membre du comité des séquestres, qui n’avait employé son crédit que pour protéger le cavalier royaliste, l’avait employé d’une autre manière, il lui eût été facile d’assurer sa ruine totale ; et que, d’après cela, lui, sir Peveril, était devenu l’obligé, tandis que Bridgenorth pouvait se dire le protecteur.

Indépendamment de la nécessité des circonstances et de l’avis constant de lady Peveril, il y avait deux considérations qui déterminaient Peveril du Pic à supporter avec quelque patience cette décadence de fortune, sorte de dégradation pour lui. La première, c’est que les opinions politiques du major commençaient, sur beaucoup de points, à sympathiser avec les siennes. Ses principes, comme presbytérien, l’empêchaient d’être ennemi prononcé de la monarchie, et le procès et l’exécution du roi l’avaient douloureusement affecté. Comme homme civil et comme propriétaire, il craignait le gouvernement militaire, et quoiqu’il ne désirât nullement de voir Charles II rétabli sur le trône par la force des armes, cependant il en était arrivé à croire que le moyen le plus sûr et le plus désirable de terminer les grandes révolutions qui avaient agité l’Angleterre, était d’y ramener l’héritier des Stuarts, à des conditions telles qu’elles pussent assurer au peuple les immunités et les privilèges pour lesquels le long parlement avait d’abord combattu. Réellement, les idées du major sur ce point se rapprochaient si fort de celles de son voisin, qu’il s’en fallut de bien peu que sir Geoffroy, toujours mêlé aux conspirations royalistes, ne l’entraînât dans la malheureuse insurrection de Penruddock et de Groves, qui éclata du côté de l’Ouest, et dans laquelle la majeure partie des presbytériens se joignirent au parti royaliste. Quoique sa prudence habituelle l’eût préservé de ce danger et de plusieurs autres, le major Bridgenorth fut regardé, pendant les dernières années de la domination de Cromwell et pendant l’interrègne qui les suivit, comme un homme contraire à la république et partisan de Charles Stuart.

Mais, outre ces rapports d’opinions politiques, un autre lien d’intimité unissait les deux familles. Le major Bridgenorth, si heureux pour tout ce qui concernait la fortune, eut à subir dans sa famille de fréquentes et douloureuses épreuves, et il devint un objet de pitié pour son voisin, quelque déchu que fût celui-ci de sa grandeur passée. Pendant l’intervalle qui s’écoula entre la guerre civile et la restauration de Charles II, il perdit successivement six enfants, par suite d’une faiblesse de constitution qui les enleva à cet âge où ils commencent à devenir si chers au cœur d’un père et d’une mère.

Au commencement de l’année 1658, il ne restait au major Bridgenorth aucun enfant. Vers la fin de cette même année, il eut une fille, il est vrai ; mais sa naissance fut achetée par la mort d’une femme chérie, dont la vie avait été épuisée par les chagrins de l’amour maternel, et par la pensée accablante que les enfants qu’elle avait perdus tenaient d’elle cette faiblesse de constitution qui avait été si fatale à leur existence. La même voix, la voix douce et amicale de lady Peveril, qui lui avait appris qu’il était père encore une fois, lui apprit aussi qu’il avait cessé d’être époux. Les sensations du major Bridgenorth étaient fortes et profondes plutôt que promptes et violentes ; sa douleur se convertit en une sombre stupeur, dont ne purent le tirer ni les témoignages d’amitié de sir Geoffroy qui ne manqua pas de lui tenir fidèle compagnie dans ce moment de détresse, ni les pieuses exhortations que lui faisait incessamment le pasteur presbytérien.

Enfin lady Peveril, avec l’adresse d’une femme inspirée par la vue du malheur et la tendresse naturelle de son âme, recourut à un de ces moyens qui ôtent souvent à la douleur l’angoisse du désespoir en appelant les larmes à son secours. Plaçant dans les bras de Bridgenorth l’enfant dont la naissance lui avait coûté si cher, elle le conjura de se rappeler que son Alice ne lui était pas entièrement ravie, et qu’elle vivait encore dans l’enfant qu’elle avait légué à sa tendresse paternelle.

« Éloignez-la, éloignez-la ! » s’écria le malheureux époux à l’aspect de sa fille ; « ne me forcez pas à la voir ! C’est un nouveau bouton qui n’a fleuri que pour se flétrir aussi, et l’arbre qui l’a porté ne fleurira plus ! »

Ces paroles furent les premières qu’il eût prononcées depuis la mort de sa femme. Il jeta presque l’enfant entre les bras de lady Peveril, se couvrit le visage de ses deux mains, et fondit en larmes. Lady Peveril ne lui dit pas : Il faut vous consoler ; mais elle se hasarda à lui promettre que le bouton fleurirait et perlerait un des fruits.

« Jamais ! jamais ! s’écria Bridgenorth. Éloignez ! éloignez cette malheureuse enfant, et faites-moi seulement savoir quand je devrai porter le deuil… Le deuil ! » reprit-il en s’interrompant, « ne le porterai-je pas tout le reste de ma vie ? — Eh bien ! je prendrai cette enfant avec moi ; je la garderai pendant quelque temps, dit lady Peveril, puisque sa vue vous est si pénible, et la petite Alice sera traitée comme notre Julien, jusqu’au moment où sa présence sera pour vous un sujet de joie et non un sujet de douleur. — Jamais ce moment n’arrivera ! dit le malheureux père ; sa sentence est écrite : elle suivra les autres ! Que la volonté de Dieu soit faite ! Milady, je vous remercie, je la confie à vos soins, et fasse le ciel que mes yeux ne soient pas témoins de son agonie ! »

Sans fixer plus long-temps l’attention du lecteur sur un sujet aussi pénible, il suffira de dire que lady Peveril se chargea de remplir les devoirs de mère envers la petite orpheline ; et peut-être fut-ce, en grande partie, au régime bien entendu qu’elle adopta à son égard, que l’enfant dut la conservation d’une vie qui, faible et chancelante, n’eût pas tardé à s’éteindre comme celle des autres enfants du major, si on l’eût étouffée sous cet excès de précautions et de soins si naturel à une mère rendue défiante et craintive par tant de pertes successives. Lady Peveril était d’autant plus capable de remplir une pareille tâche, qu’elle-même avait perdu deux enfants en bas-âge, et qu’elle attribuait la conservation du troisième, qui était alors un beau garçon de trois ans, plein de fraîcheur et de santé, à un régime tout à fait différent de celui qui était généralement en usage alors. Elle résolut donc de suivre, à l’égard de la petite orpheline, la même méthode qu’elle avait adoptée pour son fils ; et le succès fut le même. On renonça donc à l’abus dangereux des médicaments ; l’enfant fut exposé librement à l’air ; une attention ferme et constante à seconder les efforts de la nature, au lieu de chercher à les hâter, fit disparaître en peu de temps tout signe de débilité ; et la petite Alice, confiée aux soins d’une excellente nourrice, acquit chaque jour plus de force et de vivacité.

Sir Geoffrey, comme la plupart des hommes d’un caractère franc et d’un cœur généreux, aimait naturellement les enfants ; il éprouvait une telle sympathie pour les chagrins de son voisin, qu’il oublia complètement que ce dernier était presbytérien, jusqu’au moment où il devint nécessaire de faire baptiser l’enfant par un ministre de cette croyance.

C’était une conjoncture difficile, dans laquelle le père était incapable de donner un avis utile ; et voir le seuil de Martindale-Castle violé par le pied hérétique d’un prêtre non-conformiste, c’était une pensée qui faisait frémir d’horreur le châtelain orthodoxe. Il avait vu le fameux Hugh Peters, la Bible dans une main et un poignard dans l’autre, entrer en triomphe dans la cour du château, lors de la reddition de Martindale ; et l’impression de cette heure d’amertume avait pénétré comme un fer rouge dans son âme. Cependant, telle était l’influence de lady Peveril sur les préjugés de son mari, qu’elle le décida à souffrir que la cérémonie eût lieu dans une petite maison située au bout du jardin, et qui n’était pas précisément dans l’enceinte des murs du château. Lady Peveril osa même assister à la cérémonie du baptême, qui fut conféré par le révérend M. Solsgrace, prédicateur devenu célèbre par un sermon de trois heures, qu’il prêcha une fois devant la chambre des communes, lors des actions de grâces qui furent rendues au ciel pour la délivrance d’Exeter. Quant à sir Geoffrey Peveril, il eut soin de s’absenter du château tout le jour, et ce ne fut que par le soin particulier qu’il prit de faire laver, parfumer, purifier la petite maison d’été, que l’on put se douter qu’il avait été informé de la cérémonie.

Mais quels que fussent les préjugés du bon chevalier contre la croyance religieuse de son voisin, ils n’influèrent nullement sur les sentiments de compassion que ses malheurs lui avaient inspirés. La manière dont il lui témoignait sa sympathie offrait assez de singularité ; mais elle était parfaitement conforme au caractère de l’un et de l’autre, et au genre de relations qu’ils avaient conservées ensemble.

Chaque matin, Moultrassie-House était le terme de sa promenade à pied ou à cheval, et jamais il ne manquait d’adresser en passant un mot de bienveillance à son voisin. Quelquefois il entrait dans le vieux salon, où le maître de la maison, assis dans la solitude et le silence, s’abandonnait à sa douleur ; mais plus souvent (car sir Geoffrey n’avait pas de grandes prétentions au talent de la conversation) il s’arrêtait sur la terrasse, et, s’approchant de la fenêtre garnie de treillage, il s’écriait : « Comment vous portez-vous, maître Bridgenorth (jamais le chevalier n’accordait à son voisin le titre militaire de major) ? comment vous portez-vous ? Je suis venu pour vous dire de prendre bon courage. Julien va bien, la petite Alice va bien, tout le monde va bien à Martindale-Castle. »

Un profond soupir, accompagné quelquefois d’un « Je vous remercie, sir Geoffrey, mes hommages et ma reconnaissance à lady Peveril, » était sa seule réponse. Mais ces nouvelles n’en étaient pas moins reçues avant autant de plaisir d’un côté qu’on en avait éprouvé de l’autre à les apporter. De jour en jour, elles devinrent plus chères, elles furent plus impatiemment attendues ; la croisée à treillage cessa d’être fermée, et le grand fauteuil placé auprès ne manqua plus d’être occupé quand l’heure ordinaire de la visite du baron approchait. Enfin l’attente de ce moment, qui passait si rapidement, devint le pivot sur lequel les pensées du pauvre Bridgenorth tournaient pendant tout le reste de la journée. La plupart des hommes ont connu, à quelque époque de leur vie, l’influence de ces moments si courts, mais décisifs. L’instant, par exemple, où l’amant passe sous les fenêtres de sa maîtresse, celui où l’épicurien entend sonner la cloche qui annonce le dîner, sont ceux dans lesquels se renferme tout l’intérêt de la journée. Les heures qui précèdent s’écoulent à attendre et à anticiper, celles qui suivent à réfléchir sur ce qui vient de se passer ; et l’imagination s’appesantissant sur la moindre circonstance et s’y complaisant, le plus léger détail donne aux secondes la durée des minutes, et aux minutes la durée des heures. C’est ainsi que Bridgenorth, assis solitairement dans son grand fauteuil doublé de cuir, pouvait distinguer à une certaine distance le pas grave et majestueux de sir Geoffrey, ou le trot pesant de son cheval de bataille, Black Hastings, son compagnon fidèle dans plus d’une chaude action. De cette fenêtre il pouvait l’entendre fredonner l’air : Le roi reprendra sa couronne, ou siffler celui de : Vous, cornards et têtes-rondes. Mais ces sons, s’affaiblissant bientôt, faisaient place au silence du respect que le chevalier croyait devoir à la demeure de l’affliction, et, à mesure qu’il en approchait, il reprenait la voix amicale dont le soldat-chasseur avait coutume de saluer son voisin.

Peu à peu l’entretien se prolongea, et le major Bridgenorth devint plus communicatif à mesure que sa douleur, comme toutes les douleurs de l’humanité, perdit de sa violence accablante et lui permit de ramener son attention sur ce qui se passait autour de lui, de s’acquitter de différents devoirs qu’il avait à remplir, et de prendre quelque intérêt à la situation de son pays déchiré par des factions dont les luttes ne se terminèrent qu’à la restauration. Cependant, quoiqu’il commençât à revenir du choc terrible qui avait ébranlé son âme, le major était encore incapable de l’effort nécessaire pour supporter la vue de sa fille ; et bien que séparé par une courte distance de l’être à l’existence duquel il prenait plus d’intérêt qu’à tout ce que le monde pouvait lui offrir, il ne parvint qu’à familiariser ses yeux avec les fenêtres de l’appartement où était la petite Alice ; et depuis ce moment on le vit souvent les observer de sa terrasse, lorsque les vitres réfléchissaient, le soir, les rayons du soleil couchant. Véritablement, quoiqu’il fût doué d’une grande force d’esprit sous beaucoup de rapport, il ne pouvait repousser l’idée sombre et désolante que ce dernier gage de tendresse conjugale était destiné à descendre dans le même tombeau qui avait englouti déjà tant d’êtres qui lui étaient chers ; et chaque jour il attendait avec les tourments de l’inquiétude la plus douloureuse le moment où on lui annoncerait que les symptômes de la maladie funeste qui avait enlevé autres enfants commençaient à se manifester.

Cependant la voix de Peveril continuait à lui faire entendre les mêmes paroles de consolation et d’espérance ; mais au mois d’avril 1660, elle prit tout à coup un ton différent. Le refrain Le roi reprendra sa couronne, au lieu de cesser lorsque Black Hastings entrait dans l’avenue, retentit subitement avec éclat, et accompagna le bruit des pas du cheval sur les pavés de la cour. Alors on vit sir Geoffrey s’élancer de la selle nouvellement garnie de pistolets de deux pieds de longs ; et, bardé, ferré, armé de pied en cap, le bâton de commandant à la main, il entra précipitamment dans l’appartement du major étonné, les yeux brillants, les joues enflammées : « Debout, voisin, debout ! il n’est plus temps de rester au coin du feu. Où est votre justaucorps de buffle ? Où est votre grand sabre ? Mettez-vous du bon parti une fois dans votre vie, et réparez les erreurs du passé. Le roi est rempli d’indulgence, maître Bridgenorth, de bonté, de clémence. J’obtiendrai votre pardon, comptez sur moi. — Que veut dire tout cela ? demanda Bridgenorth ; j’espère que vous vous portez bien, sir Geoffrey, que tout va bien à Martindale-Castle ? — Aussi bien que vous pouvez le désirer, maître Bridgenorth ; Alice et Julien, tout le monde se porte bien. Mais j’ai des nouvelles qui valent vingt fois tout cela. Monk s’est prononcé à Londres contre ce misérable parlement, cet indigne croupion[38]. Fairfax a pris les armes dans le Yorkshire pour le roi… pour le roi, entendez-vous ? maître Bridgenorth. Presbytériens, épiscopaux, tous ont pris le justaucorps et la bandoulière pour le roi Charles. J’ai reçu une lettre de Fairfax par laquelle il me prescrit de m’emparer des comtés de Derby et de Chesterfield, et de les occuper avec tous les hommes que je pourrai lever. Que le diable l’emporte ! il est plaisant que je reçoive de tels ordres de lui ! mais désormais, et qui l’aurait cru ? nous sommes tous amis ; et vous et moi, mon cher voisin, nous changerons de front comme de bons voisins doivent le faire. Voyez, lisez, lisez, puis mettez vos bottes, et vite à cheval !

Oh ! cavaliers, plus de salut !
Il faut que l’ennemi succombe ;
Aux armes contre Belzébut !
Qu’Olivier[39] tremble dans la tombe !

Après avoir fait retentir d’une voix de tonnerre cette effusion d’enthousiasme et de loyauté, le vaillant cavalier, le cœur gonflé d’émotions, et presque suffoqué par la joie, tomba sur un siège en s’écriant : « Aurais-je jamais cru vivre assez pour voir cet heureux jour ! » Puis il se mit à fondre en larmes, autant à sa propre surprise qu’à celle de Bridgenorth.

En considérant l’état de crise où était plongé le pays, le major pensa, ainsi que l’avaient fait Fairfax et les autres chefs du parti presbytérien, que la mesure la plus sage et la plus patriotique qu’ils pussent adopter était d’épouser franchement la cause du roi, et que ce moyen était le seul admirable dans un moment où toutes les classes cherchaient une protection et un abri contre les divers actes d’oppression auxquels donnaient lieu les altercations continuelles de Wesminster-Hall et de Wallingford-House. Il abonda donc dans le sens de sir Geoffrey, avec moins d’enthousiasme, il est vrai, mais avec autant de sincérité, et tous deux prirent d’un commun accord les mesures qui leur parurent les plus propres à rendre la partie du pays qu’ils habitaient favorable au roi : ce qui s’effectua aussi facilement et aussi paisiblement que dans les autres parties de l’Angleterre. Tous deux étaient à Chesterfield quand la nouvelle se répandit que le roi venait de débarquer en Angleterre, et à l’instant sir Geoffrey annonça son intention d’aller rendre ses devoirs à Sa Majesté avant même de retourner à Martindale-Castle.

« Qui sait, voisin, dit-il, si sir Geoffrey Peveril reverra jamais Martindale ? Il doit y avoir là-bas des honneurs à gagner, et j’ai mérité quelque chose comme les autres. Lord Peveril sonnerait assez bien, ou bien encore comte de Martindale ; mais non, non, comte du Pic. Quant à ce qui vous regarde, vous pouvez compter sur moi ; je voudrais seulement que vous n’eussiez pas été presbytérien, voisin, et que vous pussiez obtenir le titre de chevalier, c’est-à-dire de chevalier-bachelier et non de chevalier-baronnet ; cela ferait assez bien votre affaire. — Je laisse ces honneurs à ceux qui sont au-dessus de moi, sir Geoffrey, dit le major, et ce que je désire le plus ardemment est d’apprendre, à mon retour à Martindale, que tout y va bien. — Et tout y va bien, je vous en réponds, reprit le baronnet : Julien, Alice, lady Peveril et tout le reste. Portez-leur mes compliments et embrassez-les tous, voisin, lady Peveril comme les autres ; et peut-être bien quand je reviendrai embrasserez-vous une comtesse ; tout ira bien pour vous maintenant que vous êtes devenu honnête homme. — J’ai toujours eu intention de l’être, sir Geoffrey, » dit Bridgenorth avec calme. — « Bien, bien, je ne voulais pas vous offenser, reprit le chevalier ; je vous répète que tout va pour le mieux dans ce moment : ainsi partez pour Moultrassie-House, et moi je pars pour White-Hall. N’est-ce pas bien dit ? Allons, mon hôte, un verre de vin des Canaries à la santé du roi avant de monter à cheval. Mais j’oubliais, voisin, que comme presbytérien vous ne portez pas de santés. — Je fais des vœux pour la santé du roi aussi sincèrement que si j’avalais un gallon à son honneur, répondit le major : et je vous souhaite, sir Geoffrey, tout le succès que vous pouvez désirer dans votre voyage, et un heureux retour. »



CHAPITRE II.

LA VISITE AU CHÂTEAU.


Alors nous entendrons les bœufs mugir, et, mettant les tonneaux en perce, tournant le robinet, le sang coulera de nouveau ; mais ce sera celui des troupeaux, de la venaison et de la volaille, qui se mêlera à celui du vaillant et courageux John-Barley-Corn[40].
Vieille Comédie.


Quelles que fussent les récompenses que Charles fût disposé à accorder à Peveril du Pic pour sa loyauté et les persécutions qu’il avait souffertes, il n’en avait aucune à sa disposition qui pût égaler le plaisir que la Providence avait réservé à Bridgenorth à son retour dans le Derbyshire. Les devoirs qu’il venait de remplir avaient eu l’heureux effet de rendre à son âme, jusqu’à un certain point, l’énergie et l’activité que le malheur en avait fait momentanément disparaître, et il sentait que ce serait désormais une faiblesse impardonnable de se laisser retomber dans cette espèce de léthargie dont il venait de sortir. Le temps aussi, par son influence ordinaire, avait contribué à calmer la violence de ses regrets ; et quand il eut passé un jour entier à Moultrassie-House, sans recevoir sur la santé de sa fille les nouvelles que sir Geoffrey avait coutume de lui apporter chaque matin, il commença à réfléchir qu’il serait convenable, sous tous les rapports, d’aller faire une visite à Martindale-Castle pour porter à lady Peveril les souvenirs du chevalier son époux, l’assurer de sa bonne santé, et se satisfaire lui-même relativement à celle de sa fille. Il s’arma donc de courage pour cette épreuve terrible ; car il se rappelait les joues creuses, les yeux ternes, les mains maigres, les lèvres pâles de ses autres enfants, signes funestes qui avaient annoncé le déclin de leur santé et leur fin prématurée.

« Je vais reconnaître de nouveau ces présages de mort, se dit-il ; je vais voir encore une fois un être bien-aimé, auquel j’ai donné la vie, descendre au tombeau qui devait renfermer ma dépouille bien long-temps avant la sienne. N’importe ; c’est une faiblesse, impardonnable et indigne de l’homme de ne pas savoir supporter ce qui est inévitable : que la volonté de Dieu soit faite ! »

Il s’achemina donc le lendemain matin vers le château de Martindale, donna à lady Peveril l’assurance de la parfaite santé de son époux, et lui fit part des espérances qu’avait le chevalier de parvenir aux honneurs.

« Que Dieu soit loué pour la première des nouvelles que vous m’apportez ! s’écria lady Peveril ; quant à la seconde, il en sera ce qu’il plaira à notre gracieux souverain. Nous avons assez de titres et d’honneurs pour notre condition, et assez de fortune pour être heureux sans splendeur. Et maintenant, maître Bridgenorth, je reconnais que c’est folie de croire aux pressentiments funestes. Il est arrivé si souvent que les tentatives réitérées de sir Geoffrey en faveur des Stuarts ont tourné contre lui et l’ont conduit à de nouvelles infortunes, que, l’autre jour, lorsque je le vis revêtu de cette armure qui tant de fois lui devint funeste, et que j’entendis le son prolongé de la trompette, je crus voir son linceul et entendre la cloche de ses funérailles. Je vous dis cela, mon bon voisin, parce que je crains que votre esprit, ainsi que le mien, ne se soit abandonné à de tristes pressentiments qu’il peut plaire au ciel de démentir, comme il lui a plu de démentir les miens, et voici une preuve qui doit vous en donner l’assurance. »

La porte de l’appartement s’ouvrit comme elle parlait encore, et deux aimables enfants parurent. L’aîné, Julien Peveril, beau garçon de quatre à cinq ans, tenait par la main, avec un petit air de dignité et d’attention touchante, une petite fille de dix-huit mois, dont les pas encore chancelants étaient guidés et soutenus par son gentil protecteur.

Bridgenorth jeta à la hâte un regard craintif sur sa fille, et ce coup-d’œil rapide comme l’éclair suffit pour lui faire reconnaître, avec un délire qu’il serait difficile de peindre, que les terreurs de son âme étaient sans fondement. Par un mouvement passionné, il s’élança vers elle, la prit dans ses bras, la pressa contre son cœur ; et l’enfant, quoique effrayée d’abord de la violence de ses caresses, se mit tout à coup à lui sourire, comme par un secret instinct de la nature. La plaçant ensuite à quelque distance de lui, il l’examina plus attentivement, et se convainquit que rien dans les traits et dans la carnation du petit ange qu’il avait sous les yeux n’offrait les symptômes de la maladie tant redoutée, et que, bien que ses petits membres fussent délicats, ils étaient recouverts d’une chair ferme et potelée.

« Je ne croyais pas cela possible ! » s’écria Bridgenorth en regardant lady Peveril, qui observait cette scène avec une vive émotion de joie. » Grâces soient rendues au ciel d’abord, et ensuite à vous, milady, qui avez été l’instrument de ses bontés ! — Je crains bien que maintenant Julien ne soit sur le point de perdre sa petite compagne, dit lady Peveril ; mais Moultrassie-House n’est pas éloigné d’ici ; j’irai voir souvent l’enfant de mon adoption. Dame Marthe, votre femme de charge, est une personne sage, soigneuse, je lui expliquerai le régime que j’ai suivi à l’égard d’Alice, et j’espère… — À Dieu ne plaise que ma fille vienne jamais à Moultrassie-House ! » s’écria précipitamment le major ; « cette funeste maison a été le tombeau de sa famille ; ces terrains bas et mal aérés ne convenaient point à leur santé ; ou peut-être, un sort fatal est-il attaché à cette demeure. Je chercherai pour elle une autre habitation. — Avec votre permission, major Bridgenorth, j’espère que vous n’en ferez rien, reprit lady Peveril. Si vous agissiez ainsi, vous me feriez supposer que vous me jugez incapable d’achever la tâche que je me suis imposée. Si Alice ne doit pas habiter la maison de son père, elle ne quittera pas la mienne. Je garderai l’enfant pour lui continuer mes soins, et vous donner, major, une preuve de mon habileté ; et puisque vous craignez l’air humide des terrains bas, je me flatte que vous viendrez souvent la voir ici. »

Cette proposition alla droit au cœur de Bridgenorth. C’était justement ce qu’il eût cherché à obtenir au prix de tout, mais ce qu’il n’osait espérer ni demander.

On ne sait que trop que ceux dont les parents sont poursuivis opiniâtrement par une maladie semblable à celle qui avait été si fatale aux enfants du major, deviennent en quelque sorte superstitieux, et attribuent aux lieux, aux circonstances, aux soins indiduels, beaucoup plus de pouvoir qu’ils n’en ont peut-être réellement pour détourner les funestes effets d’une mauvaise constitution. Lady Peveril n’ignorait pas que l’esprit de son voisin était profondément frappé de cette impression ; que l’abattement continuel de son âme, l’excès de soins, les craintes perpétuelles et la triste solitude dans laquelle il vivait, étaient réellement propres à faire naître le mal qu’il redoutait le plus. Elle plaignait sincèrement un homme auquel elle était attachée déjà par la reconnaissance des services rendus autrefois ; et l’enfant seul fût devenu entre eux un puissant lien d’amitié, si ce lien n’eût été formé. Quelle est la femme qui ne s’attache d’un amour presque maternel à l’enfant qu’elle a soigné et élevé ? En somme, la dame avait aussi sa part de vanité humaine ; et comme elle était une espèce de lady Bountiful[41] (rôle que ne s’étaient point encore exclusivement approprié les vieilles folles), elle était fière du talent avec lequel elle avait détourné les attaques d’une maladie héréditaire, si invétérée dans la famille de Bridgenorth, et qui n’eût probablement pas manqué de se déclarer sans l’excellence du régime suivi par elle. En d’autres circonstances, il ne serait peut-être pas nécessaire de chercher tant de motifs à un acte de bienveillance et d’humanité si naturel entre voisins ; mais la guerre civile, en déchirant le pays, avait tellement rompu toutes les relations de voisinage et d’amitié, qu’on pouvait s’étonner alors avec quelque raison qu’elles eussent continué à subsister entre gens d’opinions politiques tout à fait différentes.

Le major lui-même le sentait, et tandis qu’une larme de plaisir brillait dans ses yeux, et prouvait avec quelle joie il acceptait la proposition de lady Peveril, il ne put s’empêcher de mettre sous ses yeux les inconvénients évidents qui ne pouvaient manquer de résulter de son projet. Ces objections toutefois furent faites du ton de quelqu’un qui ne demande pas mieux que de les entendre réfuter.

« Milady, lui dit-il, votre bonté me rend le plus heureux et le plus reconnaissant des hommes ; mais sera-t-elle sans inconvénients pour vous ? Sir Geoffrey a, sur plusieurs points, des opinions qui ont toujours différé des miennes, et qui probablement en diffèrent encore. Il est d’une haute naissance, et moi je suis né dans un rang médiocre. Il est de l’Église anglicane, et moi je me conforme au catéchisme du docteur de Westminster. — J’espère, interrompit lady Peveril, que vous ne trouverez prescrit ni par les dogmes d’une église, ni par ceux de l’autre, que je ne dois pas servir de mère à votre fille, qui a perdu la sienne. J’ai la conviction, maître Bridgenorth, que la restauration de Sa Majesté, œuvre de la Providence, sera le terme de toute dissension religieuse ou civile, le lien d’union et de sympathie entre tous les partis, et qu’au lieu de chercher à prouver, chacun de notre côté, la pureté supérieure de notre foi, en persécutant ceux qui pensent autrement que nous sur certains points de doctrine, nous nous efforcerons de prouver que nous sommes réellement chrétiens, en pratiquant à l’envi les uns des autres des œuvres de charité envers tous les hommes, de quelque secte qu’ils soient. Voilà, je crois, le meilleur témoignage de notre amour pour Dieu. — Votre langage est dicté par la bonté de votre cœur, milady, » répondit Bridgenorth, qui avait sa part des idées rétrécies de son temps ; « et je suis bien sûr que si tous ceux qui prennent le titre de cavalier et de sujets loyaux et fidèles pensaient comme vous, et comme mon ami sir Geoffrey, » ajouta-t-il après quelques secondes de réflexion, qui prouvaient que cette dernière phrase était bien moins une louange sincère qu’une sorte de compliment, « nous qui regardions jadis comme un devoir de prendre les armes pour la liberté de conscience, et contre tout pouvoir arbitraire, nous pourrions maintenant jouir en paix du bonheur commun. Mais qui sait ce qui peut arriver ? Vous avez parmi les hommes de votre parti des têtes chaudes, des esprits exaspérés ; je ne prétends pas dire que nous ayons toujours fait de notre pouvoir un usage modéré, et la vengeance est douce à la race déchue d’Adam. — Allez, allez, maître Bridgenorth, » reprit lady Peveril avec gaieté, « ces funestes pressentiments ne servent qu’à faire tirer des conjectures qui, je l’espère, ne se réaliseront jamais. Vous savez ce que dit Shakspeare :

Mais fuir le sanglier avant qu’il vous poursuive,
C’est appeler sur soi le danger qu’on esquive ;
C’est du fier animal éveiller le courroux,

Lorsqu’il ne songeait point à vous.

« Mais je vous demande pardon, il y a si long-temps que nous ne nous sommes vus, que j’ai oublié que vous n’aimez pas les pièces de théâtre. — Avec tout le respect que je vous dois, milady, répondit Bridgenorth, je me croirais très-blâmable si j’avais besoin des paroles oiseuses d’un baladin de Warwichshire, pour m’apprendre la reconnaissance que je vous dois, reconnaissance qui m’impose la loi de me laisser diriger par vous dans tout ce que me permettra ma conscience. — Puisque vous voulez bien m’accorder une telle influence, reprit lady Peveril, je l’exercerai avec modération, afin de vous donner du moins par cette conduite une idée favorable du nouvel ordre de choses. Si vous voulez, donc bien vous considérer comme soumis à mon autorité pendant un jour seulement, voisin, je vais, d’après les ordres de sir Geoffrey, inviter le voisinage à assister à une fête solennelle que je donnerai jeudi prochain au château ; et je vous prie non seulement de l’honorer de votre présence, mais encore d’engager votre digne pasteur et tous vos amis, de quelque rang qu’ils soient, à se réunir à nous, afin de prendre part à la joie générale causée par la restauration du roi, et de prouver par là qu’ici comme partout il n’y a que des sujets unis par un même sentiment. »

L’ancien partisan du parlement de Cromwell fut singulièrement embarrassé par cette proposition. Ses regards incertains s’arrêtèrent d’abord sur le plafond boisé en chêne, se fixèrent ensuite sur le plancher, puis errèrent autour de la salle, jusqu’au moment où ils tombèrent enfin sur sa fille, dont la vue fit prendre à ses réflexions une direction meilleure que n’avaient pu le faire tous les objets qu’il semblait avoir interrogés jusque-là.

« Madame, répondit-il, je suis depuis long-temps étranger aux fêtes, peut-être par l’effet d’un caractère naturellement mélancolique, peut-être par suite de l’abattement qui doit être permis à un homme que le malheur a visité, et dont l’oreille doit trouver les sons bruyants de la joie aussi discordants pour elle que le lui paraîtrait l’air le plus mélodieux sur un instrument désaccordé ; pourtant, bien que peu propre à la joie, soit par disposition naturelle, soit par l’effet de mes tristes pensées, je n’en dois pas moins de reconnaissance au ciel pour les faveurs dont il m’a comblé par vous, milady. David, l’homme si cher au Seigneur, but et mangea lorsqu’il eut appris que son enfant chéri lui avait été enlevé : pourrais-je ne pas laisser éclater ma reconnaissance pour le bienfait que j’ai reçu, lorsque le serviteur de Dieu a montré tant de résignation au milieu même de sa douleur ? J’accepte donc votre gracieuse invitation, milady, et pour moi et pour tous ceux de mes amis dont la présence peut vous être agréable, et sur lesquels je puis avoir quelque influence. Ils m’accompagneront et assisteront à cette fête, afin que notre Israël ne forme plus qu’un même peuple. »

Après avoir prononcé ces mots de l’air d’une victime plutôt que du convive d’une joyeuse fête, le major embrassa sa petite fille, prononça sur sa tête une bénédiction solennelle, et reprit le chemin de Moultrassie-House.



CHAPITRE III.

LE TROUPEAU BIENVENU.


Il ne manque ici ni bouches ni appétit ; prions le ciel qu’il ne nous manque non plus ni chère ni joie.
Vieille Comédie.


Même dans les occasions ordinaires, et avec d’amples moyens pour traiter et recevoir, une grande fête, à l’époque dont il est question, n’était pas une sinécure comme au temps actuel, où la dame qui préside n’a besoin que d’indiquer à ceux qui sont sous ses ordres le jour et l’heure où elle veut que la fête ait lieu. À cette époque donc, où les mœurs étaient simples et modestes, la maîtresse de la maison entrait profondément dans tous les détails d’une telle affaire ; et du haut d’une petite galerie qui communiquait avec son appartement, et qui avait vue sur la cuisine, on entendait sa voix, semblable à celle de l’esprit qui avertit le matelot pendant la tempête, s’élever au-dessus du bruit des pots, des terrines, des broches, des couperets et de tout le fracas qui accompagne ordinairement les préparatifs d’un somptueux festin. Mais tous ces soins, tous ces embarras furent plus que doublés à l’approche de la fête qui allait avoir lieu à Martindale-Castle, où le génie qui y présidait était à peine pourvu des moyens suffisants pour mettre à exécution son projet hospitalier. La conduite tyrannique des maris, en pareil cas, est toujours la même ; et je ne sais si, parmi toutes mes connaissances, j’en pourrais citer un qui n’ait été assez mal inspiré pour annoncer tout à coup à sa douce moitié, dans le moment le plus inopportun ; qu’il a invité


Quelque odieux major à venir à six heures,


au risque de déconcerter grandement la maîtresse du logis, et de discréditer ses arrangements domestiques.

Peveril du Pic était encore plus imprévoyant, car il avait chargé sa femme d’inviter tout le voisinage à venir faire bonne chère au château de Martindale, en l’honneur de la bienheureuse restauration de Sa très-sacrée Majesté, mais sans lui expliquer aucunement de quelle manière lui viendraient les provisions. Depuis le siège de Martindale, on n’avait pas vu de daims dans le parc du château ; le pigeonnier n’offrait que bien peu de ressources pour un pareil festin ; le vivier était, à la vérité, abondamment fourni de poisson, chose que les presbytériens regardaient comme fort suspecte ; et quant au gibier, on pouvait facilement, par le moyen de la chasse, se le procurer sur les montagnes et dans les bruyères du Derbyshire : mais ce n’était là que la partie secondaire d’un banquet, et l’intendant et le bailli, seuls coadjuteurs et conseillers de lady Peveril, ne savaient comment se procurer la viande de boucherie, qui était la partie la plus substantielle du repas et sa base véritable. Le maître-d’hôtel menaçait d’immoler un bel attelage de jeunes bœufs, sacrifice contre lequel se récriait opiniâtrement le bailli, qui objectait la nécessité de leurs services pour les travaux de l’agriculture ; et lady Peveril, malgré la douceur de son caractère et sa soumission comme épouse, ne pouvait s’empêcher d’éprouver quelques mouvements d’humeur, et de faire quelques réflexions sur l’imprévoyance de son mari, qui la mettait dans une situation aussi embarrassante.

De telles réflexions paraissent tout au plus fondées, si l’on suppose qu’un homme ne doive être responsable que des résolutions qu’il prend lorsqu’il est parfaitement maître de lui-même. La loyauté de sir Geoffrey, comme celle de beaucoup de personnes dans la même situation que lui, à force d’espérances et de craintes, de victoires et de défaites, de luttes et de souffrances, provenant de la même cause, et roulant toujours sur le même pivot, avait pris le caractère ardent de l’enthousiasme et de la passion, et le changement de fortune singulier et surprenant qui venait non seulement de satisfaire, mais encore de surpasser ses plus chers désirs, le plongea pendant quelque temps dans cette espèce d’ivresse et de ravissement qui sembla s’étendre sur tout le royaume. Sir Geoffrey avait vu Charles et ses frères, et il avait été reçu par le joyeux monarque avec cette urbanité franche et gracieuse qui séduisait quiconque s’approchait de lui. On avait reconnu hautement les services qu’avait rendus le chevalier ; on s’était étendu sur son mérite ; et si des promesses n’avaient pas été faites d’une manière bien positive, du moins avait-on parlé de récompense. C’en était plus qu’il ne fallait pour monter au plus haut point l’esprit déjà exalté de sir Geoffrey ; et l’on concevra sans peine que, dans l’excès de son enthousiasme, il ne songeât point à s’inquiéter comment sa femme se procurerait le bœuf et le mouton nécessaires pour fêter ses voisins.

Heureusement pour elle, il existait quelqu’un qui possédait assez de présence d’esprit pour prévoir cette difficulté. Au moment où elle venait de prendre la résolution pénible d’emprunter du major Bridgenorth la somme indispensable pour exécuter les ordres de son mari, et tandis qu’elle gémissait amèrement sur cette circonstance, qui la forçait de se départir de ses principes habituels d’économie, l’intendant, qui, depuis la nouvelle du débarquement du roi à Douvres, n’avait pas toujours été d’une sobriété absolue, se présenta tout à coup dans l’appartement, faisant claquer ses doigts, et se laissant aller à des démonstrations de joie qui n’étaient pas tout à fait d’accord avec la dignité du salon de lady Peveril.

« Que signifie cela ? Whitaker, » demanda-t-elle avec un peu d’aigreur, car elle se trouvait interrompue au milieu d’une lettre qu’elle écrivait à son voisin au sujet de l’emprunt qu’elle était forcée de lui faire ; « serez-vous toujours le même ? rêvez-vous ? — Si c’est un rêve, milady, c’est un rêve de bon augure, j’ose le dire, » répondit l’intendant en faisant de la main un geste de triomphe ; « un songe bien autre que celui de Pharaon, ma foi ! bien que, comme dans le sien, j’aie vu des vaches grasses. — Je vous prie de parler clairement, reprit milady ; sinon, envoyez chercher quelqu’un qui soit en état de parler convenablement. — Sur ma vie, milady, le sujet de mon message parle de lui-même. Ne les entendez-vous pas bêler et mugir ? Oui ! milady, une paire de bœufs gras de la plus belle espèce, et dix moutons de première qualité ! Voilà le château ravitaillé pour cette fois ; qu’ils commencent l’assaut quand ils voudront, et Gatheril n’en conservera pas moins ses bœufs de labourage. »

La dame, sans faire de plus amples questions à l’intendant que la joie exaltait, se leva, et courut à la fenêtre, d’où elle aperçut effectivement les bœufs et les moutons qui causaient les transports de Whitaker. « D’où viennent-ils ? s’écria-t-elle avec surprise.

« Qu’ils le disent, s’ils le peuvent, répondit Whitaker ; le drôle qui les a amenés est un paysan des contrées de l’Ouest. Il a déclaré que ces bêtes étaient envoyées par un ami, pour aider Votre Seigneurie à faire les honneurs de la fête. Il n’a pas même voulu s’arrêter pour boire un coup, et j’en suis fâché pour ma part. Je prie milady de me pardonner, car j’aurais dû le prendre par les oreilles pour le forcer à boire ; mais ce n’est pas ma faute. — J’en ferais volontiers le serment, si cela était nécessaire, dit la dame. — Non, milady, par le saint nom de Dieu ! ce n’est pas ma faute, reprit le zélé serviteur ; « et, pour l’honneur du château, j’ai bu tout seul à sa santé un pot de double ale, quoique j’eusse déjà pris mon petit coup du matin. C’est la vérité pure, milady, oui, de par Dieu ! — Je suppose que vous n’avez pas eu grand effort à faire, dit milady ; mais, Whitaker, si, dans ces occasions, vous pouviez témoigner votre joie en buvant et en jurant un peu moins, cela ne vaudrait-il pas mieux ? qu’en pensez-vous ? — Je supplie milady de vouloir bien me pardonner, » reprit Whitaker avec beaucoup de respect ; « j’espère que je sais me tenir à ma place ; je ne suis que l’humble serviteur de Votre Seigneurie, et je sais qu’il ne me sied pas de boire et de jurer comme Votre Seigneurie…. je veux dire comme Son Honneur sir Geoffrey. Mais dites-moi, je vous prie, si l’on ne me voyait pas boire et jurer selon ma condition, comment reconnaîtrait-on l’intendant de sir Peveril du Pic, et je pourrais même dire aussi son sommelier, puisque j’ai toujours eu les clés de la cave depuis le jour où le vieux Spigots est tombé mort d’un coup de fusil sur la tour du Nord-ouest, tandis qu’il tenait un broc à la main ? Je le répète, comment reconnaîtrait-on un vieux cavalier comme moi entre ces misérables têtes-rondes qui ne font rien que jeûner et prier, si je ne bois et ne jure selon mon rang et ma condition ? »

Lady Peveril garda le silence, car elle savait bien que toutes ses paroles seraient inutiles ; et quelques instants après, elle donna à l’intendant l’ordre de faire inviter au banquet qui se préparait les personnes dont les noms étaient écrits sur la liste qu’elle lui remit.

Whitaker, au lieu de recevoir cette liste avec la déférence muette d’un moderne majordome, s’approcha de l’embrasure d’une fenêtre, et, posant ses lunettes sur son nez, se mit sans façon à lire le papier qu’il tenait. Les premiers noms, qu’il reconnut pour être ceux de familles distinguées du voisinage, parurent mériter son approbation ; il s’arrêta, et fit une grimace à celui de Bridgenorth : cependant il parut acquiescer à la volonté de sa maîtresse, en ajoutant cette observation : « Il est bon voisin, il peut passer pour une fois. » Mais quand il lut les nom et prénom de Nehemiah Solsgrace, le ministre presbytérien, la patience lui échappa, et il déclara qu’il se jetterait plutôt dans le trou d’Eldon[42], que de consentir à l’intrusion d’une vieille chouette de puritain qui avait usurpé la chaire d’un ministre pur et orthodoxe ; et que jamais il ne souffrirait que le seuil de Martindale-Castle fût souillé par sa présence.

« Ces hypocrites aux oreilles écourtées ! » s’écria-t-il en jurant de tout son cœur, « ont eu leur part de la bonne saison. Le soleil est tourné de notre côté maintenant, et nous paierons nos vieilles dettes, aussi sûrement que je m’appelle Richard Whitaker. — Vous présumez trop de vos longs services, et vous vous fiez sur l’absence de votre maître, Whitaker ; autrement vous n’auriez pas osé me parler ainsi, » dit lady Peveril.

L’agitation extraordinaire de sa voix attira l’attention du réfractaire intendant, malgré l’exaltation et le désordre de ses idées ; mais il n’eut pas plus tôt aperçu l’œil étincelant et la joue enflammée de sa maîtresse, qu’à l’instant même son ressentiment et son opiniâtreté furent subjugués.

« Que la peste m’étouffe ! j’ai excité la colère de milady pour tout de bon ! s’écria-t-il ; et c’est une chose que je n’aime point à voir. Je prie milady de me pardonner. Ce n’est pas au pauvre Dick Whitaker qu’il appartient de discuter vos honorables ordres ; mais c’est un second coup de double ale qui est cause de cela. Nous y avons mis une double dose de drèche, comme Votre Seigneurie le sait, depuis l’heureuse restauration. Il est bien certain que je hais un fanatique autant que le pied fourchu de Satan ; mais Votre honorable Seigneurie a bien le droit d’inviter à son banquet Satan lui-même, son pied fourchu et le reste, et de m’envoyer à la porte de l’enfer avec un billet d’invitation pour le château de Martindale : ainsi donc votre volonté, milady, sera fidèlement exécutée. »

Les invitations furent en effet expédiées selon toutes les formes, et l’un des bœufs fut envoyé pour être rôti tout entier sur la place du marché d’un petit village nommé Martindale-Moultrassie, situé à l’est et à égale distance du château et de la maison du major (d’où lui venait son double nom), de manière qu’en supposant qu’une ligne tirée de Martindale à Moultrassie-House fût la base d’un triangle, le village aurait occupé l’angle saillant. Comme ce village, depuis le transfert d’une partie des biens de Peveril à Bridgenorth, appartenait à tous deux presque également, lady Peveril ne jugea pas à propos de disputer au major le droit qu’il prétendit avoir d’ajouter quelques tonneaux de bière aux provisions destinées au banquet populaire. Elle ne pouvait guère ne pas le soupçonner d’être l’ami inconnu qui l’avait tirée tout à coup de l’embarras où l’avait mise l’imprévoyance de sir Geoffrey, et elle s’estima heureuse qu’une visite qu’elle reçut de lui, la veille de sa fête, lui offrît l’occasion de lui exprimer sa reconnaissance.



CHAPITRE IV.

LE BANQUET.


Non, je ne vous ferai point raison ; je suis du nombre de ceux qui pensent que le bon vin n’a besoin ni d’enseigne ni de préambule pour être bienvenu. Si vous doutez de mes paroles, remplissez mon verre et voyez si je trinquerai.
Vieille Comédie.


Il y avait une gravité remarquable dans la manière dont le major Bridgenorth répondit aux remercîments que lui adressa lady Peveril pour les subsides qui lui étaient arrivés si à propos. Il parut d’abord ne pas comprendre à quoi elle faisait allusion, et lorsqu’elle s’expliqua d’une manière plus positive, il protesta si sérieusement qu’il n’avait aucune part à cette œuvre obligeante qu’elle fut forcée de le croire, d’autant plus qu’étant un homme d’un caractère droit et sincère, n’affectant jamais une délicatesse de sentiment excessive, et professant la vérité presque aussi sévèrement qu’un quaker, il aurait été tout à fait contraire à ses principes de désavouer un fait véritable.

« Ma visite, il est vrai, milady, a pourtant quelque rapport à la fête de demain. » Lady Peveril se prépara à écouter ; mais, comme le major semblait éprouver quelque embarras à s’exprimer, elle fut forcée de lui demander une explication.

« Milady, lui dit-il, vous n’ignorez peut-être pas tout à fait que les consciences délicates parmi nous se font des scrupules sur certains usages adoptés si généralement parmi vous dans les fêtes, qu’on pourrait dire que vous les regardez comme articles de foi, ou que du moins vous ne souffrez leur omission qu’avec mécontentement. — J’ose espérer, maître Bridgenorth, » dit lady Peveril qui ne comprenait pas bien où tendait ce discours, « que nous, qui vous faisons les honneurs de notre maison, nous saurons éviter avec soin toute allusion, tout souvenir de notre mésintelligence passée. — Nous n’en attendions pas moins, milady, de votre candeur et de votre courtoisie, reprit Bridgenorth ; mais je m’aperçois que vous ne me comprenez pas parfaitement. En termes plus clairs, je parlerai donc de cette coutume de porter des toasts à la santé les uns des autres, coutume que nous considérons comme superflue et comme une provocation coupable à la débauche et à l’usage immodéré de boissons spiritueuses ; et nous pensons d’ailleurs que, si cette coutume tire son origine, comme quelques savants théologiens l’ont supposé, des libations que les aveugles païens faisaient en invoquant leurs idoles, on peut dire avec raison que c’est un reste de paganisme qui s’allie au culte du démon. »

Lady Peveril avait déjà songé à tous les sujets qui pourraient introduire la discorde parmi les convives qui allaient se réunir ; mais cette différence ridicule et fatale qui existait dans les mœurs des deux partis lui avait totalement échappé. Elle s’efforça, de tout son pouvoir, d’adoucir l’humeur opiniâtre du presbytérien, dont les sourcils étaient froncés comme ceux d’un homme dont l’opinion est inébranlablement fixée.

« J’avoue, mon bon voisin, lui dit-elle, que cette coutume assez frivole et assez insignifiante peut devenir préjudiciable si elle conduit à faire un usage immodéré des boissons spiritueuses, genre d’excès auquel d’ailleurs on peut fort bien se livrer sans que les toasts y soient pour quelque chose ; mais je crois que, lorsqu’elle n’amène pas de telles suites, c’est une chose sans aucune importance, c’est une manière unanime et agréable d’exprimer nos vœux pour nos amis, et notre amour respectueux pour notre souverain, sans toutefois prétendre contraindre ceux qui pensent différemment à soumettre leur opinion à la nôtre. Je ne vois pas en vérité comment je pourrais refuser à mes convives et à mes amis le privilège de porter la santé du roi ou celle de mon mari, selon l’usage de la vieille Angleterre. — Milady, reprit le major, si l’ancienneté d’un usage suffisait pour le consacrer, le papisme est sans contredit l’un de ceux qui remontent à l’époque la plus reculée de notre histoire. Heureusement pour nous, nous ne sommes plus plongés dans les ténèbres où vivaient nos pères ; par conséquent, nous devons agir conformément à la lumière qui est en nous, et non comme si nous errions encore dans l’obscurité. J’avais l’honneur d’être à la suite du lord-intendant Whitelocke, lorsqu’à la table du grand chambellan de la cour de Suède il refusa positivement de porter la santé de la reine Christine, au risque d’offenser gravement son souverain et cette princesse, et de nuire à la négociation qui était le but de son voyage. Il n’est pas à présumer qu’un homme aussi sage eût agi de cette manière s’il n’avait regardé une telle coutume comme une chose criminelle et condamnable. — Avec tout le respect possible pour Whitelocke, répondit lady Peveril, je garde mon opinion, quoique, Dieu le sait, j’aie en horreur tout ce qui est excès et débauche. Je voudrais néanmoins pouvoir faire quelques concessions à vos scrupules : tout ce que je puis promettre, c’est de ne point exciter les toasts ; mais quant aux santés du roi et de Peveril du Pic, à coup sûr elles sont permises. — Je n’oserais, milady, brûler la quatre-vingt-dix-neuvième partie d’un grain d’encens sur l’autel élevé à Satan. — Comment, monsieur, mettez-vous Satan en comparaison avec notre maître le roi Charles et le noble lord mon époux. — Pardon, milady, reprit Bridgenorth, je n’ai pas eu cette pensée : elle me conviendrait, en vérité, fort mal. Je fais les vœux les plus sincères pour la santé du roi et celle de sir Geoffrey, et je prierai pour l’un et pour l’autre ; mais je ne vois pas quel bien il résulterait pour leur santé du mal que je pourrais faire à la mienne en buvant à longs traits bouteilles pour bouteilles ? — Puisque nous ne pouvons nous accorder sur ce point, dit lady Peveril, il faut chercher quelque autre moyen pour n’offenser aucun des deux partis. Voulez-vous consentir à détourner vos yeux de nos amis lorsqu’ils porteront leurs santés ; à notre tour nous feindrons de ne pas nous apercevoir que vous n’y prenez aucune part. »

Mais cette convention n’était pas de nature à plaire davantage à Bridgenorth, qui prétendit que ce serait exactement tenir la chandelle à Belzébuth. Son caractère naturellement opiniâtre l’était encore plus dans ce moment que dans tout autre : cette disposition résultait d’un entretien qu’il venait d’avoir avec son ministre, lequel, bien que très-bon homme au fond, était d’une ténacité particulière et déraisonnable pour tout ce qui touchait aux dogmes insignifiants adoptés par sa secte. Songeant avec une crainte extrême à la prépondérance que cette dernière révolution allait donner au papisme, à la prélature et à Peveril du Pic, il redoubla de zèle et d’ardeur pour mettre son troupeau sur ses gardes et l’empêcher d’être dévoré par le loup. Il voyait avec un extrême déplaisir que le major Bridgenorth, le chef incontestable du parti presbytérien dans ce pays, eût confié sa fille unique aux soins d’une Cananéenne (c’est ainsi qu’il appelait lady Peveril) ; et il déclara positivement au major qu’il désapprouvait cet usage d’aller se réjouir dans les hauts lieux avec des gens incirconcis de cœur, et qu’il ne considérait la fête qui devait avoir lieu que comme une orgie dans la maison de Tirzah.

Cette remontrance du pasteur fit penser à Bridgenorth qu’il avait peut-être eu tort de céder si facilement à l’ardeur de sa reconnaissance, et d’entamer si promptement des relations intimes avec les habitants du château de Martindale. Mais il avait trop d’orgueil pour se reconnaître coupable devant le ministre, et ce ne fut qu’après une discussion qui se prolongea fort long-temps qu’il fut convenu entre eux de n’assister au banquet de lady Peveril qu’à la condition que nulle santé, nul toast ne serait porté en leur présence. Bridgenorth, comme délégué et représentant de son parti, s’engagea donc à résister fermement à toute sollicitation ; et de là l’embarras extrême où lady Peveril se vit tout à coup jetée. Elle se repentit alors amèrement d’une invitation faite dans les meilleures intentions, car elle prévit qu’un refus de la part des presbytériens allait réveiller tous les anciens motifs de querelle, et occasionner peut-être de nouvelles violences entre des gens qui n’avaient pas encore eu le temps de perdre le souvenir d’une guerre civile, apaisée seulement depuis quelques années. Céder à la demande des presbytériens, c’eût été offenser mortellement le parti royaliste, et particulièrement sir Geoffrey, car les cavaliers se faisaient autant un point d’honneur de porter des santés et de forcer les autres à y répondre, que les puritains se faisaient un article de foi de refuser l’un à l’autre.

Enfin lady Peveril, changeant tout à coup de discours, parla de l’enfant de Bridgenorth, l’envoya chercher, et la lui mit entre les bras. Ce stratagème réussit ; car, quelque raideur de caractère qu’eût l’ancien major parlementaire de Cromwell, la tendresse paternelle eut le dessus, et de même que le gouverneur de Tilbury[43], qui se laissa toucher, il prit l’engagement de faire accepter aux siens une espèce de compromis. C’était que le major, le pasteur, et ceux qui tenaient strictement aux dogmes de puritanisme, se réuniraient séparément dans le grand salon, tandis que la salle à manger serait occupée par les joyeux cavaliers, et que chacun se comporterait de son côté selon ses usages ou sa conscience.

Le major lui-même parut satisfait de la manière dont cette importante question fut réglée. Il s’était fait une affaire de conscience d’être opiniâtre sur ce point ; mais il se sentit heureux au fond du cœur de pouvoir échapper à la nécessité qui paraissait inévitable de faire un affront à lady Peveril en refusant son invitation. Il resta au château plus long-temps que de coutume, parla et sourit plus qu’il ne lui était ordinaire. Son premier soin, à son retour, fut d’annoncer au prédicateur presbytérien et à la congrégation la convention faite avec lady Peveril, et il en parla non comme d’un objet de délibération, mais comme d’un point définitivement résolu ; et telle était son influence parmi eux, que, bien que le prédicateur eût grande envie de prononcer la séparation des partis et de s’écrier : À vos tentes, ô Israël ! il ne le fit pas, prévoyant qu’il serait secondé par un nombre trop faible pour oser tenter de troubler l’unanimité avec laquelle la proposition du major fut adoptée.

Néanmoins, chaque parti devenant inquiet, d’après le résultat de l’ambassade de Bridgenorth, il s’éleva successivement tant de sujets de doute et de discussions délicates, que lady Peveril, la seule personne peut-être qui désirât sincèrement une réconciliation entre les deux factions, encourut, pour prix de ses bonnes intentions et de sa bienveillance, la censure de toutes deux, et eut plus d’une raison de regretter d’avoir conçu le projet louable de réunir dans une fête publique les Capulets et les Montaigus du Derbyshire.

Comme dès ce moment il fut décidé que les presbytériens et les cavaliers formeraient deux compagnies séparées, ils discutèrent encore entre eux pour savoir lequel des deux partis entrerait le premier au château de Martindale. Cette question devint un nouveau sujet de souci pour lady Peveril et le major Bridgenorth. Il était à craindre qu’en laissant les presbytériens et les cavaliers arriver par la même avenue et entrer par la même porte, quelque querelle ne s’élevât entre eux et qu’ils n’en vinssent à des extrémités fâcheuses avant d’avoir atteint la salle du festin. Lady Peveril crut avoir découvert un excellent moyen de prévenir un tel événement : c’était d’introduire les cavaliers par l’entrée principale du château et les têtes-rondes par la brèche faite aux murailles pendant le siège, et qui, depuis ce temps, avait servi de passage aux bestiaux, lorsqu’on les menait paître dans les bois. Elle s’imagina que par cet expédient on éviterait tous les dangers et toutes les discussions que le droit de préséance pouvait susciter entre les deux partis s’ils venaient à se rencontrer. On prononça ensuite sur d’autres questions d’une moindre importance, et les choses furent réglées tellement à la satisfaction du pasteur presbytérien, que, dans une longue instruction qu’il fit au sujet de la robe nuptiale, il prit la peine d’expliquer à son auditoire que cette expression de l’Écriture ne devait pas seulement s’entendre des vêtements extérieurs, mais qu’elle s’appliquait aussi à la disposition d’esprit convenable pour jouir d’une fête paisible. En conséquence, il représenta à ses frères que, quels que fussent les erreurs et l’aveuglement de ces pauvres abusés avec lesquels ils allaient être forcés en quelque sorte de boire et de manger, ils ne devaient leur témoigner aucun ressentiment, aucune malveillance, de peur de troubler la paix d’Israël et d’être une cause de désordre.

L’honnête docteur Dummerar, l’ancien recteur épiscopal de Martindale-Moultrassie, fit aux cavaliers un sermon sur le même sujet. Il desservait cette paroisse avant la révolte, et jouissait d’une haute faveur près de sir Geoffrey, non seulement à cause de ses sentiments orthodoxes et de son instruction profonde, mais plus encore pour son habileté remarquable au jeu de boule, sa conversation joviale, et ses facéties en fumant une pipe et en faisant fête à un grand pot de bière d’octobre. Ces derniers talents avaient valu au docteur l’honneur d’être placé par le vieux Century White[44] sur la liste des ministres débauchés, indignes et incapables, la honte de l’Église anglicane, et qu’il dénonçait à Dieu et aux hommes comme coupables principalement de l’odieux péché de jouer aux jeux d’adresse et de hasard, et d’aller sans scrupule dans les sociétés et les réunions de leurs paroissiens. Lorsque les partisans du roi commencèrent à perdre du terrain, le docteur Dummerar quitta son presbytère, se rendit au camp, où il remplit les fonctions d’aumônier dans le régiment de sir Geoffrey, et prouva dans plusieurs occasions que son enveloppe vigoureuse et robuste renfermait un cœur mâle et courageux. Quand tout fut perdu et que, ainsi que bien d’autres ministres royalistes, il fut dépouillé de son bénéfice, il se tira d’embarras comme il put, se cachant tantôt dans les greniers de ses anciens amis de l’université qui partageaient avec lui et avec ceux du même parti les chétives ressources que le malheur des temps ne leur avait pas ôtées, et tantôt dans les maisons des nobles opprimés qui respectaient son caractère et ses souffrances. Lorsque la restauration eut ramené Charles, le docteur Dummerar sortit de sa retraite et accourut au château de Martindale pour s’y réjouir de cet heureux événement.

Son arrivée au château en grand costume de ministre anglican, et l’accueil amical qu’il reçut de tout la noblesse du pays, n’ajoutèrent pas peu à l’alarme qui se répandait parmi ceux du parti dominant. Il est vrai que le docteur Dummerar, homme digne et respectable, n’avait pas conçu des désirs extravagants d’avancement et de promotion ; mais la probabilité qu’il serait réintégré dans la cure dont il avait été expulsé sous les prétextes les plus frivoles, effrayait le ministre presbytérien, qui ne pouvait être considéré autrement que comme un intrus. Les deux prédicateurs et leurs paroissiens avaient donc des intérêts et des sentiments totalement opposés, et il y avait là un obstacle bien plus insurmontable au projet de conciliation de lady Peveril.

Cependant, comme nous l’avons déjà fait entendre, le docteur Dummerar se conduisit dans cette occasion avec autant de modération et avec le même esprit de paix que le ministre presbytérien. Il est vrai que, dans le sermon qu’il prêcha dans la grande salle du château à plusieurs familles distinguées de cavaliers du voisinage, sans compter une foule d’enfants accourus du village pour voir le spectacle nouveau d’un ministre en soutane et en surplis, il s’étendit amplement sur l’abomination des différents crimes commis par le parti rebelle pendant ces derniers temps de malheurs, et il loua hautement le caractère pacifique et miséricordieux de la noble maîtresse du château, qui poussait la condescendance jusqu’à recevoir dans sa maison, à titre d’hôtes et d’amis, des hommes dont les principes avaient conduit évidemment au meurtre du roi, à la ruine et au massacre de ses fidèles sujets, au pillage et à la dévastation de l’Église de Dieu. Mais il tempéra cette sortie en ajoutant que, puisque la volonté du gracieux souverain qui venait de leur être rendu, et le désir de la digne lady Peveril étaient que cette race rebelle fût tolérée pendant un certain temps par les fidèles sujets du royaume, il était nécessaire qu’ils évitassent pour le moment tout sujet de discussion et de querelle avec les enfants de Sémeï ; et il termina cette exhortation à la patience en leur donnant l’assurance consolante que leurs adversaires ne pourraient pas s’abstenir long-temps de leurs œuvres de rébellion, et qu’alors le moment serait venu pour les royalistes de les extirper de la face de la terre, sans se rendre coupables ni aux yeux de Dieu ni aux yeux des hommes.

Ceux qui ont observé de près les révolutions remarquables de l’époque où nous avons puisé cette histoire, ont remarqué que ces deux sermons produisirent un effet totalement opposé à celui que les deux ministres se proposaient sans doute, et qu’au lieu de calmer les esprits de part et d’autre, ils les exaspérèrent au dernier point. Ce fut sous ces funestes auspices et au milieu des fâcheux pressentiments de lady Peveril que le jour de la fête arriva enfin.

Les deux partis se mirent en marche par deux chemins différents et formèrent une espèce de procession : comme si chacun eût été jaloux de son côté de faire parade de son nombre et de sa force ! Les deux factions qui s’avançaient ainsi vers Martindale-Castle offraient tant de dissemblance dans leurs costumes, leur tournure et leurs manières, qu’on eût cru voir d’un côté le cortège joyeux d’une noce, et de l’autre celui d’un enterrement.

Le parti puritain était beaucoup moins nombreux que l’autre, et pour deux raisons excellentes. La première, c’est qu’ayant eu le pouvoir pendant plusieurs années, ils ne jouissaient plus d’aucune popularité ; car jamais la faveur du peuple ne s’attache à ceux qui, possesseurs actuels de l’autorité, sont fréquemment obligés de s’en servir pour contenir les penchants désordonnés auxquels il est toujours tenté de s’abandonner. D’ailleurs, les habitants des campagnes avaient, comme ils l’ont encore, un goût très-vif pour les amusements champêtres, une disposition à la gaieté difficile à réprimer ; et ce n’était qu’avec répugnance et en murmurant qu’ils supportaient la sévérité de prédicateurs fanatiques, ainsi que le despotisme militaire des généraux de Cromwell. La seconde raison, c’est que le peuple avait montré son inconstance habituelle, et que le retour du roi, offrant le charme de la nouveauté, devait naturellement séduire les esprits. D’un autre côté, le parti des puritains était alors abandonné par un nombre considérable d’hommes prudents et prévoyants, qui y avaient été fidèlement attachés tant qu’il avait été favorisé par la fortune. Ces gens, dont la sagacité et la pénétration étaient si remarquables, se nommaient à cette époque les courtisans de la Providence, et ils se seraient crus hautement coupables envers le ciel s’ils avaient continué à soutenir un parti en faveur duquel il cessait de se déclarer.

Mais le parti puritain, quoique abandonné par l’inconstance et l’égoïsme, ne se regardait point comme vaincu : un enthousiasme solennel, un attachement profond à leurs principes sévères, une grande confiance dans la sincérité de leurs motifs, et le mâle orgueil qui les portait à tenir aussi opiniâtrement à leurs premières opinions que le voyageur de la fable tenait à son manteau au milieu de la tempête, faisaient que l’on comptait parmi les puritains beaucoup de gens qui, s’ils n’étaient pas redoutables par leur nombre, l’étaient au moins par leur caractère. Ce parti se composait principalement de la noblesse de moyenne classe et de gens qui, par leur industrie et d’heureuses spéculations de commerce, avaient acquis une certaine prépondérance ; puis enfin de ces hommes auxquels l’ambition et l’orgueil de l’aristocratie portent ombrage, et qui se montrent ordinairement le plus zélés à défendre ce qu’ils regardent comme leurs droits. Leur costume était en général dépouillé de toute ostentation ; il était même d’une simplicité affectée, qui allait jusqu’à la négligence et le rendait alors remarquable. La couleur triste de leurs manteaux ne variait que du noir absolu à ce qu’on appelle les couleurs sombres. Leurs chapeaux à haute forme et à larges bords, leurs longs sabres suspendus à leur ceinture par une simple courroie attachée autour des reins sans baudrier, sans nœud d’épée, sans boucle, et sans aucun des ornements dont les cavaliers aimaient à décorer leur fidèle et vaillante épée ; leurs cheveux coupés très-courts, de manière à faire paraître leurs oreilles d’une longueur démesurée, et, par dessus tout, la gravité de leur maintien, leurs regards sombres, annonçaient qu’ils appartenaient à cette classe d’enthousiastes qui, après avoir brisé avec audace et intrépidité l’édifice ruiné de l’ancien gouvernement, ne voyaient qu’avec un œil de défiance celui qu’on y avait substitué. Il y avait de la tristesse dans leur contenance, mais ce n’était pas celle du découragement, encore moins celle du désespoir. Ils ressemblaient à de braves vétérans après une défaite qui les arrête tout à coup dans leur carrière de gloire et fait une blessure sanglante à leur orgueil, mais sans rien ôter à leur courage.

La mélancolie habituelle que le malheur avait répandue sur les traits du major Bridgenorth convenait parfaitement au chef du parti qui s’avançait alors vers le château de Martindale. Lorsqu’ils arrivèrent à l’endroit où ils devaient se détourner pour entrer dans le bois qui entourait le château, ils éprouvèrent une sorte d’humiliation momentanée, comme s’ils eussent senti qu’ils cédaient le pas aux ennemis que souvent ils avaient vaincus. Tandis qu’ils montaient le sentier tournant qui servait de passage journalier aux bestiaux, ils aperçurent, à travers une clairière, le fossé du château à demi comblé par les débris de la muraille abattue pour faire la brèche, et la brèche elle-même pratiquée à l’angle d’une des grandes tours carrées qui flanquaient le château. Une moitié de cette tour avait été abattue par l’effet du canon ; l’autre moitié, encore debout, mais dans un état de délabrement complet, semblait chanceler et près de s’écrouler. Un sourire de sombre satisfaction brilla sur le visage des puritains à cette vue, qui leur rappela leurs succès passés.

Holdfast Cleg, meunier de Derby, qui lui-même avait déployé beaucoup d’activité à ce siège, montra du doigt la brèche à M. Solsgrace, et lui dit avec un sourire amer : « Je ne pensais guère, quand ma propre main aidait à placer le canon qu’Olivier pointa contre cette tour, que nous serions obligés de grimper un jour comme des renards pour franchir ces mêmes murailles que nous avons conquises avec nos arcs et à la pointe de nos lances. Il me semblait que ces mécréants avaient dû apprendre ce qu’ils gagnent à fermer leurs portes et à dresser leurs cornes contre nous. — Patience, mon frère, répondit Solsgrace, patience ! que le trouble ne pénètre point dans ton âme. Nous n’entrons pas d’une manière déshonorante en ce haut lieu, puisque nous y entrons par la porte que le Seigneur a ouverte à ses élus. »

Les paroles du pasteur furent comme une étincelle mise à une traînée de poudre. Les sombres physionomies des presbytériens s’animèrent subitement : ces paroles leur parurent une prophétie d’heureux augure, une lumière du ciel envoyée tout exprès pour leur faire connaître leur situation ; leurs voix s’élevèrent d’un commun accord, et ils entonnèrent un des chants de triomphe par lesquels les Israélites célébraient les victoires qui leur avaient été accordées sur les païens de la terre promise.

Que Dieu se lève, et les méchants
À Son aspect prendront la fuite !
L’effroi les entraînera vite,

Lâches et vils troupeaux de toutes parts errants.


Comme au souffle du vent disparaît la fumée,
Comme la cire fond devant l’éclat du feu ;

Ainsi disparaît devant Dieu

Des méchants dispersés la race consumée.

Vingt mille anges, voilà les troupes du Seigneur ;

Anges brillants et tous pleins de vaillance :

Comme du Sinaï, témoin de sa splendeur,

Au milieu d’eux éclate sa puissance.


Tu vins, Seigneur, et tu soumis,

De ton bras invincible et qui lance l’orage.

Tous ces superbes ennemis

Qui retenaient ton peuple en un dur esclavage.

Ce chant triomphal et religieux parvint jusqu’à l’oreille des joyeux cavaliers qui, accompagnés de toute la pompe que pouvaient leur permettre leurs longues infortunes et leur pauvreté, s’avançaient vers le même but, quoique par une route différente, et faisaient retentir la grande avenue des éclats de leur bruyante gaieté. Ces deux bandes de convives offraient le contraste le plus frappant ; car, pendant toute cette période de dissensions civiles, les mœurs et les coutumes des deux factions les avaient distinguées aussi parfaitement l’une de l’autre qu’auraient pu le faire deux uniformes différents. Si le puritain avait dans son costume une simplicité affectée, et dans ses manières une précision poussée jusqu’au ridicule, le cavalier portait l’amour de la parure jusqu’à une recherche non moins bizarre, et son mépris pour la contrainte et l’hypocrisie jusqu’à une licence souvent éhontée. Des hommes de tout âge, vêtus avec plus ou moins de richesse et d’élégance, s’avançaient en foule vers le gothique manoir, et tous à l’envie donnaient des signes manifestes de cette heureuse gaieté qui les avait constamment soutenus pendant ce qu’ils appelaient le mauvais temps de l’usurpation de Cromwell ; et cette gaieté était alors tellement excitée, qu’il n’y en avait aucun parmi eux qui ne fût presque hors des limites de la saine raison. Les plumes flottaient au gré du vent, les galons d’or brillaient, les lances étincelaient, les coursiers caracolaient, et de temps à autre un pistolet de poche ou d’arçon se faisait entendre, tiré par quelque membre de la bande joyeuse qui trouvait que son talent naturel pour faire du bruit ne répondait pas encore suffisamment à la dignité de la circonstance. Une troupe d’enfants (car, nous l’avons dit plus haut, la populace s’était prononcée, comme toujours, pour le parti le plus fort) les suivait en poussant les cris de : « À bas le Croupion ! malédiction sur Olivier ! » Des instruments de musique de toutes les espèces connues alors jouaient tous à fois et sans s’inquiéter de s’accorder l’un avec l’autre ; la noblesse partageant l’enthousiasme général, s’humanisait jusqu’à fraterniser avec la partie roturière de la troupe ; la joie commune s’augmentait encore de l’idée que les éclats en arrivaient jusqu’à leurs voisins, les têtes-rondes déchues et humiliées.

Lorsque le chant sonore et solennel du psaume répété par tous les échos des rochers et des voûtes en ruine vint frapper l’oreille des cavaliers, comme pour leur prouver combien ils étaient dans l’erreur s’ils avaient espéré trouver leurs adversaires mornes et abattus, ils y répondirent d’abord par des éclats de rire qu’ils rendirent aussi bruyants que la force de leurs poumons le leur permit, afin de faire comprendre aux psalmodistes tout le mépris de leurs auditeurs : mais ce fut là un effort infructueux que leur inspira le haineux esprit de parti. Dans un état d’incertitude et de souffrance, on éprouve un penchant naturel à tout ce qui inspire la mélancolie plutôt qu’à ce qui provoque la gaieté ; et lorsqu’en pareille circonstance le hasard vous place entre le spectacle de la tristesse et celui de la joie, il est rare que le premier ne soit pas préféré au second. Si alors un cortège funèbre et celui d’une noce venaient à se rencontrer, les manifestations de la joie seraient certainement beaucoup moins d’accord avec la disposition de votre âme que celles de la tristesse. Tels n’étaient pas au reste les sentiments qui animaient alors les cavaliers. Le chant religieux qui retentissait à leurs oreilles leur était trop bien connu ; trop souvent il avait préludé à leur défaite, pour qu’ils pussent, même au milieu de leur triomphe, l’entendre sans émotion. Il se fit tout à coup parmi les royalistes un moment de silence, dont bientôt ils parurent honteux et qu’interrompit brusquement le vieux et robuste chevalier sir Jasper Canbourne, homme d’une bravoure si universellement reconnue qu’il pouvait avouer des émotions que ceux dont la valeur n’eût pas été aussi incontestable n’auraient pu laisser voir sans imprudence.

« Diable ! » s’écria le vieux chevalier, « puissé-je ne jamais boire de bordeaux, si ce n’est pas là le même air sur lequel ces coquins à longues oreilles nous attaquèrent à Wiggan-Lane, et nous renversèrent comme le vent abat de fragiles roseaux. Sur ma foi, voisins, pour dire la vérité et faire honte au diable, cet air-là ne me revient qu’à demi. — Si je pensais que ces vauriens de têtes-rondes le fîssent entendre pour nous narguer, ajouta Dick Wildblood[45] de la vallée, je leur renfoncerais leur psalmodie dans la gorge avec ce gourdin. » Cette menace, appuyée de l’approbation de Roger Raine, l’ivrogne cabaretier qui tenait dans le village l’auberge des Armes de Peveril, aurait pu conduire à un combat général ; mais sir Jasper calma les esprits.

« Point de tapage, Dick, » dit le vieux chevalier au jeune franklin[46] ; « nous n’en voulons point, jeune homme, pour trois raisons : la première, parce que ce serait manquer à lady Peveril ; la seconde, parce que ce serait un attentat à la paix du roi ; la troisième, Dick, parce que si nous tombions sur ces misérables chanteurs de psaumes, tu pourrais fort bien t’en trouver plus mal que tu ne penses, mon garçon, ainsi que cela t’est déjà arrivé. — Qui, moi ? sir Jasper, s’écria Dick ; voudriez-vous faire croire que j’ai été étrillé par ces coquins ? Dieu me damne si cela m’est jamais arrivé, excepté dans ce maudit défilé où nous n’avions pas plus de front, de flanc et d’arrière-garde que si nous avions été des harengs entassés dans une tonne. — Ce fut pour cette raison, j’imagine, reprit sir Jasper, et pour remédier à cet inconvénient, que vous prîtes le parti de vous enfermer et de vous cacher, hommes et chevaux, dans les buissons que je battis avec mon bâton de commandant, ce qui vous obligea à en sortir ; et qu’au lieu de charger de front, vous tournâtes sur la droite, en courant aussi vite que vos jambes vous le permirent. »

Ce souvenir excita des éclats de rire aux dépens de Dick, qui était connu pour avoir plus de jactance que de courage, ou du moins qui en était soupçonné fortement. Le ressentiment, qui déjà s’éveillait parmi les royalistes fut heureusement calmé par la raillerie du chevalier ; et la cessation subite du chant qu’ils avaient été disposés à interpréter comme une insulte préméditée acheva de le faire disparaître complètement.

Le motif de l’interruption subite du chant religieux était l’arrivée des puritains près de la large brèche que jadis avaient faite dans les murs du château leurs canons victorieux. Les décombres et les bâtiments en ruine que traversait un sentier étroit et sinueux, semblable à ceux que les pas des voyageurs curieux tracent de loin à loin parmi les ruines de l’antiquité, semblaient avoir été disposés ainsi pour contraster fortement avec les tours grisâtres et massives que le temps ou les désastres de la guerre avaient respectées ; et cette vue était bien propre à leur rappeler les conquêtes qu’ils avaient faites sur leurs ennemis, et les chaînes dont ils avaient chargé les nobles et les princes.

Mais des sentiments plus convenables au motif de leur visite au château de Martindale s’éveillèrent dans le sein des plus rigides de ces sectaires, lorsque la maîtresse du château, encore dans tout l’éclat de la beauté et de la jeunesse, parut sur le haut de la brèche, accompagnée des diverses femmes de sa suite, pour recevoir ses hôtes avec les honneurs et la courtoisie que son invitation leur donnait droit d’attendre. Elle avait quitté les vêtements noirs que depuis plusieurs années elle portait constamment ; elle était parée avec toute la splendeur convenable à son rang et à sa naissance. Pour des joyaux, elle n’en portait point ; mais ses longs cheveux noirs étaient ornés d’une guirlande de feuilles de chêne entremêlées de lis. Le chêne était l’emblème du salut que le roi avait trouvé dans cet arbre[47], et le lis celui de son heureuse restauration. Ce qui rendait la présence de lady Peveril plus agréable encore pour ceux qui la voyaient en ce moment, c’était la vue de deux enfants qu’elle tenait par la main, et dont l’un était connu de tous les puritains pour être la fille de leur chef, le major Bridgenorth, enfant qui avait été rendue à la vie et à la santé par les soins presque maternels de lady Peveril.

Si sa présence et celle de ces deux enfants exercèrent leur salutaire influence sur les gens d’un rang inférieur, on doit croire que le pauvre major en fut presque accablé. La rigidité de ses principes et de son caractère ne lui permettait pas de fléchir le genou et de baiser la main qui soutenait la petite orpheline ; mais l’expression affectueuse de son salut, le tremblement de sa voix, l’éclat de ses yeux, parlaient à celle à qui il s’adressait d’une manière plus éloquente que n’aurait pu le faire la salutation la plus humble d’un Persan. Quelques paroles de douceur et de politesse exprimant le plaisir qu’elle éprouvait à revoir ses amis et ses voisins, quelques questions adressées avec le ton de l’intérêt aux principaux individus de cette compagnie touchant leur famille et leurs affaires, achevèrent son triomphe sur les pensées amères et les souvenirs dangereux qui veillaient encore dans le sein des puritains, et disposèrent chacun à se livrer aux plaisirs de cette réunion. Solsgrace lui-même, bien qu’il pensât que son caractère de pasteur et ses devoirs l’obligeaient à surveiller la femme amalécite et à déjouer ses ruses coupables, ne put échapper au charme contagieux : il fut si touché des paroles de paix et de bienveillance de lady Peveril, que sur-le-champ il entonna le psaume :

Jour heureux ! ô mon âme, chante
Cet instant marqué par le ciel
Où l’on voit sous la même tente

Fleurir les fils d’Agar et les fils d’Israël.

Lady Peveril accepta cette espèce de salutation comme un retour de politesse et de courtoisie, et conduisit elle-même cette partie de ses convives dans l’appartement où un banquet aussi copieux que recherché était préparé pour eux ; elle eut même la patience d’y rester pendant que maître Nehemiah Solsgrace prononça un bénédicité d’une longueur démesurée, comme introduction au dîner. Sa présence fut jusqu’à un certain point un obstacle au zèle du digne ministre, dont l’allocution fut beaucoup plus diffuse, plus obscure et plus embarrassée que de coutume ; car il sentit qu’il ne pouvait terminer sa prière, comme il avait coutume de le faire, par une supplique au ciel pour que le pays fût délivré du papisme, de la prélature et de Peveril du Pic ; oraison qui lui était devenue si habituelle, qu’après de vains efforts pour conclure par une autre formule, il fut enfin obligé de prononcer à haute voix les premiers mots de ce qu’il répétait chaque jour, et de murmurer le reste de manière qu’il fût inintelligible même pour ceux qui étaient le plus près de lui.

Le silence du ministre fut suivi de ce tumulte qui annonce l’assaut livré par une compagnie affamée à une table bien servie. Lady Peveril saisit cette occasion pour sortir de l’appartement et aller recevoir l’autre partie de ses convives. Elle sentait qu’il était grandement temps de s’occuper d’eux, et elle craignait que les royalistes ne fussent disposés à mal interpréter la préférence qu’elle avait jugé à propos de donner aux puritains dès leur arrivée au château.

Ces craintes n’étaient pas tout-à-fait sans fondement. En vain l’intendant avait-il arboré sur l’une des grandes tours qui flanquaient l’entrée principale du château l’étendard royal avec cette devise orgueilleuse : Tandem triumphans ! tandis que sur l’autre tour on voyait flotter la bannière de Peveril du Pic, sous laquelle la plupart de ceux qui s’avançaient alors avaient combattu pendant tous les désastres de la guerre civile ; en vain répétait-il à haute voix et avec emphase : « Soyez les bienvenus, nobles cavaliers, soyez les bienvenus, généreux gentilshommes ! » un murmure sourd circulait parmi eux, et il était facile de voir qu’ils trouvaient inconvenant que ces paroles de bienvenue ne fussent pas prononcées par la femme de leur ancien colonel plutôt que par un serviteur. Sir Jasper Cranbourne, qui avait autant de bon sens que d’esprit et de courage, et qui connaissait les motifs de sa belle cousine, à laquelle lui-même avait donné des conseils concernant cette réception, vit que la situation des esprits était telle, qu’il n’y avait pas un moment à perdre pour conduire les convives royalistes dans la salle du banquet, où la bonne chère et le bon vin ne pouvaient manquer de faire une heureuse diversion à tous ces sujets d’aigreur et de mécontentement.

Le stratagème du vieux soldat eut un plein succès. Il s’empara du grand fauteuil de chêne occupé ordinairement par l’intendant, lorsqu’il recevait ceux qui avaient des comptes à lui rendre ; et le docteur Dummerar ayant prononcé en latin un bénédicité qui, par sa brièveté, ne fut pas jugé le moins bon de tous ceux qu’on avait entendus, sir Jasper exhorta les convives à aiguiser leur appétit en vidant à la santé de Sa Majesté une rasade aussi pleine que leur coupe pouvait le permettre. En moins d’un instant la salle retentit du choc des verres et des flacons. Un moment après, tous les convives étaient debout, immobiles comme des statues, le bras tendu, le verre à la main et le regard fixé sur sir Jasper. Le vieux chevalier, d’une voix claire et sonore comme sa trompette de guerre, porta avec emphase la santé du monarque, et ses paroles furent répétées en chœur par toute l’assemblée, jalouse de rendre hommage à son souverain. Un autre silence, pendant lequel chacun vida son verre avec un zèle édifiant, suivit ce toast ; puis une acclamation générale retentit d’une manière si bruyante, que non seulement les voûtes de la vieille salle tremblèrent en la répétant, mais qu’on vit même les guirlandes de chêne, les rameaux et les fleurs dont elle était décorée s’agiter comme si un vent violent eût soufflé dessus. Ce cérémonial accompli, l’attaque de la bonne chère dont la table était surchargée fut commencée immédiatement par les convives, excités à la fois et par la gaieté générale et par la musique ; car ils étaient suivis de tous les ménestrels du pays qui, de même que le clergé épiscopal, avaient été réduits au silence pendant tout le règne des prétendus saints et de la république.

L’occupation mutuelle de bien manger et de bien boire, l’échange de santés entre d’anciens voisins, qui avaient été compagnons d’armes dans le moment de la résistance, compagnons de souffrance dans celui de l’infortune et de l’humiliation, et maintenant compagnons de bonheur et de joie, chassèrent bientôt de leur mémoire le futile motif de mécontentement qui, dans l’opinion de quelques-uns, avait obscurci un moment la sérénité de ce jour de fête ; de manière que, lorsque lady Peveril entra dans la salle, accompagnée de ses enfants et suivie de ses femmes, elle fut accueillie par des acclamations dues à la maîtresse du banquet, à la dame du château, et à l’épouse du noble chevalier qui avait conduit au champ d’honneur la plupart d’entre eux avec une intrépidité et une valeur persévérante, dignes d’un meilleur succès.

Le discours qu’elle leur adressa fut court et noble, mais prononcé avec un tel accent de sensibilité, qu’il alla droit au cœur de chacun. Elle s’excusa de son apparition tardive en leur rappelant qu’il se trouvait en ce même moment au château de Martindale des hommes qui, d’ennemis qu’ils étaient jadis, se trouvaient transformés en amis, grâce aux heureux événements survenus depuis peu ; mais en qui ce dernier caractère n’avait pas encore eu le temps de se fortifier assez pour qu’elle pût sans imprudence négliger à leur égard le moindre point du cérémonial. Néanmoins, ceux auxquels elle s’adressait maintenant étaient les meilleurs, les plus chers, les plus fidèles amis de son mari ; c’était à eux et à leur valeur que Peveril devait les succès qui leur avaient valu ainsi qu’à lui tant de renommée pendant tous ces temps de malheurs ; c’était à leur courage en particulier qu’elle devait la conservation des jours de leur chef, de son époux, alors même qu’une défaite était inévitable. Quelques mots de félicitation sur l’heureux rétablissement de l’autorité royale terminèrent le discours qu’elle avait osé prononcer ; et, saluant avec grâce tous les convives qui l’entouraient, elle porta une coupe à ses lèvres, comme pour célébrer leur bienvenue chez elle.

Il restait encore à cette époque, surtout parmi les vieux cavaliers, quelque étincelle de cet esprit qui inspirait Froissart lorsqu’il déclarait qu’un chevalier sentait son courage redoubler quand il était animé par les regards et les paroles d’une femme belle et vertueuse. Ce ne fut que sous le règne qui commençait à l’époque dont il est question, que la licence sans bornes du siècle, introduisant partout la débauche, dégrada le caractère des femmes et les avilit au point de ne plus les faire regarder que comme des instruments de plaisir. Le débordement des mœurs ôta à la société l’un de ses plus grands charmes ; car dès lors il n’y régna plus cet enthousiasme généreux pour le beau sexe, ce noble sentiment, véritable aiguillon qui excite à la gloire et aux belles actions, et qui est supérieur à toute autre impulsion, excepté celle de la religion et du patriotisme. Les voûtes de l’antique salle de Martindale retentirent d’acclamations plus bruyantes et plus éclatantes encore que celles dont elles avaient déjà tremblé ; et les noms de Peveril du Pic et de sa dame furent proclamés au milieu des souhaits de prospérité que les convives firent entendre en agitant en l’air leurs toques et leurs chapeaux.

Ce fut sous de si favorables auspices que lady Peveril s’éclipsa de la salle et laissa le champ libre aux démonstrations de la joie. La bruyante allégresse des cavaliers est facile à concevoir, puisqu’elle avait les accompagnements ordinaires du chant, des bons mots, des toasts et instruments, auxiliaires aimables qui, presque dans tous les temps et dans tous les pays du monde, ont toujours été le cortège des festins et des fêtes. Quant à la gaieté des puritains, elle était d’un tout autre caractère et beaucoup moins étourdissante : on n’entendait parmi eux ni chansons, ni joyeuses plaisanteries, ni musique, ni toasts ; et, pourtant, ils ne paraissaient pas moins jouir à leur façon des douceurs terrestres vers lesquelles la fragilité humaine porte l’homme extérieur. Le vieux Whitaker prétendit même que, bien qu’ils fussent beaucoup moins nombreux que les cavaliers, ils consommèrent presque autant de vin d’Espagne et de Bordeaux que la joyeuse compagnie qui était à quelques pas d’eux. Mais ceux qui connaissaient les préjugés de l’intendant contre les puritains inclinaient à penser que, pour obtenir un tel résultat, il avait porté la somme de ses libations personnelles (article important) au compte général des libations presbytériennes.

Sans adopter une opinion aussi scandaleuse et aussi partiale, nous dirons seulement que, dans cette occasion, comme dans beaucoup d’autres, le peu d’indulgence que les puritains accordaient à leurs penchants, la sévérité de leurs mœurs, contribuèrent à aiguillonner puissamment le sentiment du plaisir, et que ceux qui faisaient de l’abstinence, ou au moins de la modération un principe religieux, jouirent d’autant mieux des douceurs de cette réunion, que rarement il s’en présentait à eux de semblables. S’ils ne se portèrent pas réellement des santés les uns aux autres, ils prouvèrent au moins, par leurs regards, leurs signes et le mouvement de leurs verres, qu’ils éprouvaient tous en commun le même plaisir, et qu’ils le trouvaient rehaussé par la certitude de le partager avec leurs voisins et leurs amis. La religion, comme le principal objet de leurs pensées, devint aussi celui de leur conversation, et, partagés bientôt en plusieurs groupes, ils discutèrent divers points de doctrine et de métaphysique, pesèrent le mérite de différents prédicateurs, comparèrent les articles de foi de différentes sectes, et citèrent l’Écriture à l’appui de celle qu’ils favorisaient.

Ces débats donnèrent lieu à quelques contestations qui auraient peut-être été plus loin que la bienséance ne le permettait, sans l’intervention prudente du major Bridgenorth. Il étouffa également à sa naissance une querelle qui s’élevait entre Gaffer Hodgeson de Charnelycot et le révérend M. Solsgrace, sur la question délicate de savoir s’il était permis à chacun de prêcher comme s’il était ministre ; et le major ne jugea ni prudent ni convenable de céder au désir manifeste de quelques-uns des plus chauds enthousiastes de l’assemblée, qui étaient fort disposés à donner aux assistants une idée du talent particulier qu’ils avaient reçu du ciel pour improviser des exhortations et des prières.

Ces absurdités, nées de l’hypocrisie ou de l’enthousiasme, appartenaient au temps ; et, bien que le major dût y être soumis comme les autres, il eut assez de bon sens pour reconnaître qu’elles ne convenaient ni au lieu ni à la circonstance.

Ce fut encore par son influence que la compagnie se retira de bonne heure ; et il y avait déjà long-temps qu’ils avaient quitté le château, que les cavaliers n’avaient point encore donné le dernier essor à leur joviale folie. Cette retraite causa la plus vive satisfaction à lady Peveril ; elle redoutait les conséquences fâcheuses qui auraient peut-être eu lieu, si les deux compagnies, se retirant au même moment, étaient venues à se rencontrer.

Il était près de minuit lorsque la plus grande partie des cavaliers, c’est-à-dire ceux qui furent en état de partir sans le secours de personne, reprirent le chemin du village de Martindale-Moultrassie, à la clarté d’une pleine lune propre à favoriser leur retraite et à prévenir toute espèce d’accident. Leurs cris de joie et le refrain qu’ils chantaient tous en chœur :

Le roi reprendra sa couronne,


furent entendus avec un plaisir réel par lady Peveril, qui se félicitait de ce que la fête s’était terminée sans aucun événement fâcheux. Les réjouissances n’étaient cependant pas encore tout à fait finies, car les cavaliers, dont les têtes étaient échauffées, ayant rencontré dans la rue quelques villageois encore éveillés, et réunis autour d’un feu qu’ils avaient allumé, se mêlèrent parmi eux, envoyèrent chercher aux Armes de Peveril, chez Roger Raine, l’honnête cabaretier dont on a déjà parlé, deux barils de vieille bière, et leur prêtèrent leur puissante assistance pour les boire à la santé du roi et du loyal général Monk. Les éclats de leur joie troublèrent long-temps le petit village, et y jetèrent même l’alarme pendant un moment ; mais il n’est point d’enthousiasme capable de résister toujours aux influences de la nuit et aux effets de libations copieuses. Le tumulte des joyeux royalistes fit enfin place au silence ; la lune et le hibou restèrent souverains paisibles de ces lieux, où le seul monument qui s’élevât avec orgueil au-dessus des autres habitations était la tour gothique de l’église, dont le sommet blanchâtre dominant un groupe de chênes noueux n’était visité que par l’oiseau nocturne et les rayons argentés de la lune.



CHAPITRE V.

LA REINE DE MAN.


Lorsque, bravant les assauts et la mine, ils arborèrent la bannière de leur chef légitime, ce fut à la voix d’une femme, qui, merveille de son sexe, sut inspirer de l’ardeur aux derniers de ses serfs et les rendre dignes de défendre son castel.
William S. Roze.


Le matin du jour qui suivit la fête, lady Peveril, fatiguée des occupations de la veille et des craintes qu’elle avait eues, garda son appartement deux ou trois heures plus tard que son activité et l’usage où l’on était alors de se lever de bonne heure ne lui en avaient donné l’habitude. Pendant ce temps, mistress Ellesmère, personne qui jouissait d’une grande confiance dans la famille, et qui s’arrogeait beaucoup d’autorité en l’absence de sa maîtresse, donna ordre à Deborah, gouvernante des enfants, de les conduire sur-le-champ dans le parc pour qu’ils y prissent l’air, et de ne laisser entrer personne dans la chambre dorée qui était ordinairement le théâtre de leurs jeux. Deborah, qui se révoltait souvent et quelquefois avec succès contre le pouvoir délégué à mistress Ellesmère, décida intérieurement qu’il allait pleuvoir et que la chambre dorée était un lieu beaucoup plus convenable pour faire prendre de l’exercice aux enfants, que l’herbe humide du parc après la rosée du matin.

Mais l’esprit d’une femme est quelquefois aussi inconséquent que celui d’une assemblée populaire, et sur-le-champ, après avoir décidé que la matinée serait pluvieuse, et qu’il valait mieux que les enfants restassent dans la chambre dorée, mistress Deborah forma le projet, tant soit peu contradictoire, de se rendre au jardin, qu’elle regardait, nonobstant la prétendue humidité, comme un endroit très convenable pour sa promenade du matin. Il est vrai que, pendant la gaieté sans contrainte de la soirée précédente, elle avait dansé jusqu’à minuit avec Lance Outram, le garde forestier. Mais de savoir si son aspect imprévu, lorsqu’elle le vit passer sous la fenêtre dans son costume de chasse, portant une plume à son chapeau et un arc sur l’épaule, détermina l’opinion de mistress Deborah relativement au temps, c’est ce qui nous serait difficile, et nous n’avons pas assez de témérité pour oser le deviner. Il nous suffira de dire qu’aussitôt que mistress Ellesmère eut le dos tourné, Deborah conduisit les enfants dans la chambre dorée, non sans la recommandation sévère faite à Julien (il faut rendre cette justice à Deborah) de prendre bien soin de sa petite femme, mistress Alice ; et, satisfaite de cette précaution, elle se glissa dans le parc par une porte vitrée qui faisait presque face à la grande brèche.

La chambre dorée, où, par suite de cet arrangement, les enfants furent laissés seuls occupés de leurs jeux, et sans autre sauvegarde que la présence du petit Julien, était un vaste appartement dont les murs étaient tapissés de cuir d’Espagne couvert de dorures, et on y voyait représentés avec un talent totalement perdu de nos jours, des joutes et des combats entre les Sarrasins de Grenade et les Espagnols, gouvernés alors par Ferdinand-le-Catholique et la reine Isabelle. L’événement représenté sur ces tapisseries était le siège mémorable qui avait mis fin au reste de pouvoir que les Maures avaient encore en Espagne.

Julien parcourait l’appartement pour amuser sa petite compagne et s’amuser lui-même, imitant avec un roseau l’attitude menaçante des Zegris et des Abencerrages, qui étaient représentés dans le combat lançant, à la manière orientale, le djerid ou javelot ; et de temps en temps il s’asseyait près d’elle, lui souriait et la caressait doucement, quand l’enfant, naturellement vive, quoique timide, paraissait fatiguée de rester spectatrice oisive des jeux de son petit compagnon. Julien, préoccupé de ses divertissements enfantins, avait les regards fixés sur la tapisserie, lorsque tout-à-coup il vit un des panneaux glisser et s’entr’ouvrir de manière à lui laisser voir une belle main, dont les doigts appuyés sur le bord du panneau, paraissaient le pousser pour le faire reculer davantage. L’étonnement et un peu d’effroi saisirent le petit Julien ; car les contes de sa gouvernante lui avaient donné une grande terreur du monde invisible.

Cependant, naturellement hardi et courageux, le petit champion se plaça devant sa sœur d’adoption, brandissant l’arme qu’il tenait à la main, comme pour la défendre, et d’un air aussi déterminé que s’il eût été lui-même un Abencerrage de Grenade.

Le panneau qui fixait alors toute son attention continuait à glisser, et découvrait plus distinctement à ses yeux la personne à qui la main appartenait. Enfin il aperçut à travers la sombre ouverture la forme d’une femme en habits de deuil. Elle n’était plus jeune, mais ses traits offraient les traces d’une grande beauté, et le caractère principal de sa physionomie et de son maintien avait quelque chose de la dignité royale. L’étrangère, après s’être arrêtée un moment sur le seuil de la porte qu’elle venait d’ouvrir d’une manière si imprévue, et avoir regardé avec surprise les enfants que probablement elle n’avait pas observés d’abord, s’avança dans l’appartement, et un ressort secret qu’elle toucha fit refermer le panneau si subitement, que Julien douta presque qu’il eût été ouvert, et commença à croire que tout ce qu’il voyait n’était qu’une illusion.

La majestueuse dame s’avança vers lui, et lui dit : « N’êtes-vous pas le petit Peveril ? — Oui, » répondit l’enfant, cédant au sentiment précoce de cet honneur chevaleresque, qui défend de désavouer son nom, quelque danger qu’il y ait à le faire connaître.

« Alors, » reprit la fière étrangère, « allez à l’appartement de votre mère, et dites-lui qu’elle vienne à l’instant me parler. — Je n’irai pas, répondit le petit Julien. — Comment ? reprit la dame, « si jeune et déjà si désobéissant ! mais vous ne faites que vous conformer à l’esprit du temps. Pourquoi, mon bel enfant, ne voulez-vous pas faire ce que je vous demande, puisque je vous en prie ? — J’irais bien, madame, répondit l’enfant, mais…. » et il se tut, reculant à mesure que la dame avançait, et tenant toujours par la main Alice Bridgenorth, qui, trop jeune pour comprendre ce dialogue, se serrait en tremblant contre Julien.

L’étrangère vit son embarras, sourit et lui demanda de nouveau : « De quoi êtes-vous effrayé, mon brave garçon, et pourquoi n’iriez-vous pas chercher votre mère, comme je vous le demande ? — Parce que, » répondit Julien d’un ton ferme, « si je vous obéis, Alice restera seule avec vous. — Vous êtes un vaillant petit chevalier, dit la dame, et vous ne démentirez pas le sang de votre race ; elle n’a jamais laissé le faible sans protection. »

L’enfant ne la comprit pas, et continua à regarder d’un œil craintif et inquiet tantôt celle qui lui parlait, tantôt sa petite compagne, dont les regards enfantins se portaient aussi sur l’étrangère et sur son jeune protecteur. Enfin la terreur que Julien, malgré ses courageux efforts, ne pouvait cacher entièrement, la gagna si fort, qu’elle se jeta dans ses bras, s’attacha à lui et accrut à un tel point l’effroi qu’il éprouvait déjà, que bientôt il ne put s’empêcher de joindre ses cris aux cris perçants que poussait Alice.

Il est certain qu’il y avait dans le ton et les manières de cette étrangère quelque chose qui pouvait justifier sinon la terreur, au moins la crainte, vu surtout la singularité mystérieuse de son apparition. Son costume n’avait rien de remarquable ; c’était celui que les femmes de la petite noblesse portaient alors pour monter à cheval ; mais ses cheveux noirs étaient fort longs, et plusieurs mèches échappées de dessous son chaperon flottaient sur son cou et ses épaules. Ses yeux étaient excessivement noirs, vifs et perçants, et le caractère de ses traits indiquait une origine étrangère. Il y avait un léger accent dans son langage, bien qu’elle parlât un anglais très-pur. Son ton et ses gestes étaient ceux d’une femme habituée à commander et à être obéie. Ce fut cette idée principalement qui suggéra sans doute à Julien l’excuse qu’il allégua plus tard pour s’être laissé effrayer, assurant qu’il avait pris l’étrangère pour une reine enchantée.

Tandis que l’inconnue et les deux enfants s’observaient ainsi réciproquement, deux personnes entrèrent presque en même temps, mais par deux portes différentes, et la précipitation avec laquelle elles arrivèrent dans l’appartement prouvait qu’elles avaient été alarmées par les cris des enfants.

La première était le major Bridgenorth, qui avait reconnu la voix de sa fille à l’instant où il entrait dans la grande salle voisine de la chambre dorée. Son intention était d’attendre dans le salon de réception que lady Peveril parût, afin de la remercier et de lui donner lui-même l’assurance que la fête de la veille s’était passée de la manière la plus agréable à tous égards pour ses amis, et sans aucune des suites alarmantes que l’on avait pu redouter de la rencontre des deux partis. Mais lorsqu’on se rappelle les craintes douloureuses qui l’avaient tourmenté pendant si long-temps pour la santé et même la vie de son enfant, craintes trop bien justifiées par le triste sort de ceux qu’il avait déjà perdus, on ne trouvera pas étonnant que les cris d’Alice lui eussent fait violer les règles de forme et d’étiquette en pénétrant dans l’intérieur de la maison et dans un appartement qui jusque-là lui avait été interdit.

Il se précipita donc dans la chambre dorée par une petite porte pratiquée dans un étroit passage qui servait de communication entre la grande salle et cet appartement, et saisissant l’enfant dans ses bras, il s’efforça par ses caresses d’apaiser ses cris, qui n’en devinrent que plus perçants lorsqu’elle se vit dans les bras d’un homme dont la voix et l’extérieur lui étaient totalement étrangers, car elle ne l’avait entrevu qu’un instant.

Les cris redoublés d’Alice furent secondés par ceux de Julien, qui à l’aspect d’un homme ne songea plus à employer d’autre moyen de défense que celui d’appeler au secours de toute la force de ses poumons.

Alarmée de son côté par ces cris, lady Peveril, dont l’appartement communiquait avec la chambre dorée par une petite porte secrète attenant à son cabinet de toilette, parut à son tour sur la scène. Dès qu’elle se montra, la petite Alice, s’échappant des bras de son père, courut vers sa protectrice, et lorsqu’elle eut une fois saisi le pan de sa robe, non seulement elle se tut, mais elle tourna vers l’étrangère ses grands yeux bleus, qui étaient encore brillants de larmes, et la regarda avec un air de surprise plutôt que d’effroi. Quant à Julien, redressant sa baguette, dont il ne s’était point séparé durant toute cette alarme, il se rangea à côté de sa mère, comme s’il eût été prêt à la défendre dans le cas où la présence de l’inconnue l’exposerait à quelque danger.

Dans le fait, quelqu’un de plus âgé que lui aurait été étonné et inquiet de l’air interdit et confus avec lequel lady Peveril considérait l’étrangère qui la visitait d’une manière si inattendue. On eût dit qu’elle cherchait à reconnaître dans ses traits encore beaux, quoique altérés, une personne qu’elle avait connue dans des circonstances bien différentes.

L’inconnue parut comprendre le motif de son embarras et de son incertitude, car elle lui dit avec un accent pénétrant qui semblait partir du cœur.

« Le temps et le malheur m’ont bien changée, c’est ce que tous les miroirs me disent ; je croyais pourtant que Marguerite Stanley ne pouvait manquer de reconnaître Charlotte de la Trémouille. »

Il était peu dans le caractère et les habitudes de lady Peveril de s’abandonner à une émotion soudaine ; mais dans ce moment elle ne put résister à celle qu’elle éprouvait, et tombant sur ses genoux dans une sorte d’exaltation mêlée de joie et de douleur, elle embrassa ceux de l’étrangère, et s’écria d’une voix entrecoupée :

« Ma bonne, ma noble bienfaitrice ! la comtesse de Derby ! la souveraine de l’île de Man ! comment ai-je pu méconnaître un seul instant votre voix et vos traits ? Oh ! pardonnez-moi ! pardonnez-moi ! »

La comtesse releva la parente de son mari avec toute la grâce d’une femme accoutumée dès sa naissance à recevoir des hommages et à accorder sa protection. Elle baisa le front de lady Peveril et lui passa la main sur le visage d’une manière caressante.

« Vous êtes changée aussi, ma belle cousine, lui dit-elle, mais ce changement vous sied : la timide et jolie fille a fait place à la femme gracieuse et pleine de dignité. Mais ma mémoire, qui était bonne autrefois, me trompe étrangement, si je vois en monsieur sir Geoffrey Peveril. — Non, madame, ce n’est qu’un aimable et bon voisin, répondit lady Peveril ; sir Geoffrey est à la cour. — C’est ce que j’avais entendu dire, reprit la comtesse de Derby, lorsque j’arrivai hier au soir. — Comment, reprit lady Peveril, êtes-vous entrée au château de Martindale, dans la maison de Marguerite Stanley, où vous avez tant de droits de commander, sans lui faire annoncer votre présence ? — Oh ! je sais que vous êtes une sujette respectueuse, Marguerite, reprit la comtesse, bien que ce caractère soit rare aujourd’hui ; mais vous savez que notre bon plaisir est de voyager incognito, » ajouta-t-elle en souriant, « et en apprenant que vous donniez l’hospitalité à une nombreuse compagnie, nous n’avons pas voulu vous troubler par notre royale présence. — Mais où, et comment êtes-vous logée ? madame, dit lady Peveril, et pourquoi avez-vous gardé le secret sur une visite qui aurait singulièrement augmenté le bonheur des fidèles serviteurs qui se réjouissaient ici hier ? — Ellesmère, votre Ellesmère aujourd’hui, car autrefois elle était la mienne, a pris soin de me faire préparer un logement ; elle remplissait jadis, comme vous savez, les fonctions de quartier-maître, et sur une échelle plus étendue. Il faut que vous l’excusiez : c’est d’après mes ordres positifs qu’elle m’a logée dans la partie la plus secrète de votre château (la comtesse montra du doigt le panneau mobile) ; elle a exécuté mes volontés en cela, et sans doute aussi en vous invitant à vous rendre près de moi. — Je ne l’ai pas vu encore, répondit lady Peveril, et j’ignorais absolument une visite si agréable et si surprenante. — Et moi, dit la comtesse, j’ai été également surprise de ne trouver que ces deux beaux enfants dans cet appartement où je croyais vous avoir entendue marcher. Notre Ellesmère est devenue négligente, votre indulgence l’a gâtée ; elle a oublié la discipline qu’elle avait apprise sous mes ordres. — Je l’ai vue prendre le chemin du parc » dit lady Peveril après un moment de réflexion ; « sans doute pour chercher la gouvernante des enfants, afin de les éloigner d’ici. — Ces enfants sont à vous ? Marguerite, dit la comtesse ; la Providence a béni votre union. — Voici mon fils, » reprit lady Peveril en montrant Julien, qui prêtait une oreille avide à tous ces discours : « quant à cette petite fille, en vérité, je puis dire aussi qu’elle est à moi. »

Le major Bridgenorth, qui pendant cet entretien avait repris sa fille dans ses bras et la caressait, la mit à terre lorsqu’il entendit ces paroles, soupira profondément, et s’avança vers une fenêtre. Il savait fort bien que les règles ordinaires de la politesse voulaient qu’il se retirât, ou au moins qu’il offrît de le faire ; mais il avait en aversion toutes les cérémonies et les formules de l’étiquette, et il prenait un intérêt si vif au sujet sur lequel il était probable que la conversation allait tomber, qu’il crut pouvoir se dispenser d’obéir aux convenances. Les deux dames parurent à peine s’apercevoir de sa présence. La comtesse prit alors un siège, et fit signe à lady Peveril de s’asseoir sur un tabouret qui était à côté d’elle.

« Nous avons à parler des vieux temps, lui dit-elle ; quoique les rebelles aient cessé de se faire entendre, et ne soient plus là pour vous chasser de chez vous, et vous forcer à vous réfugier dans mes bras. — J’ai un fusil, madame, s’écria le petit Julien ; et le garde forestier m’a promis de m’apprendre à en tirer l’année prochaine. — Eh bien ! je vous prendrai à mon service comme soldat, répondit la comtesse. — Les femmes n’ont pas de soldats, répondit le petit garçon en fixant sur elle un regard assuré.

« Vraiment ! dit-elle, il a pour notre faible sexe tout le mépris du sien ; mépris qui naît avec ces titres insolents et despotiques et qui se montre dès qu’ils ont à peine quitté la jaquette. Est-ce qu’Ellesmère ne vous a jamais parlé de Latham-House et de Charlotte de Derby, mon petit seigneur ? — Mille et mille fois, » répondit l’enfant en rougissant ! « elle m’a raconté aussi comment la reine de l’île de Man l’a défendue pendant six semaines contre trois mille têtes-rondes, commandées par Rogue Harrison, le boucher. — C’est ta mère qui a défendu Latham-House, et non pas moi, mon petit soldat, reprit la comtesse ; mais si tu avais été là, tu aurais été le meilleur capitaine des trois. — Ne dites pas cela, madame, interrompit l’enfant ; maman ne toucherait pas un fusil pour tout l’univers. — Vous dites vrai, Julien, répondit sa mère ; j’étais en effet à Latham-House, mais je ne formais qu’une partie bien inutile de la garnison. — Vous oubliez, dit la comtesse, que vous gardiez les malades de notre ambulance, et que vous faisiez de la charpie pour leurs blessures. — Mais papa n’arriva-t-il pas à votre secours ? demanda l’enfant. — Oui, répondit la comtesse, votre papa vint enfin, et le prince Rupert aussi ; mais ce ne fut, je crois, qu’après s’être fait longtemps désirer. Vous souvenez-nous, Marguerite, de cette matinée où ces coquins de têtes-rondes, qui nous tenaient assiégés depuis si long-temps, se retirèrent sans prendre le temps de plier bagage, dès qu’ils virent flotter sur le haut de la montagne l’étendard du prince ? Rappelez-vous que vous preniez chaque chef portant un casque à panache pour Peveril du Pic, qui avait été, trois mois auparavant, votre partenaire à un bal masqué chez la reine. Ne rougissez pas de ce souvenir, Marguerite : c’était un amour innocent et pur que celui-là ; et quoique le son des trompettes guerrières fût la seule musique qui vous accompagnât dans la vieille chapelle que les boulets ennemis avaient presque entièrement ruinée, quoique le prince Rupert, en vous donnant la main pour vous conduire à l’autel, portât sa bandoulière et eût des pistolets à sa ceinture, j’ose me flatter que tous ces signes belliqueux n’ont pas été d’un funeste augure pour votre bonheur conjugal. — Le ciel m’a traitée avec faveur, en me donnant un si bon mari, répondit lady Peveril. — Et en vous le conservant, » ajouta la comtesse avec un profond soupir ; « tandis que le mien… hélas ! il a scellé de son sang son dévouement pour son roi. Oh ! s’il avait assez vécu pour voir ce jour ! — Que le ciel ne l’a-t-il permis ! dit lady Peveril. Combien ce brave et noble comte se fût réjoui de la fin inespérée de notre captivité ! »

La comtesse regarda lady Peveril d’un air de surprise.

« Tu n’as donc pas entendu parler, cousine, de la situation actuelle de notre maison ? Oh ! combien mon noble époux aurait été surpris s’il avait pu apprendre que ce même monarque pour qui il a sacrifié sa vie sur l’échafaud, à Bolton-le-Moore, marquerait les premiers moments de son règne par la destruction totale de notre fortune, presque épuisée déjà pour sa cause, et persécuterait la veuve d’un fidèle partisan ! — Vous m’étonnez, madame ; il est impossible que vous, la femme de ce brave, de ce fidèle comte, mort assassiné ; vous, la comtesse de Derby et la souveraine de l’île de Man ; vous, qui avez montré le caractère d’un guerrier et une énergie mâle, là où tant d’autres femmes n’auraient montré que la faiblesse de leur sexe ; il est impossible, dis-je, que vous ne recueilliez que des malheurs de ce même événement qui a satisfait, qui a comblé les espérances de tous les fidèles sujets du roi : cela ne saurait être ! — Je vois que tu es aussi peu avancée qu’autrefois dans la connaissance du monde, ma belle cousine, répondit la comtesse. Cette restauration, qui est an motif de sécurité pour tant d’autres, est une source de dangers pour moi ; ce changement, si favorable pour les royalistes qui n’ont pu être plus dévoués que moi, j’ose le dire, est cause que je suis ici en fugitive, réduite à me cacher, et à vous demander retraite et assistance. — À moi ! s’écria lady Peveril ; à moi, dont l’enfance dut protection à votre bonté ! à moi, la femme de Peveril, compagnon d’armes de votre noble époux ! Vous avez droit de commander ici, madame ; mais, hélas ! serait-il vrai que vous eussiez besoin des faibles secours que je puis vous donner ? Pardon, mais une telle pensée est comme une de ces visions de mauvais augure que le sommeil offre à l’imagination, et je vous écoute avec l’espérance d’être soulagée de son impression pénible, et de sortir de ce rêve fatigant. — C’est véritablement un rêve, une vision, dit la comtesse de Derby ; cependant il n’est pas besoin de devin pour en trouver le sens ; l’explication en a été donnée depuis long-temps : gardez-vous de placer votre confiance dans les princes. Mais je puis faire cesser votre surprise. Ce gentilhomme, votre ami, est sans doute honnête ? »

Lady Peveril savait que les cavaliers, à l’exemple de toutes les autres factions, s’attribuaient la dénomination exclusive de parti honnête ; et elle éprouvait en ce moment quelque difficulté à expliquer à la comtesse que cet ami n’était pas précisément honnête dans le sens qu’elle entendait donner à ce mot.

« Nous ferions mieux de nous retirer, madame, » dit-elle, en se levant comme pour suivre la comtesse. Mais celle-ci resta sur son siège.

« Ce n’est qu’une question d’habitude, dit-elle, les principes de ce gentilhomme ne sont d’aucune importance pour moi, car ce que j’ai à vous dire est connu de tout le monde. Vous avez dû savoir et vous vous souvenez sans doute, car Marguerite Stanley ne saurait être indifférente à mon destin, qu’après le meurtre de mon époux à Bolton, je relevai l’étendard qu’il n’avait laissé tomber qu’en mourant, et que je l’arborai de ma propre main dans notre souveraineté de Man. — Je l’ai appris, madame, répliqua lady Peveril ; et j’ai su aussi que vous aviez fait un courageux défi au gouvernement rebelle, dans le temps même que les autres parties de la Grande-Bretagne s’étaient inclinées devant sa puissance. Mon époux, sir Geoffrey, avait formé le projet d’aller à votre secours avec plusieurs de ses vassaux, lorsque nous sûmes que l’île s’était rendue au parti du parlement, et que, vous, madame, vous aviez été mise en prison. — Mais vous ne savez pas, reprit la comtesse, comment ce désastre fondit sur moi. Marguerite, j’aurais défendu cette île contre ces coquins jusqu’à ce que la mer qui l’entoure se fût éloignée d’elle ; j’aurais disputé à ces hypocrites, à ces rebelles, le domaine héréditaire de mon époux jusqu’à ce que les écueils qui l’entourent fussent devenus des ancrages sûrs, jusqu’à ce que les rochers se fussent fondus aux rayons du soleil, jusqu’à ce qu’il ne fût pas resté pierre sur pierre de mes châteaux et de mes forteresses. Le petit royaume de Man ne leur aurait été cédé que lorsqu’il n’aurait plus resté un bras pour porter un bouclier ou un sabre, un doigt pour faire partir la détente d’un fusil. Mais la trahison fit ce que la force n’aurait pu faire ; la trahison parvint à accomplir ce que Blake et Lawson avec leurs châteaux flottants avaient regardé comme une entreprise trop hasardeuse ; un vil rebelle, un serpent nourri dans notre sein nous livra à nos ennemis : ce misérable se nommait Christian. »

Le major Bridgenorth tressaillit à ce nom, et se retourna vers celle qui venait de le prononcer ; mais au même instant une réflexion parut le rappeler à lui, et il détourna son visage. La comtesse poursuivit sans avoir remarqué ce mouvement, qui n’échappa point à lady Peveril, et lui causa d’autant plus de surprise qu’elle connaissait l’esprit indifférent et apathique du major. Ce signe d’un intérêt prononcé l’étonna donc beaucoup. Elle aurait bien voulu engager de nouveau la comtesse à passer dans un autre appartement, mais celle-ci continuait à parler avec trop de véhémence pour se laisser interrompre.

« Ce Christian, dit-elle, avait mangé le pain et bu le vin de mon époux, de son souverain, depuis son enfance, car ses aïeux avaient toujours été de fidèles serviteurs de la maison de Man et le Derby. Lui-même avait combattu bravement à côté de son maître, et il jouissait de toute sa confiance. Lorsque le comte tomba martyr des rebelles, j’en reçus un dernier message dans lequel il me recommanda vivement, entre autres instructions, de continuer à avoir confiance en la fidélité de Christian. Je lui obéis, bien que jamais je n’eusse aimé cet homme. Il était flegmatique, froid, totalement dépourvu de ce feu sacré qui inspire les nobles actions, et soupçonné fortement de pencher vers les subtilités métaphysiques du calvinisme. Cependant il était brave, prudent, il possédait une profonde expérience ; et, comme l’événement le prouva, il n’avait que trop de crédit parmi les insulaires. Quand ce peuple rude et sauvage se vit sans espérance de secours, et pressé par un blocus qui avait introduit dans l’île la famine et les maladies, il commença à se départir de la fidélité qu’il avait gardée jusque-là. — Quoi ! interrompit lady Peveril, ont-ils pu oublier ce qu’ils devaient à la veuve de leur bienfaiteur, à celle qui, de concert avec le généreux Derby, avait amélioré leur condition ? — Ne les blâmez pas, reprit la comtesse ; ces insulaires presque sauvages ne pouvaient agir que d’après leur naturel sans culture : un nouveau malheur leur fait oublier les bienfaits anciens. Habitant de misérables huttes, accoutumés à des mœurs et à des idées parfaitement en harmonie avec ces déplorables demeures, ils devaient être incapables d’apprécier la gloire qui s’attache à la constance et au courage dans l’infortune. Mais, que Christian se soit mis à la tête de leur révolte, lui né gentilhomme et élevé par les soins mêmes du comte de Derby, de ce héros assassiné ; lui nourri dans tous les sentiments nobles et chevaleresques, qu’il ait oublié nos bienfaits, qu’il ait oublié ces tendres relations qui attachent l’homme à l’homme bien plus fortement que la réciprocité des obligations ; qu’il soit devenu le chef des scélérats qui enfoncèrent les portes de mon appartement, et m’enfermèrent, ainsi que mes enfants, dans l’un de mes châteaux ; qu’il ait usurpé le pouvoir, et qu’il soit devenu le tyran dominateur de l’île : que tout cela enfin ait été fait par William Christian, mon vassal, mon serviteur, mon ami, c’est un acte d’ingratitude et de perfidie dont même ce siècle de trahison offre à peine un exemple ! — Et vous êtes devenue prisonnière dans votre propre royaume ? dit lady Peveril. — Pendant plus de sept années j’ai souffert une étroite captivité, reprit la comtesse. Il est vrai qu’on m’offrit la liberté et même quelques moyens d’existence, si je voulais consentir à abandonner l’île, et donner ma parole que je ne chercherais point à réintégrer mon fils dans les droits de son père. Mais ils ne connaissaient ni la noble maison dont je tire mon origine, ni la maison royale de Stanley que mon influence a soutenue ; ils connaissaient peu Charlotte de la Trémouille, ceux qui pensaient qu’elle pût s’abaisser à un si honteux compromis. J’aurais préféré mourir de faim dans le plus sombre cachot de Ruschin Castle, plutôt que de consentir à diminuer de l’épaisseur d’un cheveu les droits de mon fils sur les domaines de son père. — Quoi ! la fermeté de votre conduite dans un moment où tout espoir semblait perdu, ne les engagea point à être généreux et à vous rendre la liberté sans condition ! — Ils me connaissent mieux que toi, flatteuse, répondit la comtesse. Une fois en liberté, j’aurais bien su trouver les moyens de troubler leur usurpation, et Christian aurait plutôt tiré une lionne de sa cage de fer pour combattre avec elle, qu’il ne m’eût laissé la plus légère possibilité de recommencer la lutte avec lui. Mais le temps me gardait en réserve la liberté et la vengeance ; j’avais encore des amis et des partisans dans l’île, bien qu’ils eussent été forcés de céder à l’orage. J’en avais même parmi les insulaires, et la plupart d’entre eux avaient reconnu qu’ils s’étaient trompés dans les espérances qu’ils avaient fondées sur un changement de domination. Leurs nouveaux maîtres les avaient chargés d’impôts ; leurs privilèges, leurs immunités étaient abolis sous prétexte que leur condition devait être égale à celle des autres sujets de la soi-disant république. Quand on reçut la nouvelle de la révolution qui s’opérait dans la Grande-Bretagne, ils me firent connaître secrètement leurs sentiments ; et une insurrection aussi subite et aussi infaillible dans ses résultats que celle qui m’avait faite captive, me rendit la liberté et me remit en possession de la souveraineté de Man, comme régente pour mon fils, le jeune comte de Derby. Vous pensez bien qu’une fois rétablie dans ma puissance, je n’ai pas tardé à tirer vengeance de ce traître Christian. — Comment, madame, » dit lady Peveril qui, bien que connaissant le caractère hautain et ambitieux de la comtesse, imaginait à peine les extrémités auxquelles il était capable de la pousser, « auriez-vous fait emprisonner Christian ? — Oui vraiment, et dans une prison sûre, dont nul sujet félon ne saurait s’échapper, » répondit la comtesse.

Bridgenorth, qui s’était insensiblement rapproché, et qui semblait écouter avec une émotion pénible, ne fut plus maître de la dissimuler davantage ; il rompit le silence, et s’écria d’un ton sévère :

« Milady, j’espère que vous n’avez pas osé… »

La comtesse l’interrompit à son tour :

« Je ne sais qui vous êtes, vous qui avez la hardiesse de m’interroger, et vous ne me connaissez pas, puisque vous avez la présomption de me parler de ce que j’ose ou n’ose pas faire. Mais puisque vous semblez vous intéresser au destin de ce Christian, vous allez le connaître : je ne fus pas plus tôt remise en possession de mon autorité légitime, que j’ordonnai au principal magistrat[48] de l’île de traduire le traître devant une haute cour de justice, selon toutes les formalités prescrites par les anciennes lois de ce pays. La cour fut tenue en plein air, à la face du soleil, les juges siégeant sur la terrasse de Zonwald-Hill, où jadis les druides et les scaldes rendaient leurs jugements. Le criminel fut entendu dans sa défense, qui se borna seulement à ces allégations spécieuses de considération publique dont la trahison au front hideux cherche toujours à se colorer. Il fut convaincu de son crime, et condamné comme traître. — Mais j’ose espérer que ce jugement n’est pas encore exécuté, » interrompit lady Peveril, non sans frissonner involontairement.

« Vous êtes folle, Marguerite, » reprit la comtesse avec aigreur ; « croyez-vous que je fusse femme à différer cet acte de justice jusqu’à ce que la nouvelle cour d’Angleterre eût résolu d’intervenir dans cette affaire ? Non, ma chère ; de la cour de justice il passa au lieu de l’exécution, sans autre délai que celui qui pouvait être utile au salut de son âme. Il fut fusillé dans la cour du château de Peel. »

À ces mots, Bridgenorth joignit les mains et poussa un gémissement douloureux.

« Puisque vous vous intéressez à ce criminel, » ajouta la comtesse en s’adressant à Bridgenorth, « je dois vous dire, pour lui rendre justice, qu’il reçut la mort avec une fermeté et un courage dignes de toute sa vie, qui, à l’exception de cet acte d’ingratitude et de trahison, avait été constamment noble et irréprochable ; mais qu’importe ? L’hypocrite est un saint, et le traître un homme d’honneur, jusqu’à ce que l’occasion, qui est la pierre de touche infaillible, prouve que le métal est vil. — Femme, cela est faux ! cela est faux ! » s’écria Bridgenorth, qui ne pouvait plus contenir son indignation

« Que signifie cette conduite, maître Bridgenorth » dit lady Peveril très-surprise. « Que vous est ce Christian, major, pour que vous insultiez la comtesse de Derby sous mon propre toit ? — Ne me parlez ni de comtesse, ni d’égards cérémonieux, reprit Bridgenorth ; la douleur et la colère ne me laissent pas la possibilité de me conformer à de vaines convenances pour flatter la vanité de grands enfants. Ô Christian ! digne, bien digne du nom que tu portais[49] ! mon ami, mon frère, le frère de ma bien-aimée Alice ! Le seul ami de mon foyer désolé ! As-tu donc été assassiné par cette furie impitoyable qui, sans toi, aurait avec justice payé de son propre sang celui des saints qu’elle et son mari barbare ont répandu comme de l’eau ! Oui, femme cruelle et meurtrière, » continua-t-il en s’adressant à la comtesse, « celui que tu as égorgé dans ta soif de vengeance a sacrifié pendant bien des années le repos de sa conscience à l’intérêt de ta famille, et il ne l’abandonna que lorsque ton zèle frénétique pour la royauté eut causé la ruine presque totale de la petite population au milieu de laquelle il était né. Même en te faisant captive, il te rendit service ; il agit comme pourraient faire les amis d’un fou furieux que l’on enchaîne pour son propre salut ; et je puis attester que, sans la barrière qu’il sut opposer à la fureur des communes d’Angleterre, sans les vives sollicitations qu’il fit en ta faveur, tu aurais subi le châtiment de tes cruautés, de même que la femme impie d’Achab. — Maître Bridgenorth, dit lady Peveril, je puis pardonner quelque chose à la douleur que doivent vous causer de si tristes nouvelles ; mais il est aussi inutile qu’inconvenant de pousser plus loin l’aigreur de vos discours. Si l’excès de votre chagrin vous fait oublier tous les égards, je vous prie de vous rappeler que la comtesse est chez moi, qu’elle est ma parente, et qu’elle a droit à la protection que je puis lui accorder. Je vous supplie, au nom de la simple politesse, de vouloir bien vous retirer ; c’est, je crois, ce que vous avez de mieux à faire dans une circonstance aussi pénible. — Non ! qu’il reste, » dit la comtesse, en le regardant avec un air de fierté mêlé d’une expression de triomphe ; « je ne voudrais pas qu’il en fût autrement, je ne voudrais pas que ma vengeance se bornât à l’insuffisante satisfaction que m’a donnée la mort de Christian. Les éclats bruyants et grossiers de la douleur de cet homme me prouvent que la punition que j’ai infligée n’atteindra pas seulement le coupable qui l’a subie. Je voudrais savoir que ma vengeance a déchiré autant de cœurs rebelles qu’il y a eu de cœurs loyaux et fidèles affligés par la mort du prince de Derby, mon époux ! — Si c’est votre bon plaisir, milady, interrompit lady Peveril, nous passerons chez moi, et nous abandonnerons cet appartement au major Bridgenorth, puisqu’il ne connaît pas assez les lois de la politesse pour se retirera ma demande. Adieu, monsieur Bridgenorth, nous nous reverrons plus tard, et j’espère vous trouver en meilleure disposition. — Pardon, madame, » dit le major, qui parcourait l’appartement à grands pas, et qui, s’arrêtant subitement, releva la tête comme un homme qui vient de prendre une ferme résolution. « À vous je n’ai rien à dire que dans les termes les plus respectueux, mais à cette femme je dois parler comme magistrat. Elle a avoué un meurtre en ma présence ; et ce meurtre est celui de mon beau-frère. Comme homme et comme magistrat, je ne puis permettre qu’elle sorte d’ici que sous une escorte propre à l’empêcher de fuir. Elle a déjà dit qu’elle était fugitive et qu’elle cherchait à se cacher jusqu’à ce qu’elle eût trouvé l’occasion de passer en pays étranger. Charlotte, comtesse de Derby, je t’arrête comme coupable du crime dont tu viens de te vanter. — Je ne me soumets point à votre arrêt, » répondit la comtesse avec calme. « Je suis née pour donner de tels ordres, et non pour les recevoir. Qu’ont de commun vos lois anglaises avec les actes de mon gouvernement dans le royaume héréditaire de mon fils ? Ne suis-je pas reine de Man aussi bien que comtesse de Derby ? Souveraine feudataire, il est vrai, mais indépendante tant que je rends foi et hommage. Quel droit pouvez-vous exercer sur moi ? — Celui qui est donné par le précepte de l’Écriture, répondit Bridgenorth. «  Quiconque répand le sang de l’homme, l’homme répandra le sien. » Ne croyez pas que les privilèges barbares de la féodalité vous mettent à l’abri du châtiment que vous avez encouru par le meurtre d’un Anglais, commis pour des motifs qui ne peuvent être valables d’après l’acte d’amnistie. — Major Bridgenorth, dit lady Peveril, si par les voies de la douceur je ne puis vous faire renoncer au projet que vous venez de former, je vous déclare que je ne permettrai pas qu’on exerce la moindre violence contre cette honorable dame dans l’enceinte même du château de mon mari. — Vous ne sauriez m’empêcher de remplir mon devoir, madame, » reprit Bridgenorth, dont l’opiniâtreté naturelle venait alors à l’appui de sa douleur et de son désir de vengeance. « Je suis magistrat, et j’agis en vertu de l’autorité qui m’appartient. — C’est ce que j’ignore, monsieur Bridgenorth, reprit lady Peveril. Je sais que vous étiez magistrat sous le pouvoir usurpateur ; mais jusqu’à ce que j’apprenne que vous avez été nommé par le roi, je refuserai de vous obéir et de reconnaître en vous un magistrat. — Je ne combattrai point cette vaine objection, madame, répliqua le major ; quand bien même je ne serais point magistrat, tout homme a le droit d’arrêter pour cause de meurtre commis au mépris de l’amnistie proclamée par le roi ; et ce droit, j’en userai. — De quelle amnistie, de quelle proclamation parlez-vous ? » demanda la comtesse d’un air indigné. « Charles Stuart peut, si cela lui plaît, et comme cela lui plaît à ce qu’il paraît, s’entourer de ceux dont les mains sont encore teintes du sang de son père et souillées du pillage de ses fidèles sujets ; il peut leur pardonner, si bon lui semble, et compter leurs forfaits pour des services. Quel rapport tout cela a-t-il avec le crime de ce Christian contre moi et les miens ? Né et élevé dans l’île de Man, il a violé les lois sous lesquelles il vivait ; et pour cette violation il a été puni de mort, après un jugement solennel et conforme à ces mêmes lois. Il me semble, Marguerite, que nous avons assez entendu ce magistrat impertinent et insensé. Je vous suis dans votre appartement. »

Mais le major Bridgenorth se plaça entre elles et la porte, de manière à prouver qu’il était déterminé à leur barrer le passage. Lady Peveril, qui pensait qu’elle lui avait montré en cette occasion plus d’égards et d’indulgence que probablement son mari ne l’approuverait, éleva la voix et appela son intendant. Whitaker, qui avait entendu parler haut, et qui avait distingué une voix de femme qui ne lui était point inconnue, était depuis quelques minutes immobile dans l’antichambre et en proie à tous les tourments de la curiosité. À la voix de sa maîtresse il entra sur-le-champ.

« Que trois de mes gens prennent les armes à l’instant même, dit-elle ; qu’ils se rendent dans l’antichambre, et qu’ils y attendent mes ordres. »



CHAPITRE VI.

LE RETOUR DU CHEVALIER.


Vous n’aurez d’autre prison que ma chambre, et d’autre geôlier que moi.
Le Capitaine.


L’ordre que lady Peveril venait de donner à ses domestiques de prendre les armes était si peu d’accord avec la douceur habituelle de son caractère et de ses manières que le major en fut surpris. « Que voulez-vous dire ? madame, demanda-t-il ; je me croyais sous le toit de l’amitié. — Et vous y êtes aussi, monsieur Bridgenorth, » répondit lady Peveril avec son calme ordinaire ; « mais ce toit ne doit pas être profané par la violence d’un ami contre son ami. — Fort bien, madame, » reprit Bridgenorth en se tournant vers la porte de l’appartement. « Le digne docteur Solsgrace nous a déjà prédit que nous reverrions le temps où les grandes maisons et les noms des orgueilleux de la terre serviraient encore à protéger les crimes de ceux qui habitent les unes et qui portent les autres. Je ne l’ai pas cru d’abord ; mais je vois aujourd’hui qu’il était plus sage que moi. Ne pensez pas cependant que je me soumette lâchement. Le sang de mon frère, de l’ami de mon cœur, ne criera pas long-temps du fond du tombeau :


« Que ta vengeance est lente, ô Seigneur. »


S’il reste une étincelle de justice dans la malheureuse Angleterre, cette femme orgueilleuse et moi, nous nous verrons bientôt dans un lieu où nul ami, nulle partialité ne pourra la protéger. »

En parlant ainsi, il se disposait à quitter l’appartement, quand lady Peveril lui dit :

« Vous ne sortirez pas d’ici, maître Bridgenorth, que vous ne m’ayez donné votre parole de renoncer à tout projet hostile contre la liberté de la noble comtesse. — Je signerais mon déshonneur dans les termes les plus formels, milady, plutôt que d’accepter de telles conditions. Si quelqu’un ose m’opposer de la résistance, que son sang retombe sur sa tête ! » Comme le major achevait ces mots, Whitaker ouvrit la porte, et prouva qu’avec toute l’ardeur et l’activité d’un ancien soldat, qui n’était pas fâché de voir les choses reprendre une tournure belliqueuse, il s’était fait accompagner de quatre vigoureux gaillards portant la livrée du chevalier du Pic, et armés jusqu’aux dents, de sabres, de carabines et de pistolets.

« Je verrai, dit le major, si quelqu’un de ces hommes sera assez audacieux pour tenter de m’arrêter, moi Anglais, né libre et magistrat, lorsque je remplis le devoir de ma charge. »

À ces mots, il s’avança sur Whitaker et ceux de sa suite, en portant la main sur la garde de son épée.

« De grâce, ne soyez pas si imprudent, monsieur Bridgenorth, s’écria lady Peveril ; arrêtez-le, Whitaker, désarmez-le ; mais gardez-vous de lui faire aucun mal ! »

Ses ordres furent exécutés. Bridgenorth, quoique homme de courage et de résolution, ne poussait pas la témérité au point d’engager une lutte avec des adversaires que le nombre rendait vraiment redoutables. Il tira son épée à moitié hors du fourreau, et fit assez de résistance pour appeler la violence contre lui. Mais il remit son arme, et déclara qu’en se soumettant à la force à laquelle un seul homme était incapable de résister, il rendait les auteurs de son arrestation et ceux qui en avaient donné l’ordre responsables d’un acte aussi contraire aux lois.

« Ne vous mettez point l’esprit en peine pour le warrant qui manque à votre arrestation, monsieur Bridgenorth, dit le vieux Whitaker ; vous avez agi plus d’une fois d’une manière plus illégale encore. L’ordre de milady vaut bien un warrant comme tous ceux du vieux Noll. Vous les avez fait exécuter assez long-temps, maître Bridgenorth. Vous m’avez fait emprisonner pour avoir bu à la santé du roi ; et alors vous n’auriez pas donné un farthing[50] de toutes les lois de l’Angleterre, maître Bridgenorth. — Point de propos impertinents, Whitaker, dit lady Peveril ; et vous, monsieur Bridgenorth, ne vous inquiétez pas si vous êtes retenu prisonnier pendant quelques heures. Votre captivité cessera dès que la comtesse de Derby n’aura plus rien à craindre de vos poursuites. Il me serait facile de lui donner une escorte qui défierait toutes les forces que vous pourriez rassembler ; mais je veux éviter, le ciel le sait, de réveiller les anciennes dissensions civiles. Encore une fois, major, revenez à des sentiments plus modérés ; reprenez votre épée, et consentez à oublier la personne que vous avez vue au château de Martindale. — Jamais ! répondit Bridgenorth ; le crime de cette femme cruelle sera de tous les crimes de ce monde le dernier que j’oublierai. Mon dernier vœu en quittant la vie sera de voir son forfait puni par la justice. — Si tels sont vos sentiments, dit lady Peveril, quoiqu’ils tiennent bien plus du désir de la vengeance que de l’amour de la justice, je dois m’occuper de pourvoir à la sûreté de mon amie en m’assurant de votre personne. On aura soin de vous fournir dans cet appartement tout ce qui pourra vous être nécessaire et agréable, et j’enverrai un messager à Moultrassie-House, pour épargner à vos gens l’inquiétude que votre absence ne manquerait pas de leur causer. Dans quelques heures peut-être, ou dans deux jours au plus, je viendrai moi-même mettre fin à votre réclusion, et vous demander pardon d’avoir employé contre vous les moyens de rigueur auxquels votre opiniâtreté me force maintenant de recourir. »

Le major ne répondit rien, si ce n’est qu’il était en son pouvoir et qu’il devait se soumettre à ses volontés. Alors il se dirigea vers la fenêtre, comme pour se débarrasser de la présence des deux dames.

La comtesse et lady Peveril sortirent de l’appartement en se donnant le bras, et la dernière donna ses ordres à Whitaker concernant la manière dont elle voulait que le major fût gardé et traité, lui expliquant en même temps que la sûreté de la comtesse de Derby exigeait qu’il fût surveillé de très-près.

Toutes les injonctions relatives à la garde stricte du prisonnier, comme de placer des sentinelles, de les relever d’heure en heure, etc., Whitaker les reçut avec joie ; et il jura, sur sa tête, que la détention durerait aussi long-temps que les circonstances la rendraient nécessaire. Mais le vieil intendant parut beaucoup moins disposé à la docilité lorsqu’il s’agit de régler la manière dont le major serait couché et nourri ; et il lui sembla que lady Peveril s’occupait avec un soin trop scrupuleux des besoins de son prisonnier. « Je garantis, dit-il, que ce coquin de tête-ronde a mangé hier une assez grosse part de bœuf gras pour en être rassasié pendant un mois : un jeûne de quelques jours ne ferait pas de mal à sa santé. Quant à la boisson, je lui donnerai en abondance de l’eau fraîche ; je lui en donnerai assez, je vous assure, pour rafraîchir son sang, qui est très-échauffé, je gage, par les liqueurs fortes dont il s’est abreuvé hier. Pour son lit, voilà un beau parquet, bien sec et beaucoup plus sain que la paille humide sur laquelle j’ai couché pendant que j’étais en prison.

« Whitaker, » dit lady Peveril, d’un ton impératif, « je vous ordonne de pourvoir au coucher et à la nourriture du major Bridgenorth, exactement comme je vous l’ai déjà signifié, et de vous conduire envers lui avec tous les égards et toute la politesse que j’exige. — Vos ordres, milady, seront exécutés ponctuellement ; mais, comme un vieux et fidèle serviteur, j’use du privilège de vous parler avec franchise. »

Après cet entretien avec l’intendant, les deux dames se retirèrent dans un appartement réservé particulièrement à la maîtresse de la maison. Cet appartement communiquait d’un côté avec la chambre à coucher, et de l’autre, avec un salon donnant sur le jardin. Il y avait aussi une petite porte, par laquelle, après avoir monté quelques marches, on arrivait au balcon dont nous avons déjà parlé, et qui donnait sur la cuisine. Ce même passage conduisait par une autre porte à la tribune principale de la chapelle, de manière que toutes les affaires spirituelles et temporelles du château se trouvaient presque en même temps sous l’inspection de l’œil qui devait tout surveiller avec attention.

Cette pièce, qu’on nommait la chambre tapissée, fut fermée soigneusement ; et, lorsque les deux dames furent assises, la comtesse, prenant la main de lady Peveril, lui dit en souriant :

« J’ai vu aujourd’hui deux choses qui m’auraient surprise extrêmement si quelque chose pouvait maintenant me surprendre. La première, c’est que cet insensé de tête-ronde ait osé montrer tant d’insolence dans la maison de Peveril du Pic. Si votre mari, toujours sans doute le vaillant et honorable cavalier que j’ai connu, se fût trouvé chez lui, il aurait jeté ce drôle par la fenêtre. Mais ce qui m’a plus étonnée encore, Marguerite, c’est votre fermeté. Je ne vous aurais jamais crue capable de prendre des mesures si décisives, après avoir montré tant de patience et de condescendance envers cet homme. Tandis qu’il parlait de magistrature et de warrant, vous aviez l’air si interdit, que je croyais déjà sentir sur mon épaule la griffe du sergent de la paroisse, me saisissant pour me traîner en prison comme une vagabonde. — Nous devons quelques égards à M. Bridgenorth, ma chère dame, répondit lady Peveril : il nous a servis chaudement dans ces derniers temps d’épreuves ; mais jamais ni lui ni d’autres n’insulteront la comtesse de Derby dans la maison de Marguerite Stanley. — Tu es devenue une héroïne dans toute la force du terme, Marguerite. — Deux sièges et des alarmes sans nombre peuvent m’avoir donné quelque présence d’esprit ; quant à mon courage, il ne vaut guère mieux qu’autrefois. — Présence d’esprit est courage ! La véritable intrépidité réelle ne consiste pas à être insensible au danger, mais à le braver et à le surmonter avec promptitude ; et peut-être aurons-nous besoin bientôt de toute celle que nous possédons, » ajouta la comtesse avec une légère émotion, « car il me semble que j’entends le trépignement des chevaux sur le pavé de la cour. »

Au même instant, le petit Julien, transporté de joie et hors d’haleine, entra précipitamment dans la chambre en s’écriant que son papa était de retour avec Lamington et Sam-Brewer, et qu’il lui avait permis de monter sur Black-Hastings pour le conduire à l’écurie. Aussitôt après on entendit le bruit des lourdes bottes du brave chevalier, qui, tout empressé de revoir sa femme, montait les marches de l’escalier deux à deux. Il entra brusquement dans la chambre. Tout son extérieur en désordre prouvait la célérité avec laquelle il avait voyagé ; et, sans voir personne que sa femme, il la saisit avec transport dans ses bras, et l’embrassa une douzaine de fois. Ce ne fut qu’avec quelque difficulté que lady Peveril se dégagea des bras de sir Geoffrey, pour le prier, en rougissant et d’un ton de doux reproche, de faire attention à celle qui se trouvait avec elle dans l’appartement.

« C’est une personne, » dit la comtesse en s’avançant vers lui, « qui est heureuse de voir que sir Geoffrey, quoique devenu courtisan et favori, n’en apprécie pas moins le trésor qu’elle a contribué quelque peu à lui faire obtenir. Vous ne pouvez avoir oublié la levée du siège de Latham-House ? — La noble comtesse de Derby ! » s’écria sir Geoffrey, ôtant avec un profond respect son chapeau orné de plumes et baisant la main qu’elle lui présentait ; je suis aussi enchanté, milady, de voir Votre Seigneurie dans ma pauvre maison, que je le serais d’apprendre que l’on a découvert une veine de plomb dans ma mine de Brown-Tor. Je suis venu en toute hâte, dans l’espérance de vous servir d’escorte dans ce pays ; et je craignais que vous ne fussiez tombée en de mauvaises mains, ayant appris qu’un coquin est chargé d’un warrant décerné contre vous par le conseil. — Quand avez-vous appris cette nouvelle ? de qui la tenez-vous ? — De Cholmondley de Vale-Royal, répondit sir Geoffrey. Il est parti afin de prendre des mesures de sûreté pour votre passage dans le Cheshire ; et je me suis engagé à vous y conduire. Le prince Rupert, Ormont et d’autres amis ne doutent pas que l’affaire ne s’arrange au moyen d’une amende ; mais on dit que le chancelier, Harry-Bennet et quelques autres des conseillers d’outre-mer, sont furieux de ce qu’ils appellent une violation de l’amnistie proclamée par le roi. Que le diable les emporte ! ils nous ont laissés supporter tous les coups, et maintenant ils s’irritent de ce que nous voulons enfin régler nos comptes avec ceux qui nous ont causé de si vives anxiétés. — Quel châtiment parlent-ils de m’infliger ? demanda la comtesse. — Je ne sais trop, répondit sir Geoffrey ; comme je vous le disais, quelques amis de notre bon pays de Cheshire, et d’autres encore, essaient de le faire réduire à une amende ; mais certaines gens ne parlent de rien moins que de la Tour de Londres, et d’une longue détention. — J’ai déjà souffert un assez long emprisonnement pour l’amour du roi Charles, dit la comtesse, et je n’ai nullement envie d’en subir un nouveau pour satisfaire à son bon plaisir. D’ailleurs, si l’on m’interdit la régence des états de mon fils, j’ignore si je n’ai pas à craindre encore quelque usurpation. Je vous serai donc obligée, cousin, d’imaginer quelque moyen pour me faire conduire en sûreté à Vale-Royal, où je sais que je trouverai bonne escorte pour me rendre à Liverpool. — Vous pouvez compter que je vous servirai de guide et de protecteur, noble lady, répondit Peveril, quand bien même vous seriez arrivée ici à minuit, avec la tête de ce coquin dans votre tablier, comme Judith dans les saints Apocryphes, que je me réjouis d’entendre lire de nouveau chaque jour dans nos églises. — La noblesse est-elle nombreuse à la cour ? demanda la comtesse. — Oui, madame ; et, selon le dicton adopté parmi les mineurs du pays quand ils commencent à fouiller, elle y est pour la grâce de Dieu, et pour ce qu’elle y peut trouver. — Les vieux cavaliers y sont-ils bien accueillis ? poursuivit la comtesse. — Ma foi, milady, le roi a des manières si gracieuses, qu’il fait fleurir l’espérance dans le cœur de tout homme auquel il parle, quoiqu’à dire vrai nous ayons vu jusqu’à présent bien peu de ces fleurs rapporter des fruits. — J’espère, mon cousin, que vous n’avez pas à vous plaindre de l’ingratitude ? reprit la comtesse. Personne ne l’aurait moins méritée que vous. »

Sir Geoffrey, en homme prudent, n’était pas fort disposé à avouer qu’il avait conçu des espérances, et qu’elles s’étaient trouvées déçues ; mais il avait aussi trop de franchise pour dissimuler tout à fait son désappointement.

« Qui, moi ? madame, dit-il ; hélas ! que pouvait attendre du souverain un pauvre campagnard comme moi, si ce n’est le plaisir de le revoir à Wite-Hall en paisible possession de son trône ? Sa Majesté m’a reçu de la manière la plus gracieuse ; elle m’a parlé de la journée de Worcester, et même de mon cheval Black-Hastings, bien qu’elle eût oublié son nom et le mien aussi, je crois, et qu’elle ne s’en fût jamais souvenue peut-être, si le prince Rupert ne le lui eût soufflé à l’oreille. J’ai revu là quelques anciens amis, tels que Sa Grâce le duc d’Ormont, sir Marmaduke Langdale, sir Philippe Musgrave et quelques autres ; nous avons fait même une ou deux parties joyeuses à la manière du vieux temps. — J’aurais cru que tant de dangers courus, tant de blessures reçues, tant de pertes de fortune méritaient quelque chose de mieux que des paroles doucereuses, dit la comtesse. — Plusieurs de mes amis ont eu aussi la même pensée, répondit Peveril. Quelques-uns avaient l’idée que la perte de tant d’acres de belle et bonne terre valaient bien au moins la récompense de quelques honneurs ; il y en avait même qui pensaient que mon origine, qui remonte jusqu’à Guillaume-le-Conquérant (pardonnez-moi, milady, si je me vante ainsi en votre présence), méritait un rang et un titre, tout aussi bien que certains grands personnages qui ont été comblés de dignités. Mais savez-vous ce que dit à ce sujet le spirituel duc de Buckingham, dont le grand-père était un pauvre chevalier du comté de Leicester, d’une famille qui valait tout au plus la mienne ? Il dit que si tous ceux qui, comme moi, ont bien mérité du roi dans les derniers temps étaient appelés à la pairie, il faudrait que la chambre des pairs tînt ses séances dans la plaine de Salisbury. — Et cette mauvaise plaisanterie passa pour une bonne raison, dit la comtesse : cela se peut bien au reste dans un temps où les meilleurs arguments passent pour des jeux de mots. Mais voici quelqu’un avec qui je veux faire connaissance. »

C’était le petit Julien qui rentrait dans l’appartement, tenant la petite Alice par la main, comme s’il eût voulu qu’elle rendît témoignage de la vérité de ce qu’il venait raconter à son père sur le courage dont il avait fait preuve en reconduisant seul Black-Hastings à l’écurie, tandis que Saunders, marchant à côté du cheval, n’avait pas mis une seule fois la main sur les rênes, et que Brewer, qui était derrière lui, le tenait à peine par le bras. Sir Geoffrey embrassa tendrement le petit garçon, et la comtesse, l’ayant appelé à elle, le baisa au front, et examina tous ses traits d’un œil observateur et curieux.

« C’est un véritable Peveril, dit-elle, marqué de la touche des Stanley. Cousin, j’ai une demande à vous faire. Lorsque mes affaires seront arrangées, et que je serai paisiblement rétablie dans mon île, il faut que vous me donniez pendant quelque temps ce petit Julien, pour qu’il soit élevé chez moi comme page et comme compagnon du petit Derby. J’espère que le ciel permettra qu’ils soient amis comme leurs pères l’ont été ; et puisse Dieu leur faire voir des temps plus heureux ! — De tout mon cœur, madame, et je vous remercie de votre proposition, répondit le chevalier. Nous avons vu la décadence de plusieurs nobles maisons ; et il y en a un bien plus grand nombre encore où les règles de la discipline pour l’éducation de la jeune noblesse sont si entièrement négligées, que j’ai souvent craint d’être obligé de garder le petit Gil chez moi ; et comme malheureusement j’ai reçu moi-même trop peu d’instruction pour pouvoir lui enseigner grand’chose, il aurait couru risque de n’être jamais qu’un chevalier chasseur au faucon. Mais dans la maison de Votre Seigneurie, et près du noble comte votre fils, il trouvera de meilleures directions encore que celles que je pouvais désirer pour lui. — Il n’y aura entre eux aucune distinction, cousin, ajouta la comtesse ; le fils de Marguerite Stanley sera l’objet de mes soins comme mon propre fils, puisque vous voulez bien le confier à mon amitié. Vous pâlissez, Marguerite, et je vois des larmes dans vos yeux. Point de tendresse mal entendue, point de faiblesse, ma chère : ce que je vous demande est plus dans l’intérêt de votre fils que tout ce que vous avez pu souhaiter jusqu’à présent ; car la maison de mon père, le duc de la Trémouille, était la plus célèbre école de chevalerie de toute la France. L’âme de sa fille n’a pas dégénéré de ces nobles sentiments, et je n’ai souffert aucun relâchement dans les principes qui préparent les jeunes gens à être l’honneur de leur race. Vous ne pouvez promettre les mêmes avantages à votre Julien si vous l’élevez dans la maison paternelle. — Je sens tout le prix de cette faveur, milady, répondit lady Peveril, et je dois consentir à la proposition dont Votre Seigneurie nous honore, proposition qui d’ailleurs a déjà obtenu l’approbation de sir Geoffrey ; mais Julien est un fils unique, et… — Fils unique, interrompit la comtesse, mais non enfant unique. Vous accorderiez trop de privilèges à ce sexe, qui en a déjà tant, si vous souffriez que Julien s’emparât seul de toute votre affection, et n’en laissât pas un peu pour cette jolie petite fille. »

En parlant ainsi, elle quitta Julien, et, prenant Alice sur ses genoux, elle commença à la caresser. Malgré le caractère mâle de la comtesse, il y avait quelque chose de si doux dans le son de sa voix et l’expression de son visage, que l’enfant lui sourit aussitôt et répondit à ses embrassements. Cette méprise embarrassait extrêmement lady Peveril. Connaissant l’impétuosité naturelle de son mari, son dévouement à la mémoire du feu comte de Derby, et son respect pour sa veuve, elle s’effrayait des conséquences que pouvait avoir le récit de la conduite de Bridgenorth pendant cette matinée, et elle désirait vivement qu’il ne l’apprît que par elle et après y avoir été préparé. Mais l’erreur de la comtesse amena un éclaircissement beaucoup plus précipité qu’elle ne l’aurait voulu.

« Cette jolie petite fille, madame, n’est pas à nous, répondit sir Geoffrey, et je voudrais qu’elle nous appartînt. Elle est l’enfant d’un de nos proches voisins, bon et brave homme, quoique, dans ces derniers temps, il ait été détourné de sa fidélité à son souverain par un damné presbytérien, qu’il appelle ministre, et que j’espère renverser bientôt de son perchoir, en l’avertissant de prendre garde à lui. Ce drôle a été assez long-temps le coq de la basse-cour ; il y a des verges maintenant pour secouer la poussière de son manteau de Genève ; c’est ce que je puis assurer à ces faces blêmes de presbytériens. Mais cette enfant, milady, est la fille de Bridgenorth, le voisin Bridgenorlh de Moultrassie-House. — Bridgenorlh ! s’écria la comtesse ; je croyais connaître tous les noms des familles honorables du Derbyshire. Je n’ai pas souvenir de celui de Bridgenorth. Mais attendez, n’y a-t-il pas dans le comité des séquestres un homme de ce nom ? Évidemment ce ne peut être lui. »

Peveril, non sans éprouver une sorte de honte, répondit : « C’est précisément l’homme dont vous parlez, milady, et vous pouvez concevoir la répugnance avec laquelle je me suis déterminé à recevoir des services d’un individu de cette espèce. Mais si je n’avais pas agi comme je l’ai fait, j’ignore si j’aurais trouvé un asile pour Marguerite. »

Tandis qu’il parlait ainsi, la comtesse posa doucement l’enfant sur le tapis, bien que la petite parût désirer vivement de rester sur les genoux de la comtesse, ce que la souveraine de Man aurait certainement vu avec plaisir si l’enfant eût tiré son origine de parents patriciens et royalistes.

« Je ne vous blâme pas, dit-elle, personne ne sait jusqu’où la tentation peut nous abaisser. Cependant je croyais que Peveril du Pic eût préféré habiter au fond des cavernes plutôt que d’avoir quelque obligation à un régicide. — Mon voisin, madame, reprit le chevalier, sans être irréprochable, n’est pas aussi méchant que vous pouvez le croire ; il est presbytérien, je l’avoue, mais non indépendant. — C’est une espèce provenant toujours du même monstre, dit la comtesse. Ceux-là excitaient la même et sonnaient du cor, tandis que les autres chassaient ; ils enchaînaient, ils garrottaient la victime que les indépendants égorgeaient ensuite. De ces deux sectes, je préfère encore les indépendants. Du moins ils agissent à visage découvert ; ils sont audacieux, sans pitié. Ils tiennent beaucoup plus du tigre que du crocodile. Je ne doute plus alors que ce ne soit ce digne gentilhomme qui ce matin a osé prendre sur lui de… »

Elle s’arrêta subitement, car elle avait remarqué sur le visage de lady Peveril quelques signes de mécontentement et d’embarras.

« Je suis bien malheureuse ! dit la comtesse ; j’ai laissé échapper, je ne sais comment, quelque chose qui vous blesse, Marguerite ; le mystère est une chose dangereuse, et entre nous il ne devrait pas y en avoir. — Il n’y en a pas non plus, madame, » répondit lady Peveril avec un peu de vivacité ; « je n’attendais qu’une occasion pour apprendre à mon mari ce qui est arrivé. M. Bridgenorth était malheureusement ici, sir Geoffrey, lorsque lady Derby y est arrivée, et il a cru de son devoir de parler de…

— De parler de quoi ? » s’écria le chevalier en fronçant les sourcils ; « Vous avez toujours été trop bonne, Marguerite, et vous avez permis à ces gens-là d’usurper des droits… — Je veux dire seulement, reprit lady Peveril, que comme la personne… celui dont milady racontait l’histoire, était le frère de sa femme, il a menacé milady… mais je ne puis croire que ce fût sérieusement.

— Il l’a menacée ! Menacer lady Derby dans ma propre maison ! la veuve de mon ami, la noble Charlotte de Latham-House ! Par le ciel ! ce presbytérien aux oreilles longues m’en rendra raison ! Comment mes gens ne l’ont-ils pas fait sauter par la fenêtre ? — Hélas, sir Geoffrey, vous oubliez tout ce que nous lui devons, dit lady Peveril. — Ce que nous lui devons ? » continua le chevalier encore plus indigné, car il s’imagina que sa femme faisait allusion aux obligations pécuniaires ; « si je lui dois quelque argent, n’a-t-il pas toutes les sûretés possibles, et a-t-il pour cela le droit de venir commander ici et de jouer le rôle de magistrat au château de Martindale ? Où est-il ? qu’avez-vous fait de lui ? Je veux, je dois lui parler. — De la modération, sir Geoffrey, » dit la comtesse qui commençait à entrevoir le motif des craintes de sa parente ; « soyez assuré que je n’ai pas eu besoin de votre valeur chevaleresque pour me défendre contre ce discourtois faitour[51], comme l’auteur de la Mort d’Arthur n’aurait pas manqué de le nommer. Je vous garantis que ma cousine en a fait promptement justice ; et je suis si enchantée de devoir ma délivrance à son seul courage, que je vous ordonne, comme à un loyal chevalier, de n’intervenir en aucune manière dans l’aventure qui appartient à un autre. »

Lady Peveril, qui connaissait le caractère impatient et irritable de son mari, et qui le voyait disposé à se livrer à la colère, raconta alors de la manière la plus simple et la plus claire la conduite de M. Bridgenorth et ce qui y avait donné lieu.

« Je suis réellement fâché de cela, dit le chevalier ; je croyais qu’il avait plus de bon sens et que l’heureux changement des circonstances aurait produit sur lui quelque bon effet. Mais vous auriez dû me dire cela dès mon arrivée : mon honneur ne me permet pas de le garder prisonnier ici comme si j’avais quelque chose à redouter de ses tentatives contre la noble comtesse, tandis qu’elle sera sous mon toit, ou même à vingt milles de distance de mon château. »

En achevant ces mots, il salua la comtesse et se rendit à la chambre dorée, laissant lady Peveril fort inquiète de la manière dont allait se passer un pareil tête-à-tête entre un homme aussi emporté que son mari, et un personnage aussi opiniâtre que Bridgenorth. Ses craintes cependant furent inutiles, car il était écrit que l’entrevue n’aurait pas lieu.

Quand sir Geoffrey eut congédié Whitaker et les gardes, il entra dans la chambre dorée, où il s’attendait à trouver son captif ; mais celui-ci s’était évadé, et il n’était pas difficile de savoir comment. Dans le premier trouble du moment, lady Peveril et Whitaker, les seules personnes qui eussent connaissance du panneau glissant, l’avaient totalement oublié. Il était probable qu’il n’avait pas été refermé exactement, et qu’il était resté une ouverture suffisante pour indiquer son existence à Bridgenorth, qui, étant parvenu à le faire glisser, avait pénétré dans l’appartement secret avec lequel il communiquait, et avait de là gagné la poterne du château, par un autre passage secret pratiqué dans l’épaisseur des murs : ce qui est assez commun dans les anciens manoirs, dont les barons étaient exposés à tant de revers de fortune, qu’ordinairement ils avaient soin de se ménager des lieux de retraite où ils pussent se réfugier dans les moments de danger, et de s’assurer les moyens de sortir furtivement de leurs forteresses. Il était évident que Bridgenorth avait découvert ce passage et en avait profité ; car les portes secrètes qui conduisaient à la poterne étaient encore ouvertes, ainsi que le panneau mobile de la chambre dorée.

Sir Geoffrey revint dans l’appartement des dames avec l’air d’un homme inquiet. Tant qu’il avait cru Bridgenorth en son pouvoir, il n’avait rien redouté : car il se sentait supérieur à lui, autant par la force physique que par cette sorte de courage qui pousse un homme à se précipiter sans hésitation au milieu du danger ; mais une fois le major éloigné, il commença à le craindre davantage. Il avait été habitué pendant tant d’années à considérer comme redoutables le pouvoir et l’influence de Bridgenorth ; et même alors, malgré le changement survenu dans les affaires publiques, il regardait encore son voisin comme un ami si puissant ou un ennemi si dangereux, qu’il s’alarma pour la sûreté de la comtesse plus qu’il ne voulait se l’avouer à lui-même. Quant à elle, remarquant sa mine soucieuse, elle lui demanda s’il pensait que son séjour au château pût lui occasionner quelque embarras et l’exposer à quelque danger.

« L’embarras serait bienvenu et accepté avec joie, répondit sir Geoffrey ; le danger encore plus volontiers, puisque la cause en serait si belle. Mon projet était de prier Votre Seigneurie d’honorer Martindale de votre présence pendant quelques jours, ce qui aurait facilement été tenu secret jusqu’à ce que les recherches sur votre personne eussent été terminées. Si j’avais pu voir ce drôle de presbytérien, je l’aurais certainement forcé à agir avec prudence ; mais le voilà libre et hors de mon atteinte, et, ce qu’il y a de pire, il connaît le secret de la chambre du prêtre. »

Sir Geoffrey s’arrêta et parut embarrassé.

« Vous ne pouvez donc ni me cacher ni me protéger ? dit la comtesse. — Pardonnez-moi, ma chère et honorée lady, répondit le chevalier ; mais permettez-moi de continuer. La vérité est que cet homme a un grand nombre d’amis parmi les presbytériens de ce pays ; qu’ils sont beaucoup plus nombreux que je ne le voudrais, et que si le drôle, porteur du warrant décerné contre vous, tombe entre ses mains, il est probable qu’il ramènera ici avec une force suffisante pour essayer de le mettre à exécution ; et je doute que nous ayons le temps de rassembler assez d’amis pour pouvoir leur résister avec avantage. — Et d’ailleurs, dit la comtesse, je ne voudrais pas qu’aucun de mes amis prît les armes pour s’opposer à l’exécution d’un warrant du roi. — N’ayez point d’inquiétude à cet égard, milady. S’il plaît à Sa Majesté de lancer des mandats d’arrêt contre ses meilleurs amis, elle doit s’attendre qu’ils y résisteront. Mais ce qu’il y a de mieux à faire, selon moi, dans cette conjoncture embarrassante, quoiqu’une telle proposition soit peu conforme aux règles de l’hospitalité, c’est que vous montiez à cheval sur-le-champ, si vous n’êtes pas trop fatiguée. Moi et quelques braves gens nous vous conduirons en sûreté à Vale-Royal, quand même le shériff nous barrerait le chemin avec un posse-comitatus[52]. »

La comtesse de Derby accepta la proposition. Elle avait parfaitement dormi, assurait-elle, la nuit précédente dans la chambre secrète où Ellesmère l’avait conduite ; elle était prête à se mettre en chemin ou à prendre la fuite, car elle ne savait lequel de ces deux termes était le plus convenable.

Lady Peveril pleura sur la nécessité qui forçait l’amie et la protectrice de sa jeunesse à fuir de sa maison avec autant de précipitation, et dans le moment où les nuages de l’adversité paraissaient s’amonceler sur sa tête ; mais elle n’apercevait aucun autre moyen de salut. D’ailleurs, malgré la force de son attachement pour lady Derby, elle ne pouvait voir ce prompt départ avec beaucoup de répugnance, quand elle considérait les inconvénients et même les dangers que sa présence, dans la conjoncture actuelle, pouvait attirer sur un homme d’un caractère aussi entreprenant et aussi ardent que sir Geoffrey.

Tandis que lady Peveril faisait tous les préparatifs que permettaient le temps et les circonstances pour le voyage de la comtesse, son mari, dont l’ardeur était toujours excitée à l’approche d’une action, donnait ordre à Whitaker de rassembler quelques braves gens, déterminés et armés de pied en cap.

« Prends mes deux laquais, dit-il, Outram-Saunders, le palefrenier, Roger-Raine et son fils ; mais recommande à Roger de ne pas boire. Tu viendras aussi, de même que le jeune Dick de Dale, avec son domestique et une couple ou deux de ses gens. Nous serons assez nombreux, je pense, pour leur tenir tête au besoin. Tous ces gaillards-là sauront frapper ferme sans demander pourquoi ; leurs bras sont toujours plus prêts à agir que leur langue à parler, et leur bouche est plutôt faite pour boire que pour jaser. »

Whitaker, en recevant ces ordres et en apprenant tout ce que la circonstance avait de critique, demanda s’il ne ferait pas bien d’avertir sir Jasper Cranbourne.

« Ne lui en dis pas un mot, sur ta tête, répondit le chevalier ; il peut résulter de tout ceci une mise hors la loi, comme ils disent, et je ne veux mettre en péril d’autres biens que les miens. Sir Jasper a eu assez de tourments pendant bien des années : le reste de sa vie s’écoulera en paix, s’il ne dépend que de moi.



CHAPITRE VII.

LA FUITE.


Fang. À la rescousse ! à la rescousse !
Mistress Quickly. Braves gens ! qu’un ou deux des vôtres viennent à notre secours.
Shakspeare. Henri IV, 2e partie.


Les gens de la suite de Peveril étaient si accoutumés au son du boute-selle, qu’ils furent bientôt rangés en bon ordre ; puis, avec toute la sévérité de la discipline, et cette contenance grave qui convient à l’heure du danger, ils se mirent en marche escortant la comtesse de Derby à travers la partie montagneuse et déserte qui lie la frontière de ce comté à celle du Cheshire. La cavalcade avançait avec ces précautions extrêmes que l’expérience avait enseignées pendant le temps des guerres civiles. Un cavalier prudent et bien monté précédait la troupe d’environ trois cents pas ; deux autres le suivaient à la moitié de cette distance avec leurs carabines en avant, prêts à faire feu à la première attaque. Plus loin, derrière cette avant-garde, venait le corps principal, au milieu duquel la comtesse de Derby cheminait montée sur le palefroi de lady Peveril, car le sien était encore trop fatigué du voyage qu’elle avait fait de Londres au château de Martindale. Elle était suivie d’un écuyer fidèle et d’une femme de chambre ; auprès d’elle se tenaient, pour la protéger, le chevalier du Pic et trois files d’hommes déterminés et vigoureux. Whitaker et Lance-Outram formaient l’arrière-garde, comme gens de confiance et chargés de couvrir la retraite. Ils marchaient, selon le proverbe espagnol, la barbe sur l’épaule, regardant autour d’eux de temps à autre, et prenant toutes les mesures nécessaires pour apercevoir promptement ceux qui pouvaient les poursuivre.

Cependant, quelque sage et habile que fût Peveril dans la discipline, il ne brillait pas par la politique. Il avait communiqué à Whitaker, sans aucune nécessité, le motif de leur expédition, et Whitaker, à l’exemple de son maître, avait été aussi communicatif envers son camarade Lance-Outram, le garde forestier.

« Voilà qui est assez étrange, maître Whitaker, » dit ce dernier quand il eut appris de quoi il s’agissait, « et je voudrais bien que vous, qui êtes un homme d’esprit, vous puissiez m’expliquer pourquoi, lorsque nous n’avons cessé de souhaiter le retour du roi, de prier pour le roi, de combattre pour le roi, et de mourir pour le roi pendant vingt années, la première chose que nous fassions à son retour soit de nous armer pour nous opposer à l’exécution d’un de ses mandats. — Taisez-vous, jeune fou, dit Whitaker ; est-ce là tout ce que vous savez du fond de l’affaire ? Sachez que, dès le commencement de tout ceci, nous nous sommes battus pour la personne du roi contre son mandat, et je me rappelle fort bien que toutes les proclamations de ces coquins étaient faites au nom du roi et du parlement. — Vraiment ! répliqua Lance ; en bien ! s’ils veulent recommencer si tôt à battre le gibier et à envoyer des warrants au nom du roi contre ses fidèles sujets, vive notre vaillant maître ! il saura s’en servir pour bourrer son fusil ; et si Bridgenorth nous fait la chasse, je ne serai pas fâché de lui en envoyer un avec ma carabine. — Pourquoi cela ? mon garçon, dit Whitaker ; ce n’est, j’en conviens, qu’une maudite tête-ronde, un chien de puritain ; mais il n’est pas mauvais voisin. Que t’a-t-il fait à toi ? — Il a braconné sur les terres du château, répondit le garde forestier. — Allons donc ! cela est impossible, répondit Whitaker ; tu plaisantes, Lance, Bridgenorth n’est ni chasseur ni fauconnier : il n’est pas assez noble pour cela. — C’est possible ; mais il chasse un gibier auquel vous ne pensez guère, avec sa face triste et blême, qui effraierait les enfants et qui ferait tourner le lait des nourrices, répondit Lance. — Tu ne veux pas, je pense, me faire croire qu’il court après les filles ? dit Whitaker. Il a toujours été sombre et morne depuis la mort de sa femme. Tu sais que milady a pris son enfant, de peur qu’il ne l’étranglât dans quelqu’un de ses accès, parce que sa vue lui rappelait sa mère. Avec sa permission, et soit dit entre amis, il y a beaucoup d’enfants de pauvres cavaliers, auxquels on eût mieux fait de donner ces soins. Mais revenons à ton histoire. — Eh bien, dit Lance, je pense que vous avez remarqué, maître Whitaker, qu’une certaine mistress Deborah a manifesté une certaine prédilection pour une certaine personne qui demeure dans une certaine maison. — Pour toi, sans doute, répondit Whitaker ; Lance-Outram, tu es le plus vain de tous les fats. — Fat ! reprit Lance ; pourquoi cela ? pas plus tard qu’hier au soir, toute la maison a vu qu’elle se jetait, comme on dit, à ma tête. — Je voudrais donc qu’elle eût été une brique, et qu’elle t’eût brisé le crâne, pour te châtier de ton impertinence et de ta présomption, reprit l’intendant. — C’est bon, c’est bon ; mais veuillez m’écouter. Ce matin j’avais résolu d’aller tuer un daim dans le parc, jugeant qu’un morceau de venaison ne ferait pas mal dans le garde-manger, après la bombance d’hier. Comme je passais sous la croisée de la chambre des enfants, je levai les yeux pour voir ce que faisait madame la gouvernante, et je la vis à travers les carreaux mettre sa cape et son manteau dès qu’elle m’eut aperçu. Un instant après, la porte s’ouvrit, et je ne pus douter que la dame n’eût l’intention de traverser le jardin et de venir dans le parc par la brèche du mur. Ah ! ah ! mistress Deborah, pensai-je, si vous êtes ainsi disposée à danser au son de ma flûte et de mon tambourin, je vous jouerai une fugue avant que vous m’attrapiez. Et aussitôt je descendis vers Ivy-tod-Dingle, où le taillis est épais et le terrain marécageux, et je tournai ensuite par Haxley-Bottom, pensant qu’elle me suivait et riant dans ma barbe du tour que je lui jouais. — Vous auriez mérité, dit Whitaker, de faire le plongeon dans la mare ; mais quel rapport cette histoire de Jacques-la-Lanterne[53] a-t-elle avec Bridgenorth ? — Quel rapport ? s’écria Lance ; c’est que c’était Bridgenorth lui-même qui empêchait qu’elle ne me suivît, par Dieu ! Je marchai d’abord lentement, ensuite je m’arrêtai, puis je me retournai, et alors je commençai à m’inquiéter de ce qu’elle pouvait être devenue ; enfin je pensai que je m’étais conduit comme un âne dans cette affaire. — C’est ce que je nie, dit Whitaker ; jamais âne ne se fût conduit si bêtement ; mais poursuivez. — Ayant fait alors volte face vers le château, je revenais sur mes pas comme si le nez m’eût saigné, quand, arrivé près de Copely-Thorn, qui est, comme vous savez, à une portée de flèche de la poterne du château, je vis tout à coup madame Deborah en conférence intime avec l’ennemi. — Quel ennemi ? demanda l’intendant. — Quel ennemi ! Bridgenorth lui-même, ne vous déplaise. Ils semblaient chercher à se cacher dans le taillis. Parbleu, pensais-je, j’aurai bien du malheur si je ne puis vous débusquer comme j’ai débusqué tant de daims. Si j’étais assez maladroit pour cela, je serais capable de donner mes flèches pour embrocher des puddings. Je fis donc un circuit autour du buisson, afin de les surprendre, et puissé-je ne jamais bander un arc, si je n’ai vu Bridgenorth lui prendre la main et lui donner de l’or. — Est-ce là tout ce qui s’est passé entre eux ? demanda l’intendant. — Ma foi, c’en était bien assez pour me démonter de ma cavale, dit Lance. Quoi ! lorsque je croyais avoir la plus jolie fille du château, voir qu’elle me donnait le sac à garder, et qu’elle faisait la contrebande dans un coin avec un vieux et riche puritain, vous trouvez que ce n’est pas assez ? — Crois-moi, Lance, il y a là autre chose que ce que tu t’imagines, dit Whitaker. Bridgenorth ne se soucie guère de ces folies amoureuses dont tu es si fort occupé. Mais il est à propos que notre maître sache qu’il s’est entretenu secrètement avec Deborah, et qu’il lui a donné de l’or ; car jamais puritain n’en a donné que ce ne fût pour récompenser quelque œuvre diabolique faite ou à faire. — Mais, reprit Lance, je ne suis pas encore un chien assez mal dressé pour trahir la pauvre fille, et aller l’accuser devant notre maître. Qu’elle passe sa fantaisie, elle en a le droit, comme dit la dame qui caressait sa vache ; seulement je pense qu’elle aurait pu mieux choisir, voilà tout. Il ne saurait diminuer ses cinquante années ; et une physionomie de verjus sous l’auvent d’un castor rabattu, un sac plein d’os secs et décharnés, couvert d’un habit noir râpé, ne sont pas, il me semble, des objets faits pour donner des tentations. — Je vous le dis encore, reprit Whitaker, vous êtes dans l’erreur : il n’y a pas, il ne peut point y avoir d’amour entre eux dans cette affaire ; mais il s’agit sans doute de quelque intrigue relative à cette comtesse de Derby. Je te le dis, il est nécessaire que mon maître soit informé de cela sur-le-champ. »

À ces mots et en dépit des prières de Lance-Outram, qui continuait à l’implorer en faveur de mistress Deborah, l’intendant piqua son cheval, alla joindre le corps principal, et raconta au chevalier et à la comtesse ce qu’il venait d’apprendre du garde forestier, ajoutant que, pour son compte, il soupçonnait maître Bridgenorth de Moultrassie-House de vouloir établir un système d’espionnage au château, soit dans la vue de satisfaire la vengeance dont il avait menacé la comtesse de Derby pour avoir fait périr son beau-frère, soit pour quelque autre dessein caché, mais très-probablement sinistre.

Cette nouvelle porta au plus haut point le ressentiment du chevalier du Pic. D’après les préventions de son parti, il supposait que la faction opposée ne demandait pas mieux que d’employer la ruse et l’intrigue, au défaut de la force, pour parvenir à son but ; et il en conclut, sans plus de réflexion, que son voisin, dont il avait toujours respecté et même quelquefois redouté la prudence, entretenait, dans quelque vues perfides, une correspondance clandestine avec quelqu’un de sa maison. Si cette intrigue était dirigée contre la noble comtesse, c’était une preuve de trahison et de présomption tout à la fois, et s’il ne fallait voir dans tout cela que ce que Lance-Outram y avait vu, c’est-à-dire une intrigue honteuse avec une femme attachée de si près à lady Peveril, c’était, selon lui, un acte d’impertinence manifeste, un manque grossier de respect ; et l’une ou l’autre de ces deux suppositions était de nature à allumer la colère de sir Geoffrey.

Whitaker avait à peine regagné son poste à l’arrière-garde, que de nouveau il revint à toute bride annoncer à son maître qu’ils étaient poursuivis par un corps de dix cavaliers au moins. — En avant, vers Hartley-Wick, s’écria le chevalier ; au galop ! Là, avec le secours de Dieu, nous attendrons les coquins. Comtesse de Derby, un seul mot : adieu ! Partez en avant avec Whitaker et un autre de mes gens, et laissez-moi le soin d’empêcher qu’on ne vous poursuivre de plus près. — Je resterai avec vous, dit la comtesse, et je les attendrai de pied ferme. Vous me connaissez d’ancienne date : le bruit et le danger ne m’effraient pas. — Il faut fuir, madame, reprit le chevalier : pour l’amour de votre jeune fils et du reste de la famille de mon noble ami, fuyez, je vous en supplie. Il n’y aura point ici de combat digne de vos regards ; une affaire avec ces misérables ne sera tout au plus qu’un jeu d’enfant. »

Elle ne consentit qu’à regret à poursuivre sa route, et bientôt ils arrivèrent au bas d’Hartley-Nick, défilé rocailleux et escarpé dont le chemin ou plutôt le sentier était bordé d’un côté par un bois taillis, et de l’autre par le lit d’une rivière qui descendait de la montagne.

Après avoir fait de tendres adieux à sir Geoffrey, et l’avoir chargé d’aimables souvenirs pour son petit page futur et sa mère, la comtesse monta le défilé au grand trot, suivie de son escorte, et en peu d’instants on les perdit de vue. À peine avait-elle disparu que ceux qui étaient à sa poursuite atteignirent sir Geoffrey, qui avait disposé sa petite troupe de manière à occuper trois points de la route.

Le parti ennemi était commandé, comme sir Geoffrey l’avait prévu, par le major Bridgenorth. À côté de lui était un homme vêtu de noir et portant sur le bras une plaque d’argent ; il était suivi de huit ou dix habitants du village de Martindale-Moultrassie, dont deux ou trois étaient officiers de justice ; sir Geoffrey connaissait personnellement les autres pour être des partisans déclarés du gouvernement déchu.

Comme ils galopaient très-vite, sir Geoffrey leur cria de faire halte ; mais ils n’en continuèrent pas moins d’avancer : alors il ordonna à ses gens de braquer sur eux leurs pistolets et leurs carabines, et, après que sa troupe eut pris cette attitude menaçante, il répéta d’une voix de tonnerre : « Halte, ou nous faisons feu ! »

Cette fois ils s’arrêtèrent, et le major Bridgenorth s’avança comme pour entrer en pourparler.

« Eh quoi ! vous ici ? voisin, » dit sir Geoffrey, comme s’il ne faisait que de le reconnaître ; « qu’est-ce qui vous fait donc galoper si vite ce matin ? Ne craignez-vous pas de faire mal à votre cheval, ou de gâter vos éperons ? — Sir Geoffrey, dit le major, je n’ai pas le temps de plaisanter, je suis ici pour les affaires du roi. — Êtes-vous sûr que ce ne soit pas pour celles du vieux Noll ? voisin. Vous étiez ordinairement son meilleur messager, » dit le chevalier avec un sourire qui excita une bruyante hilarité parmi les gens de sa suite.

« Montrez-lui votre warrant, dit Bridgenorth à l’homme habillé de noir, qui était un poursuivant d’armes ; et prenant cette pièce des mains de l’officier, il la remit à Geoffrey : J’espère du moins que vous aurez égard à ceci. — Le même égard que vous y auriez eu vous-même il y a un mois, » répondit le chevalier en déchirant le warrant en mille morceaux. « Eh bien ! que diable avez-vous donc à me regarder ainsi ? Croyez-vous avoir le monopole de la rébellion ? Pensez-vous que nous n’ayons pas à notre tour le droit de montrer de la désobéissance ? — Laissez-nous passer, sir Geoffrey, dit Bridgenorth, ou vous me forcerez à faire ce dont je pourrais être fâché plus tard. Je suis dans cette affaire le vengeur du sang de l’un des saints du Seigneur, et je poursuivrai ma proie tant que le ciel me laissera un bras pour me frayer un passage. — Vous ne pourriez vous en frayer un ici qu’à votre péril, s’écria sir Geoffrey. Je suis sur mon terrain ; j’ai été assez harassé pendant vingt ans par vos prétendus saints. Je vous le déclare, maître Bridgenorth ; maître Bridgenorth, je vous le dis, ce ne sera jamais impunément que vous violerez la paix de ma maison, que vous poursuivrez mes amis sur mon territoire, et que vous corromprez mes domestiques comme vous l’avez fait. Je vous estime et vous respecte cependant, à cause de certains procédés généreux que je ne veux ni oublier ni nier, et il vous sera difficile de me forcer à tirer l’épée ou le pistolet contre vous ; mais si vous faites un seul mouvement hostile, si vous avancez d’un seul pas, je m’emparerai de votre personne sur le champ ; et quant à ces marauds, qui viennent poursuivre une noble lady sur mes terres, ordonnez-leur de se retirer, ou j’en enverrai quelques-uns au diable avant le temps. — Faites-nous place à vos propres risques, » dit le major Bridgenorth, en portant la main sur son pistolet. Sir Geoffrey se précipita sur lui, le saisit au collet, et donnant un coup d’éperon à Black-Hastings, il serra la bride de manière que le cheval fit une courbette, et que tout le poids de son poitrail retomba sur la monture de Bridgenorth. Un soldat bien expérimenté se serait, dans une pareille situation, débarrassé de son adversaire par le moyen d’une balle bien ajustée ; mais quoique le major eût servi quelque temps dans l’armée du parlement, l’espèce de courage dont il était doué convenait mieux pour la vie civile que pour les exploits militaires : et non-seulement il était inférieur à Peveril comme homme vigoureux et comme écuyer, mais il était encore totalement dépourvu de cet esprit d’audace et de résolution qui poussait toujours sir Geoffrey à se précipiter sans réflexion au milieu du danger. Aux prises tous les deux, ils luttaient l’un contre l’autre d’une manière qui s’accordait peu avec les relations d’amitié et de voisinage qu’ils entretenaient depuis si long-temps. Bridgenorth, beaucoup moins fort, beaucoup moins habile, fut bientôt renversé violemment de son cheval. Tandis que sir Geoffrey sautait à bas du sien, le parti de Bridgenorth et celui du chevalier accoururent, l’un pour secourir son chef, l’autre pour défendre le sien. Les sabres furent tirés hors du fourreau, les pistolets mis au poing ; mais sir Geoffrey, de la voix éclatante d’un héraut d’armes, ordonna aux deux partis de se séparer et de rester tranquilles.

Le poursuivant d’armes profita de cet instant, et trouva sans peine un prétexte pour ne pas persister dans l’accomplissement d’une mission qui lui paraissait si dangereuse. « Le warrant était détruit, disait-il ; c’était à ceux qui l’avaient déchiré à en répondre devant le conseil ; quant à lui, il n’en était plus porteur : il ne pouvait prendre sur lui d’aller plus loin. — Voilà qui est bien parler et en homme pacifique ! dit sir Geoffrey ; Whitaker, je te charge de le faire rafraîchir au château : sa bête est hors d’état d’aller plus loin. Allons, voisin, relevez-vous ; j’espère que vous ne vous êtes pas blessé dans cette folle équipée ; je n’aurais pas mis la main sur vous si vous n’aviez saisi votre pistolet.

En parlant ainsi, il aida le major à se relever, tandis que le poursuivant d’armes se retirait, ainsi que les officiers de police, lesquels n’étaient pas sans présumer intérieurement que, quoique sir Geoffrey se fût opposé directement à l’exécution de la loi, ce délit serait probablement déféré à des juges qui se montreraient favorables : d’où ils concluaient qu’il était bien moins dans leur intérêt de lui résister que de lui céder. Mais le reste de la troupe, qui se composait des amis de Bridgenorth et qui professaient les mêmes principes, ne céda pas un pouce de terrain malgré sa défaite ; et l’on put juger, d’après leurs regards sombres et leur contenance, qu’ils étaient fermement déterminés à régler leur conduite sur celle de leur chef, quelle qu’elle pût être.

Mais il était évident que Bridgenorth n’avait aucune envie de reprendre les hostilités. Il retira assez brusquement sa main de celle de Peveril, mais ce ne fut pas pour tirer son épée. Au contraire, il remonta sur son cheval d’un air morne et abattu, et, faisant signe aux gens de sa suite, il reprit le chemin par lequel il était venu.

Comme il s’éloignait, sir Geoffrey le regarda pendant quelques instants : « Voilà un homme, dit-il, qui eût toujours été droit et honnête, s’il ne s’était pas fait presbytérien. Mais il n’y a pas de franchise chez ces gens-là ; ils ne sauraient pardonner une chute sur l’herbe ; ils gardent de la rancune, et c’est ce que je déteste autant qu’un manteau noir et un bonnet de Genève à longues oreilles s’élevant de chaque côté de la tête comme deux cheminées aux extrémités d’une maison couverte de chaume. Ils sont en outre aussi rusés que le diable. C’est pourquoi, Lance-Outram, vous allez prendre deux hommes avec vous, et suivre ces presbytériens, de peur qu’ils ne nous tournent sur le flanc, et qu’ils ne se remettent sur les traces de la comtesse. — J’aimerais autant qu’ils fussent sur la piste de la biche blanche de milady, » répondit le garde forestier dans le style de sa profession. Il se hâta ensuite d’exécuter les ordres de son maître en suivant le major à une certaine distance, et en observant sa marche du haut des collines qui dominaient le pays. Mais il fut bientôt évident que l’ennemi ne projetait aucune manœuvre, et se dirigeait tranquillement vers le village. Lorsque sir Geoffrey en eut acquis la certitude, il congédia la plus grande partie de sa suite et se hâta d’aller rejoindre la comtesse.

Il nous suffira d’ajouter qu’il exécuta son projet d’escorter la comtesse jusqu’à Vale-Royal sans rencontrer aucun autre obstacle en chemin. Le seigneur de ce domaine se chargea de conduire sur-le-champ à Liverpool cette femme courageuse, et il la vit s’embarquer heureusement pour les états héréditaires de son fils, où il n’y avait aucun doute qu’elle ne vécût paisiblement jusqu’à ce qu’on eût obtenu quelque compromis relativement à l’accusation portée contre elle, d’avoir violé l’amnistie accordée par le roi en faisant périr Christian.

Mais il s’écoula un assez long-temps avant qu’une affaire si délicate pût être arrangée. Clarendon, alors à la tête du gouvernement de Charles II, considérait cet acte de violence, inspiré par des motifs qui trouvent, jusqu’à un certain point, leur excuse dans le cœur humain, comme de nature à troubler de nouveau l’Angleterre en excitant les doutes et les craintes de ceux qui avaient à redouter les conséquences de ce qu’on appelle, de notre temps, une réaction. D’une autre part, les hauts services de cette famille distinguée, le mérite de la comtesse, le souvenir de son intrépide mari, et les usages particuliers de la juridiction de son île de Man, qui plaçaient ce cas hors des règles ordinaires, plaidaient en sa faveur. Bref, la mort de Christian ne fut punie enfin que d’une forte amende montant à plusieurs milliers de livres, qui furent levées avec beaucoup de difficulté sur les domaines ravagés du jeune comte de Derby.



CHAPITRE VIII.

LA GOUVERNANTE ET LE MINISTRE.


Adieu donc, ô mon pays !
Byron.


Lady Peveril resta fort inquiète pendant plusieurs heures après le départ de son mari et de la comtesse ; mais elle le fut encore davantage quand elle apprit que le major Bridgenorth, dont elle faisait observer avec soin tous les mouvements, était parti à la tête d’une troupe d’hommes armés, et s’était dirigé vers l’ouest, du même côté que sir Peveril.

L’arrivée de Whitaker mit enfin un terme à ses anxiétés, et elle apprit avec joie que la lutte du major avec son mari n’avait eu de suites funestes ni pour l’un ni pour l’autre. Cependant elle frémit en songeant que les scènes de discorde civile avaient été sur le point de se renouveler par cet événement ; et, tout en remerciant le ciel d’avoir préservé son mari d’accident, elle ne put s’empêcher de déplorer et de redouter les conséquences de sa querelle avec le major. Ils avaient sans doute perdu pour jamais un vieil ami, qui ne s’était pas démenti dans ces jours d’infortune où l’amitié subit des épreuves si sévères, et elle ne se dissimulait pas que Bridgenorth, ainsi courroucé, pouvait devenir un ennemi sinon dangereux, au moins inquiétant. Jusqu’alors il n’avait usé qu’avec la plus grande douceur et les plus grands égards de ses droits comme créancier ; mais s’il lui plaisait d’agir avec rigueur, lady Peveril qui, par son attention continuelle à maintenir l’économie de sa maison, avait acquis une connaissance beaucoup plus intime des affaires de son mari que sir Geoffrey lui-même, prévoyait les résultats fâcheux des mesures que la loi autorisait Bridgenorth à prendre. Elle se rassurait pourtant en songeant qu’elle possédait encore une grande influence sur lui ; elle comptait sur la tendresse paternelle et sur cette persuasion où il avait été jusqu’alors, que la santé de sa fille ne pouvait se fortifier et s’affermir que sous la surveillance et par les soins de lady Peveril. Mais tout l’espoir de réconciliation qu’elle avait probablement fondé sur cette circonstance fut détruit par un accident qui eut lieu dans le courant de la matinée suivante.

La gouvernante, mistress Deborah, sortit ce jour-là comme à l’ordinaire avec les enfants, pour les faire promener dans le parc ; elle était suivie de Rachel, jeune fille qui les soignait et les surveillait sous ses ordres. Mais à l’heure ordinaire du déjeuner, elle n’était point revenue, et la dame Ellesmère, les lèvres un peu plus pincées que de coutume, entra dans l’appartement de sa maîtresse, pour annoncer que mistress Deborah n’avait pas encore jugé à propos de rentrer, bien que l’heure du déjeuner fût sur le point de sonner.

« Elle va sans doute revenir, » répondit lady Peveril avec un ton d’indifférence.

Ellesmère toussa d’une manière qui semblait indiquer un sentiment de doute et de méfiance, puis elle ajouta que Rachel était revenue avec le petit Julien, et que mistress Deborah avait dit qu’elle allait se promener avec miss Bridgenorth jusqu’à Moultrassie-House, point qui servait de limite entre les propriétés du major et celles de sir Geoffrey depuis le nouvel arrangement des choses.

« Est-elle devenue folle ! » s’écria lady Peveril avec un peu d’humeur. « Pourquoi n’obéit-elle pas à mes ordres en rentrant aux heures convenues ? — Elle pourrait bien être devenue folle, ou avoir acquis tout à coup trop d’esprit et de ruse, » dit Ellesmère d’un air mystérieusement significatif ; « et je crois qu’il serait bon que milady y fît quelque attention. — Faire attention à quoi ? Ellesmère, « reprit lady Peveril avec une sorte d’impatience. » Vous avez le ton d’un oracle ce matin. Si vous avez quelque chose à dire au désavantage de cette jeune fille, je vous prie de parler clairement. — À son désavantage ! milady ; je ne m’abaisserai point à médire de qui que ce soit, homme, femme ou enfant, comme il arrive assez souvent aux domestiques. Je souhaite que Votre Seigneurie veuille bien regarder autour d’elle, et faire usage de ses propres yeux : voilà tout. — Vous m’engagez à faire usage de mes yeux, Ellesmère, mais je soupçonne fort que vous aimeriez beaucoup mieux que je me servisse de vos lunettes. Au surplus, je vous ordonne, et vous savez que je veux être obéie, de me dire tout ce que vous savez ou ce que vous soupçonnez relativement à Deborah Debbitch. — Moi me servir de lunettes ! » s’écria la duègne indignée. « Milady voudra bien me pardonner ; mais jamais je n’en fis usage, si ce n’est d’une paire qui appartint jadis à ma pauvre mère, et que je ne mets que pour broder vos manchettes. Jamais femme au-dessus de seize ans n’a brodé sur du blanc sans lunettes, comme le sait milady. Quant à soupçonner, je ne soupçonne rien ; car, comme il a plu à Votre Seigneurie de soustraire mistress Deborah Debbitch à mon autorité, c’est une affaire qui ne me regarde plus : ni beurre ni pain n’est à moi de ce côté. Seulement, milady, si mistress Deborah va si souvent à Moultrassie-House, il se pourrait bien qu’un matin elle ne retrouvât plus le chemin pour en revenir. » En parlant ainsi, elle serrait tellement les lèvres, que les sons pouvaient à peine s’en échapper, et qu’on eût dit qu’elle voulait retenir la moitié des mots qui semblaient sortir de sa bouche comme malgré elle.

« Encore une fois, Ellesmère, que voulez-vous dire ? Vous n’êtes cependant pas dépourvue de bon sens. Voyons, dites-moi clairement de quoi il s’agit. — Il ne s’agit de rien, madame, poursuivit la duègne, si ce n’est que, depuis que Bridgenorth est de retour de Chesterfield, et est venu vous voir au château, il a paru convenable à mistress Deborah de conduire les enfants tous les matins dans une certaine partie du parc où le hasard a voulu qu’elle ait rencontré régulièrement le major, comme on l’appelle. Et au fait, cet homme peut se promener comme un autre ; et je vous garantis que cette rencontre n’a pas été pour elle la plus mauvaise de toutes celles qu’elle a pu faire ; d’une manière au moins, car elle s’est acheté un nouveau chaperon, digne en vérité, de servir à milady. Mais y a-t-il eu quelque autre chose qu’une pièce d’or dans sa main, c’est ce dont Votre Seigneurie doit être meilleur juge que moi. »

Lady Peveril, naturellement disposée à interpréter de la manière la plus favorable la conduits de la gouvernante de ses enfants, ne put s’empêcher de rire en voyant soupçonner d’intrigues amoureuses un homme d’une tenue aussi rigide, de principes aussi sévères et de manières aussi réservées que Bridgenorth ; et elle conclut de ce qu’elle venait d’entendre que mistress Deborah avait trouvé quelque avantage à satisfaire la tendresse paternelle du major, en lui procurant la vue de sa fille, dans l’intervalle qui s’était écoulé entre sa première visite au château et les derniers événements. Cependant elle commença à s’étonner, lorsqu’elle vit qu’une grande heure s’était écoulée depuis le déjeuner, sans qu’Alice et la gouvernante eussent reparu ; et cet étonnement s’accrut bientôt à la vue du domestique de Bridgenorth, qui arriva à cheval, équipé comme pour un voyage, et qui, après lui avoir remis deux lettres, l’une à son adresse, l’autre à celle de mistress Ellesmère, repartit aussitôt sans attendre de réponse.

Il n’y aurait rien de bien surprenant à tout cela, s’il se fût agi de toute autre personne que du major ; mais il était si calme, si régulier dans toute sa conduite, si peu susceptible d’agir précipitamment et par une impulsion soudaine, que la moindre action qui paraissait s’écarter de ses habitudes ordinaires devaient nécessairement exciter l’étonnement et la curiosité.

Lady Peveril se hâta de rompre le cachet, et lut ce qui suit :


« À l’honorable et honorée lady Peveril.


« Madame,

« Je vous écris plutôt pour me disculper que pour accuser vous ou qui que ce soit, car je sens qu’il convient mieux à la fragilité de notre nature d’avouer nos imperfections, que de reprocher aux autres les leurs. Mon intention n’est pas non plus de revenir sur le passé, surtout relativement à ce qui concerne Votre Seigneurie, convaincu que, si je vous ai rendu service à l’époque où notre Israël était ce qu’on pouvait dire triomphant, vous vous êtes acquittée envers moi bien au-delà de ce que vous me deviez en remettant dans mes bras une enfant arrachée en quelque sorte à la vallée de la mort. En conséquence, comme je pardonne de grand cœur à Votre Seigneurie la mesure violente et peu charitable prise à mon égard dans notre dernière entrevue, attendu que la femme qui était cause de cette altercation entre nous est votre parente et votre amie, je vous supplie de me pardonner de la même manière d’avoir détourné de votre service la jeune fille appelée Deborah Debbitch, dont les soins, instruite comme elle l’a été sous votre direction, peuvent être indispensables à la santé de ma chère fille. Mon projet, madame, avait toujours été qu’Alice, avec votre gracieuse permission, restât au château de Martindale sous votre protection bienveillante, jusqu’à ce qu’elle eût atteint l’âge où l’on commence à discerner le bien et le mal, et que le moment fût venu pour moi de remplir mon devoir en lui montrant le chemin dans lequel elle doit marcher. Votre Seigneurie n’ignore pas sans doute, et je n’en parle pas dans une intention de reproche, que je vois avec un profond chagrin qu’une personne douée naturellement de qualités si excellentes, n’ait pas encore ouvert les yeux à la vraie lumière, et se contente d’errer dans l’obscurité parmi les tombes des morts.

« J’ai souvent prié dans le silence et les veilles de mes nuits, pour que Votre Seigneurie renonçât enfin aux doctrines qui l’égarent ; mais je dis avec douleur que, notre chandelier étant sur le point d’être déplacé, la terre sera probablement plongée bientôt dans des ténèbres plus épaisses que jamais ; et que le retour du roi, que j’avais considéré, ainsi que beaucoup d’autres, comme une manifestation de la faveur divine, ne paraît plus être autre chose qu’un triomphe accordé au prince de l’air, qui déjà songe à rétablir sa cour vaniteuse d’évêques, de doyens, et de je ne sais quels autres dignitaires orgueilleux, excluant des fonctions ecclésiastiques les paisibles ministres dont les pieux travaux furent utiles à tant d’âmes affligées. Ayant appris d’une source certaine qu’une ordonnance a été rendue pour rétablir ces chiens sans voix, ces sectateurs de Laud et de Williams, expulsés par le dernier parlement, et qu’un acte de conformité, ou plutôt de difformité de culte, est attendu incessamment, mon projet est de fuir les malheurs que le courroux céleste prépare, et d’aller me réfugier dans quelque coin de la terre où je pourrai vivre en paix et jouir de ma liberté de conscience. Qui voudrait rester dans le sanctuaire lorsque les sculptures et les ornements en sont brisés et renversés à terre, et lorsqu’il est devenu un lieu de retraite pour les hiboux et les satyres du désert ? Et, à cet égard, je dois me blâmer, madame, d’avoir consenti avec trop de facilité à me rendre dans une maison de festin et de joie, où mon amour pour la concorde, et le désir extrême que j’avais de prouver mon respect à Votre Seigneurie ont eu seuls le pouvoir de m’attirer. Mais j’ose croire qu’en m’éloignant aussi du lieu de ma naissance, de la maison de mes pères, de cet asile où gît la poussière des objets qui eurent mes plus chères affections, j’expierai suffisamment une telle faute. J’ai aussi à rappeler que mon honneur, d’après le sens que le monde y attache, a été gravement outragé dans ce pays par sir Geoffroy Peveril, qu’il a presque réduit à rien l’utilité dont je pouvais y être, et cela sans que j’aie aucune chance d’obtenir de lui la moindre réparation : c’est absolument, selon moi, comme si la main d’un parent s’était levée contre mon honneur et ma vie. De telles choses sont amères pour un vieil homme : aussi, afin de prévenir toute querelle ultérieure, et peut-être l’effusion du sang, il est bon que je quitte ce pays pour quelque temps. Quant aux affaires qui restent à régler entre sir Geoffrey et moi, j’en chargerai maître Joachim Win-the-Fight, procureur à Chester. C’est un homme probe et honnête ; il les arrangera selon les désirs de sir Geoffrey, autant du moins que pourront le permettre la justice et les lois ; car j’ose espérer que Dieu m’accordera la grâce de résister à la tentation de convertir les armes de la guerre charnelle en instruments de vengeance : je serais honteux de recourir à Mammon pour l’obtenir. Désirant, madame, que le Seigneur vous accorde toutes ses bénédictions, et surtout celle qui est supérieure à toutes les autres, la véritable connaissance de ses voies,

« Je demeure votre serviteur, tout dévoué,

Ralph Bridgenorth. »
Écrit à Moultrassie-House, le dixième jour de juillet 1660.


Dès que lady Peveril eut achevé la lecture de cette longue et singulière homélie, et dans laquelle il lui parut que son voisin montrait plus de fanatisme religieux qu’elle ne lui en avait supposé, elle leva les yeux sur Ellesmère, dont la contenance offrait un mélange de mortification et de mépris affecté. Fatiguée de chercher sur le visage de sa maîtresse la pensée dont celle-ci était préoccupée, elle résolut d’arriver à son but en s’exprimant sans aucun détour.

« Je suppose, milady, dit-elle, que ce fou de fanatique a l’intention d’épouser cette coureuse. On dit qu’il va quitter le pays. En vérité, il en est temps ; car, outre qu’il finissait par devenir pour tout le voisinage un objet de risée et de mépris, je ne serais pas surprise que Lance-Outram, le garde forestier, ne le coiffât quelque jour d’un bois de cerf ce qui serait un tour de son métier. — Vous n’avez pas grand sujet de vous livrer à ce dépit, Ellesmère, reprit lady Peveril ; dans la lettre que je viens de lire, il n’est nullement question de mariage : mais il paraît que maître Bridgenorth, étant sur le point de quitter ce pays, a engagé Deborah à entrer à son service pour prendre soin de son enfant, et j’en suis enchantée pour Alice. — Et moi, j’en suis charmée dans mon intérêt et dans celui de toute la maison, dit Ellesmère. Ainsi, milady pense qu’il n’est pas vraisemblable qu’il l’épouse ? Dans le fait, je ne pouvais concevoir qu’il fût assez idiot pour cela ; mais, au bout du compte, peut-être fera-t-il d’elle quelque chose de pis que sa femme ; car elle me dit ici qu’elle est sur le point d’obtenir une augmentation considérable, chose qui s’obtient à peine, comme l’on sait, par un service honnête et fidèle. Elle me prie ensuite de lui envoyer ses effets, comme si j’étais chargée de surveiller la garde-robe de Sa Seigneurie ! Et puis, elle recommande M. Julien à mes soins et à mon expérience, comme si j’avais besoin que ce cher petit bijou me fût recommandé… Mais je vais empaqueter ses haillons et les envoyer à Moultrassie-House, avec le certificat qu’elle mérite. — Écrivez lui avec politesse, je vous prie, dit lady Peveril, et dites à Wihtaker de lui envoyer ses gages, auxquels il ajoutera une pièce d’or ; car, bien qu’elle ait une tête assez légère, elle a toujours été bonne pour les enfants. — Je sais qui est bonne pour ses domestiques, milady, et qui gâterait par ses bontés la meilleure qui ait jamais attaché une épingle à une robe. — J’en ai gâté une bonne quand je t’ai gâtée, Ellesmère, dit lady Peveril. Mais retirez-vous, et allez écrire à Deborah d’embrasser la petite Alice pour moi, et d’offrir mes vœux au major Bridgenorth pour son bonheur dans ce monde et dans l’autre. »

À ces mots elle la congédia sans lui permettre d’autre observation et sans entrer dans plus de détails.

Lorsqu’Ellesmère se fut retirée, lady Peveril commença à réfléchir avec un vif sentiment de compassion sur la lettre du major Bridgenorth, homme dans lequel brillaient certainement plusieurs qualités excellentes, mais qu’une longue suite de malheurs domestiques et une dévotion sincère, mais exagérée, avaient jeté dans une douloureuse misanthropie ; elle eut aussi plus d’une inquiétude, plus d’une crainte pour le bonheur de la petite Alice, qui allait être élevée sous l’influence d’un tel père. Tout considéré, cependant, l’éloignement de Brigenorth était un événement plus désirable que fâcheux ; car, tant qu’il serait resté à Moultrassie-House, il était assez probable qu’une rencontre accidentelle entre lui et sir Geoffrey aurait donné lieu à quelque querelle plus funeste que la dernière.

Elle ne put s’empêcher en même temps d’exprimer au docteur Dummerar combien elle était surprise et affligée que tout ce qu’elle avait fait jusqu’alors pour entretenir la paix et la bonne intelligence entre les factions opposées eût produit, par l’effet de la fatalité, le contraire de ce qu’elle avait espéré.

« Sans ma malheureuse invitation, dit-elle, Bridgenorth ne serait pas venu au château le lendemain de la fête ; il n’aurait pas vu la comtesse ; il n’aurait pas encouru le ressentiment de mon mari, qui lui-même n’aurait pas eu de motif de blesser son orgueil en s’opposant à l’accomplissement de ses devoirs comme magistrat. Et sans le retour du roi, événement que nous attendions avec une si vive impatience, comme devant terminer toutes nos calamités, ni cette noble dame ni nous-mêmes nous ne nous serions trouvés dans ce nouveau dédale de difficultés et de dangers. — Très honorée lady, répondit le docteur Dummerar, si les affaires de ce monde devaient être implicitement dirigées par la sagesse humaine, ou si elles devaient toujours marcher conformément aux calculs de notre prévoyance, les événements cesseraient bientôt de dépendre du temps et des circonstances auxquelles nous sommes tous soumis, puisque d’un côté nous agirions, par notre seule habileté, avec la certitude de réussir, et que de l’autre nous règlerions notre conduite d’après une prescience infaillible. Mais l’homme dans cette vallée de larmes est, pour ainsi dire, comme un joueur de boule mal instruit qui croit atteindre le but en lançant sa boule droit devant lui, et qui ne se doute pas qu’il y a dans le sphéroïde un biais caché qui le fera dévier, selon toute probabilité, et qui rendra le coup nul. »

Après avoir parlé ainsi d’un air sentencieux, le docteur prit son chapeau en forme de pelle, et se rendit sur la pelouse du château pour y faire avec Whitaker une partie de boules, suggérée sans doute par cette réflexion remarquable sur l’incertitude des événements de la vie humaine.

Deux jours après, sir Geoffrey arriva. Il était resté à Vale-Royal jusqu’à ce qu’il se fût assuré de l’embarquement de la comtesse pour l’île de Man ; puis il s’était hâté de revenir à son château et à dame Marguerite. Chemin faisant, il apprit de quelques-uns de ses gens de quelle manière lady Peveril avait rempli ses intentions relativement au festin donné à tous le voisinage, et, malgré la déférence extrême qu’il montrait toujours pour tout ce qui avait été dit ou fait par lady Peveril, il ne put apprendre sans une sorte d’indignation les égards qu’elle avait eus pour le parti presbytérien.

« J’aurais admis volontiers Bridgenorth, dit-il, car je l’avais toujours traité en voisin et en ami jusqu’à cette dernière équipée : oui, je l’aurais supporté, pourvu qu’il eût consenti à porter la santé du roi comme un sujet loyal et fidèle : mais amener ce nazillard de presbystérien, ce Solsgrace avec toute sa congrégation de mendiants à longues oreilles, pour tenir un conventicule dans la maison de mon père, et y parler insolemment selon leur bon plaisir, c’est ce que jamais je n’aurais permis, même quand il portait la tête si haut ! Jamais, dans les temps les plus désastreux, ils n’ont pu entrer à Martindale-Castle que par la brèche que le canon de Noll y a faite. Mais qu’ils soient venus y entonner leurs psalmodies quand le bon roi Charles est de retour !… par ma main droite, Marguerite en entendra parler ! »

Mais en dépit de cette résolution prise dans un mouvement de colère, tout ressentiment s’évanouit dans le cœur du bon chevalier, quand il aperçut le beau visage de sa femme briller de tendresse et de joie à son aspect. En la serrant dans ses bras et en l’embrassant, il sentit qu’il lui avait pardonné sa faute avant de lui en avoir parlé.

« Tu m’as joué un tour, Meg, » lui dit-il en secouant la tête et en souriant en même temps, « et tu sais ce que je veux dire ; mais tu es une véritable femme tout en Dieu, et tu n’as agi dans toute cette affaire que dans la folle idée de maintenir en paix ces coquins de têtes-rondes. Mais n’en parlons plus. J’aimerais mieux voir le château de Martindale déchiré encore une fois par leurs boulets, que de recevoir de nouveau ces misérables sous le toit de l’amitié. J’excepte toutefois Ralph Bridgenorth, quand la raison lui sera revenue. »

Lady Peveril se vit alors dans la nécessité de raconter ce qu’elle avait appris du major, la disparition de sa fille et de la gouvernante, et elle lui remit la lettre de Bridgenorth. Sir Geoffrey secoua d’abord la tête, puis il se prit à rire de tout son cœur de l’idée qu’il existait quelque intrigue amoureuse entre le puritain et mistress Deborah.

« Ce serait là une fin digne d’un fanatique comme lui, dit-il, que d’épouser sa servante ou celle de quelque autre. Deborah est une assez gentille créature et encore assez éloignée de la trentaine, si je ne me trompe. — En vérité, dit lady Peveril, vous n’êtes pas plus charitable qu’Ellesmère ; je ne vois dans tout cela qu’une preuve de la tendresse qu’il a pour sa fille. — Bah ! s’écria le chevalier, les femmes ne songent qu’aux enfants ; mais parmi les hommes, Marguerite, il y en a beaucoup qui ne les caressent que pour pouvoir embrasser celle qui les porte ; et qu’y aurait-il de surprenant à cela ? où serait le grand mal quand Bridgenorth épouserait cette friponne ? Son père est un laboureur, et sa famille a toujours possédé la même ferme depuis la bataille de Bosworth ; cette généalogie vaut bien celle du petit-fils d’un brasseur de Chesterfield, je pense. Mais voyons ce qu’il dit : s’il y a quelque chose qui sente l’amour dans cette lettre, je saurai bien le découvrir, bien que cela ait pu échapper à votre innocence, Marguerite. »

Le chevalier du Pic commença donc la lecture de cette lettre dont le style singulier l’embarrassa beaucoup. « Que veut-il-dire avec son déplacement de chandelier et le renversement de ses sculptures et de ses ornements ? Je ne saurais le deviner, à moins qu’il n’ait l’intention de replacer les grands chandeliers d’argent que mon aïeul avait donnés pour orner l’autel de Martindale-Moultrassie, et que ses amis à longues oreilles, ces sacrilèges, ces impies, ont dérobés et ont fait fondre. Quant aux ornements brisés, tout ce que je puis comprendre, c’est qu’il veut peut-être parler de la balustrade de la table de communion qui fut brisée alors, et des ornements de cuivre qui furent enlevés aux monuments des Peveril. Enfin, dame Marguerite, ce pauvre Bridgenorth est donc sur le point de quitter le pays ? Eh bien, j’en suis réellement fâché, quoique je ne le visse jamais qu’une fois par jour, et que jamais je n’échangeasse avec lui plus de deux paroles. Mais je vois ce que c’est : cette légère secousse qui le désarçonna lui a retenti au cœur ; et cependant, Meg, je te proteste que je me contentai de l’enlever de la selle aussi aisément que je pourrais le faire pour t’y placer ; je pris même garde de le blesser, et je ne le croyais pas assez susceptible sur le point d’honneur pour se formaliser d’une pareille bagatelle. Mais encore un coup, je vois clairement où le bât le blesse ; et je te promets que j’arrangerai les choses de manière qu’il restera à Moultrassie-House et qu’il rendra à Julien sa petite compagne. Sur ma foi ! je suis fâché moi-même d’avoir perdu cette enfant, et d’être dans la nécessité de choisir un autre but de promenade pour les matinées où le temps n’est pas propre à la chasse. J’étais habitué à cette halte et à ce bonjour par la fenêtre. — Je serais charmée, sir Geoffrey, dit lady Peveril, que vous pussiez vous réconcilier avec ce digne homme, car je considère Bridgenorth comme tel. — N’était son puritanisme, ce serait le meilleur voisin qui ait jamais existé, dit sir Geoffroy. — Mais je n’entrevois guère la possibilité de l’amener à un rapprochement si désirable, reprit lady Peveril. — Tu n’entends rien à ces affaires-là, Marguerite ; mais moi, je sais quel est le pied dont il boite, et tu le verras bientôt marcher plus droit que jamais. »

Lady Peveril, par une affection sincère et un jugement très-sain, avait plus de droits à la confiance entière de son mari qu’aucune femme du Derbyshire ; et pour dire la vérité, elle était plus impatiente de connaître ses desseins en ce moment, qu’elle ne se le permettait d’ordinaire, tant elle avait le sentiment de leurs devoirs mutuels et distincts ! Elle ne pouvait imaginer quel était ce moyen de réconciliation trouvé par sir Geoffrey, qui n’était pas un juge très-habile et très-fin de l’espèce humaine ; elle ne concevait pas pour quel motif il ne voulait point le lui découvrir, et elle n’était pas sans craindre que ce moyen, dont il faisait un mystère, ne fût plus propre à élargir la plaie qu’à la fermer. Mais sir Geoffrey évita de s’expliquer plus clairement. Il avait été assez long-temps colonel d’un régiment en campagne, pour apprécier le droit de commander chez lui en maître absolu ; et à toutes les questions indirectes que lui fit lady Peveril avec une adresse ingénue, il répondit seulement : « Patience, dame Marguerite, patience ! cette affaire n’est point de ton ressort : tu la sauras quand il en sera temps. Va voir Julien. Ce garçon-là ne finira-t-il jamais de pleurer pour ce petit rejeton de tête-ronde ? Au surplus, dis-lui que d’ici à deux ou trois jours Alice sera de retour parmi nous, et que tout ira comme par le passé. »

À peine le bon chevalier finissait-il de parler, qu’on entendit dans la cour le son du cor d’un postillon, et au même instant un domestique entra et lui remit un gros paquet adressé à l’honorable sir Geoffrey Peveril, juge de paix (car ce titre lui avait été conféré aussitôt après la restauration du roi). En ouvrant le paquet, ce qu’il fit avec un air de gravité qui indiquait combien il était pénétré de son importance, il trouva le warrant qu’il avait sollicité pour le rétablissement du docteur Dummerar dans la paroisse dont on l’avait expulsé par la violence pendant l’usurpation.

Peu d’incidents pouvaient causer plus de satisfaction à sir Geoffrey. Il pardonnait volontiers à un sectaire robuste et audacieux de vouloir prouver sur le champ de bataille le mérite de ses doctrines, en déchargeant des coups vigoureux sur les casques et les cuirasses des cavaliers ; mais il se rappelait avec plus d’amertume et un ressentiment beaucoup plus vif l’entrée triomphante et insultante de Hugue Peters dans son château par la brèche ; et depuis ce temps, sans faire la moindre distinction entre les sectaires et leurs ministres, il regardait tous ceux qui montaient en chaire sans le warrant de l’Église d’Angleterre, et peut-être ajoutait-il en secret, de l’Église romaine, comme des perturbateurs de la tranquillité publique, des séducteurs qui cherchaient à détourner les fidèles de leurs ministres légitimes, des instigateurs de la dernière guerre civile, et des hommes disposés à en risquer une nouvelle.

D’un autre côté, outre le plaisir de pouvoir satisfaire son aversion contre Solsgrace, il en trouvait un non moins vif à réintégrer son vieil ami, le compagnon de ses amusements et de ses dangers, le digne docteur Dummerar, dans ses droits légitimes et dans la possession paisible de son presbytère. Il communiqua avec joie cette heureuse nouvelle à lady Peveril, qui comprit alors le sens du paragraphe mystérieux de la lettre du major Bridgenorth, relativement au déplacement du chandelier et à l’épaississement des ténèbres dans le pays. Elle l’expliqua à son mari, et s’efforça de lui persuader que cette circonstance lui ouvrait une voie de réconciliation avec son voisin, s’il voulait consentir à exécuter avec douceur et modération le warrant dont il était chargé, après un délai convenable et avec tous les égards dus aux opinions religieuses de Solsgrace et de sa congrégation. « Une telle conduite, assurait lady Peveril, ne pouvait nuire en rien au docteur Dummerar ; elle contribuerait, au contraire, à lui ramener des esprits qui peut-être s’éloigneraient de lui pour toujours, si leur prédicateur favori était expulsé d’une manière brusque et précipitée. »

Il y avait beaucoup de raison et de prudence dans cet avis, et en tout autre temps sir Geoffrey aurait eu assez de bon sens pour l’adopter. Mais qui peut se vanter de savoir agir avec sagesse et modération à l’heure du triomphe ? L’expulsion de M. Solsgrace se fit si promptement, qu’elle eut toute l’apparence d’une persécution, quoique, envisagée selon l’équité, elle ne fût qu’un acte de justice qui rétablissait le prédécesseur dans ses droits légitimes. Solsgrace lui-même parut désirer de rendre cette persécution aussi publique que possible. Il tint bon jusqu’au dernier moment ; et le dimanche qui suivit la notification de son renvoi, il tenta de se frayer un chemin jusqu’à la chaire, soutenu comme de coutume, par le procureur de Bridgenorth, Win-the-fight[54], suivi de plusieurs partisans zélés.

Au moment où ils entraient d’un côté dans le cimetière de l’église, le docteur Dummerar, revêtu de ses habits sacerdotaux, entrait de l’autre, suivi d’une sorte de procession triomphale, composée de Peveril du Pic, de sir Jasper Crambourne et de plusieurs autres cavaliers de distinction.

Afin de prévenir une querelle scandaleuse dans l’église, les officiers de la paroisse s’avancèrent pour s’opposer à l’entrée du ministre presbytérien ; et cette mesure fut exécutée sans autre dommage qu’une tête cassée, celle du procureur presbytérien de Chesterfield, lequel fut frappé rudement par Roger-Raine, l’aubergiste ivrogne des James-de-Peveril.

Obligé par une force supérieure de faire retraite, mais toujours inébranlable, l’indomptable Solsgrace prit le parti d’entrer au presbytère, où, sous quelque prétexte suggéré par M. Win-the-figth, fort mal nommé ce jour-là, il essaya de se maintenir en fermant les portes, en barricadant les fenêtres, et, comme le bruit en courut faussement, en faisant provision d’armes à feu pour résister aux officiers de justice. Il en résulta une scène bruyante et scandaleuse : sir Geoffrey, en ayant été informé, vint en personne avec quelques-uns de ses gens munis de leurs armes. Il força les portes extérieures et intérieures de la maison, et pénétra jusque dans le cabinet, où il ne trouva d’autre garnison que le ministre presbytérien et le procureur, lesquels, après avoir protesté contre la violence qui leur était faite, se déterminèrent enfin à céder la place.

Comme toute la populace du pays était alors en mouvement, sir Geoffrey par prudence et par bonté jugea nécessaire d’escorter ses prisonniers (car on pouvait les appeler ainsi) jusqu’à l’avenue de Moultrassie-House, lieu qu’ils avaient choisi pour leur retraite, et il parvint à les y conduire sans aucun accident, malgré le bruit et le tumulte.

Mais le départ de sir Geoffrey donna bientôt lieu à de nouveaux désordres, qu’il aurait certainement empêchés s’il eût été présent. Le zèle des officiers de paroisse et de leurs adhérents les poussa à déchirer et à jeter au vent quelques-uns des livres du ministre, comme fanatiques et séditieux. La majeure partie de son ale fut bue à la santé du roi et de Peveril du Pic ; bref, les jeunes gens qui ne supportaient l’ex-ministre qu’avec répugnance, à cause de la défense tyrannique qu’il leur avait faite de jouer aux quilles, à la balle, au palet, etc., et qui de plus se souvenaient de la longueur impitoyable de ses sermons, firent son effigie, la revêtirent de sa robe genevoise, la coiffèrent de son chapeau pointu, et, après l’avoir promenée dans tout le village, la brûlèrent sur la place où il s’élevait jadis un mai majestueux que Solsgrace, à l’époque de son usurpation, avait abattu lui-même de sa vénérable main.

Sir Geoffrey, indigné de ces excès, envoya offrir à M. Solsgrace une indemnité pour ce qu’il avait perdu ; mais le docteur calviniste répondit : « Depuis une aiguillée de fil jusqu’à un cordon de soulier, je n’accepterai rien de ce qui est à toi : que la honte de tes œuvres retombe sur ta tête ! »

De nombreux murmures s’élevèrent contre sir Geoffrey Peveril, comme ayant agi en cette circonstance avec une sévérité et une précipitation inconvenantes ; et la renommée eut soin, comme de coutume, d’ajouter ses mensonges à la réalité. Le bruit courut que le furieux cavalier, Peveril du Pic, à la tête d’une bande d’hommes armés, était tombé sur une congrégation de presbytériens occupés de l’exercice paisible de leur religion ; qu’il avait tué les uns et blessé les autres : qu’il avait poursuivi le ministre jusqu’à son presbytère, et réduit la maison en cendres. Quelques-uns même prétendirent que le prédicateur avait péri dans les flammes ; et les plus modérés soutinrent qu’il n’était parvenu à s’échapper qu’en arrangeant sa robe, son chapeau et son rabat de manière à tromper son ennemi et à lui faire croire que les flammes l’environnaient, tandis qu’il se sauvait par une porte de derrière. Et quoique peu de gens crussent à toutes les atrocités si faussement imputées à l’honnête cavalier, ces bruits jetèrent sur lui assez d’odieux pour qu’il en résultât plus tard des conséquences sérieuses, comme le lecteur le verra dans le courant de cette histoire.



CHAPITRE IX.

LE CARTEL.


Bessus. Est-ce un cartel, monsieur, n’en est-ce pas un ?
Le gentleman. C’est une invitation à vous rendre sur le champ de bataille.
Le roi qui n’est pas roi, par Beaumont et Fletcher


Pendant un jour ou deux après son expulsion forcée, le docteur Solsgrace continua à résider à Moultrassie-House, où la mélancolie que devait naturellement lui inspirer sa situation ne contribua pas peu à augmenter la sombre tristesse du maître de la maison. Le ministre congédié employa ses matinées à faire des visites aux différentes familles du voisinage qui, pendant les jours de prospérité, l’avaient vu avec plaisir exercer le saint ministère, et dont le souvenir reconnaissant était une douce consolation à ses peines. Il ne demandait pas qu’on le plaignît de ce qu’il perdait un poste convenable et avantageux, et se trouvait dans une situation précaire, après avoir eu lieu de supposer qu’il était pour jamais à l’abri de pareils changements de fortune. La piété du docteur Solsgrace était sincère ; et s’il avait conçu contre les autres sectes des préventions peu charitables, engendrées par la controverse polémique, et fortifiées par la guerre civile, il avait aussi ce sentiment profond du devoir qui donne de la dignité à l’enthousiasme, et il était prêt à sacrifier sa vie même, si cela était nécessaire, pour rendre témoignage de sa croyance ; mais le plus douloureux pour son âme, c’était la nécessité de s’éloigner du canton que, selon lui, le ciel avait confié à ses soins comme une portion de la vigne du Seigneur, et d’abandonner son troupeau au loup prêt à le dévorer ; c’était de se séparer des fidèles avec lesquels il était lié par les saints nœuds de la religion ; c’était de laisser les nouveaux convertis sur le bord du précipice dont il les avait retirés, et en danger de retomber dans les erreurs des fausses doctrines ; c’était de livrer à elles-mêmes les âmes qui chancelaient encore, et que ses efforts continuels seraient parvenus à maintenir dans le droit sentier. Tels étaient les motifs de son affliction, qu’aggravaient probablement encore ces sentiments naturels avec lesquels tous les hommes, et surtout ceux que leurs devoirs et leurs habitudes renferment dans un cercle étroit et borné, considèrent la nécessité d’abandonner le séjour où ils vécurent si long-temps, les lieux où ils aimaient à promener leurs rêveries solitaires, le pays où ils avaient leurs tranquilles relations de société.

Il est vrai qu’on avait conçu le projet de placer M. Solsgrace à la tête d’une congrégation de non-conformistes dans la même paroisse, congrégation que les sectateurs devaient doter d’un revenu convenable. Mais quoique l’acte de conformité universelle ne fût pas encore passé, on savait que cette mesure ne pouvait tarder à être prise, et l’opinion générale parmi les presbytériens était que personne ne se montrerait plus disposé à la faire exécuter strictement que Peveril du Pic. Solsgrace, lui, considérait son danger personnel comme imminent ; car, s’attribuant peut-être plus d’importance qu’on n’en attachait réellement à sa personne ou à ses sermons, il regardait l’honnête chevalier comme son ennemi mortel et acharné ; et il pensa qu’il servirait mieux la cause de l’Eglise en s’absentant du Derbyshire.

« Peut-être, disait-il, permettra-t-on à des pasteurs moins connus, quoique plus dignes de ce nom, de rassembler les débris du troupeau dispersé, dans quelque caverne ou dans quelque solitude ignorée, et ce qu’ils grappilleront dans les vignes d’Éphraïm rapportera plus que la vendange de celles d’Abiézer. Mais moi, qui ai si souvent porté la bannière contre les puissants, moi dont la langue semblable à celle du watchman qui veille sur la terre, a rendu témoignage soir et matin contre le papisme, la prélature et le tyran du Pic, si je restais ici j’attirerais sur vous l’épée sanguinaire de la vengeance, qui viendrait égorger le berger et disperser le troupeau. Pour m’assaillir, ces égorgeurs ont osé venir jusque sur le terrain qu’eux-mêmes appellent consacré, et vous-mêmes avez vu briser le crâne du juste qui défendait ma cause. Je chausserai donc mes sandales, je ceindrai mes reins, et j’irai chercher un pays lointain pour y remplir mon devoir, quelque rigoureux qu’il soit, et pour y rendre témoignage à la vérité, soit dans la chaire, soit sur le bûcher. »

Tels furent les sentiments que Solsgrace exprima à ses amis découragés, qu’il développa plus longuement encore en causant avec le major Bridgenorth. Il ne manqua pas, dans sa conversation, de lui reprocher, avec le zèle de l’amitié, la précipitation avec laquelle il avait tendu la main à la femme amalécite ; ajoutant qu’il s’était rendu par là son serviteur et son esclave pour un temps, de même que Samson trahi par Dalila, et qu’il aurait pu rester plus long-temps dans la maison de Dagon, si le ciel ne lui eût tout à coup ouvert un chemin pour se tirer du piège. C’était sans doute aussi parce qu’il avait pris part à des réjouissances sur les hauts lieux consacrés à Baal, que lui, le champion de la vérité, avait été renversé et couvert de honte par l’ennemi, en présence même des siens.

Ces réprimandes parurent offenser tant soit peu le major, qui n’aimait guère mieux qu’un autre à entendre parler de ses mésaventures, et à voir qu’on les attribuât à sa propre faute, — aussi le digne ministre commença-t-il à s’accuser lui-même de la complaisance criminelle qu’il avait montrée dans cette affaire : il ne doutait pas que son expulsion du presbytère, la destruction de ses livres de théologie les plus précieux, la perte de son chapeau, de sa robe et de son rabat, et celle de deux barils d’excellente ale, ne fussent un signe de la vengeance du ciel et le juste châtiment de ce funeste dîner de Martindale-Castle, qui était, ajouta-t-il, un appel à la paix, quand il n’y avait aucune paix à espérer, un festin sous la tente de Satan.

L’esprit du major était fortement empreint d’une dévotion que ses dernières infortunes avaient rendue plus profonde et plus austère. Il n’est donc pas étonnant qu’à force d’entendre répéter à chaque instant de tels raisonnements par un homme qu’il respectait et qu’il considérait comme martyr de leur cause commune, il commençât à désapprouver sa propre conduite, et à soupçonner qu’il avait pu se laisser aveugler par sa reconnaissance envers lady Peveril, par ses arguments spécieux en faveur de la tolérance et de la libéralité des sentiments, et que de telles séductions avaient pu lui faire commettre une action tendant à compromettre ses principes politiques et religieux.

Un matin que Bridgenorth, fatigué de divers détails relatifs à l’arrangement de ses affaires, se reposait dans son fauteuil de cuir, près de la fenêtre à treillage, position qui, par un retour d’idées assez naturel, lui rappelait le souvenir des temps passés et de cette douce impatience avec laquelle chaque matin il attendait la visite de sir Geoffrey et les nouvelles de son enfant : « Certainement, » dit-il à haute voix, en répondant à sa pensée, « il n’y avait point de péché dans l’amitié avec laquelle je considérais cet homme. »

Solsgrace, qui était dans l’appartement, et qui soupçonnait ce qui se passait dans l’esprit de son ami, dont il connaissait en détail toute l’histoire, répondit aussitôt : « Lorsque Dieu ordonna aux corbeaux de nourrir Élisée pendant qu’il était caché près du ruisseau de Cherith, nous n’avons pas entendu dire qu’il eut caressé ces oiseaux impurs, qu’un miracle forçait, contre leur nature, à pourvoir à ses besoins. — Cela se peut, répondit Bridgenorth, mais le bruit de leurs ailes devait être aussi agréable à l’oreille du prophète affamé, que l’était à la mienne le bruit des pas du cheval qui s’avançait vers moi. Les corbeaux revenaient sans doute à leur nature sauvage dès que ce moment était passé… Il en a été ainsi de lui !… Mais écoutez ! » s’écria-t-il en tressaillant, « j’entends encore le pas de son cheval. »

Il était rare que les échos de cette maison silencieuse et de cette cour déserte fussent éveillés par le piétinement des chevaux : c’était pourtant ce qui arrivait en ce moment.

Bridgenorth et Solsgrace, également surpris de ce bruit, étaient disposés à le regarder comme un fâcheux pronostic et à redouter quelque nouvelle mesure oppressive de la part du gouvernement, lorsque le vieux domestique du major introduisit sans cérémonie, car ses manières étaient aussi simples que celles de son maître, un homme de haute taille, ayant passé de beaucoup le midi de la vie, et dont le costume, les longs cheveux, le chapeau rabattu et la plume tombante annonçaient un cavalier. Il s’inclina d’un air raide et cérémonieux, annonça qu’il était sir Jasper Crambourne, et porteur d’un message spécial pour maître Ralph Bridgenorth de Moultrassie-House, de la part de son honorable ami sir Geoffrey Peveril du Pic, et qu’il désirait savoir s’il plaisait à maître Bridgenorth de lui permettre de s’acquitter de sa mission dans l’appartement où il se trouvait alors, ou partout ailleurs.

« Tout ce que sir Geoffrey Peveril peut avoir à me faire dire, répondit Bridgenorth, peut être dit à l’instant, et devant mon ami, pour lequel je n’ai pas de secrets. — La présence de tout autre ami, loin d’être un motif d’objection, serait la chose du monde la plus désirable, » reprit sir Jasper, après un instant d’hésitation et en regardant le docteur Solsgrace ; « mais monsieur ne serait-il pas un ecclésiastique ? — Je n’ai aucun secret, répéta Bridgenorth, et je ne désire nullement d’en avoir qui soit de nature à ne pouvoir être connu d’un ecclésiastique. — Comme il vous plaira, répondit sir Jasper ; la confidence, au surplus, peut ne pas être mal placée ; car vos ministres, d’après ce que je sais, et soit dit sans vous fâcher, ont prouvé qu’ils n’étaient point ennemis des affaires du genre de celle qui m’amène vers vous. — Poursuivez, monsieur, » dit Bridgenorth d’un ton sévère, « et veuillez vous asseoir, à moins qu’il ne vous plaise davantage de rester debout. » — Je dois d’abord m’acquitter de ma mission, » répondit sir Jasper en se redressant ; « c’est après avoir vu de quelle manière vous l’accueillerez, que je saurai si je dois ou non m’asseoir à Moultrassie-House. Monsieur Bridgenorth, sir Geoffrey Peveril a mûrement réfléchi sur les malheureuses circonstances qui vous ont divisés comme voisins. Il se rappelle certains exemples des temps anciens (je répète ici ses propres paroles) qui le disposent à faire tout ce qui peut s’accorder avec son honneur pour effacer jusqu’à la dernière trace de mésintelligence entre vous ; et, dans ce but désirable, il est prêt à vous montrer une déférence à laquelle vous ne pouviez vous attendre, et qui, sans aucun doute, vous causera la plus grande satisfaction. — Permettez-moi de vous dire, sir Jasper, répondit Bridgenorth, que tout ce préambule est inutile. Je ne me suis nullement plaint de sir Geoffrey ; je n’ai exigé de lui aucune réparation. Je suis sur le point de quitter le pays, et les affaires que nous avons ensemble peuvent se régler par d’autres aussi bien que par nous-mêmes. — En un mot, ajouta le ministre, le digne major Bridgenorth a eu assez de commerce avec les impies, et il ne consentira, sous aucun prétexte, à en avoir plus long-temps. — Messieurs, » reprit sir Jasper en s’inclinant de nouveau avec une politesse imperturbable, » vous vous méprenez étrangement sur la nature de ma mission, et je vous engage à m’écouter jusqu’au bout avant de me répondre. Je pense, maître Bridgenorth, que vous n’avez point oublié votre lettre à lady Peveril, lettre dont j’ai une copie exacte, et dans laquelle vous vous plaignez du traitement rigoureux que vous avez éprouvé de la part de sir Geoffrey, et surtout de la manière dont il vous a renversé de cheval à Hartley-Nick, ou non loin de là. Or, sir Geoffrey a une assez bonne opinion de vous pour croire que, sans l’énorme distance que le rang et la naissance ont mise entre vous et lui, vous auriez cherché à régler cette affaire comme il est d’usage entre gentilshommes, ce moyen étant le seul que vous puissiez employer pour laver d’une manière honorable l’outrage que vous avez reçu. En conséquence, vous verrez, par le contenu de ce billet, qu’il vous offre, dans sa générosité, ce que votre modestie s’est abstenue de lui demander ; car il ne peut attribuer votre silence à aucun autre motif. Je vous apporte ici la mesure de son arme, et quand vous aurez accepté le cartel que je suis chargé de vous offrir, je serai prêt à régler avec vous le lieu, l’heure et tous les autres détails relatifs à ce rendez-vous. — EL moi, » dit Solsgrace d’une voix solennelle, « si l’auteur de tout mal tentait mon ami d’accepter la proposition d’un homme aussi altéré de sang, je serais le premier à prononcer sur sa tête la sentence terrible d’excommunication. — Ce n’est pas à vous que j’ai l’honneur de m’adresser, révérend docteur, répliqua le porteur du cartel ; votre propre intérêt doit assez naturellement vous déterminer à craindre pour la vie de votre patron plus que pour son honneur. Mais c’est de lui seul que je dois apprendre lequel des deux il préfère. »

À ces mots, et en s’inclinant pour la troisième fois avec grâce, il présenta le cartel au major Bridgenorth. Il était évident que le sentiment de l’honneur et les principes religieux se livraient alors un combat terrible dans le cœur du major : ces derniers l’emportèrent. Il repoussa d’un air calme le billet que sir Jasper lui présentait, et lui dit : « Il se peut, sir Jasper, que vous ignoriez que, depuis que la lumière du christianisme s’est répandue sur ce royaume, un grand nombre de gens sages et éclairés ont douté que l’action par laquelle un homme répand le sang d’un autre pût être justifiable en aucun cas. Quoique cette règle me semble difficilement applicable à notre situation dans ce monde d’épreuves, puisque la non-résistance, si elle était générale, mettrait nos droits civils et religieux entre les mains du premier tyran audacieux qui voudrait y porter atteinte ; cependant, j’ai été et je suis encore disposé à limiter l’usage des armes charnelles à quelques cas exceptionnels, tels que ceux qui nécessitent la défense de notre personne, la défense de nos droits ou de notre propriété, et surtout la défense de notre pays contre l’invasion étrangère, et celle de nos lois et de notre conscience contre tout pouvoir usurpateur. Et comme jamais je n’ai montré de répugnance à tirer l’épée pour aucune de ces causes, vous m’excuserez si je persiste à la laisser dans le fourreau, lorsque celui de qui j’ai reçu une grave injure me provoque au combat, soit par un vain point d’honneur, soit par pure bravade, ce qui est plus vraisemblable. — Je vous ai écouté avec patience, dit sir Jasper, et maintenant, maître Bridgenorth, ne trouvez point mauvais que je vous supplie de réfléchir plus amplement à cette affaire. Je prends le ciel à témoin, monsieur, que votre honneur est blessé, et que sir Geoffrey, en poussant la condescendance jusqu’à vous offrir ce cartel, qui vous présente quelque chance de cicatriser une telle blessure, a été vivement touché de votre situation, et animé du désir sincère d’effacer la tache qui vous flétrit. Il ne s’agit que de croiser votre rapière avec son honorable épée pendant l’espace de quelques minutes, et vous aurez la satisfaction de vivre ou de mourir en noble et digne gentilhomme. D’ailleurs l’extrême habileté du chevalier dans l’art de l’escrime le met en état, comme son excellent cœur l’y engagera, de vous désarmer simplement, en se contentant de vous faire une légère blessure dans les chairs, dont il résultera peu de mal pour votre personne et beaucoup de bien pour votre honneur. — La plus tendre compassion du méchant n’est que cruauté, » s’écria Solsgrace avec emphase, et par forme de commentaire sur ce discours, que sir Jasper avait débité d’un ton fort pathétique.

« Je prie Votre Révérence de ne pas m’interrompre davantage, dit sir Jasper, d’autant plus que cette affaire, je crois, vous concerne peu ; et je vous prie de me permettre de m’acquitter régulièrement de la mission dont m’a chargé mon digne ami. »

À ces mots, il tira sa rapière du fourreau, et passant la pointe dans le fil de soie qui fermait le cartel, il le présenta une seconde fois gracieusement, à la pointe de l’épée, au major Bridgenorth, qui de nouveau le repoussa, mais avec la rougeur au front, comme s’il eût fait un violent effort sur lui-même. Il recula, et fit un profond salut à sir Jasper Crambourne.

« Puisqu’il en est ainsi, dit ce dernier, je prendrai sur moi de violer le sceau de la lettre de sir Geoffrey, et je vous la lirai moi-même, afin de pouvoir m’acquitter pleinement de ma mission, et vous faire connaître, dans toute leur étendue, les généreuses intentions de sir Geoffrey en votre faveur. — Si le contenu de cette lettre, dit le major, n’a trait qu’à ce que vous m’avez déjà fait connaître, toute autre peine de votre part est absolument inutile : mon parti est pris à cet égard. — N’importe, » dit sir Jasper en ouvrant le cartel, « il convient que je vous lise la lettre de mon honorable ami. » Et en conséquence il lut ce qui suit :

« Au digne Ralph Bridgenorth, écuyer, de Moultrassie-House,

« Par l’honorable entremise du digne sir Jasper Crambourne, chevalier, de Long-Mallington.

« Maître Bridgenorth,

« Nous avons compris par la lettre que vous avez écrite à notre épouse chérie, dame Marguerite Peveril, que vous avez sur le cœur certains incidents survenus récemment entre vous et moi, comme si votre honneur avait été blessé par ce qui a eu lieu. Quoique vous n’ayez pas jugé à propos de vous adresser directement à moi pour réclamer la satisfaction qu’en pareil cas un homme de condition doit à un autre, je suis convaincu que cette conduite ne provient que d’un sentiment de modestie, qui a pour cause l’inégalité de nos rangs, et je ne l’attribue point au manque de courage, puisque vous avez fait vos preuves pour la défense d’une cause que je voudrais pouvoir appeler bonne. Je me suis donc déterminé à vous offrir, par l’entremise de mon ami, sir Jasper Crambourne, un rendez-vous pour la satisfaction que sans doute vous ne pouvez manquer de désirer. Sir Jasper vous fera connaître la longueur de mes armes, et réglera avec vous l’heure et les circonstances de notre rencontre, qui aura lieu le soir ou le matin, à pied ou à cheval, au sabre ou à l’épée. Je laisse le tout à votre choix ; et je m’en rapporte également à vous pour les autres privilèges qui appartiennent à toute personne provoquée, vous priant seulement, dans le cas où il ne vous conviendrait pas de vous battre avec une arme semblable à la mienne, de m’envoyer la juste dimension de la vôtre. Du reste, je ne doute pas que l’issue de ce rendez-vous ne mette fin d’une manière ou d’une autre à tout ressentiment entre proches voisins.

Je demeure votre très-humble serviteur,

Geoffrey Peveril du Pic. »
Donné en mon pauvre château de Martindale, le… 1660.


« Portez mes respects à sir Geoffrey Peveril, dit, le major Bridgenorth ; ses intentions à mon égard peuvent être bonnes, selon ses lumières ; mais dites-lui que notre querelle a pris naissance dans une agression toute volontaire de sa part envers moi, et que, bien que je désire vivre dans un esprit de charité avec tous les hommes, je ne tiens pas à son amitié au point d’oser violer les lois de Dieu, et de m’exposer au risque d’être assassin ou assassiné pour la regagner. Quant à vous, monsieur, il me semble que votre âge avancé et vos malheurs passés devraient vous éclairer sur la folie du vain message dont vous vous êtes chargé. — Je m’acquitterai de votre commission, monsieur Ralph Bridgenorth, dit sir Jasper, et je m’efforcerai ensuite d’oublier votre nom, comme indigne d’être prononcé par un homme d’honneur et conservé dans sa mémoire. Et en retour de votre avis passablement incivil, veuillez recevoir le mien : c’est que, puisque votre religion vous empêche de donner satisfaction à un gentilhomme, elle devrait aussi vous apprendre à éviter de l’offenser. »

À ces mots, et avec un regard de souverain mépris adressé d’abord au major, puis au ministre, il enfonça son chapeau sur sa tête, remit sa rapière dans le fourreau, et quitta l’appartement ; quelques minutes après les pas de son cheval se perdirent dans l’éloignement. Dès qu’ils eurent cessé de se faire entendre, Bridgenorth, qui était resté le front appuyé sur sa main, releva la tête, et l’on vit une larme de colère et de honte couler sur sa joue. « Il porte cette réponse au château de Martindale, » s’écria-t-il avec amertume, « et les hommes ne songeront plus à moi que comme à un misérable, battu, déshonoré, que comme à un lâche que chacun peut bafouer et insulter à son gré ! Ah ! je fais bien d’abandonner la maison de mon père ! »

Maître Solsgrace s’avança vers son ami, et d’un mouvement sympathique il saisit sa main. « Noble frère ! » lui dit-il avec une expression de sensibilité qui ne lui était pas ordinaire, « bien que je sois un homme de paix, je sais apprécier ce qu’un tel sacrifice a dû coûter à ton âme mâle et fière. Mais notre soumission aux décrets du ciel ne doit pas être imparfaite. Nous ne devons pas, comme Ananias et Saphira, nous réserver le moindre privilège coupable, le moindre péché favori, lorsque nous prétendons immoler toutes nos affections mondaines. À quoi nous servirait de dire que nous n’avons mis en réserve que bien peu de chose, si ce peu est coupable et maudit ? Crois-tu te justifier dans tes prières en disant : Je n’ai tué cet homme ni pour l’amour du gain comme un voleur, ni pour acquérir du pouvoir comme un tyran, ni pour satisfaire ma vengeance comme un sauvage plongé dans les ténèbres ; mais parce que la voix impérieuse de l’honneur mondain me disait : Va, tue ou sois tué ? Penses-y bien, mon digne ami, et vois si une telle justification serait acceptable aux yeux de Dieu, et, si tu trembles à la seule idée du blasphème renfermé dans une semblable excuse, souviens-toi de remercier le ciel qui t’a donné la force de résister à la tentation. — Cher et respectable ami, répondit Bridgenorth, je sais que votre langage est celui de la vérité, le précepte qui ordonne au vieil Adam de souffrir la honte est plus difficile, plus pénible à mettre en pratique que celui qui lui ordonne de combattre vaillamment pour la vérité. Mais je me considère comme heureux, si pendant mon triste pèlerinage dans le désert de ce monde, il m’est permis de croire que, quelque temps au moins, le zèle et l’amitié d’un compagnon tel que vous soutiendront ma faiblesse. »

Tandis que les habitants de Moultrassie-House raisonnaient ainsi au sujet de la visite de sir Jasper Crambourne, le bon chevalier causait à sir Geoffrey une surprise extrême, en lui apprenant la manière dont son ambassade avait été reçue.

« Je l’avais pris pour un homme d’une autre trempe, dit sir Geoffrey, et je l’aurais même juré si quelqu’un m’eût demandé mon témoignage. Mais l’on ne saurait faire une bourse de soie avec l’oreille d’une truie[55]. J’ai fait pour lui une folie que je ne ferai jamais pour un autre, celle de croire qu’un presbytérien se battrait sans la permission de son prédicateur. Donnez-leur un sermon de deux heures, et laissez-les hurler un psaume sur un ton pire que les cris d’une meute que l’on étrille à coup de fouet, et vous verrez aussitôt les coquins se démener comme des batteurs en grange ; mais pour se rendre sur le terrain avec calme et sang-froid, bras dessus, bras dessous, avec un voisin, ils n’ont pas assez d’honneur pour cela. Mais c’est assez parler de ce chien à oreilles redressées. Sir Jasper, vous resterez à dîner avec nous, et vous saurez nous dire si la cuisine de dame Marguerite va bien. Je vous promets de vous divertir après le dîner en vous montrant le vol d’un faucon à longues ailes. Il n’est pas à moi, mais à la comtesse de Derby ; elle l’a apporté sur le poing, de Londres à Martindale, malgré la hâte avec laquelle elle voyageait, et elle me l’a laissé pour qu’il restât pendant cette saison sur le perchoir. »

Cette partie fut donc convenue ; et dame Marguerite entendit s’apaiser le ressentiment du bon chevalier, avec le même plaisir qu’on éprouve à entendre mourir dans le lointain le dernier coup de tonnerre de l’orage qui se calme, tandis que la nuée sombre descend lentement derrière le sommet de la montagne, et nous donne ainsi l’assurance que le danger n’est plus à craindre. Elle ne pouvait s’empêcher de s’étonner du singulier moyen que son mari avait imaginé avec tant de confiance pour se réconcilier avec un voisin qu’il estimait ; et elle remerciait Dieu intérieurement qu’il n’en fût pas résulté une effusion de sang. Mais elle renferma soigneusement ses réflexions dans son âme, sachant qu’elles touchaient à des sujets sur lesquels le chevalier du Pic ne souffrait ni qu’on mît sa sagacité en question ni qu’on s’opposât à sa volonté.

Cette histoire n’a jusqu’ici marché que lentement ; mais, après l’époque où nous sommes parvenus, il arriva à Martindale si peu d’événements remarquables, que nous devons parler rapidement de ce qui se passa durant plusieurs années.


CHAPITRE X.

LE REVENANT.


Cléopâtre. Donnez-moi de la mandragore à boire, afin que je puisse endormir ce temps dont le vide et l’ennui me dévorent.
Shakspeare. Antoine et Cléopâtre.


Après l’époque sur laquelle nous nous sommes amplement étendus, il se passa, comme nous l’avons dit à la fin du dernier chapitre, quatre ou cinq années dont les événements sans importance peuvent être racontés en quelques lignes. Le chevalier et sa femme continuèrent à résider au château de Martindale. Lady Peveril, à force de patience et de soin, tâchait de réparer la brèche que les guerres civiles avaient faite à leur fortune, et elle murmurait quelquefois lorsque ses plans d’économie se trouvaient dérangés par l’hospitalité généreuse de son mari, principal motif de la dépense. Il tenait à cette hospitalité non seulement par bonté de cœur, mais encore par le désir de soutenir la dignité de ses ancêtres, qui jadis s’étaient rendus aussi célèbres, selon les traditions de l’office, de la cuisine et du cellier, par les bœufs gras qu’ils faisaient rôtir et l’excellente bière qu’ils brassaient, que par l’étendue de leurs domaines et le nombre de leurs vassaux.

Au total, ce digne couple était heureux et vivait dans l’aisance. Il est vrai que la dette de sir Geoffrey envers son voisin Bridgenorth n’avait pas encore été remboursée ; mais il était le seul créancier du domaine de Martindale, tous les autres ayant été payés. Il aurait été à désirer que le major le fût aussi, et c’était le grand but auquel tendaient toutes les économies de dame Marguerite ; car, bien que les intérêts fussent régulièrement payés à maître Win-the-fight, le procureur de Chesterfield, le capital, qui était considérable, pouvait être réclamé dans un moment où on serait en peine de rembourser. Cet homme d’ailleurs était sombre, dissimulé, mystérieux, et il paraissait toujours se souvenir du coup que sa tête avait reçue dans le cimetière de l’église de Moultrassie.

Quelquefois dame Marguerite traitait directement ses affaires avec lui, et lorsqu’il venait au château, elle croyait remarquer sur sa figure et dans ses manières une expression de désobligeance et de malignité. Cependant sa conduite était non seulement juste mais généreuse : il accordait volontiers des délais pour les paiements, quand la force des circonstances obligeaient le débiteur à en demander ; mais il paraissait à lady Peveril que, dans ces occasions, le mandataire agissait d’après les ordres formels de l’homme qu’il représentait, et au sort duquel elle ne pouvait s’empêcher de prendre un vif intérêt.

Peu de temps après le mauvais succès de la négociation bizarre imaginée par Peveril comme un moyen de réconciliation, Bridgenorth avait quitté Moultrassie-House, laissant cette maison à la garde de sa vieille femme de charge ; et personne ne savait où il était allé. Il avait emmené avec lui le révérend M. Solsgrace, sa fille Alice et mistress Deborah Debbitch, installée formellement dans les fonctions de gouvernante. Pendant quelque temps le bruit courut que le major Bridgenorth ne s’était retiré dans quelque partie éloignée du pays que pour exécuter son projet d’épouser mistress Deborah, et donner le temps à la surprise de s’affaiblir et aux railleries de s’épuiser, afin de la ramener ensuite à Moultrassie-House comme dame et maîtresse. Mais ce bruit cessa comme tant d’autres, et il parut certain alors qu’il était passé dans les pays étrangers pour assurer la santé de sa fille, dont la constitution était si délicate. Mais en se rappelant l’horreur du major pour le papisme et la haine encore plus prononcée du digne Nehemiah Solsgrace, on convenait unanimement qu’il n’y avait que l’espérance de convertir le pape qui pouvait les avoir déterminés à mettre le pied sur une terre catholique. L’opinion la plus générale fut qu’ils étaient allés à la Nouvelle-Angleterre, alors le refuge de ceux qui avaient pris trop de part aux affaires des derniers temps, ou que le désir de jouir d’une liberté de conscience illimitée engageait à s’exiler dans la Grande-Bretagne.

Lady Peveril ne pouvait s’empêcher de nourrir le vague soupçon que Bridgenorth n’était pas aussi éloigné. L’ordre extrême avec lequel tout était tenu à Moultrassie-House et qui faisait honneur à dame Dickens, la femme de charge, ainsi qu’aux autres domestiques, semblait indiquer que l’œil du maître n’était pas tellement loin que son inspection ne fût à craindre d’un moment à l’autre. Il est vrai que ni les domestiques ni le procureur ne répondaient jamais aux questions qu’on leur faisait sur la résidence actuelle de Bridgenorth ; mais ils avaient, quand on les interrogeait, un air de mystère qui semblait en dire plus que l’oreille ne pouvait en entendre.

Environ cinq ans après que Bridgenorth eut quitté le pays, il arriva un événement singulier. Sir Geoffrey s’était absenté pour les courses de Chesterfield, et lady Peveril, qui avait l’habitude de se promener dans les environs fort souvent sans suite, ou accompagnée seulement d’Ellesmère ou de son fils, était sortie un soir pour faire une visite de charité dans une chaumière isolée où demeurait une pauvre femme attaquée alors d’une fièvre qu’on supposait contagieuse. Jamais des craintes de cette espèce n’arrêtaient lady Peveril un seul instant dans l’exercice de ses œuvres charitables ; mais elle n’aurait voulu exposer ni son fils ni aucun de ses gens aux risques qu’elle consentait à courir, dans l’espèce de persuasion où elle était que ses précautions la préserveraient de tout danger.

Lady Peveril était sortie à une heure déjà avancée dans la soirée, et le chemin était beaucoup plus long qu’elle ne l’avait cru ; différentes circonstances avaient aussi contribué à la retenir à la chaumière plus long-temps qu’elle ne le voulait. Ce fut par une belle soirée d’automne et par un brillant clair de lune qu’elle se disposa à retourner au château, en traversant les clairières et les collines qui la séparaient de Martindale. Elle se mit en chemin sans la moindre inquiétude : qu’avait-elle à craindre dans un pays tranquille et retiré, et sur une route qui traversait presque entièrement ses domaines ? D’ailleurs, elle avait pris pour l’escorter le fils de la malade, jeune garçon de quinze ans. La distance était de plus de deux milles, il est vrai ; mais en pouvait l’abréger de beaucoup en passant par une avenue qui dépendait du domaine de Moultrassie-House, et qu’elle avait évitée en venant, non pas à cause du bruit absurde répandu dans le pays qu’il y revenait des esprits, mais seulement parce que rien ne déplaisait plus à son mari, que d’apprendre que le chemin du château était fréquenté par les habitants de Moultrassie, ou celui de Moultrassie par les habitants de Martindale. La bonne dame, peut-être en considération du pouvoir qu’il lui était permis d’exercer dans les affaires plus importantes, s’était fait une règle de ne jamais contrarier les fantaisies ou même les préjugés de son mari : sorte d’accommodement tacite que nous ne saurions trop recommander à toutes les bonnes ménagères de notre connaissance ; car rien de plus merveilleux que la facilité avec laquelle l’homme résigne le pouvoir véritable aux mains du beau sexe, pourvu qu’on le laisse paisiblement satisfaire la capricieuse manie dont il est possédé.

En cette occasion cependant, bien que l’avenue de Dobby fît partie des domaines abandonnés de Moultrassie-House, lady Peveril résolut d’en profiter pour abréger son chemin : en conséquence elle se dirigea de ce côté. Mais quand le jeune paysan qui l’accompagnait, un bâton d’épine à la main, sifflant gaiement, et le chapeau sur l’oreille, s’aperçut qu’elle s’avançait vers la barrière qui était à l’entrée de l’avenue de Dobby, il donna des signes de frayeur, et, s’approchant tout à coup de lady Peveril que jusque là il avait suivie à une certaine distance, il lui dit d’une voix tremblante : « N’allez pas par là, milady ! n’allez pas par là ! »

Lady Peveril, remarquant que les dents lui claquaient et que tout son extérieur annonçait l’épouvante, se souvint alors d’un bruit qui courait que le premier possesseur de Moultrassie-Hall le brasseur de Chesterfield, qui, après avoir acheté ce domaine, y était mort d’une mélancolie née de l’oisiveté (non sans qu’on soupçonnât un suicide), revenait depuis quelque temps, et apparaissait dans cette avenue solitaire, suivi d’un gros mâtin qui pendant la vie de l’ex-brasseur était le compagnon ordinaire de ses promenades. Compter sur quelque défense de la part de celui qui lui servait d’escorte dans l’état de terreur superstitieuse où il était, c’eût été folie, et lady Peveril, qui n’entrevoyait aucun danger, pensa qu’il serait cruel de contraindre ce jeune poltron à la suivre dans un lieu si redoutable pour lui. Elle lui donna donc une pièce d’argent et lui permit de s’en retourner. Cette permission parut encore plus agréable que le petit présent ; car, à peine avait-elle remis sa bourse dans sa poche, que le bruit des sabots de son valeureux écuyer lui annonça qu’il opérait sa retraite avec le plus de précipitation possible.

Souriant d’une terreur qu’elle trouvait si ridicule, elle passa la barrière, et bientôt elle cessa de voir les rayons de la lune, interceptés par les rameaux entrelacés et touffus des grands ormes qui bordaient la vieille avenue et qui, se rejoignant par en-haut, formaient une immense voûte de feuillage. Ce lieu était parfaitement propre à inspirer des pensées graves et solennelles, et la lumière lointaine que l’on apercevait à l’une des nombreuses croisées de Moultrassie-House semblait également calculée pour exciter à la mélancolie. Des réflexions se présentèrent naturellement à son esprit sur le triste sort de cette famille, sur la mort de mistress Bridgenorth, avec qui elle s’était promenée si souvent dans cette même avenue, et qui, bien que dépourvue d’un esprit supérieur et cultivé, avait su toujours lui témoigner à propos son respect et sa reconnaissance. Elle songeait aux pertes cruelles de cette malheureuse femme, à sa mort prématurée, au désespoir de son mari, à l’exil volontaire de ce dernier, à l’avenir incertain de leur enfant, orpheline pour laquelle elle éprouvait encore, même après un intervalle de plusieurs années, une tendresse presque maternelle.

Telles étaient les pensées mélancoliques qui préoccupaient son esprit, lorsque, arrivée au milieu de l’avenue, elle crut apercevoir, à la lueur incertaine et entrecoupée qui pénétrait à travers le feuillage, quelque chose de semblable à une figure humaine. Lady Peveril s’arrêta un instant, mais bientôt elle se remit en marche. Peut-être paya-t-elle un tribut à la superstition du temps par quelques battements plus précipités de son cœur ; mais elle eut bientôt repoussé toute idée d’apparition surnaturelle. Quant aux vivants, elle n’avait rien à en redouter. Un braconnier était l’ennemi le plus dangereux qu’elle pût rencontrer, et même, dans cette supposition, il était vraisemblable qu’il chercherait à éviter d’être vu. Elle s’avança donc d’un pas ferme, et vit avec satisfaction que la figure qu’elle avait aperçue lui cédait la place, ainsi qu’elle s’y était attendue, et se glissait entre les arbres sur la gauche de l’avenue. En passant devant l’endroit où cette forme venait de lui apparaître, elle ne put s’empêcher de presser le pas, à la pensée que ce rôdeur de nuit pouvait, devait même être tout près d’elle, et elle le fit avec si peu de précaution que, son pied heurtant contre une branche d’arbre que le vent avait brisée et jetée à terre, elle tomba en poussant un grand cri. Une main vigoureuse, qui la saisit aussitôt pour l’aider à se relever, accrut encore son effroi, et au même instant une voix qui ne lui était pas étrangère prononça ces paroles : « N’est-ce pas vous, lady Peveril ? — C’est moi, » répondit-elle en réprimant sa surprise et sa frayeur ; « et si mon oreille ne m’abuse pas, je parle au major Bridgenorth ? — En effet, je me nommais ainsi, dit-il, lorsque l’oppression ne m’avait point ôté mon nom. »

Il se tut et continua de marcher à côté d’elle dans le plus profond silence. Lady Peveril se sentait fort embarrassée ; et pour sortir de cette situation, aussi bien que pour satisfaire le besoin de son cœur, elle lui demanda comment se portait sa filleule Alice. — Je ne sais ce que c’est qu’une filleule, madame, répondit Bridgenorth. C’est là un de ces noms introduits par la corruption et l’avilissement des lois de Dieu. Quant à l’enfant qui doit la vie et la santé à Votre Seigneurie, puisque tel est votre titre mondain, c’est aujourd’hui une jeune fille fraîche et bien portante, d’après ce que m’apprennent ceux auxquels elle est confiée, car je ne l’ai pas vue depuis quelque temps. Mais, madame, c’est le souvenir de ce qu’elle vous doit et l’effroi que m’a causé votre chute qui m’ont déterminé à me montrer à vous ; car, sous beaucoup de rapports, j’agis avec une imprudence qui peut être fatale à ma sûreté. — Votre sûreté, monsieur Bridgenorth ! dit lady Peveril, je n’aurais jamais cru qu’elle fût en danger. — Vous avez donc quelques nouvelles à apprendre encore, madame ; mais vous saurez demain les raisons pour lesquelles je dois craindre de me montrer ouvertement, même dans mes propres domaines, et pour lesquelles il y aurait de l’imprudence à faire connaître ma résidence actuelle à aucun des habitants du château de Martindale. — Monsieur Bridgenorth, dit lady Peveril, vous étiez autrefois prudent et circonspect ; j’espère que vous ne vous êtes laissé entraîner à aucune démarche précipitée, à aucun projet téméraire ; j’espère… — Pardon, madame, si je vous interromps, reprit Bridgenorth. Je ne suis plus le même, il est vrai… Oui, mon cœur a subi en moi bien du changement. Dans les temps auxquels il plaît à Votre Seigneurie de faire allusion, j’étais encore un homme du monde, et je lui dévouais toutes mes pensées, toutes mes actions, sauf quelques pratiques religieuses de pure forme ; je connaissais bien peu quels étaient les devoirs d’un chrétien, et jusqu’où doit s’étendre son abnégation de lui-même, puisque sa foi lui prescrit de donner tout comme s’il ne donnait rien. Mes pensées n’étaient relatives qu’aux objets terrestres, qu’aux moyens d’ajouter champ sur champ, d’entasser richesses sur richesses ; je ne songeais qu’à me ménager entre les différents partis, qu’à m’assurer un ami d’un côté sans en perdre un de l’autre. Mais le ciel m’a puni de cette apostasie d’autant plus criminelle, qu’adorateur aveugle et charnel de nos seules volontés, j’abusais du nom sacré de la religion et ne cherchais que mon propre intérêt. Mais je rends grâce à celui qui m’a retiré de la terre d’Égypte. »

Quoique de nos jours nous ayons parmi nous beaucoup d’exemples d’enthousiasme, nous n’en soupçonnerions pas moins d’hypocrisie ou de démence quiconque en ferait un aveu si franc et si subit ; mais d’après les mœurs et l’esprit du temps, il n’était pas rare de voir des gens disposés à professer hautement de telles opinions comme étant la règle de toute leur conduite.

Le sage Vane, le brave et habile Harrison, agissaient sous l’influence de pareils sentiments. Lady Peveril fut donc plus fâchée que surprise d’entendre le major tenir un tel langage, et elle en conclut avec raison que la société qu’il avait vue depuis quelque temps, et les circonstances où il s’était trouvé, faisant éclater tout-à-coup l’étincelle cachée dans son sein, une flamme ardente s’était aussitôt allumée. Cela était d’autant plus probable qu’il tenait de son père un caractère mélancolique, qu’il avait essuyé un grand nombre de malheurs, et que nulle passion, lorsqu’on s’y abandonne, ne se développe aussi rapidement que cette espèce d’enthousiasme dont il donnait alors des signes évidents.

Elle se borna donc à lui répondre avec calme qu’elle espérait qu’il n’avait point eu l’imprudence de s’exposer à quelque danger ou à quelque soupçon par la manifestation de ses sentiments.

« À quelque soupçon ! milady, répondit le major ; (car, je ne puis m’empêcher, par la force de l’habitude, de vous accorder l’un de ces vains titres que nous autres misérables vases d’argile nous nous donnons réciproquement dans notre orgueil) non seulement je me suis rendu suspect, mais encore je cours de si grands risques, que si votre mari me rencontrait dans ce moment, moi Anglais de naissance, et bien que sur mes propres domaines, je ne doute nullement qu’il ne fît tous ses efforts pour m’offrir en sacrifice au Moloch de la superstition romaine, qui poursuit maintenant avec fureur le peuple de Dieu. — Ce langage me surprend, major Bridgenorth, » dit lady Peveril, qui commençait à désirer d’être délivrée de sa compagnie, et qui se mit en conséquence à presser un peu le pas ; mais Bridgenorth, doublant aussi le sien, continua de marcher à côté d’elle.

« Ne savez-vous pas, lui dit-il, que Satan est venu sur la terre, animé d’une colère terrible, parce que son règne doit être court ? L’héritier de la couronne est un papiste avoué : et qui oserait assurer excepté les sycophantes et les flatteurs, que celui qui la porte aujourd’hui ne serait pas aussi à se courber devant la puissance de Rome, s’il n’était tenu en échec par quelques nobles esprits de la chambre des communes ? Vous ne me croirez pas peut-être : il est pourtant vrai que, dans mes promenades solitaires et nocturnes, quand je songeais à vos bontés pour les morts et les vivants, j’ai souvent supplié le ciel de m’accorder les moyens de vous avertir ; et le ciel, enfin, a exaucé ma prière ! — Major Bridgenorth, vous aviez coutume d’être modéré dans vos sentiments, comparativement du moins aux dispositions où je vous trouve, et vous aimiez votre religion sans haïr celle des autres. — Ce que j’étais quand le fiel de l’amertume remplissait mon cœur et que les liens de l’iniquité me rendaient esclave, il est inutile de le rappeler aujourd’hui. Je ressemblais alors à Gallio, qui ne s’inquiétait d’aucunes de ces choses. Je fondais mes espérances sur les biens de la terre ; j’étais attaché à l’honneur, à l’estime du monde ; mes pensées étaient toutes terrestres ; et les prières que j’adressais au ciel n’étaient que de froides formalités semblables aux méditations des pharisiens : en un mot, je n’apportais sur l’autel des offrandes que de la paille et du chaume. Dieu, dans son amour, a reconnu la nécessité de me châtier, et il m’a dépouillé de tout ce qui m’attachait à la terre : l’honneur mondain m’a été ravi ; j’ai été exilé de la maison de mes pères, et je suis resté seul, désolé, humilié, battu, déshonoré. Mais qui peut deviner les voies de la Providence ? C’est de cette manière que je devins un champion de la vérité, un homme qui considère sa propre vie comme rien si la vérité en exigeait le sacrifice. Mais ce n’est pas de tout cela que je voulais vous parler. Vous avez sauvé la vie temporelle de mon enfant, je veux en récompense assurer le salut éternel du vôtre. »

Lady Peveril garda le silence. Ils approchaient alors du point où l’avenue aboutissait à la grande route, ou plutôt à un chemin de traverse pratiqué dans un champ commun, et qu’elle devait suivre jusqu’à ce qu’elle rencontrât un sentier par lequel on entrait immédiatement dans le parc de Martindale. Elle éprouvait alors un très-vif désir de revoir la clarté de la lune, et elle évitait de répondre à Bridgenorth, afin de pouvoir marcher plus vite ; mais, au moment où ils atteignaient la jonction de l’avenue avec le chemin public, le major, posant la main sur le bras de lady Peveril, lui commanda, plutôt qu’il ne la pria, de s’arrêter. Elle obéit. Il lui montra alors un énorme chêne de la plus grande taille, qui s’élevait sur l’une des hauteurs de la plaine située au bout de l’avenue, et qui semblait placé là tout exprès pour servir de perspective. La lune répandait une lumière si vive hors de l’avenue, et l’arbre vénérable en était si complètement éclairé qu’on pouvait voir aisément que plusieurs de ses rameaux étaient brisés et qu’il avait été frappé de la foudre. « Vous rappelez-vous, demanda Bridgenorth, le jour où nous vîmes ensemble cet arbre pour la dernière fois ? Ce fut celui où, arrivant de Londres, j’apportais le sauf-conduit que m’avait donné le comité pour votre mari. Au moment où je passai sous cet arbre, je vous aperçus à cet endroit même où nous sommes : vous étiez avec cette Alice que j’ai perdue, et les deux derniers de mes enfants chéris folâtraient près de leur mère et de vous. Je sautai à bas de mon cheval. Pour elle, j’étais un époux, pour eux un père, pour vous un protecteur bienvenu et révéré ! Que suis-je maintenant pour qui que ce soit ? » Il porta la main à son front et poussa un gémissement douloureux.

Il n’était pas dans la nature de lady Peveril d’entendre l’expression de la douleur sans essayer d’y apporter quelque adoucissement. « Monsieur Bridgenorth, dit-elle, tout en suivant fidèlement ma religion, je ne blâme la croyance religieuse de personne, et je me réjouis que vous ayez cherché dans la vôtre des consolations à vos afflictions temporelles ; mais toutes les croyances chrétiennes ne nous apprennent-elles pas également que l’affliction doit adoucir le cœur ? — Oui, femme, » répondit Bridgenorth d’un air sombre, « de même que la foudre en frappant les branches de ce chêne en a amolli le tronc. Non, de même que le bois le plus dur est le plus propre à un ouvrage de longue durée, le cœur endurci et desséché est aussi celui qui peut le mieux supporter la tâche que nous impose le malheur de ces temps. Ni Dieu ni les hommes ne souffriront plus long-temps la dissolution sans bornes du méchant, les railleries de l’impie, le mépris des lois divines, l’infraction des lois humaines ; la force des circonstances exige impérieusement des redresseurs et des vengeurs, et il n’en manquera pas. — Je ne nie pas l’existence de beaucoup de mal, » dit lady Peveril faisant un effort sur elle-même pour parler, et se remettant à marcher ; » et d’après des ouï-dire, et non, Dieu merci, d’après mes propres observations, je suis convaincue de la corruption du temps ; mais, espérons qu’on y saura remédier sans avoir recours aux moyens violents dont vous semblez vouloir parler. Bien certainement, les désastres d’une seconde guerre civile, extrémité terrible à laquelle, j’espère, vous ne pouvez songer, seraient la dernière ressource du désespoir. — Ce serait, en effet, une extrémité terrible, mais sûre, reprit Bridgenorth. Le sang de l’agneau pascal chassa l’ange exterminateur, les sacrifices offerts sur le seuil de la maison d’Araunah arrêtèrent la peste ; le fer et la flamme sont des remèdes violents, mais ils purgent et purifient. — Hélas ! major Bridgenorth, s’écria lady Peveril, vous si sage, si modéré dans votre jeunesse, pourriez-vous avoir adopté dans un âge plus avancé les pensées et le langage de ceux qui ont, ainsi que vous avez pu le voir, conduit la nation et eux-mêmes sur le bord du précipice. — J’ignore ce que j’étais alors, et vous ignorez ce que je suis maintenant, » répliqua-t-il, puis il s’interrompit soudain. La brillante clarté de la lune frappait en ce moment sur leurs visages, et on eût dit que Bridgenorth, en se voyant exposé aux regards de lady Peveril, cherchait à adoucir son ton et son langage.

Lorsqu’elle put enfin distinguer la personne de son interlocuteur, elle remarqua qu’il était armé d’un couteau de chasse, et qu’il portait à sa ceinture un poignard et des pistolets, précaution fort extraordinaire de la part d’un homme qui autrefois ne portait même une rapière que les jours de cérémonie, quoique cet usage fût habituel parmi les hommes de son rang. Il y avait aussi dans l’expression de son visage quelque chose de plus résolu et de plus sombre que de coutume, bien que son air eût toujours été plus sévère qu’affable ; et, dans l’impossibilité de réprimer l’émotion qu’elle éprouvait, elle s’écria : « En effet, monsieur Bridgenorth, vous êtes bien changé ! — Vous ne voyez que l’homme extérieur, le changement de l’intérieur est bien plus grand. Mais ce n’était pas de moi que je voulais vous parler. Je vous ai déjà dit que, comme vous avez préservé mon enfant de l’obscurité du tombeau, je voulais sauver le vôtre de ces ténèbres, bien plus profondes qui, je le crains fort, environnent les voies où marche son père. — Je ne puis entendre parler ainsi de sir Geoffroy, dit lady Peveril ; je dois vous dire adieu pour le moment, et lorsque nous nous rencontrerons dans quelque circonstance plus favorable, j’écouterai volontiers vos avis relativement à Julien, bien qu’il soit possible que je ne les suive pas. — Ces circonstances plus convenables peuvent ne jamais se présenter, répliqua Bridgenorth ; le temps fuit, l’éternité s’approche. Écoutez ! J’ai entendu dire que votre projet est d’envoyer le jeune Julien dans cet île de sang, pour y être élevé sous la protection de votre parente, cette meurtrière sans pitié, par l’ordre de laquelle fut assassiné un homme plus digne de l’existence qu’aucun des ancêtres tant vantés dont elle s’enorgueillit. C’est la nouvelle du pays ; est-elle vraie ? — Je ne vous reprocherai pas, monsieur Bridgenorth, la rigueur avec laquelle vous jugez ma cousine de Derby, dit lady Peveril, et je ne chercherai point à justifier l’acte cruel dont elle s’est rendue coupable ; néanmoins l’opinion de mon mari, et la mienne par conséquent, sont que Julien pourra dans sa maison, avec le jeune comte de Derby, recevoir l’instruction et acquérir les talents convenables à sa naissance. — Sous la malédiction de Dieu et la bénédiction du pape de Rome, s’écria Bridgenorth ; vous, milady, si clairvoyante, si prudente dans tout ce qui concerne les affaires de ce monde, êtes-vous donc assez aveugle pour ne pas voir le pas gigantesque que Rome se prépare à faire pour reconquérir ce pays, jadis le plus riche joyau de sa tiare usurpée ? La vieillesse est facile à séduire par Tor, la jeunesse par le plaisir, le faible par la flatterie, le lâche par la crainte, et le brave par la gloire : il y a des appâts pour toutes les passions, pour tous les goûts, et chaque appât cache un hameçon mortel. — Je sais, monsieur Bridgenorth, répondit lady Peveril, que ma parente est catholique ; mais son fils est élevé dans les principes de l’Église anglicane, conformément à la recommandation de feu son époux. — Est-il vraisemblable, répondit Bridgenorth, que celle qui n’a pas craint de répandre le sang du juste, sur le champ de bataille ainsi que sur l’échafaud, ait beaucoup d’égards pour une promesse que sa religion l’autorise à violer ? Et quand même elle la remplirait fidèlement, votre fils y aura-t-il gagné beaucoup s’il reste dans le bourbier où est enfoncé son père ? Les dogmes de vos évêques sont-ils autre chose que du pur papisme ? La seule différence, c’est que vous avez pris pour pape un tyran temporel, et substitué une messe en anglais à celle que vos prédécesseurs disaient en latin. Mais pourquoi parler de toutes ces choses à une femme qui a des yeux pour ne point voir, et des oreilles pour ne point entendre ce qui seul est digne d’être vu et entendu ? Quel dommage que celle qui a reçu du ciel des formes si belles, un cœur si parfait, soit sourde, aveugle et ignorante comme tout ce qui tient à ce monde périssable ! — Nous ne saurions être d’accord sur un tel sujet, monsieur Bridgenorth, » dit lady Peveril, plus impatiente que jamais d’échapper à un entretien aussi étrange, quoiqu’elle ne sût trop ce qu’elle avait à redouter ; « encore une fois, permettez que je vous dise adieu. — Un moment ! » dit-il en posant de nouveau la main sur son bras. « Je vous arrêterais si je vous voyais sur le bord d’un précipice ; laissez-moi donc vous mettre en garde contre un danger plus grand encore. Mais comment agir sur votre esprit incrédule ? Vous dirai-je que la dette du sang répandu par la maison de Derby reste encore à payer ? et persisteras-tu, femme, à envoyer ton fils parmi ceux de qui on en exigera le paiement ? — Vous cherchez vainement à m’alarmer, répondit lady Peveril ; quelle peine peut-on imposer à la comtesse pour une action téméraire, il est vrai, mais dont elle a été punie il y a déjà long-temps par une amende ? — Vous vous trompez, » reprit-il d’une voix sévère. « Croyez-vous qu’une misérable somme d’argent donnée pour satisfaire les débauches de Charles puisse expier la mort d’un homme tel que Christian, d’un homme également précieux au ciel et à la terre ? Ce n’est pas à de pareilles conditions que le sang du juste doit être répandu. Chaque heure de délai est comptée comme un surcroît d’intérêt à l’énorme dette dont le paiement sera exigé un jour de cette femme altérée de sang. »

En ce moment un bruit de chevaux se fit entendre au loin sur le chemin où avait lieu ce singulier dialogue. Bridgenorth s’arrêta pour écouter. « Oubliez que vous m’avez vu, » dit-il précipitamment ; « ne citez mon nom ni à ce que vous avez de plus proche, ni à ce que vous avez de plus cher. Renfermez mes conseils dans le secret de votre cœur ; profitez-en, et vous vous en féliciterez. »

À ces mots, il s’éloigna tout à coup, et, se glissant par une des ouvertures de la haie qui bordait la route, il s’enfonça dans l’obscurité du taillis.

Le bruit des chevaux qui s’avançaient au grand trop augmentait à chaque instant, et lady Peveril aperçut bientôt, quoique indistinctement, plusieurs cavaliers qui descendaient la colline. Ils l’aperçurent également, et deux d’entre eux, prenant le galop, arrivèrent près d’elle en criant : « Halte ! qui va là ? » Mais le plus rapproché s’écria aussitôt : « Merci de ma vie, c’est notre maîtresse ! » De son côté, lady Peveril reconnut en lui un de ses domestiques. Son mari, qui survint au même instant, lui dit avec surprise : « Quoi ! c’est vous, dame Marguerite ? Que faites-vous si loin du château et à une heure si avancée ? »

Lady Peveril lui raconta la visite à la chaumière, mais ne jugea pas nécessaire de lui parler de son entrevue avec le major Bridgenorth, dans la crainte, peut-être, que cet incident ne déplût à son mari.

« La charité est une belle et bonne chose, répondit sir Geoffrey ; mais je dois vous dire, Marguerite, que vous avez tort de courir les champs, comme un charlatan, à la demande de la première vieille qui a un accès de colique, surtout à une pareille heure, et quand ce pays est si peu sûr — Je suis fâchée d’apprendre cela, dit lady Peveril. Je n’en savais rien encore. — Il y a un nouveau complot tramé par les têtes-rondes, dit sir Geoffrey un complot pire que celui de Venner ; et celui qui est le plus compromis dans cette affaire est notre ancien voisin Bridgenorth. On fait partout des recherches à son sujet, et je vous promets que, si on le trouve, tous ses vieux comptes lui seront soldés. — En ce cas, je suis sûre qu’on ne le trouvera pas, dit lady Peveril. — Vous le croyez ? répliqua sir Geoffrey et moi, j’espère qu’on le découvrira ; au moins ce ne sera pas ma faute si on n’y parvient pas. C’est pour cela que je me rends à Moultrassie, afin d’y faire une stricte recherche conformément à mon devoir ; ni traître ni rebelle ne se cachera dans son terrier si près de Martindale, je vous en réponds. Quant à vous, milady, veuillez vous passer de selle de femme pour aujourd’hui, vous monterez en croupe derrière Saunders, comme cela vous est déjà arrivé, et il vous reconduira au château. »

Lady Peveril obéit en silence. Elle n’aurait point osé se fier à sa voix pour lui répondre, tant elle était émue et déconcertée de la nouvelle qu’elle venait d’apprendre.

Elle monta donc derrière le domestique, et arriva au château, où elle attendit avec beaucoup d’inquiétude son mari. Il arriva enfin, et elle sentit son cœur soulagé en apprenant qu’il revenait sans aucun prisonnier. Il lui expliqua alors, d’une manière plus détaillée, qu’un exprès, arrivé de la cour à Chesterfield, y avait apporté la nouvelle d’une insurrection projetée par les anciens partisans de la république, notamment par ceux qui avaient servi dans l’armée, et que Bridgenorth, qu’on disait caché dans le Derbyshire, était l’un des principaux conspirateurs.

Quelque temps après, ce bruit de conspiration cessa, comme beaucoup d’autres de cette époque. Les mandats d’arrêt furent révoqués : quant au major Bridgenorth, on n’en entendit plus parler, bien qu’il lui fût probablement permis de se montrer aussi publiquement que ceux qui s’étaient rendus suspects.

Vers cette époque aussi, lady Peveril, après avoir versé bien des larmes, se sépara pour quelque temps de son fils Julien, qui fut envoyé dans l’île de Man, selon le projet formé depuis longtemps, afin d’y recevoir la même éducation que le jeune comte de Derby. Quoique les prédictions funestes de Bridgenorth revinssent quelquefois à l’esprit de lady Peveril, elles n’eurent pas assez de poids sur elle pour triompher des avantages que la protection de la comtesse assurait à son fils.

Ce plan parut réussir à tous égards ; et lorsque, de temps en temps, Julien venait visiter la maison paternelle, lady Peveril avait la satisfaction de voir que les qualités de l’esprit se développaient en lui de même que les manières, et qu’il s’appliquait toujours avec la même ardeur aux plus solides études. Il devint avec le temps un jeune homme accompli, et fit un voyage sur le continent avec le jeune comte. Ce voyage était nécessaire pour qu’ils eussent une plus ample connaissance du monde, connaissance que la comtesse ne pouvait leur donner complètement, n’ayant jamais paru à Londres ni à la cour du roi Charles, depuis sa fuite dans l’île de Man, en 1660, et ayant toujours résidé dans son royaume solitaire et aristocratique, d’où elle ne sortait quelquefois que pour aller visiter ses domaines d’Angleterre.

Cette circonstance avait donné à l’éducation des deux jeunes gens, quoique des maîtres choisis l’eussent d’ailleurs rendue si parfaite, quelque chose de rétréci et de borné ; mais bien que le caractère du jeune comte fût plus léger et plus frivole que celui de Julien, l’un et l’autre profitèrent également de ce voyage. Lady Derby avait strictement enjoint à son fils, à son retour du continent, de ne point paraître à la cour de Charles ; mais, devenu majeur dans l’intervalle, il ne jugea pas absolument nécessaire d’obéir à cette injonction, et il alla passer quelque temps à Londres, où il s’enivra de tous les plaisirs d’une cour qui lui parut d’autant plus séduisante que sa première jeunesse s’était écoulée dans la retraite.

Afin d’obtenir de la comtesse le pardon de cette désobéissance, lord Derby, qui conservait pour sa mère le profond respect dans lequel il avait été élevé, consentit à faire un long séjour près d’elle dans son île favorite, dont il lui abandonna presque entièrement l’administration.

Julien Peveril avait passé au château de Martindale la plus grande partie du temps pendant lequel son ami avait séjourné à Londres ; et, à l’époque à laquelle notre histoire est arrivée, ils habitaient tous deux, avec la comtesse, le château de Rushin, dans le vieux royaume de Man.


CHAPITRE XI.

LA PÊCHE.


Mona resta long-temps cachée aux matelots.
Collins


L’île de Man, au milieu du dix-septième siècle, était, comme lieu de résidence, fort différente de ce qu’elle est aujourd’hui. On n’avait pas encore découvert son importance, comme lieu de refuge contre les orages de la vie, et la société qu’on y rencontrait était monotone et insignifiante. Alors on n’y voyait pas de ces élégants dissipateurs que la fortune a renversés de leur char brillant, de ces pauvres joueurs dépouillés par la friponnerie, de ces spéculateurs trompés dans leurs calculs, et de ces entrepreneurs de mines, ruinés par leurs projets : en un mot, on ne trouvait là personne de remarquable. La société se bornait aux naturels de l’île, et à quelques marchands qui faisaient le commerce de la contrebande. Les amusements étaient rares et insipides, et le jeune comte, naturellement vif et léger, ne tarda pas à s’ennuyer de la vie qu’on menait dans ses domaines.

Les insulaires eux-mêmes, devenus, pour ainsi dire, trop civilisés pour être heureux, n’avaient plus de goût pour les amusements innocents et tant soit peu stériles qui avaient fait les délices de leurs pères. Le mois de mai ne ramenait plus la querelle supposée de la reine de l’hiver avec celle du printemps, et ils n’eussent plus entendu avec la musique animée de l’une, ni les sons discordants par lesquels l’autre faisait un appel plus bruyant à leur attention. La Noël passait de même sans que les églises fissent retentir leurs cloches dissonantes. Le roitelet, à la chasse duquel on aimait à se livrer autrefois durant les jours de la Pentecôte, n’avait plus à craindre cette poursuite meurtrière. L’esprit de parti avait pénétré parmi ces gens simples, et détruit leur gaieté sans faire cesser leur ignorance. Les courses mêmes, ces amusements qui plaisent en général aux hommes de toute condition, n’avaient plus lieu, parce qu’elles ne leur offraient plus d’attrait. Les bourgeois étaient divisés par des inimitiés jusque-là sans exemple, et chacun d’eux aurait cru se déshonorer s’il eût trouvé quelque plaisir dans les divertissements que recherchaient ceux de la faction contraire. Les deux partis reniaient le souvenir de ces temps où la paix régnait au milieu d’eux, où le comte de Derby, mort si tristement, avait coutume de décerner les prix, et où Christian, sacrifié depuis par la vengeance, faisait courir ses chevaux pour ajouter à l’éclat de la fête.

Julien était assis dans l’embrasure de l’une des fenêtres du château, et, les bras croisés, il regardait avec un air de contemplation profonde la vaste perspective de l’Océan, dont les vagues venaient frapper le rocher sur lequel s’élève l’antique édifice. Le comte, accablé d’ennui, tantôt ouvrait un volume d’Homère, tantôt sifflait, quelquefois se balançait sur sa chaise, puis se promenait dans l’appartement ; enfin son attention se fixa sur son compagnon, dont il parut admirer la tranquillité.

« Roi des hommes, » s’écria-t-il en répétant l’épithète favorite qu’Homère donne à Agamemnon, « j’ose croire, pour l’honneur de l’ancien roi de la Grèce, qu’il menait une plus joyeuse vie que le roi de Man. Eh bien ! philosophe Julien, rien ne peut donc t’éveiller, pas même une plaisanterie sortie de ma bouche royale[56] ? — Je voudrais que vous fussiez plus réellement le roi de Man, » dit Julien en sortant de sa rêverie ; « vos domaines vous sembleraient alors plus agréables. — Quoi ! détrôner la royale Sémiramis ma mère ! s’écria le jeune lord ; elle qui a autant de plaisir à jouer le rôle de reine que si elle l’était réellement ! Je suis surpris que vous me donniez un tel conseil. — Votre mère, mon cher Derby, serait enchantée si elle vous voyait prendre quelque intérêt aux affaires de l’île ; vous ne l’ignorez pas. — Oui, elle me permettrait d’être roi, mais elle voudrait être vice-reine et régner sur moi ; et elle ne gagnerait qu’un sujet de plus si je consentais à sacrifier aux soins de ma royauté un temps qui m’est si précieux. Non, non, Julien, elle pense qu’il lui appartient de diriger toutes les affaires de ces pauvres insulaires, et elle trouve son plaisir dans l’exercice de cette autorité. Je n’interviendrai pas, à moins qu’il ne lui plaise de tenir encore une haute cour de justice ; car je n’ai pas le moyen de payer une autre amende à mon frère le roi Charles. Mais j’oublie que ce sujet de conversation est pénible pour vous. — C’est-à-dire pour la comtesse, répondit Julien, et je m’étonne que vous le mettiez sur le tapis. — En vérité, je n’ai envie plus que vous d’attaquer la mémoire du pauvre homme : et quoique je n’aie pas les mêmes raisons de la respecter, reprit le comte de Derby, je lui garde pourtant quelque vénération. Je me rappelle le jour où on le conduisit à la mort : c’était celui du premier congé que j’aie jamais eu de ma vie, et que je voudrais de bon cœur avoir eu pour quelque autre motif. — J’aimerais mieux vous entendre parler de toute autre chose, milord, dit Julien. — C’est toujours ainsi chaque fois que je vous parle de quelque chose qui vous échauffe le sang, que vous avez aussi froid qu’un homme moitié chair, moitié poisson, pour employer une comparaison de cette île fortunée. Mais puisque vous voulez changer d’entretien, voyons, de quoi parlerons-nous ? Ô Julien, si vous n’aviez pas été vous enterrer tout vivant dans les vieux castels et les cavernes du Derbyshire, que de sujets délicieux n’aurions-nous pas à traiter ? les spectacles, le palais du roi, celui du duc : la demeure de Louis n’est rien au prix de cela ; et la promenade du parc, qui l’emporte sur le Corso de Naples ; et le beau sexe de Londres, qui l’emporte sur celui de tous les autres pays du monde. — Je ne demande pas mieux que d’écouter tout ce que vous aurez à me dire sur ce sujet, répondit Julien ; les récits que vous me ferez sur Londres seront d’autant plus intéressants pour moi que je connais à peine cette ville. — Eh bien ! mon ami… mais par où commencerai-je ? par l’esprit de Buckingham, de Sedley et d’Etherege[57], ou par l’élégance d’Henri Jermy, la courtoisie du duc de Montmouth, ou par les attraits de la belle Hamilton, de la duchesse de Richmond, de lady… par la beauté de Roxelane, ou la vivacité piquante de mistress Nelly[58] ?… — Que ne commencez-vous par les grâces enchanteresses de lady Cynthia ? — Ma foi, je voulais les garder pour moi-même, afin de suivre l’exemple de votre prudente réserve. Mais puisque vous me le demandez, je conviendrai franchement que je ne sais que vous en dire, si ce n’est que j’y pense vingt fois plus souvent qu’à toutes ces beautés dont je vous ai parlé. Et cependant elle n’est ni aussi belle, à beaucoup près, que la moins belle de toutes ces beautés de cour, ni aussi spirituelle que la plus simple d’entre elles, ni aussi à la mode que la plus obscure et la plus ignorée, ce qui est un point d’une grande importance. Je ne saurais dire, en vérité, ce qui m’attire vers elle, si ce n’est qu’elle est aussi capricieuse que tout son sexe ensemble. — Ce serait là un bien faible mérite à mes yeux, reprit Julien. — Bien faible, dites-vous ? continua le comte, et vous vous intitulez confrères de l’hameçon ! Et qu’aimeriez-vous mieux ? employer toutes vos forces pour tirer, comme font nos pêcheurs dans leurs barques, un pesant filet qui ne vous amène qu’un misérable goujon ; ou pour prendre un saumon frétillant qui, par sa pesanteur, fait plier le bois et siffler la corde de votre ligne, qui vous joue mille tours malins, qui tourmente votre cœur de craintes et d’espérances, et qui ne tombe enfin sur le rivage qu’après vous avoir obligé à déployer tout ce que vous possédez d’adresse, de patience et de ruse ? Mais je vois que vous êtes disposé à pêcher selon votre ancienne méthode. Point d’habit galonné ; c’est la casaque brune qu’il vous faut, les couleurs brillantes effarouchent le poisson dans les eaux tranquilles de l’île de Man. Sur ma foi ! vous n’en attraperiez guère à Londres, si l’amorce ne brillait un peu. Eh bien ! vous partez ? allons, je vous souhaite bonne chance. Moi, je vais prendre la barque de parade : la mer et les vents sont moins inconstants que la rivière sur laquelle vous vous êtes embarqué. — C’est à Londres que vous avez appris à dire toutes ces belles choses, milord, répondit Julien ; mais nous vous verrons en faire pénitence, si lady Cynthia est de mon avis. Adieu, bien du plaisir jusqu’à ce que nous nous revoyions. »

Les jeunes gens se séparèrent donc ; et tandis que le comte s’embarquait pour son joyeux voyage, Julien, ainsi que son ami l’avait prévu, prenait le costume d’un homme qui veut goûter le plaisir de la pêche. Le chapeau à plumes fut échangé contre un bonnet de drap gris, le manteau richement galonné contre une jaquette de la même couleur et des pantalons semblables ; puis une ligne à la main, un panier sur le dos, et monté sur un joli petit cheval de Man, le jeune Peveril sortit du château et parcourut lestement le pays qui le séparait de l’une des belles rivières qui descendent des montagnes de Kirk-Merlagh et vont se jeter à la mer.

Arrivé à l’endroit où il avait l’intention de s’amuser à pêcher, Julien laissa paître librement son petit coursier, qui, dressé par lui, le suivait comme un chien. De temps en temps, l’intéressant animal, fatigué de brouter l’herbe de la vallée que parcourait la rivière, venait se reposer près de son maître ; et, comme s’il eût été grand amateur de la pêche, il semblait regarder curieusement les truites qui se débattaient sur le rivage où Julien les amenait. Mais ce jour-là, le maître de Fairy ne montra pas toute la persévérance d’un véritable pêcheur à la ligne, et il eut peu d’égard à la recommandation que fait le vieux Isaac Walton[59], de pêcher dans le courant des rivières pouce par pouce. Il est vrai qu’il cherchait de l’œil d’un connaisseur les endroits qui lui promettaient le plus de succès, ceux où l’eau s’élançait d’un pont majestueux par-dessus quelque grosse pierre, et offrait à la truite l’abri qu’elle aime, ou bien encore ceux où l’eau sortait en bouillonnant d’un courant rapide, soit pour former un tranquille remous sous quelque rive escarpée, soit pour se précipiter en cascade. Par ce choix intelligent des lieux où il pouvait le mieux exercer son adresse, son panier fut bientôt assez pesant pour prouver que la pêche n’avait point été un vain prétexte ; et dès qu’il en fut convaincu, il remonta le cours de la rivière, jetant de temps à autre sa ligne dans l’eau pour tromper l’œil de ceux qui l’auraient observé des hauteurs voisines.

La petite vallée verdoyante et rocailleuse qu’arrosait cette rivière était solitaire, bien que le sentier mal tracé qui la traversait indiquât qu’on la parcourait quelquefois et qu’elle n’était pas tout à fait dépourvue d’habitants. À mesure que Peveril avançait, la rive droite s’élargissait, et offrait à l’œil une vaste prairie qui se terminait à la rivière, et dont les riches pâturages étaient dus en partie à des débordements accidentels. Sur la partie la plus élevée du vallon on voyait une vieille maison, de construction singulière, ayant une terrasse au-devant, et par derrière quelques champs cultivés. Jadis une forteresse danoise ou norwégienne, nommée Blackfort[60], s’élevait en cet endroit ; elle tenait son nom d’une haute colline couverte de bruyère, où la rivière paraissait prendre sa source, et qui, s’élevant derrière l’édifice, fermait la vallée de ce côté. La construction primitive, qui n’était probablement composée que de pierres sèches, avait été détruite depuis long-temps, et les matériaux avaient servi à édifier la nouvelle maison, ouvrage de quelque moine du xvie siècle, comme on pouvait le présumer d’après l’énorme dimension des pierres qui formaient l’encadrement d’étroites croisées, à peine assez grandes pour donner passage à la lumière du jour, ainsi que d’après deux ou trois arcs-boutants massifs, qui étaient appuyés sur la façade de la maison, et dans lesquels étaient pratiquées des niches pour des statues de saints. Les statues avaient été détruites et remplacées par des pots de fleurs, autour desquels croissaient diverses espèces de plantes grimpantes, taillées et arrangées soigneusement. Le jardin était bien tenu, et quoique ce lieu fût extrêmement solitaire, on remarquait partout un air d’aisance et même d’élégance qu’il était en général fort rare de rencontrer à cette époque dans les habitations de l’île.

Ce fut avec beaucoup de circonspection que Julien s’approcha du petit porche gothique qui défendait l’entrée de la maison contre les intempéries auxquelles sa situation l’exposait, et qui, de même que les arcs-boutants, était couvert de lierre et d’autres plantes grimpantes. Un anneau de fer, disposé de manière que, lorsqu’on le soulevait, il frappait en retombant contre la barre de fer à laquelle il était attaché, servait de marteau : Julien le fit agir, mais avec la plus grande précaution.

Il fut quelque temps sans recevoir de réponse, et on eût dit que la maison n’était point habitée. Son impatience l’emportant à la fin, il essaya d’ouvrir la porte, et comme elle n’était fermée qu’au loquet, il y parvint aisément. Il traversa une petite salle, basse et voûtée, au fond de laquelle était un escalier, et, tournant sur la gauche, il ouvrit la porte d’un salon d’été, boisé en chêne noir, dont tout l’ameublement se composait de quelques tables de même bois et de sièges couverts de cuir. Cette pièce était fort sombre, le jour n’y pénétrant que par une de ces croisées lourdement encadrées dont nous avons déjà parlé, et qui était garnie d’un épais feuillage de lierre. Au-dessus du manteau de la cheminée, en chêne noir comme la boiserie, était suspendu le seul ornement de la pièce : c’était le portrait d’un officier, revêtu de l’uniforme adopté lors des guerres civiles. Le collet qui tombait sur la cuirasse, l’écharpe de couleur orange, et surtout les cheveux coupés très court autour de la tête, montraient clairement auquel des deux partis politiques il avait appartenu. Sa main droite était appuyée sur la garde de son épée, et de la gauche il tenait une petite Bible portant cette inscription : In hoc signo. Il avait le visage ovale, le teint clair et pâle, et des yeux bleus d’une beauté presque féminine. C’était une de ces physionomies auxquelles on attache naturellement une idée de mélancolie et d’infortune, quoique d’ailleurs elles ne soient point désagréables. Apparemment que cette figure était bien connue de Julien Peveril ; car, après l’avoir regardée quelque temps, il ne put s’empêcher de dire à demi-voix : « Que ne donnerais-je pas pour que cet homme n’eût jamais vécu, ou pour qu’il vécût encore ! — Comment ? que veut dire ceci ? » s’écria une femme qui entrait dans l’appartement comme il prononçait ces mots.

« Vous ici, monsieur Peveril, en dépit de tous les avertissements que vous avez reçus ? Vous, installé dans la maison d’autrui lorsqu’on est absent, et vous parlant à vous-même ? — Oui mistress Deborah, dit Peveril, je viens encore ici, comme vous le voyez, contre toutes les défenses qui m’en ont été faites, et au risque de tous les dangers. Où est Alice ? — Où vous ne la verrez jamais, monsieur Julien, vous pouvez être certain de cela », répondit mistress Deborah ; car c’était en effet cette respectable gouvernante. Se laissant tomber alors sur un des larges fauteuils de cuir, elle commença à s’éventer avec son mouchoir de poche, et à se plaindre de la chaleur, en s’efforçant de se donner l’air d’une femme de bon ton.

Mistress Debbitch, quoique son extérieur annonçât combien sa situation était devenue meilleure, et que sa figure offrît des signes moins favorables des ravages que vingt années avaient exercées sur elle, était, sous le rapport de l’esprit et des manières, à peu près la même qu’à l’époque où elle combattait les opinions et les volontés de mistress Ellesmère au château de Martindale. En un mot, elle était aussi volontaire, aussi opiniâtre, aussi coquette que jamais : du reste, assez bonne créature. Sa mise était celle d’une femme d’un rang distingué. Néanmoins, d’après la forme modeste de ses vêtements et l’uniformité de leur couleur, il était clair qu’elle appartenait à quelque secte qui condamnait la superfluité et l’élégance dans les habillements ; mais aucune règle, pas même celle d’un couvent de nonnes ou d’une société de quakers, ne saurait empêcher un peu de coquetterie à cet égard, lorsqu’une femme désire faire croire qu’elle peut prétendre encore à fixer les regards et à obtenir des attentions personnelles. Toute la toilette de Deborah était arrangée de manière à faire valoir, autant que possible, une femme de bonne mine, dont l’extérieur annonçait l’aisance, qui se donnait trente-cinq ans, et qui aurait eu le droit, si elle l’avait voulu, de s’en donner douze ou quinze de plus.

Julien fut obligé de supporter l’ennui de tous ses airs d’importance, et d’attendre avec tranquillité qu’elle se fût ajustée, qu’elle eût attaché quelques épingles, tiré sa coiffe en avant, puis en arrière, respiré une petite fiole d’essence, fermé les yeux comme une oie qui se pâme, qu’elle eût enfin épuisé ses minauderies, et voulût bien commencer la conversation.

« Ces promenades me feront mourir, monsieur Julien Peveril ; et tout cela à cause de vous. Il est certain que, si dame Christian apprenait que vous vous avisez de faire des visites à sa nièce, miss Alice et moi nous serions obligées de chercher gîte ailleurs. — Allons, mistress Deborah, allons, un peu de bonne humeur, dit Julien ; considérez une chose, notre intimité n’est-elle pas votre ouvrage ? N’est-ce pas vous qui vous êtes fait connaître à moi, lorsque la première fois je vins dans cette vallée, ma ligne à la main ? N’est-ce pas vous qui m’avez rappelé que vous aviez été la première gardienne de mon enfance, et qu’Alice avait été la compagne de mes jeux ? Et n’était-il pas naturel que je revinsse voir le plus souvent possible deux personnes dont la présence ne pouvait manquer de m’être chère ? — Oui, sans doute, répondit Deborah ; mais je ne vous ai pas dit de devenir amoureux de l’une de nous, et d’agiter la question du mariage, soit pour elle, soit pour moi. — Cela est vrai, mistress Deborah ; il faut vous rendre justice à cet égard : vous ne me l’avez jamais dit. Mais qu’importe ? ces choses-là viennent avant qu’on y ait songé. Je suis sûr que vous avez reçu cinquante propositions de ce genre quand vous vous y attendiez le moins. — Fi ! fi, monsieur Julien Peveril, dit la gouvernante ; je vous prie de croire que je me suis toujours conduite de manière que les plus fins du pays y auraient pensé deux fois avant de me parler, et auraient réfléchi à la manière dont ils allaient s’y prendre avant de me faire de pareilles propositions. — C’est très-vrai, mistress Deborah, c’est très-vrai, continua Julien ; mais tout le monde n’a pas votre prudence. D’ailleurs, Alice Bridgenorth est une enfant, une véritable enfant ; et n’a-t-on pas l’habitude en général de dire à une enfant comme elle : Voulez-vous être ma petite femme ? Allons, je sais bien que vous me pardonnerez, car vous êtes la meilleure personne du monde ; et vous savez bien que vous avez dit vingt fois que nous étions faits l’un pour l’autre. — Non, monsieur Julien, non, s’écria Deborah ; je peux, il est vrai, avoir dit que vos propriétés étaient faites pour être réunies ; et certainement rien n’est plus naturel à une femme qui sort comme moi d’une vieille souche d’honnêtes vassaux de Peveril du Pic, que de souhaiter de voir ces riches domaines reprendre leurs anciennes limites ; ce qui nécessairement arriverait si vous épousiez Alice Bridgenorth. Mais il y a le chevalier votre père, milady votre mère ; il y a le père d’Alice qui a l’esprit à moitié renversé par sa religion ; il y a la tante qui porte éternellement une robe de gourgouran noir, à cause de ce malheureux colonel Christian ; et enfin, il y a la comtesse de Derby, qui nous accommoderait tous à la même sauce, si nous nous avisions de songer à quelque chose qui pût lui déplaire. Indépendamment de tout cela, vous avez manqué de parole à miss Alice ; ainsi tout est fini entre nous, et je suis d’avis que de cette manière les choses sont pour le mieux : c’est là, peut-être, monsieur Julien, ce que j’aurais dû penser il y a long-temps, sans attendre qu’une enfant comme Alice me donnât l’éveil ; mais j’ai un cœur si bon ! »

Il n’y a pas de flatteur pareil à un amant qui veut parvenir à son but.

« Vous êtes la meilleure femme, la plus aimable personne du monde, Deborah, lui dit Julien ; mais vous n’avez pas encore vu la bague que j’ai rapportée pour vous de Paris : je veux vous la mettre au doigt moi-même. Allons, ne soyez pas si sévère pour l’enfant que vous aimiez tant, et dont vous avez pris tant de soins. »

Il réussit sans trop de peine, et avec une affectation marquée de galanterie, à passer un bel anneau d’or au gros doigt de miss Deborah Debbitch, qui avait une de ces âmes comme on en trouve souvent dans les rangs inférieurs du peuple, et même quelquefois dans les rangs plus élevés : sans être positivement accessible à la corruption, elle était néanmoins très-âpre au gain, et singulièrement portée à se laisser entraîner, peut-être à son insu, hors de la ligne du devoir, par l’amour des petits égards, des petits présents, et des compliments. Miss Deborah tourna et retourna l’anneau sur son doigt, et dit enfin à demi-voix : « En vérité, monsieur Julien Peveril, on ne peut rien refuser à un jeune homme comme vous, et les jeunes gens sont toujours si obstinés ! Ainsi donc, je ferai tout aussi bien de vous dire que miss Alice est revenue de Kirk-Truagh avec moi, et qu’elle vient d’entrer dans la maison en même temps que moi. — Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plus tôt ? » s’écria Julien vivement ; « où est-elle ? — Vous feriez mieux de me demander pourquoi je vous le dis maintenant, répondit Deborah ; car je vous assure que j’agis contre ses ordres positifs : et je ne vous aurais rien dit, si vous ne m’eussiez regardé d’un air si chagrin. Mais quant à vous voir, elle ne le veut pas : elle est dans sa chambre à coucher, fermée par une bonne porte de chêne bien verrouillée : c’est une excellente garantie. Ainsi vous voyez que tout acte de trahison de ma part (la petite mijaurée ne manquerait pas, soyez-en sûr, d’appeler la chose de ce nom) devient complètement impossible. — Ne parlez pas ainsi, Deborah ; allez… essayez… seulement, priez-la de m’entendre ; dites-lui que j’ai cent motifs excusables pour désobéir à ses ordres ; dites-lui que j’ai la certitude de lever tous les obstacles au château de Martindale. — Je vous répète que tout cela est inutile. Quand j’ai aperçu votre bonnet et votre ligne dans le vestibule, je me suis écriée : Le voilà encore ! Aussitôt elle a monté l’escalier avec la vitesse d’une biche, et je l’ai entendue tourner la clef et pousser le verrou, avant d’avoir pu dire un seul mot pour l’arrêter : je m’étonne que vous n’en ayez rien entendu. — C’est parce que je suis ce que j’ai toujours été, un oiseau, un rêveur, un fou, qui laisse passer les minutes d’or que sa malheureuse étoile lui offre si rarement. Eh bien ! allez lui dire que je pars, que je pars pour toujours, que je vais dans un lieu d’où elle n’entendra plus parler de moi, d’où personne n’en entendra jamais parler. — Ô père du ciel ! s’écria Deborah ; l’entendez-vous ! Et que deviendra sir Geoffrey, et votre mère, et moi, et la comtesse, si vous allez si loin, qu’on n’entende plus parler de vous ? Et que deviendra aussi la pauvre Alice ? car je jurerais qu’elle vous aime plus qu’elle ne dit ; je sais bien qu’elle a l’habitude de s’asseoir à la fenêtre pour regarder le chemin par lequel vous avez coutume de venir à la rivière, et souvent elle me demande si le temps est bon pour la pêche ; et pendant toute la durée de votre voyage sur le continent, comme on appelle ce pays, à peine a-t-elle souri une seule fois, si ce n’est lorsqu’elle reçut deux longues lettres venant de pays étrangers. — C’est de l’amitié, Deborah, de la simple amitié ; ce n’est qu’un souvenir calme et froid pour un homme qui, grâce à votre douce indulgence, a pu s’introduire de temps en temps dans votre solitude, pour vous donner des nouvelles du monde vivant. Pourtant une seule fois j’ai cru qu’il m’était permis d’espérer… Mais tout est fini, adieu ! »

En parlant ainsi, il couvrit son visage d’une main, et tendit l’autre à Deborah, comme pour prendre congé ; mais le cœur de celle-ci n’eut pas la force de résister au spectacle de son affliction.

« Pourquoi cette précipitation ? dit-elle ; je vais monter chez miss Alice ; je lui dirai tout ce que je viens d’entendre, et je la ramènerai, s’il est au pouvoir d’une femme de le faire. »

À ces mots, elle sortit de l’appartement, et monta rapidement l’escalier.

Cependant Julien Peveril se promenait à grands pas dans la salle, attendant avec la plus grande agitation le résultat de la démarche de Deborah, dont l’absence fut assez longue pour nous donner le temps d’expliquer, en rétrogradant un peu, les circonstances qui avaient amené Julien dans la situation où il se trouvait.



CHAPITRE XII.

LES JEUNES AMANTS.


Hélas ! par tout ce que j’ai pu lire, par toutes les histoires et tous les contes que l’on m’a faits, je n’ai jamais appris que le fleuve d’amour eût un cours calme et tranquille.
Shakspeare. Songe d’une nuit d’été.


Le passage célèbre que nous avons mis à la tête de ce chapitre est fondé sur une expérience réelle, comme la plupart des observations du même auteur. Le moment où l’amour se fait sentir avec le plus de force est rarement celui qui fait entrevoir la réussite et le bonheur. L’état artificiel de la société oppose aux mariages précoces mille obstacles compliqués, et trop souvent ces obstacles deviennent insurmontables. Il y a bien peu d’hommes qui puissent remonter le cours de leur jeunesse sans retrouver le souvenir d’une tendre affection repoussée, ou trahie, ou contrariée par des circonstances funestes. Ces souvenirs de notre histoire secrète laissent souvent dans nos cœurs une teinte de romanesque, qui, même à une époque avancée de la vie au milieu des affaires les plus graves, ne nous permet pas d’écouter avec une indifférence absolue le récit d’un amour pur et véritable.

Julien Peveril avait placé justement ses affections de manière à s’assurer sa part complète de cette opposition que rencontrent si souvent les attachements contractés dans la première jeunesse. Cependant rien de plus naturel que sa conduite. Au commencement de son séjour dans l’île, dame Debbitch avait, par un pur effet du hasard, rencontré le fils de son ancienne maîtresse, celui qui avait été le premier l’objet de ses soins. Il pêchait dans la petite rivière dont on a déjà parlé, et qui arrosait la vallée habitée par Alice Bridgenorth ; la curiosité de la gouvernante vint aisément à bout de découvrir qui était ce jeune homme ; et outre l’intérêt que les femmes de son état prennent naturellement aux jeunes gens qu’elles ont élevés, elle fut enchantée de trouver l’occasion de parler des temps passés, du château de Martindale, et des amis qu’elle y avait laissés ; de sir Geoffrey et de son épouse, et quelquefois même de Lance-Outram le garde forestier.

Il est fort douteux que le seul plaisir de répondre aux questions de Deborah eût été assez puissant pour engager Julien à réitérer ses visites à la bonne dame de la vallée solitaire ; mais elle avait une compagne, une jeune et jolie fille, élevée dans la retraite et dans les goûts simples et modestes que la solitude inspire. Cette jeune fille était vive, spirituelle et questionneuse aussi ; elle écoutait, le sourire sur les lèvres et le plaisir dans les yeux, toutes les histoires que le jeune homme racontait et du château et de la ville.

Les visites de Julien à Black-Fort étaient rares, car mistress Deborah montrait une prudence qui n’était peut-être que le résultat de la crainte de perdre sa place, si quelque fâcheuse découverte avait lieu. Il est vrai qu’elle se fiait beaucoup à la croyance profondément enracinée et presque superstitieuse du major Bridgenorth, que la bonne santé de sa fille dépendait entièrement des soins assidus que lui donnait une personne instruite par lady Peveril elle-même à traiter le genre de maladie dont il avait si longtemps redouté que sa fille ne fût attaquée : cette croyance n’avait fait que s’accroître, grâce à l’adresse de Deborah, qui affectait toujours de prendre le ton d’un oracle lorsqu’il était question de la santé précieuse confiée à ses soins, et qui donnait à entendre d’un air d’importance que certaines règles mystérieuses étaient indispensables pour la maintenir dans l’état favorable où elle se trouvait.

C’est par cet artifice qu’elle avait obtenu pour Alice et pour elle une habitation séparée à Black-Fort ; car, dans l’origine, le major Bridgenorth avait résolu que sa fille et sa gouvernante habiteraient sous le même toit que la belle-sœur de sa défunte femme, la veuve de l’infortuné Christian. Mais une vieillesse prématurée, causée par le chagrin, avait atteint cette dame depuis long-temps ; et dans une courte visite que le major Bridgenorth fit à l’île de Man, il se convainquit sans peine que la maison de Kirk-Truagh serait un séjour fort triste pour sa fille. Dame Deborah, qui mettait un prix extrême à l’indépendance, s’efforça de tout son pouvoir d’augmenter la répugnance du major pour cette habitation, en lui faisant entrevoir mille dangers pour la santé de sa fille. La maison de Kirk-Truagh était, assurait-elle, beaucoup trop exposée aux vents d’Écosse, qui ne pouvaient qu’être très-froids, puisqu’ils venaient d’un pays où il y avait de la neige et de la glace au milieu de l’été. Bref, elle l’emporta, et fut mise en pleine possession de Black-Fort, maison qui, ainsi que Kirk-Truagh, avait appartenu autrefois à Christian, et qui appartenait maintenant à sa veuve.

Cependant il fut enjoint à la gouvernante et à sa pupille d’aller à Kirk-Truagh de temps en temps, et de se regarder toujours comme sous la direction et la surveillance de mistress Christian ; état d’assujettissement que Deborah ne manqua pas d’adoucir de tout son pouvoir, en prenant autant de liberté qu’elle l’osa, toujours animée, sans doute, par ce même esprit d’indépendance qui l’avait excitée, lorsqu’elle habitait Martindale, à rejeter avec mépris les avis de mistress Ellesmère.

Ce fut cette disposition prononcée à braver tout contrôle qui lui fit concevoir l’idée de procurer secrètement à Alice les moyens d’acquérir certains talents que les principes sévères du puritanisme auraient proscrits. Elle se hasarda à lui faire apprendre la musique et même la danse ; et le portrait du grave colonel Christian tremblait sur la boiserie à laquelle il était suspendu, tandis qu’Alice, légère comme une sylphide, et la pesante Deborah exécutaient ensemble des chassés et des pas de bourrée, au son d’une pochette qui résonnait aigrement sous l’archet de M. de Pigal, moitié contrebandier, moitié maître de danse. Mais le bruit de cette abomination parvint aux oreilles de la veuve du colonel, qui s’empressa d’en instruire Bridgenorth : l’arrivée subite de ce dernier prouva l’importance qu’il attachait à une pareille nouvelle. Si mistress Deborah se fût écartée de son rôle en ce moment, c’eût été le dernier de son autorité ; mais elle sut faire usage de ses armes habituelles.

a La danse, dit-elle, est un exercice réglé et mesuré par la musique, et le simple bon sens fait voir qu’il est le plus salutaire de tous pour une jeune personne délicate, surtout parce qu’on peut s’y livrer à la maison, quelque temps qu’il fasse au dehors. »

Bridgenorth écoutait ce langage en fronçant le sourcil, et son front se chargeait de nuages, lorsque Deborah, Voulant donner un exemple à l’appui de sa doctrine, prit sa viole dont elle jouait passablement, commença une ronde de Sellenger, et dit à Alice de danser et de faire attention à la mesure. Rougissant et souriant tout à la fois, la jeune fille, qui n’avait alors que quatorze ans, commença à se mouvoir avec grâce au son du vieil air anglais, tandis que son père, suivant de l’œil chacun de ses pas légers, remarquait avec joie les teintes vives et brillantes dont ses joues se coloraient à mesure qu’elle dansait. Lorsqu’elle eut fini, il la serra tendrement dans ses bras, écarta doucement de sa main paternelle les boucles de cheveux qui tombaient un peu en désordre sur son front, y déposa un baiser en souriant, et partit sans prononcer un seul mot de plus pour interdire un exercice qui produisait des effets si salutaires. Il ne jugea pas à propos de communiquer lui-même à mistress Christian le résultat de sa visite à Black-Fort ; mais elle ne tarda pas à l’apprendre par mistress Deborah, qui ne put s’empêcher de proclamer sa victoire dans la première visite qu’elle rendit à la veuve.

« C’est fort bien, » dit la vieille dame d’un ton sévère, « mon frère Bridgenorth vous a permis de faire de sa fille une Hérodiade[61] en permettant qu’elle apprenne à danser ; il ne vous reste plus qu’à lui choisir un partenaire pour figurer avec elle durant la vie. Comme il vous plaira ; quant à moi, je ne veux plus m’en mêler. »

En somme, le triomphe de dame Deborah, ou plutôt de dame Nature, en cette occasion, eut des résultats plus heureux que la gouvernante elle-même n’avait osé l’espérer. Pour mistress Christian, quoiqu’elle reçût avec tout le décorum possible les visites de formalité que lui faisaient Alice et Deborah, elle conserva tant de ressentiment du peu d’effet que ses remontrances avaient produit sur l’énorme péché dont sa nièce se rendait coupable en dansant au son d’une pochette, qu’elle parut avoir renoncé à se mêler de leurs affaires, et que dame Deborah Debbitch resta, à son grand contentement, maîtresse de diriger, comme elle l’entendrait, l’éducation d’Alice et le ménage, choses auxquelles la vieille tante s’était jusqu’alors très-vivement intéressée.

Elles vivaient dans cet heureux état de tranquillité et d’indépendance lorsque Julien visita pour la première fois leur habitation ; et il fut d’autant plus encouragé par la gouvernante à revenir, qu’elle voyait en lui le dernier des hommes avec lequel mistress Christian aurait voulu que sa nièce entretînt des relations, l’heureux esprit de contradiction poussant Deborah en cette circonstance, comme en beaucoup d’autres, à ne considérer que fort légèrement ce qui était le plus convenable. Elle n’agit cependant pas sans quelque précaution. Elle savait très-bien qu’elle devait se mettre en garde non seulement contre l’envie qui pouvait revenir à mistress Christian de reprendre la surveillance de sa nièce, mais encore contre l’arrivée soudaine du major Bridgenorth qui ne manquait jamais de venir une fois par an à Black-Fort, au moment où on l’attendait le moins, et d’y rester quelques jours. Dame Debbitch exigea donc de Julien que ses visites fussent rares et qu’il consentît à passer pour un de ses parents aux yeux des deux servantes et d’un jeune garçon qui composaient toute leur maison. Il fut convenu en outre qu’il paraîtrait toujours sous l’habit de pécheur, vêtu de simple loughtan, c’est-à-dire, d’une espèce d’étoffe de laine du pays, qui est naturellement de la couleur du buffle et qui n’est susceptible d’aucune teinture. Elle pensait qu’au moyen de ces précautions, les visites de Julien à Black-Fort n’attireraient nullement l’attention, ou du moins qu’on n’y attacherait aucune importance, tandis qu’elles procureraient quelque distraction à son élève ainsi qu’à elle-même.

C’est ce qui arriva pendant les premiers temps de cette liaison, lorsque Julien n’était encore qu’un jeune adolescent et Alice une petite fille de deux ou trois ans plus jeune. Mais l’adolescent devint un jeune homme, et la petite fille une femme ; et mistress Deborah elle-même eut assez de jugement pour apercevoir le danger qu’offrait la continuation d’une pareille intimité. Elle saisit une occasion de révéler entièrement à Julien ce qu’était miss Bridgenorth ; et de lui faire connaître par quelles circonstances la discorde s’était mise entre leurs deux pères. Il écouta ce récit avec intérêt et surprise. N’ayant habité que par intervalles le château de Martindale, jamais il ne lui était arrivé d’entendre parler de ces divisions entre sir Geoffrey et Bridgenorth. Son imagination s’enflamma au récit de cette singulière histoire ; et, loin de se soumettre aux sages remontrances de Deborah et de s’éloigner insensiblement de Black-Fort, il déclara sans hésiter qu’il regardait sa rencontre avec Alice comme une manifestation de la volonté du ciel, qui les destinait probablement l’un à l’autre en dépit de tous les obstacles que la passion et les préjugés pourraient élever entre eux. Ils avaient été compagnons d’enfance, et il ne lui avait fallu qu’un léger effort de mémoire pour se rappeler le chagrin que lui avait causé la disparition subite et inattendue de sa petite compagne, qu’il devait retrouver un jour dans le premier éclat de sa beauté, sur une terre où tous deux étaient étrangers.

Dame Deborah resta confondue en voyant le fâcheux résultat de ses communications, et elle commença à s’effrayer sérieusement de ce que le moyen sur lequel elle avait compté devenait un aliment à la flamme qu’elle s’était flattée d’éteindre. Elle n’avait pas la tête organisée de manière à résister aux arguments mâles et énergiques d’un attachement passionné. Elle s’étonna, elle gémit, et sa faible opposition se termina par des pleurs, par des élans sympathiques, et par son consentement à ce que les visites de Julien continuassent, pourvu qu’il ne parlât jamais à Alice que le langage de l’amitié ; car, pour le monde entier, elle ne consentirait à rien de plus. Pourtant, ajouta-t-elle, elle n’était pas si simple qu’elle n’eût aussi ses pressentiments sur les desseins de la Providence à l’égard de ce jeune couple, et bien certainement Alice et Julien n’étaient pas moins faits pour être unis ensemble que les domaines de Martindale et de Moultrassie.

Vint alors une longue suite de réflexions, Martindale n’avait besoin que de très-peu de réparations pour être presque en aussi bon état que le château de Chatsworth. Quant à Moultrassie-House, on ne risquerait rien de le laisser tomber en ruine, ou, ce qui vaudrait mieux, lorsque l’heure de sir Geoffrey serait venue (car le bon chevalier avait du service et devait être bien cassé maintenant), cette maison pourrait servir d’habitation à la douairière, lady Peveril, qui s’y retirerait avec Ellesmère ; tandis qu’elle, mistress Deborah, souveraine de l’office et du garde-manger, régnerait comme femme de charge au château, et placerait peut-être la couronne matrimoniale sur la tête de Lance-Outram, pourvu qu’il ne fût ni trop caduc, ni trop gras, ni trop amateur de l’ale.

Telles étaient les visions séduisantes sous l’influence desquelles dame Deborah favorisait un attachement qui berçait aussi de ses songes enchanteurs Alice et son jeune amant.

Les visites du beau pêcheur devinrent de plus en plus fréquentes, et Deborah, quoique prévoyant tous les dangers d’une découverte, et ceux d’une explication entre Alice et Julien, explication qui devait nécessairement rendre leur situation encore plus délicate, se sentait subjuguée par l’enthousiasme du jeune amant, et se voyait forcée de laisser les événements suivre leur cours.

Le départ de Julien pour le continent vint interrompre ses visites à Black-Fort ; et s’il soulagea quelque peu dame Deborah de ses craintes secrètes, il répandit en même temps sur les traits d’Alice un air de langueur et d’abattement qui renouvela toutes les terreurs de Bridgenorth sur la santé de sa fille, la première fois qu’il revint visiter l’île de Man.

Deborah promit qu’elle aurait meilleur visage le lendemain matin, et elle tint parole. Elle avait gardé en sa possession depuis quelque temps une lettre que Julien lui avait envoyée pour sa jeune amie. Elle avait craint de la remettre comme billet doux ; mais de même que pour les leçons de danse, elle ne vit aucun inconvénient à la donner comme remède salutaire.

Il eut en effet tout le succès attendu ; et, le jour suivant, les joues de la jeune fille offraient une teinte de rose qui charma tellement les yeux et le cœur de son père, qu’en montant à cheval il glissa une bourse dans la main de Deborah, en lui recommandant de ne rien épargner de ce qui pouvait contribuer au bonheur de sa fille et au sien, et de nouveau il l’assura de toute sa confiance.

Cette preuve de générosité et de confiance de la part d’un homme aussi réservé et aussi méfiant que le major Bridgenorth donna un nouvel essort aux espérances de Deborah, et l’enhardit non seulement à remettre une seconde lettre de Julien à Alice, mais encore à encourager, plus ouvertement qu’elle ne l’avait fait encore, la liaison des deux amants, lorsque Julien fut de retour.

En dépit de toutes les précautions de ce dernier, le jeune comte finit par soupçonner que les exercices si fréquents de son ami dans cet endroit solitaire avaient un autre motif que la pêche ; et Julien lui-même, plus versé maintenant dans la connaissance du monde, ne tarda pas à sentir que ses visites réitérées, que ses promenades tête-à-tête avec une personne aussi jeune et aussi belle qu’Alice, pouvaient non seulement trahir le secret de son amour, mais encore nuire essentiellement à celle qui en était l’objet.

Frappé de cette idée, il s’abstint plus long-temps que de coutume de paraître à Black Fort ; mais la première fois qu’écoutant le besoin de son cœur il osa revenir dans le lieu qu’il n’aurait jamais voulu quitter, le changement survenu dans les manières d’Alice, le ton avec lequel elle sembla lui reprocher sa négligence, pénétrèrent jusqu’à son âme, et lui enlevèrent tout à coup l’empire que jusque-là il avait conservé sur lui-même. Il n’eut besoin que de quelques paroles énergiques pour faire comprendre à Alice toute la force de ses sentiments, et l’éclairer sur la nature de ceux qu’elle éprouvait elle-même. Elle versa des larmes en abondance ; mais toutes ne furent pas amères. Elle écouta dans une immobilité passive et silencieuse le récit animé qu’il lui fit des événements qui avaient divisé leurs familles ; car jusque-là tout ce qu’elle avait su, c’était que M. Peveril, attaché par des liens de parenté à la maison de là grande-comtesse ou souveraine de l’île de Man, devait employer quelques précautions pour visiter la parente de l’infortuné colonel Christian. Mais lorsque Julien termina son récit par les protestations brûlantes d’un éternel amour :

« Mon pauvre père ! s’écria-t-elle, est-ce donc là le résultat de tous tes soins ? Est-ce de la bouche du fils de celui qui t’a outragé, qui t’a banni de ton pays, que ta fille doit entendre sortir un tel langage ? — Vous vous trompez, Alice, vous vous trompez, répondit vivement Julien ; si je vous tiens ce langage, si le fils de Peveril s’adresse ainsi à la fille de Bridgenorth, s’il s’agenouille devant vous pour obtenir le pardon des injures qui ont été commises lorsque tous deux nous étions si jeunes, c’est une preuve que le ciel veut que notre affection éteigne toute discorde entre nos parents ; autrement pourquoi réunirait-il dans une vallée de l’île de Man ceux qu’il avait séparés enfants dans les montagnes du Derbyshire ? »

Quelque nouvelle que fût cette scène pour Alice, et surtout quelle que fût son émotion, elle était douée au plus haut degré de cette délicatesse exquise qui est si naturelle au cœur de la femme, et qui l’avertit secrètement de ce qui peut blesser les convenances dont elle ne doit jamais s’écarter.

« Levez-vous, monsieur Peveril, dit-elle, et ne soyez injuste ni envers vous ni envers moi : tous deux nous avons eu tort, grand tort ; mais ma faute à moi est le résultat de l’ignorance. Ô mon Dieu ! mon pauvre père qui a besoin de tant de consolations, dois-je encore ajouter à ses infortunes ! Levez-vous ! » répéta-t-elle d’un ton plus ferme : « si vous gardez plus long-temps cette attitude peu convenable, je sortirai de l’appartement, et vous ne me reverrez jamais ! »

Le ton d’autorité avec lequel Alice prononça ces paroles, imposa à l’impétuosité de son amant, qui obéit en silence et alla s’asseoir à quelque distance d’elle. « Julien, » lui dit-elle d’un ton plus doux et en voyant qu’il se disposait à reprendre la parole, « vous en avez assez dit, vous n’en avez dit que trop. Que ne m’avez-vous laissée dans le songe agréable pendant lequel j’aurais pu toujours vous écouter ! mais l’heure du réveil est arrivée. »

Peveril attendait la suite de ce discours comme un criminel attend sa sentence ; il sentait assez qu’une réponse faite avec autant de fermeté et de résolution, bien qu’avec une émotion visible, ne devait point être interrompue.

« Oui, nous avons eu tort, grand tort, répéta-t-elle ; et, si maintenant nous nous séparons pour toujours, la douleur que nous en ressentirons tous deux sera le juste châtiment de notre faute. Nous n’aurions jamais dû nous rencontrer, et nous devons nous quitter le plus tôt possible ; en prolongeant notre intimité, nous ne ferions qu’augmenter le chagrin de la séparation. Adieu donc, Julien ! oubliez pour jamais que nous nous sommes revus ! — L’oublier, s’écria Julien, jamais ! jamais ! Pour vous, sans doute, c’est un mot facile à dire, une chose facile à faire ; mais pour moi l’un ou l’autre est la mort. Pourquoi doutez-vous que l’inimitié de nos parents, comme tant d’autres dont nous avons entendu parler, ne cède à la force de notre tendresse ? Vous êtes ma seule et unique amie ; je suis le seul ami que le ciel vous ait donné : pourquoi les fautes que d’autres ont commises pendant notre enfance nous sépareraient-elles ? — Vous parlez en vain, Julien, dit Alice ; j’ai pitié de vous, j’ai pitié de moi-même ; et peut être, en effet, est-ce moi qui, de nous deux, ai le plus besoin de pitié ; bientôt vous figurerez sur un nouveau théâtre où de nouvelles scènes, de nouvelles connaissances vous forceront bientôt à m’oublier, tandis que moi, dans cette solitude, comment pourrais-je oublier ?… Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit : je supporterai ce que le sort me réserve ; et il ordonne que nous nous séparions. — Écoutez-moi encore un moment, dit Peveril ; ce malheur n’est pas, ne peut être sans remède : j’irai trouver mon père, j’emploierai l’intercession de ma mère, à laquelle il ne peut rien refuser ; j’obtiendrai leur consentement ; ils n’ont que moi d’enfant, et ils m’accorderont cette demande, ou ils me perdront pour toujours. Dites, Alice, si je reviens avec le consentement de mes parents, direz-vous encore avec ce ton si touchant, si triste, et en même temps si incroyablement résolu : « Julien, il faut nous séparer ! » Cruelle fille ! » ajouta-t-il en voyant qu’elle gardait le silence, « vous ne daignez pas même me répondre. — On ne répond pas à ceux qui parlent en rêvant, dit Alice ; vous me demandez ce que je ferais si une impossibilité venait à se réaliser. Quel droit avez-vous de faire de telles suppositions, et de m’adresser de telles questions ? — L’espérance, Alice, l’espérance ! le dernier soutien du malheureux ; l’espérance dont vous-même vous ne serez certainement pas assez cruelle pour me priver. L’espérance n’est-elle pas toujours là pour lutter contre les obstacles, les incertitudes, les dangers, quand bien même elle ne doit pas triompher ? Encore une fois, répondez-moi, je vous en conjure : si je viens demander votre main au nom de mon père, au nom ma mère, à qui, en partie, vous devez la vie, que me répondrez-vous ? — Je vous enverrai à mon père, » dit Alice en rougissant et en détournant les yeux ; mais à l’instant même, le regardant de nouveau, elle répéta d’un ton plus ferme et plus triste : « Oui, Julien, je vous renverrai à mon père, et alors vous trouverez sans doute que votre pilote, l’espérance, vous a trompé et qu’il ne vous a sauvé d’un banc de sable que pour vous faire échouer contre un rocher. — Je voudrais pouvoir en faire l’épreuve, Alice ; il me semble que je convaincrais votre père qu’une alliance avec ma famille n’est pas à dédaigner. Nous avons de la fortune, un rang distingué, une longue suite d’aïeux, tout ce qu’un père peut désirer enfin lorsqu’il veut donner la main de sa fille. — Tout cela ne serait rien, répondit Alice : l’esprit de mon père ne voit que les biens d’un autre monde ; et s’il consentait à vous entendre, ce serait probablement pour vous dire qu’il rejette vos offres. — Vous n’en savez rien, Alice, vous ne pouvez le savoir. Le feu a le pouvoir de faire fondre le fer ; le cœur de votre père ne peut être assez dur ; ses préjugés ne peuvent être assez forts pour que je ne trouve quelque moyen de l’attendrir. Oh ! ne me défendez pas, ne me défendez pas du moins cette épreuve ! — Je ne puis que vous donner des avis, dit Alice ; je n’ai point le droit de vous rien défendre ; car la défense suppose le droit d’exiger l’obéissance. Mais si vous êtes sage, et si vous voulez m’en croire, ici même, à cette place, nous nous séparerons pour toujours. — Non, de par le ciel ! » s’écria Julien, dont le caractère impétueux s’inquiétait à peine des obstacles lorsqu’une fois il avait conçu quelque désir. « Nous allons nous séparer, en effet ; mais c’est afin que je puisse revenir armé du consentement de ma famille. Ils désirent que je me marié, ils m’en pressaient encore dans leur dernière lettre : en bien ! leur désir sera satisfait ; et jamais la maison des Peveril, depuis le conquérant dont ils descendent, n’aura été honorée de la possession d’une bru semblable à celle que je leur présenterai. Adieu, Alice, adieu ! mais pour peu de temps. — Adieu ! répéta-t-elle, adieu pour toujours ! »

Une semaine après cette entrevue, Julien était au château de Martindale, dans le dessein de communiquer son projet à ses parents. Mais la tâche qui semble facile de loin devient difficile à mesure que le moment de l’exécution approche, semblable au passage d’une rivière, qui, vue d’une certaine distance, ne paraissait qu’un ruisseau. Les occasions d’entamer le sujet qu’il avait tant à cœur ne manquèrent pas ; car, dans la première promenade qu’il fit avec son père, le bon chevalier remit sur le tapis la question du mariage, le laissant entièrement libre sur le choix d’une épouse, pourvu qu’elle fût d’une famille loyale et honorable : « Si elle est riche, dit-il, ce sera bien, et même ce sera mieux que bien ; si elle ne l’est pas, il reste encore quelques os à ronger dans le vieux domaine de Martindale, et dame Marguerite et moi nous saurons nous contenter de la part la plus petite. Je suis devenu économe, Julien ; tu vois sur quelle lourde haridelle du Nord je suis monté ; c’est une misérable bête bien différente, ma foi, de mon vieux Black-Hastings, qui n’avait qu’un seul défaut, celui de vouloir toujours tourner vers l’avenue de Moultrassie-House. — Était-ce donc un si grand défaut, mon père ? » demanda Julien d’un air d’indifférence affectée, tandis que son cœur battait de manière à lui couper la voix.

« Oui, parce que cela me rappelait ce vil, ce lâche presbytérien, ce Bridgenorth, dit sir Geoffroy ; j’aimerais autant entendre parler d’un crapaud venimeux. On dit qu’il s’est fait indépendant pour mettre le comble à sa mauvaise conduite passée. Sachez, Gill, que j’ai renvoyé le gardeur de vaches, rien que parce qu’il avait ramassé des noisettes dans ses bois. Je ferais pendre un chien qui tuerait un lièvre sur ses terres… Mais qu’avez-vous, Julien ? vous pâlissez. »

Julien fit une réponse insignifiante ; mais il comprit trop bien, d’après le ton et le langage de son père, que ses préventions contre celui d’Alice étaient profondes et envenimées, comme le sont souvent celles des gentilshommes campagnards qui, n’ayant que fort peu de choses à faire et à penser, ne sont que trop disposés, pour occuper leur temps, à nourrir de misérables querelles avec leurs voisins.

Dans le cours de la même journée, il trouva l’occasion de nommer les Bridgenorth à sa mère, comme par hasard ; mais aussitôt lady Peveril le supplia de ne jamais prononcer ce nom, surtout en présence de son père.

« Ce major Bridgenorth, dont j’ai quelquefois entendu parler, était-il donc un si méchant voisin ? demanda Julien. — Je ne dis pas cela, répondit lady Peveril ; il nous a même rendu plus d’un service à l’époque de nos malheurs ; mais votre père et lui ont eu ensemble des altercations si vives, que la moindre allusion à cet homme trouble sir Geoffrey et l’irrite d’une façon extraordinaire, ce qui m’alarme quelquefois, surtout à présent que sa santé est fort altérée. Pour l’amour du ciel ! mon cher Julien, évite donc avec soin de faire la moindre allusion à Moultrassie et à aucun de ses habitants. »

Cette recommandation fut faite d’un ton si sérieux que Julien lui-même reconnut que, s’il disait le moindre mot touchant ses desseins secrets, ce serait, en ce moment, le plus sûr moyen de les faire avorter. Il revint donc à l’île de Man, le désespoir dans le cœur.

Il eut cependant la hardiesse de tirer parti de son voyage pour demander à Alice une entrevue, afin de l’informer de ce qui s’était passé entre ses parents et lui, relativement à elle. Ce fut avec beaucoup de difficulté qu’il l’obtint ; et Alice ne put s’empêcher de montrer un vif mécontentement lorsque, après avoir écouté ses nombreuses circonlocutions et avoir remarqué les efforts qu’il faisait pour donner un air d’importance à ce qu’il venait lui apprendre, elle comprit qu’il avait tout simplement à lui dire que lady Peveril conservait encore une opinion favorable du major Bridgenorth, opinion que Julien ne manqua pas de lui représenter comme le présage heureux de leur prochaine réconciliation.

« Je ne croyais pas, monsieur Peveril, » dit Alice avec un air de froide dignité, « que vous m’abuseriez ainsi ; mais je prendrai soin à l’avenir d’éviter de telles inconvenances. Je vous prie de cesser entièrement vos visites à Black-Fort ; et je vous supplie, bonne mistress Debbitch, de ne point les permettre ni les encourager dorénavant, car le résultat d’une semblable persécution serait de me forcer à demander à ma tante ou à mon père un changement de demeure, et peut-être une compagne plus prudente. »

Ces dernières paroles frappèrent mistress Deborah d’une si grande terreur, qu’elle se joignit à Alice pour exiger de Julien qu’il s’éloignât à l’instant, et il fut obligé d’obéir à cet ordre sévère. Mais le courage d’un jeune amant n’est pas facile à dompter : Julien, après avoir cherché, selon l’usage ordinaire, à oublier son ingrate maîtresse, finit par s’abandonner de nouveau à toute la violence de sa passion, et ne résista plus au désir de faire à Black-Fort la visite dont nous avons déjà parlé dans le chapitre précédent.

Nous l’avons laissé livré à tous les tourments de l’inquiétude, et redoutant presque l’entrevue que Deborah, vaincue par ses prières, s’était déterminée à aller solliciter ; et tel était le trouble de son esprit que, tout en traversant le salon à grands pas, il lui semblait que les regards mélancoliques du portrait de Christian le suivaient dans tous ses mouvements, et se fixaient sur lui avec une expression sinistre et glaçante, qui annonçait le malheur au fils de l’ennemi de sa famille.

La porte de l’appartement s’ouvrit enfin, et toutes ces visions s’évanouirent.



CHAPITRE XIII.

LA SURPRISE.


Les parents ont des cœurs inflexibles ; les pleurs ne sauraient les émouvoir.
Otway.


Lorsque Alice Bridgenorth entra dans l’appartement où son amant l’attendait depuis si long-temps et avec tant d’impatience, ce fut d’un pas lent et d’un air composé. Il y avait dans sa toilette une symétrie et une attention qui faisaient ressortir la simplicité puritaine, et qui parut à Julien d’un mauvais augure ; car, bien que le temps qu’une femme passe à sa toilette puisse, dans beaucoup de cas, indiquer le désir de paraître à son avantage dans une semblable entrevue, il y a cependant certains arrangements cérémonieux, certains détails de parure qui annoncent la résolution formée d’avance de traiter un amant avec cette froide politesse si ennemie de l’abandon et de la confiance.

La robe de couleur sombre, le bonnet pincé et plissé, qui renfermait soigneusement une forêt de longs cheveux bruns, la petite collerette et les longues manches auraient paru avec un grand désavantage sur une forme moins gracieuse que celle d’Alice ; mais ses proportions exquises, quoiqu’elles n’eussent point encore atteint ce degré qui constitue la beauté parfaite d’une femme, étaient telles qu’elles pouvaient supporter ce costume ingrat, et même lui prêter un charme secret. Sa peau blanche et fine, ses yeux bruns, son front d’albâtre, offraient cependant moins de beautés régulières que sa taille, et auraient peut-être été plus susceptibles d’une juste critique. Mais il y avait une vivacité spirituelle dans son enjoûment et une sensibilité profonde dans sa gravité, qui faisaient qu’Alice était, dans la conversation, si séduisante par son langage et ses manières, si touchante par la simplicité et la pureté de ses pensées, qu’elle eût éclipsé les beautés les plus brillantes. Il n’est donc pas étonnant qu’un caractère ardent comme celui de Julien, subjugué par de tels charmes et par l’attrait du mystère qui présidait à toutes ses relations avec Alice, préférât la recluse de Black-Fort à toutes les femmes aimables qu’il pouvait rencontrer dans le monde.

Son cœur battit violemment lorsqu’elle parut ; à peine put-il proférer un mot, et son salut respectueux prouva seul qu’il s’apercevait de sa présence.

« C’est une dérision, monsieur Peveril, » dit Alice en s’efforçant de prendre un ton de fermeté que secondaient assez mal les accents de sa voix tremblante ; « c’est une dérision, et c’en est une bien cruelle. Vous venez dans ce lieu solitaire, habité seulement par deux femmes trop simples pour vous ordonner d’en sortir, trop faibles pour vous y forcer ; vous y venez en dépit de mes prières, au préjudice de votre temps, au mépris de ma réputation, déjà compromise peut-être. Vous abusez de votre pouvoir sur la femme faible et bonne à laquelle je suis confiée. C’est ainsi que vous agissez ; et vous croyez réparer le mal que vous faites par de profonds saluts et une politesse contrainte ! Une semblable conduite est-elle juste, est-elle honorable… ? Dites, » ajouta-t-elle, après un moment d’hésitation, « est-elle inspirée par la tendresse ?

Le son de voix mal assuré avec lequel ces derniers mots furent prononcés, et l’accent de doux reproche qui les accompagnait, allèrent droit au cœur de Julien.

« S’il existait, dit-il, un moyen de vous prouver, au péril de ma vie, mon estime, mon respect et mon amour passionné, le danger me serait cent fois plus cher que le plaisir ne me le fut jamais. — Vous m’avez tenu trop souvent ce langage, répondit Ahce ; et il est tel que je ne dois plus, que je ne désire plus l’entendre. Je n’ai point de tâche à vous imposer, point d’ennemis à vaincre, nul besoin de protection nulle envie, Dieu le sait ! de vous exposer à aucun danger : le seul que j’ai à redouter pour moi est dans vos visites ici. Croyez-moi, domptez votre caractère fougueux, tournez d’un autre côté vos pensées et vos soins, et je n’aurai plus rien à demander au ciel, plus rien à souhaiter. Faites usage de votre raison ; considérez le tort que vous vous portez à vous-même, l’injustice dont vous vous rendez coupable envers nous, et souffrez que je vous conjure encore une fois, en termes très-clairs, de vous éloigner d’ici jusqu’à ce que… jusqu’à ce que… — Jusqu’à quand, Alice ? jusqu’à quand ? » interrompit vivement Julien. « Imposez-moi une absence aussi longue que votre sévérité le voudra : mais qu’elle ne soit point éternelle ! Dites-moi de m’éloigner pour des années, mais laissez-moi revenir quand ce temps sera écoulé ; et quelque lent, quelque pénible que soit son cours, la pensée qu’il doit avoir un terme me donnera la force de vivre pendant cet exil. Laisse-moi donc te conjurer, Alice, de fixer un terme à cette séparation, et de me dire jusqu’à quand je dois languir loin de toi ! — Jusqu’au moment où vous ne verrez plus en moi qu’une sœur et une amie. — C’est donc une sentence de bannissement perpétuel ! dit Julien. Appelez-vous mettre un terme à mon exil que d’y attacher une condition impossible à remplir ? — Et pourquoi serait-elle impossible, Julien ? » demanda-t-elle d’une voix douce et persuasive. « Dites, n’étions-nous pas plus heureux avant que vous eussiez levé le masque qui vous cachait, et déchiré le voile qui couvrait mes yeux abusés ! Nos entrevues n’étaient-elles pas pleines de bonheur, nos heures ne s’écoulaient-elles pas dans une douce joie, et ne nous séparions-nous pas sans chagrin, sans amertume, parce que nous ne transgressions aucun de nos devoirs, et que notre conscience ne nous faisait aucun reproche ? Ramenez cet état d’heureuse ignorance, et vous n’aurez aucune raison de m’appeler cruelle. Mais lorsque vous ne formez que des projets chimériques, lorsque vous ne savez employer que le langage de la violence et de la passion, vous me pardonnerez si je vous déclare maintenant, et pour la dernière fois, que, puisque Deborah se montre incapable de répondre à la confiance dont on l’honore, et m’expose par son imprudence à de telles persécutions, j’écrirai à mon père, afin qu’il me choisisse une autre résidence, et en attendant je me réfugierai chez ma tante à Kirk-Truagh. — Écoutez-moi, fille impitoyable, dit Peveril, écoutez-moi, et vous verrez combien je suis disposé à vous obéir, à me soumettre à la moindre de vos volontés. Vous dites que vous étiez heureuse lorsque nous ne parlions pas du sujet qui nous occupe aujourd’hui : en bien ! au prix même de mon repos, je saurai étouffer mes propres sentiments, et ce temps fortuné renaîtra. Je vous verrai ; je me promènerai avec vous, je lirai avec vous, mais comme un frère avec sa sœur, comme un ami avec son ami. Les pensées qui occuperont mon âme, qu’elles soient d’espérance ou de désespoir, resteront ensevelies dans le silence, et ma bouche ne les trahira plus. Ainsi désormais je ne pourrai plus vous offenser. Deborah sera toujours présente à nos entretiens, afin de prévenir le moindre mot, le moindre signe qui pourrait vous déplaire. La seule grâce que j’implore, c’est que vous ne me fassiez pas un crime de ces pensées, qui sont la partie la plus chère de mon existence : car, croyez-moi, il y aurait plus de justice, plus de pitié à m’arracher l’existence même. — C’est bien là le langage exalté de la passion, Julien, répondit Alice Bridgenorth ; c’est notre égoïsme et notre opiniâtreté qui nous font regarder comme impossible tout ce qui nous déplaît. Je n’ai de confiance ni dans le plan que vous proposez, ni dans votre résolution, et je n’en ai pas davantage dans la protection de Deborah. Jusqu’à ce que vous soyez capable de renoncer franchement et pleinement aux projets insensés que vous avez formés, nous devons être étrangers l’un à l’autre ; et même, puissiez-vous y renoncer dès aujourd’hui, le meilleur parti serait encore de nous séparer pour long-temps, et pour l’amour du ciel, que ce soit le plus tôt possible ! Peut-être est-il déjà trop tard pour prévenir quelque événement fâcheux… N’ai-je point entendu du bruit ? — C’est Deborah, répondit Julien, ne vous effrayez point, Alice : nous sommes à l’abri de toute surprise. — Que voulez-vous dire par là ? reprit Alice, je n’ai rien à cacher, rien à craindre. Je ne cherchais pas cette entrevue, je l’ai évitée aussi longtemps que je l’ai pu, et je désire vivement de la voir se terminer. — Pourquoi un tel désir, Alice, puisque vous dites que cette entrevue doit être la dernière ? — Pourquoi abréger des instants qui doivent passer si vite ? Le bourreau lui-même ne presse pas le malheureux agenouillé sur l’échafaud de hâter sa prière. Ne voyez-vous pas que je raisonne aussi froidement que vous pouvez le désirer ? que vous manquez vous-même à votre parole, et que vous détruisez l’espérance que vous m’avez donnée ? — Quelle parole, quelle espérance vous ai-je donnée, Julien ? demanda Alice ; c’est vous seul qui vous créez un chimérique espoir ; et vous m’accusez ensuite de détruire ce qui n’eut jamais aucun fondement. Prenez pitié de vous, prenez pitié de moi, de nous deux enfin ! éloignez-vous, et ne revenez que lorsque vous pourrez être plus raisonnable. — Plus raisonnable, répéta Julien ; c’est vous, vous Alice, qui me ferez perdre entièrement la raison. Ne m’avez-vous pas dit que si nos parents consentaient jamais à notre union, vous cesseriez de votre côté d’être contraire à mes vœux ? — Non, non, non, » dit Alice, précipitamment et en rougissant, « je n’ai pas dit cela ; Julien, c’est votre folle imagination qui a interprété ainsi mon silence et ma confusion. — Et vous ne voulez pas le dire aujourd’hui ! reprit Julien. Oh ! je le vois trop bien : quand même tous les obstacles disparaîtraient, j’en trouverais encore un dans le cœur froid et glacé de celle qui ne répond à l’amour le plus sincère et le plus tendre que par l’indifférence et le mépris. Est-ce là, » ajouta-t-il avec une émotion profonde, « ce qu’Alice Bridgenorth dit à Julien Peveril ? — En vérité, Julien, » dit la jeune fille les yeux pleins de larmes, « je n’ai pas dit cela ; je n’ai rien dit, et je ne dois rien dire sur ce que je ferai si des circonstances qui ne peuvent point arriver venaient à se présenter. En vérité, Julien, vous ne devriez pas me presser ainsi. Seule, sans protection, prenant de l’intérêt, beaucoup d’intérêt à votre bonheur, pourquoi me solliciter de dire ou défaire ce qui pourrait manquer de m’ôter ma propre estime ? pourquoi chercher à me faire avouer de l’affection pour celui dont le destin m’a séparée à jamais ? C’est un manque de générosité, c’est une cruauté ; c’est vouloir pour vous une jouissance égoïste et passagère, aux dépens de tout ce que le devoir et l’honneur me commandent. — Assez, assez, » s’écria Julien avec des yeux étincelants ; « vous m’en avez dit assez, Alice, pour m’imposer silence, je ne vous presserai pas davantage. Mais vous vous exagérez les obstacles qui nous séparent : ils disparaîtront… il faudra qu’ils disparaissent. — Vous avez déjà dit cela, répondit Alice, et votre propre témoignage montre ce que de telles espérances ont de raisonnable. Vous n’avez pas même osé vous en ouvrir à votre père, comment vous risqueriez-vous à en parler avec le mien ? — Bientôt, je l’espère, je vous mettrai en état de prononcer à cet égard. Le major Bridgenorth, si j’en crois ce que dit ma mère, est un digne, un estimable homme. Je lui rappellerai que c’est aux soins de ma mère qu’il doit ce trésor, la consolation de sa vie ; et je lui demanderai si, pour prix de ces tendres soins, il doit la priver de son fils. Que je sache seulement où le trouver, Alice, et bientôt vous apprendrez si j’ai craint de plaider ma cause devant lui. — Hélas ! répondit Alice, vous savez l’ignorance où je suis moi-même sur le lieu que mon père habite. Que de fois je l’ai supplié ardemment de me laisser partager sa solitude, ou d’être la compagne de sa vie errante ! Mais ses courtes et rares visites sont les seules occasions où il me soit permis de jouir de sa société ; et pourtant, quelque faibles que puissent être mes moyens de consolation, je pourrais adoucir, j’en suis sûre, la tristesse qui le poursuit et l’oppresse. — Oui, nous pourrions le consoler ensemble, dit Peveril. Oh ! combien je serais heureux de vous aider dans une si douce tâche ! Par nous tous les souvenirs pénibles s’effaceraient, toutes les vieilles querelles s’oublieraient, l’amitié du temps passé renaîtrait ! Les préjugés de mon père sont ceux d’un Anglais, violent, il est vrai, mais susceptible d’être vaincu par la raison. Dites-moi donc où est le major Bridgenorth, et laissez-moi le soin du reste : ou bien encore apprenez-moi par quels moyens vous lui faites parvenir vos lettres, et j’essaierai sans retard de découvrir le lieu de sa résidence. — Ne le tentez pas, je vous en conjure, dit Alice ; il n’est déjà que trop accablé de chagrins : que penserait-il s’il apprenait que je suis capable d’encourager une liaison qui ne ferait, sans doute, qu’ajouter à ses peines ? D’ailleurs, quand même je voudrais, il me serait impossible de vous dire où il est maintenant. De temps en temps mes lettres lui parviennent par l’intermédiaire de ma tante Christian, mais son adresse, je ne la connais point. — Eh bien ! de par le ciel ! reprit Julien, j’épierai son arrivée dans cette île et dans cette maison ; et, avant qu’il t’ait serrée entre ses bras, Alice, il aura répondu à ma demande. — Faites donc cette demande à l’instant même, » dit une voix partie de derrière la porte, qui s’ouvrit en même temps avec lenteur ; « faites cette demande à l’instant, car vous voyez Ralph Bridgenorth ! »

À ces mots, le major entra dans l’appartement avec sa démarche lente et mesurée. Il ôta le chapeau rabattu et à haute forme qui lui ombrageait le front, et s’avançant au milieu de la salle, il jeta alternativement un regard pénétrant sur sa fille et sur Julien Peveril.

« Mon père ! » s’écria Alice, surprise et effrayée de son apparition subite en un pareil moment, « mon père, je ne suis point coupable. — Nous parlerons de cela tout à l’heure, Alice, dit Bridgenorth ; en attendant, retirez-vous dans votre appartement. Mon entretien avec ce jeune homme ne saurait avoir lieu en votre présence. — En vérité, mon père, en vérité, » dit Alice alarmée de ce que ces paroles semblaient annoncer, « Julien n’est pas plus coupable que moi ! C’est le hasard, le hasard seul qui a été cause de notre rencontre ! » Se précipitant alors vers son père, elle jeta ses bras autour de lui : « Oh ! ne le traitez pas sévèrement, mon père, il n’a pas voulu me faire d’injure. Ô mon père ! vous avez toujours été un homme sage, religieux, paisible… — Et pourquoi ne le serais-je plus ? Alice, » répondit Bridgenorth, en relevant sa fille presque tombée à ses genoux dans l’ardeur de ses supplications. « Sais-tu quelque chose, mon enfant, qui doive m’inspirer contre ce jeune homme une colère que la raison et la religion ne puissent réprimer ? Va, rentre dans ta chambre ; calme tes propres passions, apprends à les gouverner, et laisse-moi causer avec cet opiniâtre jeune homme. »

Alice se releva et sortit de l’appartement à pas lents et les yeux baissés. Julien la suivit du regard jusqu’à ce que le dernier pli de sa robe eût disparu derrière la porte, qui se referma. Alors il leva les yeux sur le major, puis il les baissa aussitôt. Bridgenorth continuait à l’examiner dans un profond silence. L’expression de son visage était triste, même austère, mais rien dans son regard n’indiquait l’agitation et le ressentiment. Il fit signe à Julien de prendre un siège, et en prit un lui-même. Alors il commença la conversation en ces termes :

« Vous sembliez, il n’y a qu’un instant, jeune homme, désirer vivement d’apprendre où vous pouviez me rencontrer. Du moins j’ai pu le conjecturer d’après le peu de mots que j’ai entendus par hasard : car j’ai osé enfreindre la loi des modernes convenances, et écouter un moment, afin de savoir quel était le sujet de l’entretien particulier d’un homme aussi jeune que vous avec une femme aussi jeune qu’Alice. — J’ose me flatter ; monsieur, » dit Julien, rappelant tout son courage, dans un moment qui semblait devoir amener une solution décisive, « que vous n’avez rien entendu de ma part qui ait pu offenser un homme auquel je dois un respect si profond, quoiqu’il m’ait été jusqu’à présent inconnu. — Au contraire, » répondit Bridgenorth avec le même ton de gravité ; « je suis content de voir que vous voulez ou que vous paraissez vouloir traiter avec moi plutôt qu’avec ma fille. Je crois seulement que vous auriez mieux fait d’abord de vous ouvrir à moi seul de cette affaire, puisqu’elle me regarde essentiellement. »

Toute l’attention et la finesse de Julien ne purent découvrir si Bridgenorth parlait sérieusement ou avec ironie. Doué néanmoins de plus de pénétration que son peu d’expérience ne l’eût fait supposer, il résolut intérieurement de chercher à deviner le caractère de celui auquel il parlait. Dans ce dessein, réglant sa réponse sur l’observation du major, il lui dit que, n’ayant pas l’avantage de connaître le lieu qu’il habitait, il avait cru devoir recourir à sa fille.

« Que vous avez vue aujourd’hui pour la première fois ? demanda Bridgenorth. Est-ce ainsi que je dois l’entendre ? — Non, » répondit Julien en baissant les yeux ; « je suis connu de votre fille depuis plusieurs années ; et ce que je désirais vous dire concerne son bonheur et le mien. — Je crois vous comprendre, reprit Bridgenorth, comme les hommes charnels se comprennent mutuellement lorsqu’il s’agit des choses de ce monde. Vous êtes attaché à ma fille par les liens de l’amour, je le sais depuis longtemps. — Vous, monsieur Bridgenorth ! s’écria Julien, vous le savez depuis long-temps ? — Oui, jeune homme ; pensez-vous que le père d’Alice Bridgenorth eût souffert que sa fille unique, le seul gage de la tendresse de celle qui est maintenant un ange dans le ciel, fût restée dans cette retraite, s’il n’eût eu un moyen sûr d’être instruit de toutes ses actions ? J’ai été moi-même témoin des vôtres et des siennes plus que vous ne l’imaginez, et quoique absent, le pouvoir de surveiller votre conduite était encore entre mes mains. Jeune homme, on dit qu’un amour tel que celui que vous nourrissez pour ma fille apprend à être subtil ; mais, croyez-moi, il ne saurait donner plus de clairvoyance que l’amour paternel. »

Le cœur de Julien palpitait d’émotion et de joie. « Puisque vous connaissez depuis si long-temps nos relations, dit-il à Bridgenorth, puis-je me flatter que vous ne les avez point désapprouvées ? »

Le major garda le silence quelques instants, et répondit ensuite : « Non, je ne les désapprouve pas à quelque égard : certainement non. S’il en était autrement, si j’avais remarqué de votre côté ou de celui de ma fille la moindre chose qui tendît à rendre vos visites ici dangereuses pour elles et désagréables pour moi, elle ne serait pas restée long-temps habitante de cette solitude, et même de cette île. Cependant ne vous hâtez pas d’en conclure que tout ce que vous désirez à cet égard puisse s’accomplir avec promptitude et facilité. — Je prévois, il est vrai, des difficultés, répondit Julien ; mais aidé de votre bienveillante adhésion, je crois pouvoir les surmonter. Mon père est noble et généreux ; ma mère bonne et sensible, ils vous aimaient autrefois, ils vous aimeront encore, je l’espère. Je serai le médiateur entre vous ; la paix et l’harmonie reviendront habiter notre voisinage, et… »

Bridgenorth l’interrompit par un sourire ironique : du moins ce sourire parut tel en passant sur sa figure sombre et mélancolique. « Ma fille avait raison de dire, il n’y a pas long-temps, que vous étiez un faiseur de songes, un architecte occupé sans cesse de plans fantastiques comme les rêves de la nuit. Savez-vous bien ce que vous me demandez, jeune homme, en me demandant ma fille, mon unique enfant, la somme de tous mes biens terrestres ? Vous me demandez la clef de la seule fontaine où mon âme puisse désormais trouver quelque rafraîchissement agréable. Vous voulez devenir le seul gardien de mon bonheur ici-bas ; mais qu’avez-vous offert, qu’offrez-vous en retour d’un pareil trésor ? — Je ne sens que trop, » dit Peveril, déconcerté de voir qu’il s’était un peu trop tôt livré à l’espérance, « combien il doit vous être difficile et pénible de le céder. — Fort bien ; mais ne m’interrompez pas, reprit Bridgenorth, jusqu’à ce que je vous aie fait connaître la valeur de ce que vous avez à m’offrir en échange d’un don que vous désirez ardemment, quoi qu’il puisse valoir, et qui comprend tout ce que j’ai de précieux à léguer sur la terre. Vous pouvez avoir appris que, dans ces derniers temps, j’ai combattu les principes de votre père et de sa faction profane ; mais je ne fus jamais son ennemi personnel. — Jamais je n’ai entendu dire que vous l’ayez été, répondit Julien ; au contraire, et il n’y a qu’un instant que je vous rappelais que vous aviez été son ami. — Oui, et quand il était dans l’affliction ; moi j’étais dans la prospérité. Je ne manquais ni de la bonne volonté ni du pouvoir de lui prouver que j’étais son ami. La roue de la fortune a tourné, les temps ont changé. Un homme paisible et inoffensif pouvait espérer d’un voisin, devenu puissant à son tour, la protection qu’ont droit d’attendre, même de ceux qui lui sont étrangers, tous les sujets du même royaume, quand ils marchent fidèlement dans le chemin de la justice et de la loi. Qu’arrive-t-il ? Je poursuis, au nom du roi et des lois, une meurtrière dont la main est teinte du sang de mon parent ; et en pareil cas, j’avais droit d’appeler tout sujet lige pour m’aider à exécuter le mandat. Mon voisin, mon ancien ami, était tenu, comme homme et comme magistrat, de prêter main forte à la justice ; il était tenu, par la reconnaissance et les obligations dues à un ami, de respecter mes droits et ma personne ; mais bien loin de là, il se jette entre moi, moi le vengeur du sang répandu, et la criminelle devenue ma captive ; il me renverse, met ma vie en danger, et souille mon honneur, du moins aux yeux des hommes. Et, sous sa protection, la femme madianite, semblable à l’aigle de mer, atteint l’aire qu’elle s’est construite sur le rocher, et s’y cache jusqu’à ce que l’or habilement distribué à la cour ait effacé le souvenir de son crime ; et là elle ose braver la vengeance qui est due à la mémoire du plus brave et du meilleur des hommes. Mais, » ajouta-t-il en s’adressant au portrait de Christian, « tu n’es pas encore oublié, et si cette vengeance qui poursuit tes meurtriers marche lentement, elle marche d’un pas assuré. »

Il s’arrêta quelques instants, et Julien, impatient de savoir à quelle conclusion le major voulait arriver, se garda bien de l’interrompre. Au bout de quelques minutes, Bridgenorth reprit la parole.

« Ce n’est point parce que ces événements me sont personnels que j’en parle avec amertume ; ce n’est pas dans le ressentiment et le dépit de mon cœur que je les rappelle ici, bien qu’ils aient été la cause qui m’a banni de l’asile de mes pères, et de ce lieu sacré où reposent les dépouilles de tout ce que j’ai chéri sur la terre ! Un motif plus grave, parce qu’il touche à l’intérêt public, aigrit la querelle qui existe entre votre père et moi. Qui fut plus actif que lui à exécuter l’édit fatal du jour de la Saint-Barthélemy, jour odieux où tant de saints prédicateurs de l’Évangile furent chassés de leurs maisons, de leurs foyers, de leurs autels, de leurs églises, pour faire place à de vils débauchés, à des larrons impies ? Qui, lorsque quelques hommes dévoués au Seigneur se réunirent pour relever l’étendard abattu et faire triompher la bonne cause, fut le plus prompt à ruiner leurs projets, à les chercher, à les arrêter, à les persécuter ? Quel est celui par lequel je fus poursuivi de si près que je sentis sur mon cou la chaleur de son souffle ? Quel est celui dont le sabre nu brilla non loin de moi, tandis que j’errais dans les ténèbres, et que je me cachais comme un voleur dans la maison de mes pères ? C’était sir Geoffrey, c’était votre père ! Que pouvez-vous répondre à tous ces faits, et comment pouvez-vous les concilier avec vos désirs ? »

Julien, pour toute réponse, se borna à faire observer que ces événements s’étaient passés il y avait bien long-temps, à une époque de malheur où les factions ne connaissaient que la violence, ajoutant que M. Bridgenorth avait l’âme trop chrétienne pour conserver un amer ressentiment de toutes ces injures quand une voie de réconciliation s’ouvrait devant lui.

« Paix, jeune homme ! dit Bridgenorth ; tu parles de ce que tu ne connais pas. Pardonner nos injures personnelles, c’est le devoir d’un chrétien ; mais il ne nous est pas ordonné de pardonner aussi facilement celles qui ont été faites pour la cause de la religion et de la liberté : nous n’avons aucun droit d’absoudre de leur crime ceux qui ont versé le sang de nos frères, et rien ne nous impose la loi de leur serrer la main. » Il jeta de nouveau un regard sur le portrait de Christian, et se tut pendant quelques minutes, comme s’il eût craint de se livrer trop à son impétuosité ; puis il continua d’un ton plus doux :

« Je vous ai dit tout cela, Julien, afin de vous prouver combien serait impossible aux yeux d’un homme mondain l’union que vous désirez. Mais le ciel ouvre quelquefois une porte là où l’homme n’apercevait aucun moyen d’issue. Votre mère, Julien, pour une femme à qui la vérité est inconnue, est, selon le langage du monde, l’une des meilleures et des plus sages ; et la Providence, qui, en lui donnant une forme si belle, l’a animée d’un esprit aussi pur que le permet la fragilité originelle de notre nature, ne voudra pas, j’ose le croire, qu’elle continue à être un vase de colère et de perdition. Quant à votre père, je n’en dis rien ; il est ce qu’ont dû le faire le temps et l’exemple de ceux avec lesquels il a vécu ; il est ce que l’ont fait les conseils de ses prêtres ; encore une fois, je ne dis rien de lui, si ce n’est que j’ai sur lui un pouvoir dont il aurait déjà ressenti les effets, si son toit ne servait d’abri à un être qui aurait souffert de ses souffrances. Je ne désire pas la ruine de votre ancienne famille. Si je n’attache aucun prix à sa généalogie et aux honneurs dont elle se glorifie, je ne serais pas plus disposé à lui nuire que je ne le serais à abattre une vieille tour couverte de mousse, ou à déraciner un antique chêne. À moins que ce ne fût pour améliorer la voie publique et contribuer au bien général. Je n’ai donc aucun ressentiment contre la maison humiliée de Peveril, et je la respecte même jusque dans son humiliation. »

Il fit une seconde pause, comme s’il eût attendu quelque réponse de Julien. Celui-ci, malgré toute l’ardeur de sa passion, avait été trop habitué à l’idée de l’importance de sa famille, et il était trop respectueux envers son père et sa mère pour entendre sans un vif déplaisir cette partie du discours de M. Bridgenorth.

« La maison de Peveril n’a jamais été humiliée, répliqua-t-il. — Si vous disiez que les fils de cette maison n’ont jamais été humbles, répondit Bridgenorth, vous seriez plus près de la vérité. N’êtes-vous donc pas dans un véritable état d’humiliation ? n’êtes-vous pas ici le laquais d’une femme hautaine, le compagnon des jeux d’un jeune homme frivole ? Si vous quittez cette île pour aller à la cour d’Angleterre, vous verrez quel égard on y aura pour cette antique généalogie qui vous fait descendre de rois et de conquérants. Quelque ignoble ou obscène plaisanterie, un air impudent, un manteau brodé, une poignée d’or, et l’aplomb nécessaire pour la jouer sur une carte ou sur un dé, vous feront plus vite avancer à la cour de Charles II, que l’ancien nom de votre père, et le dévouement servile avec lequel il a sacrifié son sang et sa fortune pour la cause de Charles Ier. — Cela n’est que trop probable, j’en conviens, dit Peveril ; mais la cour ne sera jamais mon élément. Je vivrai, comme mes ancêtres, au milieu de mes vassaux, pour veiller à leurs besoins, pour juger leur différents… — Pour planter un mai et danser autour, » interrompit Bridgenorth, avec un de ces sourires ironiques et sombres qui passaient quelquefois sur son visage comme la clarté d’une torche funéraire sur les vitraux d’une église obscure. « Non, Julien, continua-t-il, ce n’est pas dans les temps où nous vivons qu’un homme peut être utile à son pays en se chargeant du rôle bas et servile de magistrat de campagne, ou des devoirs chétifs et insignifiants de petit seigneur de village. De grands desseins sont formés, et il faut que les hommes se prononcent entre Dieu et Baal. L’hydre de l’ancienne superstition commence à relever la tête et à tendre ses pièges, sous la protection des princes de la terre ; mais elle n’agite point sa tête hideuse sans qu’on l’observe et qu’on la surveille. Des milliers de véritables Anglais n’attendent que le signal convenu pour se lever comme un seul homme, et prouver aux rois de la terre la vanité de leurs combinaisons ! Nous saurons nous affranchir de leurs liens, et la coupe de leurs abominations n’approchera pas de nos lèvres. — Votre langage est un peu obscur, monsieur Bridgenorth, dit Peveril. Puisque vous me connaissez si bien, vous devez savoir aussi que, moi du moins, j’ai vu de trop près les superstitions de la cour de Rome pour désirer qu’elles se propageassent dans mon pays. — Oui ; et sans cela te parlerais-je aussi cordialement et aussi franchement ? dit Bridgenorth. Ne sais-je pas avec quelle présence d’esprit tu as déjoué les tentatives astucieuses que fit le prêtre d’une femme criminelle pour te détourner de la foi protestante ? Ne sais-je pas combien tu as été persécuté chez l’étranger ? Ne sais-je pas que non seulement tu as persisté dans ta croyance, mais encore que tu as soutenu la foi chancelante de ton ami ! Ne me suis-je pas dit alors : Cette conduite est digne du fils de Marguerite ? N’ai-je pas dit : « À présent, il ne voit encore que la lettre morte ; mais la semence ne tardera pas à germer, et l’esprit la vivifiera ? » Mais c’est assez parler de ce sujet. Pour aujourd’hui, cette maison est la tienne ; je ne verrai en toi ni le serviteur de cette fille d’Eshbaal, ni le fils de celui qui a attenté à ma vie et souillé mon honneur ; mais tu seras pour moi l’enfant de la femme sage et bonne sans laquelle ma race eût été éteinte. »

En parlant ainsi, il tendit à Julien sa main maigre et osseuse ; mais il y avait dans son invitation quelque chose de si lugubre et de si triste, que, quelle que fût la joie du jeune amant en songeant qu’il resterait si long-temps sous le même toit qu’Alice, peut-être même avec elle, et quoiqu’il reconnût la nécessité de tout faire pour se concilier les bonnes grâces de son père, il sentit néanmoins qu’auprès de lui son cœur était pour ainsi dire glacé.




CHAPITRE XIV.

L’ENTRETIEN.


Que ce jour du moins soit tout à l’amitié, à demain la reprise de notre querelle.
Oway.


Deborah Debbitch, appelée par son maître, parut alors, son mouchoir sur les yeux, et manifestant un grand trouble d esprit.

« Ce n’est pas ma faute, major Bridgenorth, dit-elle ; comment aurais-je pu l’empêcher ? Qui se ressemble s’assemble : le jeune homme voulait venir, la jeune fille était bien aise de le voir, et… — Taisez-vous, femme insensée ! et écoutez ce que j’ai à vous dire. — Je sais de reste ce que Votre Honneur doit avoir à me dire, continua Deborah. Je le vois bien, de nos jours service n’est pas héritage. Il y a des gens plus prévoyants que d’autres ; si je ne m’étais pas laissée gagner, si je n’avais pas consenti à quitter Martindale, j’aurais aujourd’hui une bonne maison à moi, et… — Paix, idiote ! s’écria Bridgenorth ; mais Deborah était tellement pénétrée de la nécessité de se justifier, que cet ordre fut seulement pour elle un intervalle de repos qui lui donna le temps de respirer entre ses premiers commentaires et ceux qu’elle continua à débiter avec la volubilité si ordinaire aux gens qui s’efforcent, par une justification bruyante, de prévenir les reproches mérités qu’ils appréhendent.

« Il n’était point étonnant, assurait-elle, qu’on l’eût détournée de la vue de son propre intérêt, quand il avait été question de la placer auprès de la jolie miss Alice. Tout l’or de Votre Honneur n’aurait pu me tenter, si je n’avais été convaincue que je devais la regarder comme morte, la pauvre innocente, si on la séparait de milady ou de moi. Et pourtant, voilà la fin ! couchée tard et levée matin : voilà quelle est ma récompense ! Mais Votre Honneur fera bien de prendre garde » ajouta Deborah, d’un ton plus calme ; « miss Alice est quelquefois reprise d’une toux sèche ; elle aurait besoin d’une médecine au printemps et à la chute des feuilles. — Paix, encore une fois, folle ! bavarde impitoyable ! » s’écria son maître, dès que le besoin de respirer força Deborah à lui offrir l’occasion de placer un mot. « Crois-tu donc que je n’aie pas su toutes les visites de ce jeune homme à Black-Fort, et que, si elles m’eussent déplu, je n’aurais pas su y mettre un terme ? — Et moi-même ne savais-je pas que Votre Honneur était instruit de ces visites ? » s’écria d’un air triomphant Deborah, qui, semblable à la plupart des créatures de sa condition, ne voyait rien de mieux, pour se défendre, qu’un mensonge, quelque invraisemblable, quelque grossier qu’il fût. « Ne savais-je pas que Votre Honneur était informé de tout ? autrement, aurais-je permis ces visites ? Vraiment, je ne sais pour qui me prend Votre Honneur ! Si je n’avais été sûre que c’était la chose que Votre Honneur désirait le plus au monde, est-ce que j’aurais eu la présomption de la favoriser ? J’ose me vanter que je connais mon devoir. Demandez si jamais j’ai permis l’entrée de la maison à un autre que lui ? Je sais que Votre Honneur est un homme pieux et sage, et je me disais que les querelles ne peuvent durer toujours, que l’amour commence souvent où la haine finit ; et, à coup sûr, on ne peut pas disconvenir qu’ils semblent nés l’un pour l’autre ; d’ailleurs les domaines de Moultrassie et de Martindale vont ensemble comme le couteau et la gaine. — Perroquet femelle ! te tairas-tu ? » s’écria Bridgenorth, dont la patience était presque épuisée ; « ou, s’il faut absolument que tu jases, va-t’en jaser à la cuisine avec tes pareils. Allez, donner les ordres nécessaires pour que le dîner soit servi promptement, car M. Peveril est loin de sa demeure. — Je vais le faire, et de tout mon cœur, répondit Deborah ; et si dans l’île de Man il y a une paire de poulets plus gras que ceux qui vont déployer leurs ailes tout à l’heure sur votre table, Votre Honneur pourra me qualifier du nom d’oie aussi bien que de celui de perroquet. » À ces mots, elle sortit de l’appartement.

« Et c’était à une pareille femme, » s’écria Bridgenorth, en la suivant des yeux d’un air significatif, « que, selon vous, j’aurais confié sans réserve ma fille, mon unique enfant ! Mais laissons cela. Si vous voulez nous irons nous promener tandis qu’elle s’occupera de choses qui sont beaucoup plus à la portée de son intelligence. »

Il sortit de la maison, suivi de Julien Peveril, et bientôt ils se promenèrent côte à côte, comme s’ils eussent été d’anciennes connaissances.

Il peut être arrivé à plusieurs de nos lecteurs, comme il nous est arrivé à nous-même de se trouver par hasard dans la société de certaines personnes dont les prétentions à ce qu’on appelle un caractère sérieux s’élèvent beaucoup plus haut que les nôtres, et d’avoir appréhendé qu’une conversation avec elles n’offrît beaucoup de gêne et de contrainte ; tandis que l’interlocuteur dont ils étaient menacés avait lui-même à craindre de leur part une légèreté, un enjouement frivole tout à fait en désaccord avec la disposition naturelle de son esprit. Mais il arrive souvent aussi que, lorsqu’avec cette humeur facile et cette urbanité qui nous caractérisent, nous nous accommodons à la manière d’être de notre compagnon, en colorant notre langage d’autant de gravité que notre caractère et nos habitudes nous le permettent, lui-même, touché de la générosité de cet exemple, dépouille ses discours et ses manières d’une partie de leur austérité. Il résulte alors de ces concessions réciproques que la conversation offre un mélange d’utile et d’agréable qui ressemble assez à cet accord merveilleux de la nuit et du jour qu’on appelle vulgairement en prose le crépuscule. En de telles occasions, chacune des parties se félicite d’avoir rencontré l’autre, ce rapprochement ne dût-il être que momentané entre des hommes qui, bien moins divisés par les principes que par la simple différence des caractères, ne sont que trop portés à s’accuser mutuellement les uns de frivolité profane, et les autres de fanatisme.

Ce fut justement ce qui arriva dans la conversation de Peveril avec Bridgenorth, pendant leur promenade.

Évitant soigneusement le sujet dont il avait déjà été question entre eux, le major fit tomber la conversation sur ses voyages dans les pays étrangers, sur les merveilles qu’il avait vues en diverses contrées lointaines, et qu’il paraissait avoir observées avec l’attentive curiosité du philosophe. Cet entretien fit passer le temps avec rapidité ; car, bien que les anecdotes et les réflexions de Bridgenorth prissent la teinte de l’esprit grave et sombre du narrateur, elles étaient pleines d’intérêt, et de nature à charmer l’oreille d’un jeune homme. Elles plurent donc à Julien, pour qui le romanesque et le merveilleux n’étaient pas sans attrait.

Bridgenorth paraissait connaître le midi de la France, et il pouvait raconter une foule d’histoires relatives aux huguenots français, qui déjà commençaient à éprouver ces persécutions dont la violence devait éclater, quelques années plus tard par la révocation de l’édit de Nantes. Il avait même voyagé en Hongrie ; car il parlait, comme en ayant une connaissance personnelle, du caractère de plusieurs des chefs de la grande insurrection protestante qui avait eu lieu sous le célèbre Tékéli, et il prouvait par des raisonnements solides qu’ils avaient droit de faire cause commune avec le grand-turc plutôt que de se soumettre au pape de Rome. Il parla aussi de la Savoie, où les partisans de la religion réformée souffraient encore des persécutions cruelles ; enfin il témoigna son enthousiasme pour la protection qu’Olivier Cromwell avait accordée aux églises protestantes opprimées ; « se montrant de la sorte, ajouta-t-il plus capable d’exercer le pouvoir suprême que ceux qui, le réclamant par droit de naissance, ne l’emploient qu’à satisfaire leurs goûts pour les vanités et les voluptés du monde. — Je ne m’attendais pas, » dit modestement Peveril, « à entendre le panégyrique de Cromwell sortir de votre bouche, monsieur Bridgenorth. — Je ne fais point son panégyrique, répondit celui-ci ; je dis seulement la vérité sur cet homme extraordinaire, qui n’existe plus, et auquel je n’ai pas craint de résister ouvertement pendant sa vie. C’est la faute du monarque actuel, si nous sommes forcés de nous rappeler avec regret le temps où la nation était respectée au dehors, où la piété et la sobriété étaient pratiquées à l’intérieur. Mais je ne veux pas vous ennuyer par la controverse : vous avez vécu au milieu des gens qui trouvent plus facile et plus agréable de recevoir des pensions de la France, que de lui imposer des lois ; de dépenser l’argent qu’elle leur prodigue, que de réprimer la tyrannie avec laquelle elle opprime nos pauvres frères en Dieu. Quand tes yeux seront dessillés, tu reconnaîtras la vérité de toutes ces choses, et tu apprendras à le détester et à le mépriser. »

Ils avaient alors terminé leur promenade, en revenant par un chemin différent de celui qu’ils avaient pris pour traverser la vallée. L’exercice et le ton général de la conversation avaient dissipé jusqu’à un certain point l’embarras et la timidité que Peveril avait d’abord éprouvé en présence de Bridgenorth et que la sévérité de ses premières observations avait contribué à augmenter.

Le dîner promis par Deborah fut bientôt sur la table ; et la simplicité, la propreté qu’on y remarquait, justifiaient parfaitement le titre de bonne ménagère auquel elle prétendait. Une seule chose pourtant semblait s’écarter de la modestie habituelle du service, et offrait une recherche qui pouvait paraître affectée : la plupart des plats et des assiettes étaient d’argent, au lieu de la vaisselle de bois et d’étain dont Peveril avait vu faire usage à Black-Fort en de semblables occasions.

Ce fut avec le sentiment d’un songe délicieux, d’où l’on craint de sortir, et dont le plaisir est mêlé d’étonnement et d’incertitude, que Julien Peveril se trouva assis entre Alice Bridgenorth et son père ; entre l’être qu’il aimait le mieux au monde, et celui qu’il avait toujours considéré comme le plus grand obstacle à leur union. Le trouble de son esprit était tel, qu’il pouvait à peine répondre aux politesses et aux attentions importunes de dame Deborah, qui, assise à la table, en qualité de gouvernante, était chargée de faire les honneurs des mets excellents préparés sous ses yeux.

Quant à Alice, elle semblait avoir formé la résolution de jouer le rôle d’une muette ; elle ne répondait que très-brièvement aux questions de dame Debbitch ; et son père ayant essayé une fois ou deux de lui faire prendre un peu plus de part à la conversation, elle se contenta de lui faire les réponses que le respect lui commandait.

Ce fut donc sur Bridgenorth que tomba le soin d’entretenir la conversation, et, contre son ordinaire, il ne parut nullement s’y refuser. Il s’exprimait non seulement avec aisance, mais presque avec enjouement ; quoique de temps en temps ses discours fussent entremêlés de certaines expressions qui dénotaient sa mélancolie habituelle, et semblaient prophétiser des malheurs à venir. Quelques saillies d’enthousiasme brillaient aussi par intervalle, semblables à l’éclair d’une soirée d’automne qui déploie une lumière vive, quoique passagère, au travers du crépuscule ; et prête à tous les objets d’alentour un caractère étrange, mais imposant. En général cependant les remarques de Bridgenorth étaient claires et frappantes ; et, comme il ne visait point aux grâces du langage, elles tiraient tout leur mérite de cette conviction qui l’animait et qui se communiquait à ses auditeurs. Par exemple, lorsque Deborah, dans la vanité vulgaire d’un cœur orgueilleux, eut appelé l’attention de Julien sur l’argenterie dont la table était ornée, Bridgenorth jugea convenable de faire l’apologie de cette dépense superflue.

« C’est un symptôme qui annonce le danger, dit-il, quand on voit des hommes, d’ailleurs complètement désabusés des vanités de la vie, employer un argent considérable en ornements formés de métaux précieux. C’est une preuve que le marchand ne peut obtenir l’intérêt de ses capitaux, lorsque, pour les conserver, il les paralyse en les transformant de cette manière ; c’est une preuve que les nobles et les riches craignent la cupidité du pouvoir, quand ils donnent à leurs richesses une forme qui les rend plus portatives et plus faciles à soustraire aux regards. On reconnaît l’incertitude du crédit quand un homme de bon sens préfère une masse d’argent à la reconnaissance d’un orfèvre ou d’un banquier. Tant qu’il reste une ombre de liberté, les droits particuliers sont les derniers envahis : c’est pour cette raison que l’on dispose artistement, sur les tables et sur les buffets, les richesses que l’on espère ainsi conserver plus long-temps, et qui peut-être n’en sont pas moins exposées à la rapacité d’un gouvernement tyrannique. Mais qu’une demande de capitaux survienne pour vivifier le commerce, et la masse jusque-là stérile tombe dans la fournaise, et le lourd et vain ornement du banquet devient un agent actif et puissant, qui contribue à la prospérité du pays. — Et en temps de guerre aussi, dit Peveril, l’argenterie a été souvent une ressource prompte et utile. — Trop souvent, répondit Bridgenorth. Dans ces derniers temps, l’argenterie de la noblesse, celle des collèges, et la vente des joyaux de la couronne, ont mis le prince en état de faire cette malheureuse résistance qui a empêché le retour de la paix et de l’ordre, et n’a servi qu’à donner à l’épée une injuste supériorité sur le double pouvoir du roi et du parlement.

En parlant ainsi il regarda Julien, comme le cavalier qui, voulant éprouver un cheval, lui présente tout à coup quelque objet devant les yeux, afin d’observer si cette vue le fera reculer ou tressaillir. Mais l’esprit de Julien était trop occupé d’autres sujets pour qu’il manifestât aucun étonnement. Sa réponse eut rapport à ce que Bridgenorth avait dit auparavant, et même il ne la fit qu’après un intervalle de quelques minutes.

« Par conséquent, dit-il, la guerre, qui appauvrit les nations, est aussi la créatrice des richesses qu’elle dévore. — Oui, reprit Bridgenorth, comme l’écluse qui met en mouvement les eaux dormantes du lac qu’elle finit par dessécher. La nécessité invente les arts, découvre les ressources ; et quelle nécessité plus terrible que celle de la guerre civile ? Ainsi la guerre elle-même est un mal où il se mêle un peu de bien, car elle crée cette impulsion et cette énergie que sans elle la société n’aurait pas. — La guerre est donc nécessaire, dit Peveril, afin que chacun envoie son argenterie à la fonte, et qu’on se serve de plats d’étain et d’assiettes de bois ? — Ce n’est pas cela, mon fils, » répondit Bridgenorth ; puis, remarquant la rougeur dont cette expression avait coloré les joues et le front du jeune homme, il ajouta : « Pardonnez-moi une telle familiarité ; mais je n’ai pas prétendu limiter mon raisonnement à des conséquences aussi frivoles, quoique certainement il fût salutaire d’arracher les hommes à leurs pompes ou à leur luxe, et d’apprendre aux Sybarites à devenir Romains. Je voulais dire que les temps de danger public, en rappelant dans la circulation le trésor amassé par l’avare et les lingots de l’orgueilleux spéculateur, et en ajoutant ainsi à la richesse intérieure du pays, excitent aussi des esprits nobles et braves qui, sans cela, auraient langui dans la torpeur, sans donner aucun exemple à leurs semblables, sans léguer aucun nom à la postérité. La société ne connaît ni ne peut connaître les trésors intellectuels qui dorment dans son sein, avant que la nécessité et la force des circonstances aient fait sortir l’homme d’état et le guerrier des ténèbres d’une vie obscure et ignorée, pour qu’ils jouent le rôle dont la Providence les a chargés, et remplissent les emplois auxquels ils ont été préparés par la nature et l’éducation. Ainsi s’éleva Olivier Cromwell, ainsi s’éleva Milton, ainsi s’élevèrent tant d’autres hommes dont les noms sont immortels. Les malheurs des temps enfin, sont comme la tempête qui force le marin à déployer toute son adresse. — Vous parlez, dit Peveril, de même que si une calamité nationale devait être regardée en quelque sorte comme un avantage. — Il me semble, répondit Bridgenorth, que cela doit être ainsi dans cette vie d’épreuves continuelles, où tout mal temporel est accompagné ou suivi de quelque bien, et on tout ce qui est bien est intimement lié à ce qui est mal en soi. — Ce doit être un noble spectacle, dit Julien, de voir l’énergie d’une grande âme s’éveiller tout à coup de son assoupissement, et reprendre sur les esprits d’un ordre inférieur la puissance à laquelle elle a droit de prétendre. — J’en ai joui une fois, répondit Bridgenorth ; et comme le récit est court, je le ferai, s’il peut vous plaire.

« Dans mes courses errantes, je n’ai pas oublié de visiter nos établissements transatlantiques, et j’ai surtout observé avec intérêt la Nouvelle-Angleterre, pays que la Grande-Bretagne, semblable à un homme ivre qui jette loin de lui ses trésors, a enrichi de ce qu’elle a de plus précieux aux yeux de Dieu et de ses enfants. Là des millions d’hommes, les meilleurs et les plus pieux de ceux qui par la droiture et la pureté de leur cœur peuvent se placer entre le Tout-Puissant et sa colère pour empêcher la ruine des cités, consentent à vivre dans le désert, et préfèrent lutter sans cesse contre d’ignorants sauvages, plutôt que de s’abaisser, dans leur patrie opprimée, à éteindre la lumière divine qui éclaire leur âme. J’y restai pendant les guerres que la colonie eut à soutenir contre Philippe, grand chef indien, ou Sachem, comme on le nommait, qui semblait un messager de persécution envoyé contre elle par Satan. Sa cruauté était sans bornes ; sa dissimulation, profonde ; et le talent et l’activité avec lesquels il entretenait une guerre irrégulière et destructive firent essuyer à l’établissement de terribles calamités.

« J’étais par hasard dans un petit village situé au milieu des bois, à plus de trente milles de Boston, dans un lieu très-solitaire et entouré de halliers épais. Cependant on n’y avait encore, à cette époque, aucune crainte des Indiens, car on comptait sur la protection d’un corps considérable de troupes qui s’était mis en campagne pour protéger les frontières, et qui campait, ou qui était supposé camper entre le hameau et le pays occupé par l’ennemi. Mais il s’agissait d’un homme que Satan lui-même avait doué de ruse et de cruauté.

« C’était un dimanche matin, et nous étions tous assemblés dans la maison du Seigneur pour prier et demander d’heureuses inspirations. Notre temple n’était construit que de troncs d’arbres : mais jamais les voix de chantres salariés, ni les sons de l’orgue au fond d’une cathédrale, ne monteront vers le ciel avec autant d’accord et de douceur que les psaumes dans lesquels nous unissions et nos voix et nos cœurs. Un homme excellent et vénérable, qui fut long-temps le compagnon de mes pèlerinages et qui dort maintenant dans le sein du Seigneur, Nehemiah Solsgrace, venait de commencer la prière, lorsqu’une femme, le regard effaré et les cheveux en désordre, se précipite dans la chapelle en criant : « Les Indiens ! les Indiens ! »

« Dans ce pays, nul n’ose se séparer de ses armes défensives, et, soit à la ville, soit à la campagne, soit en plein champ, soit dans les forêts, chacun a ses armes près de lui, comme les Juifs lorsqu’ils rebâtissaient le temple de Jérusalem. Nous sortîmes donc à la hâte armés de nos fusils et de nos piques, et nous entendîmes les hurlements de ces démons incarnés, qui déjà s’étaient emparés d’une partie du village, et exerçaient leur cruauté sur le petit nombre d’habitants qu’une maladie ou d’autres motifs graves avaient empêchés d’assister au service divin ; et l’on remarqua, comme un jugement de Dieu, qu’en ce saint jour profané par tant d’actes sanguinaires, un Hollandais nommé Adrien Anson, homme irréprochable aux yeux du monde, mais dont l’esprit était entièrement préoccupé des intérêts d’ici-bas, fut massacré dans sa boutique, tandis qu’il calculait le gain de la semaine. Les Indiens avaient déjà fait bien du ravage quand nous survînmes ; et quoique notre apparition les fît d’abord reculer, la confusion où nous avaient jetés cette surprise et l’absence d’un chef pour nous commander et nous rallier, tournèrent à l’avantage de cette bande infernale. C’était une chose déchirante que d’entendre les gémissements des femmes et des enfants au milieu des coups de fusils, du sifflement des balles et des hurlements féroces que ces barbares appellent leur cri de guerre. Plusieurs maisons devinrent la proie des flammes, et les mugissements de l’incendie, le craquement des poutres embrasées, augmentaient l’horreur de cette effroyable scène, tandis que l’épaisse fumée que le vent poussait contre nous donnait un avantage de plus à l’ennemi, qui, combattant pour ainsi dire invisible et à couvert, éclaircissait nos rangs par une fusillade dont tous les coups portaient. Dans cet état de confusion, et au moment où nous allions prendre la résolution désespérée d’évacuer le village et de tenter une retraite en plaçant au centre les femmes et les enfants, il plut au ciel de nous envoyer un secours inespéré. Un homme d’une haute taille, d’un aspect vénérable, que nul de nous n’avait encore remarqué, parut subitement au milieu de nous, lorsque nous délibérions à la hâte sur les moyens de retraite. Son costume était de peau d’élan, et il était armé d’un sabre et d’un fusil. Jamais je ne vis rien de plus noble et de plus majestueux que son visage ombragé d’une chevelure blanche qui se mêlait à une longue barbe de la même couleur : « Hommes et frères ! » s’écria-t-il de cette voix qui arrête celui qui fuit, » pourquoi ce découragement ? pourquoi ce honteux désespoir ? Craignez-vous que le Dieu que nous servons nous abandonne à la fureur de ces misérables païens ? Suivez-moi et vous verrez aujourd’hui un chef dans Israël ! » Puis il donna quelques ordres brefs et précis, du ton d’un homme habitué à commander ; et telle fut l’influence de son aspect, de ses paroles, de sa fière contenance et de sa présence d’esprit, qu’à l’instant tous ces hommes qui ne l’avaient jamais vu s’empressèrent d’obéir. Nous nous divisâmes aussitôt, par son ordre, en deux corps ; l’un reprit la défense du village avec un redoublement d’ardeur et de courage, dans la persuasion que l’inconnu était un envoyé de Dieu : conformément à ses instructions, on prit les positions les meilleures et les plus sûres, afin d’échanger un feu meurtrier contre celui des Indiens, tandis que lui-même, protégé par la fumée de l’incendie, sortit du village à la tête de la seconde division, et après avoir fait un circuit, attaqua les guerriers rouges par derrière.

« Cette surprise produisit, comme à l’ordinaire, un effet terrible sur les sauvages : le succès fut complet. Ils ne doutaient pas qu’ils ne fussent assaillis à leur tour, et placés, par l’arrivée subite d’un détachement de l’armée de la Nouvelle-Angleterre, entre deux partis d’ennemis. Ces impies prirent la fuite dans le plus grand désordre, abandonnant la partie du village qu’ils avaient conquise, et laissant sur le champ de bataille un si grand nombre des leurs, que, depuis, leur tribu n’a jamais pu réparer cette perte. Jamais je n’oublierai la figure et la contenance de notre vénérable chef au moment où les hommes, les femmes, les enfants, délivrés par lui du tomahawk et du terrible scalpel, se réunirent autour de lui, osant à peine l’approcher, et plus disposés peut-être à lui rendre hommage comme à un ange descendu du ciel, qu’à lui adresser des remercîments comme à un simple mortel.

« Ce n’est pas à moi que revient la gloire d’une telle action, dit-il ; je ne suis qu’un instrument fragile comme vous, entre les mains de celui qui est le Dieu fort, le Dieu libérateur. Apportez-moi de l’eau, pour que je puisse rafraîchir mon gosier desséché, avant d’offrir des actions de grâces à celui auquel elles sont dues. »

« J’étais près de lui tandis qu’il parlait, et ce fut moi qui lui présentai le verre d’eau qu’il demandait. En ce moment, nous échangeâmes un regard, et il me sembla que je reconnaissais un noble ami, que depuis long-temps je croyais dans le sein de la gloire éternelle. J’allais parler peut-être, mais il ne m’en laissa pas le temps. Fléchissant le genou, il nous fit signe de l’imiter, et adressa au ciel d’énergiques actions de grâces qui, prononcées d’une voix claire et retentissante comme le son d’une trompette de guerre, firent tressaillir chacun des auditeurs. J’ai assisté à bien des actes de dévotions dans ma vie, et plût au ciel que j’en eusse profité ! mais une prière telle que celle-là, prononcée au milieu des morts et des mourants, avec l’accent du triomphe et de l’adoration, était au-dessus de tout. Elle ressemblait au chant de la prophétesse inspirée qui habitait sous le palmier, entre Ramah et Bethel. Ensuite il garda un religieux silence, et pendant quelques minutes nous restâmes le visage penché vers la terre, aucun de nous n’osant lever la tête. Lorsque nous sortîmes de ce recueillement, nos yeux cherchèrent en vain le libérateur : il n’était plus parmi nous, et jamais on ne le revit. »

Ici Bridgenorth, qui avait mis dans le récit de cette histoire singulière une éloquence et une chaleur bien opposées à la sécheresse habituelle de sa conversation, s’arrêta un moment ; et reprit : « Tu vois, jeune homme, que les hommes doués de valeur et de discernement sont appelés à commander lorsque de grandes circonstances l’exigent, quoique souvent leur existence même soit ignorée de ceux qu’ils sont prédestinés à sauver. — Mais que pensa-t-on de ce mystérieux étranger ? » demanda Julien, qui avait écouté avec la plus vive émotion une histoire si propre à exciter l’intérêt d’un jeune homme ardent et brave.

« Beaucoup de choses, répondit Bridgenorth, mais qui ne menaient à rien, comme cela est ordinaire. L’opinion la plus générale fut que l’étranger, quoiqu’il eut déclaré le contraire, était réellement un être surnaturel. D’autres le regardèrent comme un champion inspiré, transporté miraculeusement de quelque climat lointain pour nous montrer le chemin du salut ; d’autres enfin virent en lui un solitaire qui, soit par motif de pitié soit par quelque autre raison puissante, s’était déterminé à vivre dans les déserts et à fuir les hommes. — Puis-je vous demander laquelle de ces opinions vous étiez disposé à adopter ? dit Julien. — La dernière s’accordait le mieux avec la pensée qui avait frappé mon esprit pendant le coup d’œil rapide que j’avais jeté sur l’étranger, répondit Bridgenorth ; car, bien que je ne conteste pas qu’en de grandes occasions il puisse plaire au ciel de rappeler un homme du tombeau pour le salut de son pays, je restai convaincu, comme je le suis encore, que j’avais vu un être vivant, qui avait, en effet, de puissants motifs pour se cacher dans la profondeur des cavernes et des solitudes. — Ces motifs sont-ils un secret ? demanda Peveril. — Pas absolument, répondit Bridgenorth ; je ne crains pas que tu trahisses la confiance que je veux te montrer dans cet entretien ; et d’ailleurs, quand tu serais capable d’une telle bassesse, la proie est trop loin pour qu’aucun chasseur puisse en découvrir la trace. Mais le nom de ce digne homme résonnera mal à ton oreille, à cause d’une certaine action de sa vie, je veux dire sa participation à une grande et terrible mesure qui fit trembler les îles de la terre les plus éloignées. As-tu jamais entendu parler de Richard Whalley ? — Le régicide ? » s’écria Julien en frémissant. — Donne à son action le nom que tu voudras, dit Bridgenorth, il n’en fut pas moins le sauveur de ce village, lui qui, avec les autres hommes hardis de l’époque, siégea sur le banc des juges dans le procès de Charles Stuart, et souscrivit la sentence de mort prononcée contre ce dernier. — J’ai toujours entendu dire, » reprit Julien d’une voix altérée et en rougissant vivement, « que vous, monsieur Bridgenorth, et les autres presbytériens, vous vous étiez prononcés contre ce crime détestable ; et que vous aviez été sur le point de vous réunir avec les cavaliers pour empêcher cet horrible parricide. — Si cela est, reprit Bridgenorth, nous en avons été noblement récompensés par son successeur. — Récompensés ! répéta Julien ; la distinction entre le bien et le mal, et l’obligation où nous sommes de faire l’un et d’empêcher l’autre, dépendent-elles donc de la récompense que l’on peut accordera nos actions ? — À Dieu ne plaise ! répondit Bridgenorth. Et cependant, lorsque l’on considère les malheurs que cette maison des Stuarts a attirés sur l’Église et sur l’État, la tyrannie qu’ils ont exercée sur les personnes et sur les consciences, il est permis de douter si c’est un crime ou non de prendre les armes contre eux. Pourtant vous ne m’entendrez jamais approuver ni même justifier la mort du roi, quoiqu’il l’eût méritée en violant son serment comme prince et comme magistrat. Je vous dis seulement ce que vous désirez savoir, que Richard Whalley, l’un des juges du feu roi, était l’homme dont je viens de parler. Je reconnus son front élevé, quoique le temps l’eût rendu plus chauve ; ses yeux avaient conservé tout leur éclat ; et bien que toute la partie inférieure de son visage fût couverte d’une longue barbe blanche, elle ne m’empêcha pas de le reconnaître. La meute altérée de son sang fut long-temps à sa poursuite ; mais, grâce au secours des amis que le ciel avait suscités pour le sauver, il put se dérober à toutes les recherches, et ne reparut un moment que pour exécuter les desseins de la Providence, dans le combat dont je vous ai parlé. Peut-être sa voix se ferait-elle entendre encore sur le champ de bataille, si l’Angleterre avait besoin de l’un de ses cœurs les plus nobles et les plus dévoués. — À Dieu ne plaise ! dirai-je à mon tour comme vous, s’écria Juhen. — Amen ! répondit le major : puisse Dieu détourner de nous le fléau de la guerre civile, et pardonner à ceux dont le délire et la folie pourraient le ramener. »

Il y eut alors un long moment de silence, pendant lequel Julien, qui avait à peine osé lever les yeux sur Alice, jeta à la dérobée un regard vers elle, et fut frappé de l’air de profonde tristesse répandu sur tous ses traits, dont l’expression naturelle était celle de l’enjouement, sinon de la gaieté. À peine eut-elle rencontré ce regard, qu’elle fit observer, et avec une intention marquée (du moins Julien le crut ainsi), que les ombres s’allongeaient, et que la nuit n’était pas éloignée.

Il comprit, et quoique certain qu’elle lui donnait ainsi l’avis de se retirer, il ne put, dans le moment, s’armer de toute la résolution nécessaire pour rompre le charme qui le retenait. Le langage de Bridgenorth était non-seulement si nouveau pour lui, mais encore si alarmant et si contraire aux principes dans lesquels il avait été élevé, que, comme fils de sir Geoffrey Peveril du Pic, il se serait cru obligé, dans toute autre circonstance, de combattre les conclusions du major, même à la pointe de l’épée. Mais le major énonçait ses opinions avec tant de sang-froid ; elles paraissaient tellement le résultat de sa conviction, que, si elles frappèrent Julien de quelque étonnement, elles ne l’excitèrent point à contredire avec aigreur. Il y avait dans tout ce que disait cet homme un caractère marqué de froide décision et de mélancolie impassible qui aurait rendu difficile à Julien de s’offenser personnellement de ses discours, quand même il n’eût pas été le père d’Alice ; et peut-être ignorait-il lui-même combien cette circonstance agissait sur lui. Enfin le langage et les opinions du major avaient quelque chose de calme à la fois et de résolu qui ne donnait guère prise à la discussion, quoiqu’il fût impossible d’admettre les conséquences auxquelles il prétendait arriver.

Tandis que Julien restait sur sa chaise comme retenu par l’effet d’un enchantement, et aussi étonné de la compagnie dans laquelle il se trouvait que des opinions qu’il venait d’entendre, une autre circonstance vint lui rappeler que les convenances exigeaient qu’il ne prolongeât pas plus long-temps sa visite à Black-Fort. Fairy, petite jument du pays, qui, accoutumée aux excursions de son maître à Black-Fort, avait coutume de s’amuser à paître tandis que Julien faisait ses visites, commença à trouver que celle de ce jour-là était un peu longue. Fairy était un présent fait par la comtesse à Julien lorsqu’il était encore très-jeune. Elle était issue d’une race de chevaux des montagnes, race vigoureuse, pleine de feu, infatigable, et remarquable en même temps par sa longévité et par une intelligence presque égale à celle du chien. Fairy donna une preuve de cette dernière qualité par le moyen qu’elle employa pour exprimer l’impatience qu’elle éprouvait de retourner chez elle. Du moins telle parut être son intention lorsqu’elle poussa un hennissement aigu qui fit tressaillir Alice et Deborah ; un moment après, les deux femmes ne purent s’empêcher de sourire en voyant la tête de Fairy s’avancer dans l’appartement par la fenêtre restée entr’ouverte.

« Fairy me rappelle, » dit Julien en regardant Alice et en se levant, « que le terme de mon séjour ici est arrivé. — J’ai à vous parler un moment encore, » dit Bridgenorth, en l’entraînant dans l’un des renfoncements du salon gothique et baissant la voix de manière à ne pas être entendu d’Alice et de sa gouvernante, qui, pendant ce temps, s’amusaient à caresser Fairy et à lui donner des morceaux de pain.

« Vous ne m’avez pas encore appris le motif de vos visites ici, » dit Bridgenorth. Il s’arrêta comme pour jouir de son embarras ; puis continuant : « Il est certain qu’il est fort inutile que vous me l’appreniez ; je n’ai pas encore oublié les jours de ma jeunesse et ces liens de tendresse qui n’attachent que trop l’humanité fragile aux objets de ce monde ! Mais ne trouvez-vous aucune parole pour me demander le don que votre cœur ambitionne, et dont peut-être vous n’eussiez pas hésité à vous assurer la possession à mon insu et sans mon consentement ? Oh ! ne cherche pas à te justifier, mais écoute-moi. Le patriarche acheta sa bien-aimée par quatorze années de service chez Laban, et ces quatorze années s’écoutèrent pour lui comme des jours. Celui qui veut devenir l’époux de ma fille n’a, en comparaison, que quelques jours à me servir, mais en des affaires d’une si haute importance, qu’ils vaudront des années entières de services. Ne me répondez pas à présent : partez, et que la paix soit avec vous. »

À ces mots, il se retira si promptement, que Peveril n’eut pas en effet le temps de lui répondre. Il jeta les yeux autour de lui, mais Alice et la gouvernante avaient aussi disparu. Ses regards se dirigèrent un moment vers le portrait de Christian, et son imagination lui fit croire qu’un sourire d’orgueilleux triomphe illuminait ce sombre visage ; il tressaillit, et regarda plus attentivement : ce n’était que l’effet d’un rayon du soleil couchant qui frappait en ce moment le tableau. Le rayon passa, et il ne retrouvera plus que les traits fixes, graves et immobiles du soldat républicain.

Julien sortit de l’appartement comme quelqu’un qui marche en dormant, et, montant sur Fairy, agité de mille pensées qu’il lui aurait été impossible de mettre en ordre, il reprit le chemin de Castle-Rushin, où il arriva avant la nuit.

Tout y était en mouvement. La comtesse et son fils, d’après certaines nouvelles, ou par suite de quelque résolution prise pendant son absence, s’étaient retirés, avec la plus grande partie de leur maison, dans la forteresse d’Holm-Peel. Ce château, situé à environ huit milles de Castle-Town, était tombé dans un état de dégradation tel, qu’on pouvait à peine le considérer comme lieu de résidence ; mais comme place forte, Holm-Peel était préférable à Castle-Town, et, à moins d’un siège en règle, il était imprenable. Il était occupé en tout temps par une garnison à la solde des seigneurs de Man. Peveril y arriva à la nuit tombante. Il apprit par les pêcheurs, seuls habitants de ce village, que la cloche de nuit du château avait été sonnée de meilleure heure que de coutume, et qu’on avait établi une garde extraordinaire, précaution qui annonçait des craintes.

Il ne voulut pas troubler la garnison en entrant si tard, et prit pour la nuit dans le village le premier logement qu’il trouva, se proposant d’aller au château le lendemain matin de bonne heure. Il n’était pas fâché de se procurer ainsi quelques heures de solitude pour réfléchir aux événements qui l’avaient tant agité pendant la journée.



CHAPITRE XIV.

LE COUP D’AUTORITÉ.


Ce qui paraissait être sa tête semblait porter une couronne de roi.
Milton, Paradis perdu.


Sodor ou Holm-Peel, car tels sont les noms du château vers lequel Julien Peveril se dirigea de grand matin, est un de ces monuments remarquables de l’antiquité, qu’on trouve en si grand nombre dans cette île intéressante et singulière. Il occupe toute la superficie d’un rocher fort élevé, qui forme une péninsule, ou plutôt une île, car il est entièrement environné par la mer à la marée haute, et à peine accessible quand elle s’est retirée, bien qu’une chaussée en pierre d’une grande solidité ait été construite dans le dessein de joindre l’île à la terre ferme. Tout cet espace est entouré de doubles murailles d’une épaisseur et d’une force peu communes ; et, au temps dont il est question, on ne pouvait avoir accès dans l’intérieur que par deux escaliers étroits et escarpés, séparés l’un de l’autre par une forte tour renfermant un corps-de-garde et ayant une porte en arcade.

L’étendue de terrain qu’environnent les murailles comprend environ deux acres, et renferme un grand nombre d’antiquités. Indépendamment du château, il s’y trouvait deux églises cathédrales, dédiées l’une à saint Patrice, l’autre à saint Germain, et en outre deux églises plus petites ; mais toutes les quatre, à cette époque, étaient déjà plus ou moins tombées en ruine. Leurs murs écroulés en partie, offraient l’architecture massive et grossière des temps les plus reculés. Ils étaient construits d’une pierre grise et raboteuse, qui formait un contraste singulier avec la pierre de taille rouge et brillante dont étaient faits les appuis de croisée, les corniches, les entablements et les autres ornements de l’édifice. Outre ces quatre églises en ruine, on rencontrait, dans l’espace entouré par les murailles massives de Holm-Peel, beaucoup d’autres vestiges des anciens temps. Il y avait une élévation de terre, de forme carrée, dont les angles faisaient face aux quatre points cardinaux : c’était un de ces monticules sur lesquels autrefois les tribus du Nord élisaient ou reconnaissaient leurs chefs, et où elles tenaient leurs assemblées populaires, appelées comices. On y voyait aussi une de ces tours bizarres, assez communes en Irlande pour être devenues le sujet favori des investigations des antiquaires de cette contrée, mais dont la destination véritable paraît encore cachée dans la nuit des siècles : celle d’Holm-Peel avait été transformée en tour d’observation. Il y avait encore des monuments runiques, dont les inscriptions étaient indéchiffrables, à l’exception de quelques-unes, plus récentes, consacrées à la mémoire de héros dont les noms seuls avaient été préservés de l’oubli. Mais la tradition et la vieillesse crédule, toujours empressées de parler lorsque l’histoire se tait, avaient suppléé à son silence par des contes de rois de la mer, de pirates, de chefs hébrides et de conquérants norwégiens, qui jadis avaient attaqué ou défendu ce château fameux. La superstition avait aussi ses contes de fées, d’esprits, de spectres, ses légendes de saints et de démons, de génies et d’esprits familiers : fables qui ne sont nulle part racontées et accueillies avec une crédulité aussi absolue que dans l’île de Man.

Au milieu de ces ruines des temps passés s’élevait le château, dont l’intérieur n’offrait que décombres, mais qui, sous le règne de Charles II, avait bonne garnison, et se trouvait encore, sous le rapport militaire, dans l’état le plus satisfaisant. Cet édifice, vénérable par son ancienneté, contenait divers appartements d’une hauteur et d’une grandeur suffisantes pour leur donner une apparence de noblesse ; mais lors de la reddition de l’île par Christian, l’ameublement en avait été en grande partie détruit ou pillé par les soldats de la république, de manière que son état actuel, comme nous l’avons déjà dit, le rendait peu propre à former la résidence de son noble propriétaire. Cependant il avait souvent été le séjour, non-seulement des seigneurs de Man, mais encore des prisonniers d’état que les rois de la Grande-Bretagne confiaient à leur garde.

Ce fut dans ce château d’Holm-Peel que Richard, comte de Warwick, surnommé le faiseur de rois, fut enfermé à une certaine époque de sa vie, fertile en événements, pour rêver à loisir à ses plans ambitieux. Ce fut là aussi qu’Éléonore, la femme hautaine du bon duc de Glocester, languit dans la réclusion pendant les derniers jours de son exil. Les sentinelles prétendaient que son ombre irritée se faisait voir la nuit à travers les créneaux des murailles extérieures, ou bien paraissait immobile sur une des tourelles solitaires dont la tour d’observation est flanquée, et qu’elle s’évanouissait dans les airs au premier chant du coq, ou au son de la cloche de la seule tour qui fût restée de l’église de Saint-Germain.

Tel était Holm-Peel vers la fin du dix-septième siècle.

Ce fut dans l’un des vastes appartements presque démeublés de l’antique château, que Julien Peveril à son arrivée trouva son ami, le comte de Derby, qui venait de s’asseoir devant un déjeuner, composé de diverses sortes de poissons.

« Soyez le bienvenu, très-impérial Julien, lui dit-il ; soyez le bienvenu dans notre forteresse royale, où nous ne sommes pas encore sur le point de mourir de faim, quoique nous soyons bien près de mourir de froid. »

Julien ne lui répondit qu’en lui demandant le motif d’un changement de domicile si subit.

« Sur ma parole, vous en savez presque autant que moi, répondit le comte. Ma mère ne m’a rien dit à cet égard, craignant sans doute que je ne cédasse enfin à la tentation de l’interroger ; mais elle se trompe fort. J’aime mieux croire à la profonde sagesse de toutes ses mesures que de la troubler pour qu’elle m’en rende compte, bien qu’aucune femme ne soit capable d’en rendre un meilleur. — Allons, allons, c’est affectation, mon cher ami, dit Julien ; vous feriez bien de montrer, en pareil circonstance, un peu plus de curiosité. — Et pourquoi ? reprit le comte ; pour entendre de vieilles histoires sur les lois de Tinwald, sur les droits opposés des lords et du clergé, et tout le reste de cette barbarie celtique, qui, semblable à la doctrine parfaite de Burgesse, entre par un oreille et sort par l’autre ? — Tenez, milord, dit Julien, vous n’êtes pas aussi indifférent que vous voudriez le faire croire. Vous mourez d’envie de savoir quelle est la cause de ce déplacement précipité ; mais vous pensez qu’il est du bel air de paraître insouciant sur vos propres affaires. — Et que voulez-vous que soit cette cause, dit le jeune comte, si ce n’est quelque querelle entre le ministre de Notre Majesté, le gouverneur Nowel, et nos vassaux, ou peut-être quelque dispute entre la juridiction ecclésiastique et celle de Notre Majesté, affaire dont Notre Majesté se soucie aussi peu, je vous le jure, qu’aucun roi de la chrétienté ? — Je crois plutôt qu’il s’agit de quelque avis reçu d’Angleterre, répliqua Julien. J’ai entendu dire hier soir, à Peel-Town, que Greenhalgh est arrivé avec de mauvaises nouvelles. — Il est certain qu’il ne m’a rien apporté d’agréable, dit le comte ; j’attendais quelques nouveautés de Saint-Evremond ou d’Hamilton, quelque nouvelle comédie de Dryden ou de Lee, quelques malices, quelques satires du café de la Rose ; et le drôle ne m’a apporté qu’un paquet de traités relatifs aux protestants et aux papistes, et un in-folio des billevesées que cette vieille folle, la duchesse de Newcastle, appelle ses conceptions. — Paix milord, pour l’amour du ciel ! dit Peveril ; voici la comtesse, et vous savez comme elle prend feu au moindre sarcasme contre son ancienne amie. — Qu’elle se charge donc, répondit le comte, de lire les œuvres incomparables de son ancienne amie, et qu’elle la juge aussi savante qu’elle le voudra : quant à moi, je ne donnerais ni une chanson de Waller, ni une satire de Denham, pour une pleine charretée des niaiseries de Sa Grâce. Mais voici notre mère : remarquez-vous son front chargé de nuages ? »

La comtesse de Derby entra en ce moment, tenant dans sa main une liasse de papiers. Elle avait un vêtement de deuil dont la longue queue de velours noir était portée par une petite suivante favorite, jeune fille sourde et muette, que la comtesse, par pitié pour ses malheurs, avait prise à son service et avait fait élever auprès d’elle. Lady Derby, qui montrait presque en toutes choses la teinte romanesque de son esprit, avait donné à cette jeune infortunée le nom de Fenella, qui fut sans doute celui de quelque ancienne princesse de l’île. La comtesse était peu changée depuis l’époque où nous l’avons présentée au lecteur. L’âge avait rendu sa démarche plus lente, mais non moins majestueuse, et le temps, en traçant quelques rides sur son front, n’avait point affaibli l’éclat de ses yeux noirs. Les jeunes gens se levèrent à son aspect avec ces formes de cérémonie et de respect auxquelles ils savaient qu’elle tenait beaucoup, et elle les salua tous deux avec une égale bonté.

« Cousin Peveril, dit-elle (car elle avait coutume de nommer ainsi Julien, par respect pour sa mère qui était parente de son mari), vous avez eu tort de vous absenter hier au soir, car nous avions besoin de vos conseils. »

Julien répondit, sans pouvoir s’empêcher de rougir, que la chasse l’avait entraîné fort loin dans les montagnes ; qu’il était revenu tard à Castle-Town ; qu’informé du départ de Sa Seigneurie, il s’était hâté de rejoindre la famille à Holm-Peel ; mais qu’à son arrivée, la cloche de nuit ayant déjà sonné et la garde étant placée, il avait jugé plus convenable et plus respectueux de passer la nuit dans le village.

« C’est fort bien, dit la comtesse ; et pour vous rendre justice, Julien, je dois dire qu’il est rare que vous n’observiez pas toujours exactement l’heure de la retraite, bien que, comme tous les jeunes gens de ce siècle, il vous arrive quelquefois de consumer beaucoup trop de temps à des amusements qui ne devraient pas l’emporter ainsi sur des occupations plus utiles. Quant à votre ami Philippe, c’est un ennemi déclaré du bon ordre, et il semble même se faire un plaisir de gaspiller le temps qu’il ne peut employer d’une manière agréable. — Je viens au moins de l’employer agréablement cette fois, » répondit le comte en se levant de table et en se servant de son cure-dent avec un air de nonchalance. « Ces mulets tout frais sont délicieux, et j’en ai autant à dire du lacryma-christi. Je vous en prie, Julien, asseyez-vous à cette table, et profitez des excellentes choses dont ma royale prévoyance s’est pourvue. Jamais roi de l’île de Man n’a été plus près de se voir à la merci des exécrables faiseurs d’eau-de-vie de ses domaines. Au milieu de tous les embarras de notre départ précipité d’hier au soir, le vieux Griffiths n’aurait jamais eu assez de bon sens pour se munir de quelques flacons, si je n’eusse éveillé son attention sur cet objet important. Mais la présence d’esprit au milieu du tumulte et du danger est un trésor inappréciable que j’ai toujours su conserver. — Je voudrais donc, Philippe, que vous pussiez l’employer à des choses plus importantes, » dit la comtesse en souriant à demi, malgré son mécontentement ; car elle avait pour son fils toute l’indulgence de l’amour maternel, même lorsqu’elle était le plus irritée contre lui de ce qu’il manquait entièrement de cet esprit chevaleresque qui avait distingué son père, et qui s’était trouvé parfaitement d’accord avec le caractère romanesque et altier de la noble dame. « Prêtez-moi votre sceau, » demanda-t-elle en soupirant, « car je crois qu’il serait fort inutile de vous engager à lire ces dépêches arrivées d’Angleterre, et à rendre exécutoires les mandats que j’ai jugé nécessaire de faire dresser en conséquence. — Je mets mon sceau à votre service de tout mon cœur, madame, dit le comte Philippe ; mais, de grâce, épargnez-moi l’ennui de réviser des ordres que vous êtes beaucoup plus capable de donner que moi. Je suis, comme vous savez un roi fainéant dans toute la force du terme, et qui s’est fait une loi de ne jamais contrarier les volontés de son maire du palais. »

La comtesse fit un signe à la jeune fille qui portait la queue de sa robe, et celle-ci s’empressa d’aller chercher de la cire et une bougie allumée.

Pendant ce temps lady Derby continua de parler en s’adressant à Peveril. « Philippe ne se rend pas justice, dit-elle. Pendant votre absence, Julien, (et c’est ce qui est le plus surprenant ; car, si vous eussiez été ici, je n’aurais pas hésité à croire que vous aviez soufflé votre ami), il a soutenu sur un point de controverse une discussion fort animée avec l’évêque, qui voulait prononcer les censures spirituelles contre une pauvre malheureuse et la faire enfermer dans le souterrain sous la chapelle. — Ne pensez pas plus de bien de moi que je n’en mérite, » dit le comte à Peveril. « Ma mère a oublié de vous dire que la coupable est la jolie Peggy de Ramsey, et que son crime est ce que, dans les cours d’amour, on eût appelé peccadille. — Ne vous faites pas pire que vous êtes, » répliqua Peveril qui vit le rouge monter au visage de la comtesse ; « vous savez fort bien que vous en auriez fait autant pour la femme la plus vieille, la plus pauvre, la plus difforme de toute l’île de Man. Ce souterrain est situé sous le cimetière de la chapelle, et, à ce que je crois, sous l’Océan même, car on y entend le mugissement des vagues ; et je ne pense pas que personne puisse rester là long-temps sans perdre la raison. — C’est un trou infernal, dit le comte, et je le ferai combler un jour, cela est certain. Mais un instant ! Pour l’amour de Dieu ! madame ! qu’allez-vous faire ? Examinez le sceau avant de l’apposer sur le warrant ; regardez, je vous prie, et vous verrez que ce sceau curieux est un camée antique d’un très-grand prix. Il représente Cupidon à cheval sur un poisson volant. Je l’ai acheté vingt sequins del signor Furabosco à Rome. C’est un morceau précieux pour un antiquaire, mais qui ajoutera sans doute fort peu d’autorité au warrant du souverain de cette île. — Comment pouvez-vous plaisanter ainsi ? jeune fou, » dit la comtesse avec l’air et le ton d’une femme vivement contrariée ; « donnez-moi votre sceau, ou plutôt prenez ces warrants et scellez-les vous-même. — Mon sceau ! mon sceau ! ah ! vous voulez dire, sans doute, ce cachet monté sur trois pieds monstrueux, et qui fut imaginé, je suppose, pour représenter de la façon la plus ridicule notre très absurde Majesté de Man. Ce sceau, ma foi, je ne l’ai pas vu depuis le jour où je l’ai donné, pour jouer, à mon singe Gibbon : il se lamentait si piteusement pour l’avoir ! Fasse le ciel qu’il ne lui ait pas pris envie d’enrichir le vaste sein de l’Océan du symbole de ma souveraineté ! — Grand Dieu ! » s’écria la comtesse tremblante et rougissant de colère ; « c’était le sceau de votre père ! le dernier gage de tendresse qu’il m’envoya avec sa bénédiction paternelle pour toi, Philippe, la nuit qui précéda son assassinat à Bolton ! — Ma mère ! ô ma mère ! » s’écria le comte, sortant cette fois de son apathie ordinaire, et lui prenant la main, qu’il baisa tendrement ; rassurez-vous, ce n’était qu’une plaisanterie : le sceau est en sûreté, Peveril peut l’attester. Va le chercher, Julien, pour l’amour du ciel ; voici mes clefs : il est dans le premier tiroir de mon nécessaire de voyage. Maintenant, ma mère, pardonnez-moi, ce n’était qu’une mauvaise plaisanterie bien mal imaginée, désobligeante, de mauvais goût, je le reconnais. Ce n’est enfin qu’une des folies de Philippe. Regardez-moi, ma mère bien-aimée, et dites que vous me pardonnez. »

La comtesse tourna vers lui ses regards, et un torrent de larmes coula de ses yeux.

« Philippe, lui dit-elle, vous mettez ma tendresse à des épreuves trop dures, trop cruelles. Si les temps sont changés, comme vous le prétendez, si la dignité du rang et les généreux sentiments de l’honneur et du devoir ont fait place à de vains jeux de mots et à de misérables frivolités, souffrez que moi, du moins, qui vis retirée du monde, je meure sans m’apercevoir de ces changements, surtout dans mon propre fils ; souffrez que je n’entende point parler de l’empire funeste de cette légèreté coupable qui se rit de tout sentiment de noblesse et de dignité. Laissez-moi croire que, lorsque j’aurai cessé de vivre… — Ô ma mère ! ne prononcez pas de telles paroles, » dit le comte en l’interrompant avec l’accent de la tendresse. « Il est vrai que je ne puis promettre d’être ce que fut mon père et ce que furent ses ancêtres ; car nous portons des habits de soie au lieu de leurs cottes de mailles, et un chapeau à plumes en place de leur casque surmonté d’un panache. Mais croyez-moi, quoique la nature ne m’ait pas donné les qualités propres à devenir un Palmerin d’Angleterre, nul fils n’aima jamais sa mère plus tendrement, et ne fut plus disposé à faire tout pour lui plaire. Et pour que vous puissiez me croire, non seulement je vais sceller ces warrants, au risque de brûler mes précieux doigts, mais je m’engage même à les lire depuis le commencement jusqu’à la fin, ainsi que les dépêches qui y sont jointes. »

Une mère est promptement apaisée, même quand elle est le plus offensée. Ce fut donc avec un cœur épanoui que la comtesse vit la belle figure de son fils prendre, tandis qu’il lisait ces papiers, une expression sérieuse qu’elle y voyait bien rarement. Elle trouvait alors que cette gravité lui donnait bien plus de ressemblance avec son brave et malheureux père. Le comte n’eut pas plus tôt lu les dépêches, ce qu’il fit avec la plus grande attention, que, se levant tout à coup, il dit : « Suivez-moi, Julien, » et se disposa à sortir de l’appartement.

La comtesse resta immobile d’étonnement. « J’étais habituée à prendre part aux délibérations de votre père, mon fils, dit-elle ; toutefois ne croyez pas que je veuille m’initier dans les vôtres malgré vous. Je suis trop heureuse de vous voir enfin prendre l’autorité, et satisfaire au devoir de penser par vous-même, comme depuis long-temps je vous sollicitais de le faire. Cependant l’expérience de celle qui pendant tant d’années a exercé pour vous cette même autorité ne saurait être inutile, je crois, dans l’affaire dont il s’agit. — Veuillez m’excuser, ma mère, » répondit le comte d’un air grave. « Ce n’est pas moi qui ai cherché à intervenir là-dedans. Si vous aviez agi comme à votre ordinaire, sans me consulter, je l’aurais trouvé bien ; mais puisque j’ai pris connaissance de cette affaire, qui me paraît assez importante, je dois continuer à l’examiner du mieux que ma propre habileté me le permettra. — Va donc, mon fils, dit la comtesse, et que le ciel t’éclaire de ses inspirations puisque tu refuses mes conseils ! J’ose croire, cousin Peveril, que vous lui conseillerez ce qui est dans l’intérêt de son honneur, en lui rappelant qu’il n’y a qu’un lâche qui abandonne ses droits, et un fou qui se fie à ses ennemis. »

Le comte ne répondit pas ; mais prenant Peveril par le bras, il sortit de l’appartement, le conduisit dans le sien par un escalier dérobé, et de là dans une tourelle qui donnait sur la mer, et où, au milieu des mugissements des vagues et de la mouette, il eut avec lui la conversation suivante :

« Il est fort heureux, Peveril, que j’aie pris connaissance de ces mandats. Ma mère joue le rôle de la reine de telle façon qu’il peut m’en coûter non seulement ma couronne, qui est la chose à laquelle je tiens le moins, mais encore ma tête, dont je trouverais fort incommode d’être privé, quelque peu de cas que les autres en fassent. — De quoi s’agit-il ? » demanda Peveril d’un ton qui marquait une vive inquiétude.

« Il paraît, répondit le comte de Derby, que tous les deux ou trois ans, la vieille Angleterre est saisie d’un transport au cerveau, tant pour le bénéfice de ses docteurs, que pour sortir de cet assoupissement léthargique dû à la paix et à la prospérité ; elle est maintenant sur le point de devenir entièrement folle à propos d’un complot réel ou supposé de la part des papistes. J’ai lu un programme à ce sujet par un coquin nommé Oates, et il m’a paru d’une extravagance outrée. Mais ce rusé vaurien de Shaftesbury, et quelques autres parmi les plus grands, ont pris en main les rênes, et leur marche est si rapide que les harnais se rompent de tous côtés, et que les chevaux, fumant de fatigue, courent risque de crever. Le roi, qui a juré de ne jamais faire usage de l’oreiller sur lequel son père est allé s’endormir, temporise et cède à la force du courant qui l’entraîne. Le duc d’York, suspect et détesté à cause de sa religion, est au moment de se voir chassé sur le continent. Plusieurs des chefs catholiques sont déjà renfermés dans la Tour ; et la nation, semblable à un taureau que l’on court à Tutbury, est assaillie et irritée par tant de menaces, tant de pamphlets pestilentiels, qu’elle a mis sa queue entre les jambes, a montré les talons, a pris le mors aux dents, et est devenue aussi furieuse et aussi difficile à gouverner que dans l’année 1642. — Il y a déjà long-temps que vous devez savoir cela, dit Peveril ; je suis surpris que vous ne m’ayez pas encore parlé de nouvelles aussi importantes. — C’était de bien longs détails à vous conter, répondit lord Derby ; et d’ailleurs, je voulais voir seul ; de plus, j’étais sur le point de vous parler de tout cela lorsque ma mère est entrée ; et enfin c’était une affaire qui ne me concernait en rien. Mais ces dépêches du correspondant de ma toute politique mère changent la face des choses, car il paraît que certains délateurs (et ce métier est devenu si profitable que beaucoup de gens l’exercent) ont osé dénoncer la comtesse elle-même comme agent de ce même complot, et ont trouvé des personnes assez disposées à croire leurs rapports. — Sur mon honneur ! dit Peveril, vous prenez tous deux la chose avec bien du sang-froid ; et la comtesse principalement : car, à l’exception de son départ subit pour ce château, elle n’a donné aucun signe d’alarme, et elle ne semblait même pas plus pressée de communiquer cette nouvelle à Votre Seigneurie, que la convenance ne l’exigeait. — Ma bonne mère, dit le comte, aime le pouvoir, quoiqu’il lui ait coûté cher. Je voudrais pouvoir dire avec vérité que ma négligence à l’égard des affaires m’est inspirée par le désir de le laisser entre ses mains, et que des motifs plus louables se joignent à mon indolence naturelle ; mais elle semble avoir craint cette fois que mon opinion, dans cette circonstance, ne fût pas d’accord avec la sienne ; et elle a eu raison de le supposer. — Comment avez-vous appris ce danger, et sous quelle forme se présente-t-il ? demanda Julien.

— Vous allez comprendre, dit le comte. Je n’ai pas besoin de vous rappeler l’affaire du colonel Christian. Cet homme, outre sa veuve (dame Christian de Kirk-Truagh, qui possède des propriétés considérables, et dont vous avez sans doute entendu parler, que peut-être même vous avez vue), a laissé un frère nommé Édouard Christian, que vous n’eûtes jamais occasion de voir. Or, ce frère… Mais je suis sûr que vous savez tout cela. — Non, sur mon honneur, répondit Peveril. Vous n’ignorez pas que la comtesse parle rarement de ce qui peut avoir rapport à ce sujet.

— Et cela, reprit le comte, parce qu’au fond du cœur elle est peut-être quelque peu honteuse de ce vaillant acte de royauté et de juridiction suprême dont les conséquences ont été si funestes à mes domaines. Eh bien donc, cousin, ce même Édouard Christian était un des deemsters ou juges de cette époque, et naturellement il fut assez peu disposé à approuver la sentence qui condamnait son aîné à être tué comme un chien. Ma mère, alors dans toute la plénitude de la puissance, et qui ne souffrait pas volontiers que qui que ce fût contredît ses décisions, aurait de bon cœur accommodé le juge à la même sauce à laquelle elle avait mis son frère, s’il n’avait eu la prudence de s’échapper de l’île. Depuis ce temps, on a de part et d’autre laissé dormir l’affaire ; et quoique nous sachions que le deemster Christian fasse de temps à autre des visites secrètes dans l’île, avec deux ou trois autres puritains de la même trempe, notamment avec un coquin à oreilles longues nommé Bridgenorth et beau-frère du défunt, ma mère, grâce au ciel, a eu assez de bon sens pour user d’indulgence à leur égard, bien qu’elle paraisse avoir certaines raisons de suspecter particulièrement ce Bridgenorth. — Et pourquoi, » dit Peveril, en faisant un effort pour parler et en cherchant à cacher la surprise très-désagréable qu’il éprouvait, « pourquoi la comtesse se départ-elle aujourd’hui de sa conduite si prudente ?

— Ah ! c’est que maintenant le cas est tout différent. Ces coquins ne se contentent plus d’être tolérés, ils veulent dominer. Ils ont trouvé des amis dans ce moment d’effervescence populaire. Le nom de ma mère, et surtout celui de son confesseur, le jésuite Aldrick, ont été prononcés au milieu de ce complot inexplicable, auquel, s’il existe, elle est aussi étrangère que vous et moi. Cependant elle est catholique, et c’est assez ; je ne doute pas que, si les drôles pouvaient s’emparer de notre bribe de royaume et nous couper le cou à tous, ils n’obtinssent les remercîments de la chambre actuelle des communes aussi facilement que le vieux Christian obtint ceux du parlement-croupion, pour un service de la même nature. — De quelle source tenez-vous ces renseignements ? » demanda Peveril, parlant avec le même effort que l’on fait en dormant pour proférer quelques paroles.

« Aldrick a vu le duc d’York en secret ; et Son Altesse Royale, qui a pleuré en lui avouant l’impuissance où il est de protéger ses amis, (et ce n’est pas une bagatelle qui peut lui arracher des larmes), l’a chargé de nous engager à veiller à notre sûreté, attendu que le deemster Christian et Bridgenorth sont dans cette île, chargés d’ordres secrets et sévères, qu’ils y ont un parti considérable, et qu’ils seront avoués et protégés dans tout ce qu’ils pourront entreprendre contre nous. Les habitants de Ramsey et de Castle-Town sont malheureusement mécontents de quelques nouveaux règlements sur les impôts ; et, à vous parler franchement, quoique hier ma première idée fût que notre départ précipité de Rushin-Castle n’était que le résultat d’un caprice de ma mère, je suis presque convaincu qu’ils nous auraient bloqués dans ce château, où nous n’aurions pu tenir faute de vivres. Ici du moins nous sommes mieux approvisionnés ; et comme nous sommes sur nos gardes, il est probable que l’insurrection projetée n’aura pas lieu. — Et qu’y aurait-il à faire en cette occurrence ? dit Peveril. — Voilà précisément la question, gentil cousin, répondit le comte. Ma mère ne voit qu’un moyen, c’est celui de faire agir l’autorité royale. Voici les warrants qu’elle a préparés pour faire poursuivre, saisir, et arrêter Édouard Christian et Robert, c’est-à-dire Ralph Bridgenorth, et ordonner qu’ils soient tout de suite mis en jugement. Nul doute qu’elle ne les tînt bientôt dans la cour du château avec une douzaine de vieilles arquebuses braquées sur eux : car telle est sa méthode pour résoudre toute difficulté soudaine. — Méthode que vous n’adoptez pas, j’ose le croire ? milord, » reprit Peveril, dont les pensées se reportèrent à l’instant vers Alice, en supposant qu’elles se fussent jamais détournées d’elle.

« Vraiment non, je ne l’adopte aucunement, dit le comte. La mort de Christian m’a déjà coûté la plus belle moitié de mon héritage ; et je n’ai nulle envie d’encourir le déplaisir de mon royal frère le roi Charles, par une nouvelle équipée du même genre. Mais comment apaiser ma mère ? je l’ignore. Je voudrais que l’insurrection éclatât ; car, étant mieux armés que ces coquins ne sauraient l’être, nous pourrions tomber sur eux et les assommer ; et, puisqu’ils auraient commencé la querelle, le droit serait de notre côté. — Ne vaudrait-il pas mieux, dit Peveril, chercher quelque moyen pour déterminer ces gens à quitter l’île ? — Sans doute, répondit le comte, mais cela ne sera pas facile. Ils sont opiniâtres sur leurs principes, et de vaines menaces ne les effraieront pas. Ce vent de tempête qui souille à Londres gonfle leurs voiles, et ils continueront à voguer sous cette influence, vous pouvez y compter. Cependant j’ai envoyé des ordres pour qu’on s’emparât des habitants de l’île sur les secours desquels ils comptent ; et si l’on peut mettre la main sur Leurs deux Seigneuries, Christian et Bridgenorth, il ne manque pas de sloops dans le port, et je prendrai la liberté de leur faire faire une promenade si éloignée que les affaires seront arrangées et l’ordre rétabli, je l’espère, avant qu’ils aient eu le temps de revenir. »

En ce moment, un soldat de la garnison s’approcha des deux jeunes gens avec toutes les marques du plus profond respect.

« Qu’est-ce ? ami, lui dit le comte ; laisse là tes révérences, et dis-nous ce qui l’amène. »

Le soldat, qui était un insulaire, répondit en langue de Man qu’il avait une lettre pour Son Honneur monsieur Julien Peveril. Julien saisit la lettre précipitamment, en demandant d’où elle venait.

« Elle m’a été remise par une jeune femme qui m’a donné une pièce d’argent, en me recommandant de ne la remettre qu’entre les mains de monsieur Peveril, répondit le soldat. — Tu es un heureux coquin, Julien ! dit le comte ; avec ton front grave et ton air de sagesse précoce, tu souffles l’amour aux filles sans attendre qu’elles l’en demandent, tandis que moi, qui suis leur très-humble vassal, je pers mon temps et mes paroles sans obtenir un mot, un regard, encore moins un billet doux. »

Ces dernières paroles furent prononcées avec un certain sourire qui trahissait un secret sentiment de triomphe ; car, dans le fait, le jeune comte avait une assez haute idée de l’influence qu’il croyait exercer sur le beau sexe.

Pendant ce temps, la lettre donnait aux pensées de Peveril un cours bien différent de celui que son ami présumait. Elle était de la main d’Alice et contenait le peu de mots qui suivent :

« Je crains bien que ce que je vais faire ne soit mal ; mais il faut absolument que je vous voie. Trouvez-vous à midi à la pierre Goddard-Crovan, et le plus secrètement que vous pourrez. »

La lettre n’était signée que des initiales A B ; mais Julien reconnut sans peine l’écriture, qu’il avait vue souvent et qui était fort belle. Il resta un moment indécis, car il vit combien il était peu facile et peu convenable de s’éloigner de la comtesse et de son ami lorsqu’ils se trouvaient exposés à un péril imminent ; et d’un autre côté, il n’y avait pas moyen de songer à manquer le rendez-vous. Cette perplexité le tenait immobile et muet.

« Devinerai-je votre énigme ? demanda le comte. Allez où l’amour vous appelle. Je me charge de vous excuser auprès de ma mère. Seulement, austère anachorète, soyez à l’avenir plus indulgent que vous ne l’avez été jusqu’ici pour les faiblesses des autres, et ne blasphémez plus contre le pouvoir du petit dieu. — Mais… cousin Derby… » dit Peveril ; et il n’acheva pas, car il ne savait réellement que dire. Garanti par une passion vertueuse de l’influence corruptrice du temps, il avait vu avec regret son noble parent se livrer à des écarts qu’il désapprouvait sincèrement, et parfois il avait joué le rôle de censeur. Les circonstances semblaient dans ce moment donner au comte le droit de prendre sa revanche. Il tint ses regards fixés sur Julien, comme s’il eût attendu la fin de sa phrase, puis il s’écria :

« Quoi ! cousin ?… ô très-judicieux Julien, très-sage Peveril ; avez-vous tellement épuisé votre sagesse en ma faveur, qu’il ne vous en reste plus pour vous-même ? Allons, soyez franc ; dites-moi le nom, la demeure, ou bien seulement la couleur des yeux de cette beauté incomparable, d’elle enfin ! Allons, Julien, que j’aie le plaisir au moins de t’entendre dire : « J’aime ! » Avouez que vous avez aussi une légère dose de la fragilité humaine ; conjuguez avec moi le verbe amo, et je vous promets d’être le maître le plus indulgent, et je vous accorderai, comme le père Richard avait coutume de dire, lorsque nous étions sous sa férule, licentia exeundi. — Exercez votre joyeuse humeur à mes dépens, milord. dit Peveril ; au reste, j’avoue franchement que je voudrais, si cela pouvait s’accorder avec mon honneur et votre sécurité, avoir deux heures à ma disposition, d’autant plus que la manière dont j’emploierai ce temps ne sera peut-être pas sans quelque utilité pour la tranquillité de l’île. — C’est très-vraisemblable, j’ose le dire, » répliqua le comte en riant ; je parierais que vous êtes mandé par quelque politique lady Wouldbe[62] pour discuter sur les lois de Cythère. Mais ne vous inquiétez de rien : partez, et partez promptement, afin de revenir aussi vite que vous le pourrez. Je ne m’attends pas à une explosion soudaine de la grande conspiration. Quand ces coquins verront que nous sommes sur nos gardes, ils y regarderont à deux fois avant d’éclater. Seulement, je vous le répète, hâtez-vous. »

Peveril se promit de suivre cet avis, et, content de pouvoir se débarrasser des railleries de son cousin, il se dirigea vers la porte du château, dans l’intention de passer par le village, et d’y prendre son cheval pour courir au rendez-vous.



CHAPITRE XVI.

LA SOURDE ET MUETTE.


Acasto. Ne peut-elle parler ?
Oswald. Si parler consiste seulement à faire entendre des sons par le moyen de la langue et des lèvres, la jeune fille est muette ; mais si cette faculté merveilleuse consiste également à faire comprendre ses moindres pensées par un regard intelligent et prompt, par des gestes et des mouvements expressifs, on peut dire qu’elle la possède ; car ses yeux, brillants comme les étoiles du ciel, ont un langage intelligible, quoique dépourvu de la parole et des sons.


Sur la plate-forme de l’escalier qui conduisait à l’entrée difficile et bien défendue du château d’Holm-Peel, Julien fut arrêté tout à coup par la suivante de la comtesse. Cette jeune fille, une des plus sveltes et des plus petites créatures de l’espèce féminine, offrait dans toutes ses formes une perfection exquise ; le costume qu’elle portait ordinairement, et qui consistait en une tunique de soie verte, d’une forme toute particulière, contribuait encore à faire ressortir la grâce de ses proportions. Son teint était plus foncé que celui des Européens, et la profusion de sa longue chevelure soyeuse, qui, lorsqu’elle la détachait, tombait jusqu’à sa cheville, semblait aussi indiquer une origine étrangère. Tout en elle réalisait l’idée de la plus gentille miniature ; il y avait en outre dans la physionomie de Fenella, surtout dans son regard, une promptitude, un feu, une subtilité qu’elle devait probablement à l’absence de ses autres organes, puisque ce n’était que par celui de la vue qu’elle pouvait s’instruire de tout ce qui se passait autour d’elle.

La jolie muette possédait plusieurs talents, que la comtesse lui avait fait enseigner pour la dédommager de sa triste situation, et qu’elle avait acquis avec une promptitude étonnante. Elle était, par exemple, d’une adresse remarquable à tous les ouvrages de l’aiguille, et si habile, si ingénieuse dessinatrice, que, semblable aux anciens Mexicains, il lui arrivait souvent de crayonner rapidement une esquisse pour exprimer ses idées, soit par la représentation directe de l’objet dont elle voulait parler, soit par quelque signe emblématique. Elle excellait surtout dans l’art de l’écriture ornée, qui était fort à la mode à cette époque, et elle avait poussé ce talent si loin qu’elle aurait pu rivaliser avec les célèbres Snow, Shelley, et autres maîtres d’écriture dont les livres d’exemples, conservés dans les bibliothèques des curieux, montrent encore sur leur frontispice la figure riante de ces illustres artistes, dans tous les honneurs de la robe flottante et de la vaste perruque, à la gloire éternelle de la calligraphie.

Outre tous ces talents, Fenella possédait un esprit fin et subtil, et une intelligence remarquable. Elle était la favorite de lady Derby et des deux jeunes gens, avec lesquels elle causait familièrement par le moyen d’un système de signes qui s’était établi peu à peu parmi eux.

Mais, quoique heureuse de l’indulgence et de la faveur de sa maîtresse, dont il était rare qu’elle se séparât, Fenella n’était nullement la favorite du reste de la maison. Et, dans le fait, son caractère, aigri peut-être par le sentiment de son infortune, ne répondait pas à ses autres qualités. Elle avait dans les manières une hauteur extrême, même à l’égard des domestiques de première classe, qui, dans cette maison, étaient d’une naissance et d’une condition beaucoup plus élevées que dans les familles de la noblesse en général. Ils se plaignaient souvent non seulement de ses manières hautaines et affectées, mais encore de son caractère irascible et vindicatif. Ce dernier penchant avait été encouragé, il est vrai, par les deux jeunes gens, et surtout par le comte, qui prenait quelquefois plaisir à la tourmenter pour jouir des mouvements singuliers et du petit murmure par lesquels elle exprimait son dépit. À son égard, elle ne se permettait que de pétulantes et bizarres démonstrations d’impatience ; mais quand elle était irritée contre des gens d’un rang moins élevé, devant lesquels elle n’avait aucun motif de se contraindre, l’expression de la colère qu’elle ne pouvait exhaler en paroles, avait quelque chose d’effrayant : tant les sons qu’elle faisait entendre, les contorsions, les gestes auxquels elle avait recours, étaient extraordinaires ! Les domestiques de l’ordre inférieur, pour lesquels elle était généreuse presque au-delà des moyens qu’elle paraissait avoir, lui montraient les plus grands égards, le plus profond respect, mais bien plus par crainte que par un attachement véritable ; car la nature, capricieuse de son caractère, se manifestait jusque dans ses dons, et ceux mêmes qui se ressentaient le plus souvent de sa libéralité semblaient douter qu’elle prît sa source dans une bienveillance réelle.

Il résulta de ces diverses particularités des conjectures tout à fait conformes à l’esprit de superstition qui régnait parmi les habitants de l’île. Croyant aveuglément à toutes les légendes de fées, si chères aux tribus celtiques, ils tenaient pour avéré que les lutins avaient coutume d’enlever les enfants avant le baptême, et de mettre dans le berceau ceux de leur race, auxquels il manquait toujours un des organes propres à l’humanité. Fenella était donc regardée par eux comme un de ces êtres incomplets ; et la petitesse de sa taille, la couleur de son teint, ses longs cheveux soyeux, la singularité de ses manières et les caprices de son humeur, étaient, selon leurs idées, les attributs de cette race irritable, bizarre et dangereuse dont ils la supposaient issue ; et, bien qu’elle ne parut jamais plus offensée que quand lord Derby l’appelait en riant la Reine des Lutins, ou faisait quelque allusion à sa parenté prétendue avec la race des Pygmées, l’affectation qu’elle mettait à porter constamment une robe verte, couleur chérie des fées, et divers actes de sa conduite, pouvaient faire croire qu’elle même cherchait à confirmer toutes ces idées superstitieuses, parce qu’elles lui donnaient plus de pouvoir sur les esprits d’un ordre inférieur.

Une foule d’histoires circulaient relativement à la Fée de la comtesse, car tel était le nom qu’elle portait généralement dans l’île, et les mécontents de la secte la plus rigoriste pensaient qu’il n’y avait qu’une papiste et une femme malintentionnée qui pût garder près d’elle une créature d’une origine aussi douteuse. Ils prétendaient que Fenella n’était sourde et muette que pour les habitants de ce monde, et qu’on l’avait entendue parler, chanter et rire à la manière des fées, avec les êtres invisibles de sa race. Ils assuraient qu’elle était double, qu’elle avait une seconde forme lui ressemblant, qui couchait dans l’antichambre de la comtesse, portait sa queue et brodait dans son cabinet, tandis que la véritable Fenella allait chanter avec les sirènes au clair de la lune, sur les sables qui bordent la mer, ou bien danser avec les fées dans le vallon enchanté de Glenmoy, ou sur les montagnes de Snawfell et de Barool. Les sentinelles elles-mêmes auraient juré au besoin qu’elles avaient vu la jeune fille passer légèrement devant elles pendant la nuit, et que l’impossibilité où elles s’étaient trouvées de lui crier Qui vive ? avait été telle, qu’on aurait pu les croire aussi muettes qu’elle. Les esprits éclairés ne faisaient pas plus d’attention à toutes ces absurdités qu’on n’en fait ordinairement aux exagérations ridicules du vulgaire ignorant, qui confond si souvent l’extraordinaire avec le surnaturel.

Telle était, au physique et au moral, la petite créature qui, tenant dans sa main une légère baguette d’ébène de forme antique, assez semblable à une baguette divinatoire, se présenta subitement devant Julien, au haut de l’escalier par lequel on descendait le rocher en sortant de la cour du château. Les manières de Julien à l’égard de cette infortunée avaient toujours été pleines de douceur, et il s’abstenait surtout de ces railleries et de ces taquineries que son folâtre ami se permettait avec moins de ménagement pour la situation et la sensibilité de cette jeune fille. Aussi Fenella, de son côté, montrait-elle ordinairement pour lui plus de déférence que pour qui que ce fût de la maison, la comtesse exceptée.

Se plaçant en cette occasion au milieu de l’étroit escalier de manière à mettre Julien dans l’impossibilité de passer, elle commença par lui adresser diverses questions au moyen de ses gestes et de ses signes habituels. Elle étendit d’abord le bras, en accompagnant cette action du regard expressif et inquisiteur dont elle se servait lorsqu’elle voulait interroger. Julien, qui la comprit aussitôt, lui répondit en étendant également le bras, pour lui faire entendre qu’il allait à une distance considérable. Fenella prit un air grave, secoua la tête, et montra la fenêtre de la comtesse, qu’on pouvait apercevoir de l’endroit où ils étaient. Peveril sourit, et lui fit un signe qu’il n’y avait aucun danger à quitter sa maîtresse pour si peu de temps. La jeune fille toucha alors une plume d’aigle qu’elle portait dans ses cheveux, emblème par lequel elle désignait ordinairement le comte, et adressant de nouveau à Julien son regard interrogateur, elle parut lui dire : « Va-t-il avec vous ? » Peveril répondit par un signe négatif, et, assez contrarié de cet interrogatoire qui le retenait malgré lui, il fit en souriant un effort pour passer. Fenella fronça le sourcil, frappa perpendiculairement la terre de l’extrémité de sa baguette d’ébène, secoua la tête de nouveau comme pour lui défendre de partir. Mais voyant que Julien persistait dans son dessein, elle recourut à un moyen plus doux : elle le retint d’une main par son manteau, et leva l’autre comme pour l’implorer, tandis que tous les traits de son joli visage prirent l’expression de la supplication ; et que le feu de ses grands yeux noirs, qui d’ordinaire semblait presque trop ardent pour la petite sphère qu’il animait, parut s’éteindre un moment dans de grosses larmes qui roulèrent sur le bord des longs cils dont ses paupières étaient ornées.

Julien Peveril était bien éloigné de ne porter aucun intérêt à la pauvre fille, qui, en s’opposant à son départ, ne paraissait avoir d’autre motif qu’une vive inquiétude pour le salut de sa maîtresse. Il s’efforça donc de la rassurer par ses sourires et par tous les signes qu’il put imaginer pour lui faire entendre qu’aucun danger pressant ne menaçait la comtesse, et qu’il serait bientôt de retour ; puis, étant parvenu à dégager son manteau des mains de Fenella, il passa brusquement devant elle, et descendit l’escalier aussi rapidement qu’il le put, afin d’éviter de nouvelles questions.

Mais avec une promptitude bien supérieure à la sienne, la jeune muette, déterminée à lui intercepter de nouveau le passage, y réussit au risque de se briser quelque membre et même de perdre la vie. Elle se laissa glisser le long du mur élevé d’une batterie où étaient placés deux pierriers destinés à nettoyer le passage dans le cas où quelque ennemi parviendrait à cette hauteur. Julien frémit en la voyant glisser le long de ce parapet aussi légèrement que l’un de ces fils soyeux qui traversent l’air pendant les belles journées d’automne, et que l’on nomme vulgairement fils de la bonne Vierge. Mais à peine avait-il eu le temps d’éprouver ce sentiment d’effroi, qu’il l’aperçut debout devant lui sur la plate-forme inférieure du rocher. Bien qu’elle ne se fût faite aucune blessure, il ne put s’empêcher, par l’expression sévère de son regard, de lui faire entendre combien il blâmait sa témérité ; mais ce reproche, quelque intelligible qu’il fût pour elle, resta sans effet. D’un geste léger et mutin elle lui fit comprendre qu’elle méprisait et le danger et la réprimande ; et aussitôt elle renouvela avec plus de vivacité les instances muettes, mais énergiques, par lesquelles elle s’efforçait de le retenir dans la forteresse.

Julien se sentit un moment ébranlé par son opiniâtreté. « Quelque danger immédiat menacerait-il la comtesse ? pensa-t-il ; et cette jeune fille, par sa pénétration extraordinaire, aurait-elle deviné ce qui a échappé à l’observation des autres ? »

Il fit signe à Fenella de lui donner les tablettes et le crayon qu’elle portait ordinairement sur elle, et il écrivit cette question :

« Votre maîtresse a-t-elle quelque danger à craindre, pour que vous me reteniez ainsi ? — Oui, ma maîtresse est en danger, répondit Fenella ; mais il y en a davantage dans le projet que vous méditez. — Comment ? quoi ? que savez-vous de mon projet ? » s’écria Julien, oubliant dans l’excès de sa surprise que celle à laquelle il parlait n’avait ni oreilles pour entendre ni voix pour répondre. Pendant ce temps elle avait repris ses tablettes, et elle y dessina rapidement une scène qu’elle montra à Julien. À son grand étonnement, il reconnut la pierre de Goddard-Crovan, monument remarquable qu’elle avait esquissé assez exactement, et près duquel elle avait représenté un homme et une femme dont les traits, quoique indiqués seulement par de légers coups de crayon, offraient quelque ressemblance avec les siens et ceux d’Alice.

Lorsqu’il eut un instant regardé cette esquisse avec une sorte de stupéfaction, Fenella reprit les tablettes, posa son doigt sur le dessin d’un air grave et solennel, et fronça le sourcil comme pour lui défendre d’aller au rendez-vous. Julien, quoique déconcerté, n’était en aucune façon disposé à se conformer à cette défense. Quels que fussent les moyens par lesquels cette jeune fille, qui ne sortait jamais de l’appartement de la comtesse, était parvenue à connaître un secret dont il se croyait seul dépositaire, il jugeait plus urgent encore de courir à un rendez-vous où il apprendrait sans doute d’Alice comment leur secret avait transpiré. Il avait également l’intention de chercher Bridgenorth, dans l’espoir qu’un homme aussi raisonnable, aussi calme qu’il avait paru l’être dans leur dernière conférence, n’hésiterait pas à changer de dessein quand il saurait que la comtesse était avertie de ses intrigues, et à faire cesser, en se retirant de l’île, les dangers auxquels il exposait la comtesse ainsi que lui-même. Il ne doutait pas que, s’il parvenait à le convaincre, il ne rendît un service essentiel au père de sa bien-aimée, au comte, qu’il délivrerait d’une pénible inquiétude, et à la comtesse, en l’empêchant de mettre une seconde fois sa juridiction féodale en opposition directe avec celle de la couronne d’Angleterre.

Ce plan de médiation une fois bien arrêté dans son esprit, Peveril résolut de se débarrasser de la résistance de Fenella à quelque prix que ce fût ; et, sans autre cérémonie, l’enlevant entre ses bras avant qu’elle pût se douter de son projet, il se retourna, la posa sur les marches de l’escalier qui se trouvaient au-dessus de lui, et se mit ensuite à descendre avec toute la rapidité possible. Ce fut alors que la petite muette donna un libre cours à toute la violence de son caractère : frappant des mains à plusieurs reprises, elle exprima sa colère par un cri si discordant, qu’il ressemblait plutôt à celui d’un animal sauvage qu’à la voix d’une créature humaine. Ce cri, qui fut répété par les échos, effraya tellement Peveril qu’il ne put s’empêcher de s’arrêter et de se retourner pour s’assurer qu’il ne lui était pas arrivé quelque accident. Il la vit debout, le visage enflammé et défiguré par la colère. Elle frappa du pied, lui montra le poing, et, tournant le dos brusquement, sans lui faire d’autres adieux, elle remonta les marches élevées de l’escalier avec la légèreté d’une chèvre qui gravit un rocher, et s’arrêta un moment sur le premier palier.

Julien ne put éprouver que surprise et compassion à la vue de la colère impuissante d’un être que des circonstances funestes avaient comme isolé du genre humain, et privé dans son enfance des instructions salutaires par lesquelles nous apprenons à dompter nos passions désordonnées avant qu’elles aient acquis toute leur force. Il lui adressa de la main un adieu amical ; mais elle ne lui répondit qu’en le menaçant de nouveau du poing ; puis, achevant de monter l’escalier avec une vitesse presque surnaturelle, elle disparut.

Julien, de son côté, ne s’amusa pas à faire de plus amples réflexions sur cette étrange conduite et sur les motifs qui l’avaient dictée ; mais se hâtant de courir au village, où étaient situées les écuries du château, il monta sur sa jument Fairy, et se dirigea, sans perdre de temps, vers le lieu du rendez-vous. Tandis qu’il avançait avec plus de vitesse qu’on n’aurait pu l’attendre de la petitesse de sa monture, il cherchait à deviner ce qui avait pu produire un si grand changement dans la conduite d’Alice envers lui, puisqu’au lieu de lui enjoindre l’absence comme de coutume, ou de lui recommander de quitter l’île, elle lui assignait volontairement un rendez-vous. L’esprit préoccupé de ces diverses pensées, tantôt il pressait les flancs de son coursier, tantôt il le touchait légèrement de sa houssine, quelquefois il l’excitait de la voix, car l’excellent animal n’avait besoin ni du fouet ni de l’éperon, et il fit douze milles à l’heure en parcourant la distance qui séparait le château d’Holm-Peel de la pierre de Goddard Crovan.

Cette pierre monumentale, destinée à transmettre le souvenir de quelque exploit d’un ancien roi de Man, depuis long-temps oublié, était située sur l’un des côtés d’une vallée étroite et solitaire, cachée à tous les regards par les hauteurs escarpées qui l’environnent. Sur une espèce de plate-forme naturelle, s’élevait isolée la roche informe et colossale, telle qu’un morne géant en embuscade au-dessus de la rivière murmurante qui arrose la vallée.



CHAPITRE XVII.

LE RENDEZ-VOUS.


Quoi ? c’est un rendez-vous d’amour ! Voyez cette jeune fille, elle pleure, et son amant, triste et sombre, baisse les yeux vers la terre. Certainement il s’est passé entre eux quelque autre chose que les doux chagrins d’amour.
Vieille Comédie.


En approchant du monument de Goddard Crovan, Julien dirigea des regards inquiets vers la roche, afin de s’assurer s’il n’avait point été devancé au lieu du rendez-vous par celle qui le lui avait assigné. Bientôt le flottement d’une mante agitée par le vent, et le mouvement que fît celle qui la portait pour la retenir sur ses épaules, l’avertirent de la présence d’Alice. En un clin d’œil il sauta à bas de Fairy, qu’il laissa, la bride sur le cou, libre de paître l’herbe à son gré en parcourant la vallée. L’instant d’après, il était à côté d’Alice.

Alice tendit la main à son amant, qui, franchissant avec l’ardeur d’un jeune lévrier les obstacles d’un sentier raboteux, vint saisir cette main chérie, et la dévora de baisers. Pendant un moment elle ne fit point de résistance, et l’autre main, qui aurait pu s’opposer à cette témérité, lui servait à cacher la rougeur dont ses joues étaient couvertes. Mais, quoique jeune, quoique attachée tendrement à Julien par la force d’une intimité qui datait déjà de bien loin, elle savait maîtriser les mouvements de son cœur, et se défier d’elle-même.

« Ce n’est pas bien, » dit-elle en dégageant sa main de celle de Julien, « ce n’est pas bien, Julien ; si j’ai commis une imprudence en vous donnant un tel rendez-vous, ce n’est pas à vous à me le faire sentir. »

Le cœur de Julien Peveril avait été embrasé de bonne heure par cette flamme pure et romanesque qui ôte à l’amour son égoïsme, et lui donne le caractère sublime d’un dévouement généreux et désintéressé. Il abandonna la main d’Alice avec autant de soumission et de respect que s’il eût reçu cet ordre de la bouche d’une princesse ; et lorsqu’elle se fut assise sur un fragment de rocher couvert d’un tapis naturel de mousse et de lichens entremêlés de fleurs sauvages, et adossé à un bouquet de bois taillis, il se plaça près d’elle, mais à une certaine distance, comme pour lui faire entendre qu’il n’était là que pour l’écouter et lui obéir. Alice Bridgenorth se rassura en remarquant le pouvoir qu’elle exerçait sur son amant ; et cette soumission, que tant d’autres jeunes filles dans une situation semblable eussent regardée comme incompatible avec une passion ardente, fut pour elle une preuve de la sincérité de son amour. Elle reprit, en lui parlant, un ton de confiance qui rappelait bien plutôt les premiers temps de leur liaison que les entretiens qu’ils avaient eus ensemble depuis le moment où Julien, en révélant sa tendresse, avait mis entre eux la réserve et la contrainte.

« Julien, lui dit-elle, votre visite d’hier, cette visite faite si mal à propos, m’a tourmentée beaucoup, elle a égaré mon père, et elle vous a mis en danger : j’ai résolu à tout prix de vous en avertir. Ne me blâmez pas d’avoir hasardé une démarche imprudente en vous demandant cette entrevue secrète : vous savez combien peu on doit se fier à la pauvre Deborah. — Pouvez-vous craindre de moi aucune interprétation offensante ? Alice, » répliqua Peveril avec chaleur ; « de moi, que vous avez honoré d’une faveur si chère ; de moi, qui vous dois tout ? — Point de protestations, Julien, répondit la jeune fille, elles ne servent qu’à me convaincre davantage de l’imprudence de ma démarche. Mais je l’ai faite par un motif excusable : je ne pouvais vous voir, vous que je connais pourtant depuis si long-temps, vous qui dites que vous avez pour moi quelque bienveillance… — Quelque bienveillance ! » interrompit à son tour Peveril, « ô Alice ! quelle expression froide et insignifiante vous employez pour peindre la tendresse la plus vraie, la plus dévouée ! — Eh bien, » dit Alice d’un air mélancolique, « ne nous querellons pas sur les mots ; mais écoutez-moi, et ne m’interrompez pas davantage. Je vous répète que je ne pouvais vous voir, vous qui, je le crois, avez conçu pour moi un attachement sincère, mais inutile ; je ne pouvais vous voir, dis-je, courir aveuglément vers un piège où vous tomberiez séduit et trompé par ce même attachement. — Je ne vous entends pas, Alice, dit Peveril, et je ne vois pas le danger qui me menace en ce moment. Les sentiments que votre père m’a témoignés sont inconciliables avec des projets d’une nature hostile. Si, comme le prouve toute sa conduite, il n’est point offensé du désir téméraire que j’ai osé former, je ne connais pas un homme sur la terre de qui je crois avoir moins de mal à redouter. — Mon père, dit Alice, a en vue le bien de son pays et le vôtre, Julien ; cependant je crains quelquefois qu’il ne nuise à la bonne cause au lieu de la servir, et je crains encore plus qu’en essayant de vous engager comme auxiliaire dans ses projets, il n’oublie les liens qui doivent vous attacher, et vous attacheront, j’en suis sûre, à des principes de conduite bien différents des siens. — Vous me plongez dans des ténèbres de plus en plus profondes, Alice, répondit Peveril ; je sais fort bien que les opinions politiques de votre père diffèrent totalement des miennes ; mais, au milieu même des scènes les plus sanglantes de la guerre civile, combien n’avons-nous pas vu d’hommes vertueux et respectables mettre de côté les préjugés et les affections de parti, et avoir pour leurs adversaires des égards, de l’amitié, sans dévier pour cela de leurs principes ! — Cela se peut, dit Alice, mais ce n’est pas là l’espèce de pacte que mon père désire former avec vous ; ce n’est pas là le but où il espère que votre inclination pour sa fille vous conduira. — Et que pourrais-je donc refuser, avec la perspective d’une telle récompense ? dit Peveril. — La trahison et le déshonneur ! répondit Alice ; tout ce qui vous rendrait indigne de l’objet auquel vous attachez quelque prix. — Quoi ! » réprit Peveril en recevant malgré lui l’impression qu’Alice voulait produire, « celui dont les idées de devoir sont si sévères pourrait-il désirer de m’entraîner à des actions qui pussent être, avec la moindre apparence de vérité, appelées du nom de trahison et de déshonneur ? — Vous m’entendez mal, Julien, répondit la jeune fille ; mon père est incapable d’exiger de vous la moindre chose qui, dans son opinion, s’écarterait des lois de la justice et de l’honneur. Il pense qu’il ne réclame de vous qu’une dette dont vous êtes redevable comme créature à votre Créateur et comme homme à vos semblables. — Avec une telle garantie, où donc est le danger de notre liaison ? demanda Julien ; si nous sommes déterminés tous deux, lui à ne demander, moi à n’accorder que ce qui est conforme à la justice et à l’honneur, qu’ai-je à craindre, Alice, et comment mes relations avec votre père sont-elles dangereuses ? Croyez-moi, ses discours ont déjà fait impression sur moi à quelques égards, et il a écouté avec douceur et patience les objections que j’ai hasardées de temps en temps. Vous ne rendez pas justice au major Bridgenorth en le confondant avec ces fanatiques absurdes qui, en politique comme en religion, ne veulent entendre que ce qui flatte leurs idées et leurs préventions. — Julien, reprit Alice, c’est vous qui vous méprenez sur les ressources de mon père, sur ses projets à votre égard, et qui vous exagérez vos moyens de résistance. Je ne suis qu’une jeune fille, mais les circonstances m’ont appris à penser par moi-même, et à étudier le caractère de ceux qui m’entourent. Les opinions de mon père, en matières religieuses et politiques, lui sont aussi chères que la vie, qu’il n’estime que pour la consacrer à leur défense. Ces opinions ont été les compagnes de toute sa vie, et elles ont subi bien peu de changement. Il fut une époque où elles le conduisirent à la prospérité ; et, lorsqu’elles ne convinrent plus à l’esprit du temps, il fut la victime de sa fidélité pour elles. Elles sont devenues la plus chère partie de son existence. S’il ne vous les montre pas d’abord dans toute leur force, dans toute leur inflexibilité, ne croyez pas qu’elles en aient moins de puissance et d’énergie. Celui qui cherche à faire des prosélytes doit agir avec mesure, et ne marcher que pas à pas. Mais qu’il sacrifie à un jeune homme sans expérience, dirigé par une passion qu’il traitera d’enfantillage, la moindre portion de ces principes conservés par lui comme un trésor précieux, et qui lui ont valu tour à tour la réputation d’homme de bien et celle de méchant homme, non, jamais ! ne vous abandonnez point à ce rêve insensé. Si vous vous rencontrez de nouveau, il faut que vous soyez la cire et lui le cachet ; il faut que vous puissiez recevoir l’impression qu’il s’efforcera de vous donner. — Voilà qui serait déraisonnable, dit Peveril. Je vous avoue franchement, Alice, que je ne suis nullement l’esclave des opinions de mon père, quel que soit le respect que j’aie pour lui. Je voudrais que nos cavaliers, ou ceux qui portent ce nom, eussent plus de charité envers les hommes qui diffèrent d’opinion avec eux, soit en religion, soit en politique. Mais espérer que je pourrais renoncer aux principes dans lesquels j’ai été élevé, ce serait me supposer capable d’abandonner ma bienfaitrice et de briser le cœur de mes parents. — Tel est le jugement que j’ai porté sur vous, dit Alice ; c’est pourquoi je vous ai demandé cette entrevue, afin de vous supplier de rompre toute relation avec ma famille, de retourner vers vos parents, ou, ce qui vaudrait encore mieux, de voyager une seconde fois sur le continent, et d’y rester jusqu’à ce qu’il plaise au ciel d’envoyer de plus heureux jours à l’Angleterre, car ceux de ce temps sont gros d’événements et de désastres.

« Pouvez-vous m’ordonner de partir ? Alice, » dit le jeune homme en lui prenant la main sans qu’elle cherchât à l’en empêcher ; « pouvez-vous m’ordonner de partir, et dire que vous prenez de l’intérêt à mon sort ? Pouvez-vous m’ordonner, dans la crainte de dangers auxquels je dois faire face comme homme, comme noble, et comme fidèle sujet, d’abandonner lâchement ma famille, mes amis, mon pays ; de souffrir l’existence de maux que je peux contribuer à prévenir ; de renoncer à la perspective de faire le peu de bien auquel le ciel m’a rendu propre ; de déchoir d’un rang honorable et utile, pour devenir un fugitif, un esclave des circonstances ? Alice, est-ce bien là ce que vous m’ordonnez ? Pouvez-vous m’engager à une semblable conduite, et me commander de dire adieu pour jamais à vous et au bonheur ? Non, c’est impossible ! je ne puis abjurer à la fois mon amour et l’honneur. — Il n’y a aucun remède, » dit Alice (mais en prononçant ces mots, elle ne put réprimer un soupir) ; « aucun remède ! aucun ! Il est inutile de penser aujourd’hui ce que nous aurions pu être l’un pour l’autre au milieu de circonstances plus favorables. Dans celles où nous nous trouvons, lorsqu’une guerre est près d’éclater entre nos parents et nos amis, nous ne pouvons que nous adresser mutuellement des souhaits de bonheur avec le calme de la résignation ; et nous devons, dans ce lieu même et à cette heure, nous séparer pour ne jamais nous revoir ! — Non, de par le ciel ! » s’écria Peveril, animé par ses propres sentiments et par la vue de l’émotion qu’Alice s’efforçait vainement de dissimuler ; « non, de par le ciel ! nous ne nous séparerons pas, Alice : si je dois quitter mon pays, vous serez la compagne de mon exil. Qu’avez-vous à perdre ? qu’avez-vous à abandonner ? Votre père ? La bonne vieille cause, comme il l’appelle, lui est plus chère que mille filles ; et, votre père excepté, quel lien vous attache à cette île stérile ? dans quel séjour pourrai-je plaire à mon Alice, si son Julien n’était pas près d’elle ! — Julien ! répondit la jeune fille, pourquoi rendre mon devoir plus pénible encore par des chimères que vous ne devriez pas me faire entrevoir, par un langage que je ne devrais pas écouter ? Vos parents… mon père… non, non, cela ne se peut ! — Ne craignez rien de mes parents, Alice, » répondit Julien en se rapprochant de sa belle compagne, et en se hasardant à passer son bras autour d’elle. « Ils m’aiment, et ils apprendront bientôt à aimer dans Alice le seul être qui, sur la terre, puisse rendre leur fils heureux. Quant à votre père, lorsque les intrigues de l’Église et de l’État lui permettront de vous accorder une pensée, ne réfléchira-t-il pas que votre bonheur sera mieux gardé par moi, par votre époux, que par cette femme extravagante aux soins mercenaires de laquelle il vous a confiée ? Qu’est-ce que son orgueil paternel pourrait désirer de mieux pour vous que l’établissement qui sera un jour le mien ? Venez donc, Alice, et puisque vous me condamnez au bannissement, puisque vous me défendez de prendre part aux événements qui sont sur le point d’agiter l’Angleterre, venez, oui, venez, car vous seule, oui vous seule, pouvez me réconcilier avec l’exil et l’inaction, et donner le bonheur à celui qui est disposé à renoncer pour vous à l’honneur. — Je ne le puis, je ne le puis ! » dit Alice d’une voix tremblante d’émotion ; « et cependant ajouta-t-elle, combien de jeunes filles à ma place, si elles se trouvaient comme moi seules et sans protecteurs… mais non, Julien, non, cela ne se peut… je ne dois pas… même pour l’amour de vous. — Ne dites pas pour l’amour de moi, Alice, » interrompit vivement Peveril, « car ce serait ajouter l’insulte à la cruauté. Si réellement vous voulez faire quelque chose pour l’amour de moi, si vous me portez quelque intérêt, vous direz oui ; ou, si vous n’osez le dire, laissez tomber sur mon épaule cette tête chérie : le moindre signe, le moindre regard, m’annoncera votre consentement. Dites, et dans une heure tout sera préparé ; dans celle qui suivra nous serons unis par un prêtre ; et la troisième nous verra fuir loin de cette île, pour aller sur le continent chercher une meilleure fortune. »

Mais tandis qu’il parlait ainsi, dans l’espoir d’obtenir le consentement qu’il implorait, Alice avait retrouvé toute sa résolution, déjà presque ébranlée par le langage de son amant, la force de son propre attachement, et la singularité de sa situation, qui semblait justifier en elle ce qui aurait été blâmable dans une autre.

Le résultat de cet instant de réflexion fut fatal aux projets de Julien. Se dégageant tout à coup des bras qui la retenaient encore, elle se leva et repoussa les tentatives que faisait son amant pour se rapprocher d’elle ; puis, d’un ton de simplicité et de dignité, elle lui dit :

« Julien, je me suis toujours doutée que je courais beaucoup de risque en vous demandant cette entrevue, mais je ne soupçonnais pas que je serais assez cruelle envers vous et envers moi-même pour vous découvrir ce que vous avez vu aujourd’hui trop clairement, que je vous aime mieux que vous ne m’aimez. Mais puisque vous le savez, je vous prouverai que l’amour d’Alice est exempt de tout intérêt personnel. Elle n’apportera jamais un nom roturier dans votre antique maison. S’il doit y avoir un jour parmi vos descendants quelqu’un qui trouve que les prétentions de la hiérarchie ecclésiastique sont trop exorbitantes, les privilèges de la couronne trop étendus, on ne dira point que de telles idées ont été puisées dans le sang de son aïeule Alice Bridgenorth, la fille d’un whig. — Pouvez-vous parler ainsi ? Alice, dit Julien, pouvez-vous employer de telles expressions ? et ne voyez-vous pas que c’est votre orgueil bien plus que votre amour qui vous fait rejeter notre bonheur commun ? — Non, Julien, non, » répondit Alice, les yeux pleins de larmes, « c’est le devoir qui nous commande à tous deux le devoir, dont nous ne pouvons nous écarter sans risquer notre honneur dans ce monde et dans l’autre. Pensez à ce que j’éprouverais, moi, la cause de tous les maux qui pourraient s’appesantir sur vous, si je voyais votre père froncer le sourcil à votre aspect, votre mère pleurer, vos nobles amis s’éloigner de vous, et vous-même faire la pénible découverte que vous avez encouru le mépris et le ressentiment d’eux tous pour satisfaire une folle passion de jeunesse, tandis que le funeste objet de votre égarement verrait ses faibles attraits décliner chaque jour sous l’influence de la douleur et des regrets. Je ne consentirai jamais à courir un tel risque. Je vois clairement que le plus sage parti que nous ayons à prendre est de nous séparer, et je rends grâces au ciel qui m’accorde assez de lumières pour reconnaître votre folie et la mienne, et assez de force pour y résister. Adieu donc, Julien ; mais d’abord écoutez l’avis solennel pour lequel je vous ai mandé ici : fuyez mon père ; car vous ne pouvez marcher dans les mêmes voies que lui et rester fidèle à la reconnaissance et à l’honneur. Quelque purs et honorables que soient les motifs de ses actions, vous ne pouvez le seconder qu’en obéissant aux inspirations d’une passion folle, égoïste, ennemie de tous les devoirs qui vous furent imposés lorsque vous reçûtes le jour. — Encore une fois, Alice, je ne vous comprends pas, répéta Julien ; si une action est bonne en elle-même, il est utile de chercher sa justification dans les motifs qui l’ont dictée ; si au contraire elle est mauvaise en elle-même, il n’y a aucune justification à chercher. — Vos sophismes ne peuvent pas plus m’aveugler, Julien, reprit Alice, que votre passion ne peut me subjuguer. Si le Patriarche avait dévoué son fils à la mort par tout autre motif que celui de la foi et d’une humble soumission au commandement de Dieu, il eût médité un meurtre, et non un sacrifice. Pendant nos guerres funestes et sanguinaires, combien d’hommes ont tiré l’épée de part et d’autre par les motifs les plus honorables et les plus purs : et combien d’autres par ambition criminelle, intérêt personnel, amour du pillage ? Cependant, bien qu’ils aient combattu dans les mêmes rangs et que leurs chevaux aient obéi au son de la même trompette, la mémoire des premiers est chère à nos cœurs comme celle de nobles et fidèles patriotes, tandis que celle des derniers est tombée dans l’exécration ou dans l’oubli. Encore une fois, je vous en avertis, fuyez mon père, évitez-le ; quittez cette île qui sera bientôt bouleversée par d’étranges événements. Tant que vous y resterez, méfiez-vous de tout, même de ceux auxquels il paraît impossible que l’ombre du soupçon s’attache ; ne vous confiez pas même aux pierres de l’appartement le plus secret d’Hulm-Peel, car elles ont des ailes qui porteraient au loin vos confidences.

Ici Alice tressaillit tout à coup et poussa un cri d’effroi, car un homme sortit brusquement du taillis où il s’était tenu caché, et son père parut à ses regards.

C’était la seconde fois que les entretiens secrets des deux amants étaient interrompus par l’apparition inattendue du major Bridgenorth. En cette occasion, sa figure exprimait un courroux qui avait quelque chose de solennel, comme celui d’un esprit qui apparaît sur la terre pour reprocher à un habitant de ce monde de n’avoir pas rempli la promesse faite dans une première rencontre. Mais la colère même la plus violente ne se manifestait en lui que par une froide réserve dans les manières et dans le langage.

« Je vous remercie, Alice, « dit-il à sa fille, « de la peine que vous avez prise de contrarier les projets que j’avais formés relativement à ce jeune homme et à vous-même. Je vous remercie des insinuations que vous avez glissées dans son esprit avant mon apparition, dont la soudaineté a seule empêché que vos confidences ne fussent poussées jusqu’au point de mettre ma vie et celles de plusieurs autres à la merci d’un jeune fou qui, lorsqu’il a devant les yeux la cause de Dieu et de son pays, n’a pas le temps d’y songer, tant il est occupé de la figure d’une jeune fille ! »

Alice, pâle comme la mort, restait immobile, le regard fixé vers la terre. Elle n’essaya pas de répondre un mot aux reproches ironiques de son père.

« Et vous, » continua le major Bridgenorth en regardant Julien, « vous avez bien répondu à la généreuse confiance que j’avais placée en vous avec si peu de réserve. J’ai aussi à vous remercier de m’avoir donné une leçon qui peut m’apprendre à rester satisfait du sang roturier qui coule dans mes veines et de l’éducation rustique que mon père m’a donnée. — Je ne vous comprends pas, monsieur, » répondit Julien Peveril, qui, forcé de dire quelque chose, était hors d’état en ce moment de trouver une réponse plus convenable.

« Oui, monsieur, je vous remercie, » dit le major Bridgenorth avec le même ton de froideur et de sarcasme. « Je vous remercie de m’avoir appris que l’oubli des droits de l’hospitalité, le manque de bonne foi, et autres peccadilles de cette espèce, ne sont pas étrangers au cœur et à la conduite de l’héritier d’une noble famille qui compte vingt générations. C’est une grande leçon pour moi, monsieur ; car jusqu’ici j’avais cru, avec le vulgaire, que la noblesse des sentiments marchait de front avec la noblesse du sang. Mais peut-être la loyauté est-elle une vertu trop chevaleresque pour être prodiguée dans les relations que l’on peut avoir avec un fanatique, une tête-ronde comme moi. — Major Bridgenorth, dit Julien, bien que ce qui s’est passé dans cette entrevue ait pu vous déplaire, c’est le résultat des sentiments tout à coup exaltés par la force de la circonstance présente. Rien n’a été prémédité. — Pas même votre rendez-vous, je suppose ? » reprit le major du même ton de froideur ; « vous êtes venu ici d’Holm-Peel sans dessein, ma fille est sortie de Black-Fort pour se promener, et le hasard sans doute a voulu cette rencontre près de la pierre de Goddard-Crovan ? Jeune homme, ne vous dégradez pas par de telles justifications, elles sont plus qu’inutiles. Et vous, jeune fille, que la crainte de perdre un amant a pu conduire presque jusqu’à dévoiler ce qui eût compromis la vie d’un père, retournez à Black-Fort. Là je vous parlerai plus à loisir, et je vous enseignerai la pratique de ces devoirs que vous semblez avoir oubliés. — Sur mon honneur, monsieur, dit Julien, votre fille n’est nullement coupable de tout ce qui peut vous avoir offensé ; elle a résisté à toutes les offres que la violence inconsidérée de mon amour m’a poussé à lui faire. — En deux mots, dit Bridgenorth, je ne dois pas croire que ce soit d’après la demande spéciale d’Alice que vous êtes venu dans ce lieu écarté, n’est-ce pas ? »

Peveril ne savait que répondre, et le major fit de nouveau signe à sa fille de se retirer.

« Je vous obéis, mon père, » dit Alice, qui avait eu le temps de revenir de sa terreur, « je vous obéis ; mais je prends le ciel à témoin que vous êtes plus qu’injuste envers moi si vous me croyez capable de trahir vos secrets, lors même qu’il s’agirait de sauver ma vie et celle de Julien. Je sais fort bien que vous marchez dans une route dangereuse ; mais vous le faites les yeux ouverts, et vous pouvez apprécier la valeur de vos motifs. Mon seul désir était d’empêcher ce jeune homme de s’exposer aveuglément à ces mêmes périls ; et j’avais le droit de l’avertir, puisque les sentiments qui l’égarent se rapportent directement à moi. — C’est bien, jeune fille, dit Bridgenorth ; vous avez dit ce que vous vouliez, retirez-vous, et laissez-moi finir l’entretien que vous avez si prudemment commencé. — Je m’éloigne, monsieur, dit Alice ; Julien, c’est à vous que s’adresseront mes dernières paroles, dussé-je en les prononçant exhaler mon dernier soupir : adieu, soyez prudent. »

Alors elle les quitta, s’enfonça dans le taillis et disparut.

« Véritable échantillon de l’espèce féminine ! » s’écria son père en la suivant des yeux ; « ce sont bien là les femmes : elles risqueraient la cause des nations, plutôt que de mettre en danger un cheveu de la tête de leur amant. Et vous, monsieur Peveril, vous êtes sans doute de son avis, vous pensez que le meilleur amour est celui qui n’est point entouré de périls ? — Si je n’avais que des dangers à rencontrer dans mon chemin, » dit Peveril, très-surpris du ton de douceur avec lequel Bridgenorth lui fit cette observation, « il en est peu que je ne voulusse braver pour… pour mériter votre bonne opinion. — C’est-à-dire, pour obtenir la main de ma fille, dit Bridgenorth. Eh bien, jeune homme, une chose m’a plu dans votre conduite, quoiqu’elle m’ait offensé d’ailleurs ; une chose m’a plu, vous dis-je. Vous avez franchi cette barrière orgueilleuse de l’aristocratie, derrière laquelle votre père et les siens se tenaient retranchés, comme dans l’enceinte d’une forteresse féodale ; vous avez surmonté hardiment cet obstacle, et vous vous êtes montré disposé à vous allier à une famille que votre père méprise comme basse et ignoble. »

Malgré tout ce que ce langage paraissait avoir de favorable au succès des projets de Julien, il faisait si clairement apercevoir toutes les conséquences d’une telle réussite à l’égard de ses parents, qu’il trouva très-difficile de répondre. Voyant cependant que le major Bridgenorth paraissait déterminé à attendre tranquillement qu’il parlât, il recueillit assez de courage pour lui dire : « Les sentiments que j’ai conçus pour votre fille, major Bridgenorth, sont de nature à faire négliger bien des considérations auxquelles, dans tout autre cas, je regarderais comme un devoir de me soumettre avec respect. Je ne vous dissimulerai pas que les préjugés de mon père contre un tel mariage sont très-forts ; mais je crois fermement qu’il y renoncerait s’il venait à connaître le mérite d’Alice Bridgenorth, et à se convaincre qu’elle seule peut faire le bonheur de son fils. — En attendant, vous désirez vous unir à elle sans le consentement de vos parents, sauf à l’obtenir ensuite ? N’est-ce pas ainsi que je dois comprendre la proposition que vous venez de faire à ma fille ? »

La marche des passions humaines est tellement irrégulière, incertaine, que, bien que Julien, quelques minutes auparavant, eût pressé vivement Alice de consentir à un mariage secret, et de le suivre sur le continent, comme le seul moyen d’assurer le bonheur de toute sa vie, cette proposition s’offrit à lui sous un aspect beaucoup moins enchanteur, lorsqu’il entendit Bridgenorth la lui faire d’un ton calme, froid et dictatorial. Ce n’était plus l’inspiration d’un ardent amour, qui repousse toutes les considérations, mais l’arrêt qui devait soumettre la dignité de sa maison à celui qui paraissait considérer la situation actuelle de tous deux comme le triomphe de Bridgenorth sur Peveril. Il resta muet quelques instants, cherchant vainement une réponse convenable qui pût marquer son adhésion à ce qu’avait dit le major, et s’accorder en même temps avec l’honneur de sa famille et le respect qu’il devait à ses parents.

Ce silence éveilla les soupçons de Bridgenorth, son œil étincela, et ses lèvres tremblèrent.

« Jeune homme, lui dit-il, point de dissimulation, agissez franchement avec moi dans cette affaire, si vous ne voulez pas que je vous considère comme l’exécrable séducteur d’une jeune fille que vous auriez entraînée à sa perte au moyen d’une promesse que vous n’eûtes jamais dessein d’accomplir. Que je soupçonne seulement cette odieuse intention, et vous verrez si l’orgueil et la généalogie de votre famille vous sauveront de la juste vengeance d’un père. — Vous êtes injuste, dit Peveril, cruellement injuste, major Bridgenorth. Je suis incapable de l’infamie dont vous me soupçonnez. La proposition que j’ai faite à votre fille était aussi sincère que jamais homme puisse en faire à une femme. Si j’ai hésité à répondre, c’est parce que vous jugez nécessaire de m’examiner sévèrement, et que vous voulez connaître mes sentiments et mes projets dans toute leur étendue, sans me laisser entrevoir les vôtres. — Telle est donc votre proposition, dit Bridgenorth ; vous êtes disposé à conduire ma fille unique dans l’exil, loin de sa patrie, afin de lui donner un droit à la tendresse et à la protection d’une famille qui la méprisera, vous le savez ; vous êtes disposé à vous unir à elle de cette manière, à condition que je consentirai à joindre au don de sa main une fortune suffisante pour égaler celle que vos ancêtres possédaient à l’époque où ils avaient plus de raison d’être orgueilleux de leurs richesses. Ici, jeune homme, la balance ne me paraît pas égale. Et cependant, » continua-t-il, après un moment de réflexion, je mets si peu de prix aux biens de ce monde, qu’il ne serait pas entièrement hors de ton pouvoir d’obtenir mon consentement à ce mariage, quelque inégal qu’il puisse paraître. — Apprenez-moi quels sont les moyens d’obtenir votre faveur, major Bridgenorth, dit Peveril, car je ne puis douter qu’ils ne s’accordent parfaitement avec mon honneur et mon devoir, et vous verrez avec quelle ardeur je m’empresserai de suivre vos avis, et de me soumettre aux conditions que vous m’imposerez. — Ces moyens sont renfermés en peu de mots, répondit Bridgenorth : être honnête homme et bon patriote. — Personne n’a jamais douté, répliqua Peveril, que je ne fusse l’un et l’autre. — Pardonnez-moi, car jusqu’ici vous n’en avez donné aucune preuve. Écoutez-moi sans m’interrompre. Je ne mets pas en doute votre volonté d’être l’un et l’autre ; mais jusqu’ici vous n’avez eu ni les lumières ni les occasions nécessaires pour professer vos principes et servir votre pays. Vous avez vécu à une époque où l’apathie de l’esprit, succédant aux agitations de la guerre civile, a rendu les hommes indifférents sur les affaires publiques, et plus disposés à songer à leurs propres intérêts qu’à se tenir sur la brèche, quand le Seigneur lutte contre Israël. Mais nous sommes Anglais, et une léthargie aussi peu naturelle ne peut durer long-temps. Déjà la plupart de ceux qui désiraient le plus le retour de Charles Stuart le regardent comme un roi que le ciel, importuné de nos supplications, nous a donné dans sa colère. Si licence sans frein, imitée avec tant d’ardeur par les jeunes fous qui l’entourent, a dégoûté les gens sages et bien pensants. Je ne vous parierais point avec cet abandon, si je n’étais bien informé que Julien Peveril a su se garantir de la corruption du temps. Le ciel, qui a rendu fécondes les amours illicites du roi, a frappé de stérilité sa couche nuptiale ; et dans le caractère sombre et sévère de son superstitieux successeur, nous voyons déjà quelle espèce de monarque succédera au trône d’Angleterre. C’est un moment terrible que celui-ci, et c’est le devoir de tous les hommes de bien, de se placer en avant, chacun à son rang, afin de secourir le pays qui nous a vus naître. »

Peveril se rappela l’avis que lui avait donné Alice, et baissa les yeux sans répondre.

« Que signifie cela ? » continua Bridgenorth après un moment de silence. « Jeune comme tu es, étranger à tous ces liens de débauche qui pourraient t’enchaîner aux ennemis de ton pays, es-tu déjà assez endurci pour fermer l’oreille à l’appel qu’il peut te faire en ce moment de crise ? — Il serait aisé de répondre d’une manière générale, major, reprit Peveril ; il serait aisé de vous dire que mon pays ne peut me faire un appel auquel je ne sois disposé à répondre sur-le-champ, dussé-je risquer mes biens et ma vie ; mais, en raisonnant ainsi, nous nous abuserions l’un l’autre. Quelle est la nature de cet appel ? par qui doit-il être fait ? quels doivent en être les résultats ? car je crois que vous avez vu de trop près les maux de la guerre civile, pour désirer de voir renaître ses horreurs au milieu d’un pays heureux et tranquille. — Il faut que le médecin réveille ceux qui sont endormis par l’effet d’un poison narcotique, dit le major, dût-il employer les sons éclatants de la trompette. Il vaut mieux mourir bravement les armes à la main, en véritable Anglais né libre, que de descendre dans la tombe pacifique mais ignominieuse que l’esclavage ouvre à ses vassaux. Mais ce n’est pas de la guerre que je veux vous parler, ajouta-t-il en reprenant un ton plus doux ; « les maux dont l’Angleterre gémit maintenant ne sont pas tels qu’on ne puisse y remédier par l’exécution salutaire de ses lois, quel que soit leur état d’imperfection. Ces lois n’ont-elles pas droit à l’appui de quiconque vit sous leur protection ? n’ont-elles pas droit au vôtre ? »

Comme il semblait se taire pour attendre une réponse, Julien répliqua :

« Je n’ai pas encore entendu dire, major Bridgenorth, que les lois d’Angleterre soient devenues si faibles qu’elles aient besoin d’un appui tel que le mien. Quand ce malheur me sera clairement démontré, nul homme ne s’acquittera plus fidèlement de ses devoirs envers les lois du pays, comme envers son souverain. Mais les lois d’Angleterre sont sous la protection de juges intègres et éclairés, et sous celle de notre gracieux monarque. — Et sous la protection d’une chambre des communes, interrompit Bridgenorth, une chambre qui a cessé de discourir sur la monarchie restaurée, et qui, soudainement éveillée comme par un coup de foudre, a ouvert les yeux sur les périls de notre religion et de notre liberté. J’en appelle à votre conscience, Peveril : qu’elle me dise si ce réveil n’a pas eu lieu à propos, puisque vous savez mieux que personne quels pas immenses et rapides Rome a faits secrètement pour ériger son idole de superstition sur notre terre protestante. »

Julien, voyant ou croyant voir le but où tendait le discours de Bridgenorth, se hâta de lui dire, pour se disculper du soupçon de favoriser l’Église romaine : « J’ai été élevé, il est vrai, dans une famille où cette croyance est professée par une personne que j’honore, et j’ai voyagé depuis dans les pays catholiques ; mais ces circonstances même m’ont mis à portée de voir de trop près le papisme, pour adopter ces dogmes. La bigoterie des laïques, la persévérance artificieuse des prêtres, leurs intrigues pour ajouter sans cesse aux formes du culte, sans songer à l’esprit de la religion, leurs usurpations, leur empire superstitieux sur la conscience des hommes, et les prétentions impies du chef de cette Église à l’infaillibilité, tout cela dans mon esprit, ainsi que dans le vôtre, est incompatible avec la raison, la liberté de conscience et la pure religion. — Vous parlez comme le fils de votre excellente mère, » dit Bridgenorth en lui prenant la main, « et c’est pour l’amour d’elle que j’ai souffert de la part de votre maison tant d’humiliations sans chercher à en tirer vengeance, même quand les moyens de le faire étaient entre mes mains. — Il est bien vrai que c’est aux instructions de cette excellente mère, dit Peveril, que j’ai dû le pouvoir de résister aux attaques insidieuses des prêtres catholiques, dans la société desquels je me suis trouvé nécessairement jeté ; toutes leurs tentatives n’ont pu ébranler ma foi religieuse : comme ma mère, j’espère vivre et mourir dans l’Église réformée d’Angleterre. — L’Église réformée d’Angleterre ! » s’écria Bridgenorth, laissant échapper la main de son jeune ami. Puis la reprenant aussitôt : « L’Église d’Angleterre, hélas ! comme elle est constituée aujourd’hui, ses usurpations sur les consciences et les libertés ne le cèdent guère à celles de Rome ; et cependant c’est de la faiblesse de cette Église à demi réformée qu’il peut plaire à Dieu de faire sortir avec éclat la délivrance de l’Angleterre. Je ne dois pas oublier que celui qui a rendu à la bonne cause d’éminents services porte l’habit de prêtre anglais, et a reçu l’ordination épiscopale. Ce n’est pas à nous de discuter sur le choix de l’instrument qui doit nous tirer des filets de l’oiseleur. Qu’importe si tu ne possèdes pas encore les lumières de la pure doctrine, pourvu que je te trouve préparé à te laisser éclairer, lorsque l’étincelle brillera devant tes yeux ; pourvu que je te trouve disposé à élever la voix et à porter témoignage contre les erreurs et les artifices de l’Église romaine ? Mais souviens-toi que tu seras bientôt appelé à justifier tes paroles de la manière la plus solennelle, la plus terrible. — Ce que j’ai dit, répliqua Julien, étant l’expression des vrais sentiments de mon cœur, je n’hésiterai jamais à l’avouer hautement, quand la circonstance l’exigera, et je trouve étrange que vous puissiez ainsi douter de moi. — Je ne doute pas de toi, mon jeune ami, dit Bridgenorth, et j’espère voir ton nom placé au premier rang parmi ceux des hommes qui sont destinés à arracher la proie aux mains des puissants de la terre. À présent tes préjugés occupent ton esprit, comme le gardien de la maison dont il est parlé dans l’Écriture ; mais il s’en présentera un plus fort que lui qui se fraiera une entrée malgré tout, et déploiera sur les murailles le signe de la foi sans laquelle il n’est point de salut. Veille, espère, et prie, afin que l’heure puisse arriver. »

Ils se turent un moment, et ce fut Peveril qui le premier rompit le silence.

« Vous m’avez parlé d’une manière énigmatique, major Bridgenorth, et je ne vous ai demandé aucune explication. Veuillez maintenant recevoir un avis dicté par l’intérêt le plus sincère. Ne dédaignez pas de m’écouter, quoique ce que je vais dire puisse vous paraître obscur. Vous êtes ici, ou du moins vous êtes supposé y être, avec des projets dangereux pour le maître de cette île. Ce danger retombera sur vous, si vous y prolongez votre séjour, tenez-vous sur vos gardes, et partez tandis qu’il en est temps. — Et laissez votre fille sous la protection de Julien Peveril : n’est-ce pas là la fin de votre conseil ? répondit Bridgenorth. Julien, fiez-vous à ma prudence pour ce qui me regarde. J’ai été habitué à me guider à travers des périls plus redoutables que ceux qui m’environnent aujourd’hui. Je vous remercie néanmoins de votre avis, et je le crois désintéressé, du moins en partie. — Vous ne me quittez donc pas irrité contre moi ? dit Peveril. — Non, mon fils, je te quitte avec une tendre amitié, avec une affection profonde. Quant à ma fille, tu dois repousser tout désir de la voir autrement que de mon aveu. La demande que tu me fais de sa main, je ne l’accueille ni ne la rejette : sache seulement que celui qui veut devenir mon fils doit se montrer d’abord le fils dévoué de son pays abusé et opprimé. Adieu, ne me réponds pas en ce moment : ton cœur est encore rempli d’amertume, et il se pourrait qu’une altercation, que je ne désire pas, s’élevât entre nous. Adieu donc, tu entendras parler de moi plus tôt que tu ne penses. »

Il serra cordialement la main de Peveril, et le laissa livré à un mélange confus de plaisir, de doute et d’étonnement. Il n’était pas peu surpris de se trouver assez avant dans la faveur du père d’Alice, pour que celui-ci parût donner une sorte d’encouragement tacite à son amour ; et il ne pouvait s’empêcher de soupçonner, d’après le langage du père et celui de la fille, que Bridgenorth désirait, pour prix de sa bienveillance, qu’il adoptât une ligne de conduite incompatible avec les principes dans lesquels il avait été élevé.

« Ne crains rien, Alice, » se dit-il en lui-même, « ta possession même ne serait point achetée par moi au prix d’une indigne et lâche complaisance pour des dogmes que mon cœur désavoue. Je sais que, si j’étais assez vil pour le faire, l’autorité même de ton père ne pourrait te forcer à ratifier un marché si honteux. Mais espérons une plus heureuse issue : quoique Bridgenorth ait une âme forte et un esprit plein de sagacité, il est dominé, comme tous les jeunes gens de sa secte, par les terreurs du papisme. Mon séjour dans la famille de la comtesse de Derby est plus que suffisant pour lui inspirer des soupçons sur ma foi religieuse ; mais, grâce au ciel, la vérité et ma bonne conscience suffiront pour me justifier. »

Tout en faisant ces réflexions il rajustait les sangles de Fairy, et remettait le mors qu’il lui avait ôté de la bouche pour la laisser paître en liberté. Puis il se mit en selle, et reprit le chemin du château de Holm-Peel, non sans appréhender qu’il y fût arrivé quelque chose d’extraordinaire pendant son absence.

Mais l’antique édifice apparut bientôt à ses yeux, sombre, imposant et calme au milieu de l’Océan qu’on eût dit assoupi. La bannière qui annonçait que le seigneur de Man occupait son enceinte ruinée pendait immobile dans les airs. Les sentinelles se promenaient sur les murailles en fredonnant ou sifflant quelque air national. Julien, ayant laissé sa fidèle compagne Fairy dans le village, rentra au château, et trouva toutes choses dans un état d’ordre et de tranquillité qui s’accordait parfaitement avec les apparences extérieures.



CHAPITRE XVIII.

LE VOYAGE.


Maintenant dites-moi, mon cher frère, qui de nous deux trouvera un messager fidèle à envoyer dans la joyeuse Angleterre ?
Ballade du roi Estmère.


La première rencontre que fit Julien au château fut celle du jeune comte, qui le reçut avec sa bonté et sa gaieté ordinaires.

« Soyez trois fois le bien venu, chevalier des dames, dit le comte, vous qui parcourez galamment et à votre gré nos domaines pour mener à fin d’amoureuses aventures, tandis que nous sommes condamné à siéger dans nos appartements royaux, aussi ennuyé et aussi immobile que si Notre Majesté était sculptée en bois sur la poupe de quelque bâtiment contrebandier de notre île, et baptisée le Roi Arthur de Ramsey. — S’il en était ainsi, reprit Julien, vous auriez le plaisir de parcourir les mers, et de rencontrer mainte aventure. — Oui ; mais il se pourrait qu’un vent contraire ou quelque bâtiment de la douane me retînt dans le port, ou bien, si vous l’aimez mieux, que quelque tempête me fît échouer sur un banc de sable. Supposez ma personne royale dans la plus ennuyeuse des situations, et vous n’aurez pas encore une idée de la mienne. — Je vois avec plaisir du moins que vous n’avez eu aucune occupation désagréable, dit Julien ; je suppose que les alarmes de ce matin se sont dissipées ? — Tout à fait, répondit le comte, et, après les plus exactes informations, nous n’avons trouvé aucune raison de croire à l’insurrection prétendue. Quant à Bridgenorth, il paraît certain qu’il est dans l’île ; mais des affaires particulières assez importantes semblent être le seul motif de son séjour ici, et je ne me soucie nullement de le faire arrêter sans avoir la preuve que ses amis ou lui s’occupent de complots. Je crois, en vérité, que nous avons pris l’alarme trop promptement. Ma mère parle de vous consulter à ce sujet, et je ne me permettrai pas de devancer la communication solennelle qu’elle doit vous faire. Elle sera en partie apologétique, je suppose ; car nous commençons à voir que notre retraite a été peu conforme à la dignité royale, et que nous avons, comme le coupable, pris la fuite sans que personne songeât à nous poursuivre. Cette idée afflige ma mère, qui, comme reine douairière, reine régente, héroïne, et femme surtout, serait extrêmement mortifiée de penser que sa retraite précipitée ici l’expose à être tournée en ridicule par les insulaires : elle est donc déconcertée et de fort mauvaise humeur. Quant à moi, pendant votre absence je n’ai eu d’autre amusement que les grimaces et les gestes bizarres de la muette Fenella, qui est plus revêche, et partant plus absurde que vous ne l’avez jamais vue. Morris prétend que c’est parce que vous l’avez poussée du haut en bas de l’escalier du rocher. Julien, qu’est-ce que cela veut dire ? — Le rapport de Morris est inexact, répondit Julien ; je n’ai fait que l’enlever et la placer vers le haut de l’escalier pour me débarrasser de son importunité. Par je ne sais quel caprice, elle avait résolu de m’empêcher de sortir du château, et elle y mettait tant d’obstination que je n’ai eu que ce seul moyen de me délivrer d’elle. — Elle avait supposé sans doute que votre départ dans un moment si critique était dangereux pour notre garnison, dit le comte. Cette crainte de sa part prouve combien elle prend d’intérêt à la sûreté de ma mère, et combien elle fait cas de votre valeur. Mais, Dieu merci ! voici enfin la cloche du dîner. Je voudrais que les philosophes qui prétendent que les moments donnés à la bonne chère sont perdus pussent imaginer quelque passe-temps à moitié aussi agréable. »

Le repas que le jeune comte avait ainsi désiré comme un moyen de faire passer plus vite les heures qu’il trouvait si lentes, fut bientôt terminé, aussitôt du moins que le permit la gravité de l’étiquette et du cérémonial qui régnaient dans la maison de la comtesse. Accompagnée des dames de sa suite, elle se retira dès qu’on eut desservi, et laissa les deux amis seuls. Le vin n’avait en ce moment de charmes ni pour l’un ni pour l’autre : le comte était découragé par l’ennui, et fatigué de son genre de vie monotone et solitaire ; d’un autre côté, les événements du jour offraient à Peveril trop de sujets de réflexions pour lui permettre de donner à la conversation un tour amusant ou intéressant. Après s’être passé réciproquement la bouteille en silence, ils se retirèrent chacun dans une des embrasures des croisées de la salle à manger : les murs avaient une telle épaisseur, que ces embrasures étaient assez profondes pour former comme de petites chambres séparées. Le comte de Derby s’assit et se mit à feuilleter quelques nouvelles publications envoyées de Londres ; mais ses fréquents bâillements prouvaient combien cette lecture lui offrait peu d’intérêt, et ses regards, souvent distraits, s’en détournaient pour se porter sur la vaste étendue de la mer, qui ne présentait en ce moment d’autre variété que le vol d’une nuée de mouettes ou de quelque cormoran solitaire.

Peveril, de son côté, tenait également un pamphlet à la main, mais sans le lire, sans même y jeter les yeux par contenance. Son esprit était entièrement occupé de l’entrevue qu’il venait d’avoir avec Alice et son père ; et il s’efforçait vainement de s’expliquer pourquoi la fille, à laquelle il commençait à croire qu’il était cher, avait formé tout à coup le désir de leur éternelle séparation, tandis que le père, dont il avait tant redouté l’opposition, semblait voir son amour avec indulgence. Tout ce qu’il put en conclure, c’est que le major Bridgenorth avait en vue quelque projet dans lequel il était au pouvoir de Julien de lui nuire ou de le servir ; et que, d’un autre côté, la conduite et les discours d’Alice devaient lui donner tout sujet de craindre qu’il ne pût se concilier la faveur du major qu’au prix d’une déviation quelconque de ses principes. Mais toutes les inductions qu’il s’efforça de tirer ne purent lui faire deviner quel genre de service Bridgenorth semblait attendre de lui. Bien qu’Alice eût parlé de trahison, il ne pouvait s’imaginer que son père osât lui proposer d’entrer dans un complot qui compromettrait la sûreté de la comtesse, ou qui mettrait en danger le petit royaume de Man. C’était là une action tellement infâme qu’il ne pouvait croire que qui ce fût vînt la lui proposer sans être préparé à lui rendre raison sur-le-champ, l’épée à la main, d’une insulte si grave faite à son honneur. Un semblable procédé était à tous égards incompatible avec la conduite du major ; d’ailleurs, il était trop calme, trop réfléchi pour se permettre de faire un affront sanglant au fils de son ancien voisin, au fils de celle à qui, de son propre aveu, il avait tant d’obligations.

Tandis que Peveril s’efforçait en vain de tirer des insinuations du père et de celles de la fille des conséquences à peu près probables, et qu’il tâchait de concilier son amour avec son honneur et sa conscience, il sentit qu’on le tirait doucement par son manteau. Il laissa retomber ses bras, qu’il avait tenus croisés sur sa poitrine pendant le cours de ses réflexions ; et détournant les yeux de la vague perspective des côtes de la mer, sur laquelle ils s’étaient machinalement fixés, il aperçut près de lui la petite sourde et muette, le lutin Fenella ; elle était assise sur un petit carreau ou tabouret, et se tenait là depuis quelque temps, attendant sans doute qu’il s’aperçût de sa présence ; mais ennuyée de n’être point remarquée, elle avait à la fin sollicité son attention, comme nous l’avons déjà dit. Tiré brusquement de sa rêverie par le mouvement de Fenella, Julien baissa les regards vers elle, et ne put voir sans intérêt cette créature singulière et disgraciée.

Ses longs cheveux détachés flottaient sur ses épaules, et, retombant jusqu’à terre, enveloppaient non seulement son visage, mais encore sa taille fine et svelte. À travers ce voile épais on apercevait son teint brun, ses traits mignons et réguliers, et l’éclat de ses grands yeux noirs : toute sa contenance offrait l’air suppliant d’une personne qui doute de l’accueil qu’elle va recevoir d’un ami qu’elle estime, et auquel elle est sur le point d’avouer une faute ou de demander un pardon. En un mot, sa physionomie était alors si expressive que, bien qu’elle fût familière à Julien, il crut la voir pour la première fois. La mobilité bizarre et fantasque de ses traits avait fait place à un air tendre et mélancolique, qui était secondé par l’expression de ses beaux yeux humides de larmes. Croyant que l’air extraordinaire de Fenella provenait du souvenir de la querelle qu’ils avaient eue ensemble le matin, Peveril chercha à lui rendre sa gaieté habituelle en lui faisant comprendre qu’il n’en conservait aucun souvenir désagréable. Il lui sourit avec amitié, prit sa main dans l’une des siennes, tandis qu’avec la familiarité d’un homme qui la connaissait depuis son enfance, il passait l’autre dans les longues tresses de ses cheveux noirs. Elle baissa la tête comme si elle eût été honteuse à la fois et flattée de cette caresse. Il la continuait, lorsque tout à coup, sous le voile que formait la riche et abondante chevelure, il sentit son autre main, qui tenait encore celle de Fenella, effleurée par les lèvres de la petite muette, et mouillée d’une larme.

À l’instant, et pour la première fois de sa vie, il éprouva la crainte que ces témoignages de simple amitié ne fussent mal interprétés par une jeune fille étrangère aux ressources ordinaires du langage. Il retira sa main, changea d’attitude, et lui demanda, par un signe que l’habitude leur avait rendu familier, si elle lui apportait quelque message de la part de la comtesse. La contenance de Fenella changea aussitôt. Elle tressaillit, reprit sa première posture sur le tabouret avec la rapidité de l’éclair, et, relevant ses beaux cheveux, les arrangea gracieusement sur sa tête. Lorsqu’elle leva les yeux sur Julien, ses joues brunes étaient encore couvertes du coloris de la pudeur ; mais l’expression languissante et mélancolique de ses regards avait fait place à cette vivacité singulière qui leur était habituelle, et qui dans ce moment parut s’animer davantage. Elle répondit à la question de Julien en posant la main sur son cœur, geste par lequel elle désignait toujours la comtesse ; puis se levant et se dirigeant vers l’appartement de sa maîtresse, elle fit signe à Julien de la suivre. Il y avait peu de distance de la salle à manger à celle où le conduisait son guide muet ; mais en la parcourant, Julien souffrit de la crainte pénible que cette jeune infortunée n’eût mal interprété la constante bienveillance qu’il avait montrée à son égard, et n’eût conçu pour lui un sentiment plus tendre que celui de l’amitié. Le malheur dans lequel une telle passion pouvait plonger une pauvre créature déjà tant à plaindre et maîtrisée par une ardente sensibilité, lui paraissait tellement déplorable qu’il s’efforça d’en écarter la pensée, et forma la résolution de se conduire désormais à l’égard de Fenella de manière à réprimer un sentiment dangereux et inutile ; si en effet elle était assez malheureuse pour l’avoir conçu.

La comtesse était occupée à écrire, et plusieurs lettres étaient ouvertes devant elle, lorsque Julien entra dans l’appartement. Elle le reçut avec sa bonté ordinaire, puis l’ayant engagé à s’asseoir, elle fit signe à la muette de reprendre son aiguille. Fenella s’assit à l’instant devant un métier à broder ; et, sans le mouvement de ses doigts agiles, elle aurait pu passer pour une statue, tant sa tête et ses yeux étaient fixés attentivement sur son ouvrage ! Sa surdité la rendait le témoin le moins inoffensif des conversations les plus confidentielles ; aussi la comtesse commença-t-elle à parler à Peveril comme s’ils eussent été absolument seuls.

« Julien, lui dit-elle, je n’ai pas dessein de me plaindre à vous des sentiments et de la conduite de Derby. Il est votre ami, il est mon fils. Il a un excellent cœur, de la vivacité, des talents, et pourtant… — Chère lady, répondit Peveril, pourquoi vous créer des tourments, en arrêtant votre pensée sur des défauts qui proviennent bien plus du changement des temps et des mœurs, que d’aucun vice né dans le cœur de mon noble ami ? Attendez que l’occasion de remplir son devoir se présente à lui, soit en paix soit en guerre, et punissez-moi s’il ne se comporte pas alors comme l’exige sa haute naissance. — C’est bien, répondit la comtesse ; mais quand donc le sentiment de ce devoir sera-t-il enfin plus puissant que l’attrait des plaisirs futiles et communs dans lesquels s’écoulent ses heures oisives ? Le caractère de son père était d’une autre trempe : combien de fois n’ai-je pas été forcée de le supplier de s’épargner, de ne pas s’acquitter avec une exactitude aussi sévère des nobles devoirs imposés par son rang, et de prendre le repos nécessaire pour réparer sa santé et ses forces morales ! — Très-chère lady, reprit Peveril, vous devez convenir que les devoirs auxquels les circonstances appelaient votre honorable époux étaient d’une nature plus pressante que ceux que votre fils est destiné à remplir. — Je ne conviens pas de cela, dit la comtesse, la roue semble de nouveau se mettre en mouvement, et l’époque actuelle peut ramener des scènes semblables à celles dont ma jeunesse a été témoin. Peu m’importe : elles ne trouveront pas Charlotte de la Trémouille dépourvue de courage, malgré le poids des années qui l’accable. C’est à ce sujet que je voulais vous parler, mon jeune ami. Dès le moment où je vous aperçus, depuis l’instant où je lus votre valeur s’annoncer dans vos regards enfantins ; le jour où, semblable à un fantôme, j’apparus dans le château de votre père, je me plus à vous considérer comme le véritable fils des Stanley et des Peveril. Je me flatte que l’éducation que vous avez reçue dans cette maison a répondu à l’estime que j’ai conçue pour vous… Paix, je ne veux point de remercîments… j’ai à vous demander, en retour de mon amitié, un service qui n’est peut-être pas sans danger pour vous, mais que personne, si ce n’est vous, ne peut rendre à ma famille dans les circonstances actuelles. — Vous avez été toujours pour moi une bonne, une noble maîtresse, une tendre protectrice, et je pourrais dire une mère, répondit Peveril. Vous avez le droit de commander à quiconque porte le nom des Stanley, et le sang qui coule dans mes veines vous appartient tout entier. — Les avis que je reçois d’Angleterre, dit la comtesse, ressemblent bien plus aux rêves d’un homme malade qu’aux informations régulières que j’aurais dû attendre de correspondants tels que les miens. Leur langage est comme celui de ces hommes qui marchent et parlent en dormant, et dont les paroles sans suite ne donnent aucune idée exacte de ce qui se passe dans leurs songes. On a, dit-on, découvert un complot, réel ou supposé, tramé par les catholiques. Ce complot s’étend fort loin ; il a jeté dans les esprits une terreur bien plus difficile à calmer que celle du 5 novembre. Les détails à ce sujet sont incroyables ; ils ne sont attestés que par le témoignage de misérables, vil rebut de la société, et cependant le peuple anglais les accueille avec la crédulité la plus stupide. — C’est un étrange égarement que de vouloir une révolution, sans un motif bien puissant, répondit Julien. — Bien que catholique, répondit la comtesse, je ne suis pas bigote, cousin. Je crains depuis long-temps que le zèle louable des prêtres pour augmenter le nombre de nos prosélytes n’attire sur eux les soupçons de la nation anglaise. Leurs efforts ont redoublé d’énergie depuis que le duc d’York s’est déclaré en faveur de la foi catholique ; et le même événement a augmenté la haine et la jalousie des protestants. Je crains de plus qu’on ait raison de soupçonner que le duc ne soit meilleur catholique que bon Anglais, et qu’il n’ait été entraîné par la bigoterie, comme son frère par son avarice et son avidité prodigue, à s’engager avec la France dans des relations préjudiciables à l’Angleterre. Mais les contes grossiers et ridicules de conspiration et de meurtre, de ravages à feu et à sang, les armées imaginaires, les prétendus massacres, forment une collection de mensonges telle qu’elle semblait de nature à être rejetée même du vulgaire, malgré son goût pour l’horrible et le merveilleux. Cependant ils sont accueillis comme des vérités par les deux chambres du parlement ; et aucun des membres n’a garde de les mettre en doute, de peur de s’exposer au titre odieux d’ami des papistes sanguinaires et à l’accusation de favoriser leurs plans cruels et diaboliques. — Mais que disent de ces bruits absurdes ceux qu’ils paraissent concerner ? demanda Julien. Que disent les catholiques anglais, corps considérable et riche, et qui compte tant de nobles noms ? — Leurs cœurs sont paralysés au dedans d’eux-mêmes, ils sont comme des moutons rassemblés dans une tuerie, et parmi lesquels le boucher va choisir ceux qu’il veut égorger. Je vois par ces dépêches brèves et obscures, que je tiens d’une personne digne de foi, qu’ils ne font que hâter leur ruine et la nôtre, tant l’abattement est général, tant le désespoir est universel ! — Mais le roi, dit Peveril, le roi et les protestants royalistes, que disent-ils de l’orage qui s’approche ? — Charles, avec la prudence qui est habituelle à son caractère égoïste, cède à l’orage ; il souffrira que la corde et la hache fixent le destin des hommes les plus innocents de son royaume, plutôt que de consacrer une heure de ses plaisirs à tenter de les sauver. Quant aux royalistes, ou ils sont tombés dans le délire qui s’est emparé des protestants en général, ou ils gardent la neutralité, n’osant montrer de l’intérêt pour les malheureux catholiques, de peur d’être confondus avec eux et d’être mis au nombre des conspirateurs. Dans le fait, je ne puis les blâmer : il est difficile d’espérer que la pure compassion, ou, ce qui est encore plus rare, l’amour de la justice, soit assez puissant pour engager les hommes à s’exposer à la fureur d’un peuple entier ; car, dans l’état actuel d’agitation générale, quiconque ose douter de la moindre des absurdes invraisemblances accumulées par ces infâmes délateurs, est poursuivi à l’instant comme soupçonné de vouloir étouffer la découverte du complot. C’est réellement une tempête effroyable, et, quelque éloignés que nous soyons de la région où gronde la foudre, nous devons nous attendre à en être bientôt frappés. — Lord Derby m’a déjà dit quelque chose de tout cela, reprit Julien ; il a même ajouté qu’il se trouvait maintenant dans cette île des agents qui y sont venus dans le but d’exciter une insurrection. — Oui, » répondit la comtesse, et ses yeux lançaient des éclairs tandis qu’elle parlait ; « si on avait écouté mon avis, ces hommes eussent été pris et arrêtés sur le fait ; on les aurait traités de manière à faire comprendre aux autres quelle conduite ils ont à tenir dans cette principauté indépendante. Mais mon fils, qui est ordinairement si coupable de négligence pour les affaires de son royaume, a jugé à propos d’en prendre l’administration dans ce moment de crise. — J’ai appris avec plaisir, madame, répondit Peveril, que les mesures de précaution qu’il a employées ont eu l’effet de déjouer complètement la conspiration. — Pour le moment, Julien ; mais ces mesures auraient dû être de nature à faire trembler le plus téméraire à la seule idée d’enfreindre de nouveau nos droits. Le plan de Derby est dangereux, et cependant il a quelque chose de chevaleresque qui me plaît et m’empêche de le désapprouver. — Quel est ce plan ? madame, en quoi puis-je y coopérer, ou comment puis-je en détourner les dangers ? — Son dessein, dit la comtesse, est de partir à l’instant pour Londres. Il est, dit-il, non seulement le chef féodal d’une petite île, mais aussi un des nobles pairs d’Angleterre ; et à ce titre, il ne doit pas rester ici dans une lâche tranquillité, lorsque son nom et celui de sa mère sont calomniés devant son roi et ses concitoyens. Il ira prendre sa place, dit-il, dans la chambre des pairs, et y demander publiquement justice de l’insulte faite à sa maison par des dénonciateurs intéressés et parjures. — Cette résolution est noble et digne de mon ami, reprit Julien. Je partirai avec lui, je partagerai son destin, quel qu’il puisse être. — Hélas ! jeune insensé, reprit la comtesse, autant vaudrait demander de la compassion à un lion affamé que de la justice à un peuple furieux et prévenu. Il ressemble au fou qui, dans un violent accès de frénésie, assassine sans remords son meilleur et son plus fidèle ami, et qui ne s’étonne et ne s’afflige de sa cruauté que quand il est revenu de son délire. — Pardonnez-moi, chère lady, repartit Julien, mais cela est impossible. Le peuple anglais est généreux, et ne peut se laisser égarer d’une manière si étrange. Quelles que soient les préventions du vulgaire, les deux chambres du parlement ne sauraient en être tout à fait imbues : elles se rappelleront leur propre dignité. — Hélas ! cousin, » s’écria la comtesse en soupirant, « les Anglais même du plus haut rang se souviennent-ils de quelque chose quand la fureur de l’esprit de parti les possède ? Ceux mêmes qui ont trop de bon sens pour ajouter foi aux faussetés incroyables qui abusent la multitude se garderont bien de les démentir, si le parti politique auquel ils sont attachés peut gagner un avantage momentané à laisser ces calomnies s’accréditer. C’est pourtant parmi de tels hommes que votre parent a trouvé des partisans et des compagnons. Dédaignant les vieux amis de sa maison, parce que leur gravité cérémonieuse contraste avec la frivolité du siècle, il n’a recherché que le versatile Shaftersbury, le léger Buckingham, gens qui n’hésiteraient pas à tout sacrifier à la divinité populaire du jour, si un tel sacrifice pouvait leur rendre la divinité propice. Pardonnez les larmes d’une mère, mon jeune cousin, mais je vois de nouveau l’échafaud s’élever à Bolton. Si Derby va à Londres, tandis que ces limiers altérés de sang sont à la recherche de leur proie, suspect comme il est, et comme je l’ai rendu par ma foi religieuse et par ma conduite dans cette île, il mourra de la mort de son père. Et cependant, quel autre parti prendre ? — Souffrez que je parte pour Londres, madame, » dit Peveril ému du trouble de sa protectrice. « Vous avez daigné quelquefois compter sur mon jugement. J’agirai pour le mieux, je me concerterai avec ceux que vous me désignerez, avec eux seulement ; et j’ose me flatter que bientôt je vous apprendrai que cette illusion, quelque forte qu’elle puisse être, est sur le point de se dissiper. Si l’état des choses devient pire, je vous avertirai du danger qui pourrait menacer ou le comte ou vous-même, et peut-être serai-je assez heureux pour vous indiquer les moyens de le détourner. »

La comtesse l’écoutait avec une expression indiquant combien son anxiété maternelle, qui la disposait à accepter l’offre généreuse de Julien, luttait contre le noble désintéressement de son cœur.

« Pensez à ce que vous demandez, Julien, » répondit-elle avec un soupir ; « puis-je exposer la vie du fils de mon amie à des périls que je redoute pour le mien ? Non jamais ! — Mais, madame, répliqua Julien, je ne cours pas les mêmes risques ; je suis inconnu à Londres ; mon rang, quoiqu’il ne soit pas obscur dans mon pays, est ailleurs trop ignoré pour qu’il me fasse remarquer dans le vaste assemblage de ce que la capitale offre de plus noble et de plus riche ; je ne crois pas que mon nom ait été prononcé même indirectement par les conspirateurs prétendus : de plus, je suis protestant, et l’on ne peut m’accuser d’aucune relation directe ou indirecte avec l’Église de Rome. Je n’ai de liaison qu’avec les gens qui, s’ils ne veulent ou s’ils ne peuvent me servir d’appui, ne sauraient du moins être dangereux pour moi. En un mot je n’ai rien à craindre là ou le comte aurait, lui, de grands périls à redouter. — Hélas ! dit la comtesse, tous ces raisonnements que vous dicte la générosité peuvent être vrais, mais il n’y a qu’une mère, et une mère veuve qui les puisse écouter. Je vais, dans mon égoïsme, jusqu’à me dire que ma cousine, à tout événement, peut compter sur la protection d’un mari dévoué. Tels sont les arguments de l’intérêt personnel, auquel nous ne rougissons pas de soumettre nos sentiments les plus louables. — Ne parlez pas ainsi, madame ; ne me regardez que comme le frère cadet du comte. Vous avez toujours rempli à mon égard les devoirs d’une mère, et vous avez droit à ma reconnaissance filiale, à mes services, fallût-il courir un risque dix fois plus grand que celui d’un voyage à Londres. Je vais donc partir sur-le-champ, et je cours en prévenir le comte. — Un instant, Julien, s’écria la comtesse ; si vous devez entreprendre ce voyage pour nous (et je ne me sens point, hélas ! assez de générosité pour refuser votre noble proposition), il faut que vous partiez seul, sans en informer Derby. Je le connais : la légèreté de son esprit ne s’allie point au vil égoïsme ; et, pour le monde entier, il ne souffrirait pas que vous quittassiez l’île sans lui. S’il partait avec vous, votre dévouement serait inutile, vous ne feriez que partager sa ruine : de même qu’un nageur, en cherchant à sauver un homme qui se noie, est entraîné lui-même à sa perte, si le malheureux qu’il veut secourir le saisit et s’accroche à lui. — Je ferai ce qu’il vous plaira, madame ; mais je serai prêt à partir dans une demi-heure. — Cette nuit donc, » dit la comtesse après un instant de silence ; « cette nuit, je prendrai des mesures secrètes pour que vous mettiez à exécution votre généreux projet sans qu’il puisse en résulter rien de fâcheux pour vous ; car je veux prévenir les soupçons qui ne manqueraient pas de s’élever aussitôt contre vous, si l’on apprenait que vous avez quitté cette île et sa souveraine papiste, à une heure aussi indue. Vous ferez peut-être bien de prendre à Londres un nom supposé. — Pardonnez-moi, madame, mais je ne ferai rien qui puisse attirer l’attention sur moi sans nécessité. Prendre un nom supposé, ou recourir à tout autre déguisement, au lieu de vivre d’une manière extrêmement retirée, serait, je crois, une conduite aussi imprudente que peu digne de moi ; car il me serait peut-être difficile de lui attribuer un motif raisonnable, propre à justifier la pureté de mes intentions, si j’y étais forcé. — Je crois que vous avez raison, » répondit la comtesse après un moment de réflexion. « Vous vous proposez sans doute de passer par le Derbyshire, et de faire une visite au château de Martindale ? — Je le désirerais certainement, madame, répondit Peveril, si le temps et les circonstances me le permettaient. — Vous devez vous-même en être juge ; la célérité est certainement nécessaire ; cependant vous exciterez moins le doute et le soupçon, en arrivant du château de votre père à Londres, que si vous vous y rendiez directement sans faire une visite à votre famille. Au surplus, laissez-vous guider en cela, comme en tout, par votre propre sagesse. Allez, mon cher fils (car vous m’êtes aussi cher qu’un fils), allez, et disposez tout pour votre voyage. Je vais de mon côté préparer quelques dépêches, et vous donner l’argent qui vous sera nécessaire. Point d’objections à cet égard : ne suis-je pas votre mère, et ne devez-vous pas m’obéir comme un fils ? Ne me contestez donc pas le droit de pourvoir à vos dépenses. Ce n’est pas encore tout : comme je dois me fier à votre zèle et à votre prudence pour agir dans nos intérêts selon la circonstance, je vous donnerai des lettres de recommandation pour nos parents et nos amis, que je prierai et auxquels j’enjoindrai de vous accorder tous les secours dont vous pourrez avoir besoin, soit pour votre propre sûreté, soit pour la réussite de ce que vous entreprendrez en notre faveur. »

Peveril ne s’opposa pas davantage à un arrangement que la situation modeste de ses finances rendait presque indispensable, à moins qu’il ne recourût à son père. La comtesse lui remit plusieurs lettres de change tirées sur un négociant de la cité, et montant ensemble à deux cents livres sterling. Puis elle le congédia, en l’avertissant que, dans une heure, elle le ferait rappeler.

Les préparatifs de son voyage n’étaient pas de nature à le distraire des pensées qui l’assiégeaient. Il s’aperçut qu’une conversation d’une demi-heure avait de nouveau complètement changé ses projets pour l’avenir. Il venait d’offrir à la comtesse de Derby un service qu’elle avait bien mérité par sa constante affection pour lui ; mais, en l’acceptant, elle le forçait à se séparer d’Alice Bridgenorth, au moment où l’aveu mutuel de leur amour la lui rendait plus chère que jamais. Son imagination la lui représentait telle qu’il l’avait vue le matin même, dans l’instant où il la pressait sur son cœur ; il croyait entendre sa voix lui demander s’il était bien vrai qu’il pût la quitter au moment d’une crise que tout semblait annoncer comme prochaine. Mais Julien, quoique jeune, avait un profond sentiment de ses devoirs, et ne balançait jamais à les accomplir. Repoussant donc courageusement la séduisante vision qui s’offrait à lui, il prit la plume et écrivit à Alice la lettre suivante, pour lui faire connaître sa situation, autant qu’il le pouvait sans compromettre les intérêts de la comtesse.

« Je vous quitte, chère Alice, et, quoiqu’en agissant ainsi je ne fasse qu’obéir aux ordres que vous m’avez donnés, je ne prétends pas que vous me sachiez gré d’une telle soumission, puisque, sans les raisons impérieuses qui sont venues à l’appui de vos ordres, je ne me serais pas senti la force de les exécuter. Mais des affaires de famille d’une grande importance me forcent à m’absenter de cette île, et j’ai lieu de craindre que ce ne soit pour plus d’une semaine. Mes pensées, mes espérances, mes désirs se porteront sans cesse vers l’heureux moment qui me ramènera à Black-Fort et dans son aimable vallée. Permettez-moi d’espérer que les vôtres auront quelquefois pour objet celui qui jamais n’aurait pu se résoudre à s’exiler loin de vous, si la voix de l’honneur et du devoir ne le lui eût commandé. Ni vous ni votre père n’avez à craindre que je veuille vous engager à entretenir avec moi une correspondance particulière. Je ne vous aimerais pas autant que je vous aime sans la candeur et la franchise de votre caractère, et je ne demande pas que vous cachiez au major Bridgenorth une syllabe de ce que je vous écris. Sur toute autre matière, il ne peut lui-même désirer plus ardemment que moi le bien de notre patrie commune. Nous pouvons différer d’avis sur les moyens de l’obtenir ; mais, en principe, je suis persuadé qu’un seul et même esprit nous anime tous deux ; et je ne dois pas refuser d’écouter la voix de son expérience et de sa sagesse, quand même elle ne pourrait parvenir à me convaincre. Adieu, Alice, adieu ! Que de choses je pourrais ajouter à ce triste mot ! mais où trouver des expressions pour peindre l’amertume que je sens en l’écrivant ! Et pourtant, je l’écrirais encore bien des fois pour prolonger le dernier entretien que je dois avoir avec vous d’ici à quelque temps. Ma seule consolation est de penser que mon absence ne sera pas assez longue pour vous donner le temps d’oublier celui qui ne vous oubliera jamais. »

Il tint sa lettre entre ses mains pendant quelques minutes avant de la cacheter, examinant en lui-même s’il ne s’était pas exprimé touchant le major, de manière à laisser entrevoir qu’il fût disposé à devenir l’un de ses prosélytes ; ce que, dans sa conscience, il reconnaissait comme tout à fait incompatible avec l’honneur. D’un autre côté, cependant, il n’avait aucun droit de conclure de tout ce qu’avait dit Bridgenorth que leurs opinions fussent diamétralement opposées et inconciliables ; car, quoique fils de cavalier, quoique élevé dans la famille de la comtesse de Derby, il était lui-même, par principe, ennemi des prérogatives de la naissance ou du rang, et ami de la liberté du peuple. Ces considérations firent taire en lui les scrupules du point d’honneur, bien que sa conscience lui murmurât tout bas que le langage conciliateur de sa lettre eût été dicté principalement par la crainte qu’en son absence le major ne fût tenté de faire changer de résidence à sa fille et de l’éloigner assez pour qu’il ne pût la revoir aisément.

Après avoir cacheté sa lettre et l’avoir mise à l’adresse de mistress Debbitch, il sonna son domestique, et lui ordonna de la porter dans une maison du village de Rushin, où l’on déposait les paquets et les messages destinés à la famille de Black-Fort. L’ayant fait monter à cheval sur-le-champ, il se débarrassa ainsi d’un homme qui eût été en quelque sorte l’espion de tous ses mouvements. Alors il quitta son habillement ordinaire pour se revêtir d’un habit de voyage ; puis il prépara sa valise, et prit pour armes un excellent sabre à deux tranchants et une bonne paire de pistolets, qu’il eut soin de charger à doubles balles. Ces dispositions faites, il mit dans sa bourse vingt pièces d’or, serra dans un portefeuille les traités que lui avait données la comtesse, et attendit ses derniers ordres pour partir.

L’espérance et l’enthousiasme de la jeunesse, refroidis un moment par l’effet des circonstances pénibles et douteuses dans lesquelles il se trouvait placé, autant que par l’idée de la privation à laquelle il allait être condamné, reprirent alors toute leur énergie. Son imagination, se détournant des prévisions funestes, lui fit voir qu’il allait entrer dans la vie active au moment d’une crise où les talents et le courage devaient presque à coup sûr faire la fortune de celui qui en donnerait des preuves. Pouvait-il débuter sur le bruyant théâtre de la société d’une manière plus honorable que comme représentant, comme défenseur de l’une des plus nobles maisons de l’Angleterre ? Et, s’il parvenait à remplir une telle mission avec la résolution et la prudence nécessaires à sa réussite, combien ne pouvait-il pas se présenter de circonstances où sa méditation serait utile à Bridgenorth, et qui lui fourniraient ainsi le moyen d’acquérir honorablement des droits à la reconnaissance du major et à la main de sa fille ?

Au milieu de ces riantes idées, il ne put s’empêcher de s’écrier : « Oui, Alice, je veux te conquérir noblement ! » À peine ces mots s’étaient-ils échappés de ses lèvres qu’il crut entendre à la porte de son appartement, que le domestique avait laissée entr’ouverte, un profond soupir. Au même instant on frappa doucement. « Entrez, » dit Julien un peu honteux de son exclamation, et effrayé de l’idée qu’il avait pu être entendu par quelque écouteur aux portes. « Entrez, » répéta-t-il ; mais, au lieu de le faire, on frappa plus fort. Julien impatienté ouvrit la porte, et Fenella parut devant lui.

Les yeux encore rouges de larmes qu’elle paraissait avoir versées récemment, et avec l’air d’un abattement profond, la petite muette, posant la main sur son cœur, lui fit du doigt le signe qu’elle employait ordinairement pour l’avertir que la comtesse désirait le voir ; puis elle se retourna, comme pour le conduire à l’appartement de lady Derby. Tandis qu’il la suivait à travers les passages sombres et voûtés qui servaient de communication entre les diverses parties du château, il remarqua, non sans surprise, que la démarche vive et légère de Fenella s’était changée en une marche lente et pénible, qu’elle accompagnait de gémissements inarticulés et sourds, avec d’autant moins de retenue qu’elle était hors d’état de juger jusqu’à quel point on pouvait les entendre. Il vit aussi qu’elle se tordait les mains, et qu’elle donnait tous les signes d’une extrême affliction.

Peveril eut un moment une pensée qui le fit involontairement frissonner, malgré toute la force de sa raison. Né au Pic et élevé à l’île de Man, il connaissait la plupart des légendes superstitieuses, et particulièrement la croyance populaire qui attribuait à la puissante famille des Stanley un démon familier, ou Banshie, du sexe féminin, lequel avait coutume, disait-on, de pleurer et de gémir lorsqu’il devait mourir quelque personne de distinction appartenant à la famille. Pendant un moment, Julien eut peine à repousser l’idée que celle qui marchait devant lui une lampe à la main, semblable à une ombre plaintive, ne fût le génie de la race de sa mère qui venait lui annoncer son destin. Une autre réflexion naquit aussitôt de la première, et il se dit que, si le soupçon qu’il avait conçu à l’égard de Fenella était fondé, son funeste attachement pour lui ne pouvait, comme celui de l’esprit prophétique de la famille, présager que malheur et désolation.


CHAPITRE XIX.

LE DÉPART.


Maintenant levez l’ancre, et que la voile ouvre son sein aux baisers des vents amoureux, comme la jeune amante à ceux de son amant.
Anonyme.


La présence de la comtesse dissipa les fantômes superstitieux qui avaient un moment abusé l’imagination de Julien, et le força à donner toute son attention aux affaires de la vie réelle.

« Voici vos lettres de créance, » lui dit-elle, en lui présentant un petit paquet soigneusement enveloppé d’une peau de veau marin. « Vous ferez bien de ne les ouvrir que lorsque vous serez arrivé à Londres. Vous ne serez pas surpris d’en trouver une ou deux adressées à des gens qui sont de la même croyance que moi ; et vous sentez que, dans l’intérêt de nous tous, il conviendra d’observer les plus grandes précautions pour les remettre. — Je pars chargé de vos ordres, madame, dit Peveril ; et quels qu’ils soient, je m’empresserai de les exécuter. Cependant permettez-moi de vous dire que je doute que des relations avec les catholiques, dans ce moment surtout, puissent être favorables au but de ma mission. — Vous avez déjà quelque chose de la défiance qu’inspire généralement cette méchante secte, » dit la comtesse en souriant : « cela est propre à vous faire réussir parmi les Anglais, dans la disposition d’esprit où ils se trouvent. Mais, mon prudent ami, l’adresse de ces lettres est conçue de manière à ne vous compromettre nullement ; et les personnes auxquelles elles doivent être remises sont si bien déguisées que vous ne courrez aucun risque en établissant des relations avec elles. Il y a mieux, c’est que, sans leur secours, vous ne pourriez obtenir tous les renseignements que vous allez chercher. Personne ne peut dire aussi précisément d’où vient le vent que le pilote dont le vaisseau est exposé à la tempête. D’ailleurs, quoique vous autres protestants vous refusiez à nos prêtres l’innocence de la colombe, vous êtes assez disposés à nous accorder la prudence du serpent. En termes clairs, leurs moyens pour connaître exactement tout ce qui se passe sont fort étendus, et ils savent très-bien s’en servir. Profitez donc, s’il est possible, des avantages que peuvent offrir leurs découvertes et leurs conseils. — Quel que soit le devoir que vous m’imposez, milady, comptez que je le remplirai fidèlement, répondit Peveril. À présent, comme je crois inutile de différer l’exécution d’un projet une fois arrêté, permettez-moi de vous demander quelles sont les intentions de Votre Seigneurie relativement à mon départ. — Il doit être subit et secret, dit la comtesse ; l’île est remplie d’espions, et je serais désolée que quelqu’un d’eux eût le moindre soupçon qu’un de mes envoyés est sur le point de quitter l’île de Man pour se rendre à Londres. Pouvez-vous être prêt à vous embarquer demain ? — Ce soir même, à l’instant, si vous le voulez, dit Julien ; j’ai fait tous mes préparatifs. — Tenez-vous donc prêt, dans votre appartement, à deux heures après minuit. J’enverrai quelqu’un vous avertir ; et songez que notre secret doit avoir le moins de confidents possible. Votre passage est retenu à bord d’un sloop étranger. Vous vous rendrez ensuite à Londres par Martindale-Castle ou par tout autre chemin, comme vous le jugerez à propos. Lorsqu’il sera temps d’annoncer votre départ, je dirai que vous êtes allé voir vos parents. Encore un mot : en partant de Withehaven vous voyagerez à cheval. Vous avez des lettres de change, il est vrai ; mais avez-vous assez d’argent comptant pour vous procurer un bon cheval ? — J’en ai suffisamment, madame, et le Cumberland abonde en excellents chevaux : il y a là des gens qui savent le moyen d’en avoir de fort bons à un prix raisonnable. — Ne vous fiez pas à cela, dit la comtesse. Voilà ce qui vous donnera le meilleur cheval de la frontière. Allons, seriez-vous assez enfant pour me refuser ? » ajouta-t-elle en le forçant d’accepter une bourse pesante. « Un bon cheval, Julien, et une bonne épée, sont, après un bon cœur et une bonne tête, ce qui convient le mieux à un cavalier accompli. — Je prends donc congé de vous, madame, dit Peveril, et vous prie humblement de croire que, s’il me manque quelque chose pour réussir dans mon entreprise, ce ne sera jamais la ferme volonté de servir ma noble parente, ma bienfaitrice. — Je le sais, mon ami, je le sais ; et puisse Dieu me pardonner si mes inquiétudes pour mon fils vous exposent à des dangers qui devraient être les siens ! Allez, et que les saints et les anges vous protègent ! Fenella se chargera d’apprendre à Philippe que vous soupez dans votre appartement. Je souperai aussi dans le mien ; car, en vérité, je serais incapable, ce soir, de soutenir les regards de mon fils. Je suis loin de m’attendre à des remercîments de sa part, quand il apprendra que c’est vous que j’ai chargé de sa mission ; et bien des gens se demanderont si j’ai agi d’une manière digne de la noble dame de Latham-House, en exposant le fils de mon amie aux périls que devait braver le mien. Mais je suis une pauvre veuve délaissée, Julien, et le malheur m’a rendue égoïste. — Au nom du ciel, ne parlez pas ainsi, madame : c’est agir d’une manière bien moins digne de la dame de Latham-House, que de prévoir des périls qui peuvent ne point exister, et qui, s’ils existent réellement, sont beaucoup moins à craindre pour moi que pour mon noble parent. Adieu ! que toutes les bénédictions du ciel vous accompagnent, madame ! Rappelez-moi au souvenir de Derby, et faites-lui mes excuses. J’attendrai vos ordres à deux heures après minuit. »

Tous deux prirent affectueusement congé l’un de l’autre ; la comtesse surtout ne put le quitter sans lui donner des marques d’une tendresse toute maternelle, car la générosité naturelle de son cœur ne lui permettait pas d’oublier qu’elle exposait Peveril à la place de son fils.

Julien se retira dans son appartement solitaire. Un domestique lui apporta, quelques instants après, du vin et des rafraîchissements, auxquels il fit honneur malgré les graves préoccupations de son esprit. Mais lorsque cette réfection indispensable fut terminée, ses pensées, comme assoupies un moment, reprirent leur cours impétueux, de même qu’on voit les flots de la mer refluer vers le rivage. Se rappelant le passé, cherchant à pénétrer l’avenir, ce fut inutilement qu’enveloppé de son manteau il se jeta sur son lit et s’efforça de dormir : la perspective incertaine qu’il avait devant lui, ses inquiétudes sur la manière dont Bridgenorth pouvait disposer de sa fille pendant son absence, la crainte que le major ne tombât lui-même au pouvoir de la vindicative comtesse, mille autres vagues appréhensions l’agitèrent au point que le sommeil lui devint impossible. Tantôt il s’étendait sur un grand fauteuil de bois de chêne, écoutant le bruit des vagues qui venaient se briser sous ses fenêtres, ou le cri de l’oiseau de mer ; tantôt il se promenait à pas lents dans la chambre, s’arrêtant parfois pour regarder la mer qui semblait sommeiller sous l’influence de la pleine lune, et dont les flots brillaient d’un éclat argenté. Ce fut ainsi que le temps s’écoula pour lui jusqu’à une heure après minuit ; l’heure qui suivit se passa dans l’attente inquiète du signal de son départ.

Il l’entendit enfin : un léger coup frappé à la porte, et suivi d’un murmure sourd, lui fit soupçonner que la comtesse avait encore employé sa suivante muette comme le ministre le plus sûr de ses volontés. Il lui sembla qu’il y avait quelque chose d’inconvenant dans ce choix, et ce fut avec un sentiment d’impatience, étrangère à la bienveillance habituelle de son caractère, qu’il vit, en ouvrant la porte, la petite sourde-muette debout devant lui. La lampe qu’il tenait à la main éclairait ses traits distinctement, et fit probablement reconnaître à Fenella l’expression de contrainte qui s’y peignait alors. Elle baissa tristement ses grands yeux noirs, et, sans les relever, elle lui fit signe de la suivre. Il ne prit que le temps nécessaire pour assurer ses pistolets dans sa ceinture, s’envelopper dans son manteau, et mettre sa valise sous son bras ; puis ils sortirent de la partie gardée et habitée du château par une longue suite de passages obscurs conduisant à une poterne, que Fenella ouvrit au moyen d’une clef qu’elle prit à un trousseau suspendu à sa ceinture.

Ils se trouvèrent alors dans la cour du château, éclairée par la lune, qui répandait une lumière terne et lugubre sur les ruines de l’édifice, et donnait à ce lieu l’apparence d’un ancien cimetière plutôt que celle d’un intérieur fortifié. La cour ronde et élevée, l’ancien monument quadrangulaire en face de la cathédrale ruinée, semblaient avoir une forme encore plus gothique et plus bizarre, vus à la pâle et douteuse clarté qui les frappait alors. Fenella se dirigea vers l’une des vieilles églises dont nous avons parlé précédemment, et Julien la suivit, malgré la secrète répugnance que ses idées superstitieuses lui faisaient éprouver à prendre ce chemin. C’était par un passage secret de cette église qu’autrefois la garde extérieure du château communiquait avec celle de l’intérieur, et c’était par là qu’on apportait tous les soirs les clefs de la place au gouverneur, lorsque les portes en étaient fermées et que les sentinelles étaient à leur poste. Depuis le règne de Jacques Ier on avait renoncé à cette coutume, et le passage avait été abandonné, surtout à cause de la légende bien connue du chien Mauthe, esprit ou démon, qui hantait cette église, sous la forme d’un gros mâtin noir à poil long. On croyait fermement qu’autrefois cet esprit se montrait si familièrement, qu’il apparaissait presque toutes les nuits dans le corps-de-garde, où il arrivait par le passage dont nous venons de parler, se retirant par le même chemin dès que le jour commençait à paraître. Les soldats, assurait-on, s’étaient accoutumés jusqu’à un certain point à sa présence, mais pas assez cependant pour se permettre de parler tant que l’esprit-chien était visible. L’un d’eux, enfin, devenu plus hardi par l’effet de l’ivresse, jura un soir qu’il saurait si cet hôte importun était décidément un esprit ou un chien véritable ; et le sabre nu il suivit le mystérieux visiteur, lorsque celui-ci se retirait par le passage ordinaire. Le soldat revint quelques minutes après, désenivré par la terreur, la bouche béante, et les cheveux hérissés. L’effroi dont il était saisi le tua, et, malheureusement pour les amateurs du merveilleux, il fut hors d’état, avant d’expirer, de raconter les horreurs dont il avait été témoin. Après ce fatal événement, on abandonna le corps-de-garde, et l’on en construisit un autre ; on établit aussi une nouvelle voie de communication avec le gouverneur ou sénéchal du château, et l’on cessa de fréquenter celle de l’église en ruine.

En dépit de la terreur que cette tradition avait entretenue dans les esprits, Fenella, suivie de Peveril, traversa hardiment les voûtes ruinées, guidée seulement au milieu de ces décombres, tantôt par la lueur incertaine de la lampe qu’elle portait, tantôt par les rayons de la lune qui pénétraient çà et là par les brèches faites aux murailles, ou par les étroites et gothiques fenêtres. En parcourant ces nombreux détours, Peveril ne pouvait s’empêcher de s’étonner de la connaissance parfaite que sa singulière compagne paraissait en avoir, et de la hardiesse avec laquelle elle s’enfonçait dans ce labyrinthe. Lui-même, bien que courageux, n’était pas assez affranchi des préjugés de son temps pour n’éprouver aucune appréhension de tomber dans le repaire de l’esprit dont il avait si souvent entendu parler ; et chaque fois que le vent soufflait parmi les ruines, il croyait entendre les aboiements du terrible chien menacer les mortels audacieux dont les pas venaient troubler le silence de son ténébreux royaume. Rien pourtant ne les interrompit dans leur marche, et au bout de quelques minutes ils arrivèrent au corps-de-garde abandonné. Les décombres de ce bâtiment servirent à les dérober à la vue des sentinelles, dont l’une à moitié endormie gardait la porte basse du château ; tandis que l’autre, assise sur les marches de pierre qui conduisaient au parapet du mur de clôture, dormait paisiblement auprès de son mousquet. Fenella fit signe à Peveril de marcher en silence et avec précaution, et lui montra, à sa grande surprise, par la fenêtre du vieux corps-de-garde, une barque avec quatre rameurs cachée au pied du rocher sur lequel le château était construit. C’était l’heure de la marée haute. Fenella, sans perdre de temps, lui fit comprendre qu’il devait descendre sur le bord de la mer par une échelle très-longue appuyée contre la fenêtre du bâtiment ruiné.

Julien était à la fois mécontent et effrayé de la sécurité et de la nonchalance des sentinelles, qui avaient laissé faire de semblables préparatifs sans s’en apercevoir et sans donner l’alarme ; et il se sentit un moment le désir d’appeler l’officier de garde pour lui reprocher sa négligence, et lui prouver combien il était facile, au moyen de quelques hommes déterminés, de surprendre Holm-Peel malgré la force naturelle de sa position, et quoiqu’on le regardât comme imprenable. Fenella parut deviner sa pensée, avec ce tact et cette finesse d’observation qui la dédommageaient des sens dont elle était privée : elle posa une main sur son bras, et mit un doigt de l’autre sur ses lèvres, comme pour lui imposer silence ; Julien, sachant qu’elle agissait d’après les ordres directs de la comtesse, se soumit sans hésiter, mais avec la résolution intérieure d’informer le comte le plus promptement possible du danger auquel le château était exposé de ce côté.

Cependant il descendit l’échelle avec précaution, car les échelons étaient inégaux, en partie rompus, humides et glissants. S’étant assis à la poupe de la barque, il fit signe aux bateliers de ramer et se retourna pour dire adieu à son guide. Mais, à son extrême surprise, il vit Fenella glisser le long de l’échelle périlleuse, plutôt que la descendre, et, au moment où la barque s’éloignait, y sauter en s’élançant du dernier échelon, avec une telle agilité qu’elle se trouva près de Peveril avant qu’il eût eu le temps de lui exprimer son étonnement et de lui faire des représentations. Il ordonna aux bateliers de retourner vers l’échelle ; et donnant à sa physionomie l’expression d’un mécontentement véritable, il s’efforça de faire comprendre à Fenella qu’elle devait retourner vers sa maîtresse. Mais elle, les bras croisés, le regardait avec un sourire hautain, qui annonçait la résolution inébranlable où elle était de poursuivre son dessein. Peveril, fort embarrassé, craignait à la fois d’offenser la comtesse, et de déranger son plan en donnant l’alarme, ce qu’en toute autre circonstance il n’eût pas balancé à faire. Quant à Fenella, il était évident que tous les gestes auxquels il pourrait recourir pour l’amener à la raison ne produiraient aucune impression sur elle : la seule question était donc de savoir comment, si elle partait avec lui, il parviendrait à se débarrasser d’une compagne de voyage si singulière et si peu convenable, et comment il pourrait le faire sans compromettre la sûreté de cette jeune fille.

Les bateliers décidèrent la question : après s’être reposés un moment sur leurs rames, et avoir échangé à voix basse quelques mots en allemand ou en hollandais, ils commencèrent à ramer vigoureusement, et furent bientôt à une certaine distance du château. La possibilité que les sentinelles leur envoyassent quelques balles, et même un boulet de canon, fut encore un sujet d’inquiétude momentanée pour Peveril ; mais ils s’éloignèrent de la forteresse, comme ils s’en étaient approchés, sans qu’aucun signal, aucun cri d’alarme pût leur faire croire qu’ils avaient été aperçus ; circonstance qui, aux yeux de Julien, acheva de rendre la négligence des sentinelles impardonnable, bien que les rames fussent garnies de chiffons et que les rameurs fissent le plus grand silence.

Parvenus à une assez grande distance du château, les rameurs redoublèrent leurs efforts, afin de joindre un petit bâtiment qui paraissait dans le lointain. Peveril remarqua que les bateliers se parlaient l’un à l’autre avec l’air du doute, et jetaient des regards inquiets sur Fenella, comme s’ils eussent craint d’avoir agi inconsidérément en l’emmenant avec eux.

Après un quart-d’heure de navigation, ils abordèrent le petit sloop, dont le capitaine attendait Peveril sur le pont avec des liqueurs et des rafraîchissements. Quelques mots que lui dirent à voix basse les bateliers le détournèrent un moment de ses soins officieux, et il courut au bord du bâtiment pour empêcher Fenella d’y monter. Peveril pensait qu’on la ferait retourner à terre ; mais elle était déterminée à surmonter tous les obstacles qu’on pourrait lui opposer. Comme on avait retiré l’échelle de commandement une fois que Julien avait été à bord du vaisseau, elle saisit le bout d’une corde, s’y cramponna, et se hissa sur le navire avec la rapidité d’un matelot, ne laissant à l’équipage d’autre moyen de l’empêcher de rester à bord que la force ouverte, à laquelle sans doute on ne voulut pas recourir. Une fois sur le pont, elle prit le capitaine par la manche, et l’emmena à la proue, où ils parurent s’entretenir par signes, comme gens qui se comprennent bien l’un l’autre.

Peveril oublia bientôt la présence de la jeune muette, et se mit à réfléchir sur sa situation et sur la probabilité qu’il allait être séparé pour long-temps de l’objet de ses affections ; « Constance, » se dit-il à lui-même, « Constance ! » Et, comme s’il eût cherché dans le ciel quelque rapport avec le sujet favori de ses rêveries, il fixa ses regards sur l’étoile polaire, dont la lumière scintillante brillait ce soir-là d’un éclat peu ordinaire. Il trouvait un charme inexprimable à observer cette clarté douce et constante, emblème d’une passion pure et d’une volonté ferme ; et pendant cette méditation, chacune de ses pensées, comme dirigée par l’influence de cet astre, semblait prendre un essor plus noble et plus sublime. Contribuer à assurer à son pays le bonheur et les bienfaits de la paix intérieure, s’acquitter avec zèle des devoirs que lui imposaient la reconnaissance et l’amitié, quelque périlleux qu’ils fussent, et considérer son amour pour Alice comme l’étoile protectrice qui devait le guider à de nobles exploits : telles étaient les résolutions que formait son esprit, et qui plongeaient son âme dans une mélancolie romanesque, préférable peut-être aux plus vifs transports de la joie.

Sa contemplation durait encore lorsque quelqu’un vint d’un mouvement léger se placer tout près de lui, et un soupir de femme se fit entendre de manière à troubler ses rêveries. Il tourna la tête et vit Fenella assise à son côté, les regards fixés sur la même étoile. Ce ne fut pas d’abord sans un peu de mauvaise humeur ; mais il était impossible d’en conserver long-temps contre un être si malheureux sous tant de rapports, si intéressant sous tant d’autres, contre une jeune fille dont les grands yeux noirs brillaient, humides de larmes, à la clarté de la lune, et dont l’émotion semblait prendre sa source dans une tendresse digne au moins de l’indulgence de celui qui en était l’objet. Julien résolut alors de profiter de cette occasion pour représenter à Fenella, autant qu’elle pouvait le comprendre, combien sa conduite était étrange. Il lui prit les mains avec affection, mais en même temps avec gravité ; lui montra la barque, puis le château, dont les tours et les longues murailles étaient à peine visibles encore à la distance où ils étaient, voulant par là lui faire entendre qu’elle ne pouvait se dispenser de retourner à Holm-Peel. Elle baissa les yeux, et secoua la tête d’une manière négative, qui marquait une résolution bien arrêtée. Julien recommença ses représentations, employant successivement le langage des yeux et celui des gestes : il mit la main sur son cœur pour désigner la comtesse ; il fronça le sourcil pour lui indiquer le mécontentement qu’elle éprouverait de son absence. À tout cela la jeune fille ne répondit que par des pleurs.

Enfin, comme si les remontrances multipliées de Julien l’eussent forcée de s’expliquer, elle le saisit tout à coup par le bras, pour fixer son attention, jeta à la hâte un regard autour d’elle comme pour s’assurer qu’elle n’était point observé, puis, passant l’autre main en travers sur son cou gracieux, elle lui montra la barque et le château, et fit encore un mouvement de tête négatif. Tout ce qu’il put conclure de ces signes, c’est qu’il était menacé de quelque danger personnel, dont elle croyait que sa présence pouvait le préserver. Quelle que fût son idée, sa résolution paraissait irrévocablement prise ; du moins il était clair qu’il n’avait aucun pouvoir de l’en détourner. Il fallait donc qu’il attendît la fin de cette courte traversée pour se débarrasser de sa compagne ; jusque là, puisque rien ne détruisait le soupçon qu’elle avait conçu pour lui un attachement funeste, ce qu’il avait à faire de mieux, dans l’intérêt de la jeune fille et pour sa propre dignité, c’était de se tenir aussi éloigné d’elle que les circonstances le permettraient. En conséquence, il lui fit le signe dont elle avait coutume de se servir pour annoncer qu’elle allait se coucher, et lui ayant ainsi conseillé d’aller se reposer, il demanda qu’on le conduisît à sa chambre.

Le capitaine s’empressa de le satisfaire, et il se jeta dans son hamac pour y chercher le repos que l’exercice et l’agitation du jour précédent, ainsi que l’heure avancée de la nuit, lui rendaient si nécessaire. Un sommeil profond et lourd s’empara de lui promptement ; mais ce sommeil dura peu. Julien fut d’abord troublé par les cris d’une femme, puis il crut entendre distinctement la voix d’Alice Bridgenorth l’appeler par son nom.

Il s’éveilla, et se levant brusquement pour sauter à bas de son lit, il reconnut au balancement du hamac et au mouvement du navire qu’il était abusé par un rêve. Cependant, il doutait encore : tant l’impression qu’il venait d’éprouver avait été vive ! Les cris : Julien Peveril, au secours ! Julien Peveril ! » retentissaient encore à son oreille. Ces accents étaient bien ceux d’Alice, et il avait peine à se persuader que son imagination l’avait trompé. Était-il possible qu’elle fût dans le même vaisseau que lui ? Cette pensée tirait quelque vraisemblance du caractère de Bridgenorth et des intrigues dans lesquelles il était engagé. Mais si cela était, à quel péril était-elle donc exposée, pour qu’elle l’appelât à haute voix à son secours ?

Déterminé à sortir d’une si cruelle anxiété, il s’élança de son hamac à demi vêtu, et marcha à tâtons dans sa petite chambre, où régnait la plus profonde obscurité. Après bien des difficultés, il trouva la porte ; mais ne pouvant venir à bout de l’ouvrir, il fut obligé d’appeler ceux qui faisaient le quart. Le patron, ou capitaine, le seul homme de l’équipage qui parlât anglais, accourut à la voix de Julien, qui lui demanda d’où provenait le bruit qu’il venait d’entendre.

« Ce n’est rien, répondit le capitaine, c’est la jeune fille qu’on emmène dans la chaloupe. Elle a un peu pleuré en quittant le bâtiment, voilà tout. »

Cette explication satisfit Julien, qui ne s’étonna pas que quelque violence eût été nécessaire pour enlever Fenella ; et quoiqu’il se réjouît de n’en avoir pas été témoin, il ne fut pas fâché qu’on eût employé ce moyen. L’obstination de la jeune fille à rester à bord, et la difficulté qu’il aurait trouvée à se débarrasser d’elle une fois qu’il aurait été à terre, lui avaient donné une inquiétude que ce coup hardi du capitaine fit cesser.

Son rêve se trouvait ainsi pleinement expliqué. Son imagination, trompée par les cris violents et inarticulés de Fenella qu’on entraînait malgré elle, avait cru entendre la voix et les accents d’Alice Bridgenorth. L’imagination nous joue souvent dans le sommeil des tours bien plus étranges.

Le capitaine ouvrit la porte enfin, et parut avec une lanterne, sans le secours de laquelle Peveril n’aurait pu que difficilement regagner son hamac, où il dormit d’un sommeil doux et profond jusqu’au moment où le capitaine vint l’appeler pour déjeuner. Il s’aperçut alors que le jour était déjà fort avancé.



CHAPITRE XX.

L’HUISSIER À VERGE NOIRE.


Quel est cet être qui me poursuit comme mon ombre, et qui ressemble à un esprit errant au clair de la lune ?
Ben Johnson.


Peveril trouva le capitaine du bâtiment moins grossier que ne le sont ordinairement les gens de sa profession, et il reçut de lui tous les détails qu’il pouvait désirer relativement au départ de Fenella, sur laquelle le capitaine faisait pleuvoir une nuée de malédictions, pour l’avoir obligé à jeter l’ancre, jusqu’à ce que la barque chargée de la reconduire à terre fût revenue.

« J’espère, dit Peveril, que les moyens employés pour la déterminer à partir n’auront pas été trop violents, et qu’elle n’aura fait aucune folle résistance ?

« Aucune résistance ! mein Gott ! s’écria le capitaine ; elle a résisté comme un escadron de cavalerie ; elle criait à se faire entendre de Whitehaven ; elle grimpait aux cordages comme un chat sur une cheminée ; mais elle en a l’habitude, c’est un tour de son ancien métier. — De quel métier voulez-vous parler, dit Peveril ? — Oh ! dit le capitaine, je la connais mieux que vous, mein herr ; je l’ai connue toute petite fille ; elle appartenait à un seiltanzer, lorsque cette milady de là-bas a eu la bonne fortune de l’acheter. — Un seiltanzer ! que voulez-vous dire par ce mot ? — Je veux dire un danseur de corde, un jongleur, un faiseur de tours. Je connaissais fort bien Adrien Brackel : il vendait des poudres, qui vidaient les estomacs des autres et remplissaient sa bourse. Ah ! mein Gott ! j’ai bien connu Adrien Brackel, j’ai fumé plus d’une livre de tabac avec lui. »

Peveril se ressouvint alors que Fenella avait été attachée à la famille pendant un voyage que la comtesse avait fait sur le continent, et lorsque le jeune comte et lui étaient en Angleterre. La comtesse ne leur avait jamais dit où elle avait trouvé cette jeune fille ; elle leur avait donné seulement à entendre qu’elle s’en était chargée par compassion, afin de la tirer d’une situation très-misérable. Julien fit part de ces détails au communicatif capitaine ; celui-ci répondit qu’il ne savait rien de cette situation misérable, sinon qu’Adrien Brackel avait coutume de battre la petite fille quand elle ne voulait pas danser, et qu’il la laissait mourir de faim pour l’empêcher de grossir et de grandir. Quant au marché entre la comtesse et le jongleur, c’était lui-même qui l’avait fait, la comtesse ayant loué son sloop pour le voyage au continent. Personne que lui ne savait d’où venait la muette. La comtesse l’avait vue sur un théâtre d’Ostende, et elle avait eu pitié de sa triste condition et de la manière dont elle était traitée. Mylady l’avait chargé alors d’acheter la pauvre créature, et lui avait recommandé le plus grand silence envers les gens de sa suite. « Aussi le gardé-je, » ajouta ce scrupuleux confident, « quand je suis dans le port de Man ; mais quand je suis au large, je suis maître de ma langue, comme vous savez. Les superstitieux insulaires disent que c’est une wechselbalg, ce que vous appelez, vous autres, un lutin, un enfant supposé. N’ont-ils donc jamais vu de wechselbalg. J’en ai vu une à Cologne, moi : elle était deux fois grosse comme cette jeune fille. Elle grugeait les pauvres gens avec qui elle vivait ; elle dévorait tout, comme fait le coucou dans le nid du moineau. Mais cette Fenella ne mange pas plus que les autres filles : ce n’est pas là une wechselbalg. »

Julien tirait bien la même conclusion, mais par une suite de raisonnements fort différents. Tandis que le capitaine lui parlait, il réfléchissait que la flexibilité singulière des membres de cette malheureuse fille et l’agilité de ses mouvements provenaient du rude apprentissage qu’elle avait fait sous Adrien Brackel, et il songeait avec un sentiment pénible que c’était pendant cette enfance, errante et aventureuse, qu’elle avait reçu le germe de ses passions fantasques et capricieuses. Nourri dans les préjugés aristocratiques, Julien trouva dans ces anecdotes sur la première condition de Fenella de nouveaux motifs de se féliciter qu’on l’eût débarrassé d’elle, et cependant il aurait désiré que le capitaine lui donnât encore d’autres détails sur le même sujet. Mais celui-ci avait dit tout ce qu’il savait. Il ignorait quels étaient les parents de la jeune fille : seulement il fallait que son père fût un misérable, un damné coquin, pour avoir vendu sa chair et son sang à Adrien Brackel ; car ce n’était qu’à prix d’argent que le jongleur était devenu possesseur de la jeune muette.

Cette conversation servit à éloigner tous les doutes qui avaient commencé à s’élever dans l’esprit de Peveril sur la fidélité du capitaine, puisqu’il paraissait avoir connu autrefois la comtesse, et avoir eu quelque part à sa confiance. Le geste menaçant de Fenella ne lui parut mériter aucune attention sérieuse, et il ne le regarda plus que comme une nouvelle preuve de son caractère irritable.

Il s’amusait à se promener sur le pont, réfléchissant aux événements passés de sa vie, et à ceux que l’avenir lui préparait, mais bientôt son attention fut forcée de changer d’objet. Le vent, qui commençait à s’élever du nord-ouest par bouffées, était tout à fait contraire à la marche que le bâtiment devait suivre, et le capitaine, après beaucoup d’efforts pour y résister, déclara que son sloop, qui n’était pas excellent voilier, était hors d’état de gagner le port de Whitehaven, et que, forcé de suivre le vent, il allait se diriger vers Liverpool. Peveril ne fit aucune objection. Son voyage par terre en serait un peu moins long dans le cas où il se rendrait au château de son père ; et, de façon ou d’autre, les intérêts de la comtesse n’en souffriraient nullement.

Le bâtiment fut donc mis sous le vent, et marcha avec rapidité. Mais le capitaine, alléguant des raisons de prudence, refusa d’entrer dans l’embouchure du Mersey pendant la nuit ; et ce ne fut que le lendemain que Peveril eut la satisfaction d’aborder sur le quai de Liverpool, qui montrait déjà les symptômes de cette prospérité commerciale parvenue depuis à un si haut degré.

Le capitaine, qui connaissait parfaitement cette ville, indiqua à Julien une auberge passable, fréquentée principalement par les marins. Ce n’est pas que Peveril fût entièrement étranger dans Liverpool où il était déjà venu ; mais il ne jugea pas à propos de se montrer alors dans aucun endroit où il pût être reconnu. Il prit congé du capitaine après l’avoir forcé, non sans quelque peine, à accepter une petite récompense pour les gens de son équipage. Quant au prix du passage, le capitaine le refusa obstinément, et tous deux se séparèrent de la manière la plus polie.

L’auberge était remplie d’étrangers, de marins et de commerçants, tous occupés de leurs affaires, et les discutant avec cette vivacité bruyante si ordinaire dans un port de mer où le commerce a une certaine activité. Mais à ces entretiens, qui roulaient presque tous sur des affaires de négoce, il se mêlait un sujet général de conversation qui paraissait intéresser également tous ceux qui étaient présents, de manière qu’au milieu de discussions sur le fret, le tonnage, les staries et autres choses pareilles, on distinguait ces mots prononcés avec colère : « Complot damnable ! maudit complot ! odieux et sanguinaires papistes ! Le roi est en danger ! La potence est trop douce pour eux ! » etc.

Il était évident que la fermentation qui régnait à Londres s’était étendue jusqu’à ce port éloigné, et qu’elle s’y développait avec cette violence orageuse qui donne aux habitants des bords de la mer quelque analogie avec les vagues et les vents auxquels ils sont si habitués. Les intérêts commerciaux et maritimes de l’Angleterre étaient anti-catholiques, bien qu’il ne soit peut-être pas facile d’en donner la raison, puisque les disputes théologiques ne paraissaient y avoir aucun rapport. Mais il arrive communément que, dans les classes inférieures du peuple, le zèle est en raison inverse des connaissances : aussi les marins se montraient-ils d’autant plus ardents pour le protestantisme, qu’ils ne comprenaient pas un mot à la controverse des deux Églises. Quant aux marchands, ils étaient presque tous ennemis jurés de la noblesse du Lancashire et du Cheshire, dont la plus grande partie était encore attachée à l’Église de Rome, dix fois plus odieuse aux gens de commerce depuis que sa croyance était devenue la marque distinctive de l’aristocratie hautaine de leurs voisins.

D’après le peu que Peveril recueillit ainsi des opinions du peuple de Liverpool, il jugea qu’il agirait prudemment en quittant cette ville le plus tôt possible et avant qu’on pût le soupçonner d’avoir des liaisons avec le parti qui paraissait être si odieux.

Mais, pour achever son voyage, il fallait qu’il achetât un cheval ; dans ce dessein, il résolut d’avoir recours aux écuries d’un maquignon bien connu à cette époque, et qui demeurait à l’une des extrémités de la ville : s’étant fait donner son adresse, il s’y rendit sur-le-champ.

Les écuries de Joe Bridlesley offraient un nombreux assemblage des meilleurs chevaux ; car ce commerce était alors beaucoup plus considérable qu’il ne l’est à présent. C’était une chose fort ordinaire dans ce temps-là que de voir un étranger acheter, pour un voyage seulement, un cheval qu’il revendait ensuite, quand il était arrivé au lieu de sa destination. Il résultait de cet usage des demandes continuelles, auxquelles les marchands étaient toujours en mesure de satisfaire ; et Bridlesley, ainsi que ses confrères, faisait probablement sur de tels marchés de très-gros bénéfices.

Julien, qui était assez bon connaisseur, choisit un cheval vigoureux et bien fait, d’environ seize palmes de hauteur, et le fit conduire dans la cour, afin de juger si son allure répondait à son extérieur. Tout paraissant lui convenir, il ne fut plus question que de régler le prix du coursier. Bridlesley, comme de raison, jura que son chaland avait choisi le meilleur cheval qui eût jamais passé la porte de ses écuries depuis qu’il s’était mis dans ce commerce ; et que désormais il était impossible de se procurer un cheval de cette espèce, attendu que la jument dont il provenait était morte ; puis il demanda un prix proportionné à cet éloge préparatoire : alors commencèrent les débats qui ont lieu d’ordinaire entre le vendeur et l’acheteur pour arriver à ce que les marchands français appellent un juste prix.

Si le lecteur n’est pas étranger à cette espèce de trafic, il sait qu’en général il donne lieu à une foule de quolibets et de jeux de mots, et qu’un marché de cette nature attire ordinairement un cercle d’oisifs toujours prêts à donner leur avis ou à offrir leur témoignage. Parmi eux se trouvait en cette occasion un homme fluet, d’une taille au-dessous de la moyenne, et assez mesquinement vêtu, mais qui parlait avec un ton de confiance propre à montrer qu’il connaissait fort bien l’objet dont il était question. Le prix du cheval ayant été convenu à quinze livres sterling, prix considérable pour l’époque, il restait à fixer celui de la selle et de la bride ; l’homme à la taille mince, à la tournure mesquine, trouva presque autant à dire sur ce sujet que sur l’autre. Comme chacune de ses remarques était toujours faite dans l’intérêt de l’acheteur, Peveril en conclut que c’était un de ces oisifs qui, ne pouvant pas ou ne voulant pas satisfaire leurs goûts à leurs propres dépens, se procuraient une sorte de dédommagement par une complaisance officieuse pour les autres. Espérant obtenir quelques renseignements utiles de cet homme, Julien allait lui offrir poliment de vider une bouteille avec lui, quand il s’aperçut tout-à-coup qu’il avait disparu. À peine avait-il fait cette remarque, que plusieurs chalands entrèrent dans la cour, et d’un air de hautaine importance réclamèrent à l’instant l’attention de Bridlesley et de toute sa suite de jockeys et de palefreniers.

« Trois bons chevaux sur-le-champ, » dit celui qui paraissait être leur chef, et qui était un homme gros et corpulent, tout plein de son importance et de la bonne opinion de son énorme personne ; « trois bons et vigoureux chevaux pour le service des communes d’Angleterre. »

Bridlesley répondit qu’il avait dans ses écuries plusieurs chevaux, dignes d’être montés au besoin par le président lui-même, mais que, pour dire la vérité comme un chrétien, il venait de vendre le meilleur au jeune gentilhomme qui était présent, et qui sans doute consentirait sans peine à céder son marché, puisqu’il s’agissait du service de l’État. — C’est bien parler, ami, » dit le personnage qui prenait un air important, et s’avançant aussitôt vers Julien, il lui demanda avec beaucoup de hauteur de lui céder le cheval qu’il venait d’acheter.

Peveril réprima avec difficulté le désir violent qu’il éprouvait de répondre par un refus positif à une demande aussi déraisonnable et aussi désobligeante ; mais il se ressouvint heureusement que la situation dans laquelle il se trouvait en ce moment exigeait de sa part la plus grande circonspection. Il répondit donc simplement à l’étranger que, s’il lui prouvait qu’il était autorisé à prendre des chevaux pour le service public, il renoncerait tout de suite à son marché.

L’étranger, affectant un air d’extrême dignité, tira de sa poche et mit entre les mains de Peveril un warrant signé par le président de la chambre des communes, autorisant Charles Topham, huissier de la verge noire, à poursuivre et arrêter certains individus désignés dans cet écrit, ainsi que toute autre personne qui était ou qui serait accusée par témoins compétents d’être fauteur et complice de la conspiration infernale et damnable des papistes, conspiration ourdie dans le sein même du royaume : l’écrit se terminait par la sommation faite à tout loyal et fidèle sujet de prêter sur-le-champ aide et assistance audit Charles Topham dans l’exécution de son mandat.

À la lecture d’une pièce aussi importante, Julien n’hésita plus à céder son cheval à ce redoutable fonctionnaire, qu’on a comparé à un bon que la chambre des communes devait nourrir de mandats d’arrêt, puisqu’elle voulait conserver un tel animal ; en sorte que les mots « Attrape-le, Topham » devinrent un proverbe et un proverbe terrible dans la bouche du peuple.

La condescendance de Peveril envers l’émissaire lui valut les bonnes grâces de ce dernier, qui, avant de choisir des chevaux pour les gens de sa suite, permit à Julien de s’arranger d’un cheval gris, bien inférieur, il est vrai, à celui qu’il venait de céder, mais dont le prix était un peu plus modéré, quoiqu’il fût encore très-élevé ; car l’honnête Bridlesley, voyant qu’on lui demandait des chevaux pour les communes d’Angleterre, avait pris tout-à-coup la résolution tacite d’augmenter de vingt pour cent la valeur de toute son écurie.

Peveril convint du prix et paya cette fois sans s’amuser à marchander, car, pour parler clairement, il avait vu dans le mandat de M. Topham le nom de son père, sir Geoffrey Peveril de Martindale-Castle, comme étant l’un des individus qui devaient être arrêtés.

Julien n’avait donc rien de plus pressé que de quitter Liverpool sur-le-champ, et de voler dans le Derbyshire pour y donner l’alarme, si toutefois il y arrivait avant que M. Topham eût exécuté l’ordre qu’il avait reçu, ce qui ne paraissait pas vraisemblable, car naturellement il devait commencer par s’assurer de ceux qui vivaient dans le voisinage des ports de mer. Quelques mots qu’il entendit le confirmèrent dans cette opinion.

« Écoutez bien, l’ami, dit M. Topham : vous ferez conduire ces chevaux dans deux heures à la porte de M. Shortell, marchand mercier ; nous allons nous y rafraîchir avec quelque bonne bouteille de vin, et nous informer en même temps s’il ne se trouve point aux environs des gens qui aient quelque chose à démêler avec moi. Et vous aurez soin de faire rembourrer cette selle, car j’ai entendu dire que les chemins du Derbyshire sont en mauvais état. Quant à vous, capitaine Dangerfield, et à vous, maître Éverett, ayez soin de mettre vos lunettes de protestant, afin de me dépister jusqu’à l’ombre d’un prêtre catholique, et même jusqu’au partisan d’un prêtre ; car je viens avec un balais pour nettoyer ce pays du nord d’un pareil bétail. »

L’un de ceux auxquels il s’adressait, et qui avait toutes les apparences d’un pauvre diable ruiné, lui répondit :

« Oui, monsieur Topham, vous avez raison, il est temps de balayer le grenier. »

L’autre, qui avait une paire de moustaches formidables, un nez rouge, un habit dont les galons étaient ternis et rougis, et un chapeau de la dimension de celui de Pistol, répondit d’une manière moins laconique.

« Je veux être damné, dit ce zélé protestant, si je ne reconnais la marque de la bête sur toutes gens, depuis l’âge de seize ans jusqu’à celui de soixante et dix-sept, aussi distinctement que s’ils faisaient le signe de la croix avec de l’encre au lieu de le faire avec de l’eau bénite. Puisque nous avons un roi qui veut faire justice et une chambre des communes qui encourage les poursuites, la bonne cause, Dieu me damne ! ne doit point pâtir faute de dénonciations. — Tenez-vous-en là, noble capitaine, répondit l’officier supérieur ; mais gardez vos serments, je vous prie, pour la cour de justice ; c’est les prodiguer follement que de les semer comme vous le faites dans la conversation ordinaire. — Ne craignez rien, monsieur Topham, reprit Dangerfield, il n’y a pas de mal qu’un honnête homme entretienne les talents qu’il possède. Si, dans la conversation particulière, je perdais l’habitude des serments, comment saurais-je en faire dans les occasions plus solennelles ? Mais jamais vous ne m’entendrez prononcer un serment papiste. Je ne jure ni par la messe, ni par saint George, ni par autre chose qui appartienne au culte idolâtre ; il ne sort de ma bouche que des serments dignes d’un pauvre gentilhomme protestant qui veut servir Dieu et son roi. — Voilà qui est bravement parlé, noble Festus, dit son camarade. Mais quoique je n’orne pas mes discours de serments inutiles, soyez certain que je ne me trouverai point en défaut lorsqu’il sera question de porter témoignage sur la hauteur et la profondeur, la largeur et la longueur de cet infernal complot contre le roi et l’Église protestante. »

Fatigué et dégoûté du colloque si naïvement brutal de ces étranges personnages, Peveril se hâta de régler avec Bridlesley, et prit enfin son cheval gris par la bride pour l’emmener ; mais il était à peine hors de la cour du maquignon, qu’il éprouva une certaine inquiétude en entendant la conversation suivante, dont il paraissait être l’objet.

« Quel est ce jeune homme, » demanda d’une voix lente et douce le plus concis des deux recors de Topham. Il me semble que je l’ai vu quelque part. Est-il de ce pays ? — Non pas que je sache, » répondit Bridlesley, qui, de même que tous les habitants de l’Angleterre à cette époque, répondait aux questions de ces drôles avec le même respect qu’on a en Espagne pour celles d’un inquisiteur. « C’est un étranger, tout à fait étranger, en vérité. C’est la première fois que je le vois. Un jeune poulain sauvage, j’en réponds : il connaît aussi bien que moi la bouche d’un cheval. — Je commence à croire que j’ai vu une figure comme la sienne à l’assemblée des jésuites qui se tient à la taverne du Cheval-Blanc, dit Éverett. — Et moi, dit le capitaine Dangerfield, je crois me souvenir… — Allons, allons, maître et capitaine, » cria la voix impérieuse de Topham, « nous n’avons pas besoin de vos souvenirs à présent ; nous savons d’avance où ils tendent. Mais il est bon que vous sachiez que vous ne devez courir le gibier que lorsque vous n’êtes plus en laisse. Ce jeune homme a bonne mine, et il a cédé son cheval de bonne grâce lorsqu’il a été question du service de la chambre des communes. Il sait comment on doit se conduire envers ses supérieurs, je vous le garantis, et je doute qu’il ait assez d’argent dans sa bourse pour payer les frais de son arrestation. »

Ainsi finit ce dialogue, que Peveril crut devoir écouter jusqu’au bout, puisqu’il était si fort intéressé à savoir quelle en serait la conclusion. Maintenant il jugea que le parti le plus prudent était de sortir de la ville sans être observé, et de prendre le chemin le plus court pour se rendre au château de son père. Il avait réglé son compte à l’auberge où il était descendu en arrivant, et il avait apporté chez Bridlesley sa petite valise, de manière qu’il n’avait pas besoin d’y retourner. Il résolut donc de faire quelques milles sans s’arrêter, même pour faire donner l’avoine à son cheval : connaissant assez bien le pays, il espérait arriver au château de Martindale avant l’honorable M. Topham, dont la selle devait d’abord être rembourrée, et qui, une fois à cheval, marcherait probablement avec toutes les précautions d’un homme qui redoute les conséquences d’un trot rude et fatigant.

D’après ces réflexions, Julien prit la route de Warrington, ville qu’il connaissait parfaitement, mais où il ne songea point à s’arrêter ; et, traversant le Mersey, il se dirigea vers Dishley, sur les frontières du Derbyshire. Il eût atteint ce dernier village sans peine, si son cheval avait été plus propre à une marche forcée ; mais, dans le cours de son voyage, il eut plus d’une fois occasion de maudire la dignité officielle de celui qui l’avait privé si mal à propos d’une meilleure monture.

Après avoir suivi le chemin qui lui parut le plus direct dans un pays dont il n’avait que des notions très-générales, il se vit enfin obligé de faire halte près d’Altringham, et ne fut plus occupé que du soin de chercher un endroit tranquille et isolé pour se reposer. Il vit bientôt un petit hameau dont la maison la plus considérable était à la fois un moulin et une auberge. L’enseigne qui annonçait la double et honnête profession du propriétaire, John Whitecraft, représentait un chat (fidèle allié du meunier pour la défense des sacs de farine), mais un chat botté comme le Grimalkin des contes de fées[63], et jouant du violon pour se donner plus de grâce.

Cet endroit promettait au voyageur qui voulait garder l’incognito, sinon toutes ses commodités, du moins une retraite plus sûre qu’une hôtellerie très-fréquentée. Julien descendit donc de cheval à l’auberge du Chat botté qui joue du violon.



CHAPITRE XXI.

L’ÉTRANGER.


Dans ces temps de trouble, chacun redoute les stratagèmes sanguinaires des têtes ardentes.
Otway.


En mettant pied à terre, Julien reçut tous les soins respectueux que l’on rend ordinairement aux voyageurs qui se présentent dans une auberge d’un ordre inférieur. Son cheval fut conduit par un rustre en guenilles, qui remplissait le rôle de valet d’écurie, dans une espèce d’étable, où pourtant il ne manqua ni de foin ni de litière.

Après s’être assuré qu’on avait convenablement pourvu aux besoins de l’animal dont sa sûreté dépendait, Peveril entra dans la cuisine, qui servait en même temps de salon et de salle à manger, et il demanda ce qu’on pouvait lui donner pour se réconforter. Il apprit à sa grande satisfaction qu’il n’y avait qu’un seul étranger dans l’auberge ; mais cette satisfaction diminua beaucoup quand il sut qu’il fallait ou partir sans dîner, ou se résoudre à partager avec l’étranger les seules provisions qui se trouvaient pour le moment dans l’auberge, et qui consistaient en un plat de truites et d’anguilles pêchées par l’hôte dans le courant qui faisait tourner la roue de son moulin.

À la requête particulière de Julien, l’hôtesse s’engagea à ajouter un plat substantiel d’œufs au lard, ce qu’elle n’eût peut-être pas fait, si l’œil perçant de Peveril n’eût découvert la tranche de lard suspendue dans sa retraite enfumée : comme elle ne pouvait en nier l’existence, force lui fut d’en donner une partie pour le dîner.

C’était une femme d’environ trente ans, agréable et de bonne mine, qui par son air d’enjouement faisait honneur au meunier son époux. Elle était assise alors sous le manteau d’une vaste et antique cheminée, centre des occupations qui lui étaient dévolues, et préparait avec activité les mets nourrissants qui réparent les forces du voyageur fatigué, et le disposent à se remettre joyeusement en chemin. Bien que la bonne femme eût paru d’abord très-peu disposée à se donner beaucoup de peine pour Julien, cependant la belle tournure, la figure agréable et les manières polies de son nouvel hôte attirèrent bientôt une grande partie de son attention, et, tout en s’occupant des préparatifs du dîner, elle le regardait de temps en temps avec un air de complaisance qui semblait aussi révéler un sentiment de pitié. La fumée qui s’exhalait de la poêle où étaient le lard et les œufs se répandit dans toute la cuisine, et le frémissement de cette friture savoureuse faisait chorus avec le bouillonnement de la casserole où le poisson cuisait à petit feu. La table fut couverte d’une nappe fort propre, et tout était déjà prêt pour le repas que Julien commençait à attendre avec impatience, quand le compagnon qui devait le partager avec lui entra dans la salle.

Dès le premier regard, Julien reconnut, à sa grande surprise, ce même homme fluet et mesquinement vêtu qui, pendant son premier marché avec Bridlesley, avait donné son avis d’une manière si officieuse. Déjà mécontent d’être obligé d’accepter la compagnie d’un étranger, Peveril le fut bien davantage en trouvant en lui un homme qui pouvait avoir quelque prétention à être de sa connaissance, et cela dans un moment où les circonstances le forçaient à beaucoup de réserve. Il lui tourna donc le dos, et feignit de s’amuser à regarder par la fenêtre, déterminé à éviter toute espèce de conversation, à moins qu’il n’y fût inévitablement contraint.

Pendant ce temps, l’étranger s’avança droit vers l’hôtesse tout occupée des soins du ménage, et lui demanda à quoi elle songeait de préparer des œufs au lard, quand il lui avait positivement recommandé de ne lui apprêter que du poisson.

La bonne femme, prenant cet air d’importance qui distingue ordinairement toute personne revêtue des hautes fonctions de la cuisine, affecta un moment de n’avoir pas entendu le reproche de son hôte, et lorsqu’il lui plut d’y faire attention, ce ne fut que pour répondre d’un ton magistral et fier que, s’il n’aimait pas le lard d’un porc qui avait été nourri de pois et de son, et les œufs de ses poules, frais pondus et recueillis de ses propres mains, c’était tant pis pour Son Honneur, et tant mieux pour ceux qui les aimaient. — Tant mieux pour ceux qui les aiment ! reprit l’hôte ; serait-ce donc que je dois avoir un compagnon de table, bonne femme ? — Ne prenez pas la peine, monsieur, de m’appeler bonne femme avant que j’aie pris celle de vous appeler bon homme, dit l’hôtesse ; et je vous certifie que beaucoup de gens se feraient scrupule de donner ce nom à qui refuse de manger des œufs au lard le vendredi. — Ne donnez pas une mauvaise interprétation à mes paroles, ma bonne hôtesse ; je ne doute pas que votre lard et vos œufs ne soient excellents, mais c’est une nourriture trop pesante pour mon estomac. — Et pour votre conscience aussi, peut-être, répondit l’hôtesse. Et maintenant que j’y songe, vous désiriez sans doute que votre poisson fut assaisonné à l’huile, au lieu de la bonne graisse que j’allais y mettre. Je voudrais bien savoir ce que tout cela signifie ; mais je réponds que John Bigstaff, le constable, pourrait en expliquer quelque chose. »

Il se fit un moment de silence. Julien, assez alarmé de la tournure que prenait cette conversation, tâcha d’épier le jeu muet qui y succéda. Portant un peu la tête à gauche, mais sans tourner le corps et sans quitter la fenêtre, il lui sembla remarquer que l’étranger, se croyant sûr de ne pas être observé, s’était doucement approché de l’hôtesse et lui avait glissé dans la main une pièce d’argent. Le changement de ton de la meunière le confirma dans cette idée.

« Au surplus, dit-elle, ma maison est celle de la liberté ; il doit en être de même de toute maison publique. Que m’importe ce qu’on y mange, ou ce qu’on y boit, pourvu que je sois payée honorablement ? Il y a beaucoup de braves gens dont l’estomac ne peut digérer le lard et la graisse, surtout un vendredi ; mais tout cela m’est égal dès que je suis honnêtement récompensée de mes peines. Ce que je veux dire, c’est que d’ici à Liverpool on ne saurait trouver de meilleur lard et de meilleurs œufs que chez moi ; et cela je le soutiendrais à la vie et à la mort. — Je suis loin de vouloir vous le contester, dit l’étranger ; » et se tournant vers Julien : « Je désire, ajouta-t-il, que monsieur, qui doit sans doute être mon compagnon de table, trouve de son goût les excellentes choses que je ne puis l’aider à manger. — Je vous assure, monsieur, » dit Peveril, qui se vit alors forcé de se retourner et de répondre, « que c’est avec difficulté que je suis parvenu à faire ajouter mon couvert au vôtre, et que votre hôtesse ne s’est déterminée qu’avec peine au sacrifice des œufs et du lard qu’elle est si impatiente en ce moment de voir consommer. — Je ne suis impatiente, reprit l’hôtesse, que de voir mes hôtes manger ce que je leur sers, et payer leur écot, et si dans un seul plat il y a suffisamment pour deux, je ne vois pas la nécessité d’en apprêter un second. Quoi qu’il en soit, les voilà prêts l’un et l’autre… Alice ! Alice ! »

Ce nom si bien connu fit tressaillir Julien ; mais l’Alice qui vint à cet appel ne ressemblait guère à l’objet aimable dont le souvenir s’offrait à l’imagination de Peveril : c’était une grosse servante mal tournée, chargée des plus bas emplois de l’auberge. Elle aida sa maîtresse à mettre les plats sur la table, et un pot d’ale mousseuse, brassée au moulin, fut placé au milieu. Dame Whitecraft répondit de sa qualité : « Car, dit-elle, nous savons par expérience que trop d’eau noie le meunier, et nous l’épargnons dans notre bière comme sous la roue de notre moulin. — Je bois donc à votre santé, dame Whitecraft, dit l’étranger, ainsi qu’à l’oubli de notre petite altercation, et je vous remercie de votre excellent poisson. — Je vous rends grâces, monsieur ; mais quant à vous rendre raison, je ne l’ose ; car notre cher homme prétend que cette ale est trop forte pour les femmes. Je me contente de boire de temps à autre un verre de vin des Canaries avec une voisine ou avec quelqu’une de mes pratiques. — Vous en boirez donc un verre avec moi, chère hôtesse, dit Peveril, si vous voulez m’en donner un flacon. — Vous l’aurez, monsieur, et aussi bon qu’aucun de ceux qui aient jamais été bus, mais il faut que j’aille au moulin afin de demander la clef à notre homme. »

En parlant ainsi, elle retroussa sa robe dans ses poches, afin de marcher d’un pas plus alerte et de garantir ses vêtements de la poussière, et elle courut au moulin, qui était tout près de là.


« Elle est gentille et dangereuse
La jeune épouse du meunier, »


dit l’étranger en regardant Peveril. « N’est-ce pas là ce que dit Chaucer. — Je… je crois que oui, » répondit Julien, qui n’avait jamais lu Chaucer (à cette époque on le lisait encore moins qu’à présent), et qui était fort surpris d’entendre une pareille citation sortir de la bouche d’un homme à tournure mesquine.

« Oui, reprit l’étranger, je vois que, comme tous les jeunes gens du temps, vous connaissez mieux Cowley et Waller que « la source du pur anglais. » Je ne puis m’empêcher d’être d’un avis différent. Il y a dans le vieux barde de Woodstock un naturel qui vaut toutes les tournures spirituelles et travaillées de Cowley, et toute la simplicité artificielle du courtisan son émule. Je citerai pour exemple le portrait de la coquette de village :


Elle était fantasque et légère
Comme la biche aventurière ;
Fraîche comme une tendre fleur,
Droite comme un trait du chasseur.


Et de la passion, où en trouverez-vous davantage que dans la scène de la mort d’Arcite ?


Ô reine de mon âme ! ô toi, femme accomplie !
Toi qui m’as su donner, toi qui m’ôtes la vie ;
Qu’est-ce donc que ce monde, et qu’y vient-on chercher ?
L’homme y cherche l’amour afin de s’attacher ;
S’il le trouve, aussitôt la mort, toujours pressée,
Le fait descendre seul dans la tombe glacée.


Mais je vous fatigue, monsieur, et je sers mal le poète que je ne cite que par lambeaux. — Au contraire, monsieur, répondit Peveril, vous me rendez Chaucer plus intelligible que je ne l’ai trouvé quand j’ai essayé de le lire. — Vous vous êtes probablement laissé effrayer par la vieille orthographe et les lettres gothiques, reprit l’étranger. Il en est de même de beaucoup d’écoliers qui prennent une noisette facile à casser pour une balle qui doit leur briser les dents. Mais vous savez mieux employer les vôtres : vous offrirai-je de ce poisson ? — Non, » répondit Julien, qui n’était pas fâché de prouver qu’il possédait quelque érudition ; « Je suis de l’avis du vieux Caïus[64], je pense qu’il faut se battre quand on ne peut faire autrement, et ne pas manger de poisson. »

L’étranger jeta autour de lui un regard inquiet à cette observation, que Julien avait risquée pour découvrir, s’il était possible, la véritable qualité de son compagnon, dont le langage était si différent de celui qu’il avait tenu chez le maquignon Bridlesley. Quoique ses traits fussent assez ordinaires, pour ne pas dire communs, sa physionomie avait cet air d’intelligence que l’éducation donne à la figure la moins agréable ; et ses manières étaient si naturelles, si aisées, qu’elles prouvaient clairement une grande habitude de la société, et de celle même du plus haut rang. Le trouble qu’il avait manifesté à la réponse de Peveril ne fut que passager, et presque au même instant il lui dit avec un sourire : « Je vous assure, monsieur, que vous ne vous trouvez pas en dangereuse compagnie ; car, malgré mon dîner maigre, je suis très-disposé à goûter de votre mets savoureux, si vous voulez bien m’en servir. »

Peveril servit donc à l’étranger ce qui restait des œufs au lard, et il le vit en avaler une bouchée ou deux avec une certaine apparence de plaisir. Mais un moment après il se mit à jouer avec son couteau et sa fourchette, comme quelqu’un dont l’appétit est satisfait ; puis il but un grand verre d’ale, et tendit son assiette à un gros dogue qui, alléché par l’odeur du dîner, était venu se poster devant lui depuis quelque temps, se léchant le museau, et suivant de l’œil chaque morceau qu’il portait à sa bouche.

« Tiens, mon pauvre garçon, lui dit-il, tu n’as pas mangé de poisson, et tu as plus besoin que moi de ce superflu ; je ne puis résister plus long-temps à tes muettes supplications. »

Le chien répondit à cette courtoisie par un mouvement très-poli de la queue, tandis qu’il avalait en toute hâte ce qui lui était si obligeamment offert, car il entendait la voix de sa maîtresse à la porte.

« Voici le vin des Canaries, messieurs, le meunier a arrêté le moulin pour venir vous servir lui-même. C’est ce qu’il fait toujours quand ses hôtes boivent du vin. — Et cela pour avoir la part de l’hôte, ou plutôt la part du lion, » dit l’étranger en regardant Peveril. — Si le meunier veut sa part du flacon, dit Julien, j’en demanderai de bon cœur un autre pour lui et pour vous, monsieur, je ne viole jamais les vieux usages. »

Ces paroles frappèrent l’oreille de maître Whitecraft, qui entrait alors dans la chambre. Il avait la tournure on ne peut plus convenable à son robuste métier, et paraissait disposé à jouer le rôle d’hôte civil ou grossier, selon que la compagnie qu’il avait chez lui serait plus ou moins agréable. Il n’eut pas plutôt entendu les paroles de Julien qu’il ôta son bonnet poudreux, et secoua sa manche couverte de farine, puis, s’asseyant à l’extrémité d’un banc placé à quelque distance de la table, il remplit un verre de vin des Canaries, et but à la santé de ses hôtes, spécialement à celle de ce noble gentilhomme, en indiquant Peveril, qui avait demandé la seconde bouteille.

Julien répondit à cette politesse en buvant à la santé du meunier, et en lui demandant quelle nouvelle courait dans le pays.

« Aucune, monsieur, aucune ; si ce n’est ce complot, comme ils l’appellent, au sujet duquel on poursuit les papistes. Mais cela fait venir l’eau à mon moulin, comme dit le proverbe ; les exprès qu’on envoie çà et là, les gardes et les prisonniers qu’on fait aller de côté et d’autre, les voisins qui s’accoutument à venir tous les soirs, je pourrais même dire toutes les nuits, pour causer de nouvelles, au lieu de n’y venir qu’une fois par semaine comme auparavant, tout cela fait tourner le robinet, messieurs, et votre hôte en profite. Aussi, comme constable et protestant bien connu, j’ai dû, sans exagérer, mettre en perce au moins dix tonneaux de bière d’extraordinaire, sans compter un débit de vin fort raisonnable pour un coin de terre comme celui-ci. Grâces en soient rendues au ciel, et puisse-t-il préserver tous les bons protestants des complots des papistes ! — Je conçois sans peine, mon ami, dit Julien, que la curiosité conduise naturellement au cabaret, et que la colère, la haine et la crainte soient toutes des passions fort altérées et grandes consommatrices de bière. Mais je suis tout à fait étranger dans ce pays, et je voudrais bien apprendre d’un homme sensé comme vous quelque chose de ce complot dont on parle tant et que l’on paraît comprendre si peu. — Si peu ! dites-vous ? C’est le plus damnable, le plus sanguinaire de tous les complots. Mais, mon bon maître, j’espère d’abord que vous croyez à l’existence d’un complot ; sans cela, la justice aurait un mot à vous dire, aussi sûr que je m’appelle John Whitecraft. — Je n’ai pas besoin de la justice, dit Peveril, car je vous assure, mon cher hôte, que je crois au complot aussi fermement, aussi pleinement qu’homme puisse croire à ce qu’il ne saurait comprendre. À Dieu ne plaise que qui que ce soit prétende le comprendre, dit le constable ; car notre digne juge de paix déclare que ce complot est à plus d’un mille au-dessus de son intelligence, et pourtant c’est un homme qui a l’esprit aussi profond que qui que ce soit. Mais on peut croire sans comprendre : c’est ce que les papistes assurent. Tout ce dont je suis certain, c’est que nous sommes dans un temps de fier remue-ménage pour les juges, les témoins et les constables. Ainsi donc, messieurs, je bois à votre santé un coup de cet excellent vin des Canaries. — Allons donc, John Whitecraft, dit sa femme, ne vous rabaissez pas vous-même, en mêlant ainsi les témoins avec les juges et les constables : tout le monde sait comment ils gagnent leur argent. — Fort bien ; mais tout le monde sait qu’ils le gagnent, femme, et c’est toujours une consolation. Qui est-ce qui se carre dans la robe de soie canonique ? qui est-ce qui fait de l’embarras sous le buffle et l’écarlate, si ce n’est eux ? Le renard, quelque méchant qu’il soit, avance et fait son chemin : est-ce que le docteur Titus Oates, le sauveur de la nation, n’est pas logé à White-Hall ? ne mange-t-il pas dans de la vaisselle plate ? n’a-t-il pas une pension de je ne sais combien de mille livres par an, et ne prendra-t-il pas la place de l’évêque de Lichtfield, dès que le docteur Doddrum sera mort ? — J’espère donc que Sa Révérence le docteur Doddrum vivra encore vingt bonnes années, dit l’hôtesse, et je puis dire que je suis la première qui ait jamais fait un pareil souhait. Je n’entends rien à toutes ses œuvres, non vraiment ; et quand bien même cent jésuites viendraient tenir un conciliabule dans ma propre maison, ainsi que cela est arrivé à la taverne du Cheval Blanc, je ne me croirais pas du tout obligée de porter témoignage contre eux, pourvu qu’ils eussent bien bu et bien payé. — Très-bien, dit l’étranger, voilà ce que j’appelle une bonne conscience d’aubergiste : ainsi donc recevez mon écot ; je vais continuer mon chemin. »

Peveril paya également le sien, et si généreusement que le meunier lui couvrit son chapeau de farine dans l’empressement qu’il mit à lui ôter son bonnet poudreux. L’hôtesse lui fit une révérence jusqu’à terre.

Les chevaux des deux voyageurs ayant été amenés, ils les montèrent et se disposèrent à partir ensemble. L’hôte et sa femme se tenaient sur la porte pour assister à leur départ. Le meunier offrit à l’étranger le coup de l’étrier, tandis que l’hôtesse présentait à Peveril un verre de son vin favori. Elle était grimpée à cet effet sur un banc qui servait de montoir pour les cavaliers, et tenait d’une main un flacon, de l’autre un verre, de manière qu’il ne fût pas difficile à Julien, quoiqu’il fût à cheval, de répondre à sa politesse d’une manière galante, c’est-à-dire, en allongeant le bras autour du cou de l’hôtesse et en l’embrassant.

Dame Whitecraft ne put se refuser à cette civilité tant soit peu familière, placée comme elle était, et les mains embarrassées d’objets précieux qu’elle exposait évidemment à être brisés en cherchant à se défendre. Elle avait sans doute aussi quelque autre pensée dans l’esprit ; car, après une légère apparence d’opposition, elle permit à Peveril d’approcher son visage du sien, et se hâta de lui dire à l’oreille : « Méfiez-vous des embûches ; » avis effrayant dans un temps de soupçons et de trahisons, avis aussi efficace pour empêcher toutes les relations franches et sociales, que l’est pour la sûreté d’un verger l’écriteau qui annonce qu’on y a placé des trappes et des fusils à ressort. Julien lui serra la main pour lui faire entendre qu’il l’avait comprise ; elle pressa la sienne en retour, et lui dit qu’elle priait Dieu de lui accorder un prompt et heureux voyage. Quand à John Whitecraft, il y avait un nuage sur son front, et il s’en fallut de moitié que son dernier adieu fût aussi cordial que celui qui l’avait précédé. Mais Peveril réfléchit que le même voyageur n’est pas toujours également bien vu de l’hôte et de l’hôtesse ; et, ne soupçonnant pas qu’il eût rien fait dont Whitecraft pût être mécontent, il se remit en chemin sans s’inquiéter davantage de ce changement d’humeur.

Il ne fut pas peu surpris ni contrarié lorsqu’il s’aperçut que son compagnon de table suivait la même route que lui. Beaucoup de raisons lui faisaient désirer de voyager seul, et les derniers paroles de la meunière retentissaient encore à son oreille. Si cet homme possédait autant de finesse et de subtilité que sa conversation le donnait à penser ; si, sous ces habits, qui n’étaient pas ceux de son rang, comme cela était probable, se cachait un jésuite ou tout autre prêtre de séminaire voyageant pour opérer des conversions et extirper l’hérésie enracinée dans le nord de l’Angleterre, il ne pouvait trouver un compagnon plus dangereux dans les circonstances où il se trouvait ; car la moindre apparence de relation avec un homme de cette croyance ne manquerait pas d’accréditer le bruit qui s’était répandu de l’attachement de sa famille au parti catholique. Cependant il était assez difficile de se débarrasser sans impolitesse de la compagnie d’un homme qui paraissait déterminé à marcher à côté de lui, soit qu’il lui adressât la parole ou qu’il gardât le silence.

Peveril voulut voir d’abord s’il y réussirait en mettant son cheval au petit pas ; mais son compagnon, décidé à ne pas l’abandonner, ralentit la marche du sien, de façon qu’ils se trouvèrent côte à côte. Alors Julien donna un coup d’éperon et prit le grand galop, et aussitôt il eut la conviction que l’étranger, malgré sa chétive apparence, était mieux monté que lui, et qu’il fallait renoncer à toute tentative pour le devancer. Il fit donc prendre à son cheval une allure plus raisonnable. L’étranger, qui avait jusque-là gardé le silence, fit observer à Peveril que, pour faire assaut de vitesse avec lui, il n’était pas aussi bien monté qu’il aurait pu l’être, s’il n’eût pas renoncé au premier cheval qu’il avait acheté le matin.

Peveril en convint d’un ton sec, ajoutant que l’animal qu’il montait suffirait pour ce qu’il en voulait faire ; mais qu’il craignait fort de n’être pas en état de suivre un cavalier mieux monté que lui.

« Peu m’importe, je vous assure, » reprit poliment l’étranger ; « j’ai tant voyagé dans ma vie que j’ai pris l’habitude de donner à mon cheval l’allure qui convient le mieux à celui avec qui je me trouve. »

Peveril ne répliqua point, car il était trop sincère pour faire à ces paroles la réponse polie qu’elle semblait réclamer. Il y eut un nouveau silence, que lui-même rompit le premier, en demandant à l’étranger s’ils devaient continuer à marcher long-temps ensemble dans la même direction.

« C’est ce que je ne puis vous dire, » répondit l’autre en souriant, « à moins que je ne sache de quel côté vous allez. — Je suis tout à fait incertain du lieu où je passerai la nuit, » dit Julien, paraissant n’avoir pas compris l’espèce de question qui venait de lui être adressée. — Je vous en dirai autant, répliqua l’homme fluet. Quoique mon cheval vaille beaucoup mieux que le vôtre, je crois qu’il sera prudent de le ménager : ainsi donc, pour peu que nous suivions la même route pendant quelque temps encore, il est vraisemblable que nous souperons ensemble comme nous avons dîné. »

On ne pouvait s^exprimer plus nettement. Julien ne répondit pas, et continua de marcher, en cherchant dans son esprit si le meilleur parti à prendre ne serait pas d’en venir à une explication claire et franche, qui pût faire comprendre à son opiniâtre compagnon que son bon plaisir était de voyager seul. Mais les rapports qu’ils avaient eus ensemble pendant le dîner le faisaient répugner singulièrement à se comporter de la sorte envers un homme dont les manières étaient celles d’une personne distinguée. Il était possible aussi qu’il se trompât sur le caractère et les intentions de ce personnage ; et, dans ce cas, repousser grossièrement la société d’un honnête et sincère protestant, ce serait donner autant matière au soupçon que de voyager de compagnie avec un jésuite déguisé.

Après quelques réflexions de ce genre, il résolut de supporter la société de l’étranger jusqu’à ce qu’il se présentât une occasion favorable de s’en débarrasser, et d’agir, en attendant, à son égard, avec autant de circonspection que possible ; car l’avis que lui avait donné dame Whitecraft était toujours présent à son esprit, et il devait craindre par-dessus tout d’exciter le soupçon, puisque les conséquences de son arrestation devaient nécessairement le mettre hors d’état de servir son père, la comtesse et le major Bridgenorth, aux intérêts duquel il avait également promis de veiller.

Tandis que ces différentes idées se succédaient dans son esprit, nos voyageurs avaient fait plusieurs milles en silence ; ils entrèrent bientôt dans un pays beaucoup moins riche, dont les routes étaient plus mauvaises que celles qu’ils avaient trouvées jusque-là, car ils approchaient de la partie montueuse du Derbyshire. Le cheval de Julien, en passant sur un terrain inégal et pierreux, broncha plusieurs fois, et il serait certainement tombé s’il n’eût pas été retenu par la main habile de son cavalier.

« Les temps actuels commandent aux voyageurs de grandes précautions, monsieur, dit l’étranger ; et à la manière dont vous êtes en selle et dont vous tenez les rênes de votre cheval, vous paraissez le comprendre. — Je suis habitué depuis long-temps au cheval, répondit Peveril. — Et aux voyages aussi, monsieur, je le suppose : car, d’après la circonspection que vous observez, vous semblez croire que la bouche de l’homme a besoin d’un mors comme celle d’un cheval. — Des hommes plus sages que moi ont été d’opinion qu’il était prudent de garder le silence quand on n’avait à dire que peu de chose ou rien. — Je ne suis pas de votre avis, répondit l’étranger ; on ne peut s’instruire que par les communications qu’on a, soit par les livres avec les morts, soit par la conversation avec les vivants, ce qui est beaucoup plus agréable. Le sourd-muet est seul privé de cette dernière ressource, et certainement sa situation n’est pas assez digne d’envie pour que nous cherchions à l’imiter. »

À cette réflexion, qui éveilla un souvenir dans le cœur de Peveril, le jeune homme examina son compagnon d’un regard pénétrant ; mais il ne vit rien dans la tranquillité de sa contenance et dans le calme de son œil bleu qui pût lui faire croire que ses dernières paroles eussent un sens caché. Il se tut un moment, et reprit : « Vous paraissez être un homme de beaucoup de finesse et de pénétration, et j’aurais cru que dans ces temps de méfiance vous auriez senti qu’on peut, sans mériter de blâme, désirer d’éviter toute relations avec des étrangers. Vous ne me connaissez pas, et vous m’êtes tout à fait inconnu ; nous n’avons donc pas grande chose à nous dire, à moins que nous ne conversions sur les sujets qui occupent généralement les esprits, et qui deviennent des semences de discorde entre les amis, à plus forte raison entre les étrangers. En tout autre temps, la société d’un homme instruit et spirituel me serait fort agréable pendant mon voyage solitaire ; mais à présent… — À présent ! » dit l’autre en l’interrompant. « Vous êtes comme les anciens Romains, qui donnaient au mot hostis la double signification d’étranger et d’ennemi. Je cesserai donc d’être étranger pour vous : mon nom est Ganlesse et ma profession, prêtre catholique romain ; je voyage pour sauver ma vie, et je suis enchanté de vous avoir pour compagnon de voyage. — Je vous remercie de tout mon cœur d’une pareille confiance, dit Peveril, et pour en profiter, je vous prierai ou de prendre l’avance, ou de rester derrière, ou de suivre un chemin de côté, selon que vous le jugerez convenable, car je ne suis pas catholique. Je voyage pour une affaire de haute importance, et je m’exposerais à éprouver des retards, peut-être même à courir des risques en restant dans une compagnie aussi suspecte que la vôtre. Ainsi donc, maître Ganlesse, choisissez votre chemin, et je choisirai le mien, car je vous demande la permission de m’abstenir de votre société. »

Peveril, en parlant ainsi, arrêta son cheval tout court.

L’étranger partit d’un éclat de rire : « Quoi ! s’écria-t-il, vous abstenir de ma société pour la bagatelle d’un danger ? Par saint Antoine ! comme le sang ardent des cavaliers est glacé dans les veines des jeunes gens d’aujourd’hui ! Ce jeune gaillard a, j’en, suis sûr, un père qui a couru plus d’aventures pour des prêtres persécutés, qu’aucun chevalier errant pour des beautés en détresse. — Cette raillerie est inutile, dit Peveril, et je vous supplie de vouloir bien poursuivre votre chemin. — Mon chemin est le vôtre, répondit l’opiniâtre Ganlesse, et nous voyagerons plus sûrement en marchant de compagnie. J’ai la recette de la graine de fougère, jeune homme, et je sais me rendre invisible. D’ailleurs, comment vous quitterai-je sur cette route où il n’y a de chemin ni à droite ni à gauche ? »

Peveril se remit en marche, voulant éviter une rupture violente que le ton calme et insouciant de l’étranger ne motivait réellement pas ; mais sa compagnie ne lui en était pas moins désagréable, et il resta déterminé à saisir la première occasion de se débarrasser de lui. Ganlesse, s’obstinant à marcher au même pas que lui, retenait avec précaution la bride de son cheval, comme pour se ménager un avantage en cas de querelle. Mais son langage ne laissait entrevoir aucune crainte.

« Vous êtes injuste envers moi, et vous vous faites tort à vous-même, dit-il à Peveril, vous ne savez où vous coucherez cette nuit : laissez-moi donc vous guider. Je connais un antique manoir à quatre milles d’ici, qui a pour seigneur châtelain un vieux, chevalier pantalon ; pour noble châtelaine une dame Barbara bien raide, bien empesée, et pour sommeiller un jésuite qui dit le bénédicité et les grâces. On vous contera la bataille d’Edgehill ou celle de Worcester pour assaisonner un pâté froid de venaison, que vous arroserez d’une bouteille de clairet couverte de toile d’araignée ; et puis un lit dans la cachette du prêtre, et, à ce que je crois, la jolie Betty, la servante de laiterie, pour vous le faire. — C’est ce qui m’importe fort peu, » dit Peveril, qui, en dépit de lui-même, ne pouvait s’empêcher de s’amuser de l’esquisse rapide que l’étranger venait de tracer de la plupart des vieux châteaux du Cheshire et du Derbyshire, dont les possesseurs étaient tous restés catholiques.

« Allons, je vois que je ne puis vous divertir de cette manière, » continua son singulier compagnon ; « j’aurai donc recours à un autre moyen. Je ne suis plus Ganlesse, le prêtre catholique ; je suis, » poursuivit-il en prenant un son de voix nasillard ; « je suis Simon Ganter, pauvre prédicateur de la parole divine, parcourant le monde pour appeler les pécheurs au repentir, les fortifier, les édifier, et faire fructifier la vérité parmi les fidèles dispersés. Eh bien ! que dites-vous de cela ? monsieur. — J’admire votre versatilité, monsieur ; elle m’amuserait certainement dans toute autre circonstance, mais j’avoue que, dans ce moment, je préférerais la sincérité à toutes ces plaisanteries. — La sincérité ! reprit l’étranger, c’est une flûte d’enfant qui n’a que deux notes : oui et non. Bah ! les quakers eux-mêmes y ont renoncé : ils ont pris à la place un autre instrument plus complet, que l’on nomme hypocrisie. Il ressemble assez à la sincérité pour la forme, mais il est d’une dimension beaucoup plus grande, et il réunit toutes les notes de la gamme. Allons, laissez-vous gouverner, jeune homme ; consentez à être pour ce soir disciple de Simon Ganter, et nous laisserons sur la gauche le vieux château dont je viens de parler pour nous diriger vers la maison neuve, bâtie en briques, de l’éminent fabricant de sel de Namptwich. Il attend ledit Simon Canter pour apprendre de lui le secret de sauver et de conserver une âme tant soit peu compromise et entachée par ses fréquentes communications avec un monde corrompu. Qu’en dites-vous ? Il a deux filles : jamais plus beaux yeux n’ont brillé sous un modeste chaperon ; et quant à moi, je trouve qu’il y a plus de feu dans ces âmes qui ne vivent que pour l’amour et la dévotion que dans le cœur de ces beautés de cour qui ne s’occupent que de frivolités et de folies. Vous ne savez pas le plaisir qu’on trouve à être le directeur de la conscience d’une jeune et jolie dévote qui fait en soupirant l’aveu de ses faiblesses et de sa passion. Quoique vous ne soyez pas confesseur, peut-être avez-vous quelque idée du plaisir que fait éprouver une pareille confidence. Tenez, il commence à faire trop obscur pour que j’aperçoive votre visage, mais je parierais que vos joues sont brûlantes et couvertes de rougeur. — Vous prenez de grandes libertés, monsieur, » dit Peveril comme ils allaient sortir d’un défilé pour entrer dans une vaste plaine ; « et vous semblez compter sur plus de patience de ma part que je ne suis disposé à vous en montrer. Nous voici bientôt hors de ce défilé qui nous a forcés à marcher de compagnie depuis une demi-heure ; pour n’avoir plus à subir cet inconvénient, je vais tourner sur la gauche, et si vous me suivez ce sera à vos risques et périls. Vous voyez que je suis bien armé, et qu’un combat entre nous serait inégal. — Pas tant que vous le pensez, » répondit l’étranger d’un ton provoquant : « grâce à mon bon cheval bai, je puis courir autour de vous comme il me plaît ; et voici, » ajouta-t-il en tirant un pistolet de son sein, « un texte de la longueur d’un empan, qui décharge à la moindre pression de l’index, une doctrine irrésistible et très-capable de faire disparaître ce que vous appelez l’inégalité d’âge et de force. Mais point de querelle entre nous pourtant : voilà la plaine devant nous ; prenez le chemin qu’il vous plaira, moi je prendrai l’autre. — Je vous souhaite le bon soir, monsieur, dit Peveril, et je vous demande pardon si je vous ai mal interprété en quelque chose ; mais les temps actuels sont périlleux, et la vie d’un homme peut dépendre de ceux avec lesquels il voyage de compagnie. — Cela est vrai, répondit l’étranger ; mais dans la situation où vous êtes placé, vous avez déjà couru le danger, et vous devriez chercher à l’écarter. Vous avez voyagé assez long-temps avec moi pour fournir un aliment à l’histoire du complot papiste. Quelle figure ferez-vous quand vous verrez paraître un beau volume in-folio contenant la narration de Simon Ganter, autrement dit Richard Ganlesse, relativement à l’horrible conspiration des papistes pour le meurtre du roi et le massacre de tous les protestants, ainsi qu’elle a été faite sous serment à l’honorable chambre des communes ; exposant comme quoi le jeune Julien Peveril de Martindale a trempé dans ladite… — Comment, monsieur, que voulez-vous dire ? » s’écria Peveril en tressaillant.

« Ne m’interrompez donc pas, monsieur, reprit l’étranger, quand je suis occupé à donner un titre à mon livre. À présent que Titus Oates et Bedloe ont remporté les grands prix, les délateurs subalternes ne peuvent trouver quelque bénéfice que dans le débit de leurs délations imprimées ; et Janeway, Newman, Simmons et autres libraires vous diront que le titre est la moitié de l’ouvrage. Le mien aura pour but de mettre au jour les divers projets que vous m’avez communiqués, projets qui consistent à faire débarquer dix mille hommes de l’île de Man sur la côte du Lancashire, et à les faire marcher ensuite dans le pays de Galles, pour les réunir aux dix mille pèlerins qui doivent y arriver d’Espagne, et achever par là de détruire la religion protestante et la ville de Londres, si dévouée à cette croyance. Vraiment ! je crois qu’une telle narration, bien assaisonnée d’horreurs et publiée cum privilegio Parliamenti, pourrait, malgré l’abondance de cette denrée, valoir encore vingt ou trente pièces d’or. — Vous paraissez me connaître, monsieur, dit Peveril, et s’il en est ainsi, je crois que je puis vous demander franchement dans quel dessein vous persistez à m’accompagner, et ce que signifie tout ce persiflage. Si vous voulez simplement plaisanter, je puis le supporter jusqu’à un certain point, bien que cela soit passablement incivil de la part d’un étranger ; si vous avez quelque autre dessein, faites-le-moi connaître. Je ne suis pas homme à souffrir une mystification. — Fort bien maintenant, » répondit-il en riant ; « mais vous prenez feu très-inutilement. Un fuoriscito[65] italien, quand il désire un pourparler, vous couche en joue de derrière un mur avec une longue escopette, et entame la conférence par un Posso tirare. De même un vaisseau de ligne tire un coup de canon dans l’épaule d’un navire contrebandier, pour l’avertir d’amener ; de même aussi je prouve à monsieur Julien Peveril que, si je faisais partie de l’honorable société de faux témoins et de délateurs avec lesquels son imagination veut bien me confondre depuis deux heures, il serait déjà exposé au danger qu’il a probablement raison de craindre. » Alors quittant le ton d’ironie qu’il avait gardé jusque-là : « Jeune homme, ajouta-t-il, quand la peste s’est répandue dans toute une ville, c’est vainement que l’on veut éviter la maladie en cherchant à s’isoler et en fuyant le contact de ses compagnons de souffrance. — Comment donc alors se préserver du danger ? » demanda Peveril, qui cherchait à pénétrer les secrètes intentions de son interlocuteur.

« En suivant les conseils de sages médecins, — Est-ce comme tel que vous m’offrez les vôtres ? demanda Julien. — Pardonnez-moi, jeune homme, » dit l’étranger avec hauteur, « je n’ai aucune raison pour vous en offrir. Je ne suis pas, » continua-t-il en reprenant son ton ironique ; « payé pour être votre médecin. Je ne vous offre point mes avis ; je dis seulement qu’il serait prudent à vous d’en demander. — Et d’où puis-je en espérer ? de qui puis-je en attendre ? J’erre dans ce pays comme un homme qui rêve, tant il a changé en peu de mois ! Ceux qui ne songeaient autrefois qu’à s’occuper de leurs propres affaires se sont jetés à corps perdu dans la politique ; et d’autres, qui jadis n’avaient que la crainte d’aller se coucher sans souper, tremblent de peur que l’État n’éprouve soudainement quelque grande convulsion. Par-dessus tout cela, je rencontre un étranger qui paraît connaître fort bien mon nom et mes affaires, qui s’attache à mes pas que je le veuille ou non, et qui refuse de m’en expliquer le motif, tout en me menaçant des accusations les plus étranges. — Si j’avais projeté une semblable infamie, dit l’étranger, croyez-moi, je ne vous aurais pas donné le fil de l’intrigue. Mais soyez prudent et venez avec moi. Il y a ici près une petite auberge où, si vous voulez vous en rapporter à la parole d’un étranger, vous pourrez dormir en parfaite sécurité. — Cependant vous-même tout-à-l’heure, reprit Peveril, vous paraissiez craindre d’être observé : comment donc pouvez-vous me protéger actuellement ? — Bah ! je n’ai fait qu’imposer silence à cette bavarde d’hôtesse, de la manière qui les engage le plus promptement à se taire ; et quant à Topham et à sa paire d’oiseaux de nuit, il faut qu’ils cherchent un gibier moins recherché que je ne le serais pour eux. »

Peveril ne pouvait s’empêcher d’admirer l’air d’aisance, de confiance et d’indifférence avec lequel cet homme singulier semblait se placer au-dessus de tous les dangers qui paraissaient l’environner ; et, après avoir réfléchi à la hâte sur sa propre situation, il prit la résolution de ne pas le quitter, du moins pour cette nuit, et de tâcher d’apprendre qui il était réellement et à quel parti il était attaché. La hardiesse et la liberté de son langage paraissaient tout-à-fait incompatibles avec le métier dangereux mais lucratif que tant de gens faisaient à cette époque, celui de délateur. Sans doute de tels misérables savaient prendre toutes les formes qui pouvaient les aider à s’insinuer dans la confiance de ceux qu’ils destinaient à être leurs victimes ; mais Julien croyait découvrir dans le langage et les manières de cet homme une franchise brusque et une insouciance naturelle qui écartaient tout soupçon de son esprit. Il répondit donc, après un moment de réflexion : « J’accepte votre proposition, monsieur, quoiqu’en agissant ainsi ce soit vous accorder une confiance bien subite et peut-être imprudente. — Et que fais-je moi-même ? ne vous donné-je pas la preuve d’une confiance semblable, dit l’étranger : il y a donc entre nous réciprocité. — Mais au contraire : je ne vous connais nullement, et vous m’avez nommé. Me connaissant pour Julien Peveril, vous savez que vous pouvez voyager avec moi en toute sécurité. — Du diable si je suis convaincu de cela ! reprit l’autre ; je voyage avec autant de sécurité que si j’avais à côté de moi un pétard allumé dont à chaque instant je pourrais craindre l’explosion. N’êtes-vous pas le fils de Peveril du Pic, dont le nom s’allie de si près à la prélature et au papisme, qu’il n’y a pas une vieille femme dans tout le comté de Derby qui ne termine ses oraisons par la prière d’être délivrée de ces trois maux ? Et ne venez-vous pas de chez la comtesse papiste de Derby, portant en poche, à ce que j’imagine, une armée entière de soldats de Man avec armes, bagages, munitions, et le train d’artillerie nécessaire. — Si j’étais chargé d’un tel fardeau, il est probable que je n’aurais pas une si pauvre monture, » répondit Julien en riant. « Mais conduisez-moi, monsieur : je vois qu’il faut que j’attende votre confiance jusqu’à ce que vous jugiez à propos de me l’accorder ; car vous paraissez si bien instruit de mes affaires, que je n’ai rien à vous offrir en échange. — En avant donc, dit son compagnon, donnez un coup d’éperon à votre cheval et tenez-lui la bride haute, de peur qu’il ne mesure la terre avec son nez plutôt qu’avec ses pieds. Nous ne sommes pas maintenant à plus d’un demi-mille de l’endroit où nous devons nous reposer. »

Ils doublèrent le pas, et arrivèrent bientôt à la petite auberge solitaire dont l’étranger avait parlé. Quand la lumière brilla devant eux, le compagnon de Julien paraissant se rappeler tout-à-coup une idée oubliée : « À propos, dit-il, il vous faut un nom pour voyager ; car vous en portez un qui peut être dangereux, attendu que l’homme qui tient cette auberge est un partisan de Cromwell. Quel nom voulez-vous prendre ? Mon nom, pour le moment actuel, est Ganlesse. — Il n’y a aucune nécessité que je quitte le mien, répondit Julien, je suis même d’autant moins disposé à prendre un faux nom, que je peux rencontrer quelqu’un qui me connaisse personnellement. — Je vous appellerai donc simplement Julien, dit maître Ganlesse, car pour le nez de notre hôte, le nom de Peveril sentirait trop l’idolâtrie, la conspiration, les fagots de Smithfield, le poison du vendredi, le meurtre de sir Godfrey et le feu du purgatoire. »

En parlant ainsi, ils mirent pied à terre sous un grand chêne touffu qui ombrageait la table où l’on servait ordinairement la bière, et autour de laquelle avait siégé, quelques heures auparavant, la nombreuse assemblée des politiques du village. Dès que Ganlesse fut descendu de cheval, il siffla d’une manière particulière, et on lui répondit de l’intérieur de la maison.


CHAPITRE XXII.

LE SOUPER.


Quoique vêtu d’un habit de paysan, il savait mieux, que qui que ce fût aux tables de la cour, l’art de découper un faisan.
La Table d’Hôte.


La personne qui se présenta à la porte de la petite auberge pour recevoir Ganlesse, chanta, en s’avançant, ce couplet d’une vieille ballade :

« Bonsoir, l’ami Dickon ;
Avez-vous fait un bon voyage ?
Qu’apportez-vous pour le tendron
Que va lier le mariage ? »

Ganlesse répondit sur le même ton :

« Sois tranquille, mon bon Robin ;
Le sort ne nous est pas contraire,
Lorsqu’il met dans ma gibecière,
Au lieu d’un lièvre un très-beau daim.»

« Vous avez donc manqué votre coup ? dit l’autre. — Je ne l’ai pas manqué, te dis-je, répondit Ganlesse ; mais tu ne songes jamais qu’à ton métier. Puisse la peste qui lui appartient s’y attacher, bien que ce métier t’ait fait ce que tu es ! — Ne faut-il pas qu’un homme vive ? Dickon[66] Ganlesse, dit l’hôte. — C’est bon, c’est bon : souhaite la bienvenue à mon ami pour l’amour de moi ; le souper est-il prêt ? — Il fume comme un sacrifice. Chaubert a fait de son mieux. Ce drôle est un trésor : donnez-lui une chandelle d’un farthing, il vous fera un bon souper avec cela. Entrez, monsieur ; l’ami de mon ami est bien venu, comme on dit dans mon pays. — Il faut d’abord songer à nos chevaux, » dit Peveril, qui commença à douter singulièrement du caractère de son compagnon. « Cela fait je suis à vous. »

Ganlesse siffla une seconde fois, et un valet d’écurie parut, qui se chargea des chevaux. Alors nos deux voyageurs entrèrent.

La salle publique de cette humble auberge paraissait avoir subi quelques changements pour être en état de recevoir des hôtes d’un rang distingué. On y voyait un buffet, un lit de repos, et quelques autres meubles d’un style qui contrastait avec l’apparence de ce lieu. La nappe, qui était déjà mise, était du damassé le plus fin ; les cuillers, les fourchettes, etc., étaient d’argent. Peveril regardait tous ces apprêts avec surprise. Examinant de nouveau son compagnon Ganlesse d’un œil attentif, il ne put s’empêcher de remarquer, avec le secours de l’imagination peut-être, que, bien que son extérieur et ses traits n’eussent rien de distingué, et que ses vêtements fussent ceux de l’indigence, il y avait dans toute sa personne et dans ses manières cette aisance indéfinissable qui n’appartient qu’aux gens d’une haute naissance, ou à ceux qui ont l’habitude de fréquenter la meilleure société. Son ami, qu’il appelait Will Smith, quoique grand, de bonne mine, et beaucoup mieux vêtu que lui, n’avait pas le même bon ton, et était obligé d’y suppléer par une dose proportionnée d’assurance. Quels étaient donc ces deux personnages ? Peveril ne pouvait pas même le soupçonner. Tout ce qu’il avait pu faire, c’était d’observer leurs manières et d’écouter leur conversation.

Après avoir parlé un moment à voix basse, Smith dit à son compagnon : « Il faut que nous allions donner un coup d’œil à nos chevaux pendant dix minutes, et que nous laissions Chaubert remplir ses fonctions. — Ne paraîtra-t-il pas pour nous servir ? demanda Ganlesse. — Qui ? lui ! changer une assiette ou présenter un verre ! vous oubliez donc de qui vous parlez. Un tel ordre suffirait pour qu’il se perçât de son épée. Il est déjà presque au désespoir, parce qu’on n’a pu avoir d’écrevisses. — Quel malheur, s’écria Ganlesse ; le ciel me préserve d’ajouter encore à une telle calamité ! Allons donc à l’écurie ; nous verrons si nos coursiers mangent leur provende, pendant qu’on nous prépare la nôtre. »

Ils se rendirent en conséquence à l’écurie, qui, bien que misérable, avait été promptement fournie de tout ce qui pouvait être nécessaire à quatre excellents chevaux, parmi lesquels était celui que venait de monter Ganlesse ; le groom[67] s’occupait à l’étriller à la lueur d’un gros cierge.

« Voilà comme je suis catholique, » dit Ganlesse, en riant, et en voyant Peveril remarquer avec étonnement cette preuve d’extravagance. « Mon cheval est un saint, et je lui brûle un cierge. — Sans demander une aussi grande faveur pour le mien, que je vois là-bas, derrière cette vieille cage à poulets, répliqua Peveril, je vais du moins le débarrasser de sa selle et de sa bride. — Le palefrenier se chargera de cela, dit Smith, il ne vaut pas la peine qu’un autre y touche ; et je vous jure que, si vous desserrez une seule de ses boucles, vous vous ressentirez tellement de cette occupation d’écurie, que vous ne trouverez pas plus de saveur à nos ragoûts qu’à du roast-beef, car vous serez incapable de les apprécier. — J’aime le roast-beef autant que les ragoûts, » dit Peveril, en se mettant en devoir de s’acquitter des fonctions que tout jeune homme doit savoir remplir au besoin ; « et quoique mon cheval ne soit qu’une pauvre rosse, il aimera mieux manger du foin et de l’avoine que de ronger son frein. »

Tandis qu’il débridait son cheval, et qu’il étendait un peu de litière sous le pauvre animal fatigué, il entendit Smith dire à Ganlesse : « Sur ma foi, Dick, tu es tombé dans la même méprise que le pauvre Slender ; tu as manqué Anne Page, et tu nous amènes à la place un grand flandrin de postillon. — Paix ! il t’écoute, répondit Ganlesse : j’ai mes raisons, tout va bien ; mais je t’en prie, dis à ton groom d’aider le jeune homme. — Quoi ! reprit Smith, croyez-vous que je sois fou ? demander à Tom Beacon, à Tom de Newmarket, à tous les Toms du monde, de toucher à un pareil quadrupède ? Il me renverrait sur-le-champ, il me congédierait, sur ma foi. C’est tout ce qu’il a pu faire que de se charger du vôtre, mon bon ami ; et si vous n’avez pas plus d’égard pour lui, il est probable que demain matin vous serez votre propre groom. — Eh bien ! Will, répondit Ganlesse, je te dirai que tu es entouré d’un tas de fainéants, de gueux, plus insolents que tous ceux qui ont jamais mangé les revenus d’un pauvre gentilhomme. — Fainéants ! oh, pour cela non, reprit Smith ; chacun de mes drôles fait une chose ou une autre d’une manière si parfaite qu’il y aurait péché à lui faire faire quelque autre chose que ce soit. Ce sont vos gens propres à tout qui sont des faiseurs de rien. Mais paix, voici le signal de Chaubert : le fat joue sur son luth l’air de Réveillez-vous, belle endormie. Allons, monsieur, dont je ne sais pas le nom, prenez de l’eau et lavez ces sales témoignages de la besogne que vous venez de faire ; car la cuisine de Chaubert est comme la tête de frère Beacon : Il est temps, il fut temps, et il ne sera plus temps. »

En parlant ainsi, et laissant à peine à Julien le temps de tremper ses mains dans un baquet et de les essuyer à une housse de cheval, il l’entraîna hors de l’écurie et le ramena dans la salle où le souper était servi.

Là tout était préparé pour le repas avec une délicatesse d’épicurien plus digne de la salle à manger d’un palais que de la misérable habitation où il se trouvait alors. Une fumée savoureuse s’échappait de quatre plats d’argent, fermés par quatre couvercles de même métal. Trois sièges étaient préparés pour les convives. À côté de la table en était une autre petite, du genre de celles qu’on appelle servantes, sur laquelle on avait dressé plusieurs flacons de cristal, qui élevaient leurs longs et gracieux cous de cygne au-dessus des verres. Un brillant couvert était aussi placé devant chaque convive ; et un petit nécessaire de maroquin garni d’argent étalait plusieurs petites bouteilles contenant les sauces les plus recherchées que l’art culinaire ait jamais inventées.

Smith, qui occupait la place inférieure, et qui paraissait agir comme président du festin, fit signe aux deux voyageurs de prendre place et de commencer. « Je n’attendrais pas le temps de dire un bénédicité, s’écria-t-il, fût-ce pour sauver de sa ruine une nation entière. Tous les réchauds du monde seraient inutiles, et Chaubert lui-même n’est rien, si ces mets ne sont mangés à l’instant même où il vient de les servir. Découvrons donc, et voyons ce qu’il nous a préparé. Oh ! oh ! un pâté de pigeons, un canard sauvage, de jeunes poulets, des côtelettes de venaison, et un espace vide au milieu. Hélas ! il est encore humide d’une larme tombée des yeux de Chaubert ; c’était là que devait être la soupe d’écrevisses. Il faut en convenir, le zèle du pauvre diable est mal récompensé par un salaire de dix louis par mois. — C’est une bagatelle, dit Ganlesse ; mais de même que vous, Will, il sert un maître généreux. »

Le repas commença donc, et quoique Julien eût vu souvent son ami le comte de Derby et d’autres seigneurs élégants affecter de grandes connaissances dans l’art de la cuisine, quoique lui-même ne fût pas ennemi des plaisirs de la table, il reconnut en cette occasion qu’il n’était qu’un pur novice. Ses deux compagnons, et principalement Smith, semblaient se regarder comme occupés de l’affaire la seule vraie, la seule importante de la vie, et ils y apportaient l’exactitude la plus minutieuse. Découper la viande de la manière la plus scientifique, l’assaisonner de la manière la plus convenable, avec tout le soin qu’un chimiste y eût apporté ; observer rigoureusement l’ordre dans lequel chaque plat devait succéder à l’autre, et faire pleine justice à tous, c’était une science de détails à laquelle Julien avait été complètement étranger jusqu’alors.

Ganlesse enfin fit une pause, et déclara que le souper était exquis. « Mais mon ami Smith, dit-il, où sont vos vins choisis ? En apportant dans le Derbyshire tout cet attirail d’argenterie, j’espère que vous ne nous avez pas laissés à la merci de l’ale du pays, qui est aussi épaisse et aussi trouble que la tête des vieux cavaliers qui la boivent. — Ne savais-je pas que je vous rencontrerais ici ? Dick Ganlesse, répondit l’hôte ; pouvez-vous me soupçonner d’un pareil oubli ? Il est vrai qu’il faut que vous vous contentiez de bordeaux et de Champagne, car mon bourgogne ne peut supporter le voyage, mais si vous avez un caprice pour le sherry[68] ou pour le vin de Cahors, j’ai dans l’idée que Chaubert et Tom Beacon en ont apporté quelques bouteilles pour leur consommation. — Mais peut-être ces messieurs ne se soucieront-ils pas de nous en faire part ? dit Ganlesse. — Fi donc ! dit Smith, ils ne le peuvent selon les règles de la civilité. Ce sont, en vérité, les meilleurs garçons du monde quand ils sont traités convenablement : ainsi donc si vous préférez… — Nullement, dit Ganlesse ; un verre de Champagne me suffira faute de mieux.


« Le bouchon partira sous mon doigt qui le presse. »


dit Smith ; et, dégagé du fil de fer qui l’entourait, le bouchon alla frapper le plafond de la bicoque. Chacun but un grand verre de ce breuvage pétillant, et Peveril eut assez de jugement et d’expérience pour le déclarer exquis. — Touchez là, jeune homme, » dit Smith en lui tendant la main, « voilà le premier mot de bon sens que vous ayez dit ce soir. — La sagesse, monsieur, répliqua Peveril, est comme la meilleure marchandise du colporteur ; il ne la montre jamais qu’aux gens capables de l’apprécier. — Voilà qui est piquant comme de la moutarde, répondit le bon vivant ; en bien, soyez sage, très-noble colporteur, et prenez un autre verre de ce même flacon que j’ai tenu dans une position oblique, pour l’amour de vous comme vous pouvez le voir, sans lui permettre de reprendre sa position perpendiculaire ; et buvez-le avant que la mousse s’abaisse et que l’esprit s’évapore. — Vous me faites beaucoup d’honneur, » répondit Peveril en acceptant un second verre, » et je vous souhaite un meilleur emploi que celui de mon échanson. — Vous ne pouvez en offrir un à Will Smith qui lui convienne mieux, dit Ganlesse. Beaucoup d’autres trouvent une jouissance égoïste dans les plaisirs des sens ; mais Will est heureux du plaisir qu’il donne aux autres, et il y trouve son profit. — Il vaut mieux aider les autres dans leurs plaisirs que de contribuer à leurs peines, maître Ganlesse, » répondit Smith avec tant soit peu d’amertume.

« Point de colère, Will, dit Ganlesse, et ne parle pas à la hâte, de peur de te repentir à loisir. Est-ce que je blâme l’intérêt que tu prends aux plaisirs des autres ? Tu multiplies ainsi les tiens de la manière la plus philosophique. Un homme n’a qu’un gosier ; il ne peut, en dépit de ses efforts, manger que cinq ou six fois par jour ; et toi, tu dînes avec chaque ami qui découpe un chapon, et tu fais couler le vin dans la gorge des autres depuis le matin jusqu’au soir, et sic de cœteris[69]. — Ami Ganlesse, repartit Smith, prends-y garde, je t’en prie : tu sais que je coupe les gorges aussi facilement que je les arrose. — Oui, oui, » répondit Ganlesse d’un ton d’insouciance, « je sais que je t’ai vu porter l’épée à la gorge d’un Hoganmogan des Pays-Bas, lequel n’aimait à l’ouvrir que pour y faire passer les objets de ton aversion naturelle et mortelle, c’est-à-dire du fromage de Hollande, du pain de seigle, des harengs salés, des oignons, du genièvre. — Par pitié, n’achève pas cette énumération, dit Smith ; les paroles que tu prononces neutralisent l’effet des parfums, et remplissent l’appartement d’une odeur qui ressemble à celle d’un plat de salmigondis. — Mais pour une épiglotte comme la mienne, continua Ganlesse, qui hâte le passage des morceaux les plus friands par le bordeaux que tu nous verses, tu ne peux, même dans tes plus violents accès de dépit, souhaiter un destin pire que d’être doucement serré par deux bras d’albâtre. — Par une corde de dix sous, s’écria Smith, mais non pas jusqu’à ce que mort s’ensuive, afin qu’on pût ensuite vous arracher les entrailles, vous trancher la tête, et vous couper le corps par morceaux, pour que Sa Majesté en disposât selon son bon plaisir[70]. Comment trouveriez-vous cela, maître Richard Ganlesse. — Je l’aimerais autant que vous aimeriez un dîner de pain de son et de potage au lait, extrémité à laquelle vous espérez bien n’être jamais réduit ; mais tout cela ne m’empêchera pas de boire à votre santé un verre de ce vrai bordeaux. »

À mesure que le bordeaux circulait, la gaieté des convives augmentait ; et Smith, posant les plats vides sur la servante, frappa du pied sur le plancher, et à l’instant la petite table, s’enfonçant par une trappe, remonta bientôt chargée d’olives, de tranches de langue de bœuf, de caviar et d’autres choses propres à exciter la soif, et à faire vider les bouteilles. — Vraiment, Will, dit Ganlesse, tu es meilleur mécanicien que je ne l’imaginais : c’est une chose merveilleuse que le peu de temps qu’il t’a fallu pour transporter tes invitations dans le Derbyshire. — Une corde et des poulies ne sont pas difficiles à trouver, et avec une scie et un rabot je puis organiser cette mécanique dans l’espace d’une demi-journée. J’aime ce genre de service prompt et secret. Tu sais que ce fut là le fondement de ma fortune. — Ce peut en être la ruine aussi, Will, répondit son ami. — C’est vrai, Dick ; mais dum vivimus, vivamus[71], telle est ma devise ; c’est pourquoi je bois à la santé de la dame que vous savez. — Soit ! » répondit l’autre, et le flacon passa de main en main.

Julien ne jugea pas à propos de refroidir la gaieté du festin en se piquant de sobriété ; car il espérait que, dans la chaleur de la conversation, il parviendrait à deviner quelque chose du caractère et des vues de ces étranges compagnons. Mais ce fut vainement qu’il écouta. Leur entretien vif et animé avait souvent rapport à la littérature du temps, que le plus âgé paraissait connaître parfaitement. Ils parlaient ainsi très librement de la cour, et surtout de cette classe nombreuse de gens qui passaient alors pour hommes d’esprit et de plaisir, et dont il était assez naturel de supposer qu’eux-mêmes faisaient partie.

Enfin le sujet général de toutes les conversations, le complot des papistes, fut mis sur le tapis. Ganlesse et Smith paraissaient avoir à cet égard les opinions les plus opposées. Si le premier ne croyait pas à toutes les révélations de Titus Oatès, il prétendait du moins qu’elles étaient confirmées en grande partie par le meurtre de sir Edmonsbury Godfrey et par les lettres de Coleman au confesseur du roi de France.

Avec beaucoup plus de bruit et des arguments bien moins puissants, Will Smith n’hésitait pas à nier entièrement l’existence du complot, qu’il tournait en ridicule ; et il déclara que c’était une des terreurs les plus absurdes qui se fussent jamais emparées des esprits. « Je n’oublierai jamais, dit-il, les funérailles originales de sir Godfrey. Deux vigoureux ministres, armés de l’épée et du pistolet, montèrent en chaire pour préserver le troisième qui prêchait d’être assassiné à la face de la congrégation. Trois ministres dans une chaire ! c’est comme trois soleils dans un hémisphère. Faut-il s’étonner qu’on ait été effrayé d’un tel prodige ?

— Quoi donc, Will, reprit Son compagnon, êtes-vous du nombre de ceux qui croient que le bon chevalier s’est tué lui-même pour accréditer l’histoire du complot ? — Non, sur ma foi ! répondit l’autre, mais quelque protestant peut fort bien avoir fait le coup pour lui, afin de donner à l’affaire une couleur plus vraisemblable. J’en appelle à notre silencieux ami : cette solution n’est-elle pas la plus vraisemblable ? — Je vous prie de m’excuser, messieurs, dit Julien, je viens de débarquer en Angleterre, et j’ignore entièrement les circonstances particulières qui ont jeté le pays dans cet état de fermentation. Ce serait une présomption impardonnable à moi d’oser me prononcer entre deux personnes qui discutent ce sujet d’une manière si habile. D’ailleurs, pour être sincère, je vous avouerai que je suis fatigué ; votre vin a plus de puissance que je ne m’y attendais, ou bien j’ai peut-être bu plus que je n’en avais l’intention. — Si une heure de sommeil peut vous rafraîchir, dit Ganlesse, ne faites avec nous aucune cérémonie. Voici votre lit, ou du moins ce que nous pouvons vous offrir comme tel ; c’est un vieux sopha à la mode hollandaise. Demain de bonne heure nous serons prêts à partir. — Et pour cela, dit Smith, je propose de rester toute la nuit. Il n’y a rien que je déteste plus qu’un lit dur. Débouchons donc une autre bouteille, et cherchons quelque couplet satirique pour nous aider à la vider.


Ah ! que le diable emporte et complots et papistes
Et Titus Oatès, qui nous a rendus tristes !


— Mais notre hôte puritain ? dit Ganlesse. — Je l’ai dans ma poche, brave homme : ses yeux, ses oreilles, son nez et sa langue, tout est en ma possession. — Dans ce cas, lorsque vous lui rendrez ses yeux et son nez, je vous prie de garder ses oreilles et sa langue, reprit Ganlesse. La vue et l’odorat sont bien assez pour un tel maraud : quant à l’ouïe et la parole, ce sont deux facultés auxquelles il ne doit avoir aucune prétention. — J’avoue que ce serait bien fait, répondit Smith ; mais ce serait dérober une proie à la potence, et je suis un bon garçon qui veux laisser au diable ce qui lui est dû. »


Joie et plaisir au grand César,
Longue vie, amour et bombance ;
Que le roi vive à jamais ! car
Nous respecterons sa puissance.


Pendant cette espèce de bacchanale, Julien, bien enveloppé dans son manteau, s’était étendu sur le sopha. Ses yeux restèrent un moment dirigés vers la table qu’il venait de quitter. La clarté des bougies commençait à lui paraître moins vive. Le son des voix frappait encore son oreille, mais ne produisait plus aucune impression sur son esprit. Enfin, au bout de quelques minutes, il s’était endormi plus promptement qu’il ne lui était arrivé de le faire pendant tout le cours de sa vie.



CHAPITRE XXIII.

LE FANAL.


Alors Gordon sonna de son cor et s’écria : Fuyez, fuyez, la maison de Rhodes est toute en feu ; il est temps de partir.
Ancienne Ballade.

Quand Julien s’éveilla le lendemain matin, la salle était vide et tout était tranquille. Le soleil levant, qui brillait à travers les volets fermés, éclairait les débris du souper de la veille, souper qui, dans la confusion où étaient encore ses esprits, lui semblait avoir été une orgie.

Sans être ce qu’on appelle communément un bon vivant, Julien, comme les autres jeunes gens de cette époque, n’était point ennemi du vin, dont alors on usait généralement d’une manière immodérée ; mais il ne put s’empêcher d’être surpris que ce qu’il en avait bu la veille eût produit sur lui le même effet que s’il en eût pris avec excès. Il se leva, répara le désordre de ses vêtements et chercha de l’eau pour faire sa toilette ; mais ce fut inutilement. Il y avait du vin sur la table, près de laquelle était un siège debout et un autre renversé comme s’il eût été jeté à bas dans la chaleur de la débauche. Il fallait, pensa-t-il, que le vin eût été bien capiteux pour l’avoir rendu sourd au bruit que ses compagnons avaient dû faire avant de se séparer.

Un soupçon frappa momentanément son esprit ; il examina ses armes, et chercha le paquet qu’il avait reçu de la comtesse et qu’il avait serré soigneusement dans une poche secrète de son justaucorps. Tout était où il l’avait placé ; et ce premier soin lui rappela ceux qui lui restaient à remplir. Il sortit de la salle du souper et entra dans une chambre d’un aspect assez misérable, où, sur une espèce de grabat, étaient étendus deux corps enveloppés d’une couverture de laine grossière, et dont les deux têtes reposaient amicalement sur la même botte de foin. L’une était celle du groom à la chevelure noire, l’autre, coiffée d’un vaste bonnet tricoté, sous lequel on apercevait quelques cheveux gris, une face de caricature, un nez en bec de faucon, et une mâchoire maigre et allongée, appartenait, selon toutes les apparences, au ministre de la gastronomie dont la veille il avait entendu chanter les louanges. Ces deux honorables personnages paraissaient s’être endormis dans les bras de Bacchus comme dans ceux de Morphée, car on voyait sur le plancher des flacons brisés ; et sans leurs ronflements sonores, à peine aurait-on cru qu’ils étaient encore au nombre des vivants.

Disposé à reprendre son voyage, comme le devoir et la nécessité le lui imposaient, Julien descendit un petit escalier, puis essaya d’ouvrir une porte qui se trouva au bas. Elle était fermée. Il appela, personne ne lui répondit. C’était probablement là, pensa-t-il, la chambre de ses deux convives, aussi profondément endormis sans doute que leurs valets, et que lui-même l’était quelques instants auparavant. Les éveillerait-il ? à quoi bon ? c’étaient des gens auxquels le hasard seul et non sa volonté l’avait réuni, et, dans la situation où il se trouvait, il jugeait beaucoup plus prudent de saisir la première occasion de quitter une société fort suspecte et peut-être dangereuse.

Tout en faisant ces réflexions, il vit une autre porte qu’il ouvrit, et qui l’introduisit dans une chambre à coucher où reposait un autre dormeur, ronflant harmonieusement. Les ustensiles de cabaret, les pintes, les brocs, etc., dont elle était encombrée, indiquaient que c’était celle de l’hôte, qui dormait entouré de tous les attributs de sa profession hospitalière.

Cette découverte tira Peveril d’un embarras qui résultait de sa délicatesse. Il mit sur la table une pièce d’argent suffisante, à ce qu’il crut, pour payer sa part du souper de la veille, ne se souciant pas de devoir quelque chose à des étrangers qu’il allait quitter sans même leur dire adieu.

Débarrassé de ce scrupule de conscience, Peveril, le cœur plus léger, quoique la tête encore un peu lourde, se rendit à l’écurie, qu’il reconnut aisément parmi les masures dont la cour était entourée.

Son cheval, bien reposé, et reconnaissant peut-être des soins qu’il lui avait rendus la veille, hennit en l’apercevant, ce que Peveril regarda comme un heureux augure pour son voyage. Il le paya par un picotin d’avoine ; et, tandis que son coursier s’empressait d’y faire honneur, il se promena au grand air pour se rafraîchir le sang et la tête encore échauffée par le souper de la veille et réfléchir au chemin qu’il prendrait afin d’arriver au château de Martindale avant le coucher du soleil. D’après la connaissance générale qu’il avait du pays, il se flattait qu’il ne s’était pas beaucoup écarté de la véritable route, et, comme les forces de son cheval étaient réparées, il espérait terminer son voyage avant la fin du jour.

Sa résolution arrêtée, il revint à l’écurie, sella et brida son cheval, et le conduisit dans la cour de l’auberge. Déjà il avait la main sur la crinière et le pied gauche dans l’étrier, quand la voix de Ganlesse se fit entendre. « Quoi ! maître Peveril, est-ce là la politesse que vous avez rapportée de vos voyages dans les pays étrangers ? Est-ce en France que vous avez appris à prendre ainsi congé de vos amis ? «

Julien tressaillit comme un coupable ; mais un moment de réflexion lui suffit pour reconnaître qu’il n’avait aucun tort et qu’il ne courait aucun danger. « Je craignais de vous déranger, dit-il. Cependant j’ai été jusqu’à la porte de votre chambre ; mais j’ai supposé qu’après notre débauche d’hier soir, vous et votre ami aviez plus besoin de repos que de politesses cérémonieuses ; moi-même j’ai quitté mon lit avec plus de peine qu’à l’ordinaire quoiqu’il fût passablement dur, et comme mes affaires m’obligent à me remettre en chemin de bonne heure, j’ai cru qu’il valait mieux partir sans prendre congé de vous. J’ai laissé un souvenir à mon hôte sur la table de sa chambre. — C’était tout à fait inutile, répondit Ganlesse ; le coquin est déjà plus que payé. Mais votre projet de partir n’est-il pas un peu prématuré ? J’ai dans l’idée que maître Julien Peveril ferait mieux de me suivre à Londres que de se diriger d’un autre côté, quel que soit son motif. Vous avez déjà pu vous apercevoir que je ne suis pas un homme ordinaire, et que je sais me rendre maître des circonstances. Quant à l’extravagant avec qui je voyage, et auquel je tolère ces prodigalités, il a aussi son mérite. Mais vous êtes d’une trempe différente, et je voudrais non seulement vous servir, mais même vous attacher à moi. »

Julien contemplait avec étonnement le singulier personnage qui lui parlait ainsi. Nous avons déjà dit que tout était mesquin dans sa figure et sa tournure, et qu’il n’avait rien de remarquable dans la physionomie, si ce n’est la vivacité et le feu de deux petits yeux gris très-perçants, dont le regard s’accordait parfaitement avec la supériorité hautaine que l’étranger prenait dans la conversation. Ce ne fut qu’après un moment d’intervalle que Julien répondit :

« Pouvez-vous vous étonner, monsieur, que, dans les circonstances où je me trouve, si toutefois elles vous sont connues, j’évite de faire des confidences inutiles sur les affaires importantes qui m’ont conduit ici, et que je m’éloigne de la compagnie d’un étranger qui persiste à ne pas m’expliquer pour quel motif il désire la mienne ? — Faites ce qu’il vous plaira, jeune homme, répliqua Ganlesse ; souvenez-vous seulement à l’avenir que je vous ai fait une belle offre, une offre que je ne ferais pas à tout le monde. Si nous nous rencontrons plus tard, dans des circonstances moins heureuses peut-être, n’en imputez la faute qu’à vous seul, et non à moi. — Je ne comprends pas votre menace, répondit Peveril, si réellement vous voulez m’en faire une. Je n’ai fait aucun mal, je n’éprouve aucune crainte, et je ne puis avec raison concevoir pourquoi j’aurais lieu de me repentir d’avoir refusé ma confiance à un étranger qui semble exiger que je me soumette aveuglément à ses conseils. — Adieu donc, sir Peveril du Pic, car c’est là peut-être ce que vous serez bientôt, » dit l’étranger en lâchant la bride de son cheval sur laquelle il avait nonchalamment posé la main.

« Que voulez-vous dire ? s’écria Julien : et pourquoi me donnez-vous ce titre ? »

L’étranger sourit et lui répondit seulement : « Ici doit se terminer notre conférence. Voici votre route : vous la trouverez plus longue et plus difficile que celle par laquelle je vous aurais conduit. »

À ces mots, Ganlesse regagna la maison. Arrivé sur le seuil, il se retourna encore une fois, et voyant que Julien était resté immobile à la même place, il lui sourit de nouveau et lui fit un signe de tête. Julien, rappelé à lui-même par ce signe, piqua son cheval et partit.

La connaissance qu’il avait du pays lui suffit pour regagner la route de Martindale, dont il ne s’était guère écarté que de deux milles. Mais les chemins ou plutôt les sentiers de ce pays presque sauvage, dont le poète Cotton a parlé d’une manière si satirique, étaient si compliqués en certains endroits, si difficiles à reconnaître en quelques autres, et si propres en un mot à retarder le voyageur, qu’en dépit de tous les efforts de Julien, et quoiqu’il ne se fût arrêté que le temps nécessaire pour faire rafraîchir son cheval à un petit hameau, il était nuit lorsqu’il atteignit une petite éminence d’où les créneaux de Martindale auraient été visibles une heure plus tôt. Mais on pouvait au moins, dans l’obscurité reconnaître où était situé le château, par le moyen d’une lumière entretenue constamment sur une tour fort élevée, qu’on nommait la Tour d’Observation ; et cette espèce de fanal domestique était connu dans tous les environs sous le nom de l’Étoile polaire de Peveril.

On l’allumait régulièrement chaque soir à l’heure du couvre-feu, en y mettant assez de bois et de charbon pour qu’il durât jusqu’au lever du soleil ; et jamais cette précaution n’était négligée, si ce n’est pendant l’intervalle qui s’écoulait entre la mort d’un seigneur du château et son enterrement. Quand cette dernière cérémonie était terminée, on rallumait le fanal avec une certaine solennité, et il continuait à luire sans interruption jusqu’à ce que le destin eût appelé le nouveau seigneur dans le tombeau de ses ancêtres. On ignore à quelle circonstance ce fanal dut son origine ; la tradition n’en parle que d’une manière fort douteuse. Selon les uns, c’était un signal hospitalier qui jadis servait à guider vers un lieu de repos le chevalier errant ou le pèlerin fatigué ; selon d’autres, une dame de Martindale avait autrefois allumé ce feu conducteur pour un époux tendrement aimé, qui s’était égaré pendant une nuit orageuse. Les gens moins disposés pour les seigneurs du Pic, et surtout les non-conformistes, attribuaient l’origine et la continuation de cette coutume à l’orgueil présomptueux des Peveril, qui avaient voulu rappeler de cette manière leur ancienne suzeraineté sur le pays environnant, à l’exemple de l’amiral qui attache une lanterne à la poupe de son vaisseau pour guider la flotte. Aussi notre vieil ami, le docteur Solsgrace, avait-il autrefois tonné du haut de la chaire contre sir Geoffrey, qu’il accusait d’avoir placé sa trompette de gloire et son chandelier sur les hauts lieux. Une chose certaine, c’est que tous les Peveril, de père en fils, avaient conservé scrupuleusement cette coutume, comme liée essentiellement à la dignité de leur famille ; et sir Geoffrey n’était pas homme à la laisser tomber en désuétude.

En conséquence, l’étoile de Peveril avait continué à briller avec plus ou moins d’éclat pendant les vicissitudes de la guerre civile, et jamais elle ne s’était éclipsée, même pendant les revers que sir Geoffrey avait éprouvés. Souvent on lui avait entendu dire et jurer que, tant qu’il lui resterait un arpent de bois, le vieux fanal ne manquerait jamais d’être alimenté. Son fils Julien n’ignorait rien de tout cela : ce fut donc avec autant de surprise que d’inquiétude qu’en portant ses regards dans la direction du château il n’aperçut pas la lumière de la tour. Il s’arrêta, se frotta les yeux, changea de position, et s’efforça vainement de se persuader qu’il s’était mépris sur le point d’où l’étoile polaire de sa maison était visible, ou que quelque obstacle nouvellement survenu, tel que la croissance de plusieurs arbres, ou la construction de quelque édifice, en interceptait la lumière. Mais un moment de réflexion le convainquit que la situation élevée du château de Martindale, qui dominait tous les environs, rendait cette supposition invraisemblable ; et la conséquence qu’il en tira fut que son père était mort, ou que quelque malheur étrange était tombé sur la famille, et avait fait oublier l’antique et solennelle coutume.

En proie à des craintes indéfinissables, le jeune Peveril enfonça l’éperon dans les flancs de son cheval, et le força, malgré la fatigue et l’épuisement, à descendre presque au galop le sentier escarpé qui conduisait au village de Martindale-Moultrassie. Il y arriva bientôt, impatient d’apprendre la cause de cette éclipse de mauvais augure. La rue que son cheval parcourait était alors déserte, et à peine apercevait-on la clarté d’une chandelle briller de temps en temps à travers la fenêtre d’une maison ; il n’y avait que celles de la petite auberge Aux Armes de Peveril dont l’éclat fût remarquable ; et le bruit de plusieurs voix annonçait la joie grossière de quelques rustres en débauche.

Le coursier harassé s’arrêta subitement devant la porte de cette maison, guidé par l’instinct ou par l’expérience, qui fait reconnaître à tout cheval l’extérieur d’une auberge. Quoique Julien fût pressé, il se détermina à mettre pied à terre, jugeant qu’il valait mieux demander un cheval frais à Roger Raine, le maître de l’auberge, qui était un ancien partisan de sa famille. Il lui tardait d’ailleurs de se tirer d’inquiétude en faisant quelques questions sur l’état actuel du château et de ses habitants. Mais, au moment d’entrer, il fut surpris d’entendre dans la salle destinée au public des voix qui entonnaient une chanson bien connue, composée sous la république par quelque bel esprit puritain contre les cavaliers, et dans laquelle son père n’était pas épargné.


Vous pensiez que dans le monde
Rien ne pourrait vous dompter ;
On vous vit boire et chanter,
Pleins d’une ardeur sans seconde.
Mais les saints vous ont vaincus :
Ils ont réduit au silence
Le blasphème et l’insolence :
Amis, vous êtes battus.

Sir Geoffrey, que l’eau-de-vie
A si souvent enivré,
Long-temps avait figuré
Dans la bruyante frairie.
Cromwell et Fairfax venus,
Ce chef valeureux s’esquive,
Même avant qu’on le poursuive
Amis, vous êtes battus.


Il fallait, pensa Julien, qu’il fût arrivé une étrange révolution dans le village et dans le château, pour que des chants d’une aussi insultante grossièreté se fissent entendre dans l’auberge même qui avait pour enseigne les armes de sa famille ; et ne sachant pas jusqu’à quel point il serait prudent de se présenter devant ces buveurs mal disposés, sans aucun pouvoir de repousser ou de châtier leur insolence, il conduisit son cheval à une porte de derrière qui communiquait comme il s’en souvint, avec la chambre de l’aubergiste, pour interroger d’abord ce dernier sur les affaires relatives au château. Il frappa à plusieurs reprises, en appelant à demi-voix Roger Raine. Enfin une voix de femme répondit par la question : « Qui est là ? — C’est moi, dame Raine, c’est Julien Peveril ; dites à votre mari qu’il vienne me parler sur-le-champ. — Hélas ! monsieur Julien, si c’est vous réellement, il faut que vous sachiez que mon pauvre homme est dans un lieu d’où il ne peut venir parler à personne, et où nous irons le rejoindre un jour, comme dit Matthieu Chamberlain. — Comment, il est mort ! j’en suis vraiment affligé. — Mort depuis plus de six mois, monsieur Julien ; et permettez-moi d’ajouter que c’est là un temps bien long pour une pauvre femme seule, comme le dit Matthieu Chamberlain. — Eh bien, vous ou votre Chamberlain[72], ouvrez-moi la porte, j’ai besoin d’un cheval frais et je désire avoir des nouvelles du château. — Du château ! hélas !… Chamberlain ! Matthieu Chamberlain ! » Matthieu Chamberlain n’était probablement pas très-loin, car il répondit sur-le-champ, et Peveril, qui était près de la porte, les entendit parler à voix basse. Il est bon de faire remarquer que dame Raine, accoutumée à fléchir sous l’autorité du vieux Roger, qui était aussi jaloux d’exercer les prérogatives domestiques d’un mari qu’un monarque peut l’être d’exercer celles de la couronne, s’était trouvée si embarrassée de son état de veuvage et de sa nouvelle indépendance, qu’elle avait pris le parti de recourir dans toutes les occasions à l’avis de Matthieu Chamberlain ; et comme Matthieu Chamberlain, au lieu de marcher les pieds nus et d’avoir la tête couverte d’un bonnet de laine rouge, commençait à porter des souliers de cuir d’Espagne et un chapeau à haute forme, au moins le dimanche ; que de plus il se faisait appeler maître Matthieu par ses camarades, les voisins en concluaient que l’enseigne de l’auberge éprouverait bientôt quelque changement ; car Matthieu était une espèce de puritain, et n’était nullement ami des Peveril du Pic.

« Eh bien ! conseillez-moi donc si vous êtes un homme, Matthieu Chamberlain, dit la veuve Raine ; car je veux mourir si ce n’est pas monsieur Julien lui-même qui est ici. Il demande un cheval, et puis je ne sais quoi, comme si tout allait de même qu’à l’ordinaire. — Eh bien ! dame Raine, si vous suivez mon conseil, vous le ferez déguerpir ; qu’il secoue ses bottes pendant qu’elles sont neuves : il ne faut pas s’échauder les doigts dans le bouillon des autres. — Vraiment, c’est bien parler, dit dame Raine ; mais voyez-vous, Matthieu, nous avons mangé le pain de ces gens-là, et comme mon pauvre homme avait coutume de dire… — Eh bien ! dame Raine, ceux qui veulent les avis des morts n’ont pas besoin d’en demander aux vivants : faites ce qu’il vous conviendra ; mais si vous voulez suivre mes conseils, fermez la porte, tirez le verrou, et ordonnez-lui d’aller chercher un gîte ailleurs. — Je ne demande rien, drôle, dit Peveril ; je veux savoir seulement comment se porte sir Geoffrey et son épouse. — Hélas ! hélas ! » fut la seule réponse qu’il reçut de l’hôtesse, et la conversation entre elle et son Chamberlain recommença, mais sur un ton trop bas pour que Julien l’entendît.

« Monsieur, » dit enfin Chamberlain à haute voix et d’un ton d’autorité, « nous n’ouvrons point les portes à une heure aussi indue ; cela serait contraire au bon ordre : il pourrait nous en coûter cher. Quant au château, la route est devant vous, et je pense que vous la connaissez aussi bien que nous. — Et je vous connais aussi, » dit Peveril en remontant sur son cheval harassé ; « je vous connais pour un vaurien, pour un ingrat auquel je donnerai la bastonnade dès que j’en trouverai l’occasion. »

Matthieu ne répondit rien à cette menace, et Peveril l’entendit s’éloigner après quelques chuchotements avec la veuve.

Contrarié de ce délai et plus inquiet que jamais d’après tous ces propos de mauvais augure, Peveril mit tout en usage pour faire avancer son cheval qui refusa d’une manière positive d’aller plus loin. Il fut donc obligé de redescendre, et il allait poursuivre son voyage à pied, malgré l’inconvénient des hautes bottes qu’il portait selon l’usage du temps, lorsqu’il entendit une voix douce l’appeler d’une fenêtre.

Le conseiller de la veuve ne fut pas plus tôt parti que son bon cœur, le respect dont elle avait l’habitude envers la maison Peveril, et peut-être aussi quelque crainte pour les os de Matthieu, la déterminèrent à ouvrir une croisée et à appeler Julien à demi-voix.

« St ! st ! monsieur Julien, êtes-vous parti ? demanda-t-elle. — Pas encore, dame Raine, quoique je ne sois pas le bienvenu ici, à ce qu’il paraît. — Mon bon jeune maître, reprit l’hôtesse, c’est que, voyez-vous, les hommes ont des idées si différentes les uns des autres ! Si mon pauvre vieux Roger était là, il trouverait que le coin du feu est encore trop froid pour vous, et voici maintenant Matthieu Chamberlain qui trouve que la cour est assez chaude. — Ne parlons point de cela, dame Raine, mais dites-moi seulement ce qui est arrivé au château de Martindale : le fanal est éteint. — Est-il bien vrai ? oh ! cela n’est malheureusement que trop probable ! Ainsi donc le bon sir Geoffrey serait allé au ciel rejoindre mon vieux Roger ! — Grand Dieu, s’écria Julien, depuis quand mon père est-il tombé malade ? — Il ne l’a jamais été que je sache, répondit la dame Raine : mais, il y a trois heures, il y a trois heures environ, il est arrivé au château des gens avec des jaquettes de buffle et des bandoulières, et un membre du parlement, comme au temps de Cromwell. Mon vieux Roger leur aurait certainement fermé la porte de l’auberge ; mais Matthieu a prétendu que ce serait agir contre la loi, de sorte qu’ils sont venus s’y rafraîchir, hommes et chevaux, et ils ont envoyé chercher M. Bridgenorth, qui est à Moultrassie-House ; puis ils se sont rendus au château, où il est probable qu’il y aura eu une querelle, car le vieux chevalier n’est pas homme à se laisser prendre à l’improviste, comme disait mon vieux Roger. Mais les officiers de la justice seront restés les plus forts, comme de raison, puisqu’ils ont la loi pour eux, comme dit Matthieu Chamberlain. Mais, hélas ! si vraiment l’étoile polaire du château a cessé de luire, ce que Votre Honneur assure, il n’y a guère de doute que le vieux chevalier ne soit mort. — Pour l’amour du ciel, pour l’amour de l’or, si ce ne peut être par amitié ! dame Raine, procurez-moi un cheval pour me rendre au château. — Au château ! s’écria-t-elle, les têtes rondes, comme les nommait mon pauvre Roger, vous tueront comme ils ont tué votre père ! Il vaut mieux vous cacher dans le bûcher, et je vous enverrai par Betty une couverture et quelque chose pour souper ; ou, si cela ne vous convient pas, mon vieux Dobbin est dans la petite écurie à côté du poulailler : prenez-le, et hâtez-vous de sortir du pays, car vous n’y êtes pas en sûreté. Entendez-vous quelles chansons ils chantent en bas ? Croyez-moi, prenez Dobbin, et n’oubliez pas de laisser votre cheval à la place. »

Peveril n’en demanda pas davantage, et comme il se détournait pour se rendre à l’écurie, il entendit la bonne femme s’écrier d’une voix lamentable : « Ah, seigneur ! que dira Matthieu Chamberlain ? Mais qu’il dise ce qu’il voudra, je puis bien disposer de ce qui m’appartient. »

Julien, avec tout l’empressement d’un valet d’auberge qui a reçu un double pour-boire, mit les harnais de son coursier épuisé sur le dos du pauvre Dobbin, qui mangeait tranquillement sa ration de foin sans songer à la besogne que cette nuit lui réservait. Malgré l’obscurité de l’écurie, Julien réussit promptement dans ses préparatifs de voyage ; puis laissant à son cheval le soin de trouver le râtelier de Dobbin, il s’élança sur sa nouvelle monture, et, à l’aide des éperons, il lui fit gravir le chemin escarpé qui conduit du village au château. Dobbin, peu habitué à un tel exercice, soufflait, reniflait, et trottait de toutes ses forces. Enfin il conduisit son cavalier devant la grande porte de l’antique séjour de ses pères.

La lune se levait alors ; mais la porte, située dans un renfoncement entre deux tours qui la flanquaient, n’était point éclairée par ses rayons. Peveril mit pied à terre, laissant son cheval en liberté, et s’avança vers la porte, que, contre son attente, il trouva ouverte. En entrant dans la cour, il aperçut de la lumière dans la partie inférieure du château. Depuis les revers qu’avait éprouvés la famille, la grande porte du vestibule ne s’ouvrait que dans les occasions solennelles : on passait ordinairement par une petite poterne. Cependant Julien la trouva également ouverte ; circonstance qui seule eût suffi pour l’alarmer, s’il n’eût été déjà prévenu. Son cœur battit violemment en entrant dans le vestibule qui conduisait au grand salon, où se tenait habituellement la famille ; et ses craintes augmentèrent, lorsqu’en s’approchant il entendit le murmure de plusieurs voix. D’un mouvement impétueux il ouvrit la porte, et le spectacle qui s’offrit à sa vue ne justifia que trop ses pressentiments funestes.

Vis-à-vis de lui était le vieux chevalier, les bras fortement attachés par une ceinture de cuir ; deux coquins de fort mauvaise mine, qui paraissaient le garder, le tenaient par l’habit. Le sabre nu qui était sur le parquet, et le fourreau vide, suspendu encore au côté de sir Geoffrey, annonçaient que le vieux chevalier ne s’était pas soumis sans résistance. Deux ou trois personnes, le dos tourné du côté de Julien, étaient assises devant une table et occupées à écrire : c’était leurs voix qu’il avait entendues. Lady Peveril, pâle comme la mort, se tenait à quelques pas de son mari, sur lequel ses regards étaient fixés avec l’expression de la douleur. La première, elle aperçut Julien.

« Ciel miséricordieux ! s’écria-t-elle, mon fils ! Le malheur de notre maison est au comble. — Mon fils, » répéta sir Geoffrey, sortant tout-à-coup de l’abattement où il était plongé, et faisant retentir un de ses jurements ordinaires. « Tu arrives à propos, mon Julien, frappe un grand coup ; fends-moi la tête de ce traître, de ce bandit, depuis le crâne jusqu’à l’estomac ; et cela fait, nous verrons après. »

À l’aspect de la situation indigne où était son père, Julien oublia l’inégalité du nombre. « Misérables ! » s’écria-t-il en tirant son épée et en se précipitant sur les deux gardes qui tenaient sir Geoffrey, « cessez de le retenir ; » et, pour se défendre, ils furent forcés de le lâcher.

Sir Geoffrey, délivré en partie, cria à sa femme de déboucler le ceinturon : « Dame Marguerite, il faudra qu’ils combattent bien pour vaincre le père et le fils. »

Mais l’un des hommes occupés à écrire s’était levé aux premières paroles de Julien, et il empêcha lady Peveril de rendre à son mari le service qu’il demandait, tandis qu’un autre se rendit maître de la personne du vieux chevalier qui, bien que garrotté, ne lui en donna pas moins de grands coups de bottes dans les jambes, seul moyen de défense qui fût en son pouvoir. Le troisième, qui vit Julien, jeune, actif, animé de la colère d’un fils qui combat pour son père, forcer les deux gardes à lâcher pied, le saisit au collet, et chercha à s’emparer de son épée. Julien, abandonnant cette arme, prit un de ses pistolets, et fit feu sur l’homme qui l’attaquait ainsi. Celui-ci n’en fut point renversé ; mais, chancelant comme un homme étourdi, il tomba sur une chaise, et découvrit aux regards effrayés de Peveril les traits du major Bridgenorth, noircis par l’explosion de la poudre, qui avait brûlé une partie de ses cheveux gris. Un cri de surprise échappa à Julien, et, dans le trouble et l’horreur de son émotion, il fut aisé à ceux qu’il avait d’abord attaqués de l’arrêter et de le désarmer.

« Ne vous effrayez pas, Julien, dit sir Geoffrey ; ne prenez pas garde à cela, mon brave fils ; ce coup de pistolet fait la balance de nos comptes. Mais que le diable soit de lui, je crois qu’il vit encore ! Votre pistolet était-il chargé de son ? ou bien le malin esprit l’a-t-il mis à l’abri du plomb ? »

L’étonnement de sir Geoffrey n’était pas sans motif, car, tandis qu’il parlait, le major Bridgenorth, revenant à lui, se releva, puis, essuyant avec son mouchoir les marques que l’explosion avait laissées sur son visage, il s’approcha de Julien, et lui dit avec le sang-froid inaltérable qui le caractérisait : « Jeune homme, vous devez rendre grâces à Dieu, qui vous a épargné aujourd’hui le remords d’un grand crime. — Rends grâce au diable, fripon à grandes oreilles ! reprit sir Geoffrey ; car il n’y a que le père de tous les fanatiques, le diable lui-même, qui ait pu empêcher ta cervelle d’être brûlée comme si elle eût été dans la poêle à frire de Lucifer. — Sir Geoffrey, répondit le major Bridgenorth, je vous ai déjà dit que je ne voulais pas raisonner avec vous, et je ne vous dois compte d’aucune de mes actions. — Monsieur Bridgenorth, » dit lady Peveril, faisant un effort pour parler, et pour parler avec calme, « quelle que soit la vengeance que votre conscience et votre caractère de chrétien vous permettent d’exercer contre mon mari, moi qui ai droit à quelque compassion de votre part, puisque j’en ai eu pour vous lorsque la main du ciel s’est appesantie sur votre tête, je vous supplie de ne pas envelopper mon fils dans notre ruine. Que la perte du père et de la mère, ainsi que celle de notre antique maison, satisfasse le ressentiment des torts que mon mari a pu avoir à votre égard. — Silence, femme, dit le chevalier ; vous parlez comme une folle, et vous vous mêlez de ce qui ne vous regarde pas. Moi, des torts envers lui ! Le lâche coquin n’a eu de moi que ce qu’il méritait. Si j’avais bâtonné convenablement le vilain chien la première fois qu’il a aboyé après moi, il ramperait maintenant à mes pieds, au lieu de me sauter à la gorge. Mais si je puis me tirer de cette affaire, comme je me suis tiré de beaucoup d’autres plus difficiles, je veux lui solder tous mes vieux comptes, autant que me le permettra le bois de pommier le plus dur et le mieux ferré. — Sir Geoffrey, répliqua Bridgenorth, si la naissance, dont vous êtes si orgueilleux, vous ferme les yeux sur les meilleurs principes, elle devrait au moins vous apprendre à être plus poli. De quoi vous plaignez-vous ? Je suis magistrat, et comme tel je fais exécuter le mandat qui m’est adressé par la première autorité de l’État. Je suis de plus votre créancier, et la loi me donne le droit de retirer ma propriété des mains d’un débiteur imprévoyant. — Vous, magistrat ! s’écria le chevalier ; magistrat comme Noll était monarque. Vous êtes tout fier, je le parie, parce que vous avez obtenu votre pardon du roi, et parce que vous avez été replacé parmi ceux qui sont chargés de persécuter les pauvres papistes. Jamais il n’y a de troubles dans un État sans que les fripons y trouvent leur avantage ; jamais la marmite ne bout sans que l’écume surnage. — Pour l’amour de Dieu, mon cher mari, dit lady Peveril, cessez de parler ainsi ! Vous ne faites qu’irriter le major Bridgenorth, qui sans cela considérerait peut-être l’esprit de charité… — L’irriter ! » reprit sir Geoffrey avec impatience ; « par la mort dieu, madame, vous me rendrez fou ! Avez-vous vécu si long-temps dans ce monde pour attendre des égards et de la charité d’un vieux loup affamé comme celui-ci ? Et quand même il en aurait, croyez-vous que moi, et vous, la femme de sir Peveril, nous devions recourir à sa charité ? Julien, mon pauvre garçon, je suis fâché que tu sois venu si mal à propos, et que ton pistolet n’ait pas été mieux chargé : voilà ta réputation de bon tireur perdue à jamais. »

Ce colloque, auquel présidait la colère, se passa si rapidement de part et d’autre, que Julien, à peine revenu de sa surprise, n’eut pas le temps de considérer de quelle manière il devait se conduire pour servir utilement ses parents. Parler avec calme et avec raison à Bridgenorth lui parut le parti le plus sage ; mais son orgueil ne pouvait que difficilement s’y soumettre. Il s’y détermina pourtant. « Major, » lui dit-il avec le plus de sang-froid qu’il put en montrer, « puisque vous agissez comme magistrat, je désire être traité conformément aux lois de l’Angleterre, et je demande à connaître de quoi nous sommes accusés et par quelle autorité nous sommes arrêtés. — Autre sottise ! » s’écria l’impétueux chevalier. « La mère parle de charité à un puritain, et le fils parle de lois à un rebelle, à une tête-ronde ! De qui crois-tu donc qu’il ait reçu un mandat ? Ce ne peut être que du parlement ou du diable. — Qui parle de parlement ? » s’écria quelqu’un qui entrait ; et Peveril reconnut le personnage officiel qu’il avait vu chez le marchand de chevaux, et qui se présenta alors avec toute l’importance d’une autorité supérieure. « Qui parle de parlement ? demanda-t-il encore. Je vous promets qu’on a trouvé dans cette maison de quoi convaincre trente conspirateurs. Voici des armes, et une ample provision : montrez-les, capitaine. — Ce sont précisément les mêmes, » dit le capitaine en s’approchant, « dont j’ai parlé dans ma narration imprimée, qui a été mise sous les yeux de l’honorable chambre des communes. La demande en a été faite par le vieux Vander Huys de Rotterdam, par ordre de don Juan d’Autriche, pour le service des jésuites. — Par le jour qui nous éclaire, dit sir Geoffrey, ce sont les piques, les mousquets, et les pistolets qui ont été relégués au grenier après la bataille de Naseby ! — Et voici, dit le camarade du capitaine, Everett, des ornements de prêtre, des chasubles, des missels, des images auxquelles les papistes adressent leurs prières et devant lesquelles ils s’inclinent. — La peste soit de ton glapissement nasillard ? dit sir Geoffrey. Le coquin prend les vieux vêtements de ma grand’mère pour des ornements de prêtre, et le volume des histoires d’Owlenspiegel[73] pour un missel papiste ! — Mais que veut dire ceci, maître Bridgenorth ? » dit Topham en s’adressant au magistrat ; « Votre Honneur a donc eu de la besogne ainsi que nous ; et tandis que nous dénichions ces babioles, vous avez donc attrapé un autre coquin ? — Je pense, Monsieur, dit Julien, que si vous voulez consulter le mandat dont vous êtes porteur, lequel, si je ne me trompe, doit contenir les noms des personnes que vous êtes chargé d’arrêter, vous n’avez aucun droit de m’arrêter. — Monsieur, » dit l’officier en prenant un air d’importance, « je ne sais pas qui vous êtes, mais je voudrais que vous fussiez le premier homme de l’Angleterre, afin que je pusse vous apprendre le respect dû à un mandat de la chambre. Il n’y a pas un seul homme dans l’enceinte des îles Britanniques que je ne puisse arrêter en vertu de ce morceau de parchemin ; et en conséquence je vous arrête. De quoi l’accusez-vous, messieurs ? »

Dangerfield s’approcha de Julien, et le regardant sous le nez : « Par l’air qui me fait vivre, s’écria-t-il, je vous ai déjà vu, mon ami, mais je ne puis me rappeler où. Ma mémoire maintenant ne vaut pas une fève, depuis que je l’ai tant usée au service de l’État. Mais je connais ce drôle. Si je mens, je veux être damné. — Comment, capitaine Dangerfield, » dit son camarade, plus doux de manières, mais plus dangereux, « c’est le même jeune homme que nous avons vu hier chez le marchand de chevaux. Nous avions même quelques griefs à alléguer contre lui ; mais maître Topham ne nous l’a pas permis. — Vous pouvez maintenant parler contre lui, dit Topham, car il a blasphémé contre un mandat de la chambre. N’avez-vous pas dit que vous l’aviez déjà vu quelque part ? — Oui, vraiment, répondit Everett, je l’ai vu parmi les séminaristes de Saint-Omer. Il était toujours avec les régents. — Recueillez vos souvenirs, maître Everett, reprit Topham : vous m’avez dit, je crois, que vous l’aviez vu dans un conciliabule de jésuites à Londres ? — C’est moi qui ai dit cela, maître Topham, » répondit audacieusement Dangerfield ; « et ma langue en ferait le serment. — Mon cher monsieur Topham, dit Bridgenorth, vous pouvez suspendre cette enquête pour le moment, car elle ne sert qu’à fatiguer et embarrasser la mémoire des témoins du roi. — C’est là ce qu’on veut trouver, maître Bridgenorth, dit Topham ; je ne fais que les tenir en haleine comme des lévriers qui sont sur le point de courir le gibier. — Soit, » répondit Bridgenorth avec le ton de froideur et d’indifférence qui lui était ordinaire ; « mais, en ce moment, ce jeune homme doit être arrêté en vertu d’un mandat que je vais signer, pour m’avoir attaqué dans l’exercice de mes fonctions comme magistrat, et dans l’intention de délivrer une personne déjà légalement arrêtée. N’avez-vous pas entendu le bruit d’un coup de pistolet ? — Je suis prêt à le jurer, dit Everett. — Et moi aussi, dit Dangerfield. Tandis que nous faisions une perquisition dans la cave, j’ai entendu quelque chose de semblable à un coup de pistolet ; mais j’ai cru que c’était le bruit occasionné par un long bouchon que je venais de tirer pour voir si la bouteille ne renfermait pas quelques reliques papistes. — Un coup de pistolet ! s’écria Topham ; on pourrait faire ici une affaire semblable à celle de sir Edmondsbury Godfrey. Oh ! tu es la véritable semence du vieux dragon rouge ; car lui aussi aurait résisté au mandat de la chambre des communes si nous ne l’avions pris au dépourvu. Maître Bridgenorth, vous êtes un magistrat judicieux et un digne serviteur de l’État : je voudrais que nous eussions partout d’aussi bons magistrats protestants. Eh bien ! emmènerai-je ce jeune drôle avec ses parents, qu’en pensez-vous ? ou le garderez-vous pour l’interroger de nouveau ? — Monsieur Bridgenorth, » dit lady Peveril en dépit des efforts de son mari pour l’interrompre, « au nom du ciel ! si vous avez jamais su ce que c’était que d’aimer un seul de tous les enfants que vous avez perdus, si vous aimez la fille unique qui vous reste, ne poursuivez pas de votre vengeance mon pauvre fils. Je puis vous pardonner et oublier tous les maux que vous nous avez faits, même les malheurs encore plus grands dont vous nous menacez ; mais, je vous en supplie, n’usez pas de la dernière rigueur envers celui qui ne vous a jamais offensé. Croyez que, si vous fermez l’oreille aux cris d’une mère au désespoir, celui dont l’oreille est toujours ouverte aux plaintes des malheureux entendra ma demande et votre réponse. »

L’expression énergique et douloureuse avec laquelle lady Peveril prononça ces paroles sembla pénétrer le cœur de tous ceux qui étaient présents, bien que la plupart d’entre eux ne fussent que trop habitués à de semblables scènes. Chacun gardait le silence, lorsque lady Peveril, levant sur Bridgenorth ses yeux baignés de larmes, lui adressa un regard qui, par son éloquente anxiété, révélait une femme dont la vie ou la mort dépend de la réponse qu’elle va recevoir. L’inflexibilité de Bridgenorth lui-même parut en être ébranlée, et ce fut d’une voix tremblante qu’il lui répondit : « Plût à Dieu, madame, que j’eusse entre les mains les moyens de soulager votre détresse actuelle autrement qu’en vous recommandant de mettre votre confiance dans la Providence, et de vous efforcer de ne pas murmurer de l’épreuve cruelle qu’elle vous envoie ! Quant à moi, je ne suis qu’une verge de châtiment entre les mains du fort, une verge qui ne frappe pas d’elle-même, mais qui obéit à l’impulsion donnée par le bras tout-puissant qui commande. — De même que moi et ma verge nous sommes mis en mouvement par les communes d’Angleterre, » dit maître Topham, qui parut content de la comparaison.

Julien crut devoir dire alors quelque chose en sa faveur, et il s’efforça de parler avec tout le calme possible. « Monsieur Bridgenorth, dit-il, je ne conteste ni votre autorité, ni le mandat de monsieur… — Vraiment ? interrompit Topham ; oh ! oh ! jeune homme, je pensais bien que nous vous ramènerions à la raison. — Ainsi donc, si vous le jugez à propos, monsieur Topham, voici ce que nous ferons, dit le major. Vous partirez pour Londres dès le point du jour, emmenant avec vous sir Geoffrey et lady Peveril : et, pour qu’ils puissent voyager d’une manière conforme à leur rang, vous les ferez escorter dans leur propre voiture. — Je voyagerai moi-même avec eux, dit Topham, car les routes du Derbyshire sont trop rudes et trop difficiles pour qu’on les parcoure à cheval, et j’ai les yeux fatigués de la vue de ces montagnes arides. Dans la voiture, du moins, je dormirai aussi bien que si j’étais à la chambre des communes, ou aussi profondément que maître Bodderbrains quand il est sur ses jambes. — Vous ferez fort bien de prendre vos aises, maître Topham, répondit Bridgenorth. Quant à ce jeune homme, je m’en charge, je l’emmènerai avec moi. — Je ne sais trop si cela est faisable, digne monsieur Bridgenorth, car il se trouve dans un des cas prévus par le warrant de la chambre. — Remarquez, reprit Bridgenorth, qu’il n’est arrêté que pour une attaque faite en faveur d’un prisonnier : je vous conseille donc de ne point vous charger de lui, à moins que vous n’ayez une escorte plus nombreuse. Sir Geoffrey est vieux et cassé, mais ce garçon est dans la fleur de la jeunesse, et il aura pour lui tous les jeunes cavaliers débauchés du voisinage. Il vous serait difficile de traverser le comté sans avoir à vous défendre contre quelque tentative d’enlèvement. »

Topham fixa sur Julien le regard que l’araignée fixe probablement sur la guêpe tombée dans sa toile, lorsqu’il lui tarde de s’en emparer, et qu’elle n’ose pourtant l’attaquer.

« J’ignore, dit Julien, si, en cherchant à nous séparer, vous avez de bonnes ou de mauvaises intentions, monsieur Bridgenorth. Quant à moi, tout ce que je désire, c’est de partager le sort de mes parents : je vous donne donc ma parole d’honneur de ne faire aucune tentative pour vous échapper, si vous me promettez de ne pas me séparer d’eux. — Ne parlez pas ainsi, Julien, dit sa mère ; restez avec M. Bridgenorth. Mon cœur me dit qu’il ne nous veut pas autant de mal que la dureté de sa conduite pourrait vous le faire croire. — Et moi, dit sir Geoffrey, ce que je sais bien, c’est que, depuis les portes du château de mon père jusqu’à celles de l’enfer, il n’existe pas dans tout l’univers un tel misérable ; et, si je désire que mes bras redeviennent libres, c’est dans l’espérance d’asséner un coup vigoureux sur cette tête grise, qui a tramé plus de complots à elle seule que tout le long parlement. — Tais-toi, dit le zélé Topham, le parlement n’est pas un mot fait pour une bouche comme la tienne. Messieurs, » ajouta-t-il en se tournant vers Everett et Dangerfield, vous rendrez témoignage de ceci. — De ce qu’il a insulté la chambre des communes ? répondit Dangerfield ; oui, de par Dieu, je le ferai, j’en jure par le salut de mon âme. — Et de plus, dit Everett, comme il parlait du parlement en général, il a également insulté la chambre des pairs. — Pauvres et misérables créatures, dit sir Geoffrey, vous dont la vie est un mensonge perpétuel, dont l’aliment est le parjure, voulez-vous donc dénaturer mes paroles les plus innocentes, lorsqu’à peine elles sont sorties de ma bouche ? Je vous le dis, le pays est las de vous ; et si les Anglais retrouvaient leur bon sens, la prison, le pilori, le fouet et le gibet seraient la juste récompense de vos actions viles et odieuses. Et maintenant, maître Bridgenorth, vous et les vôtres, vous pouvez faire tout le mal que vous pourrez imaginer, car je n’ouvrirai plus la bouche pour proférer un seul mot tant que je serai dans la compagnie de brigands tels que vous. — Peut-être, sir Geoffrey, répondit Bridgenorth, auriez-vous mieux entendu vos intérêts, si vous eussiez adopté cette résolution un peu plus tôt. La langue n’est qu’un membre bien petit, mais elle peut causer de grands maux. Vous, monsieur Julien, vous aurez la complaisance de me suivre, sans représentations, sans résistance, car vous devez savoir que j’aurais les moyens de vous y contraindre. »

Julien ne sentait que trop qu’il n’avait d’autre parti à prendre que de se soumettre à une force supérieure ; mais avant de quitter l’appartement, il s’agenouilla devant son père pour lui demander sa bénédiction. Le vieillard la lui donna, les yeux remplis de larmes, et en prononçant ces mots avec emphase : « Que Dieu te bénisse, mon fils, et qu’il te maintienne fidèle à l’Église et au roi, quel que soit le mauvais vent qui puisse souffler ! »

Sa mère ne put que lui poser la main sur la tête, et le conjurer à voix basse de ne faire aucune tentative téméraire et violente pour les secourir. « Nous sommes innocents, lui dit-elle, et nous sommes entre les mains de Dieu : que cette seule pensée nous console et nous protège ! »

Bridgenorth fit alors signe à Julien de le suivre, ce qu’il fit, accompagné ou plutôt conduit par les deux gardes qui l’avaient d’abord désarmé. Quand ils eurent atteint le vestibule, Bridgenorth demanda à Julien s’il voulait se considérer comme prisonnier sur parole, « Dans ce cas, lui dit-il, je me contenterai de votre simple promesse pour toute garantie. »

Peveril, qui ne pouvait s’empêcher de concevoir quelques espérances, d’après la manière favorable et étrangère à tout ressentiment dont il était traité par un homme à la vie duquel il venait d’attenter, répondit sans balancer qu’il lui donnait sa parole, pour vingt-quatre heures, qu’il ne ferait aucune tentative d’évasion.

« C’est parler sagement, répliqua Bridgenorth ; car, bien qu’il pût résulter quelque effusion de sang de vos efforts pour recouvrer la liberté, soyez assuré qu’une telle conduite ne serait d’aucune utilité pour vos parents. Holà ! des chevaux ! des chevaux dans la cour ! »

Le piétinement des chevaux se fit bientôt entendre ; Julien, obéissant au signal de Bridgenorth, et fidèle à sa parole, monta sur celui qui lui fut présenté, se préparant à quitter la maison de ses ancêtres, dans laquelle son père était prisonnier, pour aller il ignorait où, sous la garde d’un homme qu’il savait être l’ancien ennemi de sa famille. Il fut surpris de voir que Bridgenorth se disposait à partir avec lui sans aucune suite.

En traversant la cour, Bridgenorth lui dit ; « Tout le monde ne compromettrait pas sa sûreté en voyageant ainsi, pendant la nuit et sans escorte, avec un jeune homme à cervelle bouillante qui cherchait, il n’y a qu’un moment, à m’ôter la vie. — Monsieur Bridgenorth, répondit Julien, je pourrais vous dire avec vérité que je ne vous avais pas reconnu lorsque je dirigeai mon arme contre vous ; mais je dois ajouter que, quand même je vous eusse reconnu, la cause qui me portait à cette violence m’eût peut-être empêché de respecter davantage votre personne. À présent, je vous connais : je n’ai, vous le savez bien, aucune mauvaise intention à votre égard ; je n’ai pas non plus à défendre ici la liberté d’un père. D’ailleurs vous avez ma parole ; quand un Peveril y a-t-il jamais manqué ? — Oui, répliqua Bridgenorth, un Peveril, un Peveril du Pic ! nom qui a long-temps résonné dans le pays comme une trompette de guerre, mais qui vient peut-être de se faire entendre pour la dernière fois. Retournez-vous, jeune homme, et regardez les tours obscures de la maison de votre père, qui s’élèvent aussi orgueilleusement sur le sommet de la montagne que leurs superbes possesseurs s’élevaient au-dessus des enfants du peuple. Pensez à votre père qui est captif, à vous-même qui êtes en quelque sorte fugitif. Votre lumière est éteinte, votre gloire s’est éclipsée, votre fortune a fait naufrage, et à peine vous en reste-t-il quelques misérables débris. Songez que la Providence a soumis la destinée des Peveril à un homme que, dans leur orgueil aristocratique, ils regardaient comme un plébéien parvenu. Réfléchissez à tout cela ; et quand vous serez tenté de vous glorifier de vos ancêtres, souvenez-vous que celui qui a pu élever le plus humble peut abattre le cœur le plus présomptueux. «

Julien, la douleur dans l’âme, leva un instant les yeux vers les murs de la maison paternelle, qu’on entrevoyait à peine, et sur lesquels se répandait la faible clarté de la lune mêlée aux noires ombres des tours et des grands arbres. Mais tout en reconnaissant avec tristesse la vérité de l’observation de Bridgenorth, il se sentit indigné. « Si la fortune eût été juste, dit-il, le château de Martindale et le nom de Peveril ne seraient pas pour leur ennemi un sujet d’insultant triomphe. Mais ceux que la fortune avait élevés sur le haut de son char doivent se résigner à subir ses caprices. Tout ce que je puis dire, c’est que du moins la maison de mon père ne s’est pas élevée sans honneur, et qu’elle ne s’écroulera pas, si elle doit tomber, sans que sa chute soit déplorée. Gardez-vous donc, si vous êtes chrétien comme vous le prétendez, de triompher du malheur des autres et de vous fier à votre prospérité. Si l’étoile de notre maison s’est éclipsée, si la lumière s’est éteinte, Dieu peut la rallumer quand il lui plaira. »

Peveril s’interrompit, frappé de surprise ; car, à peine avait-il proféré ces dernières paroles, que les rayons brillants de l’étoile polaire de sa maison vinrent tout à coup frapper ses regards. Le fanal protecteur reparut au sommet de la tour d’observation, éclipsant de sa lumière la pâle clarté de la lune. Ce fut avec le même étonnement, et non sans marquer un peu d’inquiétude, que Bridgenorth remarqua cette lueur subite. « Jeune homme, dit-il, on ne peut douter que le ciel n’ait de grandes vues sur vous, car il est singulier que vos paroles aient été suivies aussi promptement d’un tel présage. »

En achevant ces mots, il fit repartir son cheval ; et, se retournant de temps en temps, comme pour s’assurer que le fanal de la tour était réellement allumé, il parcourut des sentiers et des avenues qu’il connaissait parfaitement, et se dirigea vers sa demeure de Moultrassie-House, suivi de Julien, qui, sans attribuer une cause surnaturelle à l’apparition du flambeau des Peveril, ne pouvait néanmoins s’empêcher d’accueillir, comme étant d’un heureux augure, un événement lié d’une manière si intime aux traditions et aux usages de sa famille.

Ils mirent pied à terre à la porte du vestibule, qui leur fut ouverte par une femme ; et, tandis que la voix forte de Bridgenorth appelait un laquais pour lui confier les chevaux, Julien entendit la voix si bien connue d’Alice adresser des remercîments au ciel qui lui rendait son père.



CHAPITRE XXIV.

L’EXPLICATION.


Nous nous rencontrâmes comme ces fantômes des songes, qui glissent, soupirent et remuent les lèvres sans faire entendre le moindre son, si ce n’est un murmure confus qui ne forme ni paroles ni sens.
Le Capitaine.


Nous avons dit, à la fin du chapitre précédent, qu’une femme parut à la porte de Moultrassie-House, et que la voix d’Alice Bridgenorth salua le retour de son père, pour lequel elle avait redouté des dangers pendant la visite au château de Martindale.

Julien, dont le cœur palpitait, suivit son conducteur dans un vestibule très-éclairé, et ne dut pas être surpris de voir celle qu’il aimait se précipiter dans les bras de son père. Lorsqu’elle l’eut embrassé, elle aperçut l’hôte inattendu qu’il ramenait avec lui. La vive rougeur qui passa rapidement sur son visage fut remplacée à l’instant par une pâleur mortelle, puis un coloris brillant reparut de nouveau sur ses joues, et son amant dut se convaincre, à de tels signes, que sa présence imprévue était loin de lui être indifférente. Il s’inclina profondément, politesse qu’elle lui rendit avec la même cérémonie ; mais il ne se hasarda point à s’approcher d’elle, reconnaissant la délicatesse extrême de leur situation respective.

Le major les regarda tour à tour d’un air froid et mélancolique. « Plusieurs à ma place, » dit-il gravement, « auraient évité une pareille entrevue ; mais j’ai confiance en l’un et en l’autre, quoique vous soyez jeunes et entourés de tous les pièges auxquels votre âge vous expose. Il se trouve ici des personnes qui doivent ignorer que vous vous connaissez : soyez donc prudents, et paraissez étrangers l’un à l’autre. »

Julien et Alice échangèrent furtivement un coup d’œil, tandis que le major se détournait pour prendre une lampe qui était à l’entrée du vestibule, et se dirigeait vers un appartement intérieur. Ces regards échangés étaient assez peu consolants. Celui d’Alice marquait la tristesse et la crainte, celui de Julien une incertitude pleine d’anxiété : d’ailleurs ils furent si rapides ! Alice, courant vers son père, prit la lampe qu’il tenait, et les précéda tous deux dans un vaste salon boisé en chêne, le même où Bridgenorth avait passé les longues heures d’abattement qui suivirent la perte de ses premiers enfants et de sa femme. Il était éclairé comme pour y recevoir de la compagnie, et cinq ou six personnes y étaient assises, vêtues du costume noir, simple et sévère, qu’affectaient les puritains de cette époque, témoignant de la sorte leur mépris pour le luxe de la cour de Charles II, où l’extravagance dans la parure n’était pas moins à la mode que les autres genres d’excès.

Julien ne jeta d’abord qu’un coup d’œil rapide sur les figures graves et austères qui composaient ce cercle. C’étaient peut-être des gens sincères dans leurs prétentions à une pureté supérieure de conduite et de morale ; mais cette pureté était ternie par une affectation d’austérité dans leur costume et dans leurs manières qui les faisait ressembler aux pharisiens de l’Écriture, lesquels mettaient en évidence leurs phylactères[74] et voulaient qu’on les vît jeûner et s’acquitter avec la ponctualité la plus rigoureuse de toutes les observances de la loi. Leur costume était presque uniforme : il se composait d’un manteau noir et d’un pourpoint de même couleur, coupé droit et étroitement fermé, sans galons ni broderies d’aucune espèce ; d’une culotte ou d’un pantalon noir en drap de Flandre, et de souliers carrés et noués avec de larges rubans de serge. Deux ou trois d’entre eux portaient de larges bottes de cuir de veau ; et presque tous avaient une longue rapière suspendue à un ceinturon uni, de peau de buffle ou de cuir noir. Quelques-uns des plus âgés, dont le temps avait éclairci la chevelure, avaient la tête couverte d’une calotte de soie ou de velours noir, qui, enveloppant le crâne, renfermait exactement tous les cheveux et faisait ressortir les oreilles de cette manière si disgracieuse qu’on remarque dans les vieux portraits du temps, et qui fit donner aux puritains le sobriquet injurieux de têtes-rondes à oreilles dressées.

Ces graves personnages étaient rangés contre la boiserie, assis chacun sur une antique chaise à dos élevé et à longs pieds, sans se regarder entre eux, sans paraître même causer ensemble, et semblaient tous plongés dans leurs propres réflexions, ou attendre, comme une assemblée de quakers, le stimulant de quelque inspiration divine.

Le major Bridgenorth, avec un maintien non moins grave, non moins sévère, pénétra sans bruit au milieu de cette société dont le silence avait quelque chose de sinistre. Il s’arrêta successivement devant chacune des personnes qui la composaient, sans doute pour leur apprendre ce qui avait eu lieu le soir même au château de Martindale, et le motif qui faisait que l’héritier, de cette maison était l’hôte de Moultrassie-House. Elles parurent s’émouvoir à ces courts détails : on eût dit une rangée de statues placées dans un palais enchanté, et recevant, chacune à son tour, une sorte de vie, à mesure que le talisman les touchait. La plupart, en écoutant le récit du major, jetaient sur Julien un regard de curiosité mêlé d’un mépris hautain qui indiquait à la fois le sentiment intérieur de leur supériorité spirituelle. Cependant on pouvait remarquer sur le visage de quelques-uns l’expression de sentiments plus doux et plus compatissants. Peveril aurait subi cette espèce d’examen importun avec moins de patience, si ses yeux n’avaient été occupés à suivre tous les mouvements d’Alice : elle traversa l’appartement en répondant quelques mots à voix basse à une ou deux personnes qui lui firent quelques questions, et alla s’asseoir près d’une vieille dame coiffée d’un chaperon : c’était la seule femme de la société ; elle s’entretint avec elle d’une manière si animée qu’elle put se dispenser de lever la tête, ou de regarder qui que ce fût de ceux qui étaient présents.

Son père lui fit une question, à laquelle elle fut pourtant obligée de répondre : « Où est mistress Debbitch ? demanda-t-il. — Elle est sortie immédiatement après le coucher du soleil, pour aller rendre visite à quelques anciennes connaissances du voisinage. Elle n’est pas encore revenue. »

Le major fit un geste de surprise et de mécontentement, et il annonça la détermination où il était que dame Deborah cessât d’appartenir à sa maison. « Je ne veux chez moi, » dit-il à haute voix, et sans paraître s’inquiéter de la présence de ses hôtes, « que des gens qui sachent se tenir dans les bornes décentes et modestes convenables à une famille chrétienne. Quiconque prétend à plus de liberté doit s’éloigner de nous, car il ne fait pas partie des nôtres. »

Une espèce de murmure sourd et emphatique était alors le moyen dont les puritains se servaient pour témoigner leur approbation, et pour applaudir aux doctrines débitées dans la chaire par quelque prédicateur favori. Ils l’employaient également dans l’intimité de la société pour approuver les discours qui leur plaisaient. Ce fut ainsi que les assistants accueillirent les paroles du major, et semblèrent confirmer le renvoi de la pauvre gouvernante, convaincue de s’être écartée de ce que les puritains appelaient les bornes de la décence et de la modestie. Bien que, dans les premiers temps de sa connaissance avec Alice, Peveril eût tiré de grands avantages du caractère mercenaire de la gouvernante, et de son amour pour le bavardage, il ne put s’empêcher intérieurement d’approuver ce congé : tant il désirait, dans les circonstances difficiles qui pouvaient survenir, qu’Alice pût être guidée et conseillée par une personne de son sexe, dont les manières fussent plus distinguées et la probité moins suspecte que celles de mistress Debbitch.

À peine cette décision venait-elle d’être prononcée qu’un domestique en deuil ouvrit la porte du salon, et, allongeant son visage maigre et ridé, annonça d’une voix qui ressemblait plutôt à un glas funèbre qu’à celle du héraut d’un banquet, « que la table était servie dans l’appartement voisin. »

Ouvrant la marche avec gravité, le major, placé entre sa fille et la dame puritaine, guida lui-même la compagnie. On le suivit, sans trop de cérémonial, dans la salle à manger, où un souper très-substantiel était servi.

De cette manière, Peveril, quoique ayant droit, d’après l’étiquette ordinaire, à quelque préséance, chose aussi importante alors qu’elle est insignifiante aujourd’hui, fut du nombre des derniers qui sortirent du salon. Il aurait même été le dernier tout à fait, si un homme de la compagnie, qui se trouvait également à l’arrière-garde, ne l’eût salué en lui cédant le rang que les autres avaient usurpé.

Cette politesse porta naturellement Julien à examiner les traits de celui qui la lui faisait, et il tressaillit en reconnaissant, entre la calotte de velours et la fraise plissée, la figure de Ganlesse, son compagnon de voyage. Il l’envisagea plusieurs fois, surtout lorsque tous les convives eurent pris place autour de la table, et qu’il put sans inconvenance le considérer avec attention. D’abord il douta, croyant que sa mémoire le trompait ; car la différence de costume était telle, qu’elle devait produire un changement considérable dans la physionomie et dans la tournure. D’ailleurs, le visage de cet homme n’avait rien de remarquable ; c’était une de ces figures dont on garde à peine le souvenir : cependant les circonstances de sa rencontre avec lui avaient été assez singulières pour produire une forte impression sur l’esprit de Julien. Les traits de l’inconnu lui revinrent donc à la mémoire : il l’examina de manière à s’assurer qu’il ne s’était point mépris.

Pendant toute la durée d’un très-long bénédicité, prononcé par une personne qu’à son rabat de Genève et à son pourpoint de serge, Julien prit pour le président de quelque congrégation de non-conformistes, il remarqua que Ganlesse observait le même air de réserve et de gravité qu’affectaient les puritains, mais qu’en tout il n’était qu’une caricature complète, et qu’il semblait contrefaire leur pieuse attitude. Ses yeux étaient levés vers le ciel, et son chapeau à bords rabattus et à haute forme, qu’il tenait entre ses mains, s’élevait et s’abaissait, comme pour marquer les cadences de la voix de l’orateur. Cependant, lorsque le bruit ordinaire de gens qui se placent à table eut cessé, et que chacun fut assis à son aise, les yeux de Julien rencontrèrent ceux de l’étranger, et il lui fut aisé d’y lire une expression satirique de mépris, qui laissait voir combien cet étalage de gravité lui semblait ridicule.

Julien chercha de nouveau ses regards, afin de s’assurer qu’il ne s’était point mépris sur leur expression passagère ; mais l’étranger ne lui en offrit pas la possibilité. Il aurait pu encore le reconnaître au son de voix ; mais il parla peu, et ce ne fut qu’à voix basse, imitant en cela tous les autres convives, qui avaient réellement l’air d’assister à des funérailles plutôt qu’à un banquet.

Les mets étaient simples, quoique abondants ; et par conséquent ils devaient, d’après l’opinion de Julien, avoir peu d’attrait pour un homme si recherché dans son goût pour la bonne chère, et si capable de jouir scientifiquement des talents de son ami Smith. Aussi remarqua-t-il que tout ce qu’on servit à Ganlesse resta sur son assiette sans qu’il y eût touché, et que tout son souper se composa d’une croûte de pain et d’un verre de vin.

Le repas se fit avec toute la célérité de gens qui regardent comme une honte, sinon comme un péché, de changer une jouissance purement matérielle en un moyen de consumer le temps ou de se procurer du plaisir ; et quand chacun s’essuya la bouche et les moustaches, Julien remarqua que l’étranger, objet de toute son attention, se servait d’un mouchoir de la plus fine batiste, ce qui était tout à fait incompatible avec la simplicité presque grossière de son extérieur. Il le vit de même, pendant le repas, affecter des manières recherchées qui n’étaient en usage qu’aux tables du plus haut rang, et il crut reconnaître dans chacun de ses mouvements un certain air de cour qui perçait sous l’extérieur simple et rustique dont il cherchait à s’envelopper.

Mais si c’était bien là réellement le même étranger qu’il avait rencontré la veille, et qui s’était vanté de jouer facilement tel ou tel rôle qu’il lui convenait, quel était le motif de ce dernier déguisement ? Il était, d’après ses propres paroles, un personnage de quelque importance, qui osait braver les dangers que l’on pouvait craindre de ces espions et de ces délateurs devant lesquels les hommes de tout rang tremblaient à cette époque ; on ne pouvait donc supposer que, sans une raison très-puissante, il se fût assujetti à une mascarade de ce genre ; car elle devait être fort désagréable à un homme qui, s’il fallait en juger par sa conversation, se montrait aussi léger et aussi indépendant dans ses actions que dans ses opinions. Était-il là pour quelque bon ou quelque mauvais motif ? sa présence avait-elle quelque rapport à son père, à lui-même ou à la famille de Bridgenorth ? le véritable caractère de Ganlesse était-il connu du maître de la maison, si rigoureux sur tout ce qui concernait la morale et la religion ? s’il ne le connaissait pas, les machinations d’un esprit aussi subtil ne pourraient-elles pas compromettre la paix et le bonheur d’Alice Bridgenorth ?

Telles étaient les questions que se faisait Peveril et auxquelles il était incapable de répondre. Ses regards erraient tour à tour d’Alice à l’étranger, et de nouvelles craintes, des soupçons confus qui avaient pour objet la sûreté de cette fille aimable et bien-aimée, se mêlaient aux inquiétudes qui agitaient déjà son esprit relativement à la destinée de son père et de sa famille.

Il était tout entier au trouble de son âme, lorsqu’après des grâces qui durèrent presque aussi long-temps que le bénédicité, les convives se levèrent de table, et le signal de la prière de famille fut donné. Une foule nombreuse de domestiques aussi graves, aussi sombres que leurs maîtres, vinrent silencieusement assister à cet acte de dévotion, et se rangèrent à l’extrémité inférieure de la salle. La plupart d’entre eux étaient armés du sabre droit que portaient les soldats de Cromwell. Plusieurs avaient des pistolets, d’autres des corselets et des cuirasses qui retentirent lorsqu’ils s’agenouillèrent pour participer à cet acte de dévotion. L’homme que Julien avait pris pour un prédicateur ne jouait aucun rôle dans cette circonstance. Le major Bridgenorth lut un chapitre de la Bible, qu’il accompagna de commentaires pleins d’une vigueur mâle, mais empreints quelque peu de fanatisme. Le XIXe chapitre de Jérémie fut le texte qu’il choisit : c’est celui où, sous l’emblème d’un vase brisé, le prophète présage la désolation de Jérusalem. Bridgenorth n’était pas naturellement fort éloquent ; mais une profonde conviction de la vérité de ce qu’il disait lui prêta tout à coup un feu et une énergie remarquables lorsqu’il compara l’abomination du culte de Baal à la corruption de l’Église de Rome, sujet favori des puritains de cette époque, et qu’il annonça aux catholiques et à ceux qui les favorisaient la destruction de la ville sainte. Ces auditeurs en firent une application beaucoup plus directe que lui-même, en jetant sur Julien un regard sombre et orgueilleux, qui lui fit comprendre qu’ils considéraient ces malédictions comme accomplies déjà par la ruine de sa maison.

Cette lecture terminée, ainsi que les commentaires, Bridgenorth invita les auditeurs à se réunir à lui dans la prière ; et le changement qui s’opéra entre eux lorsqu’ils s’agenouillèrent plaça Julien à côté du seul objet de son affection, qui en ce moment s’humiliait également pour adorer son Créateur. Cette prière mentale dura un moment, pendant lequel Peveril put entendre Alice demander au ciel les bienfaits de la paix pour la terre, et l’union entre les enfants des hommes.

La prière qui suivit fut dans un style différent. Elle fut faite par le même personnage qui avait rempli à table les fonctions de chapelain ; il parla du ton d’un Boanergès ou fils du tonnerre, d’un révélateur de forfaits, d’un homme invoquant la justice du ciel, enfin d’un prophète de malheur et de destruction. Il n’oublia point les événements du jour, le meurtre mystérieux de sir Edmondsbury-Godfrey, sur lequel il s’appesantit particulièrement, et rendit au ciel des actions de grâces de ce que cette même nuit n’avait pas été marquée par le nouveau sacrifice d’un magistrat protestant, offert à la fureur sanguinaire et à la vengeance des catholiques.

Jamais Julien n’avait trouvé plus difficile, pendant un acte de dévotion, de maintenir son esprit dans l’état de calme et d’humilité convenable en pareille occasion ; et lorsqu’il entendit le prédicateur remercier le ciel de la chute et du malheur de sa famille, il fut violemment tenté de se lever pour l’accuser d’offrir devant le trône de la vérité un tribut souillé de mensonge et de sang. Il résista cependant à cette impulsion, à laquelle il eût été insensé de céder, et sa modération ne resta pas sans récompense ; car, lorsque sa belle voisine se leva, il vit ses yeux mouillés de pleurs, et le regard qu’elle attacha sur lui en ce moment prouva qu’il lui inspirait dans son infortune encore plus d’intérêt et d’affection que lorsque la position de Julien dans le monde semblait si fort au-dessus de la sienne.

Consolé et fortifié par la conviction intime qu’il existait au moins dans cette compagnie un cœur qui sympathisait avec le sien, et que ce cœur était celui dans lequel depuis si long-temps il désirait exciter une telle sympathie, il se sentit le courage de supporter tout ce que le sort lui réservait encore, et il soutint, sans se laisser abattre, le sourire dédaigneux et tranquille avec lequel les membres de l’assemblée, en se retirant, laissèrent éclater dans leurs yeux la joie qu’ils éprouvaient à la vue d’un ennemi captif.

Alice passa aussi devant son amant, les yeux baissés, et lui rendit son salut sans le regarder. Il ne resta plus dans l’appartement que Bridgenorth et son hôte ou son prisonnier ; car il serait difficile de dire lequel de ces deux caractères Peveril devait s’attribuer. Le major prit sur la table une vieille lampe de bronze ; et dit à Julien, en passant devant lui : « Je serai le chambellan peu courtois chargé de vous conduire dans un lieu de repos moins doux et moins recherché que celui auquel vous avez été probablement accoutumé. »

Julien le suivit en silence, et ils se dirigèrent vers une tourelle. Ils montèrent un escalier tournant, au sommet duquel était un petit appartement, dont un lit modeste, deux chaises et une table de pierre formaient tout l’ameublement.

« Votre lit, » dit Bridgenorth, comme s’il eût désiré prolonger l’entretien, « n’est pas des plus doux, mais l’innocence dort aussi bien sur la paille que sur le duvet. — Le chagrin, major, ne dort ni sur l’un ni sur l’autre. Dites-moi, car vous semblez attendre de moi quelque question, quel doit être le sort de mes parents, et pourquoi vous m’avez séparé d’eux. »

Bridgenorth, pour toute réponse, lui montra du doigt la marque que son visage portait encore du coup de pistolet tiré par Julien.

« Ce n’est point là, reprit Julien, la véritable cause de votre conduite envers moi. Il est impossible que vous, qui avez été soldat et qui êtes véritablement homme, vous soyez surpris et offensé de ce que j’ai fait pour défendre mon père ; vous ne pouvez croire surtout, et j’ose dire que vous ne croyez pas, que j’eusse jamais levé la main contre vous personnellement si j’avais eu le temps de vous reconnaître. — Je puis vous accorder tout cela, répondit Bridgenorth ; mais de quel avantage peuvent être pour vous ma bonne opinion sur votre compte et le pardon que je vous accorde d’avoir attenté à ma vie ? Je réponds de vous comme magistrat ; et vous êtes accusé de tremper dans le complot infâme, impie et sanguinaire tramé pour le rétablissement du papisme, le meurtre du roi et le massacre général de tous les vrais protestants. — Et sur quels motifs ose-t-on m’accuser, me soupçonner même d’un tel crime ? À peine ai-je entendu parler de ce complot : je ne le connais que par les bruits vagues qui courent ; et, quoique chacun en parle, personne ne peut rien dire de positif à ce sujet. — Il me suffira de vous répondre, dit Bridgenorth, et peut-être même est-ce trop vous en dire, que vos intrigues sont dévoilées. Vous êtes un espion espionné vous-même, un porteur de messages entre la comtesse papiste de Derby et le parti catholique de Londres. Vous n’avez pas conduit vos affaires avec assez de discrétion pour qu’on ne devinât pas votre secret. On a des preuves, et votre complicité sera mise au grand jour. À cette accusation, dont vous ne pouvez contester la vérité, Everett et Dangerfield sont disposés, d’après le souvenir qu’ils ont de vos traits, à en ajouter d’autres qui vous coûteront certainement la vie, lorsque vous serez traduit devant un jury protestant. — Ils mentent comme des infâmes, s’écria Peveril, ceux qui m’accusent d’avoir pris part à quelque complot contre le roi, la nation ou la religion ! Et quant à la comtesse, elle a donné pendant long-temps de trop fortes preuves de sa loyauté pour qu’elle puisse être atteinte de soupçons aussi injurieux. — Ce qu’elle a déjà fait contre les fidèles champions de la pure religion, » interrompit le major, dont les traits devinrent plus sombres, « a suffisamment prouvé ce dont elle est capable : Elle s’est réfugiée sur son rocher, et elle s’y croit en sûreté comme l’aigle dans son aire après sa curée sanglante ; mais la flèche de l’oiseleur peut encore l’atteindre : l’arc est bandé, le trait est prêt, et l’on verra bientôt lequel l’emportera d’Amalek ou d’Israël. Quant à toi, Julien Peveril, pourquoi te le cacherais-je ? tu es cher à mon cœur comme le premier-né au cœur d’une mère : je te donnerai donc, aux dépens de ma réputation, peut-être même au risque d’attirer sur moi le soupçon (car qui peut se flatter d’y échapper dans un temps de troubles ?), je te donnerai, dis-je, des moyens de t’évader, ce qui, sans mon secours, te serait impossible. L’escalier de cette tourelle conduit dans les jardins. La poterne est ouverte ; sur la droite sont les écuries, où tu trouveras ton cheval. Prends-le sans perdre de temps, et rends-toi à Liverpool. Je te remettrai une lettre pour un de mes amis, auquel je te recommanderai sous le nom de Simon Simonson ; tu passeras pour un homme persécuté par les prélats, et il facilitera ta sortie hors du royaume. — Major Bridgenorth, je ne veux pas vous tromper, répondit Julien ; si j’acceptais l’offre que vous me faites de la liberté, ce serait pour la faire servir à un objet plus important qu’à celui de ma conservation personnelle. Mon père est en danger, ma mère plongée dans la douleur ; la nature et la religion m’ordonnent de rester à leurs côtés. Je suis leur unique enfant, leur seule espérance : je les défendrai, ou je périrai avec eux. — Tu es fou ! reprit le major ; tu ne peux les sauver : quant à périr avec eux, tu le peux ; tu peux même accélérer leur ruine, car les accusations dont ton malheureux père est déjà chargé ne seront pas peu aggravées quand on saura que, tandis qu’il projetait d’appeler aux armes les catholiques et le haut clergé du Derbyshire et du Cheshire, son fils était l’agent secret de la comtesse de Derby ; qu’il l’aidait à maintenir sa forteresse contre les commissaires protestants, et qu’il était envoyé par elle pour établir des relations secrètes avec les papistes de Londres. — Voilà deux fois que vous m’accusez d’être l’agent de la comtesse, » dit Peveril qui voulait éviter que son silence pût être interprété comme un aveu, quoiqu’il sentît fort bien que l’accusation n’était pas sans quelque fondement. « Quelle preuve avez-vous de ce fait ? — Afin de vous montrer que je connais tout le mystère, reprit Bridgenorth, je vous répéterai les derniers mots que vous adressa la comtesse, lors de votre départ du château de cette femme amalécite. « Je suis une pauvre veuve délaissée, vous dit-elle, et le malheur m’a rendue égoïste. »

Peveril tressaillit, car c’étaient là en effet les propres paroles de la comtesse ; mais il se remit à l’instant : « De quelque nature que soient les rapports qui vous ont été faits, dit-il, je soutiens qu’il ne peut en résulter contre moi aucune inculpation que l’on puisse prouver. Il n’existe pas sur la terre un homme plus éloigné que moi d’une pensée déloyale et plus étranger à tout projet de trahison ; et ce que je dis pour moi, je le dirai et le soutiendrai de tout mon pouvoir pour la noble comtesse à qui je dois mon éducation. — Péris donc dans ton opiniâtreté ! » s’écria Bridgenorth, et se détournant brusquement, il sortit de la chambre. Julien l’entendit descendre précipitamment l’escalier tournant, comme s’il se fût méfié de ses propres résolutions.

Le cœur oppressé d’inquiétude, mais plein de confiance dans la Providence qui gouverne tout et qui n’abandonne jamais celui qui est irréprochable et pur, Peveril s’étendit sur l’humble couche qui lui était destinée.



CHAPITRE XXV.

L’ATTAQUE.


Le cours de la vie humaine est changeant comme les vents inconstants et le ruisseau vagabond, ou comme la danse légère des feuilles d’automne agitées par la brise dont le souffle impétueux les pousse çà et là, tantôt leur faisant raser la terre, tantôt les enlevant dans les airs : ainsi le destin se joue capricieusement de l’homme, son éphémère et faible vassal.
Anonyme.


Tandis que vaincu par la fatigue et tourmenté par l’inquiétude, Julien s’endormait prisonnier sous le toit de son ennemi héréditaire, la fortune préparait sa délivrance par un de ces caprices soudains qui trompent les espérances et déjouent les calculs de l’esprit humain, et, comme elle se sert souvent d’agents fort étranges pour l’accomplissement de ses desseins, il lui plut d’employer en cette circonstance le personnage important de mistress Deborah Debbitch.

Excitée sans doute par le souvenir du temps qui n’était plus, cette duègne prudente et réfléchie ne se sentit pas plus tôt dans le voisinage des lieux où elle avait passé les beaux jours de sa vie, qu’elle se mit en tête d’aller faire une visite à la vieille femme de charge du château de Martindale, dame Ellesmère, qui, retirée depuis long-temps de son service actif, demeurait avec son neveu, Lance-Outram, dans la maison du garde forestier, et vivait là des économies de sa jeunesse et d’une petite pension que lui avait accordée sir Geoffrey en considération de son âge et de ses fidèles services.

Il s’en fallait beaucoup que dame Ellesmère et mistress Deborah eussent jamais été amies aussi intimes que cette prompte visite aurait pu le faire croire ; mais le temps avait appris à Deborah à oublier et à pardonner : et d’ailleurs peut-être n’était-elle pas fâchée, sous prétexte d’aller voir mistress Ellesmère, d’examiner le changement que les années avaient produit sur son ancien admirateur le garde forestier. Ils étaient tous les deux dans leur petite maison, lorsque Deborah, parée de sa plus belle robe, après avoir traversé la prairie, franchi la haie, et pris le petit sentier, frappa à la porte et souleva le loquet, en entendant l’invitation hospitalière qui lui fut faite d’entrer.

La vue de dame Ellesmère était tellement affaiblie que, même à l’aide de ses lunettes, elle ne put reconnaître, dans la femme mûre et presque majestueuse qui entrait, la jeune fille leste et bien faite qui, fière de sa bonne mine et de sa langue bien déliée, l’avait si souvent irritée par son insubordination. Son ancien amant, le redoutable Lance, ne se doutant pas que le fréquent usage de l’ale avait donné de la rotondité à sa taille, jadis souple et dégagée, et que la vertu de l’eau-de-vie avait transporté sur son nez les couleurs vermeilles qui brillaient autrefois sur ses joues, fut incapable de découvrir, sous le bonnet à la française que portait Deborah et la dentelle de Bruxelles qui ombrageait son visage, cette physionomie agaçante et futée qui lui avait valu tant de mercuriales de la part du docteur Dummerar, lorsque, pendant la prière ou le service, il permettait à ses yeux de se diriger vers le banc où se plaçait Deborah.

Enfin elle fut obligée en rougissant de se nommer ; et, une fois reconnue, elle fut reçue par la tante et le neveu avec la plus sincère cordialité.

On lui offrit l’ale brassée à la maison ; et les tranches de venaison que l’on y ajouta pouvaient faire conjecturer que Lance-Outram, en sa qualité de garde forestier, n’oubliait pas, en fournissant le garde-manger du château, de garnir aussi celui de sa maisonnette. Un modeste verre de l’excellente ale du Derbyshire et un morceau de venaison fortement assaisonnée eurent bientôt mis Deborah parfaitement à l’aise avec ses anciens amis.

Après toutes les questions indispensables et toutes les réponses convenables sur l’état du voisinage et sur les connaissances qui y résidaient encore, la conversation, qui commençait à languir, prit tout-à-coup un nouvel intérêt, grâce à Deborah, qui avertit ses amis de ce qu’ils allaient bientôt apprendre de fâcheux sur les événements du château ; elle leur dit que le major Bridgenorth, son maître actuel, avait été sommé par certain grand personnage arrivé de Londres de lui prêter main-forte pour arrêter sir Geoffroy, son ancien maître ; et que tous les domestiques de monsieur Bridgenorth, ainsi que plusieurs autres personnes qu’elle nomma toutes du même parti, avaient formé une troupe nombreuse pour surprendre le chevalier dans sa demeure. « On ne pouvait craindre, ajoutait-elle, que sir Geoffroy, maintenant vieux et goutteux, fit une défense aussi ferme qu’il l’aurait faite autrefois ; mais, comme il était connu pour être courageux et intrépide, il n’était pas probable qu’il se rendît sans tirer l’épée ; et s’il venait à tomber sous les coups de ceux qui n’avaient jamais cherché à le ménager, et à la merci desquels il se trouvait maintenant, elle, dame Deborah, ne regardait lady Peveril ni plus ni moins que comme une femme morte. Il en résulterait sans doute un deuil général dans ce pays, où ils avaient une parenté si nombreuse ; et la soie, par cette raison, allait vraisemblablement renchérir de manière à remplir la bourse de maître Lutestring, le marchand mercier de Chesterfield. Quant à elle, que lui importait comment les choses tourneraient ? Mais si monsieur Julien devenait le maître du château, elle était dans le cas de dire mieux que personne qui pourrait fort bien devenir la maîtresse de Martindale.

La nouvelle que Bridgenorth était parti à la tête d’une troupe de gens pour attaquer sir Geoffroy Peveril dans son propre château parut si étrange aux anciens serviteurs de la famille, qu’ils furent incapables de faire aucune attention au reste du discours que miss Deborah débitait avec tant de volubilité ; et lorsqu’enfin elle s’arrêta pour respirer, tout ce que la pauvre dame Ellesmère put répliquer, fut ce peu de mots : « Quoi ! Bridgenorth braver Peveril du Pic ! Cette femme est-elle folle ? — Allons, allons, dit Deborah, ne me donnez pas le nom de femme plus que je ne vous le donne ; je n’ai pas occupé le haut bout de la table de mon maître pendant tant d’années, et je n’ai pas reçu le litre de mistress, pour que vous me traitiez ainsi de femme. Quant aux nouvelles que je vous apporte, elles sont aussi vraies qu’il est sûr que je vous vois assise là, avec une coiffe blanche, que vous changerez pour une noire avant peu. — Lance-Outram, s’écria la vieille femme, si tu es un homme, sors à l’instant, et cours t’informer de ce qui se passe au château. — Oui, répondit Outram, je ne suis resté ici que trop long-temps. » Et saisissant son arc et quelques flèches, il s’élança hors de la chaumière. — En voici bien d’une autre, dit mistress Deborah ; voyez un peu si ma nouvelle n’a pas fait fuir d’épouvante Lance-Outram, lui que rien ne pouvait effrayer, à ce qu’on disait. Mais ne vous alarmez pas tant, dame Ellesmère : si le château et les terres passent entre les mains du major Bridgenorth, ce qui est assez probable, car j’ai entendu dire qu’il lui est dû une somme considérable sur ce domaine, je vous promets ma recommandation auprès de lui. Je vous assure que ce n’est pas un méchant homme, quoiqu’il pousse un peu loin la manie de prêcher, de prier et de trouver à redire aux vêtements que l’on porte : ce qui, je dois l’avouer, ne convient guère à un gentilhomme, car certainement une femme doit savoir ce qui lui sied. Quant à vous, dame Ellesmère, qui portez à votre ceinture un livre de prières à côté de votre trousseau de clefs et qui n’avez jamais changé votre coiffe blanche, je puis vous assurer qu’il ne vous refusera pas le peu dont vous avez besoin et que vous n’êtes plus en état de gagner. — Sors d’ici, effrontée, » s’écria dame Ellesmère, dont tous les membres tremblaient de crainte et de colère ; « tais-toi à l’instant, ou je trouverai des gens qui te caresseront la peau avec les fouets de nos chiens. N’as-tu pas mangé le pain de notre noble maître ? N’est-ce pas assez d’avoir trahi sa confiance, et d’avoir abandonné son service ? Faut-il encore que tu viennes ici, comme un oiseau de mauvais augure, nous prédire sa ruine, et en triompher ?

— Oh ! non, dame Ellesmère, » dit Deborah, à qui la colère de la vieille femme imposait, « ce n’est pas moi qui dis tout cela, c’est le warrant de ces gens du parlement. — Je croyais que nous étions débarrassés de tous ces warrants depuis le bienheureux 29 de mai, reprit la vieille femme de charge ; mais je te le dis, la belle, j’ai vu de semblables warrants enfoncés à la pointe de l’épée dans la gorge de ceux qui en étaient chargés ; et c’est ce qui pourra bien arriver aujourd’hui, s’il reste au château un seul homme digne de ce nom. »

Comme elle parlait, Lance-Outram entra. « Hélas, » dit-il d’un air consterné, « je crains que ce qu’elle a dit ne soit que trop vrai. Le fanal de la tour est aussi noir que mon ceinturon. L’étoile polaire de Peveril ne brille plus. Qu’est-ce que cela signifie ? — Mort, ruine et captivité, s’écria la vieille Ellesmère ; retourne au château, misérable, et laisses-y ton grand corps, s’il le faut, va te battre pour la maison qui t’a nourri et élevé, et si tu es enseveli sous les ruines, tu mourras du moins de la mort d’un homme. — Ma tante, je saurai me battre comme il faut, soyez-en sûre ; mais voici des personnes qui, j’en réponds, nous en apprendront davantage. »

Deux servantes qui avaient fui du château pendant l’alarme entrèrent alors, et firent chacune un récit différent ; mais toutes deux s’accordèrent à dire qu’un corps d’hommes armés était en possession du château ; que le major Bridgenorth avait emmené le jeune monsieur Julien prisonnier à Moultrassie-House, lié et garrotté sur un cheval, spectacle désolant à voir, assuraient-elles, « lui un si beau jeune homme ! un jeune homme si bien né ! »

Lance-Outram se gratta la tête ; et, bien que s’avouant intérieurement le devoir qui lui était imposé comme fidèle serviteur, devoir dont le souvenir d’ailleurs n’aurait pas manqué d’être réveillé en lui par les exclamations et les cris de sa tante, il ne parut pas peu embarrassé sur la conduite qu’il avait à tenir. « Plût à Dieu, ma tante, dit-il enfin, que le vieux Wintaker vécût encore, avec ses éternelles histoires sur Marstonmoor et Edgehill, qui nous faisaient bâiller jusqu’à nous démonter les mâchoires, en dépit des tranches de lard et de la bière double ! On ne regrette bien un homme que lorsqu’on en a besoin ; et je voudrais pour une bonne pièce d’or qu’il fût ici, afin d’arranger cette affaire, qui est tout à fait hors de mes attributions de garde forestier. Je n’entends rien à la guerre ; cependant je veux que le diable m’emporte s’ils emmènent le vieux sir Geoffrey sans qu’une arbalète soit tirée. Voyons, Nell, » ajouta-t-il en parlant à l’une des deux fugitives « Mais non, tu n’as pas plus de cœur qu’un chat, et tu es effrayée de ton ombre au clair de la lune. Toi, Cisly, tu es une gaillarde résolue, et tu sais distinguer un daim d’un bouvreuil. Écoute-moi donc, Cisly : tu veux te marier, n’est-ce pas ? en bien, retourne au château, et rentres-y, tu sais par où ; car plus d’une fois tu es sortie furtivement par la poterne pour aller jouer ou danser, je le sais bien. Retourne donc au château, si tu veux te marier, je le répète. Rends-toi auprès de milady : ils ne sauraient t’en empêcher. Milady a une tête qui en vaut vingt comme les nôtres ; s’il est nécessaire que j’amène des secours, tu m’en donneras le signal, en allumant le fanal. Tu peux le faire aisément, je réponds que les têtes-rondes sont trop occupées à boire et à piller pour faire attention à toi. Encore un mot : dis à milady que je suis allé chercher les mineurs de Bonne-Aventure. Les coquins se mutinaient hier pour leur salaire : ils ne demanderont pas mieux de faire un bon ou un mauvais coup. Qu’elle m’envoie ses ordres, ou plutôt apporte-les toi-même, tu as les jambes assez longues. — Qu’elles soient longues ou non, monsieur Lance (ce que vous ne savez pas au surplus), elles sauront faire votre commission ce soir pour l’amour du vieux chevalier et de milady. » Et à l’instant Cisly Sellok, espèce de Camille du comté de Derby, qui avait gagné le prix à la course à pied d’Ashbourne, se mit à courir vers le château avec une vitesse que peu d’hommes auraient égalée.

« Voilà une courageuse fille, dit Lance-Outram. Maintenant, ma tante, donnez-moi mon grand sabre : il est sur le ciel du lit ; donnez-moi aussi mon couteau de chasse, et ne craignez rien. — Et que vais-je devenir, moi ? » demanda d’un ton plaintif mistress Deborah.

« Vous pouvez rester avec ma tante, mistress Deborah, et par égard pour l’ancienneté de notre connaissance, elle veillera à ce qu’il ne vous arrive rien de fâcheux ; mais prenez garde à vous si vous tentez de vous échapper. »

À ces mots et tout en songeant à la tâche qu’il avait entreprise, le brave forestier se mit en route au clair de la lune, écoutant à peine les bénédictions et les recommandations de prudence que dame Ellesmère faisait pleuvoir sur lui. Ses pensées, tandis qu’il cheminait, n’étaient pas exclusivement belliqueuses : « Quelle jambe fine a cette gaillarde ! se disait-il ; elle détale aussi vite qu’une biche sur la rosée pendant l’été. Mais voici les huttes des mineurs ; voyons un peu l’affaire, Holà ! hé ! habitants des demeures souterraines, sortez de vos terriers ! Savez-vous que votre maître sir Geoffrey est mort ou n’en vaut pas mieux ? Mais peut-être ne vous en souciez-vous guère. Ne voyez-vous pas que le fanal a cessé de luire sur la tour ? et vous voilà tranquilles comme autant d’ânes rassemblés ! — Vraiment, répondit un des mineurs qui commençaient à sortir de leurs huttes :


« S’il est vrai qu’il soit mort soudain,
Il ne mangera plus de pain. »


— Et vous n’en mangerez pas plus que lui, reprit Lance, car voilà ses travaux arrêtés, et vous serez tous renvoyés. — Eh bien ! où est le grand malheur ? maître Lance ; autant passer son temps à jouer que de travailler pour ne rien gagner. Il y a bien quatre semaines que nous n’avons vu la couleur de l’argent de sir Geoffrey, et vous voulez que nous nous inquiétions s’il est mort ou vivant ! Pour vous qui trottez sur votre cheval, et qui n’avez d’autre travail que l’occupation que la plupart des gens prennent pour leur plaisir, à la bonne heure, tout peut être bien ; mais il n’en est pas de même pour ceux qui sont forcés de renoncer à la lumière du ciel, de s’ensevelir le jour et la nuit dans l’obscurité ; comme les taupes dans leur trou : cela ne saurait se faire pour rien. Si sir Geoffrey est mort, son âme pourra bien en souffrir, j’ose le dire et s’il est vivant, nous ne tarderons pas à le citer devant la cour de Barmoot[75]. — Écoutez-moi, Gaffer, et vous tous, prêtez-moi quelque attention, mes camarades, » dit Lance-Outram à la population souterraine qui était assemblée autour de lui : « Croyez-vous que cette mine de Bonne-Aventure ait jamais fait entrer un sou dans la poche de sir Geoffrey ? — Je ne puis le dire, répondit le vieux Ditchley, celui qui avait parlé jusqu’alors.

« Répondez maintenant sur votre conscience, quoique ce soit une conscience de plomb. Ne savez-vous pas qu’il y a perdu des sommes considérables ? — La chose est possible, répondit Gaffer-Ditchley ; mais peu importe ; qui perd aujourd’hui, gagnera demain : le mineur n’en doit pas moins manger. — C’est vrai ; mais que mangerez-vous quand maître Bridgenorth sera le maître du domaine, et qu’il ne voudra entendre parler ni de mines ni de mineurs sur ses terres ? Pensez-vous qu’il vous ferait travailler, lui, pour ne rien gagner ? — Bridgenorth ? celui de Moultrassie-House, qui a fait cesser les travaux de la grande mine de Félicité, dans laquelle son père avait dépensé, à ce qu’on assure, dix mille livres sterling sans avoir jamais gagné un sou ? Qu’a-t-il à voir dans la propriété de sir Geoffrey, dans la mine de Bonne-Aventure ? Elle ne lui a jamais appartenu, je pense ? — Je ne sais trop, » répondit Lance, qui voyait qu’il avait fait sensation ; « j’ai peur que la loi et les dettes ne lui donnent la moitié du Derbyshire, si vous ne soutenez pas le vieux sir Geoffrey. — Et s’il est mort, » dit Ditchley malignement, « quel bien notre défense peut-elle lui faire ? — Je ne vous ai pas dit qu’il fût mort ; j’ai dit seulement qu’il n’en valait guère mieux, puisqu’il est entre les mains des têtes-rondes, qui le retiennent prisonnier dans son propre château, et qui lui feront couper la tête, comme au brave comte de Derby à Bolton-le-Moors. — Ma foi, camarades, dit Gaffer-Ditchley, si les choses sont telles que nous le dit maître Lance, je crois que nous devons donner un coup de main pour le vieux sir Geoffrey, contre un coquin lâche et mal né, comme ce Bridgenorth, qui a fait fermer une mine où l’on avait dépensé des millions. Ainsi donc, hourra pour sir Geoffrey, et à bas les croupions ! Mais attendez un moment ! » et d’un signe de la main il arrêta les acclamations qui commençaient à s’élever. « Écoutez-moi, Lance-Outram, j’ai peur qu’il ne soit trop tard ; regardez, l’étoile polaire ne brille pas, la tour du fanal est noire comme la nuit, et vous le savez vous-même, c’est le signe de la mort du seigneur. — Il se rallumera, je l’espère, » dit Lance (qui ajouta intérieurement : « Fasse le ciel que cela soit ! ») ; dans un instant il se rallumera, soyez-en sûrs, c’est le manque de combustible, sans doute, qui en est cause ; c’est le trouble qui règne au château. — Cela est possible, cela est assez probable, répondit Ditchley ; mais je ne bouge pas d’ici que je n’aie vu la flamme du fanal. — La voilà ! s’écria Lance, je te remercie, Cisly, je te remercie, ma bonne fille. Croyez-en donc vos yeux, mes camarades, si vous ne voulez pas me croire ; à présent hourra pour Peveril du Pic, le roi et ses amis, et à bas les croupions et les têtes-rondes ! »

La lumière soudaine du fanal produisit tout l’effet que Lance désirait sur l’esprit de ses grossiers et ignorants auditeurs, dont la superstition attachait à l’étoile polaire des Peveril la prospérité de cette maison. Une fois émus, ils furent bientôt poussés jusqu’à l’enthousiasme, ce qui s’accordait avec le caractère particulier de leur pays, et Lance-Outram se vit en un moment à la tête d’une trentaine de vigoureux gaillards, armés de pioches et de haches, et prêts à exécuter tout ce qu’il leur ordonnerait.

Croyant pouvoir entrer au château par la poterne, qui dans plus d’une circonstance lui avait servi ainsi qu’aux autres domestiques, sa seule préoccupation était de faire marcher sa troupe en silence, et il recommandait avec instance à ceux qui le suivaient de garder leurs acclamations pour le moment de l’attaque. Ils n’étaient pas très-éloignés du château, quand Cisly-Sellok parut devant eux, hors d’haleine ; la pauvre fille avait tellement couru, qu’elle fut obligée de se jeter dans les bras de Lance-Outram.

« Halte-là, ma brave fille, » dit-il, en lui donnant un baiser, « et apprends-nous ce qui se passe au château. — Milady vous ordonne, pour l’amour de Dieu et de votre maître, de ne pas venir au château, ce qui ne servirait qu’à faire répandre le sang. Elle dit que sir Geoffrey est légalement arrêté, et qu’il faut qu’il se soumette, qu’il est innocent de tout ce dont on l’accuse, qu’il va se défendre devant le roi et son conseil, et qu’elle part avec lui. D’ailleurs les coquins ont découvert la poterne, car deux d’entre eux m’ont aperçue comme j’en sortais, et ils m’ont donné la chasse ; mais je leur ai montré une bonne paire de talons. — Jamais meilleure coureuse n’a fait tomber la rosée des primevères, dit Lance. Mais qu’allons-nous faire ? s’ils se sont emparés de la poterne, je ne sais comment nous pourrons entrer. — Tout est fermé à clefs et à verroux dans le château, tout y est gardé au fusil et au pistolet, continua Cisly, et ils sont si attentifs, qu’ils ont manqué de m’attraper, comme je viens de vous le dire, lorsque je sortais pour vous apporter le message de milady. Mais ma maîtresse a dit encore que, si vous pouviez délivrer son fils, M. Julien, d’entre les mains de Bridgenorth, vous lui rendriez un grand service. — Quoi ! s’écria Lance, notre jeune maître est-il au château ? C’est moi qui lui ai montré à tirer sa première flèche. Mais, mon Dieu ! comment y entrer ? — Il est arrivé au château au milieu du tumulte ; mais le vieux Bridgenorth l’a emmené prisonnier à Moultrassie-House. Il n’y a ni foi ni ménagement à attendre d’un vieux puritain dans la maison duquel il n’est jamais entré ni flûte ni tambourin depuis qu’elle est bâtie. — Et qui a arrêté une mine qui promettait des merveilles, dit Ditchley, uniquement pour épargner quelques mille livres, quand il aurait pu devenir aussi riche que le lord de Chatsworth, et nourrir en même temps une centaine de bons garçons. — Eh bien ! donc, puisque vous êtes tous du même avis, dit Lance-Outram, nous irons relancer le vieux blaireau dans son terrier, et je vous garantis que Moultrassie-House n’est pas comme les châteaux des gens de qualité, dont les murailles sont aussi épaisses que celles d’une digue : vous n’y verrez que de misérables murs de briques, que vos pioches abattront aussi facilement que si vous frappiez sur un fromage. Hourra, encore une fois, pour Peveril du Pic ! À bas Bridgenorth et tous ces manants de têtes-rondes ! »

Après avoir laissé tous les gosiers de sa troupe se délecter par un bruyant hourra, Lance-Outram fit observer le silence, et les conduisit vers Moultrassie-House par des chemins détournés où ils risquaient moins que partout ailleurs d’être aperçus. La bande se grossit, chemin faisant, de plusieurs vigoureux fermiers, partisans de la famille Peveril ou attachés au parti des cavaliers et des épiscopaux, et qui, alarmés des nouvelles qui commençaient à se répandre dans les environs, avaient couru aux armes.

Lance-Outram fit faire halte à sa troupe à la distance d’un trait d’arbalète, et s’avança, seul et en silence, pour reconnaître la maison : ce qu’il ne fit pas sans avoir ordonné préalablement à Ditchley et à ses mineurs de venir à son secours lorsqu’il sifflerait. Il marcha donc avec précaution, et ne tarda pas à se convaincre que ceux qu’il venait surprendre étaient fidèles à la discipline qui avait valu à leur parti une supériorité si décidée pendant la guerre civile : une sentinelle placée dans la cour se promenait en chantant pieusement un psaume, tandis que ses bras croisés sur sa poitrine soutenaient un fusil d’une formidable grandeur. »

« Un vrai soldat, pensa Lance-Outram, mettrait bientôt fin à ta chanson larmoyante et nasillarde, en t’envoyant une bonne flèche dans le cœur, ce qui ne causerait pas une grande alarme ; mais du diable si j’ai le courage d’un soldat ! Je ne saurais combattre un homme quand le sang ne me bout pas de colère ; et quant à tirer sur lui de derrière un mur, ce serait le traiter comme un daim. Il vaut mieux le regarder en face, et voir ce que je pourrai faire de lui. »

Cette résolution une fois prise, et sans chercher à se cacher plus long-temps, il entra hardiment dans la cour, feignant de s’avancer vers la porte de la maison, quand le vieux soldat de Cromwell qui était de garde s’écria : « Qui est là ? Halte-là, l’ami, ou je te tue ! » Ces mots se succédèrent rapidement, et en prononçant le dernier, le factionnaire coucha Lance-Outram en joue, et lui présenta le bout de son énorme fusil.

« Quoi ! s’écria Lance-Outram, êtes-vous dans l’usage d’aller à la chasse à une telle heure de la nuit ? D’honneur, vous ne trouverez plus que des chauve-souris ! — Écoute, l’ami, » répondit la sentinelle expérimentée, « je ne suis pas de ceux qui font leur devoir avec négligence. Tes paroles rusées ne sauraient m’attraper, quoique tu t’efforces de leur donner un air naturel et de simplicité. Quel est ton nom ? quelle affaire t’amène ici ? Réponds, ou je fais feu. — Mon nom, répondit Lance, eh ! quel diantre de nom veux-tu que j’aie, si ce n’est celui de Robin-Round, l’honnête Robin de Redham ? Quant à l’affaire qui m’amène, puisqu’il faut que vous le sachiez, je suis chargé par un homme du parlement, qui est là-bas au château, de certaines lettres pour le digne monsieur Bridgenorth de Moultrassie-House. C’est ici la maison, je crois, bien que je ne comprenne guère pourquoi vous vous promenez ainsi en long et en large devant cette porte, comme l’enseigne de l’Homme-Rouge, une vieille escopette au bras. — Donne-moi les lettres, ami, » dit le factionnaire à qui cette réponse parut assez naturelle ; « je les ferai remettre à son Honneur. »

Lance-Outram, fouillant dans ses poches comme pour y chercher les lettres en question, s’approcha du factionnaire ; puis, avant que celui-ci eût pu concevoir le moindre soupçon, il le saisit subitement au collet, siffla d’une manière aiguë, et, rappelant toute cette adresse de lutteur qui lui avait acquis de la célébrité dans sa jeunesse, il renversa son homme et l’étendit sur le dos ; mais l’arme qu’il cherchait à lui arracher partit.

Au coup de sifflet, les mineurs s’avancèrent à la hâte, et se précipitèrent dans la cour ; Lance-Outram, n’espérant plus exécuter son projet en silence, ordonna à deux de ses gens de s’assurer du prisonnier, et aux autres d’enfoncer à grands cris la porte de la maison. À l’instant, la cour retentit de l’acclamation : « Vive Peveril du Pic ! » suivie de toutes les injures que les royalistes avaient prodiguées aux têtes-rondes pendant la guerre civile. Tandis que quelques-uns attaquaient la porte d’entrée avec leurs instruments de mineurs, les autres dirigeaient leurs coups contre une espèce de porche attenant à la façade principale de la maison. Ces derniers, protégés par l’avance de la muraille et d’un balcon qui était au-dessus du porche, travaillaient avec plus de sûreté et de succès que leurs compagnons, qui n’étaient pas aussi bien garantis, et auxquels les portes de chêne, garnies de clous, opposaient plus de résistance que des murs de brique.

Le tumulte qui avait lieu dans la cour ne tarda pas à jeter l’alarme dans l’intérieur de la maison. Des lumières parurent aux fenêtres, et des voix demandèrent la cause de tout ce désordre. Cette question n’obtint d’autre réponse qu’un redoublement de cris. Enfin, une fenêtre de l’escalier s’ouvrit, et Bridgenorth lui-même demanda d’un ton impératif ce que signifiait ce bruit, ordonnant aux tapageurs de se retirer à l’instant, et les menaçant de punition s’ils n’obéissaient point.

« Nous demandons notre jeune maître, vieux fanatique, vieux bandit, répondit une voix : et si vous ne le rendez pas à l’instant, la pierre la plus élevée de votre maison ira rouler avec celles des fondements. — C’est ce que nous allons voir dans un moment, dit Bridgenorth ; car, si l’on frappe un coup de plus contre les murs de ma paisible maison, je fais feu sur vous : et que votre sang retombe sur votre tête ! J’ai ici une vingtaine d’amis tous armés de fusils et de pistolets ; et, avec le secours du ciel, nous ne manquons ni de moyens ni de courage pour punir les actes de violence auxquels vous pourriez vous porter. — Maître Bridgenorth, » répondit Lance qui, bien qu’étranger au métier de la guerre, était assez intelligent pour comprendre l’avantage que devaient avoir sur son parti des gens bien armés et à couvert ; « maître Bridgenorth, accordez-nous une entrevue à des conditions raisonnables. Nous ne voulons pas vous faire de mal ; rendez-nous seulement notre jeune maître. C’est bien assez que vous nous ayez pris le vieux et sa femme : un chasseur ne peut tirer sans indignité le cerf, la biche et le faon. Si vous voulez, nous vous donnerons sur-le-champ quelques éclaircissements à ce sujet. »

Ce discours fut suivi d’un craquement terrible qui se fit aux croisées du rez-de-chaussée, et qui résultait d’un nouveau plan d’attaque suggéré par quelques-uns des assaillants.

« J’accepterais les conditions de cet honnête garçon, et je laisserais aller le jeune Peveril, » dit quelqu’un de la garnison qui, en bâillant avec nonchalance, s’était approché du poste où se trouvait placé le major.

« Êtes-vous fou ? répondit Bridgenorth, et me croyez-vous assez dépourvu d’énergie et de bon sens pour renoncer aux avantages que je possède actuellement sur la famille de Peveril ; et cela par la crainte d’un tas de vauriens que la première décharge dispersera comme la paille chassée par un tourbillon ? — Sans doute, » répondit son interlocuteur qui était le même individu qui avait frappé Julien par sa ressemblance avec Ganlesse, « j’aime la vengeance comme vous ; mais nous pourrions l’acheter trop cher, si ces coquins s’avisaient de mettre le feu à la maison, ce qu’ils paraissent avoir envie de faire, tandis que vous parlementez à la fenêtre. Ils ont jeté dans le vestibule des torches et des brandons allumés ; et tout ce que nos amis peuvent faire, c’est d’empêcher la flamme de se communiquer aux vieilles boiseries. — Que le ciel te juge pour ton insouciance et ta légèreté ! répondit Bridgenorth. On dirait que le mal est tellement ton élément, que peu t’importe que ce soit un ami ou un ennemi qui souffre. »

À ces mots, il descendit précipitamment l’escalier du vestibule, dans lequel les assaillants avaient jeté, à travers les barreaux de fer des fenêtres, une certaine quantité de paille allumée qui produisait beaucoup de fumée et assez de feu pour mettre la confusion parmi les défenseurs de la place. Quelques coups de feu tirés à la hâte par les fenêtres firent peu de mal aux assiégeants, qui, s’animant de plus en plus, répondirent à cette décharge par le cri de « Vive Peveril du Pic ! » Comme ils étaient déjà parvenus à faire une brèche au mur de brique, Lance-Outram, Ditchley et plusieurs des plus intrépides entrèrent dans le vestibule.

Il s’en fallait pourtant que la maison fût prise. Les assiégés joignaient au sang-froid et à l’habileté cet esprit d’enthousiasme qui compte la vie pour rien quand il s’agit d’accomplir un devoir réel ou supposé. Par les portes entr’ouvertes qui donnaient sur le vestibule ils entretenaient un feu qui commençait à devenir fatal : un mineur fut tué, trois ou quatre blessés, et Lance ne savait trop s’il devait battre en retraite et laisser la maison en proie aux flammes, ou faire une attaque désespérée sur les postes occupés par les défenseurs, et tenter de s’emparer de la place. Le parti qu’il prit en ce moment fut déterminé par une circonstance imprévue, dont il est nécessaire de rendre compte.

Julien Peveril, de même que les autres habitants de Moultrassie-House, avait été éveillé pendant cette nuit mémorable par le bruit du mousquet de la sentinelle et par les cris que poussaient les vassaux et les amis de son père. Il en conclut qu’on attaquait la maison de Bridgenorth, dans l’intention de le délivrer. Doutant beaucoup du succès de cette tentative, à peine sorti du sommeil dont il avait été tiré si brusquement, et troublé par la succession rapide des événements dont il avait été témoin depuis si peu de temps, il se vêtit à la hâte, et se mit à la fenêtre de sa chambre. Mais il lui fut impossible de rien voir qui pût calmer son inquiétude, car la fenêtre donnait du côté opposé à celui où l’attaque avait lieu. Il essaya d’ouvrir sa porte, mais elle était fermée à l’extérieur ; son embarras et son anxiété devenaient extrêmes, quand tout à coup il entendit tirer les verrous, et Alice Bridgenorth, les cheveux flottant sur les épaules, les vêtements en désordre, les yeux brillants de terreur et de résolution, se précipita dans la chambre, et lui saisit la main en s’écriant : « Julien, sauvez mon père ! »

La lumière qu’elle portait fit reconnaître à Julien des traits qu’il était impossible de voir sans intérêt, et qui avaient en ce moment une expression irrésistible pour un amant.

« Alice, que voulez-vous dire ? Quel est ce danger ? où est votre père ? — Ne me faites point de questions ; mais si vous voulez le sauver, suivez-moi. »

En même temps elle marcha devant lui à pas précipités, et descendit à moitié l’escalier de la tour : là, ouvrant une porte, elle traversa une galerie, qui la conduisit à un escalier plus grand et plus large, au pied duquel se trouvait son père, entouré de plusieurs de ses amis. À peine pouvait-on les apercevoir au milieu du nuage de fumée produit et par le feu qui commençait à gagner dans le vestibule, et par les coups de fusil que tiraient les assiégés.

Julien vit qu’il n’avait pas un moment à perdre s’il voulait que sa médiation servît à quelque chose. Il se fit jour à travers le parti de Bridgenorth, avant que ceux-ci eussent eu le temps de s’apercevoir de sa présence, et, se jetant au milieu des assaillants, dont un nombre considérable occupait le vestibule, il les assura qu’il était en sûreté, et les conjura de s’éloigner.

« Ce ne sera pas sans avoir quelques tranches de croupion, monsieur Julien, répondit Lance. Je suis content de vous voir sain et sauf ; mais voici Joë Rimegap qui vient d’être tué comme un daim ; plusieurs de nous sont blessés : nous voulons en tirer vengeance, et rôtir les puritains comme de la laine d’agneau. — Vous me rôtirez donc avec eux, dit Julien, car je jure par le ciel que je ne quitterai pas cette maison, ayant donné ma parole d’honneur au major Bridgenorth d’y rester jusqu’à ce que j’aie été remis en liberté par la loi. — Au diable donc ! fussiez-vous dix fois un Peveril, s’écria Ditchley. Voir tant de braves gens se donner tant de mal en votre faveur, et ne pas faire meilleure contenance ! Je le répète, attisez le feu, camarades, et brûlez-les tous ! — La paix, la paix, mes amis, et veuillez écouter la raison, dit Julien. Nous sommes tous ici dans une situation dangereuse, et votre opiniâtreté ne servira qu’à la rendre encore plus fâcheuse. Aidez à éteindre le feu que vous avez allumé, où il pourra nous en coûter cher. Restez sous les armes, et laissez monsieur Bridgenorth et moi régler les conditions de l’arrangement. J’ose croire que tout peut encore se terminer d’une manière favorable pour les deux partis. Si je me trompe, vous renouvellerez l’attaque, et je vous soutiendrai ; mais quoi qu’il arrive, je n’oublierai jamais le service que vous avez voulu me rendre cette nuit. »

Alors il prit à part Ditchley et Lance-Outram, tandis que les autres, frappés de ses paroles et de son aspect, se tenaient respectueusement immobiles. Il leur exprima sa gratitude pour tout ce qu’ils avaient fait, leur demandant comme le plus grand service qu’ils puissent lui rendre, ainsi qu’à la maison de son père, de lui permettre de négocier les conditions de sa liberté ; et il mit en même temps dans la main de Ditchley cinq ou six pièces d’or, afin que les braves mineurs de Bonne-Aventure pussent boire à sa santé ; puis il dit à Lance-Outram combien il était touché du zèle actif qu’il avait montré, lui déclarant toutefois qu’il ne lui en saurait véritablement gré qu’autant qu’il le laisserait arranger l’affaire comme il l’entendrait.

« Ma foi, monsieur Julien, dit Lance-Outram, vous en êtes bien le maître, car je fais ici une besogne qui est étrangère à mon métier : la seule chose à laquelle je prétende, c’est de vous voir sortir sain et sauf de Moultrassie-House ; autrement, notre vieille tante Ellesmère me fera un froid accueil quand je rentrerai à la maison. La vérité est que c’est à contre-cœur que j’ai commencé tout ceci ; mais quand j’ai vu le pauvre Joë tomber à côté de moi, j’ai pensé que nous devions exiger une réparation ; mais je remets le tout entre les mains de Votre Honneur. »

Pendant ce colloque, les deux partis s’étaient employés de concert à éteindre le feu, qui autrement serait devenu fatal à tous. Il fallut un effort général pour en venir à bout ; les uns et les autres se livrèrent aux travaux nécessaires avec autant de zèle et d’unanimité que si l’eau qu’on tirait du puits dans des paniers de cuir pour éteindre l’incendie avait eu également pour effet d’amortir leur animosité mutuelle.


CHAPITRE XXVI.

LA DÉLIVRANCE.


Nécessité, toi le plus prompt des pacificateurs et la plus sûre inspiratrice des inventions, aide-nous dans cette conjoncture difficile.
Anonyme.


Tant que le feu dura, les deux partis travaillèrent activement avec le plus grand accord, de même que les factions des Juifs pendant le siège de Jérusalem, lorsqu’elles étaient forcées de se réunir pour repousser un assaut. Mais quand le dernier seau d’eau eut tombé en frémissant sur les brandons qui brûlaient encore, le sentiment d’hostilité mutuelle, suspendu par le danger commun, se ralluma à son tour, et les deux partis, réunis un moment, se rangèrent de chaque côté du vestibule et reprirent les armes, comme pour renouveler le combat.

Bridgenorth prévint cette hostilité renaissante. « Julien Peveril, dit-il, tu es libre de marcher dans tel chemin qu’il te plaira, puisque tu ne veux pas suivre avec moi la route la plus sûre et la plus honorable ; mais si tu veux écouter mes conseils, tu t’éloigneras des îles Britanniques. — Ralph Bridgenorth, » dit un de ses amis, « tu agis d’une manière faible et coupable, en retirant ton bras du combat pour défendre contre les fils de Bélial le captif que tu dois à ton arc et à ton glaive. À coup sûr, nous sommes en assez grand nombre pour les combattre avec cette confiance que donne une bonne cause, et nous ne devons pas nous dessaisir de ce rejeton du vieux serpent, sans avoir essayé s’il plaira au Seigneur de nous accorder la victoire. »

Un murmure de grave approbation suivit ces paroles, et, sans l’intervention de Ganlesse, le combat aurait sans doute recommencé. Il prit l’avocat de la guerre dans une embrasure de fenêtre, et sut le convaincre si complètement, que ce dernier, s’étant retourné vers ses compagnons, leur dit : « Notre ami a si bien discuté cette affaire, que, tout considéré, je crois, puisqu’il est du même avis que le digne major Bridgenorth, qu’on peut rendre la liberté à ce jeune homme. » Aucune autre objection n’ayant été faite, il ne resta plus à Julien qu’à remercier et récompenser ceux qui avaient montré tant d’empressement à le secourir. Il obtint d’abord de Bridgenorth une promesse d’amnistie pour les fauteurs de l’émeute, puis il leur exprima sa reconnaissance en peu de mots, et quelque argent qu’il jeta de nouveau dans la main de Lance-Outram leur fournit les moyens de passer gaiement la journée. Ils voulaient rester pour le protéger ; mais, craignant de nouveaux désordres, et se reposant entièrement sur la bonne foi du major, il les renvoya tous, excepté Lance, qu’il garda pour l’accompagner quand il quitterait Moultrassie-House. Avant de partir, il ne put s’empêcher de témoigner à Bridgenorth le désir qu’il avait de l’entretenir en particulier. Le major, accordant tacitement ce qui lui était demandé, conduisit Julien dans un petit salon d’été, et, avec sa gravité ordinaire, parut attendre en silence ce que Peveril avait à lui communiquer.

Julien, le voyant si réservé, trouva difficile d’aborder le sujet qu’il avait tant à cœur, en prenant un ton qui fût à la fois celui de la conciliation et de la dignité. « Major Bridgenorth, dit-il enfin, vous avez été fils et fils affectionné, vous pouvez concevoir mes inquiétudes. Mon père ! qu’a-t-on résolu à son égard. — Ce que la loi en décidera, répondit Bridgenorth ; s’il avait suivi les conseils que je lui ai fait donner, il aurait pu rester en sûreté dans la maison de ses ancêtres ; son sort n’est plus maintenant en mon pouvoir, bien moins encore au vôtre ; c’est son pays qui le jugera. — Et ma mère ? demanda Peveril. — Elle consultera son devoir, comme elle a toujours fait, et trouvera son bonheur à l’accomplir, répondit Bridgenorth. Croyez que mes intentions pour votre famille sont meilleures qu’elles ne peuvent le paraître, à travers ces brouillards épais que l’adversité a répandus sur votre maison. Je puis triompher comme homme, mais comme homme je dois me souvenir aussi dans mon heure de prospérité que mes ennemis ont eu la leur. Avez-vous autre chose à me dire ? » ajouta-t-il, après un moment de réflexion. « Vous avez repoussé à plusieurs reprises la main que je vous présentais ; il me semble qu’il n’y a plus rien de commun entre nous. »

Ces paroles, qui semblaient couper court à toute autre discussion, furent prononcées avec tant de calme que, bien qu’elles parussent interdire de nouvelles questions, elles ne purent arrêter celle qui était sur les lèvres tremblantes de Julien. Il fit un pas ou deux vers la porte, puis se retournant tout à coup : « Votre fille ! dit-il, pardonnez-moi, major Bridgenorth, d’oser prononcer son nom… mais ne puis-je vous interroger sur ce qui la concerne, et vous prier d’agréer mes vœux pour son bonheur — L’intérêt que vous lui portez n’est que trop flatteur, dit Bridgenorth ; mais vous avez déjà pris votre parti, et désormais vous devez être étrangers l’un à l’autre. Je puis avoir désiré qu’il en fût autrement ; mais vous avez laissé passer l’heure de grâce pendant laquelle votre docilité à suivre mes avis aurait pu, je dois le dire avec sincérité, vous conduire à être unis tous deux. Quant à son bonheur, si un tel mot peut s’appliquer à notre pèlerinage sur la terre, j’y veillerai. Elle part aujourd’hui de Moultrassie-House sous la sauve garde d’un ami sûr. — D’un ami sûr !… s’écria Peveril. Ce n’est pas sans doute… » et il se tut subitement, car il sentit qu’il n’avait aucun droit de prononcer le nom qui se présentait sur ses lèvres.

« Pourquoi vous interrompez-vous ? lui demanda le major ; une pensée soudaine est souvent sage et presque toujours honnête. À qui supposez-vous que je puisse confier mon enfant, puisque cette idée vous arrache une expression d’inquiétude ? — Je vous demande encore pardon, répondit Julien, d’oser me mêler d’une affaire dans laquelle je n’ai aucun droit d’intervenir ; mais j’ai vu ici un homme qui ne m’est point inconnu : il se donne le nom de Ganlesse. Est-ce à lui que vous avez l’intention de confier votre fille ? — À lui-même, » répondit le major, sans montrer ni mécontentement ni surprise.

« Et connaissez-vous bien celui à qui vous remettez un dépôt si cher à tous ceux qui connaissent miss Alice, un dépôt si précieux à vous-même ? demanda Julien. — Le connaissez-vous, vous qui me faites cette question ? répondit le major. — J’avoue que je ne sais qui il est, reprit Julien ; mais je l’ai vu jouer un rôle si différent de celui qu’il joue en ce moment, que je crois de mon devoir de vous avertir de prendre garde avant de confier votre enfant à un homme qui peut alternativement faire le débauché ou l’hypocrite, selon son caprice ou son intérêt. — Je pourrais, » dit Bridgenorth avec un sourire de dédain, « m’offenser quelque peu du zèle officieux d’un jeune homme qui s’imagine que les rêves de son âge peuvent servir de leçon à mes cheveux gris, mais, mon bon Julien, tout ce que j’exige de vous, c’est de me rendre la justice de croire que moi, qui ai tant vécu avec les hommes, je dois savoir à qui je confie ce que j’ai de plus cher. Celui dont tu parles a un visage pour ses amis, quoiqu’il puisse en avoir un pour le monde, et cela parce qu’il vit au milieu de gens devant lesquels les traits de l’honneur et de la vertu doivent se cacher sous un masque grotesque, comme dans ces divertissements criminels qu’on nomme mascarades, où le sage, lorsqu’il paraît, doit jouer le rôle de fou. — Je désirerais seulement, dit Julien, mettre votre sagesse en garde contre un homme qui pourrait également se déguiser devant vous. — C’est prendre plus de soin qu’il n’est nécessaire, jeune homme, » répondit Bridgenorth d’un ton plus bref qu’il ne l’avait encore fait jusque-là. « Si vous voulez suivre mes avis, vous vous occuperez de vos propres affaires, qui, croyez-moi, méritent toute votre attention, et vous laisserez aux autres le soin des leurs. »

Ce langage était trop clair pour n’être pas compris, et Julien fut contraint de quitter le major et Moultrassie-House sans autre explication. On peut croire aisément qu’il se retourna plus d’une fois pour regarder derrière lui, et qu’il chercha à deviner parmi les lumières qui brillaient aux fenêtres celle qui partait de l’appartement d’Alice. La route ayant pris une autre direction, il tomba dans une profonde rêverie, dont il fut enfin tiré par la voix de Lance, qui lui demanda où il avait l’intention de passer le reste de la nuit. Il n’était guère préparé à répondre à cette question ; mais l’honnête serviteur la résolut sur-le-champ en lui proposant de venir occuper un lit de surplus qu’il avait dans sa maisonnette. Julien accepta. Le reste des habitants était couché lorsqu’ils arrivèrent ; mais dame Ellesmère, instruite par un message des intentions hospitalières de son neveu, avait disposé les choses le plus promptement et le mieux qu’elle avait pu, pour recevoir le fils de ses anciens maîtres. Peveril se retira dans la chambre qui lui avait été destinée, et, en dépit de tous ses sujets d’inquiétude, il dormit paisiblement jusqu’au lendemain.

Il fut réveillé par Lance-Outram qui, levé depuis long-temps, s’occupait avec activité de son service. Le garde forestier lui apprit que le major Bridgenorth avait renvoyé son cheval, ses armes et une petite valise par un domestique, chargé en même temps d’une lettre qui contenait le congé formel de mistress Deborah, et lui défendait positivement de reparaître à Moultrassie-House. L’officier de la chambre des communes était parti de grand matin du château de Martindale avec bonne escorte, emmenant prisonnier dans sa voiture sir Geoffrey Peveril, et lady Peveril qui avait obtenu la permission d’accompagner son mari. Il ajouta que Winthe-fight, le procureur de Chesterfield, avait pris possession du château au nom du major Bridgenorth, créancier, pour une somme considérable, du malheureux chevalier.

Lance, après avoir longuement débité ces nouvelles, déclara, non sans un peu d’hésitation, qu’il avait résolu de quitter le pays, et de suivre son jeune maître à Londres. Julien discuta sur ce sujet avec lui, insistant pour qu’il restât avec sa tante, qui pouvait être inquiétée pendant le séjour de ces étrangers au château. Lance répondit qu’elle avait avec elle une autre personne qui la protégerait ; que d’ailleurs elle avait les moyens nécessaires pour acheter une protection, même parmi de telles gens ; mais que, quant à lui, il était décidée ne se séparer de son jeune maître qu’à la mort.

Julien, vivement touché, le remercia de cette preuve d’attachement.

« Pour parler franchement, dit Lance-Outram, l’attachement, bien que réel, n’est pas la seule et unique cause qui me fasse prendre ce parti ; c’est aussi un peu par la crainte d’être inquiété pour l’affaire de la nuit passée. — J’écrirai au major Bridgenorth en votre faveur, dit Julien ; vous ne devez avoir aucune crainte, il s’est engagé formellement à ne pas vous poursuivre. — Ce n’est pas plus tout à fait par crainte que tout à fait par attachement, » reprit le garde forestier d’un air énigmatique, « quoique ces deux motifs entrent pour beaucoup dans ma résolution. Pour parler clairement, je vous dirai que dame Deborah Debbitch et ma tante Ellesmère ont résolu d’attacher leurs chevaux au même râtelier et d’oublier leurs anciennes querelles. Or, de tous les revenants de ce monde, le pire est une ancienne maîtresse, qui reparaît pour tourmenter un pauvre diable comme moi. Mistress Deborah, quoique assez chagrine de la perte de sa place, a déjà parlé d’un demi-schelling que nous avons rompu[76] ensemble, et de je ne sais quels autres gages d’amour qu’elle dit avoir reçus de moi, comme si un homme pouvait se souvenir de pareilles babioles après tant d’années, et comme si elle-même n’avait pas pris sa volée par-delà les mers, ainsi qu’une bécasse. »

Julien eut peine à s’empêcher de rire. « Je vous croyais assez de caractère, Lance, pour ne pas craindre qu’une femme vous épousât bon gré mal gré. — C’est un malheur qui est pourtant arrivé à plus d’un honnête homme, dit Lance ; et quand une femme est dans la même maison que vous, elle a tant d’occasions de vous persécuter ! Et d’ailleurs elles sont deux contre un ; car ma tante, quoique d’une humeur assez difficile dans certaines circonstances, a beaucoup de considération pour l’article important des espèces, et il paraît que mistress Debbitch est riche comme un juif. — Et vous, Lance, dit Julien, vous ne vous souciez guère de vous marier pour l’amour d’un gâteau ou d’un pouding ? — Non, en vérité, monsieur Julien, à moins que je ne sache de quelle pâte ils sont faits. Comment diantre puis-je deviner de quelle manière la friponne a gagné tant d’argent ? Si elle veut parler de gages d’amour, elle n’a qu’à redevenir la jeune fille leste et jolie avec laquelle j’ai rompu le demi-schelling, et moi je redeviendrai pour elle l’amoureux d’autrefois. Mais je n’ai jamais entendu parler d’un amour qui ait duré dix ans ; et le sien, s’il dure encore, doit en avoir bien près de vingt. — Eh bien donc, Lance, dit Julien, puisque vous y êtes déterminé, nous irons ensemble à Londres ; et si je ne puis vous garder à mon service, et que mon malheureux père ne voie pas la fin de ses infortunes, je ferai en sorte de vous procurer une autre place. — Oh ! j’espère bien, reprit Lance, revenir bientôt à Martindale, et faire la ronde dans les bois selon ma coutume. Lorsque dame Debbitch et ma tante ne m’auront pas là pour servir de but aux coups de leurs langues, elles banderont leurs arcs l’une contre l’autre. Mais voici dame Ellesmère qui vous apporte votre déjeuner. Je vais donner quelques ordres relativement aux daims du parc à Rough-Ralph, mon adjoint, et brider mon petit cheval de chasse[77], ainsi que la monture de Votre Honneur, qui, soit dit en passant, n’est pas une des meilleures que je connaisse, et ensuite nous pourrons nous mettre en route. »

Julien n’était pas fâché d’avoir à sa suite un homme qui, la nuit précédente, lui avait donné des preuves d’attachement et d’intrépidité. Il s’efforça donc de réconcilier la tante avec l’idée du départ de son neveu. Le dévouement sans bornes de la bonne femme pour les Peveril ne lui permit pas de refuser son consentement à la proposition ; mais elle soupira de regret en voyant s’évanouir le château en l’air qu’elle avait pris plaisir à élever sur la bourse bien garnie de mistress Deborah Debbitch. « Au surplus, pensa-t-elle, il n’y a pas de mal qu’il s’éloigne de cette effrontée coureuse à longues jambes, de cette Cisly Sellok, qui n a pas un sou. » Quant à la pauvre Deborah, le départ de Lance, de celui qu’elle avait considéré du même œil que le marin voit un port dans lequel il peut entrer si le temps devient menaçant, fut pour elle un second coup douloureux, qui suivait de bien près son exclusion de la maison du major.

Julien alla voir l’inconsolable gouvernante, dans l’espoir d’obtenir d’elle quelques renseignements sur les projets de Bridgenorth relativement à sa fille, sur le caractère de ce Ganlesse, et sur diverses particularités que son long séjour dans la famille avait pu lui faire connaître. Mais il la trouva dans un tel état de trouble, qu’elle ne put lui donner les explications qu’il désirait. Elle ne pouvait se rappeler le nom de Ganlesse, celui d’Alice la faisait tomber en syncope, et quant à celui de Bridgenorth, il lui donnait des accès de fureur. Faisant l’énumération des nombreux services qu’elle avait rendus à la famille : « Ils s’en repentiront, » s’écria-t-elle du ton d’un oracle ; « déjà je vois leur linge mal blanchi, la volaille mal soignée, la maison mal tenue ; sans compter la langueur où pourra fort bien tomber miss Alice, maladie funeste dont peut résulter sa mort ; elle qui m’a coûté tant de veilles, tant de soins ! » Puis passant sans s’arrêter à un autre sujet qui touchait aussi son cœur, elle parla du départ de Lance-Outram avec une sorte de dépit, moitié riant, moitié pleurant, et s’exprima d’un ton si dédaigneux sur le compte de ce pauvre garçon si borné, que Julien reconnut aisément qu’un tel sujet n’était pas propre à la calmer, et qu’à moins de rester plus long-temps que ses affaires ne le lui permettaient, il n’était pas probable qu’il trouvât mistress Deborah dans une situation d’esprit assez tranquille pour lui fournir quelques renseignements utiles et raisonnables.

Lance-Outram, qui était assez bonne âme pour s’imputer à lui seul l’aliénation mentale de dame Debbitch, ou plutôt son accès de passio hysterica[78], avait aussi trop de délicatesse pour se présenter devant cette victime de la sensibilité. Il fit donc avertir Julien, par son adjoint Rough-Ralph, que les chevaux étaient à la porte et que tout était prêt pour le départ.

Julien ne se le fit pas redire : ils montèrent à cheval et s’avancèrent au grand trot dans la direction de Londres, mais non par la route la plus ordinaire. Peveril calculait que la voiture dans laquelle on emmenait son père marcherait lentement ; et son dessein était d’arriver à Londres avant lui, si cela était possible, afin d’avoir le temps de consulter les amis de sa famille sur les mesures à prendre pour prévenir le danger.

Ils voyagèrent de cette manière toute la journée, et vers le soir ils s’arrêtèrent à une petite auberge qui se trouvait sur la route. Ils appelèrent, mais personne ne se présenta d’abord pour les recevoir, bien que la maison fût très-éclairée et qu’on entendît dans la cuisine un bruit qu’il jugea ne pouvoir provenir que d’un cuisinier français au moment solennel du coup de feu. Comme il était alors très-rare qu’on employât le ministère des artistes culinaires d’outre-mer, la première pensée qui vint à l’esprit de Julien fut que tout ce tapage était probablement causé par le sieur Chaubert, dont il avait déjà pu apprécier le talent dans la compagnie de Smith et de Ganlesse.

Il présumait donc que l’un ou l’autre de ces individus, et peut-être même tous les deux étaient dans l’auberge. Dans ce cas, il pouvait sans doute trouver l’occasion de découvrir enfin qui ils étaient et quels étaient leurs desseins. Comment profiter d’une telle rencontre ? il l’ignorait. Mais le hasard le favorisa plus qu’il ne l’espérait.

« C’est à peine si je puis vous recevoir, mes chers messieurs, » dit l’hôte, qui parut enfin à la porte. « Il y a ce soir ici des espèces de gens de qualité qui n’auront peut-être pas assez de toute ma maison. — Nous sommes des gens fort simples et fort peu difficiles, répondit Julien. Nous nous rendons au marché de Moseley, et nous ne pouvons aller plus loin ce soir. Le moindre coin nous suffira ; placez-nous où vous voudrez.

« Si cela est, » reprit l’hôte fort poliment, « je puis mettre l’un de vous derrière la grande salle, quoique ces messieurs aient demandé à être seuls ; l’autre fera de nécessité vertu et m’aidera au comptoir. — Le comptoir sera pour moi, » dit Lance, sans attendre la décision de son maître : » c’est un élément qui m’est connu ; je puis y vivre et y mourir. — Le cabinet sera donc pour moi, » dit à son tour Julien, et reculant de quelques pas, il ordonna tout bas à Lance de changer d’habit avec lui, désirant, s’il était possible, de n’être point reconnu.

L’échange se fit en moins de rien, pendant que l’hôte était allé chercher de la lumière. Il les fit entrer dans l’auberge, recommandant à Julien de rester tranquille dans l’espèce de trou où il allait le placer, et de dire, si par hasard il venait à être découvert, qu’il était de la maison, et de lui abandonner le soin du reste. « Vous entendrez ce que ces élégants diront, ajouta l’aubergiste ; mais je crois que vous n’en tirerez pas grand profit ; car, lorsqu’ils ne parlent pas français, ils ont une espèce de jargon de cour qui est diablement difficile à comprendre. »

Le petit cabinet dans lequel on introduisit Julien était à peu près, à l’égard de la salle publique, ce qu’est à une ville rebelle la citadelle destinée à l’observer. Tous les samedis au soir l’hôte s’y tenait à l’abri des regards de ses buveurs, mais ayant la facilité de voir ce qui pouvait leur manquer, de surveiller leur conduite et de recueillir leurs discours, habitude dont il ne se départait jamais ; car il était de cette nombreuse classe de philanthropes pour qui les affaires des autres sont aussi importantes que les leurs, sinon davantage.

Ce fut là qu’il mit Julien, en lui renouvelant la recommandation de ne parler ni remuer, et lui promettant de lui apporter bientôt une tranche de bœuf froid avec un pot d’ale brassée chez lui. Puis il le quitta, ne lui laissant d’autre lumière que celle qui venait de la grande salle par des fentes ménagées pour donner à l’hôte la facilité de voir ce qui s’y passait.

Cette situation, qui eût été fort incommode dans toute autre circonstance, était précisément celle que Julien eût choisie. Il s’enveloppa dans le grand manteau de Lance, auquel le temps avait fait plus d’un outrage en variant à l’infini les nuances de sa couleur primitive, qui était vert-lincoln ; puis, gardant le plus grand silence, il se mit à observer attentivement les deux personnages qui s’étaient emparés à eux seuls de toute la salle destinée ordinairement au public. Ils étaient assis devant une table couverte des choses les plus recherchées, des mets les plus exquis : tout cela préparé par les soins de l’habile Chaubert, et ils faisaient dignement honneur à ce qui leur était servi.

Julien se convainquit sans beaucoup de peine que l’un des deux voyageurs était, comme il l’avait conjecturé, le maître dudit Chaubert, l’homme que Ganlesse appelait Smith. Quant au second personnage assis en face, Peveril ne l’avait jamais vu : il était mis avec toute l’élégance du temps. Comme il voyageait à cheval, sa perruque n’avait guère plus de dimension que celle de nos modernes jurisconsultes ; mais les parfums qui s’en exhalaient à chaque instant se répandaient dans cette salle peu habituée à des odeurs de si bon ton et qui ne connaissait guère que celle du végétal vulgaire nommé tabac. Son habit était galonné suivant la mode la plus nouvelle de la cour, et Grammont lui-même aurait envié les broderies exquises de sa veste. La coupe toute particulière de ses culottes, boutonnées au-dessus du genou, laissait à découvert une fort belle jambe, qu’il étendait nonchalamment sur un tabouret, tandis que de temps à autre il paraissait en examiner la forme et les proportions avec une satisfaction infinie.

La conversation de ces deux dignes personnages était si intéressante, que nous devons y consacrer un chapitre particulier.



CHAPITRE XXVII.

L’AUBERGE.


C’est une créature qui provient de tous les éléments ; elle ressemble à la mouette : elle tourne, siffle, chante sur un ton aigre et perçant ; même au milieu des orages, l’écume de la vague en furie lui sert de lit. Elle dort pendant le calme des mers, elle badine avec les tempêtes : cependant ce n’est qu’une mouette, une pauvre et chétive mouette.
Le Capitaine.


« À ta santé ! » dit l’élégant dont nous avons parlé ; « à ta santé, honnête Tom, et sois le bienvenu de la terre des sots ! Tu es resté si long-temps dans ce pays, que tu y as presque attrapé les manières d’un paysan, d’un brise-mottes[79]. Ton justaucorps passablement crasseux te va comme si c’était ta parure des dimanches, et tes aiguillettes ressemblent à des lacets achetés pour le corset de ta maîtresse Marjory. Je m’étonne qu’un tel repas soit de ton goût. Il me semble qu’un plat d’œufs au lard conviendrait mieux à un estomac renfermé sous une semblable jaquette. — Très bien, milord, répondit l’autre, raillez tant que votre esprit vous en fournira les moyens ; ces provisions-là ne sont pas de celles qui durent long-temps. Que ne me dites-vous plutôt ce qui s’est passé à la cour depuis que nous nous sommes rencontrés si à propos ? — Il y a une heure que vous m’auriez demandé cela, dit le lord, si votre âme tout entière n’eût été sous ces plats que Chaubert couvre avec tant de soin. Vous vous êtes souvenu que les affaires du roi peuvent se conserver fraîches, et que les entremets doivent être mangés chauds. — Pas du tout, milord : je n’ai voulu vous parler que de lieux communs pendant que ce coquin d’aubergiste à longues oreilles était dans la salle. À présent, que nous sommes seuls, je vous en prie, donnez-moi des nouvelles de la cour. — Le complot n’a pas eu de suite, répondit le courtisan ; sir George Wakeman a été acquitté, les jurés ont refusé de croire les témoins. Scroggs, qui a vociféré pour un parti, maintenant vocifère pour l’autre. — Complot, Wakeman, témoins papistes et protestants, tout cela pêle-mêle ! Croyez-vous que je me soucie d’un tel amalgame ? Jusqu’à ce que le complot monte par l’escalier dérobé du palais, et s’empare de l’imagination du vieux Rowley[80], je ne donnerais pas un farthing[81] pour qu’on y crût ou qu’on n’y crût pas. Je tiens à quelqu’un qui me tirera d’affaire. — Eh bien donc, la nouvelle la plus récente, c’est la disgrâce de Rochester. — Rochester disgracié ! comment et pourquoi ? Le jour de mon départ il était en plus belle position que jamais. — Son crédit est anéanti : l’épitaphe lui a rompu le cou ; il peut en faire une maintenant pour sa faveur à la cour, car elle est morte et enterrée. — L’épitaphe ! s’écria Tom ; j’étais présent quand il la fit, et celui qui en était l’objet trouva que c’était une excellente plaisanterie[82]. — Et nous le pensâmes aussi, répondit le courtisan ; mais elle circula, elle courut le monde, elle se répandit dans tous les cafés, elle fut insérée dans la plupart des journaux ; Grammont la traduisit en français, et on ne rit pas long-temps d’une plaisanterie, quelque spirituelle qu’elle soit, quand on l’entend résonner à ses oreilles de tout côté. Aussi l’auteur est-il disgracié ; et, sans Sa Grâce le duc de Buckingham, la cour serait aussi triste que la perruque du lord chancelier. — Ou que la tête qu’elle couvre. Eh bien, milord, moins il y a de monde à la cour, plus il y a de place pour ceux qui peuvent y intriguer. Mais voilà les deux principales cordes du violon de Shaftesbury rompues, la conspiration papiste réduite à rien, et Rochester disgracié. Le temps est changeant : portons un toast au petit homme qui le remettra au beau. — Je vous comprends, et je me joins à vous de tout mon cœur. Croyez-moi, milord vous aime et brûle de vous voir. Mais je vous ai fait raison ; à mon tour maintenant. Cette fois, le toast m’appartient : il est pour Sa Grâce le duc de Buckingham[83]. — Le plus joyeux des pairs qui eurent jamais l’art de faire de la nuit le jour. Oui vraiment, une coupe toute pleine, et je la boirai super naculum[84]. Mais que direz-vous de la grande dame ? — Opposée à tout changement, le petit Antoine[85] n’en peut rien faire. — Son influence se réduira donc à rien. Mais écoutez », dit-il en se penchant à son oreille, « vous savez… » et il parla si bas, que Julien ne put rien entendre.

« Si je le connais ? répondit l’autre, si je connais Ned de l’île[86] ? oui, certainement ! — Eh bien, c’est lui qui rattachera les deux cordes du violon. Souvenez-vous que je l’ai dit ; et de nouveau, je bois avec vous à sa santé. — C’est pour ce motif que j’y bois avec toi, dit le jeune seigneur ; autrement, je ne te ferais point raison, attendu que je regarde Ned comme une espèce de drôle. — D’accord, milord, d’accord : c’est un drôle complet, un drôle des plus fieffés ; mais un drôle habile, un drôle utile, et indispensable pour cette affaire. Mais, diable ! je crois que ce Champagne devient plus fort à mesure qu’il vieillit. — Écoute-moi, estimable Tom, dit le courtisan, je voudrais que tu me donnasses quelques éclaircissements sur tout ce mystère. Tu le connais, je le sais ; car à qui se fierait-on, si ce n’est à l’honnête Chiffinch ? — Cela vous plaît à dire, milord, » répondit Smith, à qui nous donnerons désormais son vrai nom de Chiffinch ; « vous plaisantez, » ajouta-t-il avec la gravité d’un ivrogne à qui de copieuses libations avaient rendu la langue un peu épaisse. « Peu de gens savent plus de choses que moi, et en parlent moins, Conticuere omnes[87], comme dit la grammaire. Tous les hommes devraient apprendre à se taire. — Excepté avec un ami, Tom ; tu ne seras jamais un dogue assez mal apprivoisé pour refuser une confidence à un ami. Tu deviens trop prudent et trop politique pour l’emploi que tu occupes. Allons, ce secret fera crever ton gilet de paysan. Ouvre un bouton, Tom, c’est pour l’intérêt de ta santé ; ouvre ton âme, et apprends à ton ami ce qui se médite. Tu sais que je suis autant que toi dévoué au petit Antoine, s’il peut prendre le dessus. — Si ! lord infidèle, s’écria Chiffinch. Est-ce à moi que vous parlez de si ? Il n’y a ni si ni mais dans cette affaire, la grande dame sera abaissée d’un cran, et le complot rehaussé de deux. Ne connaissez-vous pas Ned, l’honnête Ned ? il a la mort d’un frère à venger. — J’ai entendu parler de cela, dit le seigneur, et cette opiniâtreté de ressentiment est en lui une sorte de vertu païenne. — Eh bien, continua Chiffinch, en manœuvrant pour se venger (et il y a long-temps qu’il y travaille), il a découvert un trésor. — Quoi ! dans l’île de Man ? — Ce que je vous dis est certain. C’est une créature si belle, si aimable, qu’elle n’a besoin que de paraître pour jeter à bas toutes les favorites, depuis Portsmouth et Cleveland jusqu’à cette créature à trois sous, mistress Nelly. — Sur ma parole, Chiffinch, c’est se procurer du renfort suivant toutes les règles de la meilleure tactique ; mais prends-y garde ! Pour faire une telle conquête, il faut quelque chose de plus qu’une joue de roses et un œil brillant. Il faut de l’esprit, de l’esprit, mon garçon, des manières, et outre cela du jugement, du tact, pour conserver l’influence qu’on s’est acquise. — Pst ! n’allez-vous pas m’enseigner ce qu’il faut pour cela ? Allons, un rouge-bord à sa santé. C’est un toast, milord, qu’il faut porter à genoux. Jamais on ne vit beauté si éclatante, si bien faite pour les triomphes. Je suis allé à l’église tout exprès pour la voir, et c’était la première fois depuis dix ans. Mais non, je mens, ce n’était pas à l’église, c’était dans une chapelle. — Dans une chapelle ! s’écria le courtisan ; comment diable ! c’est donc une puritaine ? — Certainement, c’en est une. Croyez-vous que je voudrais mettre une papiste en faveur par le temps qui court, quand mon bon lord a dit en plein parlement qu’il ne devrait y avoir autour du roi ni serviteur, ni servante, ni chien, ni chat papiste ! — Mais considère, Chiffinch, combien il est peu vraisemblable qu’elle plaise. Quoi ! le vieux Rowley, avec son esprit, son amour pour l’esprit, sa bizarrerie et son goût pour tout ce qui est bizarre, former une ligue avec une idiote, une scrupuleuse puritaine ! non, quand ce serait Vénus elle-même. — Vous n’entendez rien à cette affaire, reprit Chiffinch ; je vous dis que ce sera justement le contraste existant entre la sainte et la pécheresse qui donnera du piquant à la chose et stimulera le goût du vieux gentleman. Qui le connaît, si ce n’est moi ! À la santé de la belle, milord, à sa santé, et à genoux, si vous voulez parvenir au grade de gentilhomme de la chambre. — Je te fais raison, et de grand cœur. Mais tu ne m’as pas encore dit comment la connaissance doit s’opérer ; car tu ne peux, je pense, la transporter à Whitehall. — Ah ! ah ! mon cher lord, vous voudriez le secret tout entier, mais cela n’est pas possible. Je puis bien donner à un ami un aperçu de mes projets ; mais personne ne doit connaître les moyens que je me propose d’employer. » En parlant ainsi, Chiffinch secoua d’un air de prudence sa tête que le vin étourdissait déjà.

L’infâme dessein que cette conversation mettait au jour, et dont Alice Bridgenorth paraissait être l’objet, comme Julien le devina, fit une telle impression sur lui, qu’il ne put réprimer un mouvement involontaire, et sa main se porta sur la garde de son épée.

Chiffinch entendit le bruit que fit Peveril en changeant de posture. « Paix ! s’écria-t-il, malédiction ! quelque chose a remué ! J’espère que cette histoire n’a pas frappé d’autres oreilles que les vôtres ! — Je coupe le cou à quiconque a avalé une seule syllabe de tes discours, » dit le courtisan ; et, prenant un flambeau, il parcourut la salle dans tous les sens. Ne voyant rien qui lui donnât occasion d’exécuter sa menace, il replaça la lumière et continua :

« Eh bien ! en supposant que la belle Louise de Querouaille[88] tombe du haut rang qu’elle occupe dans le firmament, comment reconstruirez-vous la conspiration renversée ? car, sans quelque conspiration, penses-en ce que tu voudras, vous n’avez point de changement à espérer, et les choses resteront sous une favorite protestante ce qu’elles étaient sous une favorite papiste. Le petit Antoine ne peut pas faire beaucoup de chemin sans sa conspiration ; car, je crois en mon âme et conscience qu’elle est de son cru. — Qui que ce soit qui l’ait inventée, répondit Chiffinch, elle a été pour lui un enfant de belle espérance. Eh bien donc, quoique ceci s’écarte de la ligne de mes opérations, je veux bien jouer encore le rôle de saint Pierre, et avec une autre clef je vous ouvrirai la porte de ce paradis mystérieux. — À présent tu parles comme un brave garçon : aussi vais-je de mes propres mains faire sauter ce nouveau bouchon. Buvons au succès de ton entreprise. — Eh bien donc, » continua le communicatif Chiffinch, « vous savez qu’ils avaient depuis long-temps une dent contre la vieille comtesse de Derby. On lui envoya Ned, qui a un vieux compte à régler avec elle ; et on lui donna de secrètes instructions pour s’emparer de l’île, s’il en voyait la possibilité, par le moyen de quelques-uns de ses anciens amis. Il a toujours eu soin de l’entourer d’espions ; et il pensait avec délice que l’heure de la vengeance était prête à sonner pour lui. Mais il manqua son coup, et la vieille, étant sur ses gardes, se trouva bientôt à son tour en état d’enfermer Ned comme dans une tanière : il revint de l’île sans être beaucoup plus avancé qu’en partant. Mais il apprit tout à coup, par le secours du diable sans doute, qui est de ses amis, que Sa vieille Majesté de Man avait dépêché un envoyé à Londres pour s’y faire des partisans. Ned s’attacha aux pas de cet ambassadeur, jeune garçon, demi-noble et fils d’un vieux radoteur de cavalier de la vieille souche, du comté de Derby. Il conduisit si bien les choses, qu’il amena le jeune homme à l’endroit où j’attendais avec impatience la jolie fille dont je vous ai parlé. Par saint Antoine ! je fus confondu quand je vis ce grand flandrin ; ce n’est pas que le gaillard ait mauvaise mine : je restai stupéfait comme, comme… aidez-moi donc à trouver la comparaison. — Comme le cochon de saint Antoine apparemment, dit le jeune lord, car tu clignes les yeux à la manière d’un porc. Mais quel rapport ceci a-t-il avec le complot ? Un instant, j’ai assez bu. — Vous ne me ferez pas faux bond, » dit Chiffinch, et on entendit la bouteille tinter contre le verre de son compagnon, qu’il remplissait d’une main peu assurée. « Comment, dit-il, que diable est cela ? j’avais coutume de tenir mon verre ferme, très-ferme. — Eh bien ! et cet étranger ? — Eh bien ! il avala gibier et ragoût comme si c’eût été du bœuf ou du mouton de printemps. Jamais je n’ai vu ourson si mal léché. Il ne savait pas plus ce qu’il mangeait qu’un infidèle. J’avais envie de l’envoyer à tous les diables, en voyant les chefs-d’œuvre de Chaubert s’engloutir dans un gosier si indigne. Nous prîmes la liberté d’assaisonner un peu son vin, et de le débarrasser de son paquet de lettres ; et le sot partit le lendemain matin avec un paquet adroitement rempli de papier gris. Ned voulait le garder auprès de lui pour en faire un témoin ; mais le gaillard ne se chauffe pas de ce bois. — Et comment prouverez-vous l’authenticité de ces lettres ? — Vous en êtes encore là, milord, dit Chiffinch ; il ne faut que la moitié d’un œil pour voir, malgré votre habit brodé, que vous étiez de la famille de Furnival[89] avant que la mort de votre frère vous poussât à la cour. Comment je prouverai l’authenticité de ces lettres ? Nous n’avons laissé partir le moineau qu’avec une ficelle à la pâte. Nous le rattraperons quand nous voudrons. — Tu es un véritable Machiavel, dit le courtisan ; mais qu’aurais-tu fait si ce jeune homme eût été rétif ? J’ai entendu dire que ces Peveril du Pic ont la tête chaude et le bras robuste. — Soyez tranquille, nous avions pris nos précautions : les pistolets pouvaient aboyer, mais il ne pouvaient mordre. — Admirable Chiffinch, tu es devenu, je le vois, un rusé filou, tu peux voler un homme, et au besoin l’escamoter. — Filou ! que signifie ce terme ? dit Chiffinch ; il me semble que c’est là un mot à faire dégainer l’épée ; vous me mettrez en colère au point de me faire tomber sur vous. — Tu te méprends, répliqua le lord ; un homme peut être filou par circonstance sans en faire sa profession. — Mais non pas sans tirer à un seigneur écervelé quelques gouttes de ce sang appelé noble, ou du moins de quelque liqueur rouge, » dit Chiffinch en se levant.

« Je prétends, moi, que la chose peut se faire sans être suivie de ces terribles conséquences, et c’est ce que tu reconnaîtras demain quand tu te retrouveras en Angleterre ; car pour le moment, tu es en Champagne, Chiffinch ; et afin que tu y restes, je bois ce dernier coup qui doublera ton bonnet de nuit. — Je ne refuse pas de vous faire raison, répondit Chiffînch ; mais je bois ce verre dans un esprit d’inimitié et d’hostilité : c’est la coupe de la rage et le gage du combat. Demain au point du jour, je te parlerai à la pointe de l’épée, fusses-tu le dernier des Saville. Par le diable ! crois-tu que je te craigne parce que tu es un lord. — Non, en vérité, Chiffinch, je sais bien que tu ne crains que le lard et les fèves arrosées de bière de campagne. Adieu, doux et aimable Chiffinch ; va te coucher, Chiffinch, va te coucher. »

En parlant ainsi, il prit une lumière, et sortit de la salle. Chiffinch, auquel le dernier verre de vin avait complètement achevé d’ôter la raison, eut tout juste assez de force pour gagner la porte en balbutiant : « Oui, oui, il m’en rendra raison au point du jour. Mais Dieu me damne ! je crois que le jour est déjà venu. Non, morbleu, je me trompe, c’est la lueur du feu qui donne sur ce maudit volet rouge. On dirait ma foi que je suis gris. Voilà ce que c’est qu’une auberge de village. C’est l’odeur de l’eau-de-vie qui est répandue dans cette maudite salle, car ce ne peut être le vin que j’ai bu. Eh bien ! le vieux Rowley ne m’enverra plus courir la campagne. Allons ferme. » À ces mots il sortit de la salle en chancelant, et laissa Peveril réfléchir sur la conversation extraordinaire qu’il venait d’entendre.

Le nom de Chiffinch, le ministre bien connu des plaisirs de Charles II, figurait bien, selon lui, dans l’intrigue dont il s’agissait. Mais que celui de Christian, qu’il avait toujours regardé, comme un puritain ainsi sévère de mœurs que son beau-frère Bridgenorth, fût mêlé dans ce complot infâme, c’était une espèce de monstruosité qu’il concevait à peine. L’étroite parenté pouvait aveugler Bridgenorth, et le justifier d’avoir confié sa fille à un tel homme ; mais quel misérable devait être celui qui, de sang-froid, méditait un si honteux abus de confiance ! Doutant si ce qu’il venait d’entendre n’était point une vile imposture débitée par Chiffinch, il se hâta d’examiner ses papiers, et s’aperçut que la peau de veau marin qui les avait enveloppés ne contenait plus qu’une égale quantité de papiers insignifiants. S’il avait eu besoin d’une preuve de plus pour se convaincre, le coup de pistolet tiré à Bridgenorth lui en eût servi, en lui démontrant qu’on avait touché à ses armes ; il examina son second pistolet, qui était encore chargé, et il vit qu’on en avait retiré la balle. — Puissé-je périr au milieu de ces viles intrigues, se dit-il, si tu n’es mieux chargé, et si tu ne me sers plus utilement ! Le contenu de ces lettres trouvées sur moi peut perdre ma bienfaitrice, causer la ruine de mon père, et me coûter la vie à moi-même, qui en étais le porteur ; mais ce dernier malheur est ce dont je me soucie le moins. Ce qui me trouble le plus, c’est ce complot ourdi contre l’honneur et le repos d’une créature si chaste, que c’est presque un crime de songer à elle sous le même toit que ces infâmes scélérats. Il faut qu’à tout prix je retrouve ces lettres ; mais comment ? Réfléchissons-y. Lance-Outrame est fidèle et résolu ; et quand une fois il est déterminé à faire un coup de hardiesse, les moyens d’exécution ne lui manquent pas. »

L’hôte entra en ce moment ; après s’être excusé de sa longue absence et avoir offert à Peveril quelques rafraîchissements, il l’engagea sans façon à venir établir son quartier de nuit dans un grenier qu’il partageait avec son camarade, ajoutant qu’il devait cette faveur aux talents que Lance-Outram avait déployés dans le comptoir, où il est probable que cet auxiliaire et l’hôte enthousiasmé avaient bu ensemble presque autant de liqueur qu’ils en avaient tiré.

Mais Lance était un vase à l’épreuve sur lequel aucune boisson ne faisait d’impression durable, de sorte que, lorsque Julien éveilla ce fidèle serviteur au point du jour, il lui trouva tout le sang-froid nécessaire pour comprendre le projet qu’il avait formé de recouvrer les papiers si perfidement dérobés. Après avoir écouté son maître avec attention, Lance gesticula, se gratta la tête, et exprima enfin la généreuse résolution qu’il venait de prendre : « Ma tante disait vrai dans sa vieille chanson s’écria-t-il :

« Qui veut servir un Peveril.
Ne doit pas craindre la tempête. »

« Elle avait coutume de dire aussi que quand un Peveril était sur le gril, un Outram était dans la poêle. Ainsi je vous prouverai que je n’ai point dégénéré, et que je vous serai dévoué comme mes pères l’ont été aux vôtres pendant quatre générations. — Tu parles comme le plus brave des Outram, dit Julien, et si nous étions débarrassés de cette poupée de lord et de sa suite, nous viendrions aisément à bout des trois autres. — Deux habitants de Londres et un Français ? dit Lance ; j’en viendrais à bout en un tour de main ; et quant à lord Saville, comme ils l’appellent, j’ai entendu dire que lui et tous ses gens de pain d’épice doré, qui regardaient un honnête garçon tel que moi comme s’ils eussent été le pur métal et moi l’écume, doivent partir ce matin pour aller aux courses et aux joutes de Tutbury. C’est le motif qui les a conduits ici, où ils ont rencontré par hasard cet autre chat musqué. »

Effectivement, comme Lance parlait, un bruit de chevaux se fit entendre dans la cour, et ils aperçurent par une lucarne de leur grenier les domestiques de lord Saville rangés en bon ordre, et prêts à partir dès qu’il paraîtrait.

« Ainsi donc, maître Jérémie, » dit un d’eux à une espèce de domestique en chef qui sortit alors de la maison : « Le vin paraît avoir agi comme un narcotique sur milord, cette nuit ? — Point du tout, répondit Jérémie, il l’a passée à écrire des lettres pour Londres ; et pour te punir de ton irrévérence, c’est toi, Jhno, qui les porteras. — Et de cette façon, je manquerai les courses, » dit Jonathan tristement : « Je vous remercie de cette bonne commission, maître Jérémie, et pendez-moi si jamais je l’oublie. »

Cette discussion fut subitement interrompue par l’arrivée du jeune lord^ qui, en sortant de Tauberge, dit à Jérémie : « Voici les lettres. Qu’un de ces drôles galope jusqu’à Londres comme s’il y allait pour lui de la vie ou de la mort, et qu’il les remette à leur adresse ; quant aux autres, qu’ils montent à cheval et qu’ils me suivent. »

Jérémie donna le paquet à Jonathan en souriant malicieusement ; et le groom désappointé fit partir avec humeur son cheval vers Londres, tandis que lord Saville et le reste de ses gens partaient au grand trot dans une direction opposée, suivis des bénédictions de l’hôte et de sa famille, qui se tenaient devant la porte faisant force saluts et révérences, sans doute par reconnaissance pour le paiement d’un écot plus que raisonnable.

Ce ne fut que trois grandes heures après leur départ que Chiffinch entra dans la salle où ils avaient soupé la veille. Il était en robe de chambre de brocard, et portait un bonnet de velours vert orné de la plus riche dentelle de Bruxelles. Il paraissait n’être qu’à demi éveillé, et ce fut d’une voix qui se ressentait encore de l’influence du sommeil, qu’il demanda un verre de petite bière. Son air et sa contenance étaient ceux d’un homme qui avait lutté rudement la veille avec Bacchus, et qui se trouvait à peine remis des fatigues de son combat avec ce dieu jovial. Lance, qui avait été chargé par son maître d’épier tous les mouvements de Chiffinch, lui présenta officieusement le breuvage rafraîchissant qu’il demandait, ayant donné pour prétexte à l’hôte qu’il était curieux de voir un seigneur de Londres en robe de chambre et en bonnet de nuit.

Chiffinch n’eut pas plutôt vidé le verre qui lui était présenté, qu’il demanda où était lord Saville.

« Sa Seigneurie est partie à cheval à la pointe du jour, répondit Lance. — Comment diable ! s’écria Chiffinch ; voilà qui est fort impoli ; quoi ! parti pour les courses avec toute sa suite ? — Oui, reprit Lance, à l’exception d’un seul, que Sa Seigneurie a dépêché à Londres pour y porter des lettres. — Pour y porter des lettres à Londres ! dit Chiffinch. Mais j’y vais à Londres, il le sait, et j’aurais pu épargner cette peine à celui qu’il a envoyé… Attendez un moment, je commence à me rappeler… Diable !… Peut-être aurais-je bavardé… Oui, oui, j’ai bavardé… Je me rappelle tout à présent… J’ai bavardé, et en présence de celui qui est à la cour une véritable belette pour sucer le jaune d’œuf, et extirper le secret de chacun !… Enfer et furies !… Faut-il que mes soirées détruisent ainsi l’ouvrage de mes matinées !… Faut-il que le vin me fasse devenir ainsi bon camarade ? faut-il qu’il me pousse à faire des confidences, qu’il me rende querelleur, qu’il me crée des amis et des ennemis ? Comme si on pouvait avoir de plus grand ami ou de plus grand ennemi que soi-même ! Il faut cependant que j’arrête son messager… Je mettrai un bâton dans la roue… Holà ! garçon, fais venir mon groom, appelle Tom Beacon. »

Lance obéit, mais ne manqua pas, lorsqu’il eut fait entrer le groom, de rester dans la salle, pour écouter ce qui allait se passer entre le maître et le domestique.

« Tiens, Tom, dit Chiffinch, voilà cinq pièces d’or pour toi… — Que dois-je faire ? dit Tom, » sans même se donner la peine de remercier son maître, parce qu’il se doutait bien que le paiement ne vaudrait pas le service qu’il allait lui demander.

« Monte à cheval, Tom, et cours comme si le diable t’emportait… Il faut absolument rejoindre le messager que lord Saville a envoyé ce matin à Londres, le mettre avec son cheval hors d’état d’aller plus loin, et faire entrer autant de vin dans son estomac qu’il y a d’eau dans la mer Baltique ; employer enfin tout ce que tu croiras convenable pour l’empêcher de continuer son voyage… Eh bien ! imbécile, pourquoi ne me réponds-tu pas ? est-ce que tu ne me comprends pas ? — Pardon, maître Chiffinch, dit Tom, je vous entends et je pense qu’il en est de même de ce brave homme que voilà, et qui n’avait peut-être pas besoin d’entendre tout, à moins que ce ne soit votre intention. — Il faut que je sois ensorcelé ce matin, » se dit Chiffinch en lui-même, « ou que le Champagne me travaille encore la tête… Ma cervelle est comme les marais de Hollande, le moindre verre de vin suffirait pour y causer une inondation. Écoute, dit-il à Lance, et retiens ce que je vais te dire : il s’agit d’une gageure que nous avons faite, lord Saville et moi, à qui ferait plus tôt parvenir une lettre à Londres. Voici de quoi boire à ma santé et à mon succès. N’en dis rien à personne, et aide Tom à brider son cheval. Tiens, Tom, avant de partir, viens chercher tes lettres de créance ; je t’en donnerai une pour le duc de Buckingham, afin de prouver que tu es arrivé le premier à Londres. »

Tom Beacon fit un profond salut, et sortit. Lance-Outram, après avoir fait semblant de l’aider à brider son cheval, s’empressa d’aller trouver son maître, pour lui porter la bonne nouvelle qu’un heureux accident venait de réduire la suite de Chiffinch à un seul homme.

Aussitôt Peveril ordonna qu’on préparât les chevaux, et dès que Tom Beacon fut parti au grand galop pour Londres, il eut la satisfaction de voir Chiffinch, avec son favori Chaubert, monter à cheval pour faire le même voyage, mais d’un pas plus modéré. Il les laissa prendre assez d’avance pour pouvoir les suivre sans exciter leurs soupçons ; ensuite il paya son écot, monta à cheval, et les suivit de loin, sans les perdre de vue, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à un endroit favorable à l’entreprise qu’il méditait.

L’intention de Peveril avait été de hâter le pas, lorsqu’ils se trouveraient dans quelque partie solitaire de la route, jusqu’à ce qu’ils eussent atteint Chaubert ; Lance-Outram devait alors rester en arrière pour attaquer le roi des broches et des casseroles, tandis que Julien pousserait en avant pour tomber sur Chiffinch. Mais ce plan supposait que le maître et le domestique voyageraient à la manière ordinaire, c’est-à-dire celui-ci à quelques pas derrière le premier. Les sujets de discussion entre Chiffinch et le cuisinier français étaient si intéressants que, sans égard pour l’étiquette, ils marchaient amicalement côte à côte, se livrant sur les mystères de la table à une conversation que le vieux Comus ou un gastronome moderne eût écoutée avec plaisir. Il était donc nécessaire de les attaquer tous les deux à la fois.

En conséquence, lorsqu’ils aperçurent devant eux un grand espace de chemin qui n’offrait pas la moindre apparence d’homme, d’habitation humaine, ni même d’animaux, ils commencèrent à presser le pas, mais prudemment, sans affectation, pour ne point donner l’alarme. De cette manière, ils franchirent peu à peu la distance qui les séparait de ceux qu’ils voulaient attaquer ; et ils n’étaient plus guère qu’à cinquante pas d’eux, quand Peveril, craignant que Chiffinch ne le reconnût, et n’eût recours à la vitesse de son cheval pour s’enfuir, donna à Lance le signal de l’attaque.

Au bruit subit de leurs chevaux, Chiffinch se retourna ; mais il n’eut pas le temps d’en faire davantage, car Lance, qui avait donné un coup d’éperon à son petit cheval, meilleur coureur que celui de Julien, se jeta sans cérémonie entre le courtisan et son cuisinier ; et Chaubert avait à peine eu le temps de faire une exclamation que lui et son cheval furent renversés. Le Français fit entendre le juron de morbleu en roulant sur la poussière, au milieu de divers ustensiles de son métier, qui, s’échappant du porte-manteau où ils étaient s’en allèrent en désordre sur le grand chemin. Lance, sautant à terre, ordonna à son ennemi de rester tranquille, et menaça de lui ôter la vie, s’il tentait de se relever.

Avant que Chiffinch eût pu tirer vengeance de la chute de son fidèle cuisinier ; la bride de son cheval fut saisie par Julien, qui lui présenta de l’autre main un pistolet, en le menaçant de lui faire sauter la cervelle s’il bougeait. Chiffinch, quoique efféminé, n’était point lâche ; il s’arrêta, et dit avec fermeté : « Drôle ! vous m’avez pris par surprise ; et vous êtes un voleur de grand chemin, voici ma bourse. Ne nous faites point de mal, et épargnez surtout nos épices et nos sauces. — Prenez-y garde, monsieur Chiffinch, dit Peveril, vous choisissez mal votre temps pour railler. Je ne suis pas un voleur de grand chemin, mais un homme d’honneur. Rendez-moi le paquet de lettres que vous m’avez dérobé l’autre nuit, ou, par tout ce qu’il y a de plus sacré, je vous envoie dans l’estomac une paire de bonnes balles. — Quelle nuit ? quel paquet ? » demanda Chiffinch interdit, mais cherchant à gagner du temps, dans l’espoir de voir arriver du secours. J’ignore ce que vous voulez dire, ajouta-t-il ; si vous êtes un homme d’honneur, laissez-moi tirer l’épée, et je vous ferai raison comme un gentilhomme. — Coquin sans honneur, s’écria Peveril, vous ne m’échapperez pas ainsi. Vous m’avez volé quand vous aviez l’avantage sur moi ; à présent qu’il est de mon côté, je ne serai pas assez fou pour n’en pas profiter. Rendez-moi le paquet ; ensuite, si vous le voulez, nous combattrons à armes égales. Mais d’abord, les lettres, répéta-t-il, ou à l’instant je vous envoie dans un lieu où votre conduite en ce monde ne vous promet pas une réception favorable. »

Le ton menaçant de Peveril, le feu de son regard, et le pistolet chargé qu’il tenait à quelques pouces de la poitrine de Chiffinch, convainquirent ce dernier qu’il n’avait pas d’autres conditions à espérer, ni de temps à perdre. Il mit donc la main dans une des poches de son manteau, et il en tira, avec une répugnance bien visible, les dépêches que la comtesse de Derby avait confiées à Julien.

« Il y en a cinq, dit Julien, et vous ne m’en rendez que quatre. Votre vie dépend d’une pleine et entière restitution. — La cinquième m’avait échappé, » dit Chiffinch, en lui présentant la lettre qui manquait. « La voilà. Maintenant, monsieur, vous êtes satisfait, je pense, à moins que votre dessein ne soit d’ajouter à cette action le meurtre ou le vol. — Misérable ! » dit Peveril en baissant son pistolet, mais en suivant de l’œil les mouvements de Chiffinch, « tu es indigne de mesurer ton épée avec celle d’un honnête homme, et cependant tire-la, si tu l’oses, et je consens à te combattre à armes égales. — À armes égales ? » dit Chiffinch d’un air de dérision. « Belle égalité ! l’épée et le pistolet contre une simple rapière, et deux contre un, car Chaubert n’est pas propre à se battre. Non, monsieur, j’attendrai une occasion plus favorable, et des armes plus égales. — La calomnie ou le poison, sans doute, infâme agent, dit Julien, tels sont tes moyens de vengeance. Mais écoute-moi, je connais tes vils desseins contre une jeune personne qui est trop respectable pour que son nom soit répété à une oreille aussi indigne que la tienne. Tu m’as fait une injure, et tu vois que je m’en suis vengé. Mais essaie d’exécuter cet autre projet exécrable, et je te jure que je t’écrase comme un reptile impur dont le venin est fatal à l’humanité ; compte sur cela comme si Machiavel l’avait juré. Si tu poursuis ton entreprise, je poursuivrai ma vengeance. Suis-moi, Lance-Outram, et laissons-le réfléchir à ce que je lui ai dit. »

Lance, après le premier choc, avait pris peu de part au reste de l’affaire, il s’était borné à diriger le manche de son fouet comme un canon de fusil, de manière à tenir en arrêt le cuisinier effrayé, qui, renversé sur le dos et contemplant le firmament tout à son aise, n’avait pas plus de pouvoir ou de volonté de faire résistance qu’un cochon de lait sur la gorge duquel lui-même aurait tenu son couteau de cuisine.

Débarrassé par son maître de la tâche assez facile de garder ce prisonnier d’un naturel peu offensif, Lance remonta à cheval, et tous deux partirent au galop, laissant les vaincus se consoler comme ils le pourraient de leur mésaventure. Mais en pareille circonstance où trouver des sujets de consolations ? Le cuisinier français avait à déplorer la perte de ses épices et la destruction de son magasin de sauces. Un enchanteur, dépouillé de sa baguette magique et de son talisman, ne se fût pas trouvé dans une situation plus désespérée. Quant à Chiffinch, il avait à gémir de la découverte prématurée de son intrigue, qui serait probablement déjouée.

« Du moins, pensa-t-il, je n’ai point bavardé avec ce drôle : c’est mon mauvais génie seul qui m’a trahi cette fois. Le champagne n’a aucune part à cette infernale découverte, qui peut a tous égards me coûter si cher. Si donc il en reste une seule bouteille qui ne soit pas cassée, je la boirai après dîner ; et nous verrons s’il ne peut point encore me suggérer quelque moyen de remédier à tout ceci, et de me venger. »

Après avoir formé cette noble résolution, il poursuivit sa route vers Londres.


CHAPITRE XXVIII.

LE DUC DE BUCKINGHAM.


C’était un homme si divers qu’il semblait être l’epitome de toute l’espèce humaine : entêté dans ses idées ; toujours dans le faux, ne faisant rien que par caprice, et promptement dégoûté de tout : pendant une seule révolution de la lune, on le voyait tour à tour chimiste, joueur de violon, homme d’état et bouffon ; tantôt s’adonnant aux femmes, tantôt à la peinture, à la musique, au plaisir de boire, et à mille autres fantaisies qui mouraient en naissant.
Dryden. Absalon et Architophel.


Il faut maintenant transporter le lecteur dans le magnifique hôtel où demeurait à cette époque le célèbre George Williers, duc de Buckingham, que Dryden a condamné à une immortalité assez fâcheuse par le peu de vers cités en tête de ce chapitre.

Parmi les courtisans dissipateurs et licencieux de la cour de Charles II, le duc se distinguait par ses folies et ses débauches. Cependant, tout en prodiguant une fortune de prince, une santé vigoureuse et des talents supérieurs pour se donner des plaisirs frivoles, il n’en nourrissait pas moins des desseins plus profonds et plus étendus ; et s’il échoua, c’est qu’il manquait de cette fermeté de résolution, de cette persévérance constante, si essentielles dans toutes les grandes entreprises, et particulièrement en politique.

Il était plus de midi, et l’heure habituelle du lever du duc, si l’on peut dire qu’il y eût quelque chose d’habituel dans une maison où régnait l’irrégularité, était passée depuis long-temps. Le vestibule était plein de laquais et de valets de pied, couverts de livrées brillantes ; les appartements intérieurs étaient encombrés des gentilshommes et des pages de sa maison, vêtus comme des gens de la plus haute distinction, et surpassant, plutôt qu’égalant, sous ce rapport, la splendeur personnelle du duc lui-même. Son antichambre surtout pouvait être comparée à un rassemblement nombreux d’aigles impatients de dévorer leur proie, si toutefois cette comparaison n’est pas trop noble pour cette race vile et rampante de gens qui, tous visant au même but par mille moyens différents, vivent des besoins d’une grandeur nécessiteuse, fournissent aux plaisirs d’un luxe effréné, ou stimulent les désirs insensés et bizarres d’une extravagante prodigalité, en imaginant de nouvelles modes et de nouveaux motifs de profusion. On voyait l’homme à projets, au regard mystérieux, promettant des richesses intarissables à quiconque voudrait lui fournir préalablement la petite somme nécessaire pour changer en or des coquilles d’œufs. Plus loin était le capitaine Seagull[90], entrepreneur d’une colonie étrangère, et tenant sous le bras la carte de l’Inde ou de l’Amérique, pays aussi beaux, aussi enchanteurs que l’Éden, et n’attendant que des colons intrépides, pour qui un généreux patron consentirait à équiper deux brigantins et une flûte. Là se tenaient également des joueurs de toute espèce : celui-ci, jeune, léger, gai en apparence, fils sans souci de l’esprit et de la folie, qu’on eût dit plutôt dupe que fripon, mais, au fond du cœur, aussi fin, aussi rusé, aussi froid dans ses calculs que ce vieux professeur de jeux son voisin sexagénaire, aux traits durs, aux yeux affaiblis par les veilles et par la continuelle occupation de suivre les dés, et dont les doigts agiles secondaient au besoin l’habileté avec laquelle il prévoyait les chances. Les beaux-arts, il faut bien le dire, avaient aussi quelques-uns de leurs représentants parmi ce groupe sordide. On voyait là le pauvre poète qui, malgré l’habitude, à demi honteux du rôle qu’il allait jouer, et doublement humilié tant par le motif qui l’amenait que par son vieil habit noir râpé, se tenait dans un coin, guettant le moment favorable pour présenter sa dédicace. L’architecte, mieux vêtu, rêvant frontispice et aile de bâtiment, préparait le plan d’un nouveau palais dont la dépense devait conduire à l’hôpital celui qui le ferait construire. Entre tous les autres se distinguait le musicien ou le chanteur qui attendait Sa Grâce pour recevoir en or bien réel le prix des accords harmonieux qui avaient charmé le banquet de la nuit précédente.

Tels étaient, avec beaucoup d’autres encore, les personnes qui attendaient le lever du duc de Buckingham, tous vrais descendants de ces filles de la sangsue, dont le cri continuel est « Donnez ! donnez[91] ! »

L’appartement du duc en contenait d’autres de caractères très-différents, et qui offraient autant de variétés que ses opinions et ses goûts. Outre un grand nombre de jeunes gens nobles ou riches, qui faisaient de Sa Grâce le miroir d’après lequel ils se paraient pour la journée, et qui apprenaient de lui à courir avec le plus d’élégance et de la manière la plus nouvelle dans le chemin de la ruine, on voyait des hommes plus sérieux, des diplomates disgraciés, des espions politiques, des orateurs de l’opposition, des instruments serviles du gouvernement, toutes gens qui ne se rencontraient jamais ailleurs, et qui regardaient l’hôtel du duc comme une espèce de terrain neutre, certains que, s’il n’était pas aujourd’hui de leur opinion, il penserait probablement comme eux le lendemain. Les puritains eux-mêmes ne se faisaient pas scrupule d’avoir des relations avec un homme que ses talents auraient rendu formidable, quand même il n’y eût pas joint un rang élevé et une fortune immense. Plusieurs graves personnages, en habit noir, en manteau court, et portant une fraise d’une coupe particulière, se mêlaient, comme le font encore leurs portraits dans une galerie de tableaux, à des élégants couverts de soie et de broderies. Il est vrai qu’ils évitaient le soupçon scandaleux d’être amis intimes du duc ; car on présumait qu’ils ne venaient là que pour des affaires d’argent. Ces personnages sévères et pieux mêlaient-ils la politique aux discussions d’intérêt ? c’est ce que personne ne savait ; mais on avait déjà remarqué que les juifs, qui, en général, se bornent au métier de prêteurs d’argent, étaient devenus depuis quelque temps fort assidus au lever.

Il y avait plus d’une heure que la foule s’amassait dans l’antichambre, lorsque le gentilhomme de service chez le duc entra dans la chambre à coucher, fermée de manière à y produire la nuit en plein midi, et se présenta pour prendre les ordres de Sa Grâce. À sa voix douce et flûtée une voix aigre répondit d’un ton bref : « Qui est là ? quelle heure est-il ? — C’est Jerningham, milord. Il est une heure, et Votre Grâce a désigné onze heures à plusieurs des gens qui attendent là-bas. — Qui sont-ils ? que veulent-ils ? — Il y un messager de White-Hall, Votre Grâce. — Au diable ! qu’il se morfonde ! Ceux qui font attendre les autres doivent savoir attendre à leur tour. Si j’étais coupable d’impolitesse, ce serait plutôt envers un roi qu’envers un mendiant. — Il y a aussi des gens de la Cité. — Ils m’ennuient ; je suis fatigué de leurs airs hypocrites sans religion, de leur protestantisme sans charité. Dites-leur d’aller trouver Shaftesbury. Qu’ils aillent dans Aldersgate-Street, c’est là le marché qui convient à leur trafic. — Il y a un jockey de Newmarket, milord. — Qu’il monte sur le diable ! Il a un cheval à moi, et des éperons à lui. Est-ce tout ? — L’antichambre est pleine de chevaliers, d’écuyers, de docteurs et de joueurs. — Les joueurs, avec les docteurs[92] dans leur poche sans doute ? — Il y a encore des comtes, des capitaines et des membres du clergé. — Vous aimez l’allitération[93], Jerningham, dit Sa Grâce ; c’est une preuve que vous avez l’esprit poétique. Donnez-moi ce qu’il faut pour écrire. »

Alors le duc sortit à moitié de son lit, passa un bras dans une robe de chambre de brocard, plaça un pied dans une pantoufle de velours, tandis que l’autre, dans sa nudité primitive, se posa sur un riche tapis ; et, sans s’occuper le moins du monde de la foule nombreuse qui l’attendait, il se mit à écrire quelques vers d’un poème satirique ; puis, s’arrêtant subitement, il jeta sa plume dans la cheminée, en s’écriant que le moment de verve était passé, et demanda s’il y avait des lettres. Jerningham lui en présenta un énorme paquet.

« Diable, dit Sa Grâce. Croyez-vous que je lirai tout cela ? Je suis comme Clarence[94], qui voulait boire un verre de vin, et qui se noya dans une tonne. Voyez s’il y a dans tout cela quelque chose qui presse. — Cette lettre, milord, est relative à l’hypothèque établie sur votre terre de Yorkshire. — Ne vous ai-je pas dit de la porter au vieux Gatheral, mon intendant. — Je l’ai fait, milord ; mais Gatheral dit qu’il y a des difficultés. — Eh bien, que les usuriers y mettent ordre, et alors il n’y en aura plus. Que me fait la perte d’un domaine sur cent que je possède ? Apportez-moi mon chocolat. — Mais Gatheral, milord, ne dit pas qu’il y ait impossibilité ; il parle seulement de difficultés. — Et qu’ai-je besoin de lui ; s’il ne peut les aplanir ! mais vous êtes tous nés pour me créer des difficultés. — Si Votre Grâce approuve les conditions contenues dans cet écrit, et qu’il lui plaise de le signer, Gatheral assure qu’il arrangera l’affaire. — Que ne disiez-vous cela plus tôt, imbécile ! » Et le duc signa le papier sans le lire. « Quoi ! encore d’autres lettres ? Souvenez-vous que je ne veux plus être ennuyé d’affaires. — Ce sont des billets doux, milord ; il n’y en a que cinq ou six. Celui-ci a été laissé chez le portier par une femme masquée. — Au diable ! » dit le duc en le jetant loin de lui ; tandis que Jerningham l’aidait à s’habiller. « Il y a déjà trois grands mois que cela dure. — Celui-ci a été donné à un des pages par la femme de chambre de milady… — Que la peste l’étouffe ! C’est une jérémiade sur le parjure et l’infidélité ; ce sont d’antiques paroles sur un vieil air, » dit le duc en jetant un coup d’œil sur le billet. « Voyons la complainte : « Homme cruel !… serment rompu !… juste vengeance du ciel ! » Cette femme pensait au meurtre et non à l’amour en m’écrivant ; on ne devrait pas songer à écrire sur un sujet aussi usé, sans avoir au moins quelques expressions nouvelles. « Signé la désespérée Araminte. » Adieu donc, belle désespérée. Et celui-ci d’où vient-il ? — Il est arrivé par la fenêtre du vestibule : un grand drôle, après l’avoir jeté, s’est sauvé à toutes jambes. — Le texte en est meilleur, dit le duc ; et cependant c’est encore une vieille affaire qui date au moins de trois semaines : c’est la petite comtesse au mari jaloux. Je ne donnerais pas un farthing d’elle, sans ce mari-là. Que le diable l’emporte aussi ! il est parti pour la campagne. « Ce soir en silence et en toute sûreté. Écrit avec une plume arrachée de l’aile de Cupidon. » Ma foi, comtesse, vous lui en avez laissé encore assez pour qu’il s’envole ; vous auriez mieux fait de les lui arracher toutes, pendant que vous le teniez, ma cher lady : continuons. « Pleine de confiance dans la fidélité de son Buckingham. » Je déteste la confiance dans une jeune personne ; il faut lui apprendre à vivre : je n’irai pas. — Votre Grâce ne sera pas si cruelle, dit Jerningham. — Tu as un cœur bien compatissant, Jerningham ; mais il faut punir la présomption. — Et si la fantaisie de Votre Grâce pour elle venait à renaître ? — Eh bien, dans ce cas, tu jureras que le billet doux ne m’a pas été remis. Écoute, il me vient une pensée : il faut que ce billet s’égare et avec éclat. Dis-moi quel est le nom de cette façon de poète qui est là-bas ? — J’en ai compté six, milord, qui, si j’en juge par les rames de papier dont leurs poches sont gonflées, et par les coudes usés de leurs habits, me paraissent porter la livrée des Muses. — Encore du langage poétique, Jerningham. Je veux parler de celui qui a fait la dernière satire. — Et auquel Votre Grâce a fait l’honneur de promettre cinq pièces d’or et des coups de bâton, reprit Jerningham. — Justement l’argent pour la satire, et la bastonnade pour les louanges : va le trouver, donne-lui les cinq pièces d’or, et jette-lui le billet doux de la comtesse. Tiens, prends aussi celui d’Araminte et les autres ; glisse-les tous dans son portefeuille : ils en sortiront au café des beaux-esprits ; et si celui qui les montrera ne prend pas sous les coups de bâton toutes les couleurs de l’arc en ciel, il ne faudra plus croire au dépit des femmes, à la dureté du pommier et à la vigueur du chêne : la colère d’Araminte seule serait un fardeau trop pesant pour une paire d’épaules ordinaires. — Mais, milord duc, ce Settle[95] est un coquin si stupide que rien de ce qu’il écrit ne peut prendre dans le monde. — Hé bien, comme nous lui avons donné de l’acier pour armer les flèches, dit le duc, nous lui donnerons des plumes pour les garnir ; quant au bois, il en a suffisamment sur la tête pour qu’elles soient bien montées. Donne-moi ma satire commencée, remets-la-lui avec les lettres, et qu’il fasse de tout cela ce qu’il pourra. — Je vous demande pardon, milord, mais le style de Votre Grâce sera reconnu ; et quoique toutes ces lettres soient sans signature, les belles dames seront faciles à reconnaître. — C’est précisément ce que je veux, idiot. As-tu vécu si long-temps avec moi pour ne pas savoir que l’éclat d’une intrigue vaut mieux pour moi que tout le reste ? — Mais le danger ? milord duc, reprit Jerningham ; il y a des maris, des frères, des amis dont la vengeance peut se réveiller… — Et se rendormir, lorsqu’ils auront été battus, » dit Buckingham avec hauteur : « j’ai Blackwill et son bâton à mon service pour ces grondeurs plébéiens. — Quant à ceux d’un rang supérieur, je m’en charge : depuis quelque temps j’ai besoin de prendre l’air et de faire de l’exercice. — Mais, milord… — Paix ! fou que vous êtes ! Je vous dis que votre esprit nain ne peut s’élever à la hauteur du mien. Je te dis que je voudrais que le cours de ma vie fût un torrent. Je suis las des succès faciles, et je demande des obstacles pour les renverser par mon pouvoir irrésistible. »

En ce moment, un autre gentilhomme du duc entra dans la chambre.

« Je demande humblement pardon à Votre Grâce, mais M. Christian demande avec tant d’importunité à être admis en votre présence, que je suis obligé de venir prendre les ordres de Votre Grâce. — Dites-lui de revenir dans trois heures. Le diable soit de cette caboche politique, qui voudrait faire danser tout le monde avec sa flûte ! — Je vous remercie du compliment, milord, » dit Christian, en entrant dans l’appartement, vêtu quelque peu en courtisan, mais conservant toujours le même air sans gêne et peu distingué, le même ton d’indifférence et de calme qu’il avait montré à Julien chaque fois qu’il l’avait rencontré. « Mon but, dans ce moment, est précisément de vous jouer de la flûte ; et si vous le voulez, la danse s’ensuivra, et pourra être profitable à Votre Grâce. — Sur ma parole, maître Christian, » dit le duc avec hauteur, « il faut que cette affaire soit d’une nature bien importante pour bannir ainsi tout cérémonial entre nous. Si elle est relative à notre dernier sujet de conversation, je dois vous prier de remettre notre entretien à une autre occasion. Je suis en ce moment occupé d’une affaire qui a une certaine importance. » Tournant alors le dos à Christian, il reprit sa conversation avec Jerningham.

« Va trouver la personne que tu sais, et donne-lui ces papiers ; attends, donne-lui cet or, pour payer le bois des flèches en question ; quant au fer et aux plumes, nous l’en avons déjà munie. — Tout cela est fort bien, milord, » dit Christian d’un air calme et en s’asseyant dans un fauteuil à quelque distance ; « mais la légèreté de Votre Grâce ne saurait l’emporter sur mon impassibilité. Il est nécessaire que je vous parle, et j’attendrai le loisir de Votre Grâce dans cet appartement. — Très-bien, monsieur, » dit le duc d’un ton de mauvaise humeur ; « lorsqu’un mal est inévitable, il faut tâcher de s’en débarrasser le plus vite possible. Je prendrai des mesures à l’avenir, pour empêcher qu’il ne se renouvelle. Voyons donc sans délai ce que vous avez à me dire. — J’attendrai que la toilette de Votre Grâce soit achevée, » dit Christian avec son imperturbable sang-froid ; ce que j’ai à vous dire ne doit être connu que de nous deux. — Sortez ! Jerningham, et attendez que je vous appelle. Laissez mon habit sur ce sopha… Quoi ! encore cet habit de drap d’argent ! je l’ai porté cent fois. — Deux fois seulement milord, répliqua Jerningham. — Deux fois, cent fois, qu’importe ? Gardez-le pour vous, ou donnez-le à mon valet de chambre, si votre gentilhommerie orgueilleuse se refuse à l’accepter. — Votre Grâce a fait porter ses habits de rebut à de plus grands personnages que moi, dit Jerningham, en acceptant l’habit d’un air reconnaissant.

« Voilà de la malice, Jerningham, dit le duc ; tu as raison dans un sens : cela est arrivé, et cela peut arriver encore. Cet habit couleur de perle t’ira fort bien avec la jarretière et le ruban de Saint-George. Allons, va-t-en maintenant. Eh bien ! monsieur Christian, le voilà parti : puis-je vous demander encore une fois ce qui vous amène ? — Milord duc, vous aimez les difficultés dans les affaires d’amour. — J’espère, monsieur Christian, que vous n’avez point écouté aux portes : cela prouverait peu de respect pour moi et pour ma maison. — J’ignore ce que vous voulez dire, milord. — Au surplus, que m’importe que le monde entier sache ce que j’ai dit à Jerningham ? Mais voyons votre affaire. — Votre Grâce est tellement préoccupée de ses victoires sur le beau sexe et sur les beaux esprits, qu’elle a peut-être oublié le faible intérêt qu’elle a dans la petite île de Man. — Nullement, monsieur Christian : je me souviens très-bien que mon tête-ronde de beau-père, Fairfax, avait la possession de cette île depuis le long parlement, et qu’il fut assez âne pour y renoncer à la restauration, tandis que, s’il y avait enfoncé la griffe et l’eût tenue ferme en véritable oiseau de proie, il l’aurait conservée pour lui et pour les siens. C’eût été une assez agréable chose que d’avoir à moi un petit royaume, d’y établir des lois émanées de moi, d’y avoir mon chancelier avec ses sceaux et sa masse. La moitié d’un jour m’eût suffi pour apprendre à Jerningham à paraître aussi grave, à marcher aussi lourdement et parler aussi sottement que Harry-Bennet. — Vous eussiez pu faire cela et plus encore si Votre Grâce l’eût voulu. — Oui, et si c’eût été le bon plaisir de Ma Grâce, toi, Ned-Christian, tu aurais été le Jack-Ketch[96] de mes états. — Moi, votre Jack-Ketch ! milord, » dit Christian d’un air qui marquait plus de surprise que de mécontentement. — Oui vraiment : n’as-tu pas continuellement intrigué contre la vie de cette pauvre vieille femme qui habite là-bas ? Ton bonheur, à toi, serait de pouvoir te venger de tes propres mains. — Je ne réclame que justice contre la comtesse, » dit Christian. — Et le but de la justice est toujours le gibet, dit le duc. — Soit ! répondit l’autre : eh bien ! la comtesse est dans le complot. — Que le diable confonde le complot, comme il l’a inventé, dit Buckingham, je n’entends parler d’autre chose depuis je ne sais combien de mois. Si l’on doit aller en enfer, je voudrais au moins que ce fût par un nouveau chemin, et en bonne compagnie. Je n’aimerais pas à faire ce voyage avec Oates, Bedloe, et toute cette nuée de vils témoins. » — Votre Grâce est donc déterminée à renoncer à tous les avantages qu’elle peut obtenir ? Si la maison de Derby perd ses biens par confiscation, la concession faite à Fairfax, si dignement représenté par la duchesse votre épouse, reprend toute sa validité, et vous devenez lord et souverain de l’île de Man. — Du chef d’une femme, dit le duc ; mais, en vérité, mon aimable lady me doit bien quelque indemnité pour avoir vécu pendant la première année de notre mariage avec le vieux Black-Tom, ce puritain guerroyeur et rechigné : autant eût valu épouser la fille du diable, et faire ménage avec son beau-père. — J’en conclus donc, milord duc, que vous êtes disposé à employer votre crédit contre la maison de Derby. — Puisqu’ils sont en possession illégale du royaume de ma femme, la comtesse de Derby ne doit assurément attendre de ma part aucune faveur, et tu sais qu’il y a à White-Hall une puissance bien supérieure à la mienne. — C’est parce que Votre Grâce le veut bien, dit Christian. — Non, non, cent fois non, » dit le duc dont la colère s’allumait à ce souvenir ; « Je te dis que cette vile courtisane, cette duchesse de Portsmouth s’est mis impudemment en tête de traverser mes projets et de me contrecarrer. Charles m’a regardé d’un air sombre, et m’a parlé durement en présence de toute la cour. Je voudrais qu’il soupçonnât seulement quel est le motif de division entre elle et moi, je le voudrais ! Mais patience ! Je lui arracherai ses plumes, ou je ne me nomme pas Villiers. Une misérable fille de joie française me braver ainsi ! Tu as raison, Christian, nulle passion n’excite mieux l’esprit que l’amour de la vengeance. J’accréditerai la conspiration, ne fût-ce que pour lui causer du dépit, et je rendrai impossible au roi de soutenir cette maîtresse sur le pied où il l’a mise. » En parlant ainsi, le duc s’était exaspéré peu à peu ; il traversait l’appartement à grands pas, gesticulant avec véhémence, comme s’il n’avait eu d’autre objet en vue que de dépouiller la duchesse de son crédit et de sa faveur auprès du roi. Christian sourit intérieurement, en le voyant approcher de la situation d’esprit où il était aise de le mettre ; et très prudemment il garda le silence.

« Eh bien ! sir Oracle, » dit le duc en s’approchant de lui, « vous qui avez dressé tant de plans pour supplanter cette louve gauloise, où sont maintenant toutes vos machinations et toutes vos intrigues ? Où est cette beauté ravissante qui doit fasciner les yeux du souverain au premier aspect ? Chiffinch l’a-t-il vue ? qu’en dit-il, lui qui est un si excellent connaisseur en beautés et en blanc-manger, en femmes et en vins. — Il l’a vue, milord, et il en est satisfait ; mais il ne l’a pas encore entendue parler, et son esprit répond à tout le reste de sa personne. Nous sommes arrivés depuis hier ; je compte lui présenter aujourd’hui Chiffinch dès qu’il sera revenu de la campagne, et je l’attends d’un moment à l’autre. La seule chose dont je suis effrayé, c’est la vertu un peu farouche de la péronnelle ; car elle a été élevée à la mode de nos grand’mères, et nos grand’mères avaient du bon sens. — Quoi ! si belle, si jeune, si spirituelle et si difficile ! s’écria le duc. Avec votre permission, vous me présenterez à elle aussi bien que Chiffinch. — Sans doute pour que Votre Grâce la guérisse de sa pudeur intraitable ? demanda Christian. — Je veux seulement lui apprendre à savoir ce qu’elle vaut, et à se montrer sous le véritable jour qui peut lui être favorable. Les rois n’aiment pas à jouer le rôle de poursuivants d’amour : ils aiment qu’on coure le gibier pour eux. — Avec la permission de Votre Grâce, cela ne se peut, dit Christian ; non omnibus dormio : Votre Grâce connaît cette allusion classique. Si cette jeune fille devient la favorite du prince, le rang dorera la honte et couvrira le péché ; mais elle ne baissera jamais pavillon que devant une majesté. — Tu es un fou bien soupçonneux ; je ne voulais que plaisanter ; crois-tu que je voudrais risquer de nuire à un plan tel que le tien, qui est tout à mon avantage ? »

Christian sourit et secoua la tête. « Milord, dit-il, je connais Votre Grâce aussi bien et peut-être mieux que vous ne vous connaissez vous-même : déranger une intrigue bien concertée, par quelque ruse de votre invention, vous ferait plus de plaisir que de l’amener à un dénouement heureux en suivant les plans d’autrui. Mais Shaftesbury, et tous ceux qui y sont intéressés, sont résolus à protéger l’entreprise. Nous comptons donc sur votre secours ; et, pardon si je vous parle ainsi, nous ne souffrirons pas que votre légèreté et votre inconstance nous suscitent des obstacles. — Qui ? moi ! léger et inconstant ? dit le duc ; vous me voyez ici aussi résolu qu’aucun de vous à déposséder cette courtisane et à pousser l’intrigue jusqu’à sa fin ; ce sont là les deux choses qui me font maintenant désirer de vivre. Personne ne peut comme moi jouer le rôle d’homme d’affaires, lorsque cela me plaît ; je connais même l’art d’enfiler et d’étiqueter mes lettres ; je suis réglé comme un notaire. — Vous avez reçu une lettre de Chiffinch. Il m’a dit vous avoir écrit quelques pages au sujet de plusieurs choses qui se sont passées entre lui et lord Saville. — Oui, oui, » dit le duc en regardant parmi ses lettres ; « je ne la trouve pas dans ce moment, je me souviens à peine de son contenu ; j’étais occupé lorsque je l’ai reçue ; mais elle est en sûreté. — Vous auriez dû agir d’après ce qu’il vous mande. L’imbécile s’est laissé surprendre son secret, et vous a prié de faire en sorte que le messager de lord Saville ne puisse parvenir jusqu’à la duchesse avec les dépêches qui dévoileraient tout le mystère. »

Le duc alors parut alarmé, et sonna avec précipitation. Jerningham parut aussitôt. « Où est la lettre que j’ai reçue de M. Chiffinch il y a quelques heures ? lui demanda-t-il. — Si elle n’est pas parmi celles que Votre Grâce a devant elle, je n’en sais rien, répondit Jerningham : je n’en ai pas vu arriver d’autres. — Tu mens, drôle, dit Buckingham ; qui t’a permis d’avoir une mémoire meilleure que la mienne ? — Si Votre Grâce veut me permettre de le lui rappeler, elle se souviendra qu’elle a à peine ouvert une lettre cette semaine, dit Jerningham. — A-t-on jamais vu un maraud plus impatientant ? reprit le duc ; il pourrait jouer le rôle de témoin dans la conspiration. Le voilà qui a détruit entièrement ma réputation d’exactitude par sa diable de déposition. — Du moins les talents et la capacité de Votre Grâce resteront intacts, dit Christian, et vous pourrez les employer utilement pour vous-même et pour vos amis. Si j’ose vous donner mon avis, vous irez immédiatement à la cour, et vous y préparerez l’impression que nous désirons faire. Si Votre Grâce peut lancer quelques mots de manière à contrecarrer Saville, ce sera à merveille. Mais occupez surtout l’oreille du roi : personne ne peut le faire mieux que vous. Laissez Chiffinch remplir son cœur d’un objet convenable. Autre chose encore. Il y a un ancien lourdaud de cavalier qui infailliblement intriguerait pour la comtesse de Derby… On le suit de près, et toute la bande des témoins est sur sa piste. — Eh bien ! attrape-le, Topham. — Topham l’a déjà arrêté, milord, dit Christian ; mais il y a de plus un jeune galant, fils dudit cavalier, qui a été élevé dans la famille de la comtesse de Derby, et qui a été chargé par elle de lettres adressées au provincial des jésuites et à d’autres personnes de Londres. — Quels sont leurs noms ? » dit sèchement le duc.

« Sir Geoffrey Peveril de Martindale-Castle, dans le Derbyshire, et son fils Julien. — Quoi ! Peveril du Pic ? s’écria le duc ; un vieux cavalier aussi intrépide que quiconque a jamais prononcé un juron, un homme de Worcester, un brave que l’on trouvait partout quand il y avait des coups à donner ou à recevoir ! Je ne consentirai pas à sa perte, Christian. Il faut détourner votre meute à coups de fouets de ces fausses pistes… À coups de fouet, je dis bien ; car c’est tout ce qu’ils méritent, et c’est ce qu’ils auront si jamais la nation vient à ouvrir les yeux. — En attendant, il est de la dernière importance pour la réussite de notre plan, que Votre Grâce s’interpose quelque temps entre eux et la faveur royale. Le fils a sur cette jeune personne une influence qui ne serait guère favorable à nos vues ; en outre, elle a un père qui estime ce Julien autant qu’il peut estimer quiconque n’est pas comme lui fou de puritanisme. — À merveille, très chrétien Christian, dit le duc, vous m’avez donné vos ordres tout au long. Je ferai mon possible pour garder les alentours du trône de manière que ni le lord, ni le chevalier, ni le squire en question ne puissent s’introduire dans la place par surprise. Quant à la belle, je dois laisser à Chiffinch et à vous le soin de l’initier à ses hautes destinées, puisqu’on ne peut s’en rapporter à moi. Adieu, très-chrétien Christian. » Il fixa les yeux sur lui, et s’écria en fermant la porte de l’appartement : « Vil et damné coquin ! Mais ce qui m’indigne le plus, c’est la froide insolence du drôle. Votre Grâce fera ceci. Votre Grâce aura l’extrême bonté de faire cela. En vérité, je serais une jolie marionnette si je consentais à jouer le second rôle, ou plutôt le troisième dans une telle entreprise ! Non, non, ils marcheront tous comme je l’entends, ou je traverserai leurs desseins. Je découvrirai cette jeune fille en dépit d’eux, et je jugerai si leur plan a quelque apparence de succès. Dans ce cas, il faut qu’elle soit à moi, à moi entièrement, avant d’appartenir au roi, et je veux disposer de celle qui dirigera Charles. Jerningham ! (À cet appel, le gentilhomme entra.) Fais suivre Christian partout où il ira pendant vingt-quatre heures, et découvre le lieu où il va visiter une femme nouvellement arrivée. Tu ris, fripon ? — Je ne faisais que soupçonner quelque nouvelle rivale pour Araminte et la petite comtesse, dit Jerningham. — À ton affaire, impertinent, dit le duc, et laisse-moi penser aux miennes… Subjuguer une belle puritaine, la future maîtresse du roi, la perle des beautés de l’Ouest : voilà le premier point. Punir l’insolente fatuité de ce métis de Man, rabaisser l’orgueil de madame la duchesse, favoriser ou déjouer une importante intrigue d’état, selon que les circonstances le requerront pour mon honneur et pour ma gloire : voilà le second… Il n’y a qu’un moment que je désirais de l’occupation, et je crois maintenant en avoir assez. Mais Buckingham tiendra lui-même le gouvernail pour résister aux vents et braver les écueils. »


CHAPITRE XXIX.

HYPOCRISIE ET SCÉLÉRATESSE.


Rappelle-toi bien cela, Bassanio : — le diable même peut invoquer l’Écriture pour parvenir à ses fins.
Shakspeare. Le Marchand de Venise.


Après avoir quitté la somptueuse demeure du duc de Buckingham, Christian, plein des projets si odieusement perfides qu’il méditait, se hâta d’aller dans la Cité, où un rendez-vous imprévu dans une auberge décente, tenue par une personne de la secte religieuse à laquelle il appartenait, l’appelait près de Ralph Bridgenorth de Moultrassie. Ce ne fut pas inutilement qu’il se présenta : le major était arrivé le matin, et l’attendait avec impatience. L’air habituellement sombre de ce dernier était encore obscurci par une teinte d’inquiétude, qui parut à peine se dissiper lorsque, répondant aux questions qu’il faisait au sujet de sa fille, Christian lui donna sur la santé et la gaieté d’Alice les nouvelles les plus satisfaisantes, entremêlées naturellement et sans affectation d’éloges sur sa beauté et sur son caractère, éloges si capables de flatter l’oreille d’un père.

Mais Christian avait trop de tact pour s’étendre sur ce sujet, quelque agréable qu’il fût. Il s’arrêta juste au point où l’affection d’un parent pouvait être censée en avoir assez dit. « La dame, dit-il, près de laquelle il avait placé Alice, était charmée de son aspect et de ses manières, et répondait de sa santé et de son bonheur. Il n’avait pas, ajouta-t-il, mérité si peu de confiance de la part de son frère Bridgenorth qu’il fut nécessaire au major, contrairement à son projet et au plan qu’ils avaient formé ensemble, d’arriver aussi précipitamment de la campagne, comme si sa présence était utile à la protection d’Alice. — Frère Christian, répondit Bridgenorth, il faut que je voie mon enfant ; il faut que je voie la personne à qui elle a été confiée. — Pourquoi donc ? répliqua Christian. N’avez-vous pas souvent confessé que l’excès de vos affections charnelles pour votre fille a été un piège pour vous ? N’avez-vous pas été plus d’une fois sur le point de renoncer aux grands desseins qui doivent placer la justice comme un conseiller à côté du trône, et cela parce que vous désiriez satisfaire la folle passion de votre fille pour ce descendant de votre ancien persécuteur, pour ce Julien Peveril ? — Je l’avoue, dit Bridgenorth, j’aurais donné et je donnerais encore le monde entier pour presser ce jeune homme sur mon sein et l’appeler mon fils. Le naturel de sa mère brille dans ses yeux, et sa démarche fière est celle de son père, lorsque chaque jour il m’apportait des paroles de consolation dans ma détresse, et me disait : « L’enfant vit. » — Mais le jeune homme ne marche, dit Christian, que d’après ses propres lumières, et prend dans son erreur le météore qui brille sur le marais pour l’étoile polaire. Ralph Bridgenorth, je te parlerai avec la sincérité d’un ami : il ne faut pas que tu penses servir à la fois et la bonne cause et Baal. Obéis, si tu veux, à tes affections charnelles ; appelle ce Julien Peveril dans ta maison, et fais-lui épouser ta fille. Mais songe à la réception qui l’attend auprès de ce vieux chevalier plein d’orgueil, dont la fierté même en ce moment est aussi peu abattue par le poids des fers, qu’elle l’était lorsque l’épée des saints triomphait à Worcester. Vois ta fille à ses genoux, et dédaigneusement repoussée comme une abjecte créature. — Christian, » dit Bridgenorth en l’interrompant, « tu me presses bien vivement ; mais tu le fais par amitié, mon frère, et je te le pardonne. Alice ne sera jamais repoussée avec dédain. Mais cette amie… cette dame… Tu es l’oncle de mon enfant, Christian ; tu es, après moi, celui qui lui doit le plus d’amour et d’affection : néanmoins tu n’es pas son père, tu n’as pas les craintes d’un père. Es-tu sûr de la moralité de la femme à qui ma fille est confiée. — Suis-je sûr de la mienne propre ? Suis-je sûr que mon nom est Christian et le vôtre Bridgenorth ? N’ai-je pas demeuré plusieurs années en cette ville ? Ne connais-je pas cette cour ? Est-il probable que l’on puisse me tromper ? Car je ne suppose pas que vous craigniez que je vous trompe moi-même. — Tu es mon frère, dit Bridgenorth ; tu es la chair et les os de la sainte que j’ai perdue, et je suis décidé à me confier à toi dans cette affaire. — Tu fais bien, dit Christian ; et qui sait quelle récompense t’est réservée ? Je ne puis regarder Alice sans avoir l’esprit fortement pénétré de l’idée que le ciel destine à quelque grande œuvre une créature si fort au-dessus des femmes ordinaires. L’intrépide Judith délivra Béthulie par son courage ; et les traits charmants d’Esther en firent la sauvegarde et la protectrice de son peuple sur la terre de captivité, lorsqu’elle eut attiré les regards bienveillants d’Assuérus. — Que la volonté du ciel s’accomplisse sur elle ! dit Bridgenorth. Et maintenant dis-moi quels progrès a faits la grande œuvre ? — On est fatigué de l’iniquité de cette cour, dit Christian ; et si cet homme veut continuer à régner, il ne peut le faire qu’en appelant dans ses conseils des gens d’une autre trempe. Les alarmes qu’excitent les menées damnables des papistes ont réveillé les âmes des hommes et ouvert leurs yeux sur les dangers de la situation présente. Lui-même (car il abandonnerait femme et frère pour se sauver) n’est pas éloigné d’un changement de mesures ; et quoique nous ne puissions pas voir tout d’abord l’ivraie séparée du bon grain et rejetée de la cour, néanmoins il y aura assez de bons pour surveiller les méchants, assez de gens du parti modéré pour obtenir la concession de cette tolérance universelle pour laquelle nous soupirons depuis si long-temps, comme une jeune fille pour son bien-aimé. Le temps et l’occasion ouvriront la voie à une réforme plus complète, et nous verrons s’accomplir, sans tirer le glaive, ce que nos amis ne parvinrent pas à établir sur des fondements durables, lorsque leurs épées victorieuses brillaient encore dans leurs mains. — Dieu veuille qu’il en soit ainsi ! dit Bridgenorth ; car mes scrupules, je le crains, m’empêcheraient désormais de rien faire qui pût de nouveau provoquer la guerre civile ; mais je verrai avec joie tout ce que nous obtiendrons par des moyens pacifiques et parlementaires. — Oui, dit Christian, et tout ce qui amènera les représailles sévères que nous devons à nos ennemis depuis si long-temps. Que d’années écoulées depuis que le sang de notre frère crie vengeance du haut des autels ! Bientôt cette barbare Française verra que ni le long intervalle du temps, ni ses amis puissants, ni le nom de Stanley, ni la souveraineté de Man, ne peuvent arrêter la marche terrible de celui qui poursuit la satisfaction du sang répandu. Son nom sera rayé des registres de la noblesse, et un autre s’emparera de son héritage. — Mais, frère Christian, dit Bridgenorth, ne mets-tu pas trop de chaleur dans ta vengeance ? Ton devoir, comme chrétien, est de pardonner à tes ennemis. — Oui, mais non pas aux ennemis du ciel, à ceux qui ont répandu le sang des saints, » reprit Christian, les yeux animés de cette expression véhémente et fougueuse qui parfois donnait à ses traits insignifiants le seul caractère de passion qu’ils montrassent jamais. « Non, Bridgenorth, continua-t-il, je regarde ces projets de vengeance comme sacrés, comme un sacrifice propitiatoire pour ce qui peut se trouver de mal dans ma vie. Je me suis soumis à être méprisé par l’orgueil, je me suis humilié jusqu’à la condition de valet ; mais, dans mon cœur, une voix fière me criait : Si tu le fais, c’est pour venger le sang de ton frère. — Malgré tout, mon frère, dit Bridgenorth, quoique je partage tes vues, et que je t’aie aidé contre cette femme moabite, je ne puis m’empêcher de considérer ta vengeance comme plus conforme à la loi de Moïse qu’à la loi d’amour. — Ce langage te sied bien, Ralph Bridgenorth, répondit Christian, à toi qui, il n’y a qu’un instant, souriais à la chute de ton ennemi. — Si tu entends parler de sir Geoffroy Peveril, dit Bridgenorth, je ne souris point à sa ruine. Il est bon qu’il soit humilié ; mais, quant à moi, si je cherche à rabaisser son orgueil, je n’eus jamais la pensée de ruiner sa maison. — Vous savez mieux que personne quels sont vos desseins, dit Christian, et je rends justice, frère Bridgenorth, à la pureté de vos principes ; mais les hommes qui ne voient qu’avec les yeux du monde auraient de la peine à reconnaître quelque intention de miséricorde dans le magistrat rigide, dans le créancier sévère que Peveril a trouvé en vous. — Et moi, frère Christian, » dit Bridgenorth, la couleur lui montant au visage à mesure qu’il parlait, « je ne doute pas non plus de l’excellence de vos desseins, et ne veux pas nier l’adresse surprenante avec laquelle vous vous êtes procuré des informations si exactes sur les projets de cette femme d’Ammon ; mais il m’est permis de penser que, dans vos relations avec la cour et les courtisans, vous pouvez, par une politique charnelle et mondaine, altérer le mérite de ces dons spirituels qui vous rendaient autrefois si célèbre parmi nos frères. — Ne craignez pas cela, » dit Christian, commençant à recouvrer le sang-froid qu’il avait un peu perdu dans cette discussion ; « travaillons seulement de concert comme nous l’avons fait jusqu’à présent, et j’espère que chacun de nous verra qu’il a dignement rempli le devoir d’un fidèle serviteur de cette vieille cause pour laquelle nous avons autrefois tiré l’épée. »

En parlant ainsi, il prit son chapeau, et, disant adieu à Bridgenorth, il lui annonça l’intention de revenir dans la soirée.

« Adieu, dit Bridgenorth ; tu me trouveras toujours partisan sincère et dévoué de cette cause. Je suivrai ton conseil, et je ne te demanderai pas même… quoique le cœur d’un père fasse ce sacrifice avec peine… dans quel lieu se trouve ma fille et à qui tu l’as confiée. J’essaierai de couper ma main droite, d’arracher mon œil droit afin de les jeter loin de moi. Pour toi, Christian, si tu te conduis en tout ceci autrement que la prudence et l’honnêteté ne le requièrent, Dieu et les hommes t’en demanderont compte. — Sois sans inquiétude, » répondit Christian ; et il sortit, agité par des réflexions d’une nature peu agréable.

« J’aurais dû lui persuader de s’en retourner, » dit-il en mettant le pied dans la rue. « Sa seule présence à Londres peut déranger le plan d’où dépend mon élévation future, et celle de sa fille aussi. Les hommes diront-ils que j’ai causé sa perte, lorsque je l’aurai élevée au poste brillant de la duchesse de Portsmouth, et peut-être mise à même de devenir mère d’une longue postérité de princes ? Chiffinch s’est engagé à me procurer une occasion favorable, et la fortune de ce voluptueux dépend de son adresse à satisfaire les goûts de son maître pour la variété. Si elle fait impression, il faut que cette impression soit profonde ; et une fois établie dans les affections du prince, je ne crains pas qu’on la supplante. Que dira son père ? Mettra-t-il, en homme prudent, sa honte dans sa poche, parce qu’elle sera bien dorée ? ou jugera-t-il convenable de faire parade d’une fureur morale, et de déployer la rage d’un père outragé ? Cette dernière conjecture est la plus probable. Il a toujours suivi une ligne de conduite trop sévère pour autoriser une telle licence. Mais à quoi servira sa colère ? Dans tout cela je n’ai pas besoin de me mettre en évidence : ceux qui s’y trouveront n’auront pas grand souci du ressentiment d’un puritain campagnard. Et, après tout, ce que j’entreprends est ce qu’il y a de mieux pour lui, pour cette petite, et surtout pour moi, Édouard Christian. »

Telles étaient les basses réflexions par lesquelles ce misérable cherchait à étouffer le cri de sa conscience, tandis qu’il travaillait à déshonorer la famille de son ami, et à perdre sa proche parente, remise avec confiance entre ses mains. Le caractère de cet homme n’était pas d’une trempe commune, et ce n’était pas par une voie ordinaire qu’il était parvenu à cet excès d’égoïsme ignoble et dénaturé.

Édouard Christian, comme le lecteur s’en doute bien, était le frère de ce William Christian, qui avait principalement contribué à faire passer l’île de Man sous l’autorité de la république, et qui, pour ce fait, était devenu victime de la comtesse de Derby. Ils avaient reçu tous deux une éducation puritaine ; mais William ayant embrassé la profession des armes, la sévérité de ses opinions religieuses en fut quelque peu modifiée. Édouard, livré à l’étude des lois, professait les principes de sa croyance avec la plus grande rigueur ; mais ce n’était qu’un faux semblant : la régularité extérieure de sa conduite, qui lui avait valu un grand renom et de l’influence dans le parti des gens graves (titre qu’ils avaient coutume de se donner), cachait des penchants voluptueux, qu’il satisfaisait à la dérobée avec ces délices qu’on trouve à savourer le fruit défendu. Tandis donc que sa piété apparente lui procurait des avantages mondains, ses plaisirs secrets le dédommageaient de l’austérité. La restauration, et la conduite violente de la comtesse contre son frère, mirent un terme à cette vie à la fois hypocrite et dissolue. Il s’enfuit alors de son île natale, brûlant du désir de venger la mort de William, seule passion étrangère à son intérêt privé qu’on lui ait jamais connue ; encore n’était-elle pas complètement sans égoïsme, puisqu’elle tendait à le rétablir dans ses anciens droits.

Il s’introduisit facilement auprès de Villiers, duc de Buckingham, lequel, du chef de sa femme, avait de grandes prétentions sur la partie des domaines de la famille de Derby qui avaient été concédés par le parlement au célèbre Fairfax, son beau-père. Le crédit de Buckingham à la cour de Charles, où une plaisanterie spirituelle était un meilleur titre à la faveur qu’une longue suite de services fidèlement rendus, fut mis en usage avec tant de succès, qu’il contribua beaucoup à l’abaissement de cette famille loyale et mal récompensée. Mais le duc était incapable, même dans son intérêt, de suivre avec constance le plan de conduite que lui suggérait Christian ; et ses irrésolutions sauvèrent probablement les restes des vastes domaines du comte de Derby.

Cependant Christian était un associé trop utile pour être congédié. Devant Buckingham et d’autres hommes de cette trempe, il n’affectait point de cacher le relâchement de ses mœurs ; mais, aux yeux du parti nombreux et puissant auquel il appartenait, il avait l’adresse de le déguiser sous une gravité apparente dont il ne se départait jamais. Il est vrai qu’à cette époque la cour était séparée de la ville par une ligne de démarcation si profonde, qu’un homme pouvait quelque temps jouer deux rôles contraires, comme dans deux mondes différents, sans qu’on s’aperçût dans l’un qu’il se montrait sous un aspect tout opposé dans l’autre. D’ailleurs, lorsqu’un homme de talent est regardé comme un auxiliaire habile et utile, son parti continue à le protéger et à l’accréditer, quand même sa conduite est le plus contraire aux principes qu’il devrait suivre. En pareil cas, on nie quelques faits, on en pallie quelques autres, et le zèle de parti couvre au moins autant de défauts que la charité envers le prochain.

Édouard Christian avait souvent besoin de l’indulgence partiale de ses amis ; mais elle ne lui manquait jamais, car il était éminemment utile. Buckingham et quelques autres courtisans de la même classe, tout dissolus qu’ils étaient dans leur manière de vivre, désiraient cependant entretenir quelques liaisons avec le parti des dissidents ou puritains, comme on les nommait, afin de se fortifier par là contre les ennemis qu’ils avaient à la cour. Christian s’était fait remarquer par son habileté dans ce genre d’intrigue, et à une certaine époque il était presque parvenu à rendre complète l’alliance d’une classe d’hommes qui professaient les principes les plus rigides en religion et en morale, avec les courtisans esprits-forts qui se jouaient de tout principe.

Au milieu des vicissitudes d’une vie d’intrigue, pendant laquelle les projets ambitieux de Buckingham et les siens propres lui firent à diverses reprises traverser l’Atlantique, Édouard Christian se faisait gloire de n’avoir jamais perdu de vue son principal objet, la vengeance qu’il méditait contre la comtesse de Derby. Il entretenait d’étroites et intimes communications avec son île natale, de manière à être parfaitement informé de tout ce qui s’y passait ; et il excitait, en toute occasion, la cupidité de Buckingham, pour le déterminer à s’emparer de ce petit royaume en appelant la confiscation sur la tête de celui qui le possédait. Il ne lui était pas difficile d’entretenir à ce sujet la convoitise de son patron ; car l’imagination active de Buckingham lui faisait trouver un charme particulier à penser qu’il pourrait devenir une espèce de souverain dans cette île ; et, comme Catilina, il était aussi avide du bien d’autrui que prodigue du sien.

Mais ce fut seulement lors de la prétendue découverte de la conspiration papiste que les projets de Christian purent être amenés à leur maturité. À cette époque, les catholiques étaient si odieux aux yeux du peuple crédule d’Angleterre, que, sur la dénonciation des hommes les plus infâmes, des plus vils délateurs, immondices des prisons et rebut du pilori, les accusations les plus atroces contre des personnes du plus haut rang et du plus honorable caractère étaient écoutées avec une aveugle confiance.

C’était une circonstance que Christian ne manqua pas d’exploiter. Il resserra plus étroitement son intimité avec Bridgenorth, laquelle n’avait jamais dans le fait été interrompue, et lui fit aisément partager ses desseins, qui, aux yeux de son intègre beau-frère, étaient également honorables et patriotiques. Mais, tandis qu’il flattait Bridgenorth de l’espoir d’accomplir une réforme dans l’État, de mettre un frein à la dissolution de la cour, de soulager la conscience des dissidents de l’oppression des lois pénales, de réformer enfin les abus criants de l’époque ; tandis qu’il lui montrait aussi en perspective la vengeance frappant la comtesse de Derby, et humiliant la famille de Peveril, par qui Bridgenorth avait été si indignement traité, Christian ne négligeait pas non plus de chercher comment il pourrait tirer avantage de la confiance qu’avait en lui son crédule beau-frère.

L’extrême beauté d’Alice Bridgenorth, la fortune considérable que le temps et l’économie avaient accumulée dans les mains de son père, en faisaient un parti très-désirable pour réparer la fortune délabrée de quelque habitué de la cour ; et il se flattait de pouvoir conduire une semblable négociation de manière à la rendre extrêmement utile à ses propres intérêts. Il vit qu’il persuaderait, sans trop de difficulté, au major Bridgenorth de lui abandonner la surveillance de sa fille : ce père infortuné s’était accoutumé, dès la naissance d’Alice, à considérer le plaisir de la voir habituellement comme trop mondain pour qu’il pût s’en permettre la jouissance ; et Christian eut peu de peine à le convaincre que le désir qu’il éprouvait de la donner à Julien Peveril, en supposant qu’il pût faire adopter à ce jeune homme ses opinions politiques, était un compromis blâmable avec la sévérité de ses principes. Les dernières circonstances lui avaient prouvé combien il était peu sûr et peu convenable de confier à mistress Debbitch un dépôt si précieux, et il accueillit volontiers avec reconnaissance l’offre complaisante que fit Christian, l’oncle maternel d’Alice, de la placer à Londres, sous la protection d’une dame de condition, tandis qu’il serait lui-même engagé dans les scènes de troubles et de combats qu’il croyait, avec tous les bons protestants, devoir être avant peu la conséquence d’une révolte générale des papistes, à moins que cette révolte ne fût prévenue par les mesures promptes et énergiques des honnêtes gens d’Angleterre. Le major avait même exprimé la crainte que, trop occupé de veiller au bonheur de sa fille, il ne pût faire pour son pays tout ce qu’il devait ; et Christian eut peu de peine à lui faire promettre qu’il s’abstiendrait de s’informer d’elle pendant quelque temps.

Certain d’être dépositaire de sa nièce, qu’il espérait garder assez long-temps pour mettre son projet à exécution, Christian essaya de préparer les voies en consultant Chiffinch, que son habileté bien connue pour les intrigues de cour rendait propre à donner le meilleur conseil en cette occasion. Mais ce digne personnage étant de fait le pourvoyeur des plaisirs de Sa Majesté, et pour cette raison fort avant dans ses bonnes grâces, pensa qu’il était du devoir de sa charge de suggérer un autre plan que celui sur lequel Christian venait le consulter. Son avis fut qu’une jeune personne d’une beauté aussi rare qu’on lui dépeignait Alice était plus digne de partager les affections du monarque joyeux, dont le goût en fait de charmes féminins était si exquis, que de devenir la femme de quelque homme de cour ruiné par ses dissipations. Ensuite, rendant parfaitement justice à son propre mérite, il sentit qu’il ne perdrait absolument rien dans l’estime publique, et que sa fortune s’en trouverait fort bien à tous égards si, après avoir un moment régné comme les Gwyn, les Davis, les Robert et autres, Alice Bridgenorth passait du rang de favorite du roi à l’humble condition de mistress Chiffinch.

Après avoir adroitement sondé Christian, et s’être assuré que la perspective de son propre intérêt l’empêchait de reculer devant cet infâme projet, Chiffinch le lui exposa dans le plus grand détail, se gardant bien toutefois de lui en faire pressentir le dénoûment, et peignant la faveur dont allait jouir la belle Alice, non pas comme un caprice passager, mais comme le commencement d’un règne aussi long et aussi absolu que celui de la duchesse de Portsmouth, dont l’avarice et le caractère altier paraissaient alors fatiguer le roi, quoique la force de l’habitude le rendît incapable de se délivrer du joug.

Ainsi présentée, la pièce que l’on montait n’était plus une manœuvre d’entremetteur de cour, un vil complot pour la ruine d’une jeune fille innocente ; elle devenait une intrigue politique tendant à écarter une favorite qui gênait, et à déterminer par suite un changement dans l’esprit du roi sur divers objets importants, à regard desquels il était influencé par la duchesse de Portsmouth. Ce fut sous ce point de vue que le projet fut présenté au duc de Buckingham, qui, soit pour soutenir sa réputation de hardiesse en fait de galanterie, soit pour satisfaire un caprice passager, avait autrefois fait la cour à la favorite régnante, et s’était vu repoussé d’une façon qu’il n’avait jamais pu lui pardonner.

Mais une seule intrigue était trop peu de chose pour occuper l’esprit actif et entreprenant du duc. On créa aisément une ramification de la conspiration papiste, de manière à y envelopper la comtesse de Derby, que son caractère et sa religion rendaient très-propres à passer aux yeux de la partie crédule du public, pour complice d’une pareille trame. Christian et Bridgenorth se chargèrent de la tâche périlleuse de l’arrêter jusque dans son petit royaume de Man, et furent à cet effet munis de pleins pouvoirs qu’ils ne devaient produire que dans le cas où ils réussiraient à exécuter leur plan.

Il échoua, comme le lecteur le sait, grâces aux rapides préparatifs que la comtesse fît pour se défendre ; et ni Christian ni Bridgenorth ne jugèrent qu’il fût d’une saine politique d’agir ouvertement, même avec l’autorisation du parlement, contre une dame si peu habituée à hésiter sur l’emploi des mesures les plus propres à lui assurer sa souveraineté féodale. Ils pensèrent sagement qu’il pourrait bien se faire que l’omnipotence même du parlement (comme on disait alors dans un sens un peu trop large peut-être) ne garantît pas leurs personnes du danger auquel les exposerait une entreprise manquée.

Mais sur le continent de la Grande-Bretagne ils n’avaient aucune opposition à redouter ; et Christian était si exactement instruit de tous les mouvements qui avaient lieu dans la petite cour de la comtesse, que Peveril eût été arrêté au moment même où il mettait le pied sur le rivage, sans le coup de vent qui obligea le navire à prendre la direction de Liverpool. Christian, sous le nom de Ganlesse, l’y rencontra fort inopinément, et le sauva de la griffe des soi-disants témoins du complot, dans l’intention de se saisir de ses dépêches, ou même, s’il était nécessaire, de sa personne ; de manière à l’avoir tout à fait à sa discrétion : entreprise difficile et dangereuse, qu’il jugea plus convenable cependant de mettre à exécution que de laisser ces agents subalternes, toujours prêts à se mutiner contre ceux qui se liguaient avec eux, obtenir le crédit qu’ils n’auraient pas manqué d’acquérir par la saisie des dépêches de la comtesse de Derby. Il était d’ailleurs essentiel, pour les plans de Buckingham, que ces papiers ne passassent pas entre les mains d’un fonctionnaire public comme Topham, qui, bien que stupide et guindé, avait des intentions droites et honnêtes, et qu’elles ne fussent pas revues par un comité privé, où l’on eût pu probablement supprimer certaines choses, en supposant même qu’on eût rien ajouté. En un mot, Christian, en faisant marcher séparément son intrigue particulière par le moyen de la grande conspiration papiste, comme on l’appelait, agissait absolument comme celui qui fait dériver le principe moteur servant à mettre sa petite usine en mouvement, de la machine à vapeur ou de la grande roue construite pour le service d’un établissement voisin beaucoup plus vaste. En conséquence, il avait résolu, tout en profitant le plus qu’il pourrait de leurs découvertes supposées, de n’admettre personne à se mêler de ses projets particuliers d’ambition et de vengeance.

Chiffinch, désirant voir de ses propres yeux cette beauté extraordinaire qu’on lui avait tant vantée, s’était rendu exprès dans le Derbyshire. Il fut dans l’enchantement lorsqu’après avoir assisté à un sermon de deux heures dans la chapelle des dissidents de Liverpool, et avoir eu tout le loisir de faire son examen, il fut amené à conclure qu’il n’avait jamais vu des formes et une figure plus séduisantes. Le témoignage de ses yeux confirmant ce qui lui avait été dit, il s’empressa de retourner à la petite auberge désignée pour le rendez-vous, et y attendit Christian et sa nièce avec une entière confiance dans le succès de leur projet, et déployant un appareil de luxe capable, selon lui, de produire une impression favorable sur l’esprit d’une jeune campagnarde. Il fut un peu surpris lorsqu’il s’aperçut que Christian était accompagné de Julien Peveril, au lieu d’Alice Bridgenorth, à qui il espérait être présenté le soir même. C’était en effet un désappointement assez rude pour lui, qui avait pris sur son indolence de s’aventurer loin de la cour, afin de vérifier, avec son tact supérieur, si Alice était réellement ce prodige tant exalté par les louanges de son oncle, et si c’était une victime digne du sacrifice auquel on la destinait.

Quelques mots échangés entre ces dignes associés leur suffirent pour concerter le plan d’enlever à Peveril les dépêches de la comtesse, Chiffinch refusant absolument de prendre aucune part à son arrestation ; car il était fort douteux qu’un tel acte fût approuvé de son maître.

Christian avait aussi ses raisons pour s’abstenir d’une démarche aussi décisive. Il n’était nullement probable qu’elle fût agréable à Bridgenorth, qu’il était nécessaire de ne pas contrarier ; de plus, elle était inutile, car les dépêches de la comtesse étaient d’une bien plus haute importance que la personne de Julien ; enfin elle était également superflue par ce motif que Julien se rendant au château de son père devait tout naturellement y être arrêté avec les autres personnes suspectes désignées par le warrant de Topham et par les dénonciations de ses infâmes acolytes. En conséquence, loin d’user d’aucune violence envers Peveril, il prit avec lui un ton amical, afin que, paraissant le mettre en garde contre ce qu’il avait à craindre des autres, il ne pût lui-même encourir le soupçon d’avoir participé à la soustraction des papiers dont Julien était chargé. Cette dernière manœuvre fut exécutée à la faveur d’un puissant narcotique qu’on jeta dans le vin de Julien, et qui le plongea dans un sommeil assez profond pour que les deux confédérés pussent accomplir aisément leur projet inhospitalier.

Les événements du jour suivant son déjà connus du lecteur. Chiffinch repartit pour Londres avec le paquet qu’il importait de remettre promptement à Buckingham, tandis que Christian se rendit à Moultrassie pour recevoir Alice des mains de son père et la conduire en sûreté à Londres, son complice ayant consenti à différer, jusqu’à leur arrivée en cette ville, l’entrevue si désirée qui lui permettrait de la mieux connaître.

Avant de se séparer de Bridgenorth, Christian avait usé de toute son adresse pour obtenir de lui qu’il restât à Moultrassie ; il avait même dépassé les bornes de la prudence, au point d’inspirer, par sa trop vive insistance, de vagues soupçons, qu’il ne lui fut pas très-facile d’écarter. Bridgenorth suivit son beau-frère à Londres ; et le lecteur a déjà vu quels moyens adroits Christian mit en jeu pour l’empêcher de venir traverser davantage les destinées de sa fille et les projets honteux du protecteur qu’il lui avait si mal choisi. Néanmoins, Christian, tout en marchant le long des rues absorbé dans ses réflexions, comprit que son entreprise était entourée de mille dangers ; une sueur froide lui couvrait le front, lorsqu’il songeait à la légèreté et au caractère changeant de Buckingham, à la frivolité et à l’intempérance de Chiffinch, aux soupçons du sombre et fanatique, mais pénétrant et honnête Bridgenorth. « Si j’avais seulement, pensait-il, des agents propres à la tâche qui leur est dévolue, comme il me serait facile de briser et de renverser la force qui m’est opposée ! mais avec ces moyens insuffisants et faibles, je cours, chaque jour, à chaque heure, à chaque minute, le danger de voir un de mes étais faiblir, et tout l’échafaudage en ruine crouler sur ma tête. Et pourtant, sans les défauts dont je me plains, comment aurais-je acquis sur eux ce pouvoir qui en fait entre mes mains des instruments passifs, même lorsqu’ils semblent le plus ne suivre que l’impulsion de leur propre volonté ? Oui, les dévots ont raison jusqu’à un certain point lorsqu’ils prétendent que tout est pour le mieux. »

Il peut paraître étrange qu’au milieu de ses divers sujets d’appréhension Christian n’eût jamais été plus ou moins tourmenté de l’inquiétude que la vertu de sa nièce deviendrait peut-être l’écueil contre lequel il échouerait ; mais c’était un misérable dépourvu de tout sentiment d’honneur, aussi bien qu’un libertin endurci ; et, en cette double qualité, il ne croyait nullement à la vertu des femmes.



CHAPITRE XXX.

CHARLES II.


Quant au Charles de John Dryden, j’avoue que ce roi ne fit jamais rien de bien merveilleux ; mais c’était un bon vivant, qui perdait gaiement la raison entre une bouteille et sa maîtresse.
Dr. Wolcot.


Londres, le grand point central des intrigues de toute espèce, réunissait alors dans son obscure et brumeuse enceinte la plus grande partie des personnages dont nous avons eu occasion de parler.

Julien Peveril, entre autres acteurs du drame, était arrivé, et s’était logé dans une auberge écartée, située au fond d’un faubourg. Ce qu’il avait de mieux à faire, selon lui, était de garder l’incognito jusqu’à ce qu’il eût eu une entrevue particulière avec les amis que l’on devait supposer être les plus propres à prêter secours à ses parents et à sa protectrice, au milieu des inquiétudes et des dangers dont ils étaient assaillis. Le plus puissant était le duc d’Ormend, dont les fidèles services, le haut rang, la vertu et le mérite conservaient encore un certain ascendant, même dans cette cour où, en général, on le regardait comme ne jouissant d’aucune faveur. À dire le vrai, Charles, dans sa conduite à l’égard de ce célèbre gentilhomme, serviteur dévoué de son père, paraissait avoir tellement la conscience de ses torts envers lui, que Buckingham prit une fois la liberté de demander au roi si le duc d’Ormend avait perdu les bonnes grâces de Sa Majesté, ou Sa Majesté celles du duc, puisque, toutes les fois qu’ils venaient à se rencontrer, le roi paraissait le plus embarrassé des deux. Mais Peveril n’eut pas le bonheur d’obtenir les avis ou l’appui de ce personnage distingué. Sa Grâce ne se trouvait pas en ce moment à Londres.

La lettre que la comtesse lui avait le plus expressément recommandée, après celle qu’il devait remettre au duc d’Ormond, était adressée au capitaine Barstow (jésuite dont le nom réel était Fenwicke), qui devait se trouver, ou dont on devait savoir la demeure chez un nommé Martin Christal, dans la Savoie. Peveril se hâta de s’y rendre lorsqu’il eut appris l’absence du duc d’Ormond. Il n’ignorait pas le danger auquel il s’exposait personnellement, en servant ainsi d’intermédiaire entre un prêtre papiste et une catholique suspecte. Mais lorsqu’il s’était chargé de la dangereuse commission de sa protectrice, il l’avait fait franchement, et avec la résolution sans réserve de la servir de la manière dont elle désirait que ses affaires fussent conduites. Néanmoins il ne put s’empêcher d’éprouver une certaine appréhension secrète lorsqu’il se vit engagé dans le labyrinthe de passages et de galeries qui conduisaient à différents appartements obscurs de l’ancien bâtiment appelé la Savoie.

Cet édifice antique et presque en ruine occupait une partie de l’emplacement où se trouvent aujourd’hui, dans le Strand, les bureaux publics de Sommerset-House. La Savoie avait été autrefois un palais, et tirait son nom d’un comte de Savoie par qui elle avait été fondée. Elle avait servi d’habitation à Jean de Gand et à plusieurs personnes de distinction ; ensuite elle avait été transformée en couvent, puis en hôpital ; et enfin, au temps de Charles II, ce n’était plus qu’un amas de bâtiments tombant de vétusté, principalement habités par ceux que leurs relations ou leur emploi appelaient au palais voisin de Sommerset-House, qui, plus heureux que la Savoie, conservait encore son titre royal, et servait de résidence à une partie de la cour, quelquefois au roi lui-même qui y avait des appartements.

Ce fut après bien des recherches et plus d’une méprise qu’au bout d’un long et obscur corridor, dont le plancher était si usé par le temps qu’il menaçait de céder sous les pieds, Julien Peveril aperçut sur une porte vermoulue le nom de Martin Christal, courtier et expert priseur. Il était sur le point de frapper, lorsque quelqu’un le tira par son manteau ; en regardant autour de lui avec un étonnement qui approchait presque de la crainte, il vit la petite muette qui l’avait accompagnée pendant une partie de la traversée à son départ de l’île de Man. « Fenella ! » s’écria-t-il, oubliant qu’elle ne pouvait ni l’entendre ni lui répondre, « Fenella ! Est-ce bien vous ? »

Fenella, prenant les façons impératives qu’elle avait essayé déjà d’employer avec lui, se plaça entre Julien et la porte à laquelle il allait frapper, la lui montra du doigt d’un air qui semblait lui défendre d’en approcher, et en même temps fronça le sourcil et secoua la tête.

Après un moment de réflexion, Julien ne put interpréter que d’une manière la présence et la conduite de Fenella : il supposa que sa maîtresse était arrivée à Londres, et avait envoyé cette suivante muette, comme investie de toute confiance, pour l’instruire de quelque changement dans ses intentions, qui pourrait rendre la remise de sa lettre à Barstow, autrement nommé Fenwicke, inutile ou peut-être dangereuse. Il demanda par gestes à Fenella si elle avait quelque commission de la part de la comtesse : elle fit signe de la tête qu’oui. Continuant de la questionner par le même moyen, il lui demanda si elle avait quelque lettre : elle secoua la tête avec impatience, et, marchant rapidement dans le passage, lui fit signe de la suivre. Il se laissa conduire, ne doutant point qu’elle ne le menât en présence de la comtesse ; mais la surprise qu’avait d’abord excitée en lui la présence de Fenella fut encore augmentée par la rapidité et la facilité avec lesquelles elle semblait se diriger à travers les détours obscurs des ruines de la Savoie, et qui égalaient celles qu’elle avait montrées en le guidant sous les sombres voûtes du château de Rushin, dans l’île de Man.

Néanmoins, lorsqu’il se souvint que Fenella avait accompagné la comtesse dans un voyage assez long que celle-ci avait fait à Londres, il pensa qu’elle avait pu acquérir alors cette connaissance exacte des lieux dont elle faisait preuve. Plusieurs étrangers attaches à la reine actuelle ou à la reine douairière avaient des appartements dans la Savoie. Plusieurs prêtres catholiques trouvaient aussi un refuge dans ces retraites profondes, sous divers déguisements, et en dépit de la sévérité des lois contre le papisme. Il était donc fort naturel de supposer que la comtesse de Derby, catholique et Française, avait eu de secrets messages à leur envoyer, et que la petite muette avait pu quelquefois en être chargée.

En faisant ces réflexions, Julien continuait à suivre les pas légers et agiles de sa conductrice, qui, glissant, pour ainsi dire, le long du Strand, gagna Spring-Garden, et entra de là dans le parc.

La matinée n’était pas fort avancée, et on ne voyait dans le mail qu’un petit nombre de promeneurs, qui fréquentaient ces ombrages pour fortifier leur santé par le bon air et l’exercice. C’était vers midi seulement que le beau monde venait y déployer sa riche élégance. La plupart des lecteurs savent que tout l’espace sur lequel est maintenant bâtie la caserne des gardes à cheval faisait, au temps de Charles II, partie du parc de Saint-James, et que le vieux bâtiment que l’on appelle aujourd’hui la Trésorerie dépendait de l’ancien palais de White-Hall, qui se trouvait ainsi toucher au parc. Le canal avait été construit par le célèbre Le Nôtre, afin de dessécher le parc, et il communiquait avec la Tamise par un bassin où se jouaient les oiseaux aquatiques les plus rares. Ce fut vers ce bassin que Fenella dirigea ses pas sans en ralentir la vitesse, et ils approchèrent d’un groupe de trois ou quatre personnes qui se promenaient sur les bords pour passer le temps. En examinant avec attention celui qui paraissait être le plus éminent de la compagnie, Julien sentit battre son cœur avec une rapidité extraordinaire, comme s’il eût deviné qu’il approchait d’un personnage du plus haut rang.

L’homme qu’il regardait avait passé le milieu de la vie ; son teint brun était en harmonie avec la longue perruque noire qu’il portait. Il était simplement vêtu de velours noir uni ; cependant une étoile de diamants brillait à son manteau, qu’il laissait pendre négligemment sur l’une de ses épaules. Ses traits fortement prononcés, jusqu’à paraître un peu durs, avaient néanmoins une expression de dignité enjouée ; il était bien fait et fortement constitué ; il marchait en se tenant droit, mais avec aisance, et en somme il avait l’air d’un personnage du plus haut rang. Il était un peu en avant de ceux qui l’accompagnaient, mais se retournait de temps en temps pour leur parler avec beaucoup d’affabilité, et sans doute avec enjouement, si l’on devait en juger par les sourires et quelquefois par les éclats de rire à peine retenus avec lesquels ceux qui le suivaient accueillaient ses fréquentes saillies. Ils étaient aussi en négligé du matin ; mais leur air et leurs manières étaient ceux d’hommes de qualité en présence d’une personne d’un rang encore plus élevé. Leur supérieur partageait son attention entre eux et sept ou huit petits épagneuls noirs et frisés, qui suivaient leur maître avec autant d’empressement et autant d’affection peut-être que les bipèdes du groupe en question. Il modérait et quelquefois encourageait leurs sauts et leurs gambades, qui semblaient le divertir beaucoup. Pour ajouter à ce passe-temps, un laquais suivait avec une couple de paniers et de sacs, dans lesquels le personnage que nous avons décrit prenait de temps en temps une poignée de grains qu’il jetait aux volatiles dont le bassin était couvert.

Cet amusement, qui était la récréation favorite du roi, joint à ce qu’il y avait de remarquable dans son maintien et à la conduite du reste de la compagnie envers lui, convainquirent Julien Peveril qu’il approchait, peut-être avec inconvenance, de la personne de Charles Stuart, le second de ce nom infortuné.

Tandis qu’il hésitait à suivre la jeune sourde qui lui servait de guide, ne sachant comment lui faire comprendre la répugnance qu’il éprouvait à se rendre importun en avançant davantage, quelqu’un de la suite du roi joua un air vif et gai sur le flageolet à un signal donné par Charles, qui désirait entendre de nouveau quelque mélodie dont il avait été frappé au spectacle le soir précédent. Pendant que le bon monarque marquait la mesure avec son pied et par un mouvement de la main, Fenella continua d’approcher, et prit l’air et les manières d’une personne attirée, pour ainsi dire malgré elle, par les sons de l’instrument.

Inquiet de savoir comment la chose allait finir, et surpris de voir la jeune sourde imiter si exactement les attitudes d’une personne qui eût réellement entendu les sons de l’instrument, Peveril s’approcha aussi, mais en se tenant à une distance un peu plus grande.

Le roi les regarda tous deux d’un air de bon humeur, semblant admettre leur enthousiasme musical comme excuse de leur indiscrétion ; mais ses yeux demeurèrent bientôt attachés sur Fenella, dont la figure et l’extérieur, quoique plus singuliers que beaux, avaient quelque chose de fantastique, et par cela même de piquant pour un œil repu jusqu’à satiété des formes ordinaires de la beauté féminine. Elle ne parut pas s’apercevoir qu’on l’examinât aussi attentivement ; mais, comme entraînée par une impulsion irrésistible, résultant des sons qu’elle semblait écouter, elle défit l’épingle de tête autour de laquelle étaient roulées les longues tresses de ses cheveux, et les déployant soudain autour de sa frêle personne, comme si elle eût voulu s’en faire un voile naturel, elle commença à danser avec une grâce infinie, en suivant l’air que jouait le flageolet.

Peveril oublia presque la présence du roi, quand il vit avec quelle grâce et quelle agilité admirable Fenella se conformait à la mesure, dont elle ne pouvait avoir connaissance que par le mouvement des doigts du musicien, il avait, à dire vrai, entendu parler, entre autres prodiges, d’une personne qui, se trouvant dans la triste situation de Fenella, était parvenue, à l’aide d’un tact mystérieux et dont on ne pouvait se rendre compte, à jouer d’un instrument, et même à exécuter avec assez de perfection pour être en état de diriger un orchestre ; il avait encore ouï parler de sourds-muets dansant avec assez de mesure en se dirigeant sur les personnes qui dansaient avec eux. Mais la danse de Fenella était encore plus étonnante, puisque le musicien avait pour guide les notes écrites, et le danseur les mouvements de son partenaire ; tandis que Fenella n’était dirigée que par le simple mouvement des doigts de l’artiste, qu’elle suivait avec une précision admirable en paraissant observer la manière dont il les faisait agir sur l’instrument.

Quant au roi, ignorant les circonstances particulières qui rendaient la danse de Fenella presque merveilleuse, il se contenta d’abord d’autoriser par un sourire bienveillant ce qui lui paraissait un caprice de la part de cette singulière personne. Mais lorsqu’il vit l’aplomb, la justesse exquise et l’étonnant mélange de grâce et d’agilité avec lesquels elle exécutait sur son air favori une danse entièrement nouvelle pour lui, Charles changea le simple consentement qu’il avait paru donner en applaudissements qui tenaient de l’enthousiasme. Il suivait tous ses mouvements en battant la mesure avec le pied, applaudissait de la tête et des mains, et semblait entraîné comme elle par une sorte de transport.

Après une suite d’entrechats qui se succédèrent avec rapidité sans perdre de leur grâce, Fenella introduisit un mouvement lent par lequel elle termina sa danse : puis, faisant une profonde révérence, elle demeura immobile devant le roi, les bras en croix sur la poitrine, la tête inclinée et les yeux fixés en terre, à la manière des esclaves de l’Orient ; tandis qu’à travers le voile épais que formaient les nombreuses boucles de ses cheveux, on pouvait voir les couleurs que l’exercice avait données à ses joues disparaître rapidement, et faire place à la teinte naturellement brune de sa peau.

« Sur mon honneur ! s’écria le roi, elle à l’air d’un esprit élémentaire dansant au clair de la lune. Il faut qu’il soit entré plus d’air et de feu que de terre dans sa composition. Il est heureux que la pauvre Nelly Gwyn ne l’ait pas vue, elle en serait morte de chagrin et d’envie… Voyons, messieurs, qui d’entre vous a eu l’idée de cet agréable passe-temps pour la matinée ? »

Les courtisans se regardèrent les uns les autres, mais aucun d’eux ne se sentit le droit de réclamer le mérite d’un service si agréable.

« Il faut donc que nous le demandions à la nymphe aux yeux vifs elle-même, » dit le roi ; et regardant Fenella, il ajouta : « Dites-nous, ma jolie danseuse, à qui nous devons le plaisir de vous voir. Je soupçonne le duc de Buckingham, car c’est là un tour de son métier. »

Fenella, s’apercevant que le roi lui adressait la parole, salua profondément, et secoua la tête pour marquer qu’elle ne comprenait pas ce qu’il disait.

« Ah ! c’est vrai, dit le roi, il faut nécessairement qu’elle soit étrangère. Son teint et son agilité le prouvent du reste. La France ou l’Italie doit avoir créé ces membres élastiques, ces joues au teint bruni et cet œil de feu. » Alors il lui demanda, d’abord en français et ensuite en italien, par qui elle avait été envoyée.

À la dernière question, Fenella, rejetant en arrière les longues tresses qui la voilaient, de manière à montrer l’air de mélancolie qui lui couvrait le front, secoua tristement la tête, et fit connaître par un cri imparfait, mais du ton le plus doux et le plus plaintif, son défaut organique.

« Est-il possible que la nature ait commis une telle erreur ? dit Charles. Peut-elle avoir laissé un tel chef-d’œuvre privé de la mélodie de la voix, lorsqu’elle l’a rendu si sensible à la beauté des sons. Mais que veut dire ceci ? et quel jeune suivant nous amènes-tu là ? c’est le directeur de la troupe ambulante, je suppose ? L’ami, » ajouta-t-il en s’adressant à Peveril, qui à un signal de Fenella, s’avança comme par instinct, et s’agenouilla, « nous te remercions du plaisir que tu nous a procuré ce matin. Milord, marquis, vous m’avez triché, hier au soir, au piquet, il faut que vous fassiez réparation de cet acte déloyal, en donnant une couple de pièces d’or à cet honnête garçon, et cinq à la jeune fille. »

Comme le marquis tirait sa bourse, et s’avançait pour exécuter les ordres généreux du roi, Julien se trouva fort embarrassé ; mais il reprit bientôt assez d’assurance pour expliquer qu’il n’avait aucun droit à tirer profit de la danse de cette jeune personne, et que le roi s’était trompé sur son compte.

« Et qui es-tu donc, mon ami ! dit Charles ; mais surtout, quelle est cette nymphe qui danse à ravir, et que tu accompagnes comme un faune attaché à ses pas ! — La jeune personne est au service de la comtesse douairière de Derby, n’en déplaise à Votre Majesté, » dit Peveril, d’un ton de voix très-bas ; « et je suis…

« Assez, assez, dit le roi ; c’est là une danse sur un autre air et peu appropriée à un lieu si public. Écoute, mon ami, toi et la jeune fille, suivez Empson où il vous conduira. Empson, emmène-les. Viens, que je te parle à l’oreille. — Que Votre Majesté me permette, reprit Julien, de lui assurer que mon dessein n’était point de venir l’importuner. — La peste soit de celui qui n’entend pas à demi-mot ! » dit le roi, l’interrompant au milieu de ses excuses. « Sache donc, l’ami, qu’il y a des moments où la politesse est la plus grande impertinence du monde. Suis Empson, et amuse-toi une demi-heure avec ton petit lutin, jusqu’à ce que je t’envoie chercher. »

Charles prononça ces paroles en jetant autour de lui des regards inquiets, et d’un ton qui témoignait la crainte d’être entendu. Julien ne put que s’incliner en signe d’obéissance, et suivit Empson, qui était celui qui jouait du flageolet avec tant de talent.

Lorsqu’ils furent loin de la vue du roi et de sa société, le musicien voulut entrer en conversation avec ceux qu’il conduisait, et adressa d’abord à Fenella un compliment assez grossier : « Par la messe ! dit-il, vous dansez joliment ! Je n’ai jamais vu une gaillarde monter sur les planches avec une jambe plus dégourdie. Je jouerais avec plaisir pour vous jusqu’à ce que mon gosier fût aussi desséché que mon flageolet. Allons, soyez un peu plus sociable ; le vieux Rowley ne quittera pas le parc avant neuf heures ; je vous mènerai à Spring-Garden, je vous paierai des gâteaux et une bouteille de vin du Rhin à chacun, et nous serons camarades. Que diable ! pas de réponse ? Qu’est-ce que cela veut dire, ami ? Est-ce que cette jolie fille que vous avez là est sourde ou muette, ou l’un et l’autre à la fois ? J’en rirais de bon cœur : elle suit pourtant si bien la mesure du flageolet ! »

Pour se débarrasser des propos de cet individu, Peveril lui répondit en français qu’il était étranger et ne parlait pas anglais, content d’échapper ainsi, quoique par un mensonge, au fâcheux bavardage d’un imbécile, qui paraissait disposé à lui adresser plus de questions qu’il n’eût eu de réponses prudentes à faire.

« Étranger… cela signifie stranger, murmura son guide : encore d’autres chiens de Français qui viennent pour lécher le bon beurre d’Angleterre sur notre pain, ou peut-être des Italiens promenant leurs marionnettes. Il y aurait de quoi pousser un honnête homme à se faire puritain, si les puritains n’avaient pas une inimitié mortelle pour la gamme. Mais si je suis obligé de jouer pour la faire danser chez la duchesse. Dieu me damne si je ne lui fais pas manquer la mesure, quand ce ne serait que pour lui apprendre à venir en Angleterre et à ne pas savoir parler anglais. »

Ayant pris à part cette résolution tout anglaise, le musicien s’avança rapidement vers une grande maison située au bout de Saint-James-Street, et entra dans la cour par une grille donnant sur le parc, que dominait cette habitation,

Peveril, se trouvant en face d’un beau portique sous lequel s’ouvrait une grande porte à deux battants, allait monter les degrés qui conduisaient à l’entrée principale, lorsque son guide le saisit par le bras, en s’écriant : « Halte-là ! monsieur. Peste ! vous ne perdrez rien faute de courage, je vois ; mais vous devrez prendre la porte dérobée, malgré votre beau pourpoint. Ce n’est pas ici : frappez et l’on vous ouvrira ; mais plutôt peut-être : frappez, et l’on vous frappera. »

Se laissant guider par Empson, Julien se détourna de la porte principale, et s’achemina vers une autre plus modeste qui se trouvait dans un angle de la cour. À un léger coup frappé par le joueur de flûte, elle leur fut ouverte par un laquais qui les conduisit, à travers une suite de passages pavés en pierre, jusqu’à un joli salon d’été, dans lequel une dame, ou quelque chose qui y ressemblait, mise avec une élégance exagérée, s’égayait avec une comédie en finissant son chocolat. Il serait difficile d’en donner une juste idée, si ce n’est en disant que ses ridicules absorbaient ses bonnes qualités. Elle eût été jolie sans son rouge et ses minauderies ; elle eût semblé polie sans ses airs de protection et de condescendance ; elle eût eu la voix agréable si elle eût parlé d’un ton naturel, de beaux yeux si elle n’eût pas travaillé de toutes ses forces à leur donner de l’expression, et un pied charmant si elle n’eût pas mis tant d’affectation à le montrer. Quoiqu’elle fût à peine âgée de trente ans, sa taille avait l’embonpoint qui lui eût convenu dix ans plus tard. D’un air de duchesse, elle montra un siège à Empson, et nonchalamment lui demanda ce qu’il avait fait depuis un siècle qu’elle ne l’avait vu, et quelles étaient ces gens qu’il amenait avec lui.

« Des étrangers, madame, de maudits étrangers, répondit Empson « des mendiants mourants de faim, que notre vieil ami a ramassés ce matin dans le parc. La péronnelle danse, et le vaurien joue de la guimbarde, je pense. En vérité, madame, je commence à rougir du vieux Rowley ; je lui donnerai congé s’il ne voit meilleure compagnie à l’avenir. — Fi ! Empson, dit la dame ; considérez qu’il est de notre devoir de l’appuyer et de le maintenir ; pour moi, je vous le déclare, je m’en suis toujours fait une règle. À propos, il ne viendra pas ce matin ? — Il sera ici, répondit Empson, dans l’espace de temps qu’il faut pour danser un menuet. — Dieu ! » s’écria la dame d’un air d’alarme non affecté ; puis, oubliant tout à fait ses airs d’aimable langueur, elle courut, avec la rapidité d’une laitière, dans un appartement voisin, où l’on entendit quelques mots d’une discussion aigre et animée.

« Quelque amant à éconduire, je gage, dit Empson : fort heureusement pour madame que je lui ai donné l’éveil. Le voilà qui s’en va, l’heureux berger ! »

Julien était placé de manière que, de la même fenêtre à travers laquelle Empson regardait, il pût voir un homme, enveloppé d’une roquelaure galonnée, et portant une rapière sous le bras, sortir furtivement par la porte où il avait lui-même passé, et gagner celle de la cour, en suivant avec précaution le côté où il y avait de l’ombre.

La dame rentra dans l’instant et remarquant la direction des yeux d’Empson, dit d’un air un peu effaré : C’est un officier de la duchesse de Portsmouth qui était chargé de me remettre un billet, et qui m’a si importunément pressée de lui répondre, que je me suis vue forcée d’écrire sans ma plume à diamants. Je me suis même sali les doigts, » ajouta-t-elle en regardant une très-jolie main, et en trempant aussitôt le bout de ses doigts dans un petit vase d’argent plein d’eau de rose. « Mais j’espère, Empson, que le petit monstre exotique dont vous êtes accompagné ne comprend réellement pas l’anglais. Sur ma vie, elle rougit ! Est-ce en effet une danseuse remarquable ? Je veux la voir danser, et entendre ce garçon jouer de la guimbarde. — Danser ! répliqua Empson. Elle dansait assez bien, lorsque je jouais. Il n’y a rien que je ne puisse faire danser : le vieux conseiller Clubfoot a dansé avec un accès de goutte ; vous n’avez jamais vu un semblable pas seul au théâtre. Je m’engagerais à faire danser les olivettes à l’archevêque de Cantorbéry tout aussi bien qu’un Français. Mais la danse n’est rien ; tout gît dans la musique : Rowley ne sent pas cela. Il a vu la pauvre fille danser, et s’en est émerveillé, tandis que tout vient de moi. Je l’aurais défiée de ne pas danser ; et Rowley lui en attribue tout le mérite, en lui donnant cinq pièces d’or par-dessus le marché, lorsque moi je n’en ai que deux pour toute ma matinée. — C’est vrai, maître Empson, dit la dame ; mais vous êtes de la maison, quoique dans une situation inférieure, et vous devez considérer… — Par Dieu ! madame, répondit Empson, tout ce que je considère, c’est que je suis le meilleur joueur de flageolet de l’Angleterre, et que l’on ne pourrait pas plus me remplacer, si l’on me renvoyait, qu’on ne pourrait remplir la Tamise avec le fossé de Fleet-Ditch. — Assurément, maître Empson, répliqua la dame, je ne dis pas que vous ne soyez un homme de talent ; toutefois, pensez-y bien : vous charmez l’oreille aujourd’hui, demain peut-être un autre aura cet avantage sur vous. — Jamais, mistress, tant que des oreilles auront le pouvoir céleste de distinguer une note d’une autre. — Le pouvoir céleste, dites-vous, maître Empson ? — Oui, madame, céleste. De très-jolis vers que nous avons eus pour nos fêtes ne disent-ils pas :


Ce que nous connaissons du céleste séjour,
C’est qu’on chante sans fin, c’est qu’on parle d’amour.


Ils sont de M. Waller, je crois ; et, sur ma parole, ce poète mérite d’être encouragé. — Et vous aussi, mon cher Empson, » dit la dame en bâillant, « ne fût-ce que pour l’honneur que vous faites à votre profession. Mais voulez-vous demander à ces gens s’ils désirent se rafraîchir ? et vous-même ne prendrez-vous rien ? Ce chocolat est celui que l’ambassadeur portugais a apporté pour la reine. — Pourvu qu’il soit pur, dit le musicien. — Comment, monsieur ! » dit la dame se soulevant à demi de sa pile de coussins ; « il ne serait pas pur, et dans cette maison ! Que veut dire cela, maître Empson ? je crois que, lorsque je vous vis pour la première fois, c’est à peine si vous distinguiez le chocolat du café. — Par Dieu, madame, répondit le joueur de flageolet, vous avez parfaitement raison. Et pourrais-je mieux témoigner combien j’ai profité de l’excellente chère que Votre Seigneurie m’a fait faire, qu’en me montrant délicat ? — Vous êtes excusé ; maître Empson, » dit la petite maîtresse en retombant sur son duvet, dont une irritation momentanée l’avait arrachée ; « je pense que ce chocolat vous plaira, quoiqu’à peine il vaille celui que nous avons eu du résident d’Espagne, Mendoza. Mais nous devons offrir quelque chose à ces étrangers. Voulez-vous demander s’ils souhaitent du café ou du chocolat, ou du gibier froid, des fruits et du vin ? Ils doivent être traités de manière qu’ils voient où ils sont, puisqu’ils sont ici. — Incontestablement, madame, dit Empson ; mais justement je ne puis me rappeler comment on nomme, en français, le chocolat, le pain chaud, le café, le gibier, et les diverses boissons. — C’est singulier, dit la dame ; et moi aussi, j’ai oublié mon français et mon italien. Mais cela ne fait rien : je vais ordonner qu’on apporte les choses, et nos hôtes s’en rappelleront eux-mêmes les noms. »

Empson éclata de rire à cette plaisanterie, et jura sur son âme que le morceau de viande froide qui entra bientôt après était le meilleur emblème de roastbeef qu’il y eût dans le monde. Des rafraîchissements furent offerts en abondance à la compagnie, et Fenella et Peveril n’en refusèrent point leur part.

Dès ce moment le joueur de flageolet se rapprocha de la maîtresse de la maison ; leur intimité fut cimentée et leurs esprits furent mis à l’unisson par un verre de liqueur, qui leur donna plus de hardiesse pour passer en revue les différents caractères tant des courtisans de la haute volée que de ceux d’un rang inférieur, parmi lesquels eux-mêmes paraissaient devoir être comptés.

La dame, pendant cette conversation, eut fréquemment occasion d’exercer un ascendant complet et absolu sur maître Empson. Le digne musicien cédait humblement toutes les fois qu’elle lui en rappelait l’obligation, soit par un brusque démenti, par un sarcasme, ou par l’air de haute importance qu’elle se donnait, soit par quelque autre des moyens si divers qu’on emploie ordinairement pour maintenir une telle supériorité. Mais le penchant immodéré de la dame pour la médisance lui faisait abandonner bien vite la dignité qu’elle avait prise pour un moment, et la replaçait au niveau des caquetages de son compagnon.

Leur conversation était trop vulgaire, elle roulait trop exclusivement sur de petites intrigues de cour, pour intéresser le moins du monde Julien ; comme elle dura plus d’une heure, il cessa bientôt de prêter attention à des discours pleins de sobriquets, de petits mots à double entente, d’allusions inintelligibles, et se mit à réfléchir sur ses affaires compliquées, et sur le résultat probable de la prochaine audience du roi, qui lui avait été procurée par un agent si singulier, et par des moyens si inattendus. Souvent il jetait les yeux sur son guide, Fenella ; et il observait qu’elle était presque toujours plongée dans une profonde et abstraite méditation. Mais trois ou quatre fois, lorsque les grands airs et l’importance affectée du musicien et de la dame étaient d’une exagération extravagante, il vit Fenella diriger obliquement sur eux quelques-uns de ces regards amers qui, dans l’île de Man, passaient pour être, de la part du prétendu lutin, l’expression de la haine et du mépris. Il y avait quelque chose de si extraordinaire dans toutes les manières de la jeune fille, dans sa subite apparition, et dans sa conduite en présence du roi, qui avait si bizarrement mais si efficacement contribué à lui procurer une audience particulière, dont peut-être il eût vainement sollicité la faveur par un moyen plus sérieux, que tout cela justifiait presque l’idée, absurde d’ailleurs (il le savait bien), que ce petit agent muet était aidé dans ses machinations par les esprits familiers auxquels la superstition, dans l’île de Man, rattachait sa généalogie.

Une autre idée se présentait aussi quelquefois à Julien ; quoiqu’il la rejetât comme tout aussi ridicule que l’opinion suivant laquelle Fenella était suspecte d’appartenir à une race différente de la race mortelle. Était-elle réellement affligée de ces imperfections d’organes qui toujours avaient semblé la séparer de l’humanité ? Si cela n’était pas, quels avaient pu être les motifs capables de porter une créature si jeune à s’imposer une si cruelle pénitence pendant un espace de temps si long ? Combien devait être puissante la force d’esprit d’un être qui avait pu se condamner lui-même à un sacrifice si terrible, et combien grave et profond devait être le dessein qui l’y avait déterminé.

Mais un souvenir rapide des événements passés suffit pour lui faire rejeter cette conjecture comme absurde et sans fondement. Il n’avait qu’à rappeler à sa mémoire les différents tours joués par son joyeux compagnon, le jeune comte de Derby, à cette malheureuse fille, les conversations tenues en sa présence, et dans lesquelles le caractère d’une créature si irritable et si sensible était toujours librement et quelquefois amèrement attaqué, sans qu’elle manifestât la plus légère émotion de ce qu’on disait ainsi devant elle, pour se convaincre qu’une machiavélique déception ne pouvait jamais avoir été mise en pratique, durant un aussi long-temps, par un être d’un tour d’esprit si particulièrement irascible et jaloux.

Il renonça donc à cette idée pour ramener ses pensées sur ses propres affaires et sur sa prochaine entrevue avec le souverain : nous l’abandonnerons à cette méditation, jusqu’à ce que nous ayons rendu un compte sommaire des changements survenus dans la position d’Alice Bridgenorth.



CHAPITRE XXXI.

L’ENTREMETTEUSE.


Je crains bien plus le diable lorsqu’il cache son pied fourchu sous la robe et la soutane, ou même sous le manteau d’un vieux calviniste.
Anonyme.


Julien Peveril avait à peine mis à la voile pour Whitehaven, qu’Alice, sur l’ordre inattendu de son père, se rendit aussi promptement que secrètement, avec sa gouvernante, à bord d’une barque destinée pour Liverpool. Christian les accompagna dans leur voyage, comme l’ami à la garde duquel Alice devait être confiée pendant qu’elle resterait séparée de son père. La conversation amusante de cet homme, ses manières agréables, quoique froides, aussi bien que sa proche parenté, firent qu’Alice, dans sa situation désespérée, s’estima heureuse d’avoir un tel protecteur.

À Liverpool, comme le lecteur le sait déjà, Christian fit le premier pas à découvert dans l’odieux complot qu’il avait ourdi contre l’innocente fille, en l’exposant dans un temple aux regards profanes de Chiffinch, pour convaincre ce dernier qu’elle possédait cette beauté peu commune propre à lui mériter l’élévation infâme à laquelle ils s’étaient proposés de la porter.

Enchanté de sa personne, Chiffinch ne le fut pas moins de l’esprit et de la délicatesse de sa conversation, lorsque plus tard il la vit chez son oncle à Londres. La simplicité et en même temps la finesse de ses remarques le portèrent à la regarder, comme son savant serviteur le cuisinier eût regardé une sauce nouvellement inventée, assez piquante pour réveiller le goût blasé d’un épicurien rassasié. « Elle était, » disait-il et jurait-il, « la véritable pierre angulaire sur laquelle, avec de la conduite et à l’aide de ses instructions, quelques honnêtes personnes pourraient élever leur fortune. »

Afin de bien préparer les choses, les confédérés jugèrent à propos de la placer sous la direction d’une dame expérimentée, que quelques-uns appelaient mistress Chiffinch, et d’autres la maîtresse de Chiffinch[97]. C’était une de ces créatures obligeantes qui veulent bien remplir tous les devoirs d’une épouse, mais sans se lier par de gênants et d’indissolubles nœuds.

À cette époque de licence et de relâchement, les limites du vice et de la vertu se trouvaient tellement confondues, que l’épouse coupable ou la tendre amie qui n’était pas épouse, ne perdaient point leur place dans la société ; au contraire, si elles appartenaient à une sphère élevée, elles étaient admises et même encouragées à se mêler avec des femmes dont le rang était connu et la réputation intacte.

Une liaison régulière, comme était celle de Chiffinch et de sa maîtresse, entraînait peu de scandale ; et telle était son influence, comme premier ministre des plaisirs de son maître, ainsi que Charles lui-même se plaisait à le nommer, que la dame que nous avons fait connaître à nos lecteurs dans le dernier chapitre, avait obtenu un brevet de femme mariée ; et pour rendre justice à cette aimable personne, jamais épouse n’avait été plus attentive à suivre les plans de son mari, ni plus portée à dépenser ses revenus.

Elle habitait une suite d’appartements appelés du nom de Chiffinch, et qui étaient le théâtre de mille intrigues d’amour et de politique. Souvent Charles y passait la soirée en partie fine, lorsque, comme il arrivait fréquemment, la mauvaise humeur de la duchesse de Portsmouth, la sultane régnante, ne lui permettait pas de souper avec elle. La position avantageuse dans laquelle un pareil arrangement mettait un homme tel que Chiffinch, si capable d’en bien profiter, lui donnait une trop grande importance pour qu’il se vît dédaigné même par les premiers de l’État, à moins qu’ils n’eussent trop d’éloignement pour la politique et les intrigues de la cour.

Ce fut sous la direction de mistress Chiffinch et de celui dont elle portait le nom, qu’Édouard Christian plaça la fille de sa sœur et de son trop confiant ami. Contemplant sa ruine avec calme comme un événement certain, il espérait en faire la base d’une fortune plus assurée que celle dont une vie jusque-là dépensée en intrigues avait pu lui procurer les avantages.

L’innocente Alice, peu capable de découvrir la moindre chose à blâmer dans cet appareil de luxe effréné dont elle se trouvait environnée, ou dans les manières de son hôtesse, qui de son naturel et par politique était à la fois bonne et caressante, éprouvait néanmoins une crainte d’instinct qui lui enseignait que tout n’était pas dans les règles : sensation qui, dans notre âme, est peut-être analogue à ce sentiment du danger que les animaux témoignent lorsqu’ils se trouvent dans le voisinage des ennemis de leur race, et qui fait que l’oiseau se rapproche de la terre quand le faucon est dans les airs, que les quadrupèdes tremblent quand le tigre rugit dans le désert. Elle avait sur le cœur un poids dont elle ne pouvait se débarrasser, et le peu d’heures qu’elle avait déjà passées avec la Chiffinch ressemblaient à celles que passe en prison un malheureux qui ne sait point la cause et ne peut prévoir le résultat de sa captivité. Ce fut le matin du troisième jour après son arrivée à Londres, qu’eut lieu la scène dont nous avons suspendu le récit, et à laquelle nous allons maintenant revenir.

L’impertinence et la trivialité d’Empson, qu’on supportait parce que c’était un artiste sans rival sur son instrument, s’épuisaient aux dépens de tous les autres professeurs de musique, et mistress Chiffinch l’écoutait avec indifférence, lorsqu’on entendit parler à haute voix et d’un ton animé dans l’appartement voisin.

« Ô gemini et eau de giroflée ! » s’écria la dame, oubliant soudain ses beaux airs pour employer sa naturelle et vulgaire exclamation, et courant à la porte de communication ; « pourvu qu’il ne soit pas revenu !… Et si le vieux Rowley… » Un coup frappé à la porte opposée réclama ici toute son attention. Elle abandonna le bouton de celle qu’elle allait ouvrir, aussi précipitamment que si elle s’y fût brûlé les doigts, et reculant jusqu’à son sofa, elle dit : « Qui est là ? — Le vieux Rowley lui-même, madame, » répondit le roi, en entrant dans l’appartement avec son air habituel de tranquillité. — Ô crimini… ! Votre Majesté… je pensais… — Que j’étais trop loin pour entendre, sans doute, dit le roi, et vous parliez de moi comme on parle de ses amis absents. Point d’excuses. Je me souviens avoir entendu des dames dire de leurs dentelles, qu’une déchirure valait mieux qu’une reprise. Eh bien ! asseyez-vous donc. Où est Chiffinch ? — Il est à York-House, sire, » dit la dame, reprenant, quoique à grand’peine, son calme affecté et ses manières accoutumées. « Dois-je lui envoyer les ordres de Votre Majesté ? — J’attendrai son retour, dit le roi. Permettez-moi de goûter votre chocolat. — Il y en a de plus fraîchement fait dans l’office, » dit la dame ; puis elle se servit d’un petit instrument d’argent ou sifflet, et un enfant noir, magnifiquement vêtu en manière de page oriental, avec des bracelets d’or sur ses bras nus, et un collier d’or autour de son cou également nu, se présenta portant ce breuvage favori du matin sur un plateau de la plus riche porcelaine de Chine.

Tout en humant sa tasse de chocolat, le roi ; parcourait des yeux l’appartement, et, apercevant Fenella, Peveril et le musicien, qui se tenaient immobiles près d’un paravent indien, il continua de s’adresser à mistress Chiffinch, quoique avec une indifférence polie. « Je vous ai envoyé le violon ce matin, ou plutôt la flûte… Empson, et une petite fée que j’ai rencontrée dans le parc, et qui danse divinement. Elle nous a apporté la vraie nouvelle sarabande de la cour de la reine Mab[98], et je vous l’ai envoyée ici, afin que vous puissiez la voir à loisir. » — Votre Majesté me fait trop d’honneur, dit la Chiffinch, les yeux baissés, et avec l’accent de l’humilité.

— Il est vrai, petite Chiffinch, » reprit le roi, d’un ton de familiarité aussi méprisant que le pouvaient comporter ses manières distinguées, « que ce n’était pas seulement pour tes oreilles, quoiqu’elles méritent toute sorte de sons enchanteurs ; je pensais que Nelly serait avec toi ce matin. — Je vais envoyer Bajazet la chercher, sire, répondit la dame. — Non, je ne veux pas envoyer votre petit sultan païen si loin. Chiffinch m’a dit, je crois, que vous aviez compagnie, quelque cousine campagnarde, ou quelque chose d’approchant. N’y a-t-il ici personne comme cela ? — C’est une jeune provinciale, » dit mistress Chiffinch, s’efforçant de cacher son embarras ; « mais elle n’est pas préparée à l’honneur d’être admise en présence de Votre Majesté, et… — Et c’est justement le cas de la recevoir, Chiffinch : rien n’est si beau dans la nature que la première rougeur d’une petite paysanne placée entre la joie et la crainte, l’étonnement et la curiosité. C’est le duvet de la pêche ; par malheur il disparaît si vite ! Le fruit reste, mais son premier coloris et son parfum délicieux ont disparu. N’ouvre jamais la bouche sur ce sujet, Chiffinch, car c’est comme je te le dis. Ainsi je te prie de nous montrer ta belle cousine. »

Mistress Chiffinch, plus embarrassée que jamais, s’avança de nouveau vers la porte de communication qu’elle avait été sur le point d’ouvrir lors de l’entrée de Sa Majesté. Mais au moment où elle toussait très-fort, peut-être pour avertir quelqu’un placé en dedans, on entendit des voix se disputer très-haut, la porte s’ouvrit tout à coup, et Alice s’élança de l’appartement, suivie par l’entreprenant duc de Buckingham, qui s’arrêta pétrifié en voyant que la poursuite de la belle fugitive l’avait amené en présence du roi.

La colère dont Alice Bridgenorth paraissait transportée ne lui permit pas de s’apercevoir du rang ou du caractère des personnes au milieu desquelles elle se trouvait d’une manière si soudaine. « Je ne resterai pas plus long-temps ici, madame, » dit-elle à mistress Chiffinch, d’un ton de résolution inébranlable : « Je quitte sur-le-champ une maison dans laquelle je suis exposée à une compagnie que je déteste, et à des sollicitations que je méprise. »

Mistress Chiffinch épouvantée ne put que la prier, par des chuchotements interrompus, de garder le silence, et lui dire, en désignant Charles, qui fixait ses regards plutôt sur l’audacieux courtisan que sur le gibier qu’il poursuivait : « Le roi ! le roi ! — Si je suis en présence du roi, s’écria aussitôt Alice avec l’entraînement de la passion, tandis que ses yeux brillaient à travers les pleurs que lui arrachaient le ressentiment et sa pudeur insultée : « Tant mieux ! Il est du devoir de Sa Majesté de me protéger ; et je me range moi-même sous sa protection. »

Ces mots qu’elle prononçait à haute voix et courageusement rappelèrent tout à coup Julien à lui-même, car il était resté jusque-là comme pétrifié. Il s’approcha d’Alice, et l’avertissant tout bas qu’elle avait à ses côtés un être qui la défendrait aux dépens de sa propre vie, il la pria de se confier à lui dans cette occasion.

Alice lui saisit le bras avec joie et gratitude, et l’émotion qui lui avait inspiré tant d’énergie pour se défendre lui fit verser un torrent de pleurs, lorsqu’elle se vit soutenue par celui que peut-être elle désirait le plus avouer pour son protecteur. Elle permit à Peveril de l’attirer vers le paravent devant lequel il était placé, et, sans quitter son bras, elle s’efforçait de se cacher derrière lui. Dans cette attitude, ils attendirent la fin d’une scène si singulière.

Le roi parut d’abord tellement surpris à l’apparition inattendue de Buckingham, qu’il accorda peu ou point d’attention à Alice, qui avait été la cause d’une si brusque introduction du duc en sa présence, au moment le plus inopportun. Dans cette cour pleine d’intrigues, ce n’était pas la première fois que Buckingbam avait osé entrer dans la lice galante contre son souverain, et c’était là ce qui rendait l’insulte actuelle beaucoup plus insupportable. Le dessein qu’il avait eu en se cachant dans ces appartements réservés était expliqué par les exclamations d’Alice ; et Charles, malgré la douceur de son caractère et l’empire habituel qu’il avait sur ses passions, fut aussi indigné de cette tentative de séduction envers celle qui avait été destinée à devenir sa maîtresse, qu’un sultan de l’Orient pourrait l’être de l’insolence d’un vizir assez audacieux pour acheter une belle esclave dont lui-même voulait faire l’acquisition. Les traits basanés de Charles se colorèrent vivement, et les muscles de son visage sombre se gonflèrent, lorsqu’il dit d’une voix altérée par la colère : « Buckingham, vous n’oseriez pas ainsi insulter votre égal ; quant à votre maître, vous pouvez avec sécurité lui faire tous les affronts : son rang retient son épée dans le fourreau. »

L’altier courtisan ne laissa pas ce reproche sans réponse. « Mon épée, » dit-il avec fierté, « n’est jamais restée dans le fourreau, lorsque le service de Votre Majesté a exigé qu’elle en fût tirée. — Votre Grâce veut dire, lorsque son secours a été nécessaire aux intérêts de son maître, répliqua le roi ; car vous ne pouviez gagner une couronne de duc qu’en combattant pour la couronne royale. Mais c’en est fait : je vous ai traité comme un ami, comme un compagnon, presque comme un égal ; et vous m’avez payé par l’outrage et l’ingratitude. — Sire, » répondit le duc avec fermeté, quoique avec respect, « je suis au désespoir de vous déplaire ; mais je suis heureux de me rappeler que, si vos paroles peuvent conférer des honneurs, elles ne peuvent ni les altérer ni les ôter. Il est dur, » ajouta-t-il en baissant la voix, de manière à n’être entendu que du roi, que les criailleries d’une péronnelle puissent effacer les services de tant d’années. — Il est encore plus dur, » dit le roi, du même ton, que tous deux gardèrent jusqu’à la fin de cette altercation, « que les beaux yeux d’une péronnelle puissent porter un seigneur des plus nobles à oublier les bienséances qu’on doit observer dans la demeure particulière de son souverain. — Oserai-je demander à Votre Majesté quelles sont ces bienséances ? » dit le duc.

Charles se mordit les lèvres pour ne pas sourire. « Buckingham, dit-il, ceci est une folie, et nous ne devons pas oublier (comme nous l’avons presque déjà fait), qu’il y a des témoins de cette scène, et que nous devrions la représenter avec dignité. Je vous montrerai votre faute en particulier. — Il suffit que Votre Majesté ait été offensée, et que malheureusement elle l’ait été par moi, » dit le duc en pliant le genou ; « Bien que je sois innocent de tout ce qui pouvait aller au-delà de quelques propos galants. J’implore ainsi mon pardon de Votre Majesté. »

En disant ces mots, il s’agenouilla gracieusement. « Je te l’accorde, » dit le prince facile à apaiser. « Je pense que tu seras plus tôt fatigué d’offenser que moi de pardonner. — Puisse Votre Majesté vivre assez long-temps pour se rendre coupable du méfait dont il lui plaît aujourd’hui de charger mon innocence, dit le duc. — Qu’entendez-vous par ces paroles, milord, » dit Charles, auquel la colère fit de nouveau froncer le sourcil.

« Vous avez trop d’honneur, sire, reprit le duc, pour nier que vous chassez avec les flèches de Cupidon sur les terres d’autrui. Vous avez pris le droit royal de libre chasse dans le parc de chacun. Il est fâcheux que vous soyez désagréablement surpris d’entendre une flèche siffler autour de votre propre enclos. — N’en parlons plus, dit le roi, et voyons où la colombe s’est réfugiée. — L’Hélène a trouvé un Paris pendant notre querelle, répliqua le duc. — Ou plutôt un Orphée, dit le roi ; et ce qui est pis, un Orphée déjà pourvu d’une Eurydice : elle s’est pendue au bras du joueur de violon. — C’est par frayeur, dit Buckingham ; comme Rochester quand il se glissa dans une caisse de viole pour se dérober à sir Dermot O’Cleaver. — Il faut que ces gens nous montrent leur talent, dit le roi, et que nous leur fermions la bouche avec de l’or et des politesses : autrement nous deviendrons la fable de presque toute la ville. »

Le roi alors s’approcha de Julien, et lui ordonna de prendre son instrument, et de faire danser une sarabande à sa compagne.

« J’ai déjà eu l’honneur de prévenir Votre Majesté, dit Julien, que je suis hors d’état de contribuer à ses plaisirs de la manière elle le désire, et que cette jeune personne est… — Une suivante de lady Powis, » dit le roi, sur l’esprit de qui les choses qui n’avaient nul rapport à ses plaisirs faisaient une très-légère impression. « Pauvre lady ! elle est fort inquiète des lords enfermés dans la Tour. — Pardonnez-moi, sire, dit Julien ; mais elle est au service de la comtesse de Derby. — Ah ! bien, bien, répondit Charles ; oui, de lady Derby, qui a aussi ses peines à l’heure qu’il est. Savez-vous qui a enseigné la danse à cette jeune personne ? Quelques-uns de ses pas ressemblent à ceux de Lejeune de Paris. — Je pense qu’elle l’a apprise en pays étranger, sire, dit Julien. Pour moi, je suis chargé de quelques graves affaires concernant la comtesse, et je désirerais les communiquer à Votre Majesté. — Nous vous enverrons à notre secrétaire d’état, dit le roi. Mais cette danseuse veut-elle nous obliger une seconde fois ? Empson, maintenant je m’en souviens, c’est votre flûte qui la faisait danser. Jouez donc, et rendez la légèreté à ses pieds. »

Empson se mit aussitôt à jouer un air connu ; mais ainsi qu’il se l’était promis, il fit plus d’une note fausse, au point que le roi, dont l’oreille était très-juste, le réprimanda.

« Bélître, es-tu donc ivre de si bonne heure, ou prétends-tu te moquer de moi ? Tu penses être né pour battre la mesure, mais je vais te la faire battre sur les épaules[99]. »

La menace fut suffisante ; Empson eut soin de jouer son air de manière à conserver la haute réputation qu’il avait si justement acquise. Mais il ne produisit pas la moindre impression sur Fenella. Au lieu de rester debout, elle s’appuyait contre le mur de l’appartement, le visage aussi pâle que la mort, les bras et les mains pendants, et ne manifestait son existence que par les sanglots qui agitaient son sein, et par les pleurs qui s’échappaient de ses yeux à demi clos.

« Au diable ! dit le roi : quelque mauvais génie est venu ici ce matin, et ces femelles sont ensorcelées, je crois. Animez-vous, ma fille. Eh bien ! la belle, de nymphe t’es-tu métamorphosée en Niobé ? Si tu restes plus long-temps ainsi, tu deviendras véritablement un morceau de marbre. Qu’est-ce à dire, George ? auriez-vous lancé aussi une flèche de ce côté. »

Avant que Buckingham pût répondre à cette interpellation, Julien, se jetant aux genoux du roi, le pria de l’écouter, ne fût-ce que pour quelques minutes. « Cette jeune femme, dit-il, est depuis long-temps au service de la comtesse de Derby. Elle est privée de la faculté d’entendre et de parler. — Tu railles, mon garçon : elle qui danse si bien ? dit le roi ; non, tout le collège de Gresham ne me le ferait jamais croire. — J’aurais également considéré la chose comme impossible, sans ce que mes yeux ont pu voir aujourd’hui, répondit Julien. Mais permettez-moi, sire, de vous remettre le placet de la comtesse. — Et qui es-tu toi-même ? jeune homme, dit le souverain ; car, bien que tout être portant corset et jupon ait le droit de parler à un roi, et d’en obtenir une réponse, je ne sache pas qu’ils aient en même temps le privilège de s’adresser à lui par un envoyé extraordinaire. — Je suis Julien Peveril du Derbyshire, répondit le suppliant, le fils de sir Geoffrey Peveril de Martindale-Castle, qui… — Merci de moi ! le vieux soldat de Worcester ! dit le roi. Comment donc, je me le rappelle parfaitement. Quelque accident lui est arrivé, je crois : n’est-il pas mort, ou au moins malade ? — Il est très-mal à son aise, sire, mais non malade. Il a été emprisonné sur le soupçon d’avoir trempé dans le complot. — Voyez-vous ! dit le roi ; je savais bien qu’il lui était arrivé quelque chose ; et cependant je ne suis pas peu embarrassé pour secourir ce vieux et brave chevalier. C’est à peine si j’échappe moi-même à ces soupçons d’un complot dont le principal objet est de m’arracher la vie. Puis-je chercher à sauver un conspirateur, sans être accusé de complicité ?… Buckingham, tu as quelques rapports avec ceux qui ont imaginé ce beau chef-d’œuvre politique ou qui du moins l’ont su mettre à profit. Montre-toi bon une fois, contre ton habitude ; interpose-toi pour sauver notre vieil ami de Worcester, sir Godfrey : tu ne l’as pas oublié ? — Non, sire, répondit le duc ; car jamais je ne l’entendis nommer. — C’est sir Geoffrey que veut dire Sa Majesté, dit Julien. — Lors même que Sa Majesté voudrait dire sir Geoffrey, monsieur Peveril, je ne vois pas ce que je puis pour votre père, » répliqua le duc froidement. « Il est accusé d’un crime affreux ; et en pareil cas, un sujet anglais ne peut être sauvé ni par un prince, ni par un pair ; il ne doit attendre secours que de Dieu et de son pays. — À présent que Dieu te pardonne ton hypocrisie, George ! » dit le roi vivement ; « j’aimerais mieux entendre le diable prêcher la religion, que toi enseigner le patriotisme. Tu sais aussi bien que moi que la nation est dans un accès de fièvre, par la peur de ces pauvres catholiques, qui sont à peine deux contre cinq cents, et que l’esprit public est fatigué des récits de conspirations et des nouvelles horreurs inventées chaque jour, au point qu’on ne sait guère mieux reconnaître aujourd’hui ce qui est juste ou injuste, qu’un homme endormi ne peut distinguer ce qui est raisonnable de ce qui ne l’est pas. J’ai supporté tout cela jusqu’à présent ; j’ai permis que le sang coulât sur l’échafaud, craignant de contrarier la nation dans sa fureur, et je prie Dieu que moi et les miens ne soyons pas appelés à en répondre. Je ne veux plus me laisser entraîner par le torrent : l’honneur et ma conscience m’imposent le devoir d’y opposer une digue. Je veux agir en souverain, je veux empêcher mon peuple de commettre l’injustice, dussé-je lui déplaire.

Charles marchait précipitamment dans la chambre en exprimant avec une énergie peu ordinaire ces sentiments inaccoutumés. Après un court silence, le duc répondit avec gravité : « C’est parler en roi, sire ; mais, pardonnez-moi, non en roi d’Angleterre. »

Comme le duc parlait, Charles s’arrêta devant la fenêtre qui donnait sur White-Hall, et ses yeux se tournèrent involontairement vers la fatale croisée par laquelle son infortuné père avait été conduit à l’échafaud. Charles était naturellement, ou pour mieux dire réellement brave ; mais une vie passée dans les plaisirs, et l’habitude d’agir plutôt selon les circonstances que suivant la justice, le rendaient incapable de s’exposer au malheur et au martyre qui avait terminé le règne et la vie de son père : et cette pensée anéantit sa résolution à peine formée, de même que la pluie éteint une lumière bienfaisante. Dans un autre homme, une telle vacillation eût paru ridicule ; mais Charles ne pouvait pas perdre, même dans cette circonstance, cette dignité et cette grâce qui lui étaient naturelles autant que son indifférence et sa bonne humeur. « Notre conseil décidera de cette affaire, » dit-il en regardant le duc ; « et soyez assuré, jeune homme, » ajouta-t-il en s’adressant à Julien, « que votre père aura un intercesseur dans son roi, autant du moins que les lois me permettront d’intervenir en sa faveur. »

Julien allait se retirer, lorsque Fenella, avec un regard significatif, lui mit dans la main un papier sur lequel elle avait écrit à la hâte : « Le paquet, remettez le paquet. »

Après un moment d’hésitation, durant lequel il réfléchit que Fenella était l’organe de la volonté de la comtesse, Julien résolut d’obéir. « Permettez-moi, sire, dit-il, de remettre entre vos mains royales ce paquet qui m’a été confié par la comtesse de Derby. Les lettres qu’il renferme m’ont déjà été prises une fois, et je n’ai guère l’espoir maintenant de pouvoir les remettre à ceux auxquels elles sont adressées. Je les place donc dans vos royales mains, certain qu’elles feront triompher l’innocence de la personne qui les a écrites. »

Le roi secoua la tête et prit le paquet avec répugnance. « Ce n’est pas une mission bien sûre que celle dont vous êtes chargé : on égorge quelquefois un messager pour avoir ses dépêches. Mais remettez-les-moi ; et vous, Chiffinch, donnez-moi de la cire et une bougie. » Et il s’occupa lui-même à renfermer le paquet de la comtesse dans une autre enveloppe. « Buckingham, dit-il, vous êtes témoin que je ne les lis pas avant que le conseil les examine. »

Buckingham s’approcha et offrit ses services pour envelopper le paquet ; mais Charles refusa son assistance ; et quand il eut terminé, il scella l’enveloppe avec son propre anneau. Le duc se mordit les lèvres et ne dit mot.

« Et à présent, jeune homme, dit le roi, votre mission est accomplie, autant du moins qu’il a dépendu de vous. »

Julien interpréta fort judicieusement ces paroles comme une injonction de se retirer, et, faisant un profond salut, il se mit en devoir de sortir. Alice Bridgenorth, qui retenait toujours son bras, fit un mouvement pour s’éloigner avec lui. Le roi et Buckingham se regardèrent avec étonnement et prêts à sourire, tant il leur paraissait étrange qu’une proie pour laquelle un instant auparavant ils s’étaient disputés, pût ainsi leur échapper, ou plutôt leur être ravie par un troisième compétiteur d’un rang si inférieur.

« Mistress Chiffinch, » dit le roi avec un mouvement d’hésitation qu’il ne put réprimer, « j’espère que votre belle pensionnaire n’a pas l’intention de nous quitter. — Non, certainement. Votre Majesté, répondit la Chiffinch. Alice, ma chère, vous vous méprenez ; c’est la porte opposée qui conduit à vos appartements. — Pardonnez-moi, madame, je ne me trompe pas de chemin, quand je prends celui qui doit me conduire loin d’ici. »

Buckingham regarda Charles d’une manière aussi expressive que l’étiquette pouvait le lui permettre ; puis se retournant vers Alice, toujours attachée au bras de Julien : « Cette demoiselle errante, dit-il, a résolu de ne pas s’égarer en chemin une seconde fois. Elle a choisi un guide assez habile. — Cependant on raconte que de semblables guides ont souvent égaré les demoiselles, » dit le roi.

Alice rougit, mais se remit aussitôt qu’elle eut compris que sa liberté pouvait dépendre de l’accomplissement immédiat de sa résolution. Par un sentiment de délicatesse offensée elle quitta le bras de Julien, qu’elle avait tenu jusqu’alors ; mais, en parlant, elle continua de le retenir par le pan de son habit. « Je me suis égarée, » dit-elle, en s’adressant à mistress Chiffinch, « mais c’est lorsque j’ai passé le seuil de cette maison. L’outrage auquel j’ai été exposée chez vous me force à m’éloigner. — Je ne le permettrai pas, ma chère demoiselle, répondit la Chiffinch, jusqu’à ce que votre oncle, qui vous a confiée à mes soins, me déclare que je ne suis plus responsable de vous. — Je rendrai compte de ma conduite à mon oncle, et, ce qui est encore plus important, à mon père, dit Alice. Vous devez me permettre de partir, madame : je suis née libre, et vous n’avez pas le droit de me retenir. — Pardonnez-moi, ma jeune dame, dit mistress Chiffinch, j’ai ce droit, et j’en userai. — C’est ce que je veux savoir avant de m’éloigner, » dit Alice avec fermeté ; et s’avançant d’un pas ou deux, elle se jeta aux genoux du roi. « Sire, dit-elle, si c’est réellement devant le roi Charles que je suis agenouillée. Votre Majesté est le père de ses sujets. — D’une assez grande partie du moins, » dit à part le duc de Buckingham. — J’implore votre protection, au nom de Dieu, et du serment que prononça Votre Majesté lorsqu’elle mit sur sa tête la couronne du royaume ! — Elle vous est accordée, « dit le roi, un peu confus d’un appel si inattendu et si solennel. « Cependant demeurez avec cette dame, chez laquelle vous ont placée vos parents : ni Buckingham ni personne n’osera pénétrer chez vous. — Sa Majesté, » ajouta Buckingham, poussé par cet inquiet et malheureux esprit de contradiction qu’il ne pouvait jamais retenir, même lorsqu’il blessait le plus, non seulement la bienséance, mais encore son propre intérêt, « Sa Majesté vous protégera, belle demoiselle, contre toute attaque, excepté pourtant contre les visites que nous ne pouvons pas qualifier ainsi. »

Alice lança un regard pénétrant sur le duc, comme si elle avait lu dans sa pensée, et un autre sur Charles, pour voir s’il avait frappé juste. Une coupable rougeur qui couvrait le front du roi la détermina au départ. « Votre Majesté me pardonnera, dit-elle ; ce n’est pas ici que je puis jouir de sa royale protection. Je suis résolue à quitter cette maison. Si j’y suis retenue, ce sera par une violence que, je l’espère, personne n’osera me faire en présence de Votre Majesté. Ce noble cavalier, que je connais depuis long-temps, me ramènera vers mes amis. — Nous faisons, ce me semble, une sotte figure dans cette scène, » dit Charles à voix basse en s’adressant au duc de Buckingham ; « mais il faut lui permettre de s’en aller : je ne veux ni n’ose l’empêcher de retourner chez son père. — Si elle y retourne, » jura le duc intérieurement, « je ne veux de ma vie, ainsi que le dit sir Andrew, toucher la main d’une jolie femme ! » Alors reculant un peu, il dit quelques mots au musicien Empson, qui sortit un moment de la chambre, et revint presque immédiatement.

Le roi paraissait hésiter sur le rôle qu’il devait jouer dans une si étrange circonstance. Se reconnaître vaincu dans une intrigue galante, c’était se soumettre au ridicule de toute sa cour ; y persister par tous les moyens qui tenaient de la contrainte lui semblait une tyrannie, et, ce qu’il trouvait plus odieux peut-être, un acte peu digne d’un vrai gentilhomme. « Sur mon honneur ! jeune dame, » dit-il avec dignité, « vous n’avez rien à craindre dans cette maison. Mais il n’est pas séant que vous la quittiez d’une manière aussi brusque. Si vous voulez avoir la bonté d’attendre un quart-d’heure, la voiture de mistress Chiffinch sera à vos ordres, et vous conduira où vous désirerez. Épargnez-vous le ridicule, et à moi le chagrin de vous laisser voir quittant la maison d’un de mes serviteurs de la même manière que si vous vous échappiez d’une prison. »

Le roi parlait avec la sincérité que lui inspirait son bon naturel, et Alice, un instant fut tentée de suivre son avis, mais se rappelant qu’elle devait aller à la recherche de son père et de son oncle, ou, à leur défaut, de quelque asile respectable et sûr, elle réfléchit sur-le-champ que les domestiques de mistress Chiffinch n’étaient pas des guides assez fidèles pour qu’elle pût avec eux exécuter un tel dessein. Aussi annonça-t-elle avec respect et fermeté sa résolution de partir sans retard. Elle n’avait pas besoin, dit-elle, d’autre escorte que celle de M. Julien Peveril, qui était bien connu de son père, et qui s’offrait de l’accompagner ; encore cette protection ne lui était-elle nécessaire que jusqu’à ce qu’elle fût rentrée chez son père.

« Adieu donc, madame, au nom du ciel, dit le roi ; je suis fâché que tant de beauté soit accompagnée d’une si opiniâtre défiance. Quant à vous, monsieur Peveril, j’aurais imaginé que vos propres affaires vous occuperaient assez pour vous empêcher de vous mêler des caprices du beau sexe. Le soin de remettre toutes les demoiselles égarées dans le véritable sentier, surtout au train dont les choses vont dans cette bonne ville, est une tâche pénible pour votre jeunesse et votre inexpérience. »

Julien, à qui il tardait d’arracher Alice d’un lieu dont il commençait à apprécier les dangers, ne répondit rien à un tel sarcasme ; mais, s’inclinant avec respect, il l’entraîna hors de l’appartement. L’apparition subite de son amante, et la scène animée qui en était résultée, avait entièrement effacé, pour un moment, le souvenir de son père et de la comtesse de Derby, et tandis que la muette, agente de cette dernière, restait dans la chambre, silencieuse et comme spectatrice étonnée de tout ce qui se passait, Peveril était arrivé, par le puissant intérêt que lui inspirait la situation critique d’Alice, à oublier totalement sa présence. Mais il n’eut pas plus tôt abandonné l’appartement, sans songer à elle et sans l’attendre, que Fenella, revenant comme d’une extase, se dressa, regarda autour d’elle de l’air d’une personne qui sortirait d’un rêve, comme pour s’assurer que son compagnon était parti, et parti sans lui accorder la moindre attention ; puis elle joignit les mains, et leva les yeux avec une telle expression de chagrin, que Charles crut y lire les pénibles idées dont son esprit était agité. « Ce Peveril est un modèle parfait d’heureuse perfidie, dit le roi ; non seulement il réussit au premier signe à se faire suivre de la reine des Amazones, mais à sa place il nous laisse, je crois, une Ariane inconsolable. Ne pleurez donc pas ainsi, ma princesse aux jolis mouvements, dit-il en s’adressant à Fenella ; « si nous ne pouvons appeler Bacchus pour vous consoler, nous vous remettrons aux soins d’Empson, qui est capable de défier, le verre à la main, ce dieu lui-même, et je tiendrais pour lui la gageure. »

Le roi finissait à peine de parler, que Fenella passant devant lui avec son agilité habituelle, et sans le moindre égard pour la présence royale, se précipita dans l’escalier, et sortit de la maison sans répondre aux propositions du monarque. Il vit son brusque départ avec plus de surprise que de déplaisir, et partant d’un éclat de rire, il dit au duc : « Eh bien ! George, voici un jeune damoiseau qui vous apprend comment on se conduit avec les femelles. J’avais bien un peu d’expérience là-dessus, mais jamais je n’aurais pensé à les gagner ou à les perdre avec aussi peu de cérémonie. — L’expérience, sire, répliqua le duc, ne s’acquiert pas sans les années. — Cela est vrai, George, vous voulez probablement insinuer que le galant qui l’acquiert perd en jeunesse ce qu’il gagne en science. Mais cela ne me touche guère. En amour comme en politique, vous ne sauriez être plus malin que votre maître, quelque vieux que vous le croyez. Vous n’avez pas le secret de plumer la poule sans la faire crier[100], témoin votre besogne de ce matin. Je vous donnerai de l’avantage à tous les jeux, même à celui du mail si vous osez accepter mon défi… Chiffinch, pourquoi gâter ta jolie figure par ces sanglots et par ces efforts pour tirer de tes yeux quelques larmes récalcitrantes ? — C’est que je crains, » dit piteusement la Chiffinch, « que Votre Majesté ne puisse penser… que vous ne puissiez croire… — Que je ne puisse croire à la reconnaissance d’un courtisan, ou à la bonne foi d’une femme ? » répondit le roi en lui donnant une petite tape sous le menton pour lui faire lever la tête. — « Allons, enfant, je ne suis pas si fou ! — C’est cela, » dit la Chiffinch, en continuant à sangloter amèrement ; car elle se sentait incapable de verser une seule larme ; « je vois que Votre Majesté est disposée à jeter tout le blâme sur moi, qui suis innocente comme un enfant au maillot. Que Sa Grâce me juge. — Sans doute, sans doute, Chiffie, dit le roi. Sa Grâce et vous, vous devez être de fort bons juges l’un de l’autre, et vous serez également l’un pour l’autre des témoins favorables. Mais afin d’examiner la chose avec impartialité, il faudra que nous vous interrogions séparément. Milord duc, nous serons au mail à midi, si Votre Grâce accepte mon défi. »

Le duc salua, et se retira.



CHAPITRE XXXII.

LE DUEL.


Lorsque le spadassin, d’un air insolent, enfonce sur sa tête son chapeau bordé d’un galon terni, ne cédez point le haut du pavé ; bravez ses fanfaronnades, poussez-le dans le ruisseau bourbeux. Cependant peut-être vaut-il mieux recevoir l’averse et se crotter que de risquer sa vie dans une mauvaise querelle.
Gay, Trivia.


Julien Peveril, conduisant et soutenant Alice Bridgenorth, était parvenu au milieu de Saint-James-Street avant d’avoir songé à la direction qu’il devait prendre. Ce fut alors qu’il lui demanda où il devait la conduire, et qu’il apprit avec surprise et embarras que, loin de savoir où elle pourrait trouver son père, elle ignorait même s’il était à Londres, et que seulement elle le croyait arrivé, d’après ce qu’il lui avait dit au moment de son départ. Elle lui indiqua l’adresse de son oncle Christian ; mais ce fut avec un doute et une hésitation que lui inspirait le souvenir des gens auxquels il l’avait confiée : la répugnance qu’elle avait à retourner se mettre de nouveau sous sa protection fut fortement approuvée de son jeune guide, lorsque peu de mots l’eurent convaincu de l’identité de Ganlesse avec Christian. Que devaient-ils donc faire ?

« Alice, » dit Julien après un instant de réflexion, « vous devez recourir à votre plus ancienne et à votre meilleure amie, je veux dire ma mère. Elle n’a pas aujourd’hui de château où elle puisse vous recevoir ; elle n’a qu’un misérable logement, si voisin de la prison où mon père est enfermé, qu’il semble en être une dépendance. Je ne l’ai pas encore vue depuis mon arrivée ; mais voilà ce que j’ai appris par mes recherches. Nous nous rendrons à sa demeure : telle qu’elle est, je suis persuadé qu’elle la partagera avec une personne aussi innocente et aussi dénuée de protection que vous l’êtes. — Juste ciel ! dit la pauvre fille, suis-je donc tellement abandonnée, que je doive aller me mettre à la merci de celle qui, dans le monde entier, a le plus de raison de me repousser ? Julien, pouvez-vous me donnez un tel conseil ? N’est-il donc personne qui puisse m’offrir un asile pour quelques heures, jusqu’à ce que j’aie des nouvelles de mon père ? Quoi ? point d’autre refuge que celle dont la ruine a été, je le crains, accélérée par… Oh ! Julien, je n’oserai jamais paraître devant votre mère ! elle doit me haïr à cause de ma famille, et me mépriserait pour cette bassesse. Me remettre de nouveau sous sa protection, lorsqu’elle a été si mal récompensée de me l’avoir accordée une première fois ! Non, non, Julien, je ne saurais aller avec vous. — Jamais elle n’a cessé de vous aimer, Alice, » dit son guide, dont elle continuait à suivre les pas, tout en lui exprimant la résolution où elle était de ne pas l’accompagner. « Elle a toujours eu de l’affection pour vous, et même pour votre père : quoique sa conduite envers nous ait été dure, elle passe sur bien des choses à cause de la provocation qu’il a reçue. Croyez-moi, auprès d’elle vous serez aussi en sûreté qu’avec une mère. Peut-être sera-ce un moyen d’anéantir ces divisions qui nous ont causé tant de peines. — Dieu vous entende ! dit Alice ; mais comment oser regarder votre mère en face ? Et d’ailleurs aura-t-elle le pouvoir de me protéger contre ces hommes puissants, contre mon oncle Christian ? Hélas ! faut-il que je puisse l’appeler mon plus cruel ennemi ! — Elle aura l’ascendant qu’exerce l’honneur sur l’infamie, la vertu sur le vice, dit Julien, et aucun pouvoir humain, si ce n’est la volonté d’un père, ne vous arrachera de ses mains, quand vous aurez consenti à la choisir pour protectrice. Venez donc, Alice, venez avec moi, et… » Julien fut interrompu par quelqu’un qui, ayant saisi sans cérémonie la basque de son habit, la tirait avec tant de force qu’il fut contraint de s’arrêter en portant la main à son épée. Il se retourna et aperçut la petite muette. Les joues de Fenella étaient enflammées, ses yeux étincelaient, et ses lèvres étaient collées l’une à l’autre, comme si elle se fût efforcée de comprimer les cris par lesquels elle exprimait ordinairement les angoisses de son âme, et qui, dans la rue, auraient promptement attiré la foule. Son extérieur était si singulier, et son émotion si évidente, que les gens qui passaient la considéraient, et tournaient encore la tête après avoir passé, dans l’étonnement que leur causait l’étrange vivacité de ses gestes, tandis que d’une main tenant l’habit de Peveril, de l’autre elle faisait les signes les plus vifs et les plus impérieux pour qu’il laissât Alice Bridgenorth et qu’il la suivît. Elle touchait la plume de son bonnet pour lui rappeler le comte, montrait son cœur pour désigner la comtesse, levait une de ses mains fermées, comme pour lui commander en leur nom, les joignait ensuite, eu le suppliant pour elle-même ; puis regardant Alice avec une expression de dérision à la fois amère et insultante, elle agitait sa main pour ordonner à Peveril de l’abandonner comme un être indigne de sa protection.

Effrayée, sans savoir pourquoi, de ces gestes bizarres, Alice étreignit le bras de Julien plus qu’elle n’avait osé le faire jusque-là ; et cette marque de confiance en sa protection parut accroître la colère de Fenella.

Julien était horriblement embarrassé : sa situation était difficile, même avant que la colère indomptable de Fenella eût menacé de détruire le seul plan qu’il eût été capable de former. Que voulait-elle de lui ? Jusqu’à quel point le sort du comte et de la comtesse pouvait-il dépendre de sa docilité à la suivre ? c’est ce qu’il ne pouvait pas même imaginer ; mais si péremptoire que fût l’ordre, il résolut de ne pas s’y soumettre avant d’avoir placé Alice en lieu sûr. Cependant il se promit bien de ne pas perdre Fenella de vue ; et malgré les refus réitérés, dédaigneux et violents qu’elle fit de prendre la main qu’il lui offrait, il sembla l’avoir enfin tellement apaisée, qu’elle lui saisit le bras droit, et comme désespérant de déterminer Julien à la suivre, parut elle-même décidée à l’accompagner du côté où il voulait porter ses pas.

Menant ainsi deux jeunes personnes, faites l’une et l’autre pour exciter l’attention publique, quoique par des raisons très-différentes ; Julien résolut de se rendre au bord de l’eau par le plus court chemin, et d’y prendre une barque qui le mènerait à Black-Friars, point de débarquement le plus proche de Newgate, où il pensait que Lance avait déjà annoncé son arrivée à Londres à sir Geoffrey, alors habitant de ce triste séjour, et à son épouse qui, autant que le permettait la rigueur du geôlier, partageait et adoucissait son emprisonnement.

L’embarras de Julien, en traversant Charing-Cross et Northumberland-House, était si grand qu’il attirait l’attention des passants ; car il fallait régler sa marche de manière à mettre d’accord la course inégale et rapide de Fenella avec le pas timide et lent de sa compagne du bras gauche ; et tandis qu’il lui aurait été inutile de parler à la première qui ne pouvait le comprendre, il n’osait dire la moindre chose à Alice, de crainte d’éveiller, jusqu’à la frénésie, la jalousie ou du moins l’impatience de Fenella.

Plusieurs passants les regardaient avec surprise, et quelques-uns en souriant ; mais Julien remarqua surtout deux hommes qui ne les perdaient jamais de vue, et à qui sa situation et la tournure de ses compagnes semblaient fournir le sujet d’une gaieté qu’ils ne déguisaient pas. C’était deux jeunes gens comme il est possible d’en rencontrer aujourd’hui au même endroit, sauf la différence des modes pour le costume. Ils portaient d’énormes perruques, et ils étaient chargés de plusieurs centaines d’aunes de ruban disposées en nœuds sur leurs manches, sur leurs culottes et sur leurs vestes, avec toute l’extravagance de la mode d’alors. Une immense quantité de dentelles et de broderies rendait leurs vêtements plus magnifiques que de bon goût : en un mot, ils présentaient cette caricature de la mode, qui parfois dénote un jeune fou de qualité, jaloux de se faire distinguer comme petit-maître du premier ordre, mais qui sert plus ordinairement à déguiser ceux qui désirent passer pour gens de haut étage, grâce à leurs habits, attendu qu’ils n’ont d’ailleurs aucun autre titre à être distingués.

Ces deux beaux fils de famille passèrent plus d’une fois, bras dessus bras dessous, devant Peveril, puis s’arrêtèrent de façon à l’obliger de les dépasser à son tour, riant et chuchotant pendant ces manœuvres, regardant avec effronterie Peveril et ses deux jolies compagnes, et ne leur faisant, lorsqu’ils se trouvaient en contact, aucune des politesses que les plus simples bienséances prescrivent quand on se rencontre avec une dame sur le haut du pavé.

Peveril ne remarqua pas tout de suite leur impertinence ; mais quand elle devint trop grossière pour échapper à son observation, la bile commença à l’échauffer ; et outre les autres embarras de sa situation, il eut à combattre un ardent désir de bâtonner d’importance les deux fats qui semblaient si déterminés à l’insulter. Patience et prudence lui étaient sans doute impérieusement commandées par les circonstances ; mais enfin il lui fut à peu près impossible d’en écouter plus long-temps les conseils.

Quand, pour la troisième fois, Julien se trouva obligé avec ses compagnes de dépasser le couple d’insolents freluquets, ils le suivirent pas à pas, parlant assez haut pour être entendus, et d’un ton qui montrait qu’ils ne s’inquiétaient guère qu’on les écoutât ou non.

« Voici un rustre bien heureux, » dit le plus grand des deux, (qui était d’une taille vraiment remarquable), faisant allusion à la simplicité des vêtements de Peveril, peu dignes en effet du luxe de la capitale. « Deux si jolies filles sous la garde d’une casaque grise et d’un gourdin de chêne. — Bah ! dites donc plutôt un puritain, répliqua son camarade, et plus encore. Ne voyez-vous pas le puritanisme dans sa dégaine et dans sa patience ? — Juste comme une pinte remplie jusqu’au bord, Tom, repartit le premier. Issachar est un âne qui plie entre deux fardeaux. — J’ai envie de débarrasser ce Laurence à longues oreilles d’une de ses deux charges, » reprit le plus petit de ces drôles. « Cette naine aux yeux noirs a l’air de vouloir le quitter. — En effet, répliqua le plus grand ; et cette peureuse aux yeux bleus paraît ne marcher si doucement que pour tomber dans mes bras. »

À ces mots, Alice, serrant plus que jamais le bras de Peveril, doubla presque le pas au point de courir, afin de fuir des hommes dont le langage était si alarmant ; et Fenella fit également preuve de vitesse, comprenant peut-être, d’après les gestes et la conduite des deux jeunes gens, les craintes que leurs discours avaient inspirées à Alice.

Effrayé des suites d’une querelle en pleine rue, qui devait nécessairement le séparer de ces jeunes filles sans protection, Peveril tâcha de mettre d’accord et la prudence dont il avait besoin pour les défendre, et son ressentiment qui s’animait toujours davantage ; et comme ces ennuyeux impertinents s’efforçaient encore de passer devant lui près de l’escalier d’Hungerford[101], il leur dit avec un calme forcé : « Messieurs, je dois vous remercier de l’attention que vous avez prise aux affaires d’un étranger ; si vous avez quelque prétention au titre de messieurs que je vous ai donné, vous me direz où je pourrai vous rencontrer. — Et dans quelle intention, » dit le plus grand des deux en ricanant, « votre gravité rustique ou votre grave rusticité nous fait-elle une semblable demande ? »

En parlant ainsi, tous deux se mirent en face de Julien de manière qu’il lui fut impossible de faire un pas en avant.

« Descendez l’escalier, Alice, dit-il, je vais vous rejoindre dans un instant. » Alors se débarrassant, mais non sans peine, de ses deux compagnes qui le tenaient toujours, il entoura promptement son bras gauche de son manteau, et dit d’un ton hautain à ses adversaires : « Me donnerez-vous vos noms, messieurs, ou me laisserez-vous passer ? — Pas avant que nous sachions à qui nous devons faire place, répondit l’un d’eux. — À quelqu’un qui va vous donner une leçon de ce qui vous manque… d’honnêteté, » répliqua Peveril, et il s’avança hardiment pour passer entre eux.

Ils s’écartèrent, mais l’un d’eux avança son pied devant Peveril, comme s’il voulait le faire tomber. Le sang de ses nobles ancêtres bouillonnait déjà dans ses veines ; il appliqua sur le nez du personnage un coup de ce bâton de chêne qu’ils venaient de tourner en ridicule, et le jetant au loin, dégaina aussitôt son épée. Les deux autres dégainèrent aussi, et l’attaquèrent en même temps ; mais il reçut la pointe d’une des deux rapières dans son manteau, et para avec la sienne la botte qu’on lui portait d’un autre côté. Il aurait pu être moins heureux à la seconde passe, mais un cri général s’éleva parmi les bateliers : « Fi donc, fi ! Quel honte ! deux contre un ! — Ce sont des gens du duc de Buckingham, dit un d’entre eux, il ne fait pas bon de se frotter à eux. — Qu’ils soient gens du diable, s’ils veulent, » dit un ancien triton en brandissant une rame ; « mais franc jeu d’abord, et vive la vieille Angleterre ! Je tombe sur les pantins à galons d’or s’ils ne combattent pas honnêtement avec cet habit gris : l’un à bas, l’autre pourra venir. »

Le bas peuple de Londres s’est de tout temps distingué pour le plaisir qu’il trouve à voir les combats au bâton ou à coups de poing, et par la justice et l’impartialité avec laquelle il exige que les choses se fassent dans les règles. La noble science de l’escrime était alors si généralement connue, qu’un combat à la rapière excitait autant d’intérêt et aussi peu de surprise qu’une lutte de boxeurs aujourd’hui. Habitués à de semblables affaires, les spectateurs formèrent aussitôt un cercle au milieu duquel Peveril et le plus grand, le plus vigoureux de ses deux ennemis engagèrent bientôt un combat singulier, tandis que l’autre, retenu par les assistants, ne pouvait prendre part à la querelle.

« Bien tapé, grand gars !… Bien poussé, longues jambes !… Huzza pour les deux aunes un quart ! » Telles étaient les exclamations que la lutte provoqua d’abord ; car l’adversaire de Peveril non seulement montrait beaucoup d’adresse et d’activité, mais encore obtenait un avantage marqué par suite de l’inquiétude avec laquelle Julien cherchait toujours des yeux Alice Bridgenorth : le soin de veiller à la sûreté de cette jeune fille le détourna un moment de celui qu’il aurait dû donner exclusivement à la défense de sa propre vie. Une légère égratignure qu’il reçut au côté le punit et l’avertit en même temps de son inattention. S’appliquant alors tout entier à l’affaire dont il s’agissait, et enflammé de colère contre cet impertinent provocateur, il fit prendre une autre tournure au combat, et l’on entendit bientôt crier : « Bravo, habit gris !… Voyez un peu de quel métal est doublé son gilet d’or !… Joliment poussé !… Paré admirablement !… Encore une boutonnière à son pourpoint brodé !… Enfin le voilà pincé, de par Dieu ! » Cette dernière exclamation partit au milieu d’un vacarme d’applaudissements universels qui accompagnèrent une botte heureuse et décisive par laquelle Peveril coucha sur le pavé son gigantesque adversaire. Il regarda un instant son ennemi renversé, puis, se remettant aussitôt, il demanda ce qu’était devenue la dame.

« Ne songez plus à elle, si vous êtes sage, dit un des bateliers. Le constable sera ici dans un moment. Je vais vous faire passer l’eau en un clin-d’œil. Ah ! c’est qu’il y va peut-être de votre cou. Je ne vous demanderai qu’un jacobus. — Tu seras damné, comme ton père l’a été avant toi, s’écria un de ses rivaux : pour un jacobus, je conduirai monsieur en Alsace[102], où n’iront le poursuivre ni bailli ni constable. — Et cette dame, misérables, cette dame ! s’écria Peveril, où est cette dame ? — Je conduirai Votre Honneur dans un lieu où vous aurez assez de dames, » dit le vieux triton ; et tandis qu’il parlait, les clameurs des bateliers recommencèrent, chacun espérant faire son profit de la situation critique de Julien.

« Un batelet sera moins suspect, Votre Honneur, dit un des assistants. — Une paire de rames vous fera voler sur l’eau comme un canard sauvage, dit un autre. — Mais vous n’avez jamais de banne[103], confrère, dit un troisième. Or, moi, je puis cacher Son Honneur aussi bien que s’il était à fond de cale. »

Au milieu des jurements et des cris occasionnés par cette concurrence de gens qui lui demandaient tous la préférence, Peveril réussit enfin à faire comprendre qu’il donnerait un jacobus, non à celui dont la barque avait les meilleures rames, mais à celui qui lui apprendrait ce qu’était devenue la dame.

« De quelle dame voulez-vous parler, demanda un malin ; car il me semble qu’il y en avait deux ? — Eh ! de toutes deux, répondit Peveril ; mais d’abord de la dame au cheveux blonds. — Bien ! bien ! celle qui criait tant lorsque le camarade de l’habit brodé l’a entraînée dans la barque du n° 20 ? — Comment ! qui donc ? qui a osé l’entraîner ? s’écria Peveril. — Mais, mon maître, je vous en ai dit assez, sans avoir reçu de salaire, répliqua le batelier ; Sordide coquin ! » dit Peveril en lui donnant une pièce d’or, « parle ou je te passe mon épée à travers le corps. — Quant à cela, maître, repartit le drôle, vous n’en viendriez pas à bout tant que je manierai cette rame ; mais un marché est un marché : je vous dirai donc, pour votre pièce d’or, que le camarade de votre adversaire a fait entrer de force une de vos demoiselles, celle aux cheveux blonds, dans la barque de Tickling Tom et ils sont loin maintenant, car ils ont pour eux vent et marée. — Ciel miséricordieux ! et je reste ici ! s’écria Julien. — Ma foi ! c’est parce que Votre Honneur ne veut pas prendre une barque. — Tu as raison, mon ami : une barque, une barque tout de suite ! — Suivez-moi donc, monsieur. Ohé ! Tom, un coup de main ; monsieur est pour nous. »

Une volée d’injures nautiques fut échangée entre l’heureux candidat qui avait obtenu la pratique de Peveril, et les confrères désappointés qui conclurent, par l’organe du vieux triton, dont la voix domina toutes les autres, « que Son Honneur était en bon chemin de faire un voyage à l’île des dupes, car le rusé Jack s’était joué de lui, le n° 20 s’étant dirigé vers York-Buildings. — Ou plutôt à l’île de la Potence, cria un autre : car voici quelqu’un qui abrégera la promenade sur la Tamise, et le conduira au port des Exécutions. »

En effet, comme il achevait ces mots, un constable accompagné de trois ou quatre soldats portant de ces vieilles hallebardes à manche de bois brun dont ces gardiens de la paix publique étaient armés, coupa court à la retraite de notre héros, qui se dirigeait vers la Tamise, en l’arrêtant au nom du roi. Vouloir résister eût été folie, puisqu’il était entouré de tous côtés : Peveril fut donc désarmé et emmené devant le juge de paix le plus voisin, pour être interrogé et mis en prison.

Le digne magistrat devant qui Julien comparut était un homme très-pur d’intention, très-pauvre de talents, mais encore plus timide de caractère. Avant l’alarme donnée à toute l’Angleterre, et en particulier à la ville de Londres, par la fameuse découverte de la conspiration papiste, maître Maulstatute avait trouvé de quoi satisfaire son paisible orgueil dans le tranquille accomplissement des fonctions de juge de paix, ainsi que dans l’exercice de tous les honorables privilèges et de toute la terrible autorité de cette place. Mais le meurtre de sir Edmondsbury Godfred avait produit sur son esprit une impression profonde et ineffaçable ; et depuis ce mémorable et triste événement, il ne marchait plus dans le palais de Thémis qu’avec crainte et en tremblant.

Ayant une haute idée de l’importance de sa charge, et une opinion peut-être plus haute de son importance personnelle, il ne voyait depuis ce temps que cordes et poignards, et ne mettait plus le pied hors de sa maison (qu’il avait fortifiée, et dans laquelle il avait toujours une garnison composée d’une demi-douzaine de vigoureux constables), sans se croire épié par un papiste déguisé, tenant une épée nue sous son manteau. On disait même tout bas que, dans ses accès de frayeur, le respectable maître Maulstatute avait pris un jour sa cuisinière, qui tenait un briquet, pour un jésuite armé d’un pistolet ; mais en supposant qu’on eût osé rire de cette erreur, il aurait fallu cacher soigneusement sa gaieté, pour ne pas s’exposer à la terrible accusation de s’être moqué du complot, crime presque aussi énorme que celui d’y avoir pris part. De fait, les craintes de l’honnête juge, quoique ridiculement excessives, étaient si bien tenues en éveil par le cri général du jour et par la fièvre nerveuse qui affligeait tout bon protestant, que maître Maulstatute passait pour l’homme le plus hardi et le meilleur magistrat, parce que, malgré la terreur du poignard nu que son imagination lui mettait continuellement devant les yeux, il ne cessait pas de rendre la justice au fond de ses appartements privés, et même parfois d’assister aux sessions du trimestre, quand la salle était gardée par un corps suffisant de milice. Tel était le personnage à la porte duquel (porte bien verrouillée et fermée à double tour) le constable qui avait arrêté Julien frappa un coup solennel, propre à le faire reconnaître.

Malgré ce signal officiel, les arrivants ne furent pas introduits avant que le clerc, qui remplissait les fonctions de portier en chef, fût venu faire une reconnaissance à un guichet grillé ; car qui pouvait assurer que les papistes n’avaient pas découvert le secret du maître constable, et préparé une fausse patrouille pour s’introduire chez le juge de paix et le massacrer, sous prétexte d’amener un criminel devant lui ? Des ruses plus mal ourdies avaient figuré dans la relation du complot papiste.

Tout se trouvant en règle, la clef tourna, les verrous furent tirés, et la chaîne lut décrochée de manière à donner passage au constable, au prisonnier et aux soldats ; puis la porte se referma au nez des témoins, qui, comme gens moins dignes de foi, furent priés, à travers le guichet, de rester dans la cour, jusqu’à ce qu’on les appelât chacun à leur tour.

Si Julien avait été en humeur de rire (mais il s’en fallait beaucoup), il aurait certainement souri de l’affublement grotesque du clerc, qui avait mis par-dessus son habit de bougran noir un ceinturon de buffle, soutenant un large sabre et une paire d’énormes pistolets d’arçon, et qui, au lieu du chapeau bas et plat dont les scribes, dédaigneux du bonnet citadin, faisaient habituellement leur coiffure, avait recouvert sa chevelure grasse d’un casque d’acier rouillé, vétéran de Marston-Moor, au-dessus duquel sa plume infatigable se balançait en guise de panache, la forme du casque ne lui permettant pas de la placer, selon l’usage, derrière l’oreille.

Cette figure bouffonne conduisit le constable, ses acolytes et le prisonnier dans la salle basse où son patron rendait la justice, avec un accoutrement encore plus singulier que celui du subordonné.

Certains bons protestants, qui concevaient d’eux-mêmes une assez haute opinion pour se croire dignes d’être particulièrement exposés aux coups de la rage catholique, s’étaient munis d’armes défensives en cette occasion. Mais il fut aisément reconnu qu’une cuirasse à l’épreuve des balles, attachée avec une chaîne de fer, n’était pas une enveloppe très-commode pour quiconque avait l’intention de manger venaison et pâtisserie, et qu’une cotte de buffle ou de mailles n’était guère moins gênante pour les mouvements nécessaires en pareille circonstance. En outre, il y avait d’autres objections, telles que l’aspect alarmant et menaçant que ce harnais de guerre donnait à la Bourse et aux différents endroits où les négociants se réunissent d’ordinaire ; sans parler des excoriations dont se plaignaient ceux qui, n’appartenant ni à l’artillerie ni à la milice, n’avaient pas l’habitude de porter des armures défensives.

Pour obvier à ces inconvénients, et en même temps pour protéger la personne des vrais protestants contre toute violence ouverte et contre tout guet-apens de la part des papistes, quelque artiste ingénieux appartenant, nous devons le présumer, à la respectable corporation des merciers avait inventé une espèce d’armure dont on ne trouve aucun échantillon dans la salle d’armes de la Tour de Londres, ni dans la chambre gothique de Gwynnap, ni même dans l’inestimable collection d’armes anciennes du docteur Meyrick[104]. On l’appelait armure de soie, car elle consistait en un pourpoint et des culottes de soie piquée, tellement forte et d’une telle épaisseur qu’elle était à l’épreuve de la balle et de l’acier : un bonnet moins épais et de même fabrique, avec des couvre-oreilles qui tombaient de chaque côté, le tout ressemblant beaucoup à un bonnet de nuit, complétait l’équipement et garantissait, de la tête aux genoux, la sécurité de celui qui le portait. Maître Maulstatute, entre autres dignes citoyens, avait adopté cette singulière panoplie, qui avait l’avantage d’être douce, chaude et flexible aussi bien que sûre. Il était alors assis dans son fauteuil magistral : c’était un homme petit, rond, entouré pour ainsi dire de coussins (car ses vêtements ouatés n’avaient pas l’air d’autre chose), avec un nez qui s’allongeait de dessous son casque de soie, et dont l’ampleur, jointe à la pesante corpulence du personnage, donnait à Sa Seigneurie une ressemblance frappante avec l’enseigne du Cochon armé, ressemblance qu’augmentait encore la couleur orange foncée de son vêtement défensif, peu différente de celle des sangliers qu’on trouve dans les forêts du Hampshire.

À l’abri de tout danger dans cette enveloppe invulnérable, Sa Seigneurie ne ressentait aucune crainte, quoique non munie de ses armes offensives, telles que rapière, poignard et pistolets, lesquelles n’étaient pourtant placées qu’à peu de distance de son fauteuil. Mais il avait trouvé prudent de garder une arme de cette dernière espèce sur la table, à côté des énormes commentaires de Coke sur Lyttleton. C’était une sorte de fléau de poche, consistant en un morceau de frêne très-dur, long d’environ dix-huit pouces, auquel était attaché un gourdin brandillant de lignum vitæ, presque deux fois aussi long que le manche, mais ajusté de manière à pouvoir se replier facilement. Cet instrument, qui portait à cette époque le singulier nom de fléau protestant, pouvait se cacher sous un habit, jusqu’à ce que les circonstances demandassent qu’il parût en public. Une précaution contre la surprise, meilleure que toutes ces armes offensives et défensives, était une forte balustrade de fer qui, traversant la salle en face du bureau et ne s’ouvrant que par une porte grillée, ordinairement fermée, séparait entièrement l’accusé du juge.

Maulstatute, le magistrat que nous avons décrit, préféra entendre les dépositions des témoins avant de permettre à Peveril de présenter sa défense. Le détail de la querelle fut brièvement exposé par ceux qui en avaient été spectateurs, et parut produire une grande impression sur l’esprit de l’officier public. Il secoua d’un air important son casque de soie, quand il eut appris que, après quelques mots échangés par les combattants, mais que les témoins disaient n’avoir bien entendus, le jeune homme arrêté avait porté le premier coup, et avait tiré sa rapière avant que son adversaire, qu’il avait blessé, eût dégainé la sienne. Il branla encore plus gravement la tête, quand il connut le résultat du duel ; et il s’agita plus solennellement que jamais, lorsqu’un des témoins déclara que, autant qu’il pouvait en juger, le jeune homme, victime de la dispute, appartenait à la maison de Sa Grâce le duc de Buckingham.

« Un digne pair ! » dit le magistrat armé, « un vrai protestant, et un ami de son pays. Miséricorde divine ! à quel excès d’audace ce siècle est-il parvenu ? Nous voyons bien, et nous le verrions encore, fussions-nous aussi aveugle qu’une taupe, de quel carquois cette flèche a été lancée. »

Il mit alors ses lunettes, et donnant ordre de faire avancer Julien, il fixa sur lui d’un air terrible ses yeux garnis de verre et surmontés du turban piqué.

« Si jeune, dit-il, et si endurci, ô mon Dieu ! et papiste, j’en réponds. »

Peveril avait eu le temps de songer à l’urgente nécessité de son élargissement, si toutefois il lui était possible de l’obtenir, et il donna aussitôt un démenti civil à la gracieuse supposition de Sa Seigneurie. « Je ne suis pas catholique, répondit-il ; je suis un membre indigne de l’église d’Angleterre. — Peut-être n’est-ce qu’un protestant tiède, pourtant, dit le sage magistrat ; il y a parmi nous des gens qui s’en vont tout doucement à Rome, et qui ont déjà fait la moitié du voyage… ahem ! »

Peveril jura qu’il n’était pas de ce nombre.

« Et qui êtes-vous donc, répliqua le juge ; car, l’ami, à vous parler franchement, je n’aime pas votre visage… ahem ! »

Ces toussements brefs et secs étaient accompagnés chacun d’un signe de tête rapide, indiquant la profonde conviction où était l’orateur qu’il avait fait la meilleure, la plus judicieuse et la plus fine observation qu’il y eût à faire.

Julien, irrité par toutes les circonstances de son arrestation, répondit à la question du juge d’un ton un peu hautain : « Mon nom est Julien Peveril ! — Alors, que Dieu nous prenne en sa sainte garde ! » s’écria le juge épouvanté ; » le fils de ce papiste au cœur noir, de ce traître sir Geoffrey Peveril, actuellement en prison et à la veille d’être jugé ! — Que dites-vous ? monsieur, » s’écria Julien, oubliant sa situation, et s’élançant vers la balustrade avec une violence qui fit résonner les barreaux de fer. Il effraya tellement le magistrat pusillanime, que, saisissant son fléau protestant, maître Maulstatute en allongea un coup vers le prisonnier, pour repousser ce qu’il appréhendait être une attaque préméditée. Mais soit trop grande précipitation du magistrat, soit inexpérience dans le maniement de cette arme, non seulement il manqua son coup, mais encore ramena la partie mobile de l’instrument contre sa propre tête, et avec assez de force pour éprouver l’efficacité de son casque de soie ; en dépit de ce préservatif, il éprouva une sensation étourdissante, qu’il se hâta d’imputer à l’effet d’un coup porté par Peveril.

Les assistants, il est vrai, ne confirmèrent pas directement l’opinion que le juge avait si témérairement conçue ; mais tous, d’une voix unanime, déclarèrent que, sans leur intervention prompte et vigoureuse, on ne pouvait savoir quel mal n’eût pas fait une personne aussi dangereuse que le prisonnier. L’opinion générale qu’il voulait procéder à son élargissement par des voies de fait sembla dès lors si profondément imprimée dans l’esprit des spectateurs, que Julien vit qu’il était inutile de présenter la moindre défense ; il sentait d’ailleurs trop bien que les suites alarmantes et probablement fatales de sa rencontre rendaient son emprisonnement inévitable. Il se contenta de demander dans quelle prison il allait être jeté ; et quand le formidable mot Newgate lui fut renvoyé pour toute réponse, il eut du moins la satisfaction de penser que, si triste et si dangereux que fût un tel séjour, il s’y trouverait en compagnie de son père ; et que de façon ou d’autre, ils auraient peut-être la consolation de se voir, et de déplorer ensemble les calamités qui semblaient fondre de toutes parts sur leur maison.

S’armant par nécessité de plus de patience qu’il n’en avait réellement, Julien donna au juge, avec lequel toute la douceur de sa conduite ne put cependant pas le réconcilier, l’adresse de la maison où il demeurait, en le priant de permettre que son domestique, Lance-Outram, lui apportât son argent et son linge, ajoutant qu’il consentait volontiers à mettre à la disposition du magistrat ses armes et ses papiers, les unes consistant en une paire de pistolets de voyage, et les autres en quelques notes insignifiantes. Il pensa dans ce moment, avec une vive satisfaction, que les importantes dépêches de lady Derby étaient déjà au pouvoir du souverain.

Le juge promit d’avoir égard à sa requête, non sans lui dire avec beaucoup de dignité, qu’il aurait dû, dans son propre intérêt, adopter dès le commencement cette conduite respectueuse et soumise, au lieu d’insulter à la présence d’un magistrat par ces marques atroces du pervers, rebelle et sanguinaire esprit de papisme qu’il avait d’abord fait paraître. « Cependant, ajouta-t-il, comme vous êtes un jeune homme de bonne mine et d’un rang honorable, je ne souffrirai pas qu’on vous mène par les rues comme un voleur, et j’ai fait demander une voiture pour vous. »

Sa Seigneurie Maulstatute prononça le mot de voiture avec l’importance d’un homme qui, comme l’a dit le docteur Johnson à une époque moins reculée, sent tout l’avantage qu’il y a de pouvoir faire mettre ses chevaux à son carrosse. Le digne maître Maulstatute ne fit pourtant pas en cette occasion à Julien l’honneur de faire atteler à son énorme carrosse de famille les deux rétives haridelles qui avaient coutume de le conduire dans cette arche à la chapelle du pur et précieux maître Howlaglass, pour y entendre le jeudi au soir une instruction, et le dimanche un sermon de quatre heures. Il eut recours à une de ces voitures de place, construites en cuir, assez rares alors ; car elles n’avaient été que récemment inventées, mais promettant déjà toutes les facilités que les carrosses de place ont fournies depuis pour toute espèce de communication honnête ou déshonnête, légale ou illégale. Notre ami Julien, jusqu’à ce moment plus accoutumé à la selle qu’à toute autre manière de voyager, se trouva bientôt dans un de ces équipages avec le constable et deux soldats armés jusqu’aux dents, le port de destination étant, comme on le lui avait déjà annoncé, l’ancienne forteresse de Newgate.



CHAPITRE XXXIII.

NEWGATE.


C’est le chien noir de notre geôle. Regardez-le, si cela vous plaît, mais d’une certaine distance ; ne l’irritez pas, il n’aboie jamais avant de mordre.
Le Chien de Newgate.


La voiture s’arrêta devant ces terribles portes qui ressemblent à celles du Tartare, excepté qu’elles permettent un peu plus souvent de sortir avec honneur et sûreté, mais au prix des mêmes inquiétudes et des mêmes fatigues qu’Hercule et deux ou trois demi-dieux eurent à souffrir pour se tirer des enfers de l’ancienne mythologie ; quelquefois aussi par l’influence du rameau d’or.

Julien descendit du carrosse, soigneusement soutenu de chaque côté par ses compagnons et par un porte-clefs ou deux, que le son d’une grosse cloche placée à la porte avait appelés à leur secours. Cette attention ne provenait pas, comme on doit bien le supposer, de la crainte qu’il fît un faux pas, mais de la peur qu’il ne tentât de s’évader, ce à quoi il ne songeait guère. Des apprentis et une troupe de désœuvrés accourus du marché voisin, qui tirait un avantage considérable des nombreuses pratiques que la conspiration papiste amenait journellement à la prison, et dont les habitants étaient en conséquences de zélés protestants, le saluèrent à sa descente de voiture par les cris : Oh ! un papiste ! un papiste ! à bas le pape et tous ses adhérents !

Sous de tels auspices, Peveril fut introduit dans l’intérieur de la geôle par cette sombre porte où tant de gens à leur entrée disent pour toujours adieu à l’honneur et à la vie. La voûte obscure et triste sous laquelle il se trouva bientôt ouvrait sur une vaste cour où une multitude de débiteurs passaient le temps à jouer à la balle, à la main-chaude, au saute-mouton et à d’autres jeux, amusements pour lesquels la rigueur de leurs créanciers leur donnait tout loisir, tandis qu’elle leur ôtait tout moyen de se livrer à d’honnêtes travaux qui auraient pu réparer leurs mauvaises affaires, et préserver leurs familles de la faim et de la misère.

Mais Julien n’allait pas grossir le nombre de ces gens qui devaient leur insouciance au désespoir. Il fut conduit, ou plutôt entraîné par ses conducteurs vers une porte basse et cintrée qui, soigneusement fermée par des verroux et des barres de fer, s’ouvrit pour sa réception à un seul battant, et fut refermée avec tout le soin possible dès qu’il fut entré. On le conduisit alors par deux ou trois corridors ténébreux qui, aux endroits de leur intersection, étaient défendus par plusieurs guichets solides, un en barres de fer, et les autres en bois de chêne, garnis de bandes de fer fixées avec de gros clous du même métal. On ne lui permit pas de s’arrêter avant qu’il fût arrivé dans une petite pièce ronde et voûtée, à laquelle aboutissaient plusieurs des corridors, et qui ressemblait, par rapport au labyrinthe dont il avait traversé une partie, au point central de la toile d’une araignée, où viennent toujours se réunir les principaux fils du tissu curieux de cet insecte.

La ressemblance ne se bornait point là ; car, dans ce petit appartement voûté, dont les murailles étaient tout à l’entour tapissées de mousquets, de pistolets, de coutelas et d’autres armes, aussi bien que d’un assortiment de menottes et de fers de toute espèce, le tout disposé avec un ordre admirable et prêt à servir, était assis un homme qu’on aurait pu comparer avec assez d’exactitude à une grosse araignée bouffie et replète, placée là pour saisir la proie qui pourrait tomber dans ses filets.

Ce fonctionnaire public avait été originairement un homme très-vigoureux, large et même de grande taille ; mais alors il était devenu tellement replet par excès de nourriture et peut-être aussi faute d’exercice, qu’il ne ressemblait pas plus à ce qu’il avait été jadis, qu’un bœuf engraissé pour la boucherie ne ressemble à un taureau sauvage. Aucune créature humaine n’est d’un aspect plus repoussant qu’un gros homme sur le visage duquel un caractère dur a fini par laisser habituellement son empreinte. Il semble avoir démenti le vieux proverbe, et s’être engraissé sous l’influence des plus ignobles penchants. Nous pourrons accorder à un joyeux mortel un peu d’emportement ; mais il semble contre nature qu’un bon vivant soit taciturne et brutal. Or, les traits sourcilleux de cet homme, son teint couleur de suif, ses membres épais et disproportionnés, son énorme et disgracieux embonpoint, donnaient à penser qu’après s’être un jour introduit dans cette retraite centrale, il s’y était engraissé comme la belette de la fable ; qu’il y avait mangé à tort et à travers, au point de devenir incapable de se retirer par aucun des étroits passages qui aboutissaient à sa cellule, et qu’il était forcé d’y rester comme un crapaud emprisonné sous une froide pierre, aspirant l’air fétide des cachots qui l’entouraient, et qui aurait été pestilentiel pour tout autre qu’un habitué du lieu. Devant ce monstrueux échantillon d’obésité, on voyait placés de gros registres à fermoirs de fer, annales de ce royaume de misères, où il commandait comme premier ministre ; et si Peveril eût pénétré dans cette prison sans intérêt personnel, son cœur se serait soulevé en considérant la masse épouvantable de calamités humaines entassées dans ces tristes volumes. Mais son propre malheur lui pesait trop sur l’esprit pour qu’il se livrât à des réflexions générales de cette nature. Le constable et l’officier ventru s’entretinrent à voix basse, après que le premier eut remis au second la sentence d’emprisonnement portée contre Julien. À voix basse n’est pas l’expression convenable, car leur conversation se fit moins en paroles qu’en regards et en gestes significatifs, moyens par lesquels les hommes, dans toutes les situations semblables, apprennent à suppléer au langage, et ajoutent ainsi du mystère à ce qui est déjà suffisamment redoutable pour un captif. Les seuls mots que Peveril put entendre furent prononcés par le geôlier, ou, comme on l’appelait alors, le capitaine de la prison : « Un autre oiseau à mettre en cage ? — Et qui sifflera : Gentil pape de Rome, avec tous les étourneaux confiés à vos bons soins, » répondit le constable d’un air facétieux, mais retenu pourtant par le respect dû à la présence du supérieur devant lequel il se trouvait.

Les traits farouches du capitaine se relâchèrent au point de laisser paraître un sourire, lorsqu’il entendit l’observation du constable ; mais reprenant aussitôt la gravité sombre dont il s’était départi un instant, il regarda fièrement son nouvel hôte, et prononça d’un ton emphatique, mais à demi-voix, un mot unique et fort expressif : « Étrennez ! »

Julien Peveril répondit avec un calme affecté, car il avait ouï parler des coutumes usitées en pareils lieux, et il était résolu à s’y conformer, afin d’obtenir, s’il était possible, la faveur de voir son père, faveur qu’il pensait avec raison devoir lui être plus aisément accordée s’il satisfaisait l’avarice du geôlier. « Je suis prêt, dit-il, à me conformer aux usages du lieu où j’ai le malheur de me trouver. Vous n’avez qu’à dire ce qu’il vous faut, et je vous le donnerai à l’instant. »

À ces mots, il tira sa bourse, et en même temps s’estima heureux d’avoir gardé sur lui une somme assez considérable. Le capitaine en remarqua les dimensions et le volume avec un sourire involontaire, qui agita sa lèvre inférieure pendante comme une babine, et la moustache grasse et luisante qui couvrait celle d’en haut ; mais ce sourire fut réprimé par la fâcheuse pensée que certaines règles mettaient des bornes à sa rapacité, et l’empêchaient de fondre sur sa proie comme un milan, pour tout saisir d’un seul coup.

Cette désagréable réflexion attira à Peveril une réponse faite avec humeur : « Il y a différents taux ; les gens choisissent eux-mêmes suivant leur goût. Je ne demande que mon dû. Mais la civilité, murmura-t-il, doit se payer aussi. — Et je la paierai, si on peut l’obtenir en la payant, répliqua Peveril ; mais le prix, mon cher monsieur, le prix ? »

Il parlait avec un ton méprisant, qu’il cherchait d’autant moins à déguiser, qu’il voyait que, même dans cette prison, sa bourse lui donnait une influence indirecte, mais puissante sur le geôlier.

Le capitaine sembla éprouver le même sentiment ; car, tandis que Julien parlait, il ôtait presque involontairement une espèce de vieux bonnet fourré qui lui couvrait la tête ; mais les doigts se révoltant d’un acte de politesse si extraordinaire, se mirent à s’en dédommager en grattant sa nuque grisonnante, tandis qu’il murmura d’une voix semblable au grognement adouci qu’un dogue fait entendre lorsqu’il a cessé d’aboyer après un intrus qui paraît n’avoir pas peur de lui : « Il y a différents taux. Il y a la petite aise, au taux d’une couronne : c’est un peu sombre, et le grand égout passe par-dessous ; puis certaines personnes n’aiment pas la compagnie qu’on y rencontre, toute composée de filous et de voleurs. Ensuite nous avons le côté du maître : la dépense se monte jusqu’à une pièce d’or, et tous les gens qui y logent sont au moins accusés pour un meurtre. — Dites-moi votre plus haut prix, monsieur, et vous allez le recevoir, » interrompit Julien d’un ton sec.

« Trois pièces d’or pour le bâtiment du chevalier, répondit le gouverneur de ce Tartare terrestre. — En voici cinq, et mettez-moi avec sir Geoffroy, » répliqua Julien en jetant son argent sur le bureau devant lequel était assis le geôlier.

« Avec sir Geoffrey ! Hum ! Diable ! Avec sir Geoffroy ! » dit le capitaine, comme réfléchissant à ce qu’il devait faire ; « Ah ! bien des gens ont déjà payé pour voir sir Geoffrey, mais peu l’ont fait aussi généreusement que vous, pourtant… Aussi vous êtes sans doute le dernier qui le verrez ; ah ! ah ! ah ! »

Julien ne put comprendre des exclamations interrompues, qui se terminèrent par un éclat de rire assez semblable au hurlement de joie que pousse un tigre lorsqu’il dévore sa proie ; et, pour toute réponse, il renouvela sa demande d’être placé dans la même cellule que sir Geoffrey.

« Oui, maître, dit le geôlier ; n’ayez pas peur, je vous tiendrai parole, attendu que vous semblez savoir ce qui convient à votre situation et à la mienne. Mais écoutez-moi bien, Jem-Glink vous attachera les darbies. — Derby ! s’écria Julien. Est-ce que le comte ou la comtesse… — Comte ou comtesse !… ah ! ah ! ah ! » dit le geôlier en riant encore, ou plutôt en grognant de nouveau : « À quoi votre cervelle songe-t-elle donc ? Vous êtes un grand personnage sans doute, mais ici on ne connaît que l’égalité. Les darbies sont les menottes, les poucettes, mon garçon ; et si vous regimbiez le moins du monde, je pourrais y ajouter un bonnet de nuit en acier, et même un excellent ami du cœur, pour vous tenir la poitrine chaude par une nuit d’hiver. Mais ne craignez rien ; votre conduite a été honnête, et nous ne recourrons pas aux grands moyens envers vous. Et quant à l’affaire qui vous amène chez nous, il y a dix à parier contre un que ce ne sera rien : un duel sans préméditation, un meurtre tout au plus ; mieux vaut un doigt brûlé que le cou tordu, toujours en supposant qu’il n’y a point de papisme dans votre fait, car alors je ne réponds de rien. Emmenez Sa Seigneurie, Clink. »

Un des porte-clefs qui avaient conduit Peveril en présence de ce cerbère, l’emmena alors en silence ; et, guidé par lui, le prisonnier parcourut un nouveau labyrinthe de corridors, de chaque côté desquels étaient différentes cellules, pour se rendre à celle qui devait le recevoir.

Tandis qu’ils cheminaient dans cette triste région, le porte-clefs laissait de temps à autre échapper des exclamations : « Ma foi ; il faut que monsieur soit fou ! il aurait pu avoir la meilleure chambre pour moitié moins cher, et il paie le double pour partager le sale réduit de sir Geoffrey. Ah ! ah ! sir Geoffrey vous est-il parent, s’il est permis de vous faire cette question ? — Je suis son fils, » répondit Peveril avec hauteur, espérant ainsi mettre un frein à l’impertinence du drôle ; mais celui-ci ne fit que rire plus fort qu’auparavant.

« Son fils ! Oh ! voilà le meilleur de l’affaire : vous qui avez une si belle taille, vous jeune homme de cinq pieds six pouces, fils de sir Geoffrey !… Ah ! ah ! ah ! — Trêve d’insolences ! dit Julien ; ma situation ne vous donne pas le droit de m’insulter. — Eh ! je ne vous insulte pas, » répondit le porte-clefs, modérant sa gaieté, peut-être parce qu’il se rappelait que la bourse du prisonnier n’était pas vide ; « je riais seulement de ce que vous disiez être fils de sir Geoffrey. Du reste, peu m’importe : il est savant l’enfant qui connaît son père. Mais voici la cellule de sir Geoffrey ; vous pouvez donc arranger ensemble cette affaire de paternité. »

En parlant ainsi, il le fit entrer dans une cellule eu plutôt dans une chambre servant de prison, mais assez propre, où l’on voyait quatre chaises, un lit à roulettes, et deux ou trois autres objets d’ameublement.

Julien chercha son père des yeux avec empressement ; mais, à sa grande surprise, la chambre lui parut absolument vide. Il se tourna vers le porte-clefs avec colère, et l’accusa de s’être moqué de lui ; mais le gaillard répliqua : « Non, non, maître, je vous ai tenu parole. Seulement votre père, si c’est le nom que vous lui donnez, est tapi dans quelque coin. Un petit trou lui suffit pour se cacher ; mais je vais vous le dénicher en un instant. Holà ! hé ! arrivez donc, sir Geoffrey ! Voici… Ah ! ah ! ah !… Votre fils, ou le fils de votre femme (car je pense que vous n’y avez pas beaucoup mis du vôtre), qui vient vous tenir compagnie. »

Peveril ne savait comment s’expliquer l’impertinence de cet homme. À vrai dire, l’inquiétude et la crainte de quelque étrange méprise se mêlaient trop à sa colère pour ne pas en neutraliser les effets. Il regarda encore de côté et d’autre, jusqu’à ce qu’enfin il aperçût quelque chose qui se tenait pelotonné dans un coin obscur, et qui ressemblait plutôt à un paquet de drap cramoisi qu’à une créature vivante. Aux cris du porte-clefs, l’objet sembla néanmoins prendre vie et mouvement, se développa peu à peu, et, après quelques efforts, parvint à se mettre debout, encore couvert de la tête aux pieds du manteau de drap cramoisi dans lequel il s’était empaqueté. Julien au premier coup d’œil crut ne voir qu’un enfant de cinq ans ; mais la voix aiguë de ce petit être, et le ton particulier de cette voix, lui apprirent bientôt qu’il se trompait.

« Geôlier, » dit ce bizarre personnage, « que signifie tout ce vacarme ? Avez-vous encore des insultes à entasser sur la tête d’un malheureux qui a toujours été en butte à la malignité de la fortune ? Mais j’ai une âme capable de résister à tous les revers, elle est aussi grande qu’aucun de vos corps. — Oh ! sir Geoffrey, est-ce de cette manière que vous accueillez votre fils, répliqua le porte-clefs ; mais vous autres gens de qualité, vous savez comment vous devez vous conduire. — Mon fils, s’écria le nain. Insolent !… — Il y a ici quelque étrange méprise, dit alors Peveril ; je voulais voir sir Geoffrey… — Et vous le voyez devant vous, jeune homme, » dit le pygmée avec un air de dignité, en jetant sur le plancher son manteau cramoisi, et en se redressant avec toute la fierté compatible avec sa taille de trois pieds six pouces. « Je suis le serviteur favori de trois souverains, qui ont successivement porté la couronne d’Angleterre : maintenant j’habite ce cachot, et je sers de jouet au brutal qui en est le geôlier. Je suis sir Geoffrey Hudson. »

Julien, quoiqu’il n’eût encore jamais vu cet important personnage, n’eut pas de peine à reconnaître, d’après la description qu’on lui en avait faite, le célèbre nain d’Henriette-Marie, qui avait survécu aux dangers de la guerre civile et des querelles particulières, au meurtre de son royal maître, Charles Ier, et à l’exil de sa veuve, pour succomber dans ces temps malheureux sous une des nombreuses accusations relatives au complot papiste. Il salua le pauvre vieillard, et se hâta de lui expliquer, ainsi qu’au porte-clefs, que c’était la prison de sir Geoffrey Peveril, du château de Martindale, dans le comté de Derby, qu’il avait demandé à partager.

« Vous auriez dû dire cela avant de vous débarrasser de votre poussière d’or, mon maître, répliqua le porte-clefs ; car l’autre sir Geoffrey est un homme gros, grand et à cheveux gris, qui a été la nuit dernière envoyé à la Tour : le capitaine croira vous avoir assez tenu parole, en vous logeant avec le sir Geoffrey que voici, et qui est assurément le plus remarquable des deux. — Allez, je vous prie, dit Peveril, expliquer cette méprise à votre maître, et dites-lui que je demande à être envoyé à la Tour. — À la Tour ! Ah ! ah ! ah ! repartit le drôle. La Tour est pour les lords et les chevaliers, et non pour des écuyers de bas étage ; pour les crimes de haute trahison, et non pour des égratignures faites dans la rue avec une rapière et un poignard ; et il faut un ordre du secrétaire d’état pour y envoyer les gens. — Du moins, que je ne sois point à charge à monsieur, dit Peveril. Il est tout à fait inutile de nous loger ensemble, puisque nous ne nous connaissons même pas : allez prévenir votre maître de cette méprise. — En vérité, j’irais bien, » répondit Clink en grimaçant encore, « si je n’étais pas certain qu’il le sût déjà. Vous avez payé pour être mis avec sir Geoffrey, et il vous a mis avec sir Geoffrey. Vous êtes couché en conséquence sur le registre, et il ne raie jamais personne. Allons, allons, consolez-vous, je vous donnerai des fers légers et peu gênants… C’est tout ce que je puis faire pour vous. »

La résistance et les supplications auraient été également inutiles. Peveril se laissa donc attacher au-dessus de chaque cheville une paire de fers qui lui laissaient la liberté d’aller et de venir dans la chambre.

Durant cette opération, il réfléchit que le geôlier, qui avait pris avantage de l’équivoque entre les deux sirs Geoffrey, devait avoir agi comme on le lui donnait à entendre, et par conséquent l’avoir trompé avec préméditation, puisque le mandat d’emprisonnement portait qu’il était fils de sir Geoffrey Peveril. Il était donc à la fois inutile et humiliant de faire des représentations à un tel homme sur ce sujet. Julien se soumit à son destin, lorsqu’il vit qu’aucun effort ne pouvait l’y soustraire.

Le porte-clefs lui-même fut presque touché de sa jeunesse, de sa bonne mine et de la patience avec laquelle, après la première effervescence du désappointement, le nouveau prisonnier se résignait à son sort. « Vous me semblez un brave jeune homme, dit-il ; vous aurez au moins un bon dîner, et pour coucher une aussi bonne paillasse qu’on peut en trouver entre les murs de Newgate… Et vous, maître sir Geoffrey, qui n’aimez pas les hommes de haute taille, vous devez faire cas de maître Peveril ; car je vous dirai qu’il est ici pour avoir fait une entaille à Jack-Jenkim, cet échalas que vous savez, le maître en fait d’armes, l’homme le plus grand de Londres enfin, excepté cependant le portier du roi, M. Évans, qui vous portait dans sa poche, sir Geoffroy, comme tout le monde l’a ouï dire. — Retire-toi, drôle, répliqua le nain ; je te méprise. »

Le porte-clefs ricana, sortit et referma la porte.



CHAPITRE XXXIV.

LE NAIN.


Jeune homme dégénéré, vous n’êtes point la race de Tydée, dont le petit corps logeait une si grande âme.
Iliade.


Se trouvant enfin tranquille, sinon seul, pour la première fois de cette journée si triste et si remplie d’événements, Julien se jeta sur une vieille chaise de chêne à côté des restes d’un feu de charbon, et se mit à réfléchir sur la situation misérable, inquiétante, dangereuse même, dans laquelle il était placé, et où, soit qu’il considérât les intérêts de son amour, ses affections de famille ou ses amitiés, tout lui semblait présenter une perspective pareille à celle du marin environné d’écueils, sur le pont d’un navire qui n’obéit plus au gouvernail.

Tandis que Peveril s’abandonnait ainsi au découragement, son compagnon d’infortune se plaça sur une chaise de l’autre côté de la cheminée ; et se mit à le regarder avec une espèce de sérieux solennel, qui le força enfin, quoique presque en dépit de lui-même, à donner quelque attention à l’être singulier qui semblait si fort occupé à l’examiner.

Geoffrey Hudson (car nous omettrons parfois d’ajouter à son nom le monosyllabe indiquant le grade de chevalier que le roi lui avait accordé dans un moment de joyeuse humeur, mais qui pourrait introduire quelque confusion dans notre histoire), quoique nain de la plus petite taille possible, n’avait rien de positivement laid dans la physionomie, ni de véritablement contrefait dans les membres : sa tête, ses mains et ses pieds étaient gros, il est vrai, et sans proportion avec l’exiguïté de son corps ; son corps aussi était beaucoup plus épais que ne l’aurait voulu la symétrie, mais à un degré qui était plutôt grotesque que désagréable. Sa figure, s’il eût été plus grand, aurait pu passer pour belle, lorsqu’il était jeune ; et, maintenant qu’il était vieux, elle avait encore une expression remarquable. Ce n’était que l’énorme disproportion de la tête avec le tronc, qui faisait paraître les traits burlesques et bizarres, effet considérablement augmenté par les moustaches du nain, que son plaisir était de porter si longues qu’elles allaient presque rejoindre ses cheveux grisonnants.

Le costume de cette singulière créature annonçait qu’elle n’était pas absolument exempte du goût malheureux qui porte souvent les êtres affligés par la nature de difformités corporelles à se distinguer, et en même temps à se rendre ridicules, par l’usage de couleurs voyantes et de vêtements ayant une forme extraordinaire et fantasque. Mais les galons, les broderies et toutes les autres élégances du pauvre Geoffrey Hudson avaient été ternies et souillées par le séjour qu’il avait fait en prison sous la vague et malicieuse accusation d’avoir, d’une manière ou d’une autre, trempé dans la conspiration papiste, ce tourbillon qui entraînait tout et dévorait tout : une telle imputation, sortant de la bouche la plus impure et la plus calomniatrice, était alors assez forte pour noircir la meilleure réputation. On va voir bientôt que, dans les opinions et dans les discours du pauvre nain, il y avait quelque chose d’analogue au goût absurde de son costume ; car, de même que, dans ses habits les belles étoffes et les ornements magnifiques devenaient ridicules par la façon grotesque dont ils étaient employés, de même les éclairs de bon sens et les sentiments honorables que montrait souvent le petit homme devenaient absurdes par la manie qu’il avait de vouloir toujours prendre des airs d’importance, et par la crainte continuelle qu’il éprouvait d’être méprisé à cause de la singularité de ses formes extérieures.

Après que les deux compagnons de captivité se furent regardés quelque temps en silence, le nain pensa que sa dignité, comme premier occupant de leur chambre commune, lui commandait d’en faire les honneurs au nouveau venu. « Monsieur, » dit-il à Julien, en modifiant le ton alternativement dur et criard de sa voix par des inflexions qu’il s’efforçait de rendre harmonieuses, « je comprends que vous êtes le fils de mon digne homonyme sir Geoffrey Peveril du Pic. Je vous assure que j’ai vu votre père en des lieux où les coups pleuvaient plus dru que les pièces d’or ; et pour un homme grand et lourd, auquel il manquait, comme nous le pensions, nous autres guerriers, un peu de cette légèreté, de cette activité, qui distinguait nos cavaliers plus agiles, il s’acquittait de ses devoirs aussi bien qu’on le peut désirer. Je suis heureux de vous voir, vous son fils ; et, quoique ce soit par l’effet d’une méprise, je suis content que nous ayons à partager ensemble ce triste appartement. »

Julien s’inclina et le remercia de sa politesse ; mais la glace une fois rompue, Geoffrey Hudson se mit à le questionner sans plus de cérémonie. « Vous ne tenez pas à la cour, je présume, jeune homme ? »

Julien répondit négativement.

« J’en étais bien sûr, reprit le nain ; car, bien que je n’aie actuellement aucune place officielle à la cour, région où se sont écoulées mes premières années, et où j’ai autrefois occupé un emploi considérable, cependant, lorsque j’étais en liberté, j’assistais parfois au lever du monarque, comme mon devoir était de le faire, par suite de mes anciens services, et j’avais toujours conservé l’habitude de faire attention à messieurs les courtisans, ces beaux esprits d’élite parmi lesquels j’étais jadis enrôlé. Je ne veux point vous faire un compliment, monsieur Peveril mais vous avez une figure remarquable, quoique vous soyez un peu trop grand, de même que votre père : il me semble donc qu’il aurait été difficile que je vous eusse vu quelque part sans vous reconnaître ensuite. »

Peveril pensa qu’il aurait pu en toute justice lui renvoyer le compliment ; mais il se contenta de dire qu’il avait à peine vu la cour d’Angleterre.

« Tant pis ! un jeune homme ne se forme que difficilement s’il ne la fréquente pas. Mais vous avez peut-être été à plus dure école : vous avez servi sans doute ? — Mon créateur, je l’espère. — Allons donc ! vous ne comprenez pas. Je vous demande à la française si vous avez servi dans l’armée ? — Non. Je n’ai pas encore eu cet honneur. — Quoi ! ni courtisan ni soldat, monsieur Peveril ? Votre père est blâmable. Oui, sur ma foi, il est blâmable, monsieur Peveril. Comment un homme se fera-t-il connaître, si ce n’est par sa conduite en paix ou en guerre ? Je vous dis, monsieur, qu’à Newberry, où je chargeai avec ma compagnie à côté du prince Rupert, lorsque nous fûmes tous deux battus par ces gredins qu’on nommait les miliciens de Londres, nous fîmes tout ce que des hommes pouvaient faire, et je crois qu’il s’écoula bien trois ou quatre minutes, après que la plupart de nos gens eurent été mis en fuite, pendant que Son Altesse et moi nous continuions à couper leurs longues piques avec nos sabres ; et je suis convaincu que nous les aurions enfoncés, si je n’avais eu une grande brute de cheval à longues jambes, et un sabre un peu trop court. Bref, nous fûmes enfin obligés de faire volte face, et alors, comme j’allais le dire, les coquins furent si contents d’être débarrassés de nous, que la joie leur fit crier : « Voilà Robin le prince et Robin le coq qui décampent !… » Oui, oui, tous ces drôles-là me connaissaient bien. Mais ces temps ne sont plus. Et où avez-vous été élevé, jeune homme ? »

Peveril répondit que c’était dans la maison de la comtesse de Derby.

« Une très-honorable dame, sur ma parole de gentilhomme. J’ai bien connu la noble comtesse, lorsque j’étais auprès de ma royale maîtresse, Henriette-Marie : elle était alors le véritable modèle de ce qu’il y avait de noble, de loyal et d’aimable ; c’était, je m’en souviens, une des quinze belles de la cour à qui je permettais de m’appeler piccoluomini[105], impertinente plaisanterie sur la taille quelque peu petite qui m’a toujours distingué des hommes ordinaires, même lorsque j’étais jeune : aujourd’hui l’âge en me courbant a réduit ma stature ; mais les dames voulaient toujours me railler. Peut-être, jeune homme, me suis-je fait indemniser par quelques-unes d’entre elles d’une façon ou d’une autre, je ne vous dis ni oui ni non ; mais assurément servir les dames, et se plier à leurs caprices, même quand ils sont trop indiscrets et trop bizarres, c’est le propre d’un homme bien né. »

Tout abattu qu’était Peveril, il ne put que difficilement s’empêcher de rire en regardant le pygmée qui racontait ces histoires avec tant de complaisance, et qui semblait disposé à proclamer, en se servant à lui-même de héraut, qu’il avait été un véritable modèle de valeur et de galanterie, quoique l’amour et les armes parussent être deux métiers totalement inconciliables avec ses traits ridés et son petit corps usé par l’âge. Julien évita néanmoins très-soigneusement de causer la moindre peine à son compagnon, et, cherchant à le mettre de bonne humeur, il lui dit qu’indubitablement un homme élevé, comme sir Geoffroy Hudson, dans les cours et les camps, savait exactement quelles étaient les libertés qu’il pouvait souffrir et celles qu’il devait ne point permettre.

Le petit chevalier, avec beaucoup de vivacité, mais non sans peine, se mit à traîner sa chaise vers le côté de la cheminée où Julien était assis, et réussit enfin à se rapprocher de lui, témoignant par là une cordialité toujours croissante.

« Vous dites bien, monsieur Peveril, reprit-il, et j’ai montré que je savais comment il fallait se conduire dans l’un comme dans l’autre cas. Oui, monsieur, il n’y avait pas une seule chose que ma très-royale maîtresse, Henriette-Marie, pût me demander, que je ne fusse prêt à la satisfaire ; j’étais son serviteur juré, à la guerre comme dans une fête, en bataille rangée comme à un banquet. À la requête particulière de Sa Majesté, je consentis un jour à devenir, pour un certain temps, l’habitant de l’intérieur d’un pâté. — D’un pâté ! » dit Julien, quelque peu surpris.

« Oui, monsieur, d’un pâté. J’espère que vous ne trouverez rien de risible dans ma complaisance ? » répliqua le nain d’un ton comme fâché.

« Oh ! non, monsieur, je ne suis guère disposé à rire maintenant. — Et je ne l’étais guère non plus lorsque je me trouvai emprisonné dans une énorme pièce de pâtisserie de dimension peu ordinaire, comme vous devez croire, puisque je pouvais m’y coucher de toute ma longueur, et que je fus, pour ainsi dire, enseveli entre des murailles de croûte épaisse et sous un large couvercle également de pâte, assez vaste pour qu’on y pût graver l’épitaphe d’un officier général ou d’un archevêque. Monsieur, malgré les précautions qu’on avait prises pour me donner de l’air, je ressemblais, beaucoup plus que je ne l’eusse imaginé, à un homme enterré vivant. — Je le crois bien, monsieur. — Au reste, monsieur, il y avait peu de personnes dans le secret, qu’on avait résolu de bien garder pour le grand amusement de la reine ; et moi, pour la divertir, je me serais blotti dans une coquille de noix, si la chose eût été possible. Donc, comme je vous disais, peu de personnes se trouvant être du complot, il y avait des accidents à craindre. J’appréhendais, au fond de ma ténébreuse cachette, que quelque domestique maladroit ne me laissât tomber, comme j’ai vu souvent la chose arriver aux pâtés de venaison, ou bien qu’un convive, pressé par la faim, n’anticipât le moment de ma résurrection en plongeant un couteau dans la croûte de dessus. Et quoique je fusse armé de pied en cap, jeune homme, ainsi que ç’a toujours été mon habitude de l’être en cas de péril, cependant, si un téméraire avait enfoncé trop avant la main dans les entrailles du prétendu pâté, mon sabre et mon poignard n’auraient pu me servir qu’à venger, et non assurément à prévenir une affreuse catastrophe. — À coup sûr, c’est ainsi que je l’entends, » dit Julien qui commençait du reste à penser que la compagnie de ce nain babillard ne servirait qu’à aggraver encore les inconvénients d’une prison, au lieu de les alléger. — Même, » continua le petit homme sans perdre son sujet de vue, « j’eus encore d’autres motifs d’appréhension ; car il plut à lord Buckingham, père de celui qui porte actuellement le titre de duc, et qui est à la cour dans toute la plénitude de la faveur, d’ordonner qu’on emportât le pâté à l’office et qu’on le remît au four, alléguant fort mal à propos qu’il serait beaucoup meilleur chaud que froid. — Et cette circonstance, monsieur, ne troubla-t-elle pas votre égalité d’âme ? — Mon jeune ami, je ne puis le nier : la nature exerce toujours ses droits, même sur les plus braves. Je pensais à Nabuchodonosor et sa fournaise ardente, et la peur seule me faisait éprouver déjà une sensation de chaleur. Mais grâces au ciel ! je songeais aussi à mes devoirs envers ma royale maîtresse, et j’étais en conséquence obligé de trouver en moi assez de force pour résister à la tentation d’apparaître avant l’instant marqué. Néanmoins le duc (si c’était par malice, puisse le ciel le lui pardonner !) se rendit à l’office et pressa vivement le chef de remettre le pâté au feu, ne fût-ce que cinq minutes seulement ; mais le chef de cuisine, qui connaissait heureusement les intentions bien différentes de ma noble maîtresse, s’y refusa avec une courageuse énergie ; et je fus encore replacé sain et sauf sur la table royale. — Et sans doute délivré de votre emprisonnement en temps convenable ? — Oui, monsieur ; cet heureux, et je puis dire ce glorieux moment arriva enfin. La croûte de dessus fut enlevée, et je parus au son de la trompette et du clairon, comme l’âme d’un guerrier quand l’heure du jugement dernier sonnera, ou plutôt, si cette comparaison est trop audacieuse, comme un champion délivré d’un charme qui le retenait immobile. Ce fut alors que, mon bouclier au bras et ma bonne lame à la main, j’exécutai une espèce de danse guerrière, dans laquelle mon adresse et mon agilité faisaient de moi un vrai prodige, déployant en même temps mes postures d’attaque et de défense d’une manière si complètement inimitable, que je fus presque assourdi des applaudissements qui retentirent autour de moi, et noyé dans les eaux parfumées que me jetèrent à pleins flacons les dames de la cour. Je me vengeai aussi de lord Buckingham ; car, comme je dansais un pas dont la mesure était rapide, parcourant la table du roi dans toutes les directions, et tantôt allongeant mon épée, tantôt la ramenant à moi, je dirigeai un coup vers son nez, une espèce d’estramaçon, dont la dextérité consiste à s’approcher extrêmement de l’objet qu’on semble viser, mais sans cependant l’atteindre. Vous pouvez avoir vu un barbier faire ce tour avec un rasoir. Je vous assure que le duc recula au moins d’un pas. Il fut assez hardi pour me menacer de me fendre le crâne avec un os de poulet, comme il s’exprima dans sa dédaigneuse colère. Mais le roi dit : « George ce n’est qu’un Roland pour votre Olivier[106]. » Et je continuai ma danse, montrant une courageuse insouciance de son déplaisir, ce que peu de personnes alors eussent osé, bien que l’auteur de cette prouesse fût protégé par les sourires de la valeur et de la beauté. Mais, hélas ! monsieur, la jeunesse, ses joies, ses folies, ses caprices, toutes ses pompes et tout son orgueil, sont aussi vains et aussi peu stables que le pétillement d’un fagot d’épines sous une marmite.

« La fleur qui est jetée au four aurait été une meilleure comparaison, pensa Peveril. Bon Dieu ! se peut-il qu’un homme vive pour regretter de n’être plus assez jeune pour être traité comme une pièce de viande cuite au four, et servi dans un pâté ! »

Son compagnon dont la langue avait été aussi étroitement emprisonnée que sa personne depuis quelques jours, sembla résolu a s’indemniser et à profiter de l’occasion, en continuant de s’abandonner à sa loquacité naturelle aux dépens de son pauvre camarade. Il se mit donc d’un ton solennel à moraliser sur l’aventure qu’il venait de conter.

« Les jeunes gens regarderont sans doute comme digne d’envie l’homme qui était capable de devenir le favori et l’admiration de la cour (Julien se disculpa au fond de son âme de tout sentiment pareil) ; et cependant mieux vaut être moins pourvu de ces talents qui distinguent, et se trouver à l’abri des calomnies, des accusations odieuses et de la haine qui toujours accompagnent les faveurs de cour. Des gens qui n’avaient point d’autre motif me raillaient parce que ma taille était un peu hors des proportions ordinaires ; et parfois les plaisanteries m’étaient inconsidérément lancées par des personnes que j’étais tenu de respecter, et qui sans doute ne réfléchissaient pas assez que le roitelet sort des mains du même créateur que l’outarde ; que le diamant, malgré sa petitesse, est mille fois plus précieux qu’une masse de granit mille fois plus considérable. Cependant elles n’agissaient ainsi envers moi que par excès de bonne humeur, et comme par devoir autant que par reconnaissance, je ne pouvais riposter ; il me fallut chercher un moyen de venger mon honneur sur ceux qui, bien que confondus ainsi que moi dans la foule des serviteurs et des courtisans, se comportaient néanmoins à mon égard comme s’ils avaient été d’une classe supérieure par le rang et les dignités, aussi bien que par la circonstance accidentelle de la taille. Et comme si c’eût été une leçon réservée à mon orgueil et à celui des autres, il arriva que l’exploit dont je vous ai fait le récit… et que je considère comme ce qu’il y a de plus glorieux dans ma vie, excepté peut-être la part honorable que je pris à la bataille de Round-Way-Down, devint la cause d’un bien tragique événement ; que je regarde comme la plus grande infortune de mon existence. »

Le nain s’arrêta ici, poussa un gros soupir qui marquait ses regrets ; et avec l’importance qui convenait à une histoire tragique, il continua de la manière suivante :

« Vous auriez cru dans votre simplicité, jeune homme, que la prouesse dont je viens de vous entretenir n’aurait pu être citée qu’à mon avantage, comme une mascarade vraiment rare, joliment imaginée et non moins heureusement exécutée, et cependant la malice des courtisans, qui se mouraient de jalousie et de désespoir, donnant un libre cours à leur humeur sardonique, ils épuisèrent leur fonds d’esprit pour me tourner en ridicule de toutes les manières. Bref, mes oreilles furent tellement blessées d’allusions aux pâtés, aux croûtes et aux fours, que je fus forcé d’interdire un tel sujet de plaisanteries, avec menaces de faire sentir immédiatement tout le poids de mon déplaisir. Mais il arriva qu’il y avait alors à la cour un jeune homme de bonne famille, fils d’un chevalier banneret, et jouissant de la plus haute estime, lequel même était mon ami particulier, et de qui par conséquent je n’avais pas lieu d’attendre ce genre de raillerie offensante. Cependant un soir, chez le portier du château, comme il était un peu gris et en train de plaisanter, il lui plut de revenir sur ce sujet rebattu, et de dire, à propos d’un pâté d’oie, des choses que je ne pus m’empêcher de prendre pour moi. Je le priai néanmoins d’un ton calme et ferme de choisir un autre sujet, faute de quoi il éprouverait bientôt les effets de ma colère. Mais il continua sur le même ton, et aggrava même la première offense en parlant du Petit-Poucet, et en se permettant d’autres comparaisons aussi méchantes qu’inutiles, au point que je fus forcé de lui envoyer un cartel, et une rencontre s’ensuivit. Or, comme j’aimais réellement ce jeune homme, mon intention n’était que de le corriger par une égratignure ou deux, et j’aurais bien voulu qu’il choisît l’épée, mais il préféra le pistolet, et s’étant rendu à cheval sur le terrain, il tira par manière d’arme un de ces petits instruments dont les enfants malins ont coutume de se servir dans leurs jeux, pour se lancer de l’eau ; un… une… ma foi, j’en ai oublié le nom. — Une seringue sans doute, dit Peveril, qui commençait à se souvenir d’avoir entendu parler de cette aventure.

« Comme vous dites. Oui, vous avez en effet trouvé le nom de ce maudit engin, dont j’ai souvent ressenti les effets en traversant les cours de Westminster. Eh bien, monsieur, cette marque de mépris me força de tenir à mon adversaire un langage qui le mit dans la nécessité de prendre des armes plus sérieuses. Nous combattîmes à cheval, partant d’un endroit marqué et avançant à un signal convenu ; et comme je ne manque jamais mon coup, j’eus le malheur de tuer l’honorable M. Crofts du premier feu. Je ne souhaiterais pas à mon plus mortel ennemi la douleur que j’éprouvai lorsque je le vis perdre l’équilibre sur sa selle et tomber à terre ; et quand j’aperçus son sang qui coulait en abondance, le ciel m’est témoin que j’aurais voulu voir plutôt couler tout le mien. Ainsi périrent jeunesse, espérances et bravoure, sacrifiées à une sotte et imprudente plaisanterie. Pourtant, hélas ! pouvais-je agir autrement, puisque l’honneur est pour ainsi dire l’air que nous respirons, et qu’on ne peut, dans aucun sens, dire que nous vivions, si nous souffrons qu’on nous en prive ? »

Le ton de sentiment avec lequel cet extrait de héros termina son récit donna à Julien une meilleure idée de son cœur et même de son jugement ; car il n’avait pu jusque-là concevoir une opinion fort avantageuse d’un personnage qui se glorifiait d’avoir, dans une grande occasion, formé le contenu d’un pâté. Cela lui donna lieu de conclure que le petit champion ne s’était laissé entraîner à montrer tant de complaisance, que par la nécessité que lui imposait sa situation, par sa propre vanité, et par les flatteries dont l’accablaient ceux qui cherchaient à s’amuser à ses dépens. Cependant le sort du malheureux Crofts, ainsi que différents exploits de ce nain martial, durant les guerres civiles, où il commanda réellement et avec une grande valeur un corps de cavalerie, rendirent les gens plus circonspects dans leurs plaisanteries, lesquelles d’ailleurs étaient d’autant moins nécessaires que, lorsqu’on le laissait tranquille, il manquait rarement à se montrer de lui-même sous un jour ridicule.

À une heure après midi, le porte-clefs, fidèle à sa parole, apporta aux deux captifs un dîner très-passable, et un flacon de vin assez bon, quoiqu’un peu léger ; et le vieillard, qui était presque un bon vivant, observa d’un ton de regret que la bouteille était d’une taille à peu près aussi diminutive que la sienne. La soirée s’écoula ainsi, mais non sans de continuels symptômes de garrulité de la part de Geoffrey Hudson.

Il est vrai que son bavardage prit un caractère plus grave qu’auparavant ; car, lorsque le flacon fut vide, il récita une longue prière latine. L’acte de religion auquel il s’était livré fit prendre à ses paroles un tour plus sérieux que celui de ses premiers discours, où il ne s’agissait que d’amour, de guerre, et des splendeurs d’une cour magnifique.

Le petit chevalier harangua d’abord sur des points polémiques de théologie, et ne quitta cet épineux sentier que pour entrer dans la route obscure de la mysticité. Il parla d’avertissements secrets, de prédictions faites par des prophètes sévères, de visites que rendaient les esprits moniteurs, et des mystères cabalistiques des rose-croix : tous sujets qu’il traitait avec l’air d’un homme tellement convaincu, alléguant même très-souvent son expérience personnelle, qu’on aurait pu le croire membre de la confrérie des gnomes et des fées, auxquels il ressemblait tant par la taille. En un mot, il continua pendant plus d’une heure à verser un tel torrent de babillage inutile, que Peveril résolut, à tout hasard, de chercher à obtenir un logement séparé. Après avoir récité ses prières du soir en latin, comme la première fois, car il était catholique, le vieillard entama une nouvelle histoire pendant qu’ils se déshabillaient ; et la prolongea jusqu’à ce qu’il eût ainsi appelé le sommeil sur ses yeux et sur ceux de son compagnon.


CHAPITRE XXXV.

L’APPARITION.


… De langues aériennes qui prononcent le nom des hommes.
Milton. Comus.


Julien s’était endormi, la tête plus pleine de ses tristes réflexions que du babil mystique du petit chevalier ; et cependant il arriva que ses visions eurent plus de rapport avec les discours du nain qu’avec ses propres idées.

Il rêva d’esprits glissant sous ses yeux, de fantômes parlant avec volubilité, de mains sanglantes qui s’agitaient dans l’ombre, et semblaient l’appeler comme un chevalier errant destiné à de terribles aventures. Plus d’une fois il s’éveilla en sursaut, tant était vive l’impression que ces songes produisaient sur son imagination ! et alors il lui semblait toujours qu’il y avait quelqu’un près de son lit. Le froid qu’il sentait aux pieds, la pesanteur de ses fers, et le bruit qu’ils faisaient lorsqu’il se retournait sur son grabat, lui rappelèrent dans quel lieu il se trouvait et à quelle occasion. L’extrémité à laquelle il voyait réduit tout ce qu’il avait de plus cher répandait dans son cœur un froid plus glacial encore que celui des chaînes dont ses jambes étaient entourées ; et il lui était impossible de retomber dans le sommeil sans demander au ciel sa protection par une prière mentale. Mais lorsqu’il fut réveillé pour la troisième fois par ces images effrayantes, l’angoisse de son esprit se manifesta par des paroles, et il ne put retenir cette exclamation de désespoir : « Mon Dieu, ayez pitié de moi ! » — Amen ! » répondit une voix aussi douce qu’une rosée de miel, et qui lui sembla prononcer ce mot à son chevet même.

L’explication naturelle était que Geoffrey Hudson, son compagnon d’infortune, avait répondu à une prière si bien appropriée à leur situation respective ; mais le son de cette voix était si différent des accents durs et discordants du nain, que Peveril demeura convaincu qu’elle n’avait pu sortir de la bouche d’Hudson. Il fut frappé d’une terreur involontaire, qu’il lui eût été difficile d’expliquer raisonnablement ; et ce ne fut qu’avec un grand effort qu’il parvint à faire cette question : « Sir Geoffrey avez-vous parlé ? »

Point de réponse. Il renouvela sa question plus haut, et la même voix argentine qui s’était déjà associée à ses prières en disant Amen, répondit : « Votre compagnon ne s’éveillera point tant que je serai ici. — Et qui êtes-vous ?… Que cherchez-vous ici ? et comment y êtes-vous venu ? » dit Peveril entassant avec chaleur question sur question.

« Je suis un être infortuné, mais qui vous aime tendrement… Je viens ici pour vous servir ; ne vous inquiétez pas du reste. »

Une idée s’offrit alors à l’esprit de Julien : il avait ouï parler de personnes qui possédaient le merveilleux talent de contrefaire leur voix de manière qu’elles pouvaient abuser ceux qui les entendaient, au point de leur faire accroire que les sons partaient d’un point de l’appartement tout à fait opposé à celui qu’elles occupaient. Persuadé qu’il avait complètement pénétré le mystère, il répliqua : « Ce badinage, sir Geoffrey n’est pas de saison. Dites ce que vous avez à dire avec votre voix et votre ton ordinaires : les mauvaises plaisanteries ne conviennent pas à minuit dans un cachot de Newgate. — Mais l’être qui vous parle, répondit la voix, choisit de préférence l’heure la plus ténébreuse et les lieux les plus terribles. »

Brûlant d’impatience et résolu à satisfaire sa curiosité, Julien sauta brusquement à bas de son lit, espérant saisir l’être qui parlait ainsi et dont la voix indiquait une extrême proximité. Mais sa tentative fut complètement inutile, et il ne saisit que de l’air.

Peveril fit deux ou trois tours dans la chambre, au milieu de l’obscurité et les bras tendus : puis il réfléchit enfin qu’avec les fers qu’il portait aux pieds, et le bruit qui accompagnait et décelait ses moindres mouvements, il lui serait impossible de mettre la main sur quelqu’un qui ne serait pas disposé à se laisser atteindre. Il chercha donc à regagner son lit ; mais comme il n’allait qu’à tâtons, il arriva d’abord à celui de son camarade d’infortune. Le petit prisonnier dormait d’un profond sommeil : en l’écoutant ronfler un moment, Julien conclut encore, ou que le nain était le plus artificieux des ventriloques et des sorciers, ou qu’il y avait réellement, entre les quatre murs de leur chambre si bien close, un tiers dont la présence même semblait indiquer qu’il n’appartenait pas à notre espèce.

Julien n’était pas fort disposé à croire au surnaturel ; mais il s’en fallait bien aussi que le siècle fût incrédule autant que le nôtre aux apparitions ; et, sans déroger le moins du monde à son bon sens, il pouvait partager les préjugés de son époque. Ses cheveux commençaient à se dresser sur sa tête, et une sueur froide mouillait déjà son visage, lorsqu’il appela son compagnon, le priant, au nom du ciel, de s’éveiller.

Le nain répondit, mais toujours endormi : « Que le diable vous emporte ! Je me soucie bien qu’il fasse jour. Dites au maître écuyer que je n’accompagnerai point la chasse, à moins qu’il ne me donne le petit bidet noir. — Je vous dis, répliqua Julien, qu’il y a quelqu’un dans la chambre. N’avez-vous pas un briquet pour allumer un flambeau. ? — Que m’importe que ce criquet ne soit pas beau ? » reprit le dormeur en suivant toujours le fil de ses idées, qui sans doute l’entraînait au milieu des vertes forêts de Windsor, et lui rappelait les chasses royales dont il avait été témoin. « Je ne suis pas lourd. Je ne monterai jamais cette grande brute du Holstein, où je ne puis me placer qu’à l’aide d’une échelle, et où je fais la figure d’une pelote sur un éléphant. »

Julien se vit obligé de le tirer par le bras, et le secoua si violemment, qu’il réussit à chasser le rêve qui l’occupait. Après deux bâillements et trois soupirs, le nain lui demanda avec humeur ce que diable il voulait.

« Oui, le diable lui-même, je crois, répondit Peveril, est en ce moment dans notre chambre. »

À ces paroles Hudson, se levant avec précipitation, se signa dévotement, et se mit à frapper avec ardeur un morceau d’acier contre une pierre à feu, jusqu’à ce qu’il eût allumé une espèce de petit cierge qui était, dit-il, consacré à sainte Brigitte, et dont la vertu égalait celle de l’herbe appelée fuga dœmonum, ou du foie de poisson brûlé par Tobie dans la maison de Raguel, pour chasser des endroits qu’il éclairait tous les lutins et tous les esprits malins ou dangereux (si toutefois, comme il en fit soigneusement la remarque), il en existait ailleurs que dans l’imagination de son jeune ami.

La chambre ne fut pas plus tôt éclairée par les rayons de ce bout de chandelle sacrée, que Julien commença à douter du témoignage de ses propres oreilles ; car non seulement il ne vit que sir Hudson et lui-même, mais encore les serrures et les verrous avaient une telle solidité, qu’il paraissait impossible qu’on eût ouvert la porte et qu’on l’eût refermée, sans faire beaucoup de bruit ; et ce bruit, la seconde fois au moins, aurait dû nécessairement parvenir à son oreille, puisqu’il était sur pied et se promenait par la chambre lorsque l’inconnu, si toutefois c’était un être humain, avait battu en retraite.

Julien regarda un instant, avec non moins d’inquiétude que de surprise, d’abord la porte bien fermée, et ensuite la fenêtre garnie de barreaux ; puis il finit par accuser son imagination de lui avoir joué un tour fort déplaisant. Il ne répondit presque rien aux questions d’Hudson ; et retournant à son lit, il l’écouta en silence réciter un long discours sur les mérites de sainte Brigitte, lequel comprenait la plus grande partie de son interminable légende, et se termina par l’assurance que, d’après toutes les traditions, cette puissante sainte était la plus petite de toutes les femmes, à l’exception cependant de celles des Pygmées.

Lorsque le nain eut cessé de parler, l’envie de dormir revint bientôt à Julien ; et après avoir promené ses regards autour de la chambre qu’éclairaient encore les dernières lueurs du cierge saint, ses yeux se refermèrent, il oublia ce qui venait de se passer, et son repos ne fut plus troublé pendant le reste de la nuit.

L’aurore se lève pour Newgate comme pour la montagne la plus haute qu’un habitant du comté de Galles ou une chèvre sauvage aient jamais gravie, mais d’une manière si différente, que les rayons même du roi des astres, lorsqu’ils pénètrent dans les profondeurs de cette triste demeure, semblent y être emprisonnés. Éclairé par la lumière du jour, Peveril se convainquit sans peine de la fausseté des visions qu’il avait vues la nuit précédente, et sourit en réfléchissant que des histoires semblables à celles qu’il lui avait si souvent fallu se résigner à entendre dans l’île de Man, eussent pu produire tant d’impression sur son esprit, après avoir passé par la bouche d’un être si extraordinaire qu’Hudson, et dans la solitude d’une prison.

Avant que Julien se fût éveillé, le nain avait déjà quitté son lit, et se tenait assis à l’un des coins de la cheminée, où de ses propres mains il avait allumé le feu, tantôt s’occupant à faire bouillir un petit pot qu’il avait suspendu sur la flamme, tantôt absorbé dans la lecture d’un énorme in-folio qui était ouvert devant lui sur la table, et qui semblait presque aussi grand et aussi gros que lui-même. Il était enveloppé dans son manteau de drap cramoisi, qui lui servait de robe de chambre aussi bien que de vêtement contre le froid, et qui était à l’avenant de l’ample bonnet dont il avait la tête coiffée. La singularité de ses traits et l’expression de ses yeux armés de lunettes, alternativement dirigés sur le volume qu’il laissait et vers le petit chaudron, auraient donné à Rembrandt la tentation de le peindre comme un alchimiste ou comme un nécromancien occupé de quelque bizarre expérience, et se conformant aux préceptes contenus dans un de ces gros manuels qui traitent des arts mystiques.

L’attention du nain portait cependant sur un objet plus matériel, car il préparait tout simplement pour son déjeuner une soupe d’une saveur exquise, dont il invita Peveril à manger sa part. « Je suis un vieux soldat, dit-il, et je dois ajouter un vieux prisonnier ; par conséquent je sais me tirer d’affaire mieux que vous, jeune homme. Le diable emporte le gredin de Clink ! il a mis la boîte aux épices hors de ma portée : voudriez-vous me la faire passer ? elle est sur le manteau de la cheminée. Je vous apprendrai, comme disent les Français, à faire la cuisine ; et puis, si cela vous convient, nous partagerons en frères les travaux de notre prison. »

Julien accéda sans hésitation à la proposition amicale du petit homme, et se garda bien de lui donner à entendre que sans doute ils n’habiteraient pas long-temps ensemble. La vérité est que, bien qu’en somme il fût porté à regarder comme un effet de son imagination exaltée la voix qu’il se figurait avoir ouïe la nuit précédente, cependant il éprouvait un vif désir de voir comment une seconde nuit se passerait dans la même cellule ; et les accents de cet être invisible qu’il avait, à minuit, entendus avec terreur, n’excitaient plus alors dans son souvenir qu’une douce et agréable agitation, provenant à la fois et d’une sorte de crainte et d’une vive curiosité.

Les jours qui s’écoulent dans une prison n’ont presque rien qui les distingue les uns des autres. Celui qui succéda à la nuit que nous avons décrite ne présenta aucune circonstance remarquable. Le nain prêta à son jeune compagnon un volume semblable à celui qu’il s’occupait à lire, et qui se trouvait être un tome d’un des romans aujourd’hui oubliés de Scudéri, dont Geoffrey Hudson était grand admirateur, et qui étaient alors fort à la mode dans les cours de France et d’Angleterre, quoiqu’on fût parvenue réunir dans ces immenses in-folios toutes les invraisemblances et toutes les absurdités des anciens romans de chevalerie, moins le feu d’imagination qui distingue ces derniers, et toutes les sottises métaphysiques que Cowley et les autres poètes de l’époque ont entassées sur la passion de l’amour, comme des monceaux de charbon menu jetés sur un feu languissant, et qui l’étouffent au lieu de le nourrir.

Mais Julien n’avait d’autre alternative que de s’attrister sur les chagrins d’Artamène et de Mandane, ou de songer à la détresse accablante de sa propre situation ; et dans ces agréables divertissements la matinée se passa comme elle put.

À midi d’abord, et ensuite à la chute du jour, les deux compagnons d’infortune reçurent une courte visite du farouche porte-clefs, qui vint, d’un air sombre et d’un pas silencieux, apporter les choses nécessaires aux repas des prisonniers, sans échanger avec eux plus de paroles qu’un officier de l’inquisition d’Espagne ne s’en serait permis en pareille occasion. Avec la même gravité taciturne, bien différente de l’humeur rieuse dans laquelle il avait été surpris la veille, il frappa leurs fers avec un petit marteau, pour s’assurer par leur son qu’ils n’avaient été entamés ni par la lime ni autrement. Il monta ensuite sur une table pour faire la même expérience sur les barreaux de la fenêtre.

Le cœur de Julien battait vivement ; car quelqu’un de ces barreaux ne pouvait-il pas avoir été travaillé de manière à donner entrée au visiteur nocturne ? Mais ils renvoyèrent tous à l’oreille expérimentée de maître Clink, lorsqu’il les frappa tour à tour avec le marteau, un son clair et net, d’où il conclut qu’ils étaient intacts.

« Il serait difficile de s’introduire à travers de pareilles grilles, » dit Julien en exprimant tout haut les pensées qui l’occupaient.

« Peu de personnes en seraient tentées, » répliqua le valet bourru, ne comprenant pas ce qui se passait dans l’esprit de Peveril ; « et permettez-moi de vous dire, maître, qu’on trouve déjà suffisamment difficile d’en sortir par là. » Il se retira et la nuit vint. Le nain, qui s’était chargé de la besogne à faire dans la chambre pour toute la journée, s’agita beaucoup, allant et venant, soit pour éteindre le feu, soit pour remettre en ordre les différents objets dont ils s’étaient servis dans le courant du jour, ne cessant de se parler tout haut à lui-même, et toujours avec un air d’importance, tantôt dissertant sur la dextérité avec laquelle un vieux soldat savait mettre la main à tout, et tantôt s’étonnant qu’un courtisan du premier ordre condescendît à mettre la main à quelque chose. Puis vint la répétition de ses prières accoutumées ; mais sa disposition à bavarder ne lui revint pas, comme la veille, après cet acte de dévotion. Au contraire, long-temps avant que Julien eût fermé les yeux, la respiration forte qui partait du lit de sir Geoffrey Hudson annonça que le nain était déjà dans les bras de Morphée.

Au milieu de l’obscurité complète qui régnait dans la chambre, et avec un vif désir, qui n’était pas sans un certain mélange de crainte, d’entendre encore la voix mystérieuse de la nuit précédente, Julien demeura long-temps éveillé, sans que ses méditations fussent interrompues autrement que par l’horloge qui sonnait l’heure écoulée au clocher de l’église du Saint-Sépulcre, voisine de Newgate. Enfin il s’assoupit ; mais il n’avait pas encore sommeillé une heure, à ce qu’il lui sembla, quand son repos fut troublé par les sons que son oreille aux aguets avait vainement attendus.

« Pouvez-vous dormir ? voulez-vous dormir ? osez-vous dormir ? » furent les questions que lui adressa la même voix, claire, douce et mélodieuse, qui lui avait parlé la nuit précédente.

« Qui me questionne ainsi, répliqua Julien. Mais que le questionneur soit bien ou mal intentionné, je réponds que je suis innocent, et l’innocence peut vouloir et peut oser dormir profondément. — Ne m’adressez pas de questions, dit la voix, et n’essayez pas de découvrir qui vous parle ; mais soyez convaincu que la folie seule peut dormir avec la perfidie d’un côté et le péril de l’autre. — Vous qui me parlez de péril, pouvez-vous m’indiquer le moyen de le combattre ou de l’éviter ? dit Julien. — Mon pouvoir est limité ; cependant je puis faire quelque chose, comme le ver luisant peut montrer un précipice. Mais il faut mettre votre confiance en moi. — La confiance doit engendrer la confiance. Je ne puis accorder la mienne sans savoir à qui et pourquoi. — Ne parlez pas si haut, » dit la voix en baissant tout à coup le ton.

« La dernière nuit, répliqua Julien, vous disiez que mon compagnon ne s’éveillerait pas. — Cette fois je ne réponds pas qu’il ne s’éveille, » reprit la voix ; et aussitôt les accents rauques, criards et discordants du nain se firent entendre, demandant à Julien pourquoi il parlait ainsi durant son sommeil, ou, s’il ne dormait pas lui-même, pourquoi il ne laissait pas dormir les autres, et enfin si ses visions de la dernière nuit lui revenaient encore.

« Dites oui, » murmura la voix d’un ton si bas, et cependant si distinct, que Julien doutait presque si ce n’était pas un écho de sa propre pensée ; dites seulement oui, et je pars pour ne jamais revenir ! »

Dans les circonstances désespérées, on recourt à des remèdes étranges et inaccoutumés ; et quoiqu’il fût incapable de calculer alors les chances favorables que cette singulière correspondance pourrait lui offrir, Julien ne se sentit pas disposé à les laisser échapper si promptement. Il répondit seulement au nain qu’il avait été troublé par un rêve affreux.

« Je l’aurais juré d’après le son de votre voix, dit Hudson. Il est vraiment étrange que vous autres hommes de grande taille vous ne possédiez jamais cette rare fermeté de nerfs qui nous est propre, à nous qui avons été jetés dans un monde plus compacte. Ma voix conserve en toute occasion son accent mâle et sonore. Le docteur Cockerel pensait qu’il y avait une même proportion de nerfs et de fibres pour les hommes de toutes les tailles, et que la nature les file plus gros ou plus minces suivant l’étendue de la surface qu’ils doivent recouvrir. De là vient que les plus petites créatures sont souvent les plus fortes. Mettez un escarbot sous un grand chandelier, et l’insecte le remuera par ses efforts pour reconquérir sa liberté ; ce qui est, pour achever ma comparaison, comme si l’un de nous ébranlait par de semblables efforts la prison royale de Newgate. Les chats aussi et les belettes sont des animaux qui ont plus de force et la vie plus dure que les chiens ou les brebis. Et en général, vous pouvez remarquer que les petits hommes dansent mieux et sont moins fatigués des efforts de tout genre que ceux pour qui leur poids doit nécessairement être un fardeau. Je vous respecte, monsieur Peveril, parce qu’on m’a dit que vous aviez tué un de ces grands gaillards qui font les fendants comme si leurs âmes étaient plus grandes que les nôtres, attendu que leur nez est d’un pouce ou deux plus rapproché des nuages. Mais ne vous glorifiez pas de cette victoire comme d’un exploit sans pareil. Je voudrais vous convaincre qu’il en a toujours été ainsi, et que dans l’histoire de tous les siècles l’homme petit, agile, leste et vigoureux a constamment eu l’avantage sur un adversaire colossal. Je n’ai besoin que de vous citer, dans l’Écriture sainte, l’exemple de la fameuse chute de Goliath, et celui d’un autre lourdaud qui avait plus de doigts à la main et plus de pouces à la taille qu’il ne saurait appartenir à un honnête homme, et qui fut tué par un neveu du bon roi David ; il en est beaucoup d’autres encore dont les noms m’échappent, mais qui tous étaient des Philistins d’une haute stature. Parmi les païens, n’avez-vous pas Tydée, et je ne sais combien d’autres héros trapus et vigoureux dont les petits corps logeaient de grandes âmes ? Vous pouvez remarquer en outre, dans l’histoire tant sacrée que profane, que vos géants sont des hérétiques et des blasphémateurs, des brigands et des oppresseurs, des tyrans du sexe féminin et des rebelles à toute autorité régulière. Tels furent Gog et Magog, que nos chroniques les plus authentiques disent avoir été tués, près de Plymouth, par le brave petit chevalier Corineus, qui donna son nom au comté de Cornouailles. Ascaparte aussi fut dompté par Bevis, et Colbrand par Guy, comme le peuvent attester Southampton et Warwick. Tel fut encore le géant Hoël, tué en Bretagne par le roi Arthur. Et si Ryence, roi de la partie septentrionale du pays de Galles, qui fut mis à mort par ce même champion de la chrétienté, ne peut réellement pas s’appeler un géant, il est certain qu’il n’en vaut guère mieux, puisqu’il lui fallait vingt-quatre barbes de rois pour fourrer sa robe, et qu’alors on portait la barbe dans toute sa longueur : de sorte qu’en évaluant chaque barbe à dix-huit pouces (et vous ne pouvez accorder moins à une barbe royale), et en supposant qu’on en eût garni seulement le devant de la robe, comme nous le faisons en employant l’hermine, et que le derrière, au lieu d’être doublé et bordé de peaux de chats sauvages et d’écureuils, l’était avec des barbes de comtes, de ducs et d’autres dignitaires inférieurs, nous pouvons raisonnablement estimer que la taille de Ryence… mais je ferai ce calcul demain matin. »

Rien n’est plus soporifique pour quiconque n’est ni philosophe ni homme de finances, qu’une opération d’arithmétique ; et quand on est au lit, l’effet en est irrésistible. Sir Geoffrey se rendormit en cherchant à déterminer quelle était la taille du roi Ryence, d’après la longueur probable de son manteau. Il est vrai que, s’il n’eût pas renoncé à faire ce calcul abstrait, on ne peut présumer combien il aurait disserté de temps sur la supériorité des hommes de petite taille : car ce sujet avait pour lui tant de charmes que, si nombreux que soient les récits de ce genre, il avait recueilli presque tous les exemples de victoires remportées par de petits hommes sur des géants historiques ou romanesques.

Aussitôt que des signes non équivoques du profond sommeil de Geoffrey arrivèrent aux oreilles de Julien, il se remit à écouter avec la plus grande attention pour entendre de nouveau la voix mystérieuse qui excitait en même temps son intérêt et sa surprise. Déjà même, tandis qu’Hudson parlait, au lieu de prêter l’oreille à son éloge pompeux des gens de petite taille, il était demeuré aux aguets, épiant le moindre bruit d’une nature quelconque qui pouvait retentir dans l’appartement, en sorte qu’il lui semblait presque impossible qu’une mouche volât sans qu’il entendît ses ailes s’agiter. Si donc son invisible conseiller était réellement une créature de ce monde (opinion à laquelle le bon sens de Julien l’empêchait de renoncer aisément), cet être ne pouvait pas être sorti de la chambre ; et il attendit avec impatience que leur conversation recommençât. Mais il fut désappointé : aucun bruit ne parvint à son oreille ; et le visiteur nocturne, s’il était encore dans la prison, parut déterminé à garder le silence.

Ce fut vainement que Peveril toussa, cracha, et tâcha, par toutes sortes d’indices, de montrer qu’il ne dormait pas. Enfin son impatience devint telle qu’il résolut à tout risque de parler le premier, dans l’espoir de renouer l’entretien. « Qui que tu sois, » dit-il d’une voix assez haute pour être entendue d’une personne éveillée, mais trop basse pour troubler le repos de son compagnon endormi ; « qui ou quoi que tu sois, tu as montré que tu t’intéressais au destin des malheureux tels que Julien Peveril. Parle encore, je t’en conjure ; et, que tes communications m’annoncent le bien ou le mal, crois-moi, je suis également prêt à recevoir l’un et l’autre. »

Cette invocation ne reçut absolument aucune réponse ; aucun bruit n’annonça la présence de l’être auquel il s’adressait si solennellement.

« Je parle vainement, continua Julien et peut-être n’invoqué-je qu’un être qui est étranger aux sentiments humains, ou qui prend un malin plaisir aux souffrances des hommes. »

Un faible soupir, à demi comprimé, partant d’un coin de la chambre et répondant à cette acclamation, parut contredire l’imputation qu’elle renfermait.

Julien naturellement courageux, et se familiarisant enfin avec sa situation, se mit sur son séant et étendit le bras pour répéter la conjuration, lorsque la voix, comme effrayée de son geste et de son énergie, murmura d’un ton plus agité que celui qu’elle avait eu jusqu’alors : « Tenez-vous tranquille, ne bougez pas, ou je me tais pour toujours. — C’est donc un être mortel qui est en ce moment avec moi, » fut la conclusion naturelle que tira Julien, « et un être qui probablement a peur d’être découvert ; j’ai alors quelque pouvoir sur mon visiteur, quoique je doive n’en user qu’avec circonspection.

« Si vos intentions sont amies, continua-t-il, il n’y a jamais d’instant où le besoin d’un protecteur se fit davantage sentir pour moi, où la protection doive mériter de ma part plus de reconnaissance. Le destin de tout ce qui m’est cher est dans la balance, et je donnerais tous les trésors du monde pour apprendre que je n’ai aucun malheur à déplorer. — Je vous l’ai déjà dit, mon pouvoir est limité, répondit la voix ; vous, je puis peut-être vous sauver ; mais le destin de vos amis est hors de ma puissance. — Faites-le-moi du moins connaître, reprit Julien ; et quel qu’il soit, je ne balancerai pas à le partager. — Et sur qui donc voulez-vous me questionner ? » répliqua l’harmonieuse et douce voix, non sans un léger tremblement, comme si elle eût adressé cette question avec une sorte de répugnance. — Sur mes parents, » répondit Julien après un moment d’hésitation ; « comment se trouvent-ils ? quel sera leur destin ? — Ils sont comme le fort sous lequel l’ennemi a creusé une mine fatale. L’ouvrage peut avoir coûté des années de travail, tant les mineurs rencontraient d’obstacles ; mais le temps apporte l’occasion sur ses ailes ? — Et quel sera l’événement ? — Puis-je lire dans l’avenir, autrement qu’en le comparant au passé ? Où sont-ils, ceux qui ont été poursuivis par ces accusations cruelles et infatigables, sans avoir fini par succomber ? Une haute et noble naissance, une honorable vieillesse, une bienveillance reconnue, ont-elles sauvé le malheureux Stafford ? La science de Colemann, son talent pour l’intrigue et sa haute faveur à la cour l’ont-ils pu préserver, lui serviteur et confident de l’héritier présomptif de la couronne d’Angleterre ? Qu’ont valu à Fenwicke, à Whitbread et à tant d’autres prêtres accusés, le génie, l’adresse et les efforts d’une secte nombreuse ? Groves, Pickering et tant d’autres infortunés sans nom furent-ils mieux défendus par leur obscurité ? Nulle condition, nulle sorte de talent, nuls principes ne peuvent protéger contre une accusation qui nivelle tous les rangs, confond tous les caractères, change les vertus en crimes, et considère les hommes comme dangereux en raison de l’influence qu’ils exerçaient, bien qu’ils l’aient acquise de la plus noble manière, et qu’ils n’en usent qu’avec les meilleures intentions. Accusez qui que ce soit de complicité dans la conspiration, appelez en témoignage contre lui Oates ou Dugdale, et le plus aveugle prévoira l’issue de son jugement. — Prophète de malheur ! mon père sera protégé par un impénétrable bouclier : il est innocent. — Qu’il se prévale de son innocence à la barre du ciel, car elle lui servira peu devant le tribunal que Scroggs préside. — Je ne crains cependant rien, » répliqua Peveril, en affectant plus de confiance qu’il n’en avait réellement ; « la cause de mon père sera plaidée devant douze Anglais. — Mieux vaudrait devant douze bêtes féroces que devant des Anglais influencés par les préjugés de parti, les passions et la terreur épidémique d’un danger imaginaire. — Parleur de sinistre augure, ta voix est bien faite pour servir de pendant à la cloche de minuit, et aux hurlements du hibou. Parle encore, pourtant. Dis-moi, si tu peux… » Il aurait voulu parler d’Alice Bridgenorth, mais ce nom ne put sortir de sa bouche. « Dis-moi, continua-t-il, si la noble maison de Derby… — Qu’elle demeure sur son roc, comme l’oiseau de mer pendant la tempête, et il pourra se faire que ce roc lui présente un abri sûr. Mais il y a du sang sur son hermine, et la vengeance l’a poursuivie pendant bien des années comme un limier qui, perdant le matin les traces de sa proie, espère néanmoins les retrouver encore avant le coucher du soleil. Du reste cette famille est actuellement en sûreté. Dois-je maintenant vous parler de vos propres affaires, où il ne s’agit guère moins que de votre vie et de votre honneur ; ou bien est-il encore quelqu’un dont vous préfériez les intérêts aux vôtres ? — Il existe une personne, dit Julien, dont j’ai été violemment séparé hier ; si je savais seulement que sa sûreté n’est pas compromise, je m’inquiéterais peu de la mienne. — Une, répéta la voix, seulement une dont vous fûtes hier séparé ? — Oui, et j’ai senti qu’une telle séparation détruirait tout le bonheur que ce monde pouvait me donner. — Vous voulez dire Alice Bridgenorth, » reprit l’être invisible avec un certain accent d’amertume ; « mais vous ne la reverrez plus. Oubliez-vous l’un l’autre : il y va de votre vie et de la sienne. — Je ne puis acheter la vie à ce prix. — Alors mourez dans votre obstination, » répliqua l’invisible ; et Julien, malgré toutes les supplications qu’il employa, ne put obtenir la moindre parole pendant le reste de cette nuit singulière.



CHAPITRE XXXVI.

CHANGEMENT DE PRISON.


Homme à courtes jambes, mais plein d’orgueil.
Allan Ramsay.


Le sang de Julien Peveril était tellement échauffé par l’état dans lequel le laissait son visiteur invisible, qu’il ne pût d’assez longtemps goûter le repos. Il se jura intérieurement de découvrir et de faire connaître le démon nocturne qui ne venait lui ravir ses heures de sommeil que pour ajouter un nouveau fiel à l’amertume qui l’abreuvait, et verser du poison sur des blessures qui déjà lui causaient une si vive douleur. Il avait peu de moyens de se venger ; mais, dans sa colère, il était décidé à faire usage de tous ceux qui lui restaient. Il se promit bien de faire un examen plus sévère et plus attentif de toute sa cellule, afin de découvrir l’issue par laquelle entrait le tourmentant visiteur, fût-elle aussi imperceptible que le trou d’une tarière. Si les perquisitions étaient infructueuses, il se déterminerait à informer le geôlier, qui ne pourrait pas apprendre avec indifférence que sa prison s’ouvrait pour de tels intrus. Il résolut aussi de chercher à voir dans les regards de cet homme s’il était instruit de ces visites ; et, dans ce cas, le dénoncer aux magistrats, aux tribunaux, à la chambre des communes même, était la plus douce des représailles que lui suggéraient ses ressentiments. Le sommeil vint surprendre son corps fatigué, au milieu de ces projets de recherche et de vengeance ; et comme il arrive souvent, la lumière du jour le ramena à des résolutions moins violentes.

Il réfléchit alors qu’il n’avait aucune raison de regarder les motifs de son visiteur comme tout-à-fait malveillants, quoique celui-ci ne l’eût guère encouragé à concevoir l’espérance qu’il en obtiendrait des secours pour ce qu’il avait le plus à cœur. À son égard, l’être invisible avait témoigné un sentiment non équivoque de sympathie et d’intérêt. Si, grâce à ses bonnes dispositions, il parvenait à sortir de captivité, il pourrait, une fois libre, s’occuper de secourir ceux au bonheur desquels il s’intéressait plus qu’au sien propre. « Je me suis conduit comme un fou, dit-il ; j’aurais dû temporiser avec cet être singulier, apprendre les motifs de son intervention, et profiter de sa bienveillance, pourvu que j’eusse pu le faire sans me soumettre à des conditions déshonorantes, conditions que j’aurais toujours été à temps de rejeter si elles m’avaient été proposées. »

En parlant ainsi, il prenait la résolution d’agir avec plus de prudence dans ses relations avec l’étranger, en cas qu’ils communiquassent encore ensemble, lorsque ses méditations furent interrompues par sir Geoffrey Hudson qui, s’étant chargé la veille des soins domestiques de leur habitation commune, lui fit l’invitation péremptoire de vouloir bien s’en acquitter à son tour.

Il était impossible de se refuser à une sommation si raisonnable. Peveril se leva donc, et se mit à tout ranger dans leur prison, pendant que sir Hudson, perché sur un tabouret, d’où il s’en fallait bien que ses jambes vinssent jusqu’à terre, s’amusait à pincer, avec une langueur élégante, les cordes d’une vieille guitare fendue, et à chanter des chansons espagnoles, mauresques et françaises, d’une voix épouvantablement fausse. Il ne manquait pas, à la fin de chaque morceau, d’expliquer à Julien ce qu’il venait de chanter, soit en improvisant une traduction, soit en racontant une anecdote historique ; il s’en trouva même une qui avait rapport à son histoire si fertile en événements, et dans laquelle le pauvre petit homme exposait comment il avait été pris par un corsaire de Salé, et conduit captif à Maroc.

Cette époque de sa vie était ordinairement pour Hudson l’ère des aventures étranges ; et, à l’en croire, il avait accompli des prodiges d’amour dans le sérail de l’empereur. Mais quoique peu de personnes fussent en position de lui donner un démenti formel sur des galanteries et des intrigues dont le théâtre était si éloigné, le bruit courait parmi les officiers de la garnison de Tanger, que le seul usage auquel les tyrans maures avaient cru pouvoir employer un esclave d’une force physique si chétive, était de l’obliger à rester au lit tout le jour pour y couver des œufs de dindon. La moindre allusion à ce bruit le jetait ordinairement dans une affreuse colère, et l’issue fatale de son duel avec le jeune Crofts, qui commença par une plaisanterie bouffonne et finit par du sang, faisait qu’on y regardait à deux fois avant de prendre ce brave petit héros pour sujet de raillerie.

Pendant que Peveril s’occupait à faire l’appartement, le nain restait fort tranquille, se délassant de la manière que nous avons dite ; mais lorsqu’il s’aperçut que Julien voulait aussi entreprendre la cuisine, sir Geoffrey Hudson sauta à bas du tabouret sur lequel il était assis en signor, au risque de briser sa guitare et de se casser le cou, en s’écriant qu’il aimerait mieux préparer lui-même chaque matin le déjeuner jusqu’au jour du jugement dernier, que de confier une tâche si importante à un artiste aussi inexpérimenté que son compagnon.

Le jeune homme céda volontiers cette partie de la besogne au petit chevalier bourru, et sourit seulement de sa colère lorsqu’il ajouta que, pour un mortel qui n’était que de moyenne taille, Julien était aussi borné qu’un géant. Le laissant donc préparer le repas comme il l’entendait, Peveril s’occupa à parcourir la chambre des yeux dans toutes les directions, et à tâcher de découvrir s’il n’y avait point quelque issue secrète qui permît à son visiteur nocturne de s’introduire, et dont il pourrait sans doute profiter lui-même, en cas de besoin, pour effectuer son évasion. Puis il examina le parquet non moins attentivement, et cette recherche fut plus heureuse.

Tout près de son grabat, et placé de manière qu’il l’aurait aperçu plus tôt sans la précipitation avec laquelle il avait obéi à l’ordre du nain peu endurant, se trouvait un billet cacheté et, portant pour adresse les lettres initiales J. P., qui semblaient indiquer que c’était bien à lui qu’il était destiné. Il profita pour l’ouvrir du moment où il s’agissait de tremper la soupe, et où toute l’attention du petit homme était absorbée par une besogne que lui, de même que bien des personnes plus grandes et plus sages, regardait comme une des principales occupations de la vie ; de sorte que, sans être remarqué, sans éveiller la curiosité de son compagnon, Julien put lire ce qui suit :

« Si téméraire et si imprudent que vous soyez, il existe quelqu’un prêt à tout sacrifier pour se placer entre vous et votre destin. Vous serez demain conduit à la Tour, où votre vie ne peut être assurée un seul jour ; car, durant le peu d’heures que vous avez passées à Londres, vous avez provoqué le ressentiment d’une personne qu’il n’est pas facile d’apaiser. Il n’y a plus qu’une chance pour vous. Renoncez à A. B., ne songez plus à elle. Si ce sacrifice vous est impossible, ne songez du moins à elle que comme à une amie que vous ne pouvez revoir. Si votre cœur peut se résoudre à rompre un attachement qu’il n’aurait jamais dû former, et qu’il y aurait de la folie à conserver plus longtemps, faites connaître votre acquiescement à cette condition en mettant à votre chapeau un ruban blanc, une plume blanche, ou tout autre objet blanc que vous pourrez le plus aisément vous procurer. Une barque viendra, dans ce cas, heurter comme par accident celle qui doit vous conduire à la Tour. Dans la confusion qui en résultera, jetez-vous à l’eau et gagnez en nageant la rive opposée de la Tamise, du côté de Southwark. Des amis vous y attendront pour assurer votre évasion, et vous y trouverez même quelqu’un qui aimerait mieux perdre l’honneur et la vie que de laisser un seul de vos cheveux tomber à terre ; mais qui ne pourra, si vous rejetez cet avis, penser à vous que comme à l’insensé qui périt dans sa démence. Puisse le ciel vous faire apprécier convenablement votre position ! C’est la prière d’une personne qui vous accorderait, si vous le vouliez, toute son amitié. »

La Tour !… était un mot terrible, plus terrible que le nom d’une simple prison civile : car par combien de passages ce lugubre édifice ne conduisait-il pas à la mort ? Les exécutions sévères qu’il avait vues sous les règnes précédents n’étaient peut-être pas aussi nombreuses que les meurtres secrets qui avaient été consommés dans ses murailles. Cependant Peveril n’hésita pas un instant sur le parti qu’il avait à prendre. « Je partagerai le sort de mon père, dit-il ; je ne pensais qu’à lui en demandant à être amené ici ; je ne penserai à rien autre chose quand ils me conduiront vers ce lieu de détention plus horrible encore. C’est là qu’il est retenu ; c’est là aussi que son fils doit l’être. Et toi, Alice Bridgenorth, le jour où je renoncerai à toi, puissé-je passer pour un traître et un lâche ! Va donc, conseiller perfide, et partage le destin qui attend les séducteurs et ceux qui prêchent l’hérésie. »

Il ne put s’empêcher de prononcer à haute voix cette dernière phrase, en jetant le billet au feu avec une véhémence qui fit tressaillir le nain de surprise. « Que parlez-vous de brûler des hérétiques, jeune homme ? s’écria-t-il. Sur ma foi ! il faut que votre zèle soit plus ardent que le mien, si vous parlez ainsi lors même que les hérétiques forment la majorité. Je veux avoir six pieds de haut, sans compter la semelle de mes souliers, si les hérétiques ne l’emportaient pas au cas où nous voudrions lutter : gardez-vous donc de parler ainsi. — Il est trop tard pour prendre garde aux paroles quand elles sont prononcées, » dit le porte-clefs, qui, ouvrant la porte avec ses précautions ordinaires pour ne point faire de bruit, s’était glissé inaperçu dans la chambre. « Cependant M. Peveril s’est conduit en homme d’honneur, et je ne rapporte jamais ; bien entendu qu’il considérera les peines que je me suis données pour lui. »

Julien n’avait d’autre alternative que de profiter de l’avis du drôle, et de lui administrer pour le corrompre un cadeau, dont maître Clink fut si satisfait qu’il s’écria : « Le cœur me saigne d’être obligé de dire adieu à un jeune homme d’un si bon naturel, et j’aurais avec plaisir tourné pendant vingt ans la clef sur lui. Mais il faut parfois que les amis se quittent. — Je vais donc changer de prison ? — Eh ! mon Dieu, oui, monsieur : l’ordre du conseil est arrivé. — Pour que je sois transféré à la Tour ? —

— Tiens ! s’écria le porte-clefs, qui diable vous l’a dit ? Mais puisque vous le savez, il n’y a pas de mal à vous répondre oui. Préparez-vous donc à partir sur-le-champ ; et d’abord allongez vos jambes pour que je détache vos dairbies. — Est-ce donc l’usage ? » demanda Peveril en avançant le pied comme Clink l’en avait prié, pendant que celui-ci lui ôtait ses fers.

« Eh oui vraiment, monsieur ; ces fers appartiennent au capitaine : il n’est pas nécessaire d’en faire présent au lieutenant de la Tour, je pense. Non, non, ses gardiens doivent avoir des instruments à eux ; ils n’emporteront pas les nôtres, je vous en réponds. Cependant, si Votre Honneur a envie de garder ses chaînes, dans l’idée qu’elles pourront émouvoir la compassion en votre faveur… — Je n’ai aucun désir de faire paraître ma situation pire qu’elle n’est, » dit Julien, tandis qu’il réfléchissait que son correspondant anonyme devait nécessairement bien connaître sa personne et ses habitudes, puisque la lettre proposait un plan d’évasion qui pouvait seulement être exécuté par un hardi nageur ; ainsi que les usages de la prison, puisqu’on avait prévu qu’il n’aurait pas les fers aux pieds durant sa translation à la Tour. La phrase suivante, qu’ajouta le porte-clefs, lui suggéra de nouvelles conjectures.

« Il n’est rien au monde que je ne sois disposé à faire pour un si brave hôte, dit Clink ; je pourrais voler pour vous à ma femme un de ses rubans, si l’envie vous prenait d’arborer le pavillon blanc à votre chapeau. — À quoi bon ? » répliqua Julien, rapprochant aussitôt la proposition que cet homme semblait lui faire par politesse, de l’avis donné et du signal prescrit dans la lettre.

« Ma foi ! je n’en sais trop rien, répondit le porte-clefs ; seulement on dit que le blanc est une marque d’innocence, une espèce de signe de non culpabilité, s’il faut que je vous le dise, qu’on aime toujours à porter, coupable ou non. Mais les mots de culpabilité et d’innocence ne signifient pas grand’chose, à moins qu’ils ne se trouvent dans le verdict du jury. — Il est étrange, » pensa Peveril, quoique cet homme lui semblât parler très-naturellement et sans double entente ; « il est étrange que tout paraisse si bien combiné pour que le plan d’évasion réussisse, si je veux seulement y consentir ! Et ne ferais-je pas mieux de donner mon consentement ? Qui fait tant pour moi me veut nécessairement du bien, et qui me veut du bien n’insistera jamais sur les conditions iniques qu’on met à ma délivrance. »

Mais ces irrésolutions ne durèrent qu’un instant. Il se rappela bientôt que l’être quelconque qui favoriserait son évasion courrait nécessairement de grands risques, et qu’il avait droit de stipuler les conditions auxquelles il consentait à s’y exposer. Il se souvint aussi que la fausseté est toujours vile, soit qu’elle s’exprime par des paroles ou par des actions, et pensa qu’il mentirait, en montrant le signal convenu comme marque de sa renonciation à Alice Bridgenorth, aussi grossièrement que s’il y renonçait en termes précis, sans l’intention de tenir parole.

« Si vous voulez m’obliger, » dit-il à Clink, « procurez-moi un morceau de soie noire ou de crêpe, pour l’usage dont vous me parlez. — De crêpe ! s’écria le porte-clefs : qu’est-ce que cela signifierait ? En vérité, les gardiens qui vont vous conduire à la Tour vous prendront pour un ramoneur au premier mai[107]. — Ce sera une preuve de mon vif chagrin, dit Julien, ainsi que de ma ferme résolution. — Comme il vous plaira, monsieur, répliqua le porte-clefs ; je vous procurerai quelque chiffon d’étoffe noire. Maintenant, partons. »

Julien répondit qu’il était prêt, et s’avança pour dire adieu à son petit compagnon d’infortune, au fier Geoffrey Hudson. La séparation ne se fit pas sans émotion de part et d’autre, surtout de celle du pauvre nain, qui avait pris en grande amitié le camarade dont on le privait. « Portez-vous bien, mon jeune ami, » dit-il en élevant les deux mains pour saisir celles de Peveril, attitude qui lui donnait l’air d’un marin tirant un cordage. « Tout autre, à ma place, se croirait insulté comme soldat et comme serviteur de la chambre du roi, en vous voyant passer dans une prison bien plus honorable que celle où l’on me renferme ; mais, Dieu merci ! je ne vous envie pas la Tour, ni les rochers de Scilly, ni le château de Carisbrooke, quoique ce dernier ait eu l’honneur de retenir captif le bienheureux martyr et roi mon maître. En quelque lieu que vous alliez, je vous souhaite toutes les distinctions d’une prison honorable, et l’avantage d’en sortir heureusement le plus tôt qu’il plaira à Dieu. Quant à moi, ma carrière touche à sa fin, et cela parce que je succombe victime d’une excessive sensibilité de cœur. Il y a une circonstance dont je vous aurais informé, mon cher monsieur Julien Peveril, si la Providence eût permis que nous fissions plus ample connaissance ; mais je ne puis vous la communiquer à présent. Allez donc, mon ami, et rendez témoignage, à la vie et à la mort, que Geoffrey Hudson méprise les outrages et les persécutions de la fortune, comme il dédaignerait, comme il a souvent dédaigné les railleries malignes d’un grand écolier. »

À ces mots, il se détourna et se cacha la figure dans son petit mouchoir, tandis que Julien éprouvait à son égard cette sensation tragico-comique qui nous émeut de pitié pour l’objet qui l’excite, et nous donne, malgré notre sympathie, une envie de rire difficile à réprimer. Au signal du porte-clefs, Julien obéit, laissant le nain inconsolable dans la solitude.

Pendant que Julien suivait le guichetier à travers les nombreux détours de ce labyrinthe d’affliction, son guide observa que c’était un véritable gaillard que le petit sir Geoffroy, et pour la galanterie un vrai coq de Bantam, tout vieux qu’il était. « J’ai connu, ajouta-t-il, certaine drôlesse qui l’a fait mordre à l’hameçon : mais que pouvait-elle en faire, à moins de le conduire à Smithfield et de l’y montrer pour de l’argent, comme on fait d’un spectacle de marionnettes ? En vérité, je n’en sais rien. »

Encouragé par cette ouverture, Julien demanda au porte-clefs s’il savait pourquoi on le changeait de prison. « Pour vous apprendre à faire le facteur du roi sans brevet, » répondit Clink.

Julien retint sa langue, car ils approchaient de ce formidable point central où était couché dans son fauteuil de cuir le gras commandant de la forteresse, apparemment installé pour toujours au milieu de sa citadelle, comme l’énorme boa se couche parfois, dit-on, sur les trésors souterrains des rajahs de l’Orient, pour les garder. Le corpulent fonctionnaire regarda Julien d’un air sombre et morose, comme l’avare regarde la guinée dont il va se séparer, ou le dogue affamé la nourriture qu’on porte à un autre chenil. En tournant les feuillets de son fatal registre pour y noter, comme l’exigeait son devoir, la translation du prisonnier, il grommelait entre ses dents. « À la Tour ! à la Tour ! Oui, oui, il faut que tout aille à la Tour ; c’est maintenant la mode… Des Anglais libres dans une prison militaire ! comme si nous n’avions ni verrous ni chaînes ici. J’espère que le parlement s’occupera de cette besogne de la Tour ; je n’en dis pas davantage. En tous cas, le jeune homme ne gagnera rien au change, et c’est une consolation. »

Terminant en même temps cet acte officiel d’enregistrement et son soliloque, il fit signe à ses gens d’emmener Julien, qui parcourut une seconde fois les obscurs passages qu’il avait déjà traversés en venant, et se retrouva bientôt à la porte de la prison, d’où une voiture, escortée par deux officiers de justice, le mena au bord de l’eau.

Une barque l’y attendait avec quatre gardes de la Tour, entre les mains desquels il fut remis par ses anciens guichetiers, avec toutes les formalités d’usage. Mais Clink, le porte-clefs dont il avait plus particulièrement fait la connaissance, ne prit pas congé de lui sans lui remettre le morceau de crêpe noir qu’il avait demandé. Peveril l’attacha à son chapeau, tandis que les gardes chuchotaient entre eux. « Voilà un gaillard bien pressé de prendre le deuil, dit l’un ; il ferait mieux d’attendre qu’il en eût réellement sujet. — Peut-être d’autres le prendront-ils pour lui, avant qu’il le prenne pour personne, » répondit un autre de ces agents.

Cependant malgré l’impertinence de ces remarques faites à voix basse, leur conduite à l’égard du prisonnier était plus respectueuse que ne l’avait été celle de ses premiers gardiens, et l’on aurait pu l’appeler une civilité sombre. Les geôliers ordinaires étaient en général grossiers, attendu qu’il avaient affaire à des coquins de toute espèce ; tandis que ceux-ci n’étaient en rapport qu’avec des gens accusés de crimes d’état, à qui leur naissance et leur fortune donnaient ordinairement le droit d’exiger, et la faculté de récompenser généreusement ces égards.

Le changement de gardes n’attira cependant pas l’attention de Julien autant que la scène belle et variée que présentait à ses yeux le magnifique et large fleuve sur lequel il voguait : une foule de barques passèrent à quelque distance chargées de personnes qui allaient à leurs affaires ou à leurs plaisirs. Julien les examina seulement avec le triste espoir que la personne qui avait cherché à ébranler sa fidélité par la perspective de sa délivrance, verrait, à la couleur du signe qu’il avait pris, combien il était fermement résolu à résister à cette tentation.

C’était l’heure de la haute marée, et une grande barque, qui remontait à force de voiles et de rames, arrivait si directement sur celle qui portait Julien, qu’elle semblait vouloir la heurter. « Préparez vos carabines, » s’écria le gardien principal à ses compagnons. » Que diable veulent donc faire ces gredins ? »

Mais l’équipage de l’autre barque sembla s’être aperçu de son erreur ; car elle changea soudain de direction et regagna le large, tandis que les employés de la Tour et les matelots qui avaient menacé de leur barrer le passage s’envoyaient réciproquement une bordée d’imprécations.

« L’inconnu a tenu parole, se dit Julien ; j’ai aussi tenu la mienne. »

Il lui sembla même, lorsque les barques s’approchèrent, entendre dans celle qui venait sur eux une espèce de soupir ou de gémissement étouffé ; et quand ce moment d’alarme fut passé, il demanda au gardien qui était près de lui, quelle était cette barque.

« Des marins de quelque vaisseau de ligne qui font leurs farces, je suppose, répondit le gardien ; car personne autre, que je sache, ne serait assez imprudent pour oser courir sur une barque du roi ; et je suis sûr que le drôle qui tenait le gouvernail en avait l’intention. Mais peut-être, monsieur, en savez-vous plus que moi à ce sujet. »

Cette insinuation empêcha Julien de faire d’autres questions, et il resta silencieux jusqu’à ce que la barque arrivât sous les sombres bastions de la Tour. La marée les conduisit sous une arche basse et obscure que ferme à son extrémité la porte bien connue dite des Traîtres, formée comme un guichet de grosses barres de bois croisées, à travers lesquelles on pouvait apercevoir, quoique assez confusément, les soldats et les gardiens à leur poste, ainsi que le sentier rapide qui monte de la rivière dans l’intérieur de la forteresse. C’était par cette porte (et cette circonstance bien connue lui a valu son nom) que les personnes accusées de crimes d’état entraient ordinairement dans la Tour. La Tamise offrait un moyen secret et silencieux d’y transporter ceux dont la chute aurait pu exciter la commisération, ou la popularité émouvoir trop vivement la sympathie du public, et quand même il n’y avait aucune raison de dissimuler, le calme de la ville n’était pas troublé par le tumulte qui accompagne d’habitude le passage d’un prisonnier et de ses gardes par les rues les plus fréquentées.

Cependant cette coutume commandée par la politique doit avoir souvent glacé le cœur du prisonnier qui, dérobé, pour ainsi dire, à la société, arrivait au lieu de sa détention sans même rencontrer un regard de compassion sur la route ; et lorsque, sortant de dessous cette arche ténébreuse, il débarquait sur ces marches taillées dans le roc, usées par les pas d’autres infortunés tels que lui, et contre lesquelles la marée poussait continuellement ses petites vagues, lorsqu’ensuite il regardait devant lui cette montée raide qui menait à une prison d’état gothique, et derrière lui cette partie de la rivière que la voûte basse permettait encore d’apercevoir, il devait sentir bien souvent qu’il disait un éternel adieu à la lumière du jour, à l’espérance et à la vie.

Tandis que les gardes donnaient et recevaient le mot d’ordre, Julien tâcha d’apprendre d’un de ses conducteurs dans quel endroit il allait être enfermé ; mais la réponse fut brève et vague : « Où le lieutenant l’ordonnera. — Ne pourrais-je pas obtenir la permission de partager le cachot de mon père, sir Geoffrey Peveril ? » Il n’oublia pas cette fois d’ajouter le nom de sa famille.

Le gardien, vieillard d’un extérieur respectable, resta comme stupéfait d’une demande si extravagante, et répondit brusquement : « C’est impossible. — Du moins, montrez-moi l’endroit où est renfermé mon père, afin que je puisse regarder le mur qui nous sépare ? — Jeune homme, » répliqua le vieux gardien en secouant sa tête grise, « j’en suis fâché pour vous : mais ces questions ne peuvent vous servir de rien. Ici nous ne connaissons ni pères ni fils. »

Cependant le hasard sembla, peu de minutes après, offrir à Peveril cette satisfaction que ses gardiens semblaient disposés à lui refuser. Tandis qu’on l’emmenait par le passage escarpé qui conduit sous ce qu’on appelle la tour de Wakefield, une voix de femme, où la douleur et la joie formaient un inexprimable mélange, s’écria : « Mon fils !… mon cher fils ! »

Ceux mêmes qui accompagnaient Julien furent émus de ce cri qui exprimait un sentiment si vif. Ils ralentirent le pas, et s’arrêtèrent presque pour lui permettre de fixer les yeux sur la fenêtre d’où partaient ces accents de l’angoisse maternelle. Mais l’ouverture en était si étroite et si bien grillée, que tout ce qu’on pouvait voir était la main blanche d’une femme qui se cramponnait à un des barreaux rouillés comme pour se soutenir, tandis qu’une autre main agitait un mouchoir blanc qu’elle laissa tomber. Aussitôt après la fenêtre fut abandonnée.

« Donnez-le-moi, » dit Julien à l’officier qui ramassa le mouchoir ; « c’est peut-être un dernier don de ma mère. »

Le vieux gardien déploya le morceau d’étoffe et l’examina avec l’attention curieuse d’un homme habitué à découvrir des correspondances secrètes dans les actes les plus insignifiants.

« Il peut s’y trouver de l’écriture en encre invisible, dit un de ses camarades. — Il est humide, mais je crois que c’est de pleurs, répondit le vieillard ; je ne puis en priver ce pauvre jeune homme.

— Ah ! maître Coleby, » répliqua l’autre d’un ton de doux reproche, « vous porteriez aujourd’hui un plus bel uniforme que celui de simple garde, si vous n’aviez pas le cœur si tendre. — Peu importe, dit le vieux Coleby, si mon cœur est dévoué au roi, que j’éprouve tels ou tels sentiments, et que tel ou tel habit garantisse mon vieux corps du froid, lorsque je m’acquitte de mes devoirs. »

Cependant Peveril pressait contre son sein le gage de l’affection de sa mère que le hasard lui avait procuré ; et quand il eut été introduit dans la petite chambre solitaire qu’il pouvait, lui dit-on, regarder comme sienne pendant sa résidence à la Tour, il fut touché jusqu’aux larmes de cet incident de peu d’importance, qu’il ne put s’empêcher néanmoins de considérer comme un signe que sa malheureuse famille n’était pas complètement abandonnée par la Providence.

Mais les pensées d’un prisonnier et les événements de son existence sont trop uniformes pour intéresser, et nous devons maintenant transporter le lecteur sur une scène plus agitée.



CHAPITRE XXXVII.

LES CONFIDENCES.


Désormais tout ira bien : la fortune et moi nous redevenons amis ; et je vivrai, car Buckingham l’ordonne.
Pope.


Le spacieux hôtel de Buckingham et la propriété qui en dépendait portaient originairement le nom d’York-House, et occupaient une grande partie du terrain adjacent au palais de Savoie.

Cette habitation avait été construite avec une rare magnificence par son père, favori de Charles Ier, et d’une manière assez splendide pour rivaliser avec White-Hall même. Mais grâce à la fureur toujours croissante d’ouvrir de nouvelles rues et presque de bâtir une nouvelle ville pour joindre Londres et Westminster, ce terrain était devenu d’une grande valeur ; et le second duc de Buckingham, qui était à la fois grand faiseur de projets et souvent à court d’argent, avait approuvé un plan proposé par quelque architecte hardi, pour convertir le vaste jardin qui entourait son hôtel en ces rues, ces passages et ces places, qui perpétuent encore aujourd’hui son nom et ses titres ; quoique les gens qui demeurent dans Buckingham-Street, Duke-Street, Williers-Street, Of-Alley (car une de ces rues portait même le nom de la particule aristocratique[108]) ne pensent guère sans doute à la mémoire du spirituel, du singulier et du licencieux Villiers, duc de Buckingham, dont les titres se sont conservés dans les noms de leur quartier ou dans ceux des endroits voisins.

Le duc avait accueilli ce plan de construction avec l’empressement que lui inspirait toujours la nouveauté. Ses jardins furent détruits, ses pavillons abattus, ses écuries splendides démolies : à toute la pompe de ce beau domaine qui s’étendait sur un faubourg avaient succédé les ruines et les décombres ; le bouleversement était complété par les fondations des nouveaux bâtiments et de leurs communs, ainsi que par les travaux de nivellement qu’on exécutait sur les différentes lignes des rues projetées. Mais l’entreprise, quoique par la suite elle dût être lucrative et avantageuse, rencontra d’abord de grands obstacles, partie faute des fonds nécessaires, partie à cause du caractère impatient et inquiet du duc, qui l’emporta bientôt vers de nouveaux projets : de sorte que, malgré les nombreuses démolitions déjà faites, peu de constructions nouvelles étaient commencées, et aucune n’était finie. Le corps principal de l’hôtel était demeuré intact, mais le domaine au milieu duquel il s’élevait offrait une singulière analogie avec l’esprit irrégulier du noble propriétaire. Là on voyait un beau groupe d’arbres et d’arbrisseaux exotiques, reste des jardins, dans un égout à moitié ouvert, et parmi des monceaux de gravois. Ici une vieille tour menaçait de s’écrouler sur les curieux, et plus loin ils couraient risque de tomber dans une cave que l’on creusait. Bref, il y avait dans cette entreprise une véritable grandeur de conception, mais presque partout elle avortait par la pénurie ou par la négligence qui présidait à son exécution. Enfin ce vaste terrain offrait l’emblème véritable du génie et des talents mal employés et devenus plus préjudiciables qu’avantageux à la société, faute de prévoyance ou de principes bien arrêtés.

Certaines gens supposaient que le duc avait des intentions bien différentes, en permettant ainsi que sa maison fût entourée, et que ses jardins fussent envahis par des constructions nouvelles qui ne s’achevaient pas, et par d’anciens bâtiments à moitié démolis. Ils prétendaient qu’engagé dans un si grand nombre d’affaires galantes et de machinations politiques, et jouissant de la réputation d’être le plus hardi et le plus dangereux intrigant de l’époque, le duc jugeait convenable de s’environner de tous ces décombres, où les officiers de justice ne pouvaient pénétrer sans difficulté ni sans risque, et qui pouvaient fournir, dans l’occasion, un asile sûr et secret aux agents qu’il employait à des entreprises désespérées, et un moyen d’arriver chez lui, sans être aperçus ni observés, à ceux qu’il avait des raisons particulières de ne recevoir que secrètement.

Laissant Peveril à la Tour, nous allons faire assister encore une fois nos lecteurs au lever du duc, qui, le matin de la translation de Julien dans cette forteresse, parlait ainsi à son premier ministre, à son confident intime : « Je suis tellement satisfait de votre conduite dans cette affaire, Jerningham, que, si le vieux Nick m’apparaissait en ce moment et me proposait le meilleur de ses diables pour agent à votre place, je ne lui aurais pas grande reconnaissance de la proposition. — Une légion de diables, » dit Jerningham en s’inclinant, « n’aurait pas pu être plus occupée que moi du service de Votre Grâce. Mais, si Votre Grâce veut bien me permettre de parler ainsi, peu s’en est fallu que tout votre plan n’échouât, parce que vous n’êtes revenu que cette nuit, ou plutôt ce matin. — Et pourquoi, je vous prie, sage maître Jerningham, serais-je revenu chez moi un instant plus tôt que ne l’exigeaient ma convenance et mon plaisir ? — Mais, milord, je n’en sais rien : seulement, lorsque vous nous envoyâtes par Empson, à la porte de Chiffinch, l’ordre de nous emparer, à tout prix et à tout risque, de la jeune personne, vous disiez que vous seriez ici aussitôt que vous pourriez vous débarrasser du roi. — Me débarrasser du roi, misérable ! qu’est-ce qu’une pareille manière de parler ? — C’est Empson qui s’en est servi, milord, comme venant de Votre Grâce. — Il y a bien des choses que Ma Grâce peut dire, mais qu’il ne convient pas à des bouches comme les vôtres de répéter, » répliqua le duc avec hauteur ; mais aussitôt il reprit le ton de la familiarité, car son humeur était aussi capricieuse que ses goûts. « Mais je comprends où tu en veux venir : d’abord, intelligent comme tu l’es, tu aurais dû savoir ce que j’étais devenu depuis que je t’avais envoyé mes ordres de chez Chiffinch ; et ensuite ta valeur voudrait sonner une nouvelle fanfare pour ton habile retraite, lorsque tu laissas ton camarade entre les mains des Philistins. — Votre Grâce considérera, s’il lui plaît, que je n’ai battu en retraite que pour conserver le bagage[109]. — Quoi ! jouez-vous aux calembourgs avec moi ? Sachez donc que le plus grand imbécile d’une paroisse serait fustigé s’il essayait de faire passer un misérable quolibet pour une bonne plaisanterie devant des portefaix et des cochers de fiacres. — Et pourtant, j’ai entendu Votre Grâce se permettre des jeux de mots. — Impertinent Jerningham, congédie ta mémoire, ou impose-lui plus de discrétion, autrement elle pourra nuire à ton avancement dans le monde. Tu peux m’avoir vu, dans un moment de caprice, jouer à la balle, embrasser une servante, avaler un pot d’ale, ou croquer une rôtie au fromage ; mais est-il convenable que tu te rappelles de semblables folies ? N’en parlons plus. Dis-moi donc : comment diable ce grand échalas, cet imbécile de Jerkin, a-t-il pu se laisser passer une lame d’épée à travers le corps par un véritable rustre tel que ce Peveril ? — Je prie Votre Grâce de croire que ce Corydon n’est pas si novice : j’ai vu le commencement du combat, et si j’excepte une seule main, je n’ai jamais vu personne qui maniât une épée avec autant d’aplomb, de grâce et d’aisance. — Vraiment ! » dit le duc en tirant sa propre rapière, « je ne m’en serais pas douté ; je suis un peu rouillé, et ma lame a besoin de prendre l’air. Peveril est un nom de marque : autant vaut aller à Barns-Elms, ou derrière Montagu-House, avec lui qu’avec un autre ; son père passe aussi pour avoir été du complot. Le public regarderait cette action de ma part comme convenable à un bon protestant. J’ai besoin de faire quelque chose pour soutenir ma réputation dans la Cité, afin qu’on me pardonne de ne pas assister aux prières et aux sermons ; mais votre Laërte n’est pas libre de ses mouvements pour le quart d’heure, et je suppose que son imbécile d’antagoniste est mort ou mourant. — Au contraire, milord, il en reviendra : la lame n’a heureusement pas touché les parties vitales. — Au diable ses parties vitales ! Dites-lui de différer son rétablissement, sinon je le tuerai tout de bon, moi. — J’en préviendrai son médecin ; la précaution sera tout aussi bonne. — Préviens-le ; et dis-lui qu’il vaudrait mieux pour lui d’être sur son propre lit de mort, que de guérir son malade avant que je le lui permette. Quant au jeune drôle, nous devons, à tout prix, empêcher qu’il ne soit relâché maintenant. — Il n’y a pas de risque qu’il le soit : j’ai ouï dire que quelques-uns des témoins ordinaires ont déjà jeté leurs filets sur lui, à propos de quelques affaires qui se sont passées dans le Nord, et qu’on doit le transférer à la Tour, tant pour ce motif qu’à cause de certaines lettres de la comtesse de Derby ; du moins le bruit en court. — Qu’il aille donc à la Tour, et qu’il en sorte comme il pourra. Quand vous apprendrez qu’on l’y tient, que le sot batailleur se rétablisse aussi vite que le chirurgien et lui pourront s’accorder à le vouloir. »

Le duc, après avoir ainsi parlé, fit deux ou trois tours dans l’appartement, et parut plongé dans de profondes réflexions. Le confident attendit patiemment le résultat de ses méditations, sachant bien que de tels accès, durant lesquels l’esprit de son maître se portait exclusivement sur un seul objet, n’étaient jamais d’assez longue durée pour mettre sa patience à une bien rude épreuve.

En effet, après un silence de sept ou huit minutes, le duc prenant sur sa toilette une large bourse de soie qui semblait remplie d’or : « Jerningham, dit-il, tu es un coquin fidèle, et il serait mal de ne pas te chérir. J’ai battu à la paume le roi qui m’en avait défié. L’honneur me suffit à moi ; mais ce sera toi, mon garçon, qui profiteras de mes gains. »

Jerningham empocha la bourse avec des remercîments convenables.

« Jerningham, continua le duc, je sais que vous me blâmez de changer si souvent mes projets ; et, sur mon âme, je vous ai entendu débiter de si belles choses à ce sujet, que j’ai fini par être de votre opinion : voilà deux ou trois heures que je m’en veux de n’avoir pas constamment un seul et unique objet en vue, comme je le ferai, sans doute, quand l’âge, » ajouta-t-il en se touchant le front, « aura trop rouillé cette girouette pour qu’elle puisse encore tourner à tous les vents. Mais à présent que je suis fort et actif, qu’elle tourne comme celle du grand mât qui apprend au pilote de quel côté il doit diriger sa course, et quand elle marque la mienne, songe que je dois suivre la fortune, et non la contrôler dans sa marche. — Je ne puis rien comprendre à tout cela, sinon que Votre Grâce a changé certaines mesures qu’elle avait arrêtées, et croit avoir eu raison de le faire. — Vous en jugerez vous-même : j’ai vu la duchesse de Portsmouth… Vous tressaillez d’étonnement. C’est la vérité, de par le ciel ! je l’ai vue, et d’ennemis implacables que nous étions, nous sommes devenus amis jurés. Le traité entre de si hautes et si grandes puissances contenait plusieurs articles importants ; en outre j’avais affaire à un véritable négociateur français : de sorte que vous conviendrez qu’une absence de quelques heures était tout juste ce qu’il fallait pour arranger nos affaires diplomatiques. — Votre Grâce m’étonne. Le plan de Christian pour supplanter la grande dame est donc entièrement abandonné ? Je croyais que vous aviez seulement voulu avoir chez vous la belle destinée à lui succéder, afin de conduire vous-même la chose. — J’oublie ce que je voulais alors, sauf l’intention où j’étais de l’empêcher de me duper comme elle a dupé notre bonhomme de roi ; et je persiste dans cette résolution, puisque vous me faites penser à la demoiselle. Mais, pendant que nous jouions à la paume, j’avais reçu de la duchesse un billet plein de contrition. Je l’allai voir, et elle me parut une Niobé parfaite. Sur mon âme, en dépit des yeux rouges, des joues humides de larmes, et des cheveux épars, il y a, après tout, Jerningham, des femmes qui, comme disent les poètes, sont belles encore dans l’affliction. Elle m’en avoua la cause, et avec tant d’humilité, tant de repentir, en se mettant tellement à ma merci, elle, la plus orgueilleuse de toute la cour, qu’il m’aurait fallu avoir un cœur d’airain pour lui résister. Bref, Chiffinch, dans un accès d’ivrognerie, avait babillé et mis le jeune Saville dans le secret de notre intrigue. Savilie nous joua un tour diabolique, et informa la duchesse de tout, par un exprès qui, heureusement, arriva trop tard sur le marché ; elle apprit aussi, car c’est un démon qui reçoit avis de tout, qu’il y avait eu quelques brouilleries entre le maître et moi à propos de cette nouvelle Philis, et que c’était moi qui probablement attraperais l’oiseau, comme il est aisé de le croire lorsqu’on nous regarde tous deux. Il faut que ce soit Empson qui ait chanté tout cela aux oreilles de la duchesse. Croyant entrevoir comment nous pourrions, elle et moi, faire chasser nos chiens ensemble, elle me supplia de rompre le projet de Christian, et de dérober la petite aux yeux du roi, surtout si elle était vraiment aussi parfaite qu’elle l’avait entendu dire. — Et Votre Grâce a promis de travailler à soutenir une influence qu’elle a si souvent voulu détruire ? — Oui, Jerningham ; car j’arrivais tout aussi bien à mon but lorsqu’elle semblait avouer qu’elle était en mon pouvoir, et me criait merci. Puis, remarque donc, peu m’importe par quelle échelle je monterai pour entrer dans le cabinet du roi : celle de Portsmouth est déjà placée ; mieux vaut s’en servir que la jeter à terre pour en placer une autre : je hais toute peine inutile. — Et Christian ? — Peut aller au diable comme un âne plein de suffisance. Un plaisir de cette complication d’intrigue, c’est de me venger de ce maraud qui s’est cru si essentiel, que, sur mon âme ! il est entré de force chez moi, et m’a sermonné comme un écolier. À tous les diables donc cet impudent, ce coquin froid et hypocrite ! S’il murmure, je lui ferai fendre le nez aussi large que celui de Coventry. Dites-moi, le colonel est-il venu ? — Je l’attends à chaque instant, milord. — Envoyez-le-moi dès qu’il arrivera. Eh bien ! pourquoi me regardez-vous avec cet air ébahi ? Que voulez-vous donc ? — Vos ordres, milord, relativement à la jeune personne. — Corbleu ! je l’avais complètement oubliée. Est-elle bien en larmes ?… extrêmement affligée ? — Elle ne prend pas les choses aussi violemment que j’ai vu d’autres demoiselles les prendre ; mais pour une indignation vive, ferme et concentrée, je n’ai jamais rien vu de pareil. — Eh bien ! nous la laisserons se calmer. Je n’affronterai pas tout de suite l’affliction d’une seconde belle. Je suis pour quelque temps las des yeux rouges et gros, ainsi que des traits gonflés. Je dois d’ailleurs ménager mes moyens de consolation. Allez, et envoyez-moi le colonel. — Votre Grâce me permettra-t-elle une autre question ? — Demandez-moi ce qu’il vous plaira, Jerningham, et ensuite allez-vous-en. — Votre Grâce résolu d’abandonner Christian : puis-je demander ce que devient le royaume de Man ? — Oublié, aussi vrai que j’ai une âme de chrétien ! aussi totalement oublié que si jamais je n’avais formé ce projet d’ambition royale. Diable ! il s’agit de rattacher les fils rompus de cette intrigue. Pourtant ce n’est qu’un misérable roc qui ne vaut pas la peine que je me suis donnée pour lui ! Et quant au mot royaume, il sonne bien en vérité, mais au fond, je pourrais aussi bien mettre à mon chapeau une plume de chapon et l’appeler un panache. En outre, à présent que j’y pense, il ne serait guère honorable d’enlever ainsi ce petit royaume aux Derby. J’ai gagné mille pièces d’or au jeune comte la dernière fois qu’il était ici, et j’ai souffert qu’il se présentât à la cour pendu à mon côté. Je doute que le revenu total de son royaume vaille le double de cette somme. S’il était ici, je parviendrais bien à lui gagner aussi son île, et avec moins de peine qu’il ne m’en faudrait pour suivre les ennuyeuses intrigues de Christian. — S’il peut m’être permis d’exprimer ma pensée, je vous dirai, milord, que, si vous êtes parfois susceptible de changer d’opinion, il n’existe pas d’homme en Angleterre qui puisse en donner d’aussi bonnes raisons que vous. — Je le pense aussi, Jerningham, et peut-être est-ce une raison pour moi de changer si souvent. On aime à justifier sa conduite et à trouver de bons motifs d’avoir fait ce qu’on avait envie de faire. Maintenant, encore une fois, va-t’en. Un moment ! écoute-moi, écoute bien : j’aurais besoin de quelques pièces d’or. Tu peux me rendre la bourse que je t’ai donnée, et je te ferai un mandat pour même somme, avec l’intérêt de deux ans, sur le vieux Jacob Doublefee. — Comme il plaira à Votre Grâce, » répliqua Jerningham, toute sa provision de complaisance ne suffisant qu’à peine pour cacher la mortification qu’il éprouvait d’échanger contre un bon à long terme, et sur un homme qu’il savait par expérience ne pas toujours faire honneur à sa signature, le contenu brillant de la bourse qu’il avait déjà mise dans sa poche. Il fit en secret, mais solennellement, le vœu que l’intérêt seul de deux années ne compenserait pas le changement fait contre son gré dans la forme de la récompense.

Le confident peu satisfait, se retirant enfin, rencontra en haut du grand escalier Christian lui-même, qui, usant de la liberté d’un ancien ami de la maison, se dirigeait, sans prendre la peine de se faire annoncer, vers l’appartement du duc. Jerningham, conjecturant que sa visite en ce moment critique ne serait rien moins qu’agréable et viendrait fort mal à propos, tâcha de le congédier, en lui assurant que le duc était indisposé et dans sa chambre à coucher ; il parla même assez haut pour que son maître pût l’entendre et profitât, si bon lui semblait, de l’excuse alléguée en son nom, en se retirant dans sa chambre à coucher comme dans un dernier retranchement où les verrous le protégeraient contre les fâcheux.

Mais loin d’adopter un stratagème auquel il avait eu recours en maintes occasions semblables, afin d’éviter les personnes qui venaient le trouver quoiqu’à une heure convenue et pour des affaires d’importance, Buckingham appela à haute voix du fond de son appartement, et ordonna à son chambellan d’introduire tout de suite son bon ami M. Christian, le réprimandant de ce qu’il avait hésité un instant à le faire.

« Oh ! » pensa Jerningham en lui-même, « si Christian connaissait le duc aussi bien que moi, il braverait la fureur d’un lion, comme le courageux apprenti de Londres, plutôt que de se hasarder à paraître en ce moment devant mon maître, qui est présentement d’une humeur presque aussi dangereuse. »

Il introduisit alors Christian chez le duc, et eut soin de se placer à la porte de manière à tout entendre.


CHAPITRE XXXVIII.

DISSIMULATION.


Ne parlez pas de délicatesse, quand nous courons la chance d’un naufrage, dit le capitaine, tandis que les dames s’apitoyaient en voyant le dauphin expirant s’agiter sur le pont. Quand nous coulons à fond, ces messieurs soupent à nos dépens ; nous dînons aux leurs, quand nous réussissons à les tirer de l’eau. Les sages applaudissent lorsqu’on mange les mangeurs, et le diable rit quand on trompe les trompeurs.
Le Voyage sur mer.


Il n’y eut rien dans les manières du duc à l’égard de Christian qui pût faire soupçonner à ce dernier personnage, si expérimenté qu’il fût dans toutes les intrigues possibles du monde, que Buckingham aurait mieux aimé dans un pareil moment voir le diable que lui-même ; si ce n’est que la courtoisie extraordinaire du duc envers une si vieille connaissance aurait pu exciter quelque soupçon.

Après s’être tiré, non sans peine, de la région vague des compliments généraux, qui ont autant de rapport aux affaires que le Limbo Patrum en a, suivant Milton, à la terre sensible et matérielle, Christian demanda à sa Grâce de Buckingham, toujours avec cette brusque franchise qui d’ordinaire voilait un caractère profond et artificieux, s’il y avait long-temps qu’il n’avait vu Chiffinch ou sa femme.

« Ni l’un ni l’autre depuis quelque temps, répondit Buckingham ; n’avez-vous pas vous-même passé chez eux ? Je croyais que vous auriez mis plus de zèle à suivre votre grand projet. — J’ai frappé deux fois à leur porte, mais sans pouvoir parvenir à voir le couple important. Je commence à craindre qu’il ne biaise avec moi. — Ce dont, par le firmament et ses étoiles ! vous ne tarderiez guère à vous venger. Je connais vos principes puritains sur ce point. La vengeance doit bien être aussi douce qu’on le dit, lorsque tant d’hommes graves et sages sont prêts à échanger contre elle toutes les douceurs que le plaisir offre aux pauvres pécheurs de ce monde. — Milord, permis à vous de plaisanter, mais encore… — Mais encore vous sauriez bien vous venger de Chiffinch et de sa petite femme si commode. Cependant l’entreprise peut être difficile : Chiffinch a tant de moyens d’obliger son maître ; sa petite épouse est une espèce d’écran si utile, elle a de petites manières à elle si séduisantes, que, sur ma foi ! à votre place, je ne voudrais pas m’y frotter. Le grand mal, après tout, qu’ils vous aient refusé leur porte ! nous en faisons tout autant parfois à nos meilleurs amis, aussi bien qu’à des créanciers et à des importuns. — Si Votre Grâce est en train de plaisanter ainsi sans motifs, vous connaissez ma vieille vertu de patience, je puis attendre que votre bon plaisir soit de parler plus sérieusement. — Sérieusement ! et pourquoi non ? Je voudrais seulement savoir quelle peut être l’affaire sérieuse qui vous amène. — Bref, milord, comme Chiffinch a refusé de me voir, et que même je me suis présenté plusieurs fois à la porte de Votre Grâce, je crains ou que notre plan n’ait échoué, ou qu’on ne veuille se passer de moi pour conduire cette affaire à son terme. » Christian prononça ces mots avec beaucoup d’emphase.

« Il y aurait extravagance aussi bien que trahison, répliqua le duc, à exclure du butin l’ingénieur qui a conduit l’attaque. Mais écoutez-moi, Christian : je suis fâché d’avoir à vous annoncer de mauvaises nouvelles sans pouvoir vous y préparer ; puisque vous insistez pour tout apprendre, et que vous n’êtes pas honteux de soupçonner vos meilleurs amis, ils vont parler : votre nièce a quitté la maison de Chiffinch avant-hier au matin. »

Christian recula comme s’il eût reçu un coup violent, et le sang lui monta au visage avec tant d’impétuosité que le duc crut qu’il était frappé d’apoplexie. Mais appelant à son secours cet empire qu’il savait prendre sur lui-même dans les circonstances les plus critiques, il dit d’une voix dont le calme contrastait singulièrement avec l’altération de ses traits : « Dois-je en conclure que cette jeune fille, en renonçant à la protection du toit sous lequel je l’avais placée, a trouvé un abri sous celui de votre Grâce ? — Monsieur, cette supposition fait à ma galanterie plus d’honneur qu’elle n’en mérite. — Oh ! milord duc, je ne suis pas homme, moi, à m’en laisser imposer par ce jargon de cour. Je sais de quoi est capable Votre Grâce, et je n’ignore pas que, pour satisfaire un caprice d’un moment, vous ne balanceriez pas à renoncer aux projets qui vous ont déjà coûté tant de peine. Supposons que le tour ait été joué : riez à votre aise des précautions par lesquelles je voulais servir les intérêts de Votre Grâce et ceux de tant d’autres ; mais dites au moins jusqu’où est allée votre folie, et avisons au moyen d’en prévenir les suites. — Sur ma parole ! Christian, » dit le duc en riant, « vous êtes le plus accommodant des oncles et des tuteurs. Que votre nièce passe par autant d’aventures que la fiancée du roi de Garbe, dans Boccace, peu vous importe : pure ou souillée, elle servira toujours de marchepied à votre fortune. »

Un proverbe indien dit que le dard du mépris perce même l’écaille de la tortue ; mais la chose arrive surtout lorsque la conscience dit que le sarcasme est justement mérité. Christian, blessé du reproche de Buckingham, prit un air à la fois hautain et menaçant, tout à fait inconvenant dans sa position qui, de même que celle de Shylock[110], semblait lui commander la patience. « Vous êtes un misérable, un homme indigne, milord, s’écria-t-il, et je vous proclamerai comme tel, à moins que vous ne me fassiez réparation de cette grave insulte. — Et moi, qui proclamerai-je que vous êtes, répliqua le duc de Buckingham, pour expliquer l’attention que daigne vous accorder un homme de mon rang ? De quel nom dois-je appeler la petite intrigue qui a donné lieu à cette mésintelligence inattendue ? »

Christian garda le silence, suffoqué par la rage ou accablé par sa conviction intérieure.

« Allons, allons ! Christian, » dit le duc en riant, « nous nous connaissons trop bien l’un l’autre, pour pouvoir nous quereller sans péril. Nous détester, chercher réciproquement à nous nuire, à la bonne heure ; c’est l’usage des cours : mais faire connaître qui nous sommes, ah ! fi ! — Je n’en suis venu là, dit Christian, que poussé à bout par Votre Grâce. Vous savez, milord, que j’ai servi en Angleterre ainsi que sur le continent, et vous n’aurez pas la témérité de croire que j’endurerai jamais un affront que le sang peut effacer. — Au contraire, » répliqua le duc, toujours d’un air poli, mais ironique, « je puis dire en toute assurance que la vie d’une douzaine de vos amis vous semblerait peu de chose, Christian, si leur existence pouvait porter préjudice, je ne dirai pas à votre honneur, mais à vos intérêts. Fi donc, mon cher ! il a long-temps que nous nous connaissons. Je ne vous ai jamais cru lâche, et je suis content de voir que je puis tirer de votre âme froide et calme quelques étincelles de chaleur. Je vais maintenant, si vous le désirez, vous donner des nouvelles de la jeune personne, à qui je vous conjure de croire que je m’intéresse véritablement. — Je vous écoute, milord duc. Mais le pli de votre lèvre supérieure et le mouvement de vos sourcils ne m’échappent pas. Votre Grâce connaît le proverbe français qui dit : « Rira bien qui rira le dernier. » Allons, je vous écoute. — Le ciel en soit loué ! car l’affaire exige de la promptitude, je vous en réponds, et ne prête aucunement à rire. Apprenez donc la pure vérité, que je pourrais vous garantir sur ma vie, ma fortune et mon honneur, s’il convenait à un homme tel que moi de donner aucune garantie des choses qu’il assure. Avant hier au matin, je rencontrai inopinément le roi chez Chiffinch. J’y étais allé pour perdre une heure et savoir où en était votre projet. Je fus témoin d’une scène singulière. Votre nièce épouvanta Chiffinch, c’est la Chiffinch femelle que je veux dire, brava le roi à son nez, et décampa en triomphe sous la garde d’un jeune gaillard qui ne se distingue absolument par rien, sinon par un extérieur assez prévenant et par l’avantage d’une impudence tout à fait imperturbable. Vraiment, je puis à peine m’empêcher de rire, quand je pense comme nous fûmes bafoués, le roi et moi ; car je ne nierai pas avoir voulu plaisanter un instant avec la belle Indamore. Mais, corbleu ! le jeune drôle nous l’a soufflé en face, aussi lestement que Drawcansir[111] fait table nette au festin des deux rois de Brentfort. Il y avait dans la retraite lente du galant une dignité que je veux tâcher d’enseigner à Mohun[112] : elle ira admirablement à son rôle. — Voilà qui est incompréhensible, milord duc, » dit Christian, qui avait alors recouvré tout son sang-froid ordinaire ; « vous ne pouvez vous attendre à ce que je croie un pareil conte. Qui aurait pu être assez hardi pour emmener ainsi ma nièce, lorsqu’un auguste personnage était présent ? Et quel est ce jeune homme, étranger comme il lui devait être, avec qui elle aurait, elle si sage et si prudente, consenti à partir d’une telle manière ? Milord, je ne puis croire ce conte-là. — Un de vos prêtres, mon très-dévot Christian, se bornerait à vous répondre : Meurs, infidèle dans ton incrédulité ; mais je ne suis qu’un pauvre pécheur de ce monde, et je vous communiquerai le peu de renseignements que j’ai recueillis. Le nom du jeune drôle, à ce que j’ai pu savoir, est Julien, fils de sir Geoffrey, que les hommes appellent Peveril du Pic. — Peveril du diable, qui nous l’envoie sans doute ! » s’écria Christian avec chaleur. « Je connais ce gaillard, et je le crois capable d’une tentative hardie et désespérée. Mais comment a-t-il pu s’introduire en présence du roi ? Ou l’enfer le favorise, ou le ciel se mêle des choses d’ici-bas plus que je ne pensais. Dans ce cas, que Dieu nous pardonne, à nous qui croyions qu’il ne s’occupait aucunement de nous ! — Amen, très-dévot Christian ; je suis charmé de voir qu’il vous reste encore quelque teinte de grâce qui vous fasse parler ainsi. Mais Empson, la Chiffinch femelle, et une demi-douzaine d’autres personnes, ont vu le berger entrer et partir. Interrogez, je vous prie, ces témoins avec votre sagesse habituelle, si vous ne croyez pas pouvoir mieux employer votre temps en courant sur les traces des fugitifs. Je crois qu’il s’est introduit comme faisant partie d’une troupe de masques ou de danseurs. Rowley, vous le savez, est toujours accessible pour quiconque peut contribuer à le divertir. C’est ainsi que s’est faufilé ce terrible héros, comme Samson parmi les Philistins, pour faire écrouler nos beaux projets sur nos têtes. — Je vous crois, milord ; je ne puis que vous croire ; et je vous pardonne, puisque telle est votre nature, de plaisanter de tout ce qui est ruine et destructions Mais quelle route ont-ils prise ? — Celle du comté de Derby, je présume ; car elle parlait de retourner se mettre sous la protection de son père, et de laisser là la vôtre, maître Christian. Il s’était passé chez la Chiffinch des choses qui lui donnaient lieu de soupçonner que vous n’aviez pas agi envers la fille d’une manière qui dût être approuvée par le père. — Alors, Dieu soit loué ! elle ne sait pas que son père est à Londres, et ils auront gagné le château de Martindale ou le manoir de Moultrassie : dans l’un de ces cas comme dans l’autre, ils sont en mon pouvoir. Il faut cependant que je les suive de près. Je vais retourner tout de suite dans le comté de Derby. Je suis perdu si elle voit son père avant que toutes ces bévues soient réparées. Adieu ! milord. Je vous pardonne la part que je vous soupçonne d’avoir prise au renversement de nos projets : ce n’est pas le moment des reproches mutuels. — Vous dites vrai, maître Christian, et je vous souhaite un plein succès. Puis-je vous aider d’homme, de chevaux ou d’argent ? — Je remercie Votre Grâce, » dit Christian ; et il sortit en toute hâte.

Le duc écouta le bruit de ses pas tandis qu’il descendait l’escalier, et losrqu’il ne les entendit plus, il cria à Jerningham qui entrait : Victoria ! Victoria ! magna est veritas, et prœvalebit[113] ! Si j’avais dit à ce vilain un seul mot de mensonge, il est si familier avec toutes les régions de la fausseté, toute sa vie n’a été qu’une imposture si absolue, que j’aurais été découvert en un instant ; mais je lui ai dit la vérité, et c’était le seul moyen de le tromper. Victoria ! mon cher Jerningham, je suis plus fier d’en avoir imposé à Christian, que je ne le serais d’en faire accroire à un ministre d’état. — Votre Grâce estime donc bien haut sa prudence ? dit le confident. — Oui, ou du moins son astuce, l’astuce qui, dans les intrigues de cour, l’emporte souvent sur la prudence, comme dans la rade d’Yarmouth une barque de pêcheur devance une frégate. Il ne reviendra pas à Londres, si je puis l’en empêcher, avant que toutes ces manœuvres soient finies. »

Comme Sa Grâce parlait, le colonel qu’il avait plusieurs fois demandé fut annoncé par un gentilhomme de sa chambre. « Il n’a point rencontré Christian, n’est-ce pas ? » dit le duc avec vivacité. — Non, milord, répondit le domestique ; le colonel est venu par l’escalier du vieux jardin. — Je m’en doutais, répliqua le duc. C’est un hibou qui ne prendra point sa volée en plein jour, tant qu’il aura un buisson pour s’y cacher. Le voilà qui arrive à la dérobée par un passage tortueux et voûté, par une allée en ruine, créature presque d’aussi mauvais augure que l’oiseau de sinistre présage auquel il ressemble. »

Le colonel, à qui l’on ne paraissait donner d’autre nom que le titre qui appartenait à son grade militaire, entra alors dans l’appartement. C’était un homme grand et robuste ; il paraissait avoir passé le milieu de la vie, et sa figure, si son front n’eût été couvert d’un sombre nuage, aurait pu passer pour belle. Tandis que le duc lui parlait, ses grands yeux sérieux se baissaient vers la terre, soit par humilité, soit par tout autre motif ; mais pour répondre, il les levait en fixant sur lui le regard perçant d’un observateur attentif. Son costume était fort simple, et se rapprochait plus de celui des puritains que des cavaliers de l’époque : un large chapeau noir, semblable au sombrero espagnol, un grand manteau également noir, et une longue rapière, lui donnaient assez l’air castillan, air auquel ajoutaient encore la gravité ainsi que la raideur de son maintien. — Eh bien ! colonel, dit le duc, nous avons été long-temps sans nous voir : comment vos affaires ont-elles été ? — Comme celles de tous les gens actifs dans les temps d’inaction, répondit le colonel ; ou comme un bon brigantin qui demeure à sec dans une crique fangeuse, où ses flancs et ses planches finissent par se fendre et se disjoindre. — Eh bien ! colonel, j’ai déjà fait usage de votre valeur, et je veux y recourir encore, pourvu que je voie le navire bientôt radoubé et capable de fendre les flots. — D’où je conclus que Votre Grâce a quelque voyage à ordonner. — Non ; mais il y en a un qu’il faudrait interrompre. — Ce n’est qu’une autre chanson sur le même air. Eh bien ! milord, j’écoute. — Oh ! après tout, il ne s’agit que d’une bagatelle : vous connaissez Ned Christian ? — Oui vraiment, milord ; il y a long-temps que nous nous connaissons tous les deux. — Il va se rendre dans le comté de Derby, pour y chercher certaine nièce qu’il n’y trouvera que difficilement. Or je compte sur votre vieille amitié pour l’empêcher de revenir à Londres. Partez avec lui, ou rejoignez-le ; cajolez-le, ou attaquez-le comme il vous plaira ; pourvu seulement que vous l’écartiez de Londres pendant une quinzaine ; ensuite peu m’importe qu’il y revienne. — Car alors, je suppose, on pourra retrouver la demoiselle, si on juge qu’elle vaille encore la peine qu’on la cherche. — Vous pouvez croire qu’elle mérite bien que vous la cherchiez pour vous-même, colonel : je vous promets qu’elle porte des milliers de livres pendus à son jupon. Une telle femme vous épargnerait la peine de vivre aux dépens du public. — Milord ! je vends mon sang et mon épée, mais non mon honneur, » répondit l’homme d’un ton brusque. « Si je me marie jamais, mon lit pourra être pauvre, mais il sera honnête. — Alors votre femme sera la seule chose honnête que vous posséderez, colonel… du moins depuis que je vous connais. — Oui, en vérité. Votre Grâce peut dire sur ce point tout ce qu’il lui plaira. Ce sont principalement vos affaires qui m’ont occupé depuis un certain temps ; et si elles étaient moins rigoureusement honnêtes que je ne l’aurais souhaité, celui qui ordonnait était aussi blâmable que celui qui exécutait. Mais quant à épouser une maîtresse renvoyée, il n’existe personne, sauf Votre Grâce que je suis tenu de respecter, qui osât m’en faire la proposition. »

Le duc se mit à rire aux éclats. « Sur ma foi ! c’est précisément, dit-il, le langage de mon vieux Pistol :

Serai-je un Pandarus, tant que je tiens ce fer.
Non, non, que tout plutôt s’en aille à Lucifer !

— Mon éducation a été trop simple pour que je puisse comprendre des bouts de vers de comédie, milord, » dit le colonel d’un air bourru. « Votre Grâce a-t-elle d’autres ordres à me donner ? — Aucun… Ah ! j’ai entendu dire que vous avez publié un récit sur la conspiration ? — Et pourquoi non, milord ? J’espère que je suis un témoin aussi digne de foi que tous ceux qui jusqu’à présent ont comparu. — Vraiment, j’en suis tout à fait convaincu ; et il aurait été bien triste, quand il y avait tant à gagner en faisant le mal, qu’un aussi bon protestant que vous n’eût pas eu sa part de profit. — Je suis venu pour prendre les ordres de Votre Grâce, et non pour servir de sujet à ses plaisanteries. — Bien parlé, très-brave et très-immaculé colonel ! Comme vous allez être à mon service pour un mois, et à paie entière, je vous prie d’accepter cette bourse pour votre équipement et vos dépenses imprévues : vous recevrez de temps à autre mes instructions. — Elles seront ponctuellement remplies, milord, car je connais les devoirs d’un officier subalterne. Je vous souhaite le bonjour. »

À ces mots, il empocha la bourse sans affecter la moindre hésitation ni montrer la moindre reconnaissance, mais simplement comme ayant conclu la partie essentielle d’une affaire régulièrement traitée, et il sortit de l’appartement avec la même gravité sombre qui le distinguait à son arrivée. « Pour le coup, voilà un coquin selon mon cœur, » dit le duc lorsque le colonel fut parti : « voleur dès son berceau, assassin depuis qu’il a su tenir un couteau, profond hypocrite en religion, hypocrite pire et plus profond en honneur, gredin qui vendrait son âme au diable pour accomplir un crime, et qui couperait la gorge à son frère, si, ce forfait une fois commis, il osait lui donner son véritable nom. Eh bien ! pourquoi restez-vous ébahi, mon cher monsieur Jerningham ? Pourquoi me regarder ainsi que vous regarderiez quelque monstre des Indes, après avoir payé votre schelling pour le voir, et en tâchant d’ouvrir, pour toute la valeur de votre argent, vos grands yeux ronds comme des verres de lunettes ? Clignez-les, vos yeux, mon ami ; ne les usez pas, et priez votre langue de m’expliquer ce mystère. — Sur ma parole, milord duc, répondit Jerningham, puisque vous me forcez de parler, je ne puisque vous dire que plus je vis avec Votre Grâce, plus il m’est difficile d’approfondir les motifs de ses actions. D’autres font des plans dans l’espoir de se procurer plaisir ou profit en les exécutant : mais Votre Grâce se délecte à empêcher la réussite de ses propres desseins, lorsqu’il s’agit de les accomplir ; comme un enfant (pardonnez-moi d’oser ainsi parler) qui brise ses jouets favoris, ou comme un homme qui mettrait le feu à sa maison à demi construite. — Et pourquoi non, s’il veut se chauffer les mains à la flamme ? — Très-bien, milord ; mais ne s’expose-t-il pas à se brûler les doigts ? Milord, c’est une de vos plus nobles qualités que de consentir parfois à entendre la vérité sans vous en fâcher ; mais en fût-il autrement, je ne pourrais en cette occasion m’empêcher de vous la dire à tout risque. — Eh bien, parle : je suis disposé à l’entendre, » dit le duc, en se jetant sur un fauteuil et en maniant son cure-dent d’un air d’indifférence et d’impassibilité gracieuse. « J’aime à savoir ce que des pots de terre comme toi pensent de nous, qui sommes des vases de la plus pure porcelaine[114]. — Au nom du ciel, milord, permettez-moi de vous demander à quel mérite vous prétendez, et quel utile résultat vous vous proposez en embrouillant toutes les affaires qui vous concernent à un degré tel, qu’elles ressemblent au chaos du poëme de ce vieil aveugle tête-ronde[115], dont Votre Grâce est si enchantée ? Pour commencer par le roi : en dépit de sa bonne humeur, il sera courroucé de vous avoir pour rival. — Sa Majesté m’en a défié. — Vous avez anéanti toutes vos espérances quant à l’île, en vous brouillant avec Christian… — Je n’y attache pas maintenant plus d’importance qu’à un farthing[116]. — Ce Christian lui-même, que vous avez insulté, et dans la famille duquel vous songez à introduire le déshonneur, était pour vous un adhérent habile, un agent sagace, plein de sang-froid ; et vous le perdez aussi. — Pauvre Jerningham ! Christian n’en dirait pas moins de toi, j’en suis sûr, si tu étais congédié demain. C’est l’erreur commune de vous autres, instruments de nos volontés, de vous croire indispensables. Quant à sa famille, ce qui ne fut jamais honorable ne peut être déshonoré par une alliance quelconque avec ma maison. — Je ne parle pas de Chiffinch, qui sera offensé pourtant, quand il saura pourquoi et par qui son plan a été détruit et la jeune personne enlevée… Je ne vous parle ni de lui ni de sa femme. — Et vous faites bien ; car quand même ils mériteraient qu’on me parlât d’eux, la duchesse de Portsmouth a mis leur disgrâce au nombre de ses conditions. — Puis ce limier de colonel, comme il se nomme, Votre Grâce ne peut le mettre en quête pour le service qu’elle en attend, sans lui faire une indignité dont il ne manquera pas de se souvenir ; et soyez sûr qu’il vous sautera à la gorge, dès qu’il en trouvera l’occasion. — Je veillerai à ce qu’il ne la trouve pas ; d’ailleurs toutes vos craintes sont puériles, Jerningham. Battez vigoureusement votre chien, si vous voulez qu’il vous obéisse. Faites toujours voir à vos agents que vous savez les connaître et les apprécier. Un coquin qu’il faudrait traiter en homme d’honneur finirait par être incapable de s’acquitter de sa besogne. Assez donc d’avis et de censures, Jerningham : nous différons en tous points. Si nous étions tous deux ingénieurs, vous passeriez votre vie à regarder le rouet d’une vieille femme qui file une once de chanvre par jour ; moi, je serais continuellement au milieu des machines les plus compliquées, réglant les poids et les contre-poids, compensant les pesanteurs, inventant des ressorts et des roues, dirigeant et conduisant des centaines de forces combinées. — Et votre fortune pendant ce temps-là ? Passez-moi cette dernière observation, milord. — Ma fortune est trop vaste pour ne pas résister à une petite blessure. Tu sais d’ailleurs que j’ai en réserve mille recettes pour les égratignures et les contusions qu’elle reçoit de temps à autre en graissant ma machine. — Votre Grâce ne veut-elle pas parler de la poudre de projection du docteur Wilderhead ? — Allons donc ! C’est un charlatan, un charlatan fieffé. — Ou du plan du procureur Drowndland pour dessécher les marais ? — C’est un escroc, videlicet un homme de loi. — Ou de la vente des bois du laird de Lackpelf, dans les montagnes ? — C’est un Écossais, videlicet un escroc et un mendiant. — Ou de ces rues qu’on perce ici près autour de votre hôtel ? — L’architecte est un imbécile et le plan une sottise. Je suis malade de voir ces décombres, et je remplacerai bientôt nos vieilles allées, nos bosquets et nos plates-bandes, par un jardin à l’italienne et par un nouveau palais. — Ce serait, milord, anéantir votre fortune, au lieu de la réparer. — Lourdaud, esprit bouché que tu es, tu as oublié le plus beau de tous mes projets, les pêcheries de la mer du Sud. Les fonds que j’y ai mis rapportent déjà cinquante pour cent. Cours à la Bourse, et dis au vieux Manassès de m’acheter encore pour vingt mille livres d’actions. Pardonne-moi, Plutus, si j’oubliais d’offrir un sacrifice sur ton autel, et si néanmoins j’osais attendre tes faveurs ! Cours la poste, Jerningham, comme s’il y allait de ta vie ; de ta vie, entends-tu ? de ta vie, te dis-je ! »

Les mains et les yeux levés au ciel, Jerningham sortit de l’appartement ; et le duc, sans songer davantage à ses intrigues anciennes ou nouvelles, à l’amitié récente qu’il avait formée, à l’inimitié qu’il avait provoquée, à la beauté qu’il avait enlevée à ses protecteurs naturels et à son amant, ni au monarque avec lequel il osait se mettre en rivalité, s’assit pour calculer des chances avec tout le zèle de Demoivre, s’ennuya de cette besogne au bout d’une demi-heure, et refusa de voir l’agent zélé qu’il avait employé à la Bourse, parce qu’il était extrêmement occupé à composer une nouvelle satire.



CHAPITRE XXXIX.

MYSTIFICATION.


Ah ! tête changeante ! cœur volage !
Les Progrès du mécontentement.


Aucun événement n’est plus ordinaire dans les histoires du genre de la nôtre que l’enlèvement de l’héroïne, car c’est dans son destin que tout l’intérêt est supposé dépendre ; mais celui d’Alice Bridgenorth eut cela de particulier que le duc de Buckingham l’ordonna plutôt par esprit de contradiction que par un véritable amour. De même qu’il était allé lui faire une première visite chez la Chiffinch, excité par le désir d’être le rival de son souverain bien plus que par l’impression que la beauté d’Alice pouvait avoir produite sur son cœur ; de même il avait soudainement conçu le projet de l’enlever au moyen de ses agents, moins parce qu’il désirait jouir chez lui de sa société, que pour intriguer Christian, le roi, Chiffinch et tous les autres intéressés. Cela est si vrai, que Sa Grâce avait été plus surprise que charmée du succès de l’entreprise qui avait amené Alice dans sa demeure ; quoique probablement il se serait mis dans une épouvantable colère, s’il eût appris qu’elle avait échoué.

Vingt-quatre heures s’étaient écoulées depuis qu’il était rentré chez lui, et malgré les avertissements réitérés de Jerningham, il n’avait pu encore se déterminer à sortir de sa nonchalance habituelle pour rendre visite à sa belle prisonnière ; et quand il s’y décida, ce ne fut qu’avec la répugnance intérieure d’un homme que la nouveauté seule peut arracher à l’indolence.

« Je ne conçois pas comment j’ai pu m’embarrasser de cette drôlesse, disait-il, et me condamner à entendre toutes les rapsodies hystériques d’une Phillis de campagne dont la tête est farcie des leçons de sa grand’mère sur la vertu et la Bible, lorsque les faveurs des femmes les plus jolies et les mieux élevées de la ville me coûteraient moins de peine. C’est dommage qu’on ne puisse monter sur le char de triomphe du vainqueur sans avoir à se vanter d’une victoire ; et pourtant c’est ce que font la plupart de nos galants modernes, mais ce qui ne conviendrait pas à Buckingham. Eh bien donc, je la verrai, ne serait-ce que pour en débarrasser mon hôtel. Mais la Portsmouth ne souffrira point qu’elle soit mise en liberté si près de Charles, tant elle craint qu’une nouvelle beauté n’impose des lois au vieux pécheur ! Que ferai-je donc de cette petite ? Je ne me soucie guère de la garder ici, et elle est trop riche pour être envoyée à Clifden comme femme de charge : voilà de quoi réfléchir. »

Il demanda alors un costume propre à faire ressortir les avantages personnels qu’il tenait de la nature, attention qu’il crut se devoir à lui-même ; car, du reste, il allait présenter ses hommages à la belle captive avec aussi peu d’ardeur qu’on en apporte à se battre en duel, quand on n’est guidé par aucun autre intérêt que celui de maintenir sa réputation d’homme d’honneur.

Les appartements destinés à l’usage des favorites qui venaient de temps à autre habiter la maison Buckingham, et qui étaient la plupart soumises, en ce qui concernait la liberté, aux règles d’un couvent, étaient séparés des autres corps de logis. Il vivait dans un siècle où ce qu’on appelait galanterie justifiait les actes les plus atroces de perfidie et de violence ; on peut citer pour preuve la catastrophe d’une malheureuse actrice dont la beauté avait attiré l’attention du dernier de Vere, comte d’Oxford. Comme par sa vertu elle mettait ses séductions en défaut, il la trompa par un mariage simulé, et fut récompensé d’un succès qui occasionna cependant la mort de sa victime, par les applaudissements unanimes des hommes d’esprits et des galants qui encombraient les antichambres de Charles.

Buckingham avait réuni dans l’intérieur de son palais ducal tout ce qui pouvait faciliter des exploits de ce genre ; et l’appartement vers lequel il se dirigeait alors offrait tour à tour mille douceurs aux femmes qui ne demandaient pas mieux que de l’habiter, et mille moyens de contrainte pour retenir celles qui n’y demeuraient que par force.

Comme il servait alors à ce dernier usage, la clef en fut remise au duc par une vieille dame à capuchon et à lunettes, qui était assise et lisait attentivement un livre de dévotion dans le vestibule séparant du reste de la maison cette partie consacrée à la débauche, qu’on appelait d’ordinaire le couvent. Cette duègne expérimentée remplissait en ces occasions le rôle de maîtresse des cérémonies, et était la fidèle dépositaire de plus d’intrigues que n’en connaissent une demi-douzaine de femmes vouées à son respectable métier.

« Une aussi douce linotte, » dit-elle en ouvrant la porte extérieure, « que toutes celles qui chantèrent jamais en cage ! — J’avais peur qu’elle n’eût passé son temps à pleurer plutôt qu’à chanter, Dowlas. — Hier encore, ou, pour dire toute la vérité, milord, ce matin même, nous n’entendions que gémissements ; mais l’air de la maison de Votre noble Grâce est favorable aux oiseaux chanteurs, et aujourd’hui il y a beaucoup de mieux. — Le changement est prompt, bonne dame, et il me paraît étrange qu’avant même que je l’aie jamais vue, cette petite trembleuse se soit si vite résignée à son sort. — Ah ! c’est que Votre Grâce possède une vertu magique dont l’influence pénètre à travers les murailles ; comme le dit la sainte Écriture, Exode, chap. I et VII : « Elle fend les murs et les portes. » — Vous êtes trop partiale, dame Dowlas. — Je ne dis que l’exacte vérité, et je veux être rejetée du troupeau des bonnes brebis si je ne pense pas que l’extérieur même de la petite s’est amélioré depuis qu’elle habite l’hôtel de Votre Grâce. Il me semble qu’elle a une taille plus aérienne, une démarche plus légère, une tournure plus vive. Je ne puis rien assurer, sinon qu’il y a du changement : d’ailleurs, hélas ! Votre Grâce sait que je suis aussi vieille que fidèle, et que ma vue commence à s’affaiblir. — Surtout quand vous lavez vos yeux avec du vin des Canaries, bonne dame, » répliqua le duc, qui savait que la tempérance n’était pas une des vertus cardinales que la vieille pratiquait le plus souvent.

« Avec du vin des Canaries, dites-vous, milord ? Est-ce bien avec du vin des Canaries que Votre Grâce suppose que je me lave les yeux ? » s’écria la matrone offensée. « Je suis fâchée que Votre Grâce ne me connaisse pas mieux. — Je vous demande pardon, dame Dowlas, » dit le duc, en repoussant dédaigneusement la main que, dans l’ardeur de sa justification, dame Dowlas avait posée sur la manche de son habit ; « je vous demande pardon, je me suis convaincu, en vous approchant de plus près, que mon accusation n’était pas fondée… C’est de l’eau-de-vie que j’aurais dû dire, non du vin des Canaries. »

En parlant ainsi, il entra dans l’appartement intérieur, qui était meublé avec une voluptueuse magnificence.

« La dame dit pourtant vrai, » pensa en lui-même l’orgueilleux propriétaire de cette splendide maison. « Une Phillis campagnarde peut bien se réconcilier avec une prison comme celle-ci, sans même qu’il faille l’appeau d’un habile oiseleur pour l’y attirer. Mais où donc est cette rurale beauté ? Est-il possible que comme un commandant désespéré, elle se soit réfugiée dans la chambre à coucher, la citadelle de la place, sans même essayer de défendre les ouvrages extérieurs ? »

Tout en faisant cette réflexion, il traversait une antichambre et une petite salle à manger meublées avec un goût exquis, et décorées d’excellents tableaux de l’école vénitienne. Venait ensuite un salon dont l’ameublement offrait encore une élégance plus recherchée. Les fenêtres étaient artistement garnies de verres peints, dont les couleurs étaient si vives et si riches, que les rayons du soleil, pénétrant au milieu du jour à travers ces vitraux, imitaient les plus riches teintes du coucher de cet astre, et, suivant la célèbre expression du poète, « apprenaient à la lumière à contrefaire l’obscurité. »

Les caprices et les goûts de Buckingham avaient été trop complètement, trop souvent, et trop aisément satisfaits, pour qu’il pût, en général, être sensible à ces plaisirs mêmes que l’unique affaire de toute sa vie avait été de poursuivre. Le voluptueux rassasié est comme l’épicurien blasé pour qui la simple absence de l’appétit devient à la longue une punition suffisante d’en avoir fait l’objet principal de ses jouissances et de ses pensées. Cependant la nouveauté a toujours quelque charme, et l’incertitude encore davantage.

Ses doutes sur la manière dont il allait être reçu, le changement d’humeur qu’on disait s’être opéré dans sa prisonnière, la curiosité de savoir comment une jeune personne, telle qu’on lui avait dépeint Alice Bridgenorth, se conduirait dans les circonstances au milieu desquelles elle se trouvait placée si inopinément, réussirent à exciter alors dans Buckingham un sentiment extraordinaire. Il s’en fallait beaucoup qu’il éprouvât cette sensation d’inquiétude avec laquelle tout homme, même de l’esprit le plus grossier, arrive en présence de la femme à qui il souhaite de plaire, et bien moins encore les sentiments plus raffinés d’amour, de respect, de désir et de crainte avec lesquels un amant plus délicat approche de l’objet aimé. Il avait été, pour me servir d’un mot français fort expressif, trop complètement blasé, même dès sa première jeunesse, pour ressentir l’empressement instinctif de l’un, et surtout le plaisir plus sentimental de l’autre. Ce qui aggrave encore cet état de satiété et de dégoût, c’est que le voluptueux ne peut renoncer aux jouissances dont il est rassasié ; il est forcé de continuer, soit par égard pour sa réputation, soit par la simple force de l’habitude, à braver les peines, les fatigues, et les dangers d’une poursuite qu’il a réellement peu d’intérêt à terminer heureusement.

Buckingham crut donc devoir à sa réputation, comme héros toujours heureux d’intrigues amoureuses, de présenter ses hommages à Alice Bridgenorth avec un empressement feint ; et, au moment d’ouvrir la porte du salon, il s’arrêta pour réfléchir si c’était le ton de la galanterie ou celui de la passion qu’il lui convenait de prendre dans cette circonstance. Ce délai suffit pour qu’il entendît quelques sons d’un luth touché avec un talent exquis, et accompagné des accents plus mélodieux encore d’une voix de femme qui, sans exécuter précisément aucun air, semblait prendre plaisir à rivaliser avec le son argentin de l’instrument.

« Une créature si bien élevée, et qu’on dit être si sensée, pensa le duc, ne manquerait pas, toute campagnarde qu’elle est, de rire des tendres déclamations d’un Orondate ; c’est la verve de Dorimont qui convient ici : elle fut jadis la tienne, Buckingham. Et puis ce rôle est plus facile. »

Cette détermination une fois prise, il entra dans le salon, avec l’aisance gracieuse qui caractérisait les gais courtisans parmi lesquels il fleurissait, et il s’approcha de la belle captive, qu’il trouva assise près d’une table couverte de livres et de musique. À gauche, était une large fenêtre entr’ouverte, dont les verres de couleur n’admettaient qu’un jour douteux dans ce magnifique appartement, qui, tendu des plus riches tapisseries des Gobelins, et orné de superbes porcelaines de Chine, ainsi que de glaces superbes, semblait être un boudoir décoré par un prince pour recevoir sa fiancée.

Le splendide costume de la jeune personne correspondait au luxe de l’appartement qu’elle habitait, et tenait de ce goût oriental que la fameuse Roxelane avait alors mis à la mode. Une jambe bien faite et un pied mignon, qui sortaient d’un large pantalon de satin bleu richement brodé, étaient les seules parties de son corps que l’on pût voir distinctement : tout le reste était recouvert de la tête aux pieds, par un long voile de gaze d’argent qui, comme un léger brouillard répandu sur un joli paysage, permettait de conjecturer quels charmes il cachait, et portait même l’imagination à se les exagérer. Les autres parties de son habillement qu’on pouvait apercevoir étaient, comme le voile et le pantalon, dans le goût oriental ; un riche turban, un cafetan magnifique étaient plutôt indiqués que vus distinctement à travers les plis du voile. Tout dans cette parure annonçait au moins de la coquetterie de la part d’une belle qui devait s’être attendue, d’après les lieux où elle était logée, à un visiteur de quelque prétention : aussi Buckingham ne put-il s’empêcher de rire intérieurement du conte que Christian avait osé lui faire sur l’extrême simplicité et l’innocence de sa nièce.

Il s’approcha cavalièrement de la jeune personne, et lui parlant avec l’air d’un homme qui est persuadé que s’il veut bien reconnaître sa faute, cette condescendance doit suffire pour la faire pardonner : « Belle Alice, dit-il, je sens combien j’ai d’excuses à vous faire pour le zèle indiscret de mes gens, qui, vous voyant abandonnée et sans protection pendant une malheureuse querelle, ont pris sur eux de vous amener dans la maison d’un homme qui exposerait sa vie plutôt que de vous donner un moment d’inquiétude. Est-ce ma faute si ces mêmes gens ont jugé nécessaire d’intervenir pour vous sauver, ou si, connaissant l’intérêt que je devais prendre à vous, ils vous ont retenue ici jusqu’à ce que je pusse venir en personne recevoir vos ordres ? — Vous n’avez pas été fort empressée me rendre visite, roi lord. Il y a deux jours que je suis prisonnière, négligée, abandonnée à des soins mercenaires. — Que dites-vous ? ma belle ; négligée ; par le ciel ! si le plus ancien de mes serviteurs vous avait manqué le moins du monde, je le chasserais à l’instant de ma maison. — Je ne me plains pas qu’aucun de vos gens ait manqué de politesse à mon égard, milord ; mais il eût été convenable, je crois, que le duc lui-même fût venu m’expliquer plus tôt pourquoi il a eu la hardiesse de me retenir comme une prisonnière d’état. — Ah ! la divine Alice peut-elle penser que, si le temps et la distance, ces deux plus cruels ennemis des tendres passions, me l’eussent permis, l’instant où vous avez passé le seuil de la porte de votre vassal n’en eût aussi vu à vos pieds le maître qui vous est tout dévoué, et qui n’a plus pensé qu’à vos charmes depuis cette matinée fatale où pour la première fois ils frappèrent ses regards chez la Chiffinch. — Alors j’en conclus, milord, que vous avez été absent et que vous n’avez pris aucune part à la contrainte qu’on a exercée envers moi ? — Absent par ordre du roi, ma belle, et occupé à remplir mes devoirs, » répondit Buckingham sans hésitation. « Que pouvais-je faire ? À l’instant où vous quittiez la maison de Chiffinch, Sa Majesté m’ordonna de monter à cheval, et si promptement que je n’eus pas le temps de changer mes brodequins de satin pour des bottes de voyage. Si mon absence vous a causé quelque désagrément, blâmez-en le zèle inconsidéré de ceux qui, me voyant partir de Londres, presque anéanti à l’idée que je me séparais de vous, maladroits sans doute, mais bien intentionnés, voulurent contribuer de leurs efforts à sauver leur maître du désespoir, en retenant du moins la belle Alice dans cet hôtel. À qui, en effet, vous auraient-ils confiée ? Celui que vous aviez choisi pour protecteur est en prison, ou en fuite ; votre père ne se trouve pas à Londres, et votre oncle est parti pour le Nord. On connaissait votre juste aversion pour la maison de Chiffinch : quel asile plus convenable vous restait-il, que le palais de votre très-soumis esclave, où vous commanderez toujours en reine ? — En reine emprisonnée. Je ne désire pas une royauté pareille. — Hélas ! comme vous feignez de ne pas me comprendre ! » dit le duc mettant un genou en terre ; « et quel droit avez-vous de vous plaindre de quelques heures d’une douce captivité, vous qui destinez tant de malheureux à un éternel esclavage ? Soyez miséricordieuse une fois, et écartez ce voile jaloux ; car ce sont toujours les plus cruelles divinités qui rendent leurs oracles dans de ténébreuses retraites. Souffrez au moins que ma main téméraire… — J’épargnerai à Votre Grâce cette peine indigne d’elle, « interrompit la jeune personne avec hauteur, et se levant, elle jeta derrière ses épaules le voile qui la couvrait, en disant : « Regardez-moi, milord duc, et voyez si ce sont bien là les charmes qui ont produit sur Votre Grâce une impression si puissante. »

Buckingham regarda, et fut tellement frappé de surprise, qu’il se releva brusquement et demeura quelques secondes comme pétrifié. La femme qui se tenait debout devant lui n’avait ni la taille ni la séduisante tournure d’Alice Bridgenorth ; et quoique parfaitement bien faite, elle était si mince et si petite, qu’elle ressemblait presque à un enfant. Ses vêtements consistaient en trois ou quatre vestes de satin, disposées l’une sur l’autre, richement brodées, et de différentes couleurs, ou plutôt de diverses nuances d’une même couleur, comme pour éviter les contrastes. Elles s’ouvraient par-devant de manière à laisser voir le cou et une partie de la gorge, qui d’ailleurs était presque cachée par une collerette de la plus fine dentelle ; par-dessus elle portait une espèce de manteau garni des plus riches fourrures. Un turban petit, mais magnifique, négligemment placé sur sa tête, laissait échapper en abondance de belles tresses de cheveux noirs que Cléopâtre aurait enviées. Le goût et la splendeur de ce costume oriental s’accordait avec le teint de la jeune personne, dont la couleur était assez foncée pour qu’elle pût être prise pour une Indienne.

Ses traits étaient animés d’une vivacité si expressive, qu’on remarquait à peine ce qui leur manquait en beauté régulière ; et des yeux aussi brillants que des diamants, des dents aussi blanches que des perles, n’échappèrent pas au duc de Buckingham, connaisseur achevé en attraits féminins. En un mot, la fille bizarre et singulière, qui apparaissait si soudainement à ses regards, avait une de ces figures qu’on ne peut voir sans qu’elles laissent une impression qu’on se rappelle long-temps après qu’on a cessé de les voir, et pour lesquelles on est tenté d’inventer cent histoires, afin de complaire à l’imagination, en supposant que leur singularité provient des différentes sortes d’émotions qu’elles semblent exprimer. Chacun doit avoir gardé le souvenir de certaines physionomies de ce genre, qui, par une séduisante et gracieuse originalité d’expression, restent plus long-temps dans la mémoire et captivent mieux l’imagination que les beautés régulières.

« Milord duc, dit la jeune fille, il me semble que mon voile a produit sur Votre Grâce un effet vraiment magique. Hélas ! qu’est donc devenue la princesse captive dont le moindre signe devait être un ordre pour un vassal aussi éminent que vous, milord ? Elle court grand risque, je crois, d’être mise à la porte, comme une seconde Cendrillon, pour aller chercher fortune parmi les laquais et les porteurs. — Je suis stupéfié ! répliqua le duc. Ce coquin de Jerningham ? J’aurai le sang de ce misérable ! — N’en voulez pas à Jerningham pour toute cette affaire, dit l’inconnue, niais prenez-vous-en plutôt à votre malheureuse absence. Pendant que vous couriez la poste vers le Nord en brodequins de satin, pour régler les affaires du roi, la véritable et légitime princesse, milord duc, passait ici son temps à gémir et à pleurer sur la triste solitude à laquelle votre éloignement la condamnait. Elle se désola inutilement pendant deux jours ; le troisième, une enchanteresse africaine vint changer la scène pour elle, et la personne pour Votre Grâce. Il me semble, milord, que cette aventure ne vous fera guère d’honneur, quand quelque troubadour fidèle célébrera les galants exploits du second duc de Buckingham. — Mordu jusqu’au sang et bafoué par-dessus le marché ! s’écria le duc ; la drôlesse a des dispositions pour la satire, de par tout ce qui est piquant ? Mais écoutez-moi, belle comtesse, comment avez-vous osé être complice d’un tour semblable ? — Osé, milord ! faites cette question à d’autres, et non à une femme qui ne craint rien. — En vérité, je le crois, car ton front est bronzé par la nature. Mais écoutez-moi encore, mademoiselle : quel est votre nom ? quelle est votre condition ? — Ma condition ? Je vous l’ai déjà dit : je suis sorcière de profession, enfant de la Mauritanie ; et je me nomme Zarah. — Mais il me semble que cette figure, cette taille, ces yeux… Ne vous-êtes-vous donc pas déjà fait passer pour une fée danseuse ? Vous étiez quelque chose comme cela, il y a quelques jours. — Vous pouvez avoir vu ma sœur, ma sœur jumelle, mais non moi, milord. — Vraiment ! Alors votre double, si ce n’était pas vous, était possédée d’un démon muet, comme vous l’êtes d’un démon bavard. J’ai encore dans l’idée que vous ne faites qu’un avec elle, et que Satan, toujours si puissant sur votre sexe, vous a donné, lors de notre première rencontre, la puissance de retenir votre langue. — Croyez ce que bon vous semblera, milord, votre croyance ne changera rien à la vérité. Et maintenant, milord, je vais vous dire adieu. Avez-vous des commissions pour la Mauritanie ? — Attendez un peu, ma princesse, et rappelez-vous que vous êtes venue ici occuper volontairement la place d’une autre ; qu’ainsi vous avez encouru telle peine qu’il me plaira de vous infliger. Personne ne peut braver impunément Buckingham. — Je ne suis nullement pressée de partir, si Votre Grâce a des ordres à me donner. — Eh quoi ! vous n’êtes effrayée ni de mon ressentiment ni de mon amour, belle Zarah ? — Ni de l’un ni de l’autre. Par ce gant ! il faudrait que votre ressentiment fût une passion bien petite, pour qu’il tombât sur un être aussi faible que moi ; et quant à votre amour, ô mon Dieu ! mon Dieu ! — Et pourquoi ces ô mon Dieu ? pourquoi cet air de dédain ? petite ; croyez-vous que Buckingham ne puisse aimer, et qu’il n’ait jamais obtenu de retour ? — Il a pu se croire aimé, mais par quelques frivoles créatures, par des femmes à qui une méchante tirade de comédie pouvait faire tourner la tête, dont le cerveau n’était rempli que de souliers à talons rouges et de brodequins de satin, et qui ne pourraient jamais résister à l’argument d’une jarretière ou d’un crachat. — Et n’y a-t-il point dans votre climat de belles aussi fragiles ? très-dédaigneuse princesse. — Il y en a certainement ; mais on les estime à l’égal des perroquets et des singes, être sans âme ni sentiment, sans tête ni cœur. Notre proximité du soleil a purifié nos passions en leur donnant plus de force. Les glaces de votre froid climat serviront de marteaux pour convertir en socs de charrue des barres de fer rouge, avant que la futilité et la sottise de votre prétendue galanterie fassent une impression d’un moment sur un cœur comme le mien. — Vous parlez en femme qui sait ce qu’est une passion. Asseyez-vous, belle dame, et ne m’en voulez pas si je vous retiens encore. Qui pourrait consentir à se séparer d’une langue aussi mélodieuse, ou d’un œil dont l’éloquence est si expressive ? Vous avez donc connu ce que c’est que l’amour ? — Je le connais, n’importe que ce soit par expérience ou sur le dire des autres ; mais je le connais, et je sais qu’aimer comme j’aimerais, ce serait ne pas céder un iota à l’avarice, pas un pouce à la vanité, ne pas sacrifier le moindre sentiment à l’intérêt ni à l’ambition, mais tout donner, tout, à la fidélité du cœur et à une affection réciproque. — Et combien y a-t-il, selon vous, de femmes capables de ressentir une passion si désintéressée ? — Des milliers de plus qu’il n’y a d’hommes qui le méritent. Hélas ! combien de fois voyez-vous la femme pâle, misérable et dégradée suivre encore avec une patience infatigable les pas d’un odieux tyran, et endurer toutes ses injustices avec la soumission d’un épagneul fidèle, qui, maltraité, prise cependant un regard de son maître, le faquin le plus bourru qui dégrada jamais l’humanité, plus que tous les plaisirs que pourrait lui procurer le monde ? Songez à ce que serait une pareille femme pour un homme qui mériterait et paierait de retour son affection. — Peut-être l’inverse ; et quant à votre comparaison, je n’y trouve aucune justesse. Je ne puis accuser mon épagneul de perfidie ; mais pour mes maîtresses, à parler franchement, il faudrait toujours que je fusse diablement pressé pour avoir l’honneur d’en changer avant qu’elles me quittassent. — Et elles agissent comme vous le méritez, milord ; car qu’êtes-vous ?… Voyons, ne froncez pas les sourcils : il faut bien que vous entendiez une fois la vérité. La nature s’est conduite généreusement à votre égard, en vous accordant les grâces extérieures, et l’éducation ne vous a été guère moins favorable. Vous êtes noble, c’est le hasard de la naissance ; beau, c’est le caprice de la nature ; généreux, parce que donner est plus facile que refuser : bien mis, c’est fort honorable… pour votre tailleur ; habituellement gai, parce que vous avez jeunesse et santé ; brave, parce qu’il serait dégradant pour vous de ne pas l’être, et spirituel, parce que vous ne pouvez vous empêcher de l’être. »

Le duc lança un coup d’œil à une des larges glaces du salon. « Noble, beau, généreux, bien mis, gai, brave et spirituel ! s’écria-t-il. En vérité, vous m’en accordez là, madame, beaucoup plus que je n’ose en demander, et bien assez certainement pour réussir, du moins sous certains rapports, auprès des femmes. — Je ne vous ai accordé ni tête ni cœur, » reprit Zarah avec calme… « Allons, ne rougissez pas comme si vous aviez peur de moi. Je ne dis pas que la nature ait pu vous les refuser, mais la folie a troublé l’une, et l’égoïsme a perverti l’autre. L’homme qui, suivant moi, est digne de ce nom, est celui dont les pensées et les efforts ont les autres pour but, plutôt que lui-même ; dont la résolution se fonde toujours sur des principes équitables, et qui n’abandonne pas un projet tant que le ciel et la terre lui offrent un moyen de l’accomplir : c’est celui qui jamais n’ira chercher un avantage indirect par une route bonne en apparence, ni prendre une mauvaise voie pour atteindre un but réellement bon. Voilà l’homme pour qui un cœur de femme battrait durant sa vie et se briserait à sa mort. »

Elle parlait avec tant d’énergie que ses yeux étincelaient ; et la rougeur de ses joues répondait à la véhémence de ses sentiments.

« Vous parlez, dit le duc, comme si vous aviez vous-même un cœur capable de payer tribut aux perfections que vous décrivez si chaudement. — Et ne l’ai-je donc pas ? » dit-elle en posant la main sur son sein. « Ici bat un cœur qui me justifierait dans tout ce que j’ai dit, à la vie et à la mort. — S’il était en mon pouvoir, » répliqua le duc qui commençait à s’intéresser à la belle inconnue plus qu’il ne l’aurait d’abord cru possible, « s’il était en mon pouvoir de mériter un attachement si fidèle, il me semble que je ferais tous mes efforts pour le dignement récompenser. — Vos richesses, vos titres, votre réputation de galanterie, tout ce que vous possédez enfin, seraient trop peu pour mériter une si sincère affection. — Allons, belle dame, » dit le duc un peu piqué, « ne soyez pas tout à fait si dédaigneuse. Croyez que si votre amour est aussi pur que l’or contrôlé, un pauvre diable comme moi peut encore vous offrir de l’argent en échange. La quantité doit compenser la qualité. — Mais je ne porte pas ma tendresse au marché ; c’est pourquoi, milord, je n’ai aucun besoin des viles monnaies que vous m’offrez en échange. — Comment puis-je le savoir ? ma toute belle. C’est ici le royaume de Paphos ; vous l’avez envahi, vous savez mieux que moi dans quelle intention ; mais dans aucune, je crois, qui soit en rapport avec cet air de cruauté que vous affectez maintenant. Allons, allons, des yeux qui sont si éloquents peuvent briller de plaisir aussi bien que s’enflammer de mépris et de colère. Vous êtes ici une épave sur le domaine de Cupidon, et je dois vous saisir au nom de cette divinité. — Gardez-vous de me toucher, milord ; ne m’approchez pas si vous désirez savoir pourquoi je suis ici ; Votre Grâce peut se supposer un Salomon, s’il lui plaît ; mais je ne suis pas une princesse voyageuse venant de climats lointains pour flatter votre orgueil ou admirer votre gloire. — Un défi ! de par Jupiter ? — Méprise de votre part, milord. Je ne suis pas venue sans prendre les précautions suffisantes pour ma retraite. — Vous parlez bravement. Mais jamais une forteresse ne vante plus ses ressources que lorsque la garnison songe à se rendre. Voici comment j’ouvre la première parallèle. »

Ils avaient jusqu’alors été séparés l’un de l’autre par une longue table étroite qui, placée dans l’embrasure de la grande fenêtre dont nous avons parlé, avait jusque-là servi comme de barrière entre la dame et le hardi soupirant. Le duc, tout en parlant, se mit en devoir de l’écarter ; mais, attentive à tous ses mouvements, elle s’élança aussitôt par la croisée qui était entr’ouverte.

Buckingham jeta un cri de frayeur et de surprise, ne doutant pas d’abord qu’elle ne se fût précipitée d’une hauteur d’au moins quatorze pieds ; car la fenêtre n’était pas à une moindre distance du sol. Mais quand il s’approcha pour regarder en dehors, il reconnut avec étonnement qu’elle était descendue avec autant d’agilité que de succès.

L’extérieur de cette immense maison était décoré d’une multitude de sculptures présentant ce mélange d’architecture gothique et grecque qui caractérise le siècle d’Élisabeth et de ses successeurs ; et quoique l’exploit dût paraître surprenant, les saillies de ces ornements présentaient des points d’appui suffisants à une créature si légère et si vive, même pour une descente rapide.

Très-mortifié de l’aventure et brûlant de curiosité, Buckingham conçut d’abord l’idée de suivre la fugitive par la route dangereuse qu’elle avait prise ; et dans cette intention il était déjà monté sur l’appui de la croisée, et il examinait où il pourrait ensuite poser le pied sans danger, quand d’un bosquet voisin où l’inconnue avait disparu, il l’entendit chanter un couplet d’une chanson comique, alors à la mode, et faite sur un amant désespéré qui avait résolu de se jeter du haut d’un rocher.

Mais quand il se vit plus près,
Regardant le précipice
Si profond pour qui s’y glisse,
Il changea ses beaux projets.
Il pensa dans sa sagesse
Qu’un amant que l’on délaisse
Peut former d’autres amours ;

Mais qu’un cou rompu par détresse
Est un cou rompu pour toujours.

Le duc ne put s’empêcher de rire, quoique bien malgré lui, du rapport que ces vers avaient avec sa ridicule situation, et rentrant dans l’appartement, il renonça à une tentative qui aurait pu être aussi périlleuse qu’elle était grotesque. Il appela ses gens, et se contenta d’épier lui-même le petit bosquet, ne pouvant se résoudre à croire qu’une femme, qui s’était pour ainsi dire jetée à sa tête, voulût réellement le mortifier par une pareille retraite.

Cette question fut résolue en un instant. Une forme humaine enveloppée d’un manteau et portant un chapeau rabattu qu’ombrageait une plume noire, sortit du bosquet et se perdit bientôt au milieu des ruines, des décombres et des matériaux de construction qui encombraient de tous côtés, comme nous l’avons déjà dit, l’emplacement du domaine de York-House.

Les domestiques du duc, qui étaient accourus à ses cris d’impatience, furent aussitôt envoyés dans toutes les directions à la recherche de cette sirène invisible. Leur maître, toujours ardent et impétueux dans ses nouveaux désirs, surtout quand sa vanité était piquée, stimulait leur diligence par des promesses, des menaces et des ordres. Mais tout fut inutile. On ne trouva de la soi-disant princesse de Mauritanie que son turban et son voile, qu’elle avait laissés dans le bosquet, ainsi que ses pantoufles de satin, sans doute pour prendre des vêtements moins remarquables.

Voyant que toutes ses recherches étaient vaines, le duc de Buckingham, à l’exemple des enfants gâtés de tout âge et de toute condition, donna un libre cours à sa colère, et jura dans sa fureur de se venger de la visiteuse, qu’il accabla de mille épithètes outrageantes, parmi lesquelles l’élégante expression de drôlesse fut le plus souvent répétée.

Jerningham même, qui connaissait parfaitement l’humeur inégale de son maître, et qui possédait le talent de s’en faire écouter, quelle que fût la violence de ses emportements ; Jerningham n’osa pas se présenter devant lui en cette occasion ; et s’enfermant avec la vieille abbesse, lui assura, en partageant avec elle une bouteille de ratafia, qu’il craignait fort que, si Sa Grâce n’apprenait pas à réfréner l’impétuosité de son caractère, les chaînes, l’obscurité, la paille et Bedlam, ne vissent finir la carrière de ce duc de Buckingham si accompli et tant admiré.



CHAPITRE XL.

L’ARSENAL.


Les querelles violentes, ardentes, passionnées, ne viennent pas d’une petite cause.
Albion.


Les querelles entre mari et femme sont passées en proverbe ; mais que les honnêtes époux ne s’imaginent point que les liaisons d’une nature moins permanente soient à l’abri de pareilles altercations. La boutade amoureuse du duc de Buckingham, et l’évasion d’Alice Bridgenorth, qui en avait été la suite, allumèrent le feu de la discorde chez Chiffinch, quand, à son arrivée, il apprit ces deux nouvelles étourdissantes.

« Je vous dis, » cria-t-il à son obligeante compagne, qui semblait très-peu émue de tout ce qu’il pourrait dire à ce sujet, « que votre maudite négligence a ruiné l’ouvrage de bien des années. — C’est la vingtième fois, au moins, que vous me répétez cela, répliqua la dame ; et sans que vous me donnassiez de si fréquentes assurances, j’étais fort disposée à croire qu’une bagatelle suffisait pour renverser un plan conçu par vous, quoique vous ayez mis des années à le mûrir. — Comment diable avez-vous eu la folie de laisser le duc entrer ici, quand vous attendiez le roi, » dit le courtisan irrité.

« Mon Dieu, Chiffinch ! répondit la dame, ne devriez-vous pas demander cela au portier plutôt qu’à moi ?… Je mettais un bonnet pour recevoir le roi. — Avec la grâce d’une chouette, dit Chiffinch ; et pendant ce temps-là, vous avez laissé le chat manger la crème. — En vérité, Chiffinch, reprit la dame, vos courses à la campagne vous rendent excessivement maussade. Vos bottes ont quelque chose de grossier, et vos manchettes de mousseline, chiffonnées comme les voilà, donnent à vos poignets une sorte de rusticité campagnarde, je puis bien le dire. — Je ne ferais pas mal, en vérité, murmura Chiffinch, d’employer mes bottes et mes poignets à te guérir de ton affectation. » Parlant ensuite à haute voix, il ajouta, comme un homme qui veut couper court à la dispute en obligeant son adversaire à convenir que la raison n’est pas de son côté : « Je suis sûr, Cate, que vous êtes convaincue que toutes nos espérances reposent sur le roi ? — Là-dessus, rapportez-vous-en à moi, dit-elle ; je sais mieux comment plaire au roi que vous ne pourriez me l’apprendre. Croyez-vous Sa Majesté assez folle pour pleurer comme un écolier, parce que son oiseau s’est envolé ? Le roi a meilleur goût. Je suis surprise, » ajouta-t-elle, en se regardant dans la glace, « que vous, Chiffinch, qui passez pour un connaisseur en beauté, vous ayez fait tant de bruit de cette petite fille de province. Elle n’a pas même le mérite campagnard d’être grasse comme une volaille de basse-cour ; elle est maigre comme une mauviette de Dunstable, dont on croque la chair et les os d’une seule bouchée. Qu’importe d’où elle vient et où elle va ? Il en reste qui sont plus dignes que Sa Majesté daigne les honorer de son attention ; même lorsque la duchesse de Portsmouth prend ses grands airs. — Vous voulez parler de notre voisine mistress Nelly, répondit son digne associé ; mais, Cate, elle date d’un peu loin. Elle a de l’esprit, mais un esprit propre seulement à la faire briller dans la mauvaise compagnie : l’ignoble jargon d’une troupe de comédiens n’est pas un langage convenable pour la chambre d’un prince. — Ce n’est là ni la personne ni la chose dont je parle, répondit mistress Chiffinch ; mais je vous assure, Tom Chiffinch, que vous trouverez votre maître consolé de la perte de ce rare échantillon d’orgueil et de puritanisme dont vous vouliez l’embâter. Le brave homme, il a bien assez de puritains dans le parlement, sans que vous les conduisiez encore jusque dans sa chambre à coucher. — Assez, Cate : quand un homme aurait toute la prudence des sept Sages, une femme seule aurait assez de folie pour le réduire au silence. Je ne dirai donc plus un mot là-dessus ; mais je souhaite de trouver le roi d’aussi bonne humeur que vous le dites. J’ai reçu l’ordre de descendre la Tamise avec lui, et de l’accompagner à la Tour, où il doit faire une inspection d’armes et de munitions. Ce sont de fins drôles que ceux qui écartent Rowley des affaires ; car, sur ma foi, il a bonne envie de s’en mêler. — Je vous réponds, » dit mistress Chiffinch en minaudant, mais plutôt pour elle-même, qu’elle regardait dans la glace, que pour son politique mari, « je vous réponds que nous trouverons moyen de l’occuper de façon qu’il n’ait pas de temps de reste. — Sur mon honneur, Cate, je vous trouve extrêmement changée ; et, pour ne vous rien cacher, vous êtes devenue bien présomptueuse. Je souhaite que vous ayez raison d’avoir tant de confiance. »

La dame sourit d’un air dédaigneux, sans prendre la peine de répondre ; seulement elle ajouta : « Je vais commander une barque pour suivre aujourd’hui le roi sur la Tamise. — Réfléchissez à ce que vous prétendez faire : personne n’oserait suivre le roi, que des dames du premier rang, la duchesse de Bolton, la duchesse de Buckingham, la duchesse de… — À quoi bon cette longue kyrielle de noms ? Ne puis-je donc me montrer aussi bien que la plus grande b… de toute cette séquelle ! — Sans contredit, tu peux le disputer à la plus grande b… qui soit à la cour, répondit Chiffinch : arrange-toi comme tu l’entendras. Mais que Chaubert tienne une collation prête, et un souper au petit couvert[117], pour le cas où on le demanderait ce soir. — C’est là que commence et finit votre savoir-faire de courtisan : Chiffinch, Chaubert et compagnie ; détruisez cette association, et Chiffinch ne compte plus à la cour. — Amen, Cate, répliqua Chiffinch ; et j’ajoute qu’il vaut autant se fier aux doigts d’un autre qu’à son propre esprit. Mais j’ai des ordres à donner pour la promenade sur l’eau. Si vous prenez la barque, il y a dans la chapelle des coussins de drap d’or dont vous pouvez couvrir les bancs. Ils ne servent pas beaucoup dans le lieu où ils sont. »

Madame Chiffinch se mêla donc aux barques qui accompagnaient le roi sur la Tamise. Dans le cortège, étaient la reine et plusieurs dames des plus distinguées de la cour. La petite et grosse Cléopâtre, vêtue avec toute l’élégance que son goût avait pu lui suggérer, assise sur ses coussins brodés, comme Vénus dans sa coque, ne négligea rien de ce que pouvaient faire l’effronterie et les minauderies pour attirer sur elle quelques-uns des regards du roi ; mais Charles n’était pas bien disposé, et il ne lui accorda pas la moindre attention, jusqu’à ce que les bateliers de la Chiffinch s’étant approchés de la barque de la reine plus près que ne le permettait l’étiquette, il leur fit donner l’ordre de s’éloigner, et de se retirer du cortège royal. Madame Chiffinch en exprima son dépit, et, malgré le précepte de Salomon, elle maudit le roi dans son cœur ; mais elle dut se résigner à s’en retourner chez elle, afin de diriger les préparatifs de Chaubert pour la soirée.

Cependant la barque royale s’arrêta à la Tour, et le joyeux monarque, accompagné d’une troupe folâtre de dames et de courtisans, fit retentir les murs de la vieille prison des accents de l’allégresse et de la gaieté, auxquels ils n’étaient guère accoutumés. Pendant qu’on montait de la rivière vers le centre des bâtiments où s’élève le beau et gothique donjon de Guillaume-le-Conquérant, appelé la tour Blanche, qui domine toutes les fortifications extérieures, Dieu sait combien on fit de plaisanteries, bonnes ou mauvaises, sur la comparaison de la prison d’état de Sa Majesté avec celle de Cupidon ; combien on établit de rapprochements piquants entre les canons de la forteresse et les beaux yeux des dames. De semblables propos débités avec l’aisance du bon ton, et écoutés par les dames avec un sourire d’indulgence, composaient à cette époque la conversation à la mode.

Ce joyeux essaim de têtes à l’évent ne s’attacha pas constamment aux pas du roi, quoiqu’il eût formé son cortège sur la Tamise. Charles, qui prenait quelquefois des résolutions dignes d’un roi et d’un homme raisonnable, quoique son indolence et l’amour du plaisir les lui fissent trop aisément oublier, avait eu le désir d’inspecter par lui-même les munitions de guerre, les armes, etc., dont la Tour était alors, comme à présent, le dépôt général. De tous les courtisans qu’il avait amenés avec lui, deux ou trois seulement l’accompagnèrent dans cette visite. Pendant que le reste de sa suite s’amusait comme il le pouvait dans les autres parties de la Tour, Charles, suivi des ducs de Buckingham et d’Ormond, et de deux ou trois autres, parcourait la salle bien connue où se trouve la plus magnifique collection d’armes qui soit au monde. Quoique cette salle ne fût pas dans l’état admirable où nous la voyons aujourd’hui, c’était pourtant déjà un arsenal digne de la grande nation à laquelle il appartenait.

Le duc d’Ormond, bien connu par ses services dans la grande guerre civile, était alors, comme nous l’avons dit ailleurs, dans des termes assez froids avec Sa Majesté. Cependant le roi lui demandait souvent son avis ; ce qu’il fît en cette occasion, où il avait lieu de craindre que le parlement, par zèle pour la religion protestante, ne voulût faire passer sous son autorité immédiate les magasins d’armes et de munitions. Pendant que le roi s’entretenait tristement avec Ormond de ce résultat des défiances populaires de l’époque et des moyens d’y échapper par la force ou par l’adresse, Buckingham, qui se tenait un peu en arrière, s’amusait aux dépens de l’air gothique et de la tournure embarrassée du vieux gardien qui marchait derrière le roi. C’était précisément le même qui avait conduit Peveril à la prison qu’il occupait en ce moment. Le duc poursuivait sa raillerie avec d’autant plus d’ardeur que le vieillard, quoique retenu par la présence du roi, était maussade et bourru, et tout disposé à procurer à son persécuteur ce qu’en termes de chasse on appelle du plaisir. Les vieilles armures dont les murs étaient couverts fournissaient au duc le sujet de milles plaisanteries ; il exigeait que le vieillard, qui devait, disait-il, connaître tout ce qui s’était passé depuis le roi Arthur pour le moins, lui racontât l’histoire de chacune de ces armures et les particularités des batailles où elles avaient servi. Le vieillard souffrait évidemment de se voir contraint, à force de questions, de répéter les légendes, la plupart du temps suffisamment absurdes, que les traditions rattachaient à ces précieuses reliques du temps passé. Au lieu de brandir sa pertuisane et d’enfler sa voix, comme c’est encore aujourd’hui la coutume de ces cicérones militaires, on pouvait à peine lui arracher un mot sur un sujet d’éloquence ordinairement intarissable.

« Savez-vous, mon ami, » lui dit enfin le duc, « que je commence échanger d’opinion sur votre compte ? J’avais cru que vous aviez servi comme yeoman de la garde au temps du roi Henri VIII ; j’espérais apprendre quelque chose de vous sur le camp du Drap-d’Or et sur la couleur du nœud de ruban d’Anne de Boulen, qui coûta au pape trois royaumes ; mais je crains que vous ne soyez novice dans ces souvenirs d’amour et de chevalerie. Est-il bien sûr que tu ne te sois pas glissé dans ce poste militaire en sortant de quelque boutique obscure des environs de la Tour, et que tu n’aies pas échangé une aune de marchand contre cette glorieuse hallebarde ? Je garantis que tu ne pourrais pas me dire à qui appartenait cette antique armure. »

En parlant ainsi, le duc lui montrait une cuirasse suspendue au milieu de plusieurs autres, mais qui paraissait mieux frottée.

« Je dois la connaître, » répondit le gardien en rougissant et d’une voix un peu altérée, « car j’ai connu l’homme qui la portait, et qui n’aurait pas enduré la moitié des impertinences que j’ai entendues aujourd’hui. »

Le ton du vieillard, aussi bien que ses paroles, attira l’attention du roi et du duc d’Ormond, qui n’étaient qu’à deux pas en avant. Ils s’arrêtèrent et se retournèrent. « Comment ! dit le roi, quelle est cette manière de répondre ? Et de qui parles-tu ? — D’un homme qui n’est plus rien aujourd’hui, quelque titre qu’il ait porté autrefois. — Ce vieillard parle sûrement de lui, » dit d’Ormond en examinant attentivement le gardien, qui s’efforçait en vain de détourner la tête. « Mais je suis sûr de connaître ces traits. N’êtes-vous pas, mon vieil ami, le major Coleby ? — J’aurais souhaité que Votre Seigneurie eût moins bonne mémoire, » répondit le vieillard en rougissant et en fixant les yeux à terre.

L’étonnement du roi fut extrême. « Bon Dieu ! s’écria-t-il, le brave major Coleby, qui vint nous joindre à Warrington avec ses quatre fils et cent cinquante hommes ! Et c’est là tout ce que nous avons pu faire pour un vieil ami de Worcester ! »

Les yeux du vieillard se remplirent de larmes. « Ne faites pas attention à moi, » dit-il d’une voix mal assurée ; « je suis bien ici, vieux soldat parmi de vieilles armures : pour un ancien cavalier mieux partagé que moi, il en est vingt qui le sont plus mal. Je suis fâché de le dire à Votre Majesté, puisque cela l’afflige. »

Pendant que le vieillard parlait, Charles, avec cette bonté qui rachetait en lui bien des défauts, lui retira la pertuisane des mains, et la mit dans celles de Buckingham, en disant : « Ce que les mains de Coleby ont porté ne peut déshonorer ni les vôtres ni les miennes ; et vous lui devez cette réparation. Il a été un temps où, pour moins que cela, il vous en eût rudement frotté les oreilles. »

Le duc fit un salut respectueux, en rougissant de colère, et saisit la première occasion pour la déposer d’un air indifférent contre un faisceau d’armes. Cet acte de mépris ne fut pas remarqué par le roi, à qui il aurait probablement déplu. Mais il était en ce moment occupé avec le vieillard, qu’il engageait à s’appuyer sur son bras, tandis qu’il le conduisait vers un siège, sans permettre que personne autre se chargeât de ce soin. « Reposez-vous là, mon brave et vieux ami, lui dit-il, et Charles Stuart sera bien pauvre si vous portez cet habit une heure de plus. Vous paraissez bien pâle, mon pauvre Coleby, et vous aviez tant de couleurs il n’y a qu’un moment. Ne vous fâchez point de ce que vous a dit Buckingham, personne ne fait attention à ses folies. Mais vous paraissez plus mal : allons, allons, cette reconnaissance vous a trop ému : restez assis… ne vous levez pas… n’essayez pas de vous jeter à mes genoux… je vous ordonne de vous reposer jusqu’à ce que j’aie fait le tour de ces salles. »

Le vieux cavalier baissa la tête en signe d’obéissance aux ordres de son souverain ; mais il ne la releva plus. L’agitation tumultueuse causée par cette scène avait été trop forte pour un esprit depuis si long-temps plongé dans l’abattement, et pour une santé affaiblie. Quand le roi et ceux qui l’accompagnaient, après une demi-heure d’absence, revinrent à l’endroit où ils l’avaient laissé, ils le trouvèrent mort, et déjà froid, dans l’attitude d’un homme qui s’est laissé aller à un profond sommeil. Le roi tressaillit d’effroi, et ce fut d’une voix altérée qu’il ordonna que son corps fût enseveli, avec les honneurs convenables, dans la chapelle de la Tour. Il resta silencieux jusqu’à ce qu’il fût arrivé sur les degrés devant l’arsenal, où, dès qu’on le vit paraître, une partie de son cortège commença à se rassembler, ainsi que d’autres personnes d’un extérieur respectable, que la curiosité avait attirées.

« Cela est vraiment déplorable ! dit le roi : il faut que nous trouvions quelques moyens de secourir la misère et de récompenser la fidélité de nos malheureux partisans, ou la postérité criera anathème sur notre mémoire. — On a souvent débattu de semblables projets dans le conseil de Votre Majesté, dit Buckingham. — C’est vrai, George. Je puis dire que ce n’est point ma faute. Je songe à cela depuis bien des années. On ne saurait trop y songer, répondit Buckingham ; d’ailleurs, chaque jour rend la tâche plus facile. — Oui, dit le comte d’Ormond, en diminuant le nombre de ceux qui souffrent : le vieux Coleby, par exemple, ne sera plus à la charge de la couronne. — Vous êtes trop sévère, milord d’Ormond, dit le roi ; vous devriez respecter les sentiments que vous blessez. Vous ne pouvez croire que j’aurais laissé ce pauvre vieillard dans cet état si j’en avais été instruit. — Pour l’amour de Dieu, dit le duc d’Ormond, sire, détournez donc maintenant vos yeux de ce vieil ami qui n’est plus, et portez-les sur tant d’autres qui souffrent encore. Dans cette prison est le vieux et brave sir Geoffrey Peveril du Pic, qui, pendant toute la guerre civile, se trouva partout où il y avait des coups à recevoir, et qui fut, je crois, le dernier de toute l’Angleterre à déposer les armes ; dans cette prison, est son fils, que l’on m’a vanté comme un jeune homme d’esprit, de tête et de courage. Ici encore, est la malheureuse famille de Derby. Pour l’amour du ciel, intervenez en faveur de ces victimes enveloppées dans les replis de cette hydre de conspiration qui veut les étouffer. Déjouez les trames infernales des ennemis acharnés à leur perte, et trompez l’espoir des harpies qui veulent se partager leurs biens. Depuis huit jours, cette malheureuse famille, le père et le fils, doivent être mis en jugement pour des crimes dont ils sont aussi innocents, j’ose le dire, qu’aucune des personnes qui sont en ce moment en présence de Votre Majesté. Au nom du ciel, sire, permettez-nous d’espérer que, si le peuple aveuglé les condamne, comme il en a condamné tant d’autres, vous vous interposerez entre les buveurs de sang et leur proie. »

Le roi parut extrêmement embarrassé ; et il l’était en effet. Buckingham et d’Ormond nourrissaient l’un contre l’autre une animosité constante et presque mortelle : le premier tenta d’opérer une diversion en faveur de Charles. « La royale bonté de Votre Majesté ne manquera jamais d’objets tant que le duc d’Ormond sera auprès d’elle ; il a la manche de son pourpoint coupée à l’ancienne mode, pour y pouvoir porter toujours une collection de cavaliers ruinés, qu’il exhibe à volonté, de ces personnages aux larges épaules, au nez camard, aux jambes de fuseau, à la tête chauve, qui figurent dans les histoires sans fin d’Edgehill et de Naseby. — Il est vrai que ma manche est coupée à l’ancienne mode, » répondit d’Ormond, en regardant le duc en face ; « mais je n’y attache ni spadassins ni coupe-jarrets, comme j’en vois attachés à des pourpoints à la nouvelle mode. — Milord, ceci est un peu trop rude en notre présence, dit le roi. — Mais si je prouve la vérité de ce que j’avance ? répondit d’Ormond. Milord de Buckingham, voulez-vous dire le nom de l’homme à qui vous avez parlé en sortant de la barque. — Je n’ai parlé à qui que ce soit, » dit le duc avec précipitation. « Je me trompe : je me rappelle que quelqu’un est venu me dire à l’oreille qu’une personne à qui j’ai affaire, et que je croyais partie, est encore à Londres. — Et n’est-ce pas là l’homme à qui vous avez parlé, » dit d’Ormond en montrant du doigt au milieu de la foule qui remplissait la cour, un homme au teint basané, enveloppé d’un long manteau, portant un chapeau à larges bords rabattus sur ses yeux, et à sa ceinture une épée espagnole ; en un mot, le colonel que Buckingham avait expédié à la recherche de Christian, pour empêcher ce dernier de revenir à Londres.

Tandis que les yeux de Buckingham suivaient la direction du doigt de d’Ormond, il ne put s’empêcher de rougir au point d’attirer l’attention du roi.

« Quelle nouvelle folie est-ce là ? George ; lui dit-il. Messieurs, laissez approcher cet homme. Sur mon âme, il a toute la mine d’un véritable coupe-jarret. L’ami, qui êtes-vous ? Si vous êtes un honnête homme, la nature a oublié de l’écrire sur votre visage. N’y a-t-il ici personne qui le connaisse ?

Avec tous les dehors d’un homme sans honneur,
S’il en a, c’est toujours un insigne trompeur.

— Bien des gens le connaissent, répondit d’Ormond ; et s’il se promène ici, la tête sur les épaules, et sans avoir les fers aux pieds, c’est un exemple de plus, après tant d’autres, que nous vivons sous le prince le plus clément de l’Europe. — Comment diable ! quel est cet homme, milord duc, dit le roi. Votre Grâce parle par énigmes. Buckingham rougit, et le coquin ne desserre pas les dents. — N’en déplaise à Votre Majesté, dit d’Ormond, cet honnête gentleman, que sa modestie rend muet, mais qu’elle ne peut faire rougir, est le fameux colonel Blood, comme il se nomme lui-même, qui essaya, il n’y a pas long-temps, dans cette même tour de Londres, de s’emparer de la couronne royale de Votre Majesté. — C’est un exploit qui ne s’oublie pas aisément, dit le roi ; mais si le coupable est encore en vie, il le doit autant à la clémence de Votre Grâce qu’à la mienne. — Je ne puis nier, répondit le duc, que j’étais en son pouvoir ; et certainement j’aurais été assassiné par lui, s’il eût préféré me tuer sur-le-champ, au lieu de me garder, je le remercie de l’honneur, pour être pendu à Tyburn. J’aurais sûrement été expédié, s’il m’eût jugé digne d’un coup de stylet, d’une balle de pistolet, ou de toute autre chose qu’un bout de corde. Regardez-le, sire : s’il osait, le coquin dirait en ce moment, comme Caliban[118] dans la comédie : Oh ! je voudrais bien l’avoir fait. — Comment diable ! il a sur les lèvres un mauvais sourire, qui me semble en dire tout autant. Mais, milord, nous lui avons pardonné, et vous aussi. — Me convenait-il, répondit le duc, de poursuivre avec sévérité un attentat contre ma pauvre vie, quand Votre Majesté voulait bien pardonner le crime, cent fois plus grand, d’avoir attenté à votre royale couronne ? Mais je ne puis m’empêcher de regarder comme un acte de la plus audacieuse insolence, de la part de ce coquin sanguinaire, quelles que soient maintenant ses secrètes protections, d’oser paraître dans la Tour, qui a été le théâtre de l’un de ses crimes, et devant moi, qui ai failli être la victime de l’autre. — Nous y mettrons bon ordre pour l’avenir, dit le roi. Holà ! Blood, si vous avez jamais l’effronterie de vous présenter encore ici et devant milord, le coutelas du bourreau et vos oreilles maudites feront connaissance ensemble. »

Blood salua profondément ; et, avec une impudence tranquille, qui faisait le plus grand honneur à son sang-froid, il répondit qu’il n’était venu à la Tour que par hasard, pour parler d’une affaire importante à un de ses amis. « Milord de Buckingham, ajouta-t-il, sait que je n’avais pas d’autre intention. — Retirez-vous, infâme coupe-jarret, » dit le duc, aussi choqué de la prétention que le colonel Blood affichait à sa connaissance, qu’un jeune débauché d’honnête condition, lorsqu’après ses extravagances nocturnes, il est accosté en plein jour devant la bonne compagnie par les ignobles et sales compagnons de ses orgies ; « si vous osez jamais prononcer mon nom, je vous fais jeter dans la Tamise. »

Blood, ainsi repoussé, fit une pirouette avec le sang-froid le plus insolent, et se retira de la foule, tout le monde ayant les yeux fixés sur lui, comme sur un étrange et affreux prodige : tant il était connu pour son audace et sa scélératesse ! Quelques personnes le suivirent pour voir de plus près le fameux colonel Blood, comme les petits oiseaux voltigent autour du hibou quand il se montre à la clarté du soleil. Mais de même que ces oiseaux, avertis par leur instinct, ont soin de se tenir hors de la portée du bec et des serres de l’oiseau de Minerve, de même ceux qui suivaient Blood et l’observaient comme un être abominable et sinistre, se gardaient bien d’échanger des regards avec lui, et de lui rendre le coup d’œil sombre et menaçant qu’il lançait de temps en temps sur ceux qui se trouvaient trop près de lui. Il marcha quelque temps de la sorte, semblable à un loup qui a pris l’alarme, n’osant pas s’arrêter, ne voulant pas fuir, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la porte des Traîtres. Là, il se jeta dans une barque qui l’attendait, et disparut à tous les yeux.

Charles espérait, mais en vain, effacer tout souvenir de l’apparition de ce misérable. « C’est une honte, dit-il, qu’un tel coquin soit un sujet de querelle entre deux nobles seigneurs de distinction ! » Et il ordonna aux ducs d’Ormond et de Buckingham de se donner la main, et d’oublier une mésintelligence née d’une cause si indigne.

Le duc de Buckingham répondit d’un air indifférent que les honorables cheveux blancs du duc d’Ormond l’autorisaient suffisamment, à ses propres yeux, à faire les premiers pas pour un raccommodement, et il lui tendit la main. Mais d’Ormond se contenta de saluer, et dit que le roi n’avait pas lieu de craindre que la cour fût troublée par son ressentiment, car le temps ne pouvait lui ôter vingt-cinq de ses années, ni le tombeau lui rendre son fils Ossory ; que, quant au misérable qui s’était présenté tout à l’heure, il lui avait quelque obligation, puisqu’en faisant voir que la clémence du roi s’étendait sur les plus odieux criminels, il l’avait confirmé dans l’espérance d’obtenir la protection de Sa Majesté en faveur d’amis innocents, retenus en prison et mis en péril par l’odieuse accusation dirigée contre eux, sous prétexte d’un complot papiste.

Le roi ne répondit à cette insinuation qu’en donnant le signal du départ pour retourner à White-Hall. En prenant congé des officiers de la Tour qui l’entouraient, il les félicita de leur zèle et de leur exactitude, avec cette grâce qui lui était particulière ; il termina en leur donnant les ordres les plus précis et les plus formels pour la défense de la forteresse importante confiée à leurs soins, et de tout ce qu’elle contenait.

Quand ils furent à White-Hall, avant de se séparer de d’Ormond, il se tourna vers lui, comme un homme qui a pris sa résolution, et lui dit : « Milord, soyez tranquille ; je n’oublierai pas l’affaire de vos amis. »

Le même soir, l’attorney général[119] et North, président de la cour des common-plaids reçurent l’ordre secret de se rendre pour une affaire majeure auprès de Sa Majesté à la maison de Chiffinch, théâtre des plus graves discussions aussi bien que de toutes les intrigues galantes.



CHAPITRE XLI.

LE JUGEMENT.


Oui, Corah, tu échapperas à l’oubli. Élève-toi, airain monnmental, aussi haut que le serpent fait du même métal ; les nations se tiendront à l’abri sous ton ombre.
Absalen et Achitophel.


La matinée que Charles avait employée à visiter la Tour s’était passée bien différemment pour les malheureux que leur mauvais sort, ou la singularité des temps, avait, malgré leur innocence, conduits dans une prison d’état. Ils avaient reçu l’avis officiel que leur procès commencerait sept jours après, devant la cour du banc du roi, à Westminster. Le vieux chevalier commença par se moquer de l’officier qui troublait son déjeuner ; mais il ne put cacher une vive émotion, quand il apprit que Julien devait comparaître avec lui sous le poids de la même prévention.

Nous ne rendrons qu’un compte sommaire de ce procès, qui ressembla, quant aux formes judiciaires, à la plupart de ceux qui eurent lieu tant qu’il fut question du complot papiste. Un ou deux témoins infâmes et parjures, pour qui la profession de délateur était devenue scandaleusement lucrative, affirmaient sous serment que les accusés avaient déclaré qu’ils étaient affiliés à la grande confédération catholique. D’autres mettaient en avant des faits ou des conjectures qui attaquaient l’accusé dans sa réputation de bon protestant et de sujet dévoué ; et satisfaits de ces preuves équivoques, un jury parjure, un tribunal corrompu, osaient porter le verdict fatal de condamnation.

Cependant la fureur du peuple commençait à s’apaiser, épuisée par sa propre violence. La nation anglaise diffère de toutes les autres, même des habitants de l’Écosse et de l’Irlande, en ce qu’elle se rassasie aisément de châtiments, fussent-ils encore plus mérités. Les autres peuples peuvent être comparés au tigre apprivoisé, qui, s’il s’abandonne une fois à sa cruauté naturelle, ne pense plus qu’à égorger ; le peuple anglais au contraire ressemble à cette espèce de chiens, agiles, braves et ardents à la poursuite de leur proie, mais qui, dit-on, s’arrêtent sitôt qu’ils aperçoivent une goutte de sang sur leur passage.

L’esprit public commençait donc à se calmer. On examinait plus attentivement le caractère des témoins : leurs dépositions n’étaient pas accueillies sans réserve ; on concevait enfin des soupçons sur des hommes qui ne disaient jamais tout ce qu’ils savaient, et réservaient toujours quelque chose pour les procès à venir.

Le roi lui-même, qui était resté passif pendant le premier accès de la fureur populaire, commençait à sortir de son indifférence ; ce qui produisait un effet marqué sur la conduite des conseillers de la couronne, et même des juges. Sir George Wakeman avait été acquitté malgré la déposition formelle d’Oates ; et le public attendait avec un vif intérêt l’issue du procès qui devait être jugé ensuite. C’était celui des Peveril père et fils, à côté desquels, je ne sais par quelle coïncidence bizarre, le petit Hudson le nain devait paraître sur le banc des accusés.

C’était un douloureux spectacle de voir un père et un fils, séparés depuis si long-temps, se rencontrer dans de si tristes circonstances. Bien des larmes coulèrent quand le majestueux vieillard, car il était encore Peveril du Pic, quoique affaibli par les années, pressa son fils dans ses bras, avec un mélange de joie, de tendresse et d’inquiétude amère sur le résultat du procès. Les juges ne purent se défendre d’une émotion qui, pour un moment, imposa silence à toute prévention, à tout esprit de parti. Si beaucoup de spectateurs répandirent des larmes, d’autres firent plus encore, car on entendit un bruit sourd, semblable à celui que produisent des sanglots.

Les personnes que leur émotion n’empêcha pas d’observer le petit Geoffrey Hudson, qu’on regardait à peine au milieu de l’intérêt prédominant excité par l’infortune de ses compagnons, remarquèrent que le petit gentleman paraissait extrêmement mortifié. Il avait flatté sa grande âme de l’espoir qu’il remplirait son rôle d’accusé d’une manière dont la cour conserverait long-temps le souvenir. À son entrée, il avait salué les nombreux spectateurs et les juges d’un air cavalier, qui avait la prétention d’exprimer sa bonne grâce, le savoir-vivre le plus parfait, un calme imperturbable, avec un mélange de dédain sur l’issue du procès. Mais sa petite personne fut tellement éclipsée et jetée dans l’ombre par la rencontre du père et du fils, que deux barques avaient amenés de la Tour, et qu’on avait placés en même temps à la barre, que sa détresse et sa dignité, reléguées sur l’arrière-plan, ne produisirent ni émotion ni admiration.

Il n’avait pas de meilleur moyen, pour fixer sur lui les regards, que de se tenir tranquille ; car son extérieur remarquable ne pouvait manquer d’attirer une part de l’attention dont il était si jaloux. Mais la vanité écoute-t-elle jamais les conseils de la prudence ? Notre impatient ami arriva, non sans peine, au banc sur lequel il devait s’asseoir, et, s’élevant sur la pointe des pieds, comme le beau sir Chaunticlere, il fit de son mieux pour se faire remarquer, en saluant comme une ancienne connaissance son homonyme, sir Geoffrey le Grand, dont, malgré tous ses efforts, il atteignait à peine les épaules.

Sir Peveril, dont l’esprit était occupé de tout autre chose, ne tint pas compte des avances du nain ; il s’assit avec la ferme résolution d’étouffer plutôt que de laisser échapper aucun signe d’émotion en présence des têtes-rondes et des presbytériens : car, trop vieux pour adopter les nouvelles dénominations de parti, il appliquait ces noms injurieux à toutes les personnes qui prenaient part à son procès.

Par ce changement de position, la tête de sir Geoffrey le Grand se trouva au même niveau que celle de sir Geoffrey le Petit, qui profita de cette occasion pour le tirer par son habit. Le seigneur de Martindale, par un mouvement plutôt mécanique que volontaire, se tourna vers la figure large et ridée du nain qui, partagé entre le soin de se donner un air d’importance et d’aisance et le désir de se faire remarquer, grimaçait à deux pas de lui. Mais ni ce visage singulier, ni les sourires de reconnaissance et les minauderies qui le contractaient, ni le corps petit et difforme du personnage, n’eurent en ce moment le pouvoir d’éveiller les souvenirs du vieux chevalier ; et, après avoir regardé quelques moments en face cette petite créature, il lui tourna brusquement le dos, sans s’en inquiéter davantage.

Julien de Peveril, qui avait plus récemment fait connaissance avec le nain, malgré les sentiments pénibles qui l’agitaient en ce moment, éprouva un mouvement de pitié pour les infortunes de son petit compagnon. Aussitôt qu’il l’aperçut, assis, comme lui, sur le terrible banc des accusés, quoiqu’il ne pût deviner quel rapport leurs causes pouvaient avoir l’une avec l’autre, il lui tendit cordialement la main, marque d’amitié que le petit vieillard reçut avec une dignité affectée, mais aussi avec une sincère gratitude. « Digne jeune homme, lui dit-il, votre présence est un baume salutaire, comme le nepenthe d’Homère ; mais dans cette crise commune de nos destinées, je m’afflige de voir que l’âme de votre père n’a pas conservé autant de liberté que les nôtres, qui sont logées dans une plus étroite demeure, et qu’il oublie un ancien camarade, un compagnon d’armes assis maintenant à ses côtés pour faire peut-être avec lui sa dernière campagne. »

Julien répondit en peu de mots que son père était en ce moment absorbé par d’autres pensées. Mais le petit homme qui, pour lui rendre justice, ne s’inquiétait pas plus, comme il le disait lui-même, de la mort qui le menaçait que de la piqûre d’une proboscide de puce, ne renonça pas si facilement à l’objet de sa secrète ambition : c’était d’attirer l’attention de l’imposant sir Geoffrey, qui, étant plus grand que son fils de trois pouces au moins, possédait à un éminent degré cette supériorité que le pauvre nain, au fond de son cœur, mettait au-dessus de toutes les autres distinctions, quoique dans la conversation elle fût l’objet continuel de ses railleries.

« Mon ancien camarade et cher homonyme, » dit-il en étendant la main pour tirer une seconde fois l’habit de sir Peveril, « je vous pardonne votre défaut de mémoire, parce qu’il y a longtemps que nous nous sommes vus à Naseby, où vous combattiez comme si vous aviez eu autant de bras que le fabuleux Briarée. »

Sir Geoffrey de Martindale, qui avait tourné la tête vers le petit homme, et qui l’écoutait comme s’il eût cherché à comprendre quelque chose de ce qu’il disait, l’interrompit en s’écriant d’un ton d’impatience : « Ta, ta, ta. — Ta, ta, ta, » répéta le petit sir Geoffrey. « Ta, ta, ta, est, dans toutes les langues, une expression peu flatteuse, assez méprisante même ; et, si nous étions dans un lieu plus convenable… »

Mais les juges venaient de prendre place, les huissiers criaient pour faire faire silence ; et de sa voix sombre, le président (le fameux Scroggs) demanda aux officiers comment ils laissaient les accusés communiquer entre eux, en présence de la cour.

On peut faire observer que ce célèbre personnage ne savait trop comment se conduire dans cette occasion. Une contenance calme et digne, telle qu’elle aurait convenu à ses fonctions judiciaires, n’était point ce qui le caractérisait : il criait et tonnait sans cesse, tantôt pour, tantôt contre les accusés ; et maintenant il ne savait plus en faveur de quel parti il devait se déclarer. Dans les premiers procès relatifs au complot, quand la fureur populaire se déchaînait dans toute sa violence contre les accusés, personne n’avait été plus bruyant que Scroggs. Élever le moindre soupçon sur le caractère d’Oates, de Redlowe ou des autres témoins à charge, c’était, à l’entendre, un crime aussi détestable que de blasphémer contre l’Évangile, sur lequel ils avaient juré ; c’était favoriser la conspiration, discréditer les témoins du roi : en un mot, c’était un attentat égal peut-être à celui de haute trahison contre Sa Majesté elle-même.

Mais une lumière avait depuis peu commencé à briller aux yeux de cet interprète des lois. Habile à démêler les signes des temps, il s’aperçut que le vent allait tourner, et que la faveur de la cour et l’opinion du peuple se déclareraient probablement avant peu contre les témoins et pour les accusés.

La confiance que Scroggs avait toujours eue dans la haute estime dont Shaftesbury, l’inventeur de la conspiration papiste, jouissait auprès du roi, avait été complètement détruite par les paroles de son frère North, qui, le matin même, lui avait dit confidentiellement : « Sa Seigneurie n’a pas plus de crédit à la cour que votre laquais. »

Cet avis, émané d’une source respectable, mettait le juge dans un grand embarras ; car, bien qu’il se souciât fort peu d’agir conformément à ses principes, il tenait à ménager les apparences. Il ne pouvait oublier combien, dans ces derniers temps, il s’était montré violent contre les accusés ; mais craignant d’un autre côté que le crédit des délateurs, quoique fort ébranlé dans l’opinion des personnes judicieuses, ne fût encore dans toute sa force auprès de la masse du peuple, son rôle était fort difficile à jouer. Sa conduite dans ce procès ressembla à la marche d’un navire qui va changer de direction, mais dont les voiles vacillantes n’ont pas reçu la dernière impulsion qui doit le pousser dans un autre sens. En un mot, il était si incertain sur le côté qu’il devait favoriser, que, pendant les débats de ce procès, il approcha de l’impartialité véritable plus qu’il n’avait jamais fait auparavant, et qu’il ne fit jamais dans la suite. On en eut la preuve en l’entendant gourmander tantôt les accusés, tantôt les témoins, comme un bouledogue, trop hargneux pour rester sans aboyer, mais ne sachant encore qui il faut mordre.

On donna lecture de l’acte d’accusation. Sir Peveril en écouta avec assez de sang-froid la première partie, dans laquelle il était accusé d’avoir placé son fils dans la maison de la comtesse de Derby, papiste prononcée, afin d’aider la conspiration horrible et sanguinaire des catholiques ; d’avoir eu des armes et des munitions cachées dans sa maison ; d’avoir reçu une commission en blanc de lord Stafford, qui avait été mis à mort à cause de sa participation au complot. Mais quand il s’entendit imputer d’avoir, pour cet objet, communiqué avec Geoffrey Hudson, appelé quelquefois sir Geoffrey Hudson, lequel était ou avait été attaché au service particulier de la reine douairière, il regarda son compagnon comme s’il le reconnaissait tout à coup, et s’écria brusquement : « Ces impostures sont trop grossières pour mériter la moindre attention. J’ai pu avoir des relations, mais des relations innocentes et loyales, avec mon noble cousin le feu duc de Stafford (car, malgré ses malheurs, je le nommerai toujours ainsi), et avec la parente de ma femme, l’honorable comtesse de Derby. Mais est-il vraisemblable que j’aie conspiré avec un bouffon décrépit entre lequel et moi jamais il n’exista de rapport, si ce n’est une fois, à une fête de Pâques, où je sifflai un air pendant qu’il dansait dans un plat pour divertir la compagnie ? »

La rage fit venir les larmes aux yeux du pauvre nain, et, avec un sourire affecté, il dit qu’au lieu de rappeler ses folies de jeunesse, sir Geoffrey Peveril pourrait se souvenir de l’avoir vu charger avec lui à Wiggan-Lane.

« Sur mon honneur ! » répondit sir Geoffrey, après s’être recueilli un moment, « je vous rendrai justice, maître Hudson. Je pense en effet que vous y étiez ; et j’ai, je crois, entendu dire que vous vous y conduisîtes honorablement ; mais vous conviendrez que vous pouvez avoir été près de moi sans que je vous aie vu. »

Un rire étouffe circula dans l’assemblée lorsqu’on entendit le témoignage naïf de sir Geoffrey le Grand. Le nain s’efforça de le réprimer en s’élevant sur la pointe des pieds, et en promenant autour de lui un regard menaçant, comme pour avertir les rieurs que leur gaieté pourrait bien leur coûter cher. Mais, s’apercevant que ces grands airs ne faisaient qu’exciter le dédain, il prit un air d’indifférence méprisante, en disant, avec un sourire, que le regard du lion enchaîné n’inspirait de crainte à personne ; mais cette comparaison majestueuse accrut plus qu’elle ne diminua l’hilarité générale.

Julien fut accusé, comme on pouvait s’y attendre, d’avoir été l’agent d’une correspondance entre la comtesse de Derby et d’autres papistes et ecclésiastiques engagés dans la grande et abominable conspiration des catholiques ; d’avoir fait le siège de Moultrassie-House ; d’avoir maltraité Chiffinch, d’avoir attaqué (car on se servit de ce mot) John Jenkins, serviteur du duc de Buckingham. Tous ces faits étaient rapportés comme autant d’actes manifestes de haute trahison. À ces accusations Peveril se contenta de répondre qu’il n’était pas coupable.

Son petit compagnon ne se borna pas à une justification si simple. Quand il entendit qu’on l’accusait, entre autres choses, d’avoir reçu d’un agent du complot un brevet en blanc de colonel d’un régiment de grenadiers, il répondit avec colère et dédain que si Goliath de Gath lui avait fait une telle proposition et lui avait offert de commander toute l’armée des fils d’Anak, il n’aurait eu à l’avenir ni l’occasion ni la possibilité de faire une telle proposition à un autre : « Je l’aurais tué, » dit le petit héros de loyauté, « tué sur la place. »

L’accusation fut développée de nouveau par le conseiller de la couronne. Ensuite on introduisit le fameux docteur Oates, en robe de soie et en grand costume ecclésiastique ; car il affectait alors une extrême dignité dans ses manières et dans sa mise.

Cet homme extraordinaire, qui, profitant des intrigues des catholiques eux-mêmes, et grâce à la circonstance fortuite du meurtre de sir Godfrey, était parvenu à faire admettre par la crédulité publique tant d’absurdités monstrueuses, n’avait d’autre talent pour l’imposture qu’une impudence à l’épreuve des plus convaincants et des plus humiliants démentis. Un homme plus sensé et plus réfléchi, en s’appliquant à donner plus de vraisemblance à son complot imaginaire, aurait échoué, comme il arrive souvent aux gens d’esprit quand ils s’adressent à la multitude, parce qu’ils ne calculent pas jusqu’où s’étend sa crédulité, surtout quand il y a dans les fictions de l’étrange et du terrible.

Oates était d’un caractère emporté, et le crédit dont il jouissait l’avait rendu plein d’orgueil et d’insolence. Son extérieur même était sinistre. Une vaste perruque blanche, semblable à une toison, couvrait un visage repoussant, d’une longueur extraordinaire ; sa bouche, comme l’organe principal chez lui, était placée au milieu même de sa figure, et le spectateur étonné apercevait autant d’espace au-dessus de cette ouverture jusqu’au front, qu’au-dessous jusqu’au menton. Sa prononciation était affectée et singulière ; il accentuait les voyelles d’une façon qui lui était propre.

Ce fameux personnage, tel que nous venons de le décrire, comparut dans le procès dont il s’agit, et fit son étonnante déposition sur l’existence d’un complot papiste, tendant à la subversion du gouvernement et au meurtre du roi : ce qu’il dit à cet égard en termes généraux, on peut le trouver dans toutes les histoires d’Angleterre. Mais comme le docteur avait toujours en réserve quelque déclaration plus spécialement applicable aux accusés en jugement, il lui plut, en cette occasion, d’inculper gravement la comtesse de Derby. « Il avait vu, dit-il, cette honorable dame quand il était au collège des jésuites, à Saint-Omer ; Elle l’avait fait venir dans une hôtellerie… dans une auberge, comme on dit en français… À l’enseigne de la Brebis d’or, et l’avait invité à déjeuner avec elle. Elle lui avait dit ensuite que, sachant qu’il possédait la confiance des jésuites, elle avait résolu, elle aussi, de lui confier ses secrets. Elle avait ensuite tiré de son sein un large couteau, bien affilé, semblable à ceux dont se servent les bouchers pour tuer les moutons, et lui avait demandé comment il le trouvait pour l’affaire en question. Le témoin lui ayant demandé quelle était cette affaire, la comtesse lui avait donné sur les doigts un coup de son éventail, en le traitant d’esprit borné, et lui avait dit que ce couteau était destiné à tuer le roi. »

Sir Geoffrey ne put contenir plus long-temps son indignation et sa surprise. « Merci du ciel ! s’écria-t-il, a-t-on jamais vu des dames de qualité porter des couteaux de boucher sur elles, et dire au premier venu qu’elles comptaient s’en servir pour tuer le roi ? Messieurs du jury, croyez-vous que cela soit vraisemblable ? Si ce misérable peut faire attester par un témoin honnête que lady Derby a dit à un tel manant les folies qu’il vient de lui prêter, je consens à croire tout ce qu’il voudra débiter ensuite. — Sir Geoffrey, dit le président, tenez-vous en repos. Vous ne devez point prendre la parole. La colère ne peut que nuire à votre défense. Témoin, continuez. »

Le docteur Oates ajouta que la comtesse s’était plainte des injustices que la maison de Derby avait essuyées de la part du roi, de l’oppression de la religion ; qu’elle s’était vantée des projets des jésuites et des prêtres de ce séminaire, en ajoutant qu’ils auraient pour auxiliaire son noble cousin de la maison de Stanley. Il termina en déclarant que les révérends pères et la comtesse avaient grande confiance dans les talents et le courage de sir Peveril et de son fils, le dernier desquels faisait partie de la maison de la comtesse. Quant à Hudson, il se souvenait seulement d’avoir entendu dire par un des pères que, quoique nain par sa stature, il se montrerait géant pour la cause de l’Église.

Quand il eut achevé sa déposition, il y eut un moment de silence. Le juge lui demanda alors, comme si cette pensée lui fût venue tout d’un coup, s’il avait jamais fait mention de la comtesse de Derby dans aucune de ses dépositions, soit devant le conseil privé, soit ailleurs, relativement à cette affaire.

Oates parut surpris de cette question, et rougit de colère. Il répondit avec la prononciation qui lui était particulière : « Mais non, milord. — Et s’il vous plaît, docteur, continua le juge, comment, dans les nombreuses révélations que vous avez faites dernièrement, avez-vous omis une circonstance aussi importante que la participation de cette puissante famille à la conspiration ? — Milord, » répondit Oates avec une effronterie extraordinaire, « je ne viens pas ici pour qu’on mette en question mes dépositions touchant le complot. — Je ne les mets point en question, docteur, » répondit le juge, qui n’osait encore le traiter avec le mépris qu’il méritait ; « je ne doute pas non plus de l’existence du complot, puisqu’il vous a plu de l’affirmer sous serment : je voudrais seulement, dans votre intérêt, et pour la satisfaction de tous les bons protestants, vous entendre expliquer pourquoi vous avez caché au roi et à la nation un point d’information si important. — Milord, répondit Oates, je vous raconterai une petite fable à ce sujet. — Je pense, dit le juge, que c’est la première et la dernière que vous débiterez ici. — Milord, il y avait une fois un renard qui, ayant à transporter une oie par-dessus une rivière couverte de glace, et craignant que la glace ne fût pas assez solide pour porter lui et son butin, commença, pour en essayer la solidité, par porter d’abord une pierre. — Ainsi, dit le juge, vos premières dépositions étaient la pierre, et aujourd’hui, pour la première fois, vous nous apportez l’oie. Docteur, c’est là traiter en oisons messieurs de la cour et du jury. — Je souhaite que Votre Honneur donne un sens favorable à mes paroles, » répondit Oates qui, voyant l’opinion se déclarer contre lui, résolut de se tirer d’affaire à force d’effronterie. « Tout le monde sait ce qu’il m’en a coûté pour faire mes révélations, lesquelles, grâce à Dieu, ont servi à éveiller cette malheureuse nation sur la situation périlleuse où elle est placée. Il y a ici bien des gens qui savent que j’ai été obligé de fortifier mon logement à White-Hall, pour déjouer les projets sanguinaires des papistes. Personne ne pouvait penser que j’aurais raconté toute l’histoire du premier coup. Votre prudence, j’en suis convaincu, ne m’en aurait pas donné le conseil. — Ce n’est pas à moi, docteur, répliqua le juge, de diriger votre conduite dans cette affaire ; c’est au jury de décider si vos paroles lui paraissent ou non dignes de foi. Je siège ici pour rendre une impartiale justice à l’accusé comme à l’accusateur. Le jury a entendu votre réponse à ma question. »

Le docteur Oates quitta le banc des témoins, le rouge peint sur la figure, en homme absolument inaccoutumé à entendre élever le moindre doute sur les dépositions qu’il lui plaisait de faire devant les cours de justice ; et ce fut peut-être pour la première fois que, parmi les avocats et les procureurs, les étudiants en droit et les clercs qui étaient présents, s’éleva un murmure distinct et manifeste, défavorable à la réputation de l’illustre père du complot papiste.

Everett et Dangerfield, avec qui le lecteur a déjà fait connaissance, furent alors appelés tour à tour pour soutenir l’accusation. Ce n’étaient que des délateurs subalternes, espèces d’agents secondaires qui poussaient la roue lorsqu’elle tournait, qui suivaient le sentier qu’avait pris Oates avec toute la déférence due à son génie supérieur et à son esprit inventif, et qui avaient soin de mettre leurs dépositions mensongères en harmonie avec les siennes, aussi bien que leur talent le leur permettait. Mais comme leur témoignage n’avait en aucune occasion obtenu la pleine confiance qu’Oates était parvenu, grâce à son impudence, à inspirer au public, ils commencèrent alors à tomber en discrédit plus promptement que leur prototype, de même que les tourelles construites sur un bâtiment peu solide sont naturellement les premières à crouler.

Ce fut en vain qu’Everett avec la précision d’un hypocrite, et Dangerfield avec l’audace d’un spadassin, racontèrent, en y ajoutant mille circonstances défavorables, leur rencontre avec Julien Peveril à Liverpool, puis au château de Martindale. Ce fut en vain qu’ils décrivirent les armes et les équipements qu’ils prétendirent avoir découverts dans le vieux manoir de sir Geoffrey, et qu’ils firent un épouvantable récit de la manière dont le jeune Peveril s’était échappé de Moultrassie-House à main armée.

Le jury écouta froidement, et il était visible que l’accusation ne l’avait guère ému ; d’autant plus que le juge, toujours en déclarant qu’il croyait au complot, et en assurant de son zèle pour la religion protestante, leur rappelait de temps à autre que des présomptions n’étaient pas des preuves, qu’un ouï-dire n’était pas une certitude, que ceux qui faisaient métier de découvrir les conspirateurs pouvaient être aidés dans leurs recherches par l’invention, et que sans douter du crime des malheureuses gens amenés à la barre, il entendrait avec plaisir articuler contre eux quelque preuve d’une nature différente. « Voici qu’on nous parle d’une lutte, d’une évasion effectuée par le jeune Peveril lorsqu’il était retenu dans la maison d’un digne et grave magistrat, connu, je pense, de la plupart de vous. Eh bien ! monsieur l’attorney, pourquoi ne pas faire comparaître M. Bridgenorth lui-même pour établir ce fait, et toute la maison s’il est nécessaire ? Une attaque à main armée est une affaire trop publique pour qu’on se contente des ouï-dires que rapportent ces deux hommes, quoique le ciel me garde de supposer qu’ils disent un seul mot sans croire attester la vérité ! ils sont témoins pour le roi, et, ce qui nous est également cher, pour la religion protestante, témoins contre un complot impie et païen. D’un autre côté, voici un vieux et honorable chevalier, car je le dois supposer tel, puisqu’il a souvent versé dans les combats son sang pour le roi ; je le suppose tel, dis-je, jusqu’à ce qu’on ait prouvé le contraire ; puis voilà son fils, jeune homme de grande espérance. Nous devons veiller à ce que justice leur soit rendue, monsieur l’attorney. — Indubitablement, milord, répondit l’attorney. Dieu nous garde qu’il en advienne autrement ! mais nous allons attaquer ces messieurs plus vigoureusement, si Votre Seigneurie veut bien nous permettre de continuer à produire nos témoins. — Soit, monsieur l’attorney, » répliqua le juge en se laissant retomber dans son fauteuil ; « à Dieu ne plaise que j’empêche de prouver l’accusation intentée au nom du roi ! Je dis seulement, ce que vous savez aussi bien que moi, que de non apparentibus et non existentibus cadem est ratio[120]. — Nous allons donc appeler M. Bridgenorth, comme Votre Seigneurie nous le conseille ; je crois qu’il est ici. — Non ! » répondit du milieu de la foule une voix qui semblait être celle d’une femme. « Il est trop prudent et trop honnête pour se trouver ici. »

Cette voix fut aussi distincte que l’avait été celle de lady Fairfax quand elle s’exprima à peu près de même lors du jugement de Charles Ier ; mais les recherches qu’on s’empressa de faire en cette occasion pour découvrir la personne qui avait parlé furent infructueuses.

Après un instant de confusion occasionnée par cet incident, l’attorney, qui avait causé à voix basse avec les magistrats chargés de soutenir l’accusation, dit : « Quelle que soit la personne qui vient de nous donner cette information, milord, elle a droit à nos remercîments. M. Bridgenorth est devenu, dit-on, subitement invisible depuis ce matin. — Voyez-vous cela maintenant ? monsieur l’attorney, répliqua le juge. Voilà ce que c’est que de ne pas tenir les témoins de la couronne réunis ensemble et tout prêts ; je ne puis assurément répondre des conséquences. — Ni moi non plus, milord, » repartit l’attorney d’un ton piqué. « J’aurais prouvé par le témoignage du digne maître Bridgenorth, juge de paix, l’ancienne amitié qui existe entre sir Geoffrey Peveril et la comtesse de Derby, sur les actes et les intentions de laquelle le docteur Oates vous a fait une déposition si évidente ; j’aurais prouvé qu’il lui avait donné asile dans son château malgré un mandat d’arrêt lancé contre elle, et qu’il l’a soustraite par la force des armes aux poursuites de ce même juge de paix Bridgenorth, non sans recourir à de véritables violences ; en outre j’aurais prouvé contre le jeune Peveril son évasion à main armée, confirmée par des témoignages si dignes de foi. »

Ici, le juge enfonça ses pouces dans sa ceinture, attitude qui lui était habituelle en pareille occasion, et s’écria : « « À d’autres ! monsieur l’attorney, ne me dites pas que vous auriez pu prouver ceci ou cela, ou bien cela ou ceci ; prouvez ce que bon vous semblera, mais que ce soit par la bouche de vos témoins : la vie des hommes ne doit pas dépendre entièrement des coups de langue d’un jurisconsulte. — Et un détestable complot ne doit pas être étouffé, répliqua l’attorney, par l’incroyable précipitation que Votre Seigneurie met à cette affaire. Je ne puis appeler non plus M. Chiffinch, puisqu’il est absent par ordre spécial du roi, comme je viens d’en recevoir l’avis de la cour de White-Hall. — Produisez donc, monsieur le procureur, les papiers dont ce jeune homme est dit avoir été porteur. — Ils sont devant le conseil privé, milord. — Alors pourquoi donc en faire ici le fondement de l’accusation, si vous ne pouvez les produire ? C’est se moquer un peu de la cour. — Puisque Votre Seigneurie prend les choses sur ce pied, » dit le procureur en s’asseyant avec un air de dépit, « vous pouvez diriger l’affaire comme il vous plaira. — Si vous ne faites plus entendre de témoins, je vous prie de faire le résumé au jury. — Je ne m’en donnerai pas la peine, dit le conseiller de la couronne ; je vois clairement comment tout cela va tourner. — Veuillez y réfléchir ; considérez que votre accusation n’est qu’à demi prouvée contre les deux Peveril, et qu’elle ne l’est pas du tout contre le petit homme, si ce n’est que le docteur Oates lui a entendu dire qu’en un certain cas il deviendrait un géant : or c’est un miracle qui ne semble guère facile, même aux papistes. »

Cette saillie excita un rire général dans la salle, mais l’attorney parut grandement offensé.

« Monsieur l’attorney, » dit Oates qui intervenait toujours dans la conduite de ces sortes de procès, « c’est abandonner complètement et sans motif une excellente cause ; je dois nécessairement dire que c’est étouffer à plaisir la conspiration. — Alors le diable, qui l’a suscitée, lui rendra la vie, si bon lui semble, » répondit l’attorney général ; et jetant à terre son réquisitoire d’un air irrité, il quitta l’audience, comme indigné contre tous ceux qui se mêlaient de l’affaire.

Le juge, après avoir obtenu le silence (car un murmure s’était élevé dans la cour au moment où l’attorney général avait jeté ses conclusions) présenta aux jurés le résumé des débats, balançant, comme il l’avait toujours fait, les différentes opinions par lesquelles il semblait alternativement entraîné. Il protesta, sur l’espérance de son salut, qu’il ne doutait pas plus de l’existence de l’horrible et damnable conspiration appelée complot papiste, que de la trahison de Judas Iscariote, et qu’il regardait Oates comme l’instrument destiné par la Providence à préserver la nation de toutes les misères où l’aurait plongée l’assassinat de Sa Majesté et une seconde représentation de la Saint-Barthélémy exécutée dans les rues de Londres. Mais il ajouta que le principe fondamental des lois d’Angleterre était que, plus est grand le crime, plus fortes doivent en être les preuves. Ici les complices seuls étaient accusés, tandis que l’auteur principal du crime (car c’est ainsi qu’il appelait la comtesse de Derby) n’était ni arrêté ni accusé. Quant au docteur Oates, il n’avait parlé que de choses qui s’appliquaient personnellement à cette noble dame, dont les paroles, si elle les avait prononcées dans un accès d’emportement, à propos de l’assistance qu’elle attendait pour de coupables desseins, de ces Peveril et de ses parents, ou des parents de son fils, de la maison de Stanley, pouvaient n’avoir été qu’un effet de ressentiment féminin… dulcis Amaryllidis ira, comme dit le poète. Qui savait même si le docteur Oates ne se trompait pas, lui homme de bonne mine et de manières avenantes, en considérant le coup d’éventail comme un châtiment de son peu de courage pour la cause catholique, lorsque peut-être il en était tout autrement, puisque les dames papistes soumettaient, disait-on, à de rudes épreuves ces néophytes et ces jeunes candidats auxquels on devait conférer les ordres. » Je parle de cet incident avec un ton de plaisanterie, continua le juge, car je ne veux nuire ni à la bonne renommée de l’honorable comtesse ni à celle du révérend docteur ; seulement je pense que les rapports qu’ils ont eus ensemble peuvent n’avoir aucunement pour objet un crime de haute trahison. Quant à ce que l’attorney général a dit d’attaques à main armée, d’évasions de vive force, et de je ne sais quoi encore, je suis persuadé que, si de pareilles choses arrivent dans un pays civilisé, on peut toujours en administrer les preuves, et que vous et moi, messieurs, nous ne devons pas bonnement y ajouter foi. Relativement à cet autre prisonnier, à ce Galfridus minimus, ajouta-t-il encore, j’ai besoin de dire que je n’ai pas même découvert l’ombre du soupçon contre lui. Serait-il possible de croire qu’un semblable avorton s’enfoncerait dans les profondeurs de la politique, et participerait à des stratagèmes de guerre ? on n’a qu’à le regarder pour se convaincre du contraire. La pauvre créature est par son âge plus propre au tombeau qu’à une conspiration ; et, si l’on considère sa taille et tout son extérieur, mieux vaudrait qu’il fût montré comme chose curieuse, que plongé dans les mystères d’un complot. »

Ici le nain interrompit le juge, d’une voix criarde, pour lui assurer que, tel qu’il était, il avait pris part à sept complots du temps de Cromwell, et, » ajoutait-il fièrement, « avec plusieurs des plus grands hommes d’Angleterre. » L’air et le ton que prit sir Geoffrey Hudson pour débiter cette fanfaronnade, et qu’on ne saurait décrire, provoquèrent des éclats de rire universels, et augmentèrent le ridicule qui commençait à s’attacher à tout ce procès ; de sorte que ce fut en se tenant les côtes et les yeux baignés de larmes, qu’on entendit prononcer un verdict général de non-culpabilité, et que les prisonniers furent remis en liberté.

Mais une sensibilité plus vive s’éveilla dans le cœur de ceux qui virent le père et le fils se jeter dans les bras l’un de l’autre, et après une chaude embrassade, tendre la main à leur pauvre petit compagnon de péril, qui, de même qu’un chien témoin d’une pareille scène, avait réussi, non sans peine, à se glisser jusqu’à eux, et, tout en se plaignant, à s’assurer une part des sympathies et des félicitations dont ils étaient l’objet.

Telle fut la singulière issue de ce procès. Charles lui-même désirait se faire auprès du duc d’Ormond un mérite de la manière dont la loi avait été éludée, grâce aux expédients qu’il avait tirés de son cerveau ; et il ne fut pas moins surpris que mortifié de la froideur avec laquelle Sa Grâce répondit qu’il se réjouissait de l’acquittement de ces infortunés, mais qu’il aurait préféré que le roi les tirât du péril en prince, par sa royale prérogative de grâce, plutôt que de voir le juge les soustraire à l’empire de la loi, comme un jongleur avec ses balles et ses gobelets.



CHAPITRE XLII.

LA POPULACE.


… À armes égales, j’en bâtirais quarante comme eux.
Shakspeare. Coriolan.


Assurément plusieurs de ceux qui assistèrent au procès raconté dans le précédent chapitre durent penser qu’il avait été conduit d’une manière fort singulière, et que la querelle qui en apparence avait eu lieu entre le juge et l’attorney général, pouvait bien être le résultat de quelque arrangement concerté entre eux, dans le but de faire tomber l’accusation. Néanmoins, quoiqu’on soupçonnât fort une semblable connivence, la plus grande partie de l’auditoire, composée d’hommes intelligents et bien élevés, ne voyait déjà dans la conspiration papiste qu’une pitoyable niaiserie, et se réjouissait que des accusations fondées sur ce qui avait déjà coûté tant de sang pussent être éludées au moins de quelque manière. Mais la populace qui attendait dans la cour des requêtes, dans le vestibule et en dehors, considérait sous un point de vue tout différent la combinaison, comme ils disaient, qu’avaient employée le juge et l’attorney général pour l’acquittement des prisonniers.

Oates, que des provocations même moins fortes que celles qu’il avait reçues ce jour-là portaient à se conduire en vrai frénétique, se jeta au milieu de la foule et répéta jusqu’à s’enrouer : « Ils étouffent le complot ! ils étranglent le complot ! Milord le juge et monsieur l’attorney ont formé une ligue pour sauver les conspirateurs et les papistes. — C’est une ruse de cette prostituée papiste de Portsmouth, dit un homme de la foule. — Ou du vieux Rowley lui-même, dit un autre. — S’il pouvait s’assassiner lui-même, au diable celui qui l’en empêcherait ! dit un troisième. — On devrait le juger pour avoir conspiré sa propre mort, répliqua un quatrième, et le pendre in terrorem. »

Cependant sir Geoffroy, son fils, et leur petit compagnon, sortirent de la salle dans l’intention de se rendre au logement de lady Peveril, qui demeurait dans Fleet-Street. Elle avait été, comme sir Geoffrey le donna brièvement à entendre à Julien, délivrée d’une grande inquiétude par un ange sous la forme d’une jeune amie, et sans doute elle les attendait en ce moment avec impatience. L’humanité et quelque vague idée d’avoir blessé sans le vouloir la susceptibilité du pauvre nain, engagèrent l’honnête cavalier à prier cet être sans protection de les suivre. « Je sais que lady Peveril n’est pas grandement logée, dit-il ; mais il serait étrange que nous ne trouvassions pas un buffet assez grand pour recevoir ce pauvre petit homme. »

Le nain enregistra dans sa mémoire cette remarque bien intentionnée, ainsi que la malheureuse réminiscence de la danse sur un plat, pour en faire le sujet d’une explication convenable, quand les circonstances permettraient cet éclaircissement délicat.

Ils sortirent donc du vestibule, attirant l’attention générale, tant à cause de la triste position où ils se trouvaient naguère, que par leur ressemblance, comme le dit un malin étudiant du Temple, aux trois degrés de comparaison, grand, moindre et très-petit. Mais ils n’étaient pas fort avancés dans la rue, lorsque Julien remarqua que des passions plus malveillantes qu’une simple curiosité commençaient à agiter la foule qui les suivait, et guettaient pour ainsi dire tous leurs mouvements.

« Voilà ces coupe-gorges de papistes en chemin pour Rome ! » dit un individu de la populace.

« En route pour White-Hall, voulez-vous dire ! s’écria un autre. — Ah ! les buveurs de sang ! répliqua une femme. N’est-ce pas une honte qu’on laisse la vie à un seul d’entre eux, après le cruel assassinat du pauvre sir Edmonsbury ? — À bas ces peureux de jurés qui ont lâché ces chiens sanguinaires dans une ville innocente ! » s’écria une autre.

Ce tumulte grossissait sans cesse, et les plus irrités commençaient à se dire : « Lambons-les ! camarades, lambons-les ! mot de cette époque, fabriqué par allusion au docteur Lambe, astrologue et charlatan, qui avait été assassiné par la populace du temps de Charles Ier.

Julien commençait à s’alarmer vivement de ces symptômes de violence, et à regretter de ne pas s’être rendu par eau à la Cité. Il était alors trop tard pour songer à ce moyen de retraite, et, en conséquence, il pria son père à voix basse de doubler le pas pour atteindre Charing-Cross, sans faire attention aux insultes qu’on pourrait leur adresser, tandis que la fermeté de leur démarche et leur bonne contenance empêcheraient peut-être la canaille d’en venir à des violences réelles. Mais cet avis prudent ne put être suivi lorsqu’ils eurent passé devant le palais, à cause du caractère vif du vieux sir Geoffrey, et du naturel non moins irritable du Galfridus minimus, dont l’âme méprisait toute différence de nombre aussi bien que de taille.

« Que la peste emporte tous ces coquins ; avec leurs cris et leurs hurlements ! dit sir Geoffroy le Grand ; par la clarté du jour ! si je pouvais seulement trouver un gourdin, je ferais entrer à force de coups la raison et la loyauté dans quelques-unes de leurs carcasses ! — Et moi aussi, » dit le nain, qui suait pour suivre les longues enjambées de son compagnon, et qui essoufflé pouvait à peine articuler ses paroles ; « moi aussi je bâtonnerais outre mesure cette vile canaille ! heim ! heim ! »

Dans la foule qui les environnait, les arrêtait et les empêchait de se mouvoir, était un malin garçon cordonnier qui, venant à entendre cette malencontreuse bravade du nain belliqueux, y répliqua en lui déchargeant sur la tête un coup d’une botte qu’il reportait à son propriétaire, de façon à enfoncer jusqu’aux yeux le chapeau du petit bonhomme. Le nain, se trouvant ainsi dans l’impossibilité de découvrir l’espiègle qui lui avait porté le coup, se jeta par une sorte d’instinct sur le plus gros drôle de la foule. Ce dernier répondit à l’attaque en allongeant dans la poitrine du petit champion un coup de poing qui le renvoya près de ses compagnons. Alors ils furent assaillis de tous côtés ; mais la fortune, se prêtant aux désirs de sir Geoffrey le Grand, voulut que la querelle eût lieu près de la boutique d’un armurier ; de sorte que, parmi les armes qui étaient exposées à la vue du public, sir Geoffrey Peveril put saisir un sabre, qu’il se mit à brandir avec l’adresse formidable d’un homme qui était familiarisé depuis longtemps avec l’usage d’une arme semblable. Julien, tout en appelant à grands cris un officier de paix, et en représentant aux assaillants qu’ils attaquaient des passants tranquilles, ne vit rien de plus convenable que d’imiter l’exemple de son père, et s’empara aussi d’une des armes que le hasard lui offrait si heureusement.

Lorsqu’ils se montrèrent ainsi déterminés à se défendre, l’impétuosité avec laquelle la populace se précipita d’abord sur eux fut si grande, que le malheureux nain fut renversé, et qu’il aurait été infailliblement écrasé dans la bagarre, si son vigoureux homonyme n’eût éloigné les assaillants en faisant voltiger son sabre, et, le relevant d’un bras nerveux, ne l’eût mis hors de danger, sauf les projectiles qu’il pouvait recevoir, en le plaçant sur l’auvent, c’est-à-dire, sur le toit de planches qui se projetait au-dessus de la boutique de l’armurier. Le nain saisit aussitôt, parmi les armures rouillées qui servaient d’enseigne, une vieille rapière et un bouclier, et, se couvrant de l’un, se mit à porter des bottes avec l’autre, à la face et au nez des gens de la rue, si charmé de la position avantageuse qu’il occupait, qu’il suppliait à haute voix ses amis, pendant qu’ils combattaient à armes plus égales contre leurs opiniâtres adversaires, de venir se mettre sous sa protection. Mais, loin d’être en position d’avoir besoin de secours, le père et le fils auraient aisément réussi à se débarrasser de cette canaille, s’ils avaient pu songer un seul instant à laisser le petit homme dans la situation périlleuse où il se trouvait, et où, à tout autre œil qu’au sien, il paraissait comme un diminutif de mannequin placé avec un sabre et un bouclier pour servir d’enseigne à un maître d’escrime.

Les pierres et les bâtons commencèrent alors à voler de toutes parts, et la foule, malgré les efforts des Peveril pour la disperser avec le moins de mal possible, semblait déterminée à les immoler à sa fureur, lorsque quelques personnes qui avaient assisté à l’audience, comprenant qu’on en voulait à la vie des prisonniers qui venaient d’être acquittés, et que la populace allait les massacrer, tirèrent leurs rapières, et accoururent à leur secours ; mais ils ne réussirent encore à les dégager que quand ils furent soutenus par un petit détachement des gardes-du-corps, qu’on avait envoyés de leur poste ordinaire au premier bruit de ce qui se passait. Lorsque ce renfort inattendu arriva, le vieux et brave chevalier reconnut tout à coup parmi les cris que poussaient les nouveaux arrivés, quelques-uns des sons qui avaient animé sa jeunesse plus active.

« Où sont les gredins de têtes-rondes ? criaient les uns ; à bas ces lâches hypocrites ! criaient les autres. Vivent le roi et ses amis ! tous les autres au diable ! » hurlait un troisième chœur avec plus de jurements et d’imprécations qu’il n’est convenable d’en confier au papier dans un siècle aussi délicat que le nôtre.

Le vieux soldat, dressant les oreilles comme un vieux chasseur aux aboiements des chiens, aurait volontiers balayé le Strand, dans la charitable intention, se voyant si bien secondé, d’obliger les marchands de Londres qui l’avaient insulté à se fourrer dans des bouteilles d’osier ; mais il en fut empêché par la prudence de Julien, qui, quoique fort irrité lui-même des affronts gratuits qu’ils avaient reçus, se voyait dans une position où la prudence était plus nécessaire que la vengeance. Il pria et pressa son père de chercher un asile momentané, pour se soustraire à la rage du peuple, tandis qu’il leur était encore possible d’employer cette prudente mesure. L’officier subalterne qui commandait le détachement des gardes-du-corps exhorta vivement le vieux cavalier à suivre ce sage conseil, s’appuyant pour l’y décider du nom du roi, tandis que Julien avait recours à celui de sa mère. Le vieux chevalier regarda, de l’œil d’un homme qui n’est qu’à moitié content, sa lame rouge des égratignures et des estafilades dont il avait régalé les plus téméraires des assaillants.

« J’aurais au moins voulu faire mordre la poussière à un de ces drôles ; mais je ne sais pourquoi ni comment, lorsque je voyais leurs larges et rondes figures anglaises, je n’osais plus me servir de ma pointe, et je me bornais à saigner un peu les coquins. — Mais le bon plaisir du roi, dit l’officier, est que ce tumulte en reste là. — Ma mère, ajouta Julien, mourra de frayeur, si la nouvelle de ce combat parvient à ses oreilles avant que nous nous rendions auprès d’elle. — Oui, oui, répliqua le chevalier. Sa Majesté le roi, et puis ma bonne femme… Eh bien ! leur bon plaisir s’accomplira, c’est tout ce que je puis dire. Il faut obéir aux rois et aux dames. Mais par où effectuer notre retraite, puisqu’il faut absolument se retirer ? »

Julien n’aurait pas facilement répondu à cette demande ; car dans le voisinage tout le monde avait fermé ses boutiques et barricadé ses portes en voyant le tumulte devenir si formidable. Le pauvre armurier cependant, dont il avait mis sans gêne les marchandises à contribution, leur offrait un asile de la part du propriétaire de la maison où il louait boutique, en se contentant d’ajouter avec douceur qu’il espérait que ces messieurs lui tiendraient compte de l’emploi de ses armes.

Julien examinait à la hâte si la prudence lui permettait d’accepter l’invitation de cet homme, l’expérience lui ayant appris combien de ruses étaient alors employées réciproquement par deux factions ennemies, dont la haine était trop invétérée pour se faire grand scrupule de combattre sans loyauté ; lorsque le nain, élevant sa voix aigre jusqu’au ton le plus haut qu’il lui était possible d’atteindre, et criant comme un héraut déjà fatigué, les exhorta, de la position éminente qu’il occupait encore sur l’auvent, à ne point refuser l’offre du digne maître de la maison. « Lui-même, » dit-il en se reposant de la glorieuse victoire à laquelle il avait pris quelque part, « avait été favorisé d’une vision béatifique trop brillante pour être décrite à des impies mortels, mais qui lui avait commandé d’une voix à laquelle son cœur avait bondi comme au son d’une trompette, de se réfugier chez le digne propriétaire, et d’engager ses amis à suivre son exemple. — Une vision ! dit le chevalier du Pic, le son d’une trompette !… Le petit homme est décidément fou. »

Mais l’armurier leur expliqua en toute hâte que leur petit ami avait reçu avis d’une dame de sa connaissance qui lui avait parlé d’une fenêtre pendant qu’il était sur l’auvent, que ses compagnons et lui trouveraient un asile sur chez son propriétaire ; et les priant d’écouter les deux ou trois hurlements qui retentissaient dans le lointain, il les avertit que la populace revenait à la charge, et qu’elle allait bientôt se montrer une seconde fois, plus irritée et plus nombreuse.

Le père et le fils se hâtèrent donc de remercier l’officier et son détachement, aussi bien que les autres personnes qui les avaient volontairement secourus, descendirent le petit sir Geoffrey Hudson du poste élevé où il s’était maintenu avec tant d’honneur pendant le combat, et suivirent le maître de la boutique qui leur fit traverser une ou deux cours, afin, leur dit-il, de dérouter quiconque les épierait pour connaître leur refuge ; puis leur ouvrit une porte de derrière qui donnait sur un escalier soigneusement recouvert de nattes en paille, afin d’obvier à l’humidité. Après avoir monté cet escalier, ils entrèrent dans un salon assez vaste, tendu de cette grosse serge verte bordée de cuir doré, dont les citoyens les moins fortunés ou les plus économes se servaient à cette époque en guise de tapisserie ou de boiserie.

Là le pauvre armurier reçut de Julien une telle gratification pour le loyer de ses armes, qu’il en abandonna généreusement la propriété à ceux qui s’en étaient si bien servis ; d’autant plus, leur dit-il, qu’il voyait en eux des gens habiles à les manier, et des gens de belle taille. »

À ces mots, le nain lui souriant d’un air courtois, et s’inclinant avec modestie, fouilla dans sa poche ; mais bientôt il retira sa main d’un air insouciant, parce qu’il n’y avait sans doute pas trouvé de quoi faire le petit cadeau qu’il méditait.

En les saluant, et comme il allait se retirer, l’armurier ajouta qu’il voyait bien que la vieille Angleterre aurait encore de beaux jours, et que les lames de Bilbao ne perdraient pas de leur prix. « Je me rappelle, messieurs, dit-il, bien que dans ce temps-là je ne fusse que simple apprenti, les nombreuses commandes d’armes qui se firent dans les années 1641 et 1642 : on demandait plus de sabres que de cure-dents ; et le vieux Ironsides, mon maître, se faisait payer plus cher de méchantes rapières de Provant, que je n’ose demander aujourd’hui pour une Tolède. Mais il est vrai qu’alors la vie d’un homme dépendait de la lame qu’il portait : les cavaliers et les têtes-rondes se battaient tous les jours aux portes de White-Hall, comme il est probable, monsieur, d’après votre bon exemple, qu’ils peuvent encore le faire ; et Dieu le veuille, car je pourrais quitter ma mesquine boutique pour en ouvrir ailleurs une plus belle. J’espère que vous me recommanderez, messieurs, à vos amis. Je suis toujours approvisionné de marchandises avec lesquelles un gentilhomme peut risquer sa vie sans appréhension. — Nous vous remercions, mon cher ami, dit Julien ; mais laissez-nous, je vous prie. J’espère que nous n’aurons pas besoin de vos marchandises, d’ici à quelque temps du moins. »

L’armurier se retira ; mais pendant qu’il descendait l’escalier, le nain lui cria d’en haut qu’il irait le voir avant peu et lui demander une lame plus longue et plus convenable pour se battre, quoique, disait-il, la rapière qu’il avait fût assez bonne pour se promener, ou pour échanger quelques coups avec de la canaille comme celle qu’ils venaient de rosser.

L’armurier revint à ses cris et assura au petit homme qu’il se ferait un plaisir de lui vendre une épée plus digne de son courage ; puis, comme si l’idée ne lui en fût venue qu’à l’instant. « Mais, messieurs, leur dit-il, ce serait folie que de traverser le Strand avec vos lames nues, et vous ne manqueriez pas d’ameuter encore le peuple. S’il vous plaît, pendant que vous êtes ici à vous reposer, je pourrais ajuster aux lames des fourreaux. »

La proposition parut si raisonnable, que Julien et son père remirent leurs armes au bon armurier ; exemple que suivit le nain après un moment d’hésitation, ne se souciant pas, comme il le disait avec emphase, de quitter sitôt le fidèle ami que la fortune venait de lui procurer depuis quelques instants. L’homme se retira avec les armes sous son bras, et lorsqu’il ferma la porte sur lui, ils l’entendirent tourner la clef dans la serrure.

« Avez-vous entendu ? » dit sir Geoffrey à son fils ; « et nous sommes désarmés ! »

Julien, sans répondre, examina la porte qui était solidement fermée, puis les fenêtres qui étaient à une grande hauteur du sol et en outre munies de barreaux de fer. « Je ne puis croire, » dit-il, après un moment de réflexion, « que le drôle veuille nous tendre un piège ; et en tout cas, je pense que nous n’aurions pas grand’peine à enfoncer la porte et à nous en aller. Mais avant de recourir à ces moyens violents, je crois qu’il vaut mieux laisser à la canaille le temps de se disperser, en attendant le retour de cet homme pendant un intervalle convenable ; alors, s’il ne revient pas, je suis certain que nous pourrons sans beaucoup de peine nous tirer d’embarras. » Comme il parlait ainsi, les tapisseries se levèrent, et, par une petite porte qu’elles cachaient, le major Bridgenorth entra dans l’appartement.



CHAPITRE XLIII.

CONVENTICULE.


Il vint parmi eux, comme un esprit nouvellement évoqué, leur dire les terribles jugements et la colère qui les menaçaient.
Le Réformateur.


L’étonnement de Julien à l’apparition inattendue de Bridgenorth fut aussitôt remplacé par la crainte que lui inspirait le caractère violent de son père ; car il avait toute raison de croire qu’il s’emporterait contre un homme qu’il ne pouvait, lui, s’empêcher de respecter, tant à cause de ses qualités personnelles, que parce qu’il était le père d’Alice. La manière dont se présenta Bridgenorth n’était cependant pas faite pour éveiller le ressentiment. Son visage était calme, son pas lent et mesuré ; ses yeux indiquaient néanmoins une inquiétude vive et profonde, mais sans aucune expression de colère ni de triomphe. « Sir Geoffrey, dit-il, vous êtes le bienvenu dans cet asile hospitalier, aussi bienvenu que vous l’auriez été jadis lorsque nous sous appelions voisins et amis. — Ventrebleu ! » répliqua le vieux cavalier, « si j’avais su que cette maison t’appartînt, homme, j’aurais mieux aimé que le sang de mon cœur coulât dans le ruisseau, que de permettre à mon pied de franchir le seuil de ta porte… pour y chercher un asile du moins. — Je vous pardonne votre haine invétérée, à cause de vos préventions, dit le major Bridgenorth. — Gardez votre pardon jusqu’à ce qu’on vous ait pardonné à vous-même. Par saint George ! j’ai juré que si jamais je mettais les pieds hors de cette prison maudite où l’on m’a envoyé, grâce à vous principalement, monsieur Bridgenorth, vous me paieriez les loyers de ce mauvais logement. Je ne frapperai personne dans sa maison ; mais si vous voulez bien ordonner à ce drôle de me rapporter mon arme, et faire avec moi un tour dans cette cour ténébreuse qui est ici en bas, vous verrez bientôt quelle chance peut avoir un traître contre un homme fidèle, et un puritain contre Peveril du Pic. »

Bridgenorth sourit avec beaucoup de sang-froid. « Lorsque j’étais plus jeune et que j’avais le sang plus chaud, répliqua-t-il, j’ai refusé votre cartel, sir Geoffrey ; il n’est guère probable que je l’accepte à présent que chacun de nous incline vers la tombe. Je n’ai pas épargné mon sang autrefois, et je ne l’épargnerai pas maintenant lorsque le besoin de mon pays l’exigera. — C’est-à-dire, quand l’occasion se présentera de trahir le roi. — Allons, mon père, dit Julien, écoutons au moins M. Bridgenorth : nous avons reçu asile dans sa maison ; et quoique nous le voyions maintenant à Londres, nous devons nous souvenir qu’il n’a point comparu aujourd’hui contre nous, lorsque peut-être son témoignage aurait donné une fâcheuse tournure à notre procès. — Vous avez raison, jeune homme, dit Bridgenorth ; et l’on devrait voir une preuve de ma sincère bienveillance dans mon défaut de comparution à Westminster, lorsque quelques mots de ma bouche auraient suffi pour éteindre à jamais la longue descendance des Peveril du Pic. Il ne me fallait que dix minutes pour aller à Westminster-Hall assurer votre condamnation. Mais aurais-je pu le faire, sachant comme je le sais à présent, que c’est à toi, Julien Peveril, que je dois la délivrance de ma fille, de ma chère Alice, souvenir unique de sa pauvre mère ; que tu l’as soustraite aux pièges que l’enfer et l’infamie avaient ouverts sous ses pas ? — Elle est, j’espère, en sûreté, » dit Julien avec chaleur, oubliant presque la présence de son père ; « elle est, je l’espère, en sûreté, et sous votre propre garde ? — Pas sous la mienne, » répondit le malheureux père, « mais sous celle d’une personne en la protection de qui, après celle du ciel, je mets le plus de confiance. — En êtes-vous sûr, en êtes-vous bien sûr ? répéta Julien avec vivacité : « je l’ai trouvée entre les mains d’une femme à qui elle avait été confiée, et qui cependant… — Était la plus vile de son sexe. Mais celui qui l’avait choisie s’était trompé sur son caractère. — Dites plutôt que c’est vous-même qui vous êtes trompé sur celui de votre agent. Rappelez-vous qu’en nous séparant à Moultrassie-House, je vous ai prévenu que ce Ganlesse… qui… — Je vous entends : vous aviez grandement raison de m’en parler comme d’un homme sage à la manière du monde. Mais il a expié sa faute en tirant Alice des périls qui l’avaient assaillie après s’être séparée de vous ; et d’ailleurs je n’ai pas jugé convenable de lui confier une seconde fois ce que j’ai de plus cher. — Je rends grâce au ciel que vos yeux soient en partie ouverts. — Ce jour les ouvrira tout à fait ou les fermera pour jamais. »

Durant ce dialogue, dont les paroles furent échangées entre les deux interlocuteurs avec rapidité, sans songer que d’autres personnes étaient présentes, sir Geoffrey écoutait avec surprise et intérêt, cherchant à saisir quelque chose qui le lui rendît intelligible ; mais voyant qu’il ne réussissait nullement à comprendre ce dont il s’agissait, il s’écria tout à coup : Sang et tonnerre ! Julien, que signifie tout ce babillage ? Qu’as-tu à faire avec ce drôle, sinon de le bâtonner, à moins que tu ne croies qu’il serait indigne de toi de battre un maraud si vieux ? — Mon père, dit Julien, vous ne connaissez pas M. Bridgenorth, car je suis certain qu’autrement vous lui rendriez justice. Je lui ai de nombreuses obligations ; et je suis sûr que, quand vous viendrez à les connaître… — J’espère mourir avant ce moment arrivé, » répliqua sir Geoffrey ; et continuant avec une rage toujours croissante : « J’espère, dit-il, qu’avec la protection du ciel je serai dans le tombeau de mes ancêtres avant d’apprendre que mon fils, mon fils unique, la dernière espérance de mon ancienne maison, le dernier reste du nom de Peveril, a consenti à recevoir des services de l’homme que sur la terre je suis le plus forcé de haïr, si je n’étais pas encore plus forcé de le mépriser. Enfant dégénéré ! » répéta-t-il avec la dernière véhémence, « vous rougissez sans répondre ! Parlez, et désavouez une telle bassesse, ou, par le Dieu de mes pères !… »

Le nain s’avança tout à coup, et s’écria : « Silence ! » d’une voix en même temps si discordante et si impérieuse, qu’elle parut surnaturelle ; « homme de péché et d’orgueil, reprit-il, silence ! ne prends pas le saint nom de Dieu à témoin de ton impie ressentiment. »

Ce reproche adressé d’un ton si ferme et si décidé, et l’enthousiasme avec lequel il parlait, donnèrent pour le moment au nain méprisé un ascendant manifeste sur le fier esprit de son gigantesque homonyme. Sir Geoffrey Peveril le regarda un instant d’un air étonné et timide, comme il aurait regardé une apparition surnaturelle, puis murmura : « Mais connaissez-vous la cause de mon ressentiment ? — Non, répondit le nain, non ; je sais seulement qu’aucune cause ne peut justifier le serment que vous alliez faire. Homme ingrat ! vous avez été aujourd’hui soustrait à la colère dévorante des méchants par un concours merveilleux de circonstances. Et c’est aujourd’hui que vous osez vous livrer à de tels ressentiments. — Je reçois un juste reproche, dit sir Geoffrey Peveril, et par l’intermédiaire d’un être singulier ; la sauterelle, comme dit le livre de prières, est devenue un fardeau pour moi. Julien, je vous reparlerai sur ce sujet un autre jour ; quant à vous, monsieur Bridgenorth, je désire ne plus avoir d’autre communication avec vous, ni pacifique ni hostile. Le temps passe vite, et je voudrais seulement retourner dans ma famille. Faites-nous rendre nos armes, ouvrez-nous les portes, et laissez-nous partir, sans de nouvelles altercations qui ne pourraient que nous troubler l’esprit et aigrir notre colère. — Sir Geoffrey Peveril, dit Bridgenorth, je ne désire troubler ni votre esprit ni le mien ; mais quant à vous laisser partir si promptement, c’est chose un peu difficile, car votre départ ne saurait s’accorder avec l’œuvre que j’ai en main. — Comment, monsieur ! s’écria le nain, voulez-vous faire entendre que nous devrons rester ici bon gré mal gré ? Si je n’étais tenu d’y demeurer par ordre d’un être qui a plein droit de commander à ce pauvre microcosme, je vous montrerais que serrures et verrous ne sauraient retenir un homme tel que moi… — En effets dit sir Geoffrey, je pense qu’au besoin le petit homme pourrait s’évader par le trou de la serrure. »

La figure de Bridgenorth s’épanouit presque jusqu’à un sourire aux paroles fanfaronnes du héros pygmée et au commentaire méprisant de sir Geoffrey Peveril ; mais une telle expression ne demeurait jamais deux minutes de suite sur sa physionomie, et il répondit en ces termes : « Messieurs, il faut vous résigner. Croyez-moi, on ne veut vous faire aucun mal ; au contraire, en restant ici vous assurerez votre salut qui autrement pourrait courir de grands dangers. Ce sera votre faute si vous perdez un seul cheveu de votre tête. Mais j’ai la force pour moi ; et quelque chose qui vous puisse arriver, si pour vous y soustraire vous tentez de recourir à la violence, alors ne vous en prenez qu’à vous. Si vous hésitez à m’en croire, je permettrai à M. Julien Peveril de m’accompagner, et il verra que je suis amplement muni des moyens de repousser toute voie de fait. — Trahison ! trahison ! » s’écria le vieux chevalier ; « trahison contre Dieu et le roi Charles ! Oh ! si j’avais seulement pour une demi-heure l’épée dont j’ai eu la sottise de me dessaisir ! — Modérez-vous, mon père, je vous en conjure, dit Julien. Je vais suivre M. Bridgenorth, puisqu’il m’y invite. Je reconnaîtrai par moi-même s’il y a du danger, et de quelle nature ce danger peut être. Il est possible que je le décide à s’abstenir des mesures violentes, s’il est vrai qu’il pense à y recourir. D’ailleurs soyez sûr que votre fils se conduira au besoin comme il le doit. — Comme il vous plaira, Julien, dit son père ; je mets ma confiance en vous. Mais si vous la trahissez, la malédiction d’un père vous poursuivra éternellement. »

Alors Bridgenorth fit signe à Julien de le suivre, et ils sortirent par la petite porte par laquelle il était entré.

Cette issue conduisait dans un vestibule ou une espèce d’antichambre, à laquelle semblait aboutir d’autres corridors. Julien suivit Bridgenorth dans un de ces passages, marchant en silence et avec précaution, pour obéir à l’injonction que son guide lui en avait faite par signe. Avançant ainsi, il ne tarda pas à entendre des sons semblables à ceux d’une voix d’homme se livrant à une déclamation vive et emphatique. Marchant toujours d’un pas lent et léger, Bridgenorth le fit passer par une porte qui terminait le corridor ; et lorsqu’enfin il entra dans une petite galerie fermée par un rideau, la voix, qui semblait être celle d’un prédicateur, devint alors assez distincte pour qu’il en saisit les paroles.

Julien ne douta plus dès lors qu’il ne fut dans un de ces conventicules qui, quoique en contravention avec les lois existantes, continuaient encore à se tenir régulièrement dans différentes parties de Londres et dans les faubourgs. Soit prudence ou timidité, le gouvernement tolérait plusieurs de ces réunions, parce qu’elles étaient fréquentées par des gens modérés dans leurs opinions politiques, quoique dissidents de l’Église par principe de conscience. Mais quelques-unes où se rassemblaient les sociétés plus rigides et plus exaltées des indépendants, des anabaptistes, et d’autres sectaires dont le sombre enthousiasme avait tant contribué à renverser le trône du dernier roi, étaient recherchées, supprimées et dispersées aussitôt qu’on les pouvait découvrir.

Julien reconnut bientôt que l’assemblée où il venait ainsi d’être introduit secrètement était de cette dernière classe, et, à en juger par la violence du prédicateur, d’opinions tout à fait exagérées, il en fut encore plus entièrement convaincu, lorsque, à un signe de Bridgenorth, il leva avec précaution un coin du rideau qui était tendu sur le devant de la galerie, et, sans être vu lui-même, put ainsi examiner l’auditoire et considérer le prédicateur.

Deux cents personnes environ étaient réunies dans une vaste salle garnie de bancs, et paraissaient s’occuper de l’exercice d’un culte. Toutes étaient du sexe masculin, et bien armées de piques, de mousquets, d’épées et de pistolets. La plupart avaient l’air de soldats vétérans qui avaient passé le milieu de la vie, mais qui semblaient conserver encore assez de force pour suppléer à l’agilité de la jeunesse. Ils étaient debout ou assis, dans différentes attitudes, qui toutes dénotaient une attention profonde ; et appuyés sur leurs piques ou leurs mousquets, ils tenaient leurs yeux constamment fixés sur le prédicateur, qui termina une violente déclamation en déployant du haut de la chaire une bannière où l’on voyait un lion avec cette devise : Vicit Leo ex tribu Judœ[121].

L’éloquence mystique et fougueuse du prédicateur, vieillard à cheveux gris, à qui son zèle semblait rendre la voix et la véhémence que l’âge lui avait ôtées, convenait admirablement au goût de ses auditeurs, mais ne pourrait être reproduite dans ces pages sans inconvenance et sans scandale. Il menaça le gouvernement d’Angleterre de tous les jugements rendus contre les princes de Moab et d’Assyrie ; il conjura les saints d’être forts, de se lever et d’agir, et promit ces miracles qui, dans les campagnes de Josué et de ses successeurs, les vaillants juges d’Israël, avaient suppléé à tout contre les Ammonites, les Madianites et les Philistins. Il termina par des allusions aux figures emblématiques de l’Apocalypse, et par une prédiction de la fin prochaine du monde, avec l’énumération de tous les signes effrayants qui en devaient être les avant-coureurs.

Julien, tourmenté d’inquiétude, en eut bientôt entendu assez pour se convaincre que l’assemblée se terminerait probablement par une insurrection ouverte, comme celle des hommes de la cinquième monarchie, sous Venner, au commencement du règne de Charles, et ne pensa qu’avec effroi que probablement Bridgenorth était engagé dans une entreprise si criminelle et si désespérée. S’il avait pu conserver quelques doutes sur l’issue de cette délibération, ils se seraient dissipés lorsque le prédicateur exhorta son auditoire à renoncer aux espérances qu’on pouvait avoir conçues jusqu’alors de sauver la nation en faisant exécuter les lois d’Angleterre. Ce n’était, dit-il, qu’un désir charnel d’assistance terrestre, c’était courir chercher du secours en Égypte : ce que la jalousie de leur divin chef regarderait comme une fuite vers un autre rocher et vers une bannière différente de celle qui venait d’être déployée à leurs yeux… Et il agita solennellement la bannière du Lion sur leurs têtes, comme le seul étendard sous lequel ils dussent chercher vie et salut. Il se mit ensuite à protester encore que tout recours à la justice ordinaire était aussi inutile que coupable.

« L’événement qui s’est passé aujourd’hui à Westminster, dit-il, peut nous apprendre que l’homme de White-Hall ressemble à l’homme qui fut son père. » Et il débita une longue tirade contre les vices de la cour, en assurant que Tophet[122] était ordonné depuis long-temps, et que le roi l’échauffait.

Le prédicateur commençait une description de la théocratie, qu’il ne craignait pas de représenter comme devant bientôt s’établir, lorsque Bridgenorth, qui semblait avoir quelque temps oublié la présence de Julien, tandis qu’il écoutait avidement, d’un air grave et pénétré, les paroles de l’orateur, parut soudain revenir à lui, et prenant Peveril par la main, le fit sortir de la galerie, dont il ferma soigneusement la porte, pour le conduire dans un appartement voisin.

Quand ils y arrivèrent, il prévint toutes les questions de Julien en lui demandant d’un ton sévère, mais d’un air de triomphe, « s’il était probable que les hommes qu’il avait vus feraient leur devoir avec négligence, et s’il ne serait pas dangereux de chercher à sortir par force d’une maison dont toutes les issues étaient gardées par des gens tels que ceux qu’il venait de voir, tous soldats dès leur enfance. — Au nom du ciel ! » répliqua Julien, sans répondre à la question de Bridgenorth, « pour quel projet désespéré avez-vous réuni tant de fanatiques décidés à tout risquer ? Je sais bien que vous avez des opinions religieuses toutes particulières, mais prenez garde de ne pas vous tromper vous-même : aucun motif de religion ne peut sanctionner la rébellion ou le meurtre ; et telles sont cependant les conséquences naturelles et nécessaires de la doctrine que nous venons d’entendre débiter aux oreilles de ces hommes violents et enthousiastes. — Mon fils, » dit Bridgenorth avec calme ; « aux jours de ma jeunesse, je pensais comme vous. Je croyais qu’il me suffisait de payer ma dîme de cumin ou d’anis, d’accomplir les pauvres petites observances morales de l’ancienne loi ; je pensais amasser de précieux trésors, et ils n’avaient pas plus de valeur que les cosses de pois laissées dans l’auge des pourceaux. Grâce au ciel, les écailles sont tombées de mes yeux… et après avoir erré quarante ans dans le désert de Sinaï, je suis enfin arrivé dans la terre promise ; la corruption de ma nature humaine m’a quitté : j’ai secoué mon enveloppe immonde, et je puis maintenant avec quelque confiance mettre la main à la charrue, certain qu’il n’est resté en moi aucune faiblesse que je puisse apercevoir en portant mes regards en arrière. Les sillons, » ajouta-t-il en fronçant les sourcils, tandis que ses grands yeux étaient remplis d’un feu sombre, « doivent être longs et profonds, et arrosés du sang des forts. »

Il y eut, dans le ton et les manières de Bridgenorth, lorsqu’il prononça ces singulières paroles, un changement qui convainquit Julien que l’esprit du major, qui avait si long-temps flotté entre son bon sens naturel et l’enthousiasme insensé de l’époque, avait enfin cédé au fanatisme ; et, sentant aussitôt dans quelle dangereuse position cet infortuné, l’innocente et belle Alice, et son propre père, se trouveraient probablement placés, pour ne rien dire du danger auquel une insurrection soudaine exposerait tout le royaume, il reconnut en même temps qu’il n’y avait aucune chance de convaincre par le raisonnement un homme qui opposerait sa conviction spirituelle à tous les arguments qu’on pourrait lui présenter pour le détourner de ses projets insensés. Parler à sa sensibilité semblait une ressource plus propre à l’émouvoir. Julien conjura donc Bridgenorth de réfléchir combien l’honneur et la sûreté de sa fille étaient intéressés à ce qu’il s’abstînt de la démarche dangereuse qu’il méditait. « Si vous succombez, dit-il, ne se trouvera-t-elle pas au pouvoir et sous la tutelle de son oncle, qui, vous l’avouez, s’est rendu coupable de la plus grossière méprise à l’égard de la femme qu’il lui avait choisie pour protectrice, et qui, je le crois pour de bonnes raisons, a fait ce choix infâme en connaissance de cause ? — Jeune homme, répondit Bridgenorth, vous me réduisez à la situation du pauvre oiseau aux ailes de qui un joyeux enfant attache une ficelle, pour ramener à terre, quand bon lui semble, le pauvre petit qui se débat vainement. Sachez donc, puisque vous voulez jouer ce rôle cruel, et me faire descendre de contemplations plus hautes, que celle aux mains de qui j’ai confié Alice, et qui a désormais plein pouvoir de diriger sa conduite et de décider de son destin, en dépit de Christian et de tout autre, est… je ne vous dirai pas qui elle est ; et vous moins que personne ne devez craindre pour la sûreté de ma fille. »

En ce moment, une porte latérale s’ouvrit, et Christian lui-même entra dans l’appartement. Il tressaillit et rougit en voyant Julien Peveril ; puis se tournant vers Bridgenorth avec un air d’indifférence affectée, il lui demanda : « Saül est-il parmi les prophètes ? un Peveril est-il parmi les saints ? — Non, mon frère, répliqua Bridgenorth, son temps n’est pas plus arrivé que le tien ; tu es trop enfoncé dans tes ambitieuses intrigues de l’âge mûr, et lui dans les passions orageuses de la jeunesse, pour entendre la voix calme qui vous appelle tous deux. Mais vous l’entendrez, je l’espère du moins, et je le demande au ciel. — Monsieur Ganlesse, ou Christian, ou de quelque nom qu’il vous plaise d’être appelé, dit Julien, quels que soient les motifs qui vous guident dans cette périlleuse affaire, vous, du moins, vous n’êtes pas conduit par l’idée que l’ordre immédiat du ciel vous commande d’en venir contre l’État à des hostilités ouvertes. Laissant donc de côté, pour le moment, tous les sujets de discussion que nous pouvons avoir ensemble, je vous conjure, comme homme de bon sens et de jugement, de vous joindre à moi pour dissuader monsieur Bridgenorth de la fatale entreprise qu’il médite actuellement. — Jeune homme, » répliqua Christian avec beaucoup de calme, « quand nous nous rencontrâmes dans l’Ouest, je voulus me faire de vous un ami ; mais vous rejetâtes mes avances. Vous pouviez pourtant, même alors, m’avoir assez vu pour être persuadé que je n’étais pas capable de me lancer trop témérairement dans une entreprise désespérée. Quant à celle qui nous occupe maintenant, mon frère Bridgenorth y apporte la simplicité, sinon l’innocence, d’une colombe ; et moi, j’y mets la subtilité du serpent. Il a la conduite des saints qui sont inspirés par l’esprit ; et je puis joindre à leurs efforts de puissants auxiliaires, qui ont pour instigateurs le monde, le diable et la chair. — Et pouvez-vous, » dit Julien, en regardant Bridgenorth, « acquiescer à une pareille union ? — Je ne m’unis point avec eux, dit Bridgenorth ; mais je ne puis sans crime rejeter le secours que la Providence envoie à ses serviteurs. Nous ne sommes, nous, qu’en bien petit nombre, quoique déterminés ; ceux dont les faucilles viennent nous aider à couper la moisson doivent être les bienvenus ; quand l’ouvrage sera fini, ils seront convertis ou dispersés. Avez-vous été à York-Place, frère ? Y avez-vous vu cet Épicure chancelant ? Il nous faut sa dernière résolution, et cela avant une heure. »

Christian regarda Julien, comme si sa présence l’empêchait de répondre ; sur quoi Bridgenorth se levant prit le jeune homme par le bras, et le conduisit de cet appartement à celui où ils avaient laissé son père. Il lui assura, chemin faisant, que des gardes vigilants et résolus étaient postés à toutes les issues de la maison par lesquelles il était possible de s’évader, et qu’il ferait bien d’engager son père à rester tranquillement prisonnier durant quelques heures.

Julien ne répondit pas, et le major se retira aussitôt, le laissant seul avec son père et le petit Hudson. À leurs questions il ne put que répondre brièvement qu’il craignait qu’ils n’eussent été attirés dans un piège, puisqu’ils étaient dans la maison avec deux cents fanatiques au moins, complètement armés, et paraissant prêts à tenter quelque entreprise désespérée. Se trouvant eux-mêmes désarmés, ils ne pouvaient recourir à la force ouverte ; et quelque fâcheux qu’il fût de rester dans une pareille position, il semblait difficile, vu la solidité des fermetures de la porte et des fenêtres, de chercher à s’évader secrètement sans être aussitôt découvert.

Le vaillant nain avait seul des espérances qu’il chercha vainement à faire partager à ses compagnons d’infortune. « La belle dont les yeux pareils aux astres jumeaux de Léda, dit-il, (car le petit homme était grand admirateur du langage élevé), ne l’avait pas invité, lui le plus dévoué et non le moins favorisé peut-être de ses serviteurs, à entrer dans cette maison comme dans un port assuré, pour qu’il ne vînt qu’y faire naufrage ; » et il assura généreusement à ses amis que dans sa sûreté ils trouveraient aussi la leur.

Sir Geoffrey, peu satisfait de cette promesse, exprima son désespoir de ne pouvoir aller jusqu’à White-Hall, où il espérait trouver assez de braves cavaliers pour étouffer avec leur secours tout l’essaim de guêpes dans le guêpier ; tandis que Julien pensait que le meilleur service qu’il pourrait rendre à Bridgenorth serait de découvrir son complot à temps, et, s’il était possible de l’inviter alors à mettre sa personne en sûreté.

Mais nous devons les laisser en ce moment méditer leurs plans à loisir. Comme ils dépendaient tous de leur évasion préalable hors du lieu où ils étaient retenus, l’exécution n’en paraissait guère assurée.



CHAPITRE XLIV.

VENGEANCE.


Ils firent tous le saut périlleux, les uns pour se sauver, les autres croyant obéir à la voix du ciel qui les invitait ; ceux-ci pour avancer, ceux-là par amour du gain : moi je sautai par un mouvement de gaieté.
Shakspeare. Le Rêve d’une nuit d’été.


Après une conversation particulière avec Bridgenorth, Christian se rendit en toute hâte à l’hôtel du duc de Buckingham, en prenant la route où il était le moins exposé à rencontrer des gens de connaissance. Il fut introduit dans l’appartement du duc, qu’il trouva cassant et croquant des noisettes, avec un flacon de vin blanc à côté de lui. « Christian, dit Sa Grâce, venez donc m’aider à rire : j’ai mordu sir Charles Sedley je lui ai gagné mille pièces d’or, par les dieux ! — Je suis content de votre bonheur, milord duc, répliqua Christian ; mais je viens ici pour affaires sérieuses. — Sérieuses ! ma foi, je crois vraiment que je ne serai plus sérieux de ma vie… Ah ! ah ! ah !… Du bonheur, dites-vous ? je n’ai rien de tel : c’est mon génie, c’est une idée excellente. Si ce n’était que je ne me soucie pas de faire un affront à la fortune, comme le vieux général grec, je pourrais lui dire en face : Vous n’avez eu aucune part à l’affaire. Vous avez ouï dire, Ned Christian, que la mère Creswell est morte ? — Oui, j’ai entendu dire que le diable s’était emparé de son bien. — Mais, Christian, vous êtes un ingrat, car je sais que vous êtes son obligé comme bien d’autres. Par saint George ! c’était une vieille dame très-bienveillante et très-secourable, et pour qu’elle ne dormît pas dans une tombe sans gloire, j’ai gagé, m’entendez-vous, avec Sedley que j’écrirais son oraison funèbre ; que chaque mot serait à la louange de sa vie et de ses mœurs ; que tout y serait vrai ; et que pourtant le diocésain ne pourrait point pincer Quodling, mon petit chapelain, qui la débiterait. — Je vois parfaitement la difficulté, milord, » dit Christian, qui savait bien que, s’il voulait captiver l’attention de ce seigneur léger, il devait d’abord souffrir, même en l’y excitant, qu’il épuisât le sujet, quel qu’il pût être, qui s’était mis en possession temporaire de sa glande pinéale[123].

« Eh bien, reprit le duc, j’ai fait dire à mon petit Quodling, dans l’oraison funèbre dont il s’agit, que, malgré les mauvais bruits qui avaient couru pendant la vie de la digne matrone dont on venait de rendre les restes à la poussière, l’envie même ne pouvait nier qu’elle ne fût bien née, qu’elle ne se fût bien mariée, qu’elle n’eût bien vécu, qu’elle ne fût bien morte ; puisqu’elle était née à Shadwell, qu’elle s’était mariée à Cresswell, qu’elle avait vécu à Camberwell, et qu’elle était morte à Bridwell[124]. Là s’est terminée l’oraison, et avec elle l’ambitieuse espérance qu’avait conçue Sedley de surpasser Buckingham en malice… Ah ! ah ! ah !… Et maintenant, monsieur Christian, quels ordres avez-vous à me donner pour aujourd’hui ? — J’ai d’abord à remercier Votre Grâce d’avoir eu la bonté d’envoyer un personnage si formidable que le colonel Blood pour tenir compagnie à votre humble ami, à votre serviteur. Sur ma foi ! il prenait un si vif intérêt à mon départ de Londres, qu’il prétendait me forcer à partir avec son épée dans les reins, et je me suis vu obligé de lui tirer quelques gouttes de son mauvais sang. Les spadassins de Votre Grâce ont du malheur depuis quelques temps ; et vraiment cela est désagréable, puisque vous choisissez toujours les meilleurs bras et les drôles les moins scrupuleux. — Allons, voyons, Christian, ne faites pas tant le matamore avec moi : un grand homme, si je puis m’appeler ainsi, n’est jamais plus grand qu’après un mauvais succès. Je vous ai seulement joué ce petit tour, Christian, pour vous donner une idée salutaire de l’intérêt que je prends à vos mouvements ; l’audace de ce faquin tirant son épée contre vous est une chose impardonnable… Quoi ! injurier mon vieil ami Christian !… — Et pourquoi non, » répliqua Christian avec calme, « si votre vieil ami était assez obstiné pour ne pas sortir de Londres comme un docile écolier quand Votre Grâce l’en a prié, dans l’honnête intention d’amuser sa nièce durant son absence ? — Comment ! quoi ! que voulez-vous dire ! moi, amuser votre nièce, monsieur Christian ? C’était un personnage bien au-dessus de mes pauvres attentions, destinée qu’elle était, s’il m’en souvient, à quelque chose d’assez semblable à la faveur royale. — Son destin a cependant été de devenir hôtesse du couvent de Votre Grâce une couple de jours ou environ. Dieu merci ! milord, le père confesseur n’était pas chez lui, et attendu que depuis peu on a escaladé plus d’un couvent, il n’est revenu que quand l’oiseau était envolé. — Christian, tu es un vieux renard. Je vois qu’il est impossible de te mettre dedans. C’est donc toi qui m’as dérobé ma jolie prise : mais tu m’as laissé en place une tourterelle qui me plaisait bien davantage ; et si elle n’avait pas eu d’ailes pour m’échapper, je l’aurais mise dans une cage d’or. Ne prends pas cet air piteux, l’ami, je te pardonne, je te pardonne. — Votre Grâce est d’une humeur très-miséricordieuse, d’autant plus que c’est moi qui ai reçu l’injure ; et les sages ont dit que ceux qui font l’injure sont moins portés au pardon que ceux qui la reçoivent. — C’est vrai, fort vrai, Christian ; il y a dans ce que tu dis quelque chose de neuf, quelque chose qui place ma clémence sous un point de vue frappant. Eh bien ! homme pardonné, quand reverrai-je ma princesse de Mauritanie ? — Aussitôt que je serai certain qu’un calembourg, un pari, une pièce de théâtre ou une oraison funèbre, ne la banniront pas de la mémoire de Votre Grâce. — Tous les traits d’esprit de South et d’Étherège, pour ne rien dire des miens, » répliqua le duc vivement, « ne resteront pas si long-temps qu’elle dans mon souvenir. — Néanmoins, pour cesser de songer à elle, un instant, un instant bien court (car je jure qu’en temps convenable Votre Grâce la reverra, et reconnaîtra en elle la femme la plus extraordinaire que le siècle ait produite) ; pour n’y point songer à présent, dis-je, Votre Grâce daignera-t-elle me dire si elle a reçu depuis peu des nouvelles de la duchesse son épouse ? — De ses nouvelles ? Hum ! non… rien de particulier. Elle a été fort malade, mais… — Elle ne l’est plus maintenant : elle est morte dans le comté d’York il y a quarante-huit heures. — Il faut que tu t’entendes avec le diable ! — Il conviendrait mal à un homme qui porte mon nom de le faire[125]. Mais dans le court intervalle qui s’est écoulé depuis que Votre Grâce a connu un événement qui n’est pas encore parvenu aux oreilles du public, vous avez déjà, je crois, fait une demande au roi pour la main de lady Anne, seconde fille du duc d’York ; et les propositions de Votre Grâce ont été rejetées. — Démons et enfer ! coquin, » s’écria le duc en se levant et en le saisissant au collet, « Qui vous a dit tout cela ? — Lâchez d’abord mon habit, milord duc, et je vous répondrai ensuite : j’ai gardé quelque chose de la vieille humeur puritaine, et je ne puis souffrir l’imposition des mains. Encore une fois, laissez mon collet, ou je trouverai bien moyen de vous y contraindre. »

Le duc, qui avait porté la main droite à son poignard, tandis que de la gauche il tenait Christian au collet, finit par le lâcher, mais lentement et en homme qui suspend plutôt qu’il n’abandonne l’exécution d’un projet formé avec précipitation. Christian, rajustant son collet avec un calme parfait, dit : « À la bonne heure ! maintenant que mon habit est dégagé, nous pourrons causer sur le pied de l’égalité. Je ne viens pas insulter Votre Grâce, mais lui offrir vengeance de l’affront qu’elle a reçu. — Vengeance ! c’est l’offre la plus précieuse qu’on puisse me faire dans ma situation d’esprit actuelle. J’ai faim de vengeance, j’ai soif de vengeance, je mourrais pour assouvir ma vengeance !… Corbleu ! » continua-t-il en se promenant de long en large dans l’appartement avec l’agitation la plus violente et la moins déguisée, « j’avais chassé ce refus de ma tête en m’occupant de mille bagatelles, parce que je pensais qu’il n’était connu de personne : mais il est connu ; tu le connais, toi véritable égout des secrets de la cour : l’honneur de Williers est actuellement entre tes mains, Ned Christian ! Parle, homme d’intrigue et d’astuce ! contre qui me promets-tu vengeance ? Parle, et si ta réponse vient s’accorder avec mon désir, je ferai un marché avec toi aussi volontiers qu’avec ton maître, satan lui-même. — Je ne serai pas aussi déraisonnable dans mes conditions que l’est, à ce qu’on nous conte, le vieil apostat. J’offrirai à Votre Grâce, comme le pourrait faire satan, la félicité temporelle et la vengeance, car telle est la monnaie qu’il emploie souvent pour gagner des recrues ; mais je vous laisse le soin de pourvoir, comme vous l’entendrez, à votre salut futur. »

Le duc, le regardant d’un œil fixe et triste, répliqua : « Plût à Dieu, Christian, que je pusse lire sur ta physionomie quel projet de damnable scélératesse tu as à me proposer, sans qu’il te fût besoin de recourir à des paroles ! — Votre Grâce peut essayer, » dit Christian en souriant d’un air calme.

« Non, » répliqua le duc, après l’avoir encore considéré l’espace d’une minute, « la teinte d’hypocrisie qui te recouvre est si foncée que tes ignobles traits et tes yeux gris pourraient aussi aisément cacher un crime de haute trahison que tout autre délit, tel que larcin ou vol, plus convenable à ta basse condition. — Haute trahison, milord ! vous pouvez avoir deviné plus juste que vous ne croyez : j’honore la pénétration de Votre Grâce. — Haute trahison ! qui ose nommer un tel crime devant moi ? — Si le nom vous fait trembler, vous pouvez l’appeler aussi bien vengeance… vengeance contre la cabale de conseillers qui ont déconcerté vos plans, malgré votre esprit et malgré votre faveur auprès du roi ; vengeance contre Arlington, contre Ormond… contre Charles lui-même. — Non, de par le ciel ! » dit le duc en recommençant à se promener avec agitation ; « vengeance plutôt contre ces rats du conseil privé, n’importe d’où elle vienne ; mais contre le roi ! jamais, jamais ! Je l’ai provoqué cent fois contre lui une ; je l’ai traversé dans ses intrigues politiques ; j’ai été son rival en amour ; j’ai triomphé dans l’une et l’autre lutte, et, de par le diable, il m’a pardonné ! Dût la trahison me mettre à sa place sur le trône, rien ne pourrait me justifier, ce serait là une ingratitude qui me placerait au-dessous de la brute. — C’est noblement parler, milord, et dignement surtout, eu égard aux obligations que vous devez à Charles Stuart, et à la reconnaissance que vous avez toujours témoignée ; mais peu nous importe : si Votre Grâce n’épouse pas notre entreprise, il y a Shaftesbury, il y a Monmouth… — Gredin ! » s’écria le duc, dont l’agitation croissait de plus en plus, « croyez-vous que vous irez faire à d’autres des offres que je ne veux pas accepter ? Non, de par tous les dieux païens et chrétiens ! Écoutez-moi, Christian : je vais vous faire arrêter à l’instant, oui à l’instant, de par le ciel et l’enfer ! et vous faire conduire à White-Hall, pour que vous y dévoiliez votre complot. — Et les premiers mots que j’y prononcerai, » répondit l’imperturbable Christian, « seront pour indiquer un conseil privé où l’on pourra trouver certaines lettres dont Votre Grâce a honoré son pauvre vassal, et dans lesquelles se trouvent, je crois, des détails que Sa Majesté lira avec plus de surprise que… — Ventrebleu, coquin ! » dit le duc en portant de nouveau la main sur son poignard ; « tu me tiens sous ta griffe : je ne sais pourquoi j’hésite à te poignarder à l’instant. — Je puis succomber, milord duc, » répliqua Christian en rougissant un peu, et en mettant la main droite dans son sein, « mais non sans vengeance ; car je n’ai pas mis ma personne en un si grand péril sans moyens de défense. Je puis succomber ; mais hélas ! la correspondance de Votre Grâce est entre des mains qui, dans ce cas, seraient assez actives pour les faire parvenir au roi et au conseil privé. Que dites-vous de la princesse de Mauritanie ? milord. Si par hasard je l’avais constituée exécutrice de mes volontés dernières, avec certaines instructions sur ce qu’elle doit faire si je ne reviens pas sain et sauf d’York-Place ? Allez, milord, je savais qu’en venant ici je mettais ma tête dans la gueule du loup : aussi n’ai-je pas été assez sot pour n’avoir point veillé à ce qu’un bon nombre de carabines fissent feu sur la bête aussitôt que mon cri de mort retentirait. Ah ! milord duc, vous avez affaire à un homme de sens et de courage ; et pourtant vous le traitez comme un enfant et un lâche. »

Le duc se jeta sur un fauteuil, baissa les yeux à terre, et, sans les relever, dit : « Je vais appeler Jerningham ; mais ne craignez rien : c’est seulement pour un verre de vin ; le flacon que voici sur la table contient une liqueur bonne pour faire passer des noisettes et des noix, mais insuffisante pour un entretien comme le vôtre. Apportez-moi du Champagne, » dit-il au chambellan qui vint prendre ses ordres.

Jerningham revint et apporta un flacon de Champagne avec deux grandes coupes d’argent. Il en remplit une pour Buckingham, qui, contrairement à l’étiquette ordinaire, était toujours servi le premier dans sa maison, et offrit l’autre à Christian, qui ne voulut pas l’accepter.

Le duc avala le large gobelet qui lui était présenté, et se couvrit un moment le front avec la main ; puis la retirant aussitôt, il dit : « Christian, expliquez-vous avec clarté ; nous nous connaissons l’un l’autre. Si ma réputation est entre vos mains, vous n’ignorez pas que votre vie est entre les miennes. Asseyez-vous, » continua-t-il en tirant un pistolet de son sein et en le posant sur la table, « asseyez-vous, et que j’entende vos propositions. — Milord, » dit Christian avec un sourire, « je ne produirai pas de mon côté un argument de même force, quoiqu’il soit possible qu’au besoin je ne m’en trouve pas dépourvu ; mais ma défense est dans la situation des choses et dans la manière sage et raisonnable dont Votre Majesté les envisagera sans doute. — Ma Majesté ! répéta le duc ; mon cher ami Christian, vous avez si long-temps fréquenté les puritains, que vous confondez les titres en usage à la cour. — Je ne sais comment m’excuser, répondit Christian, à moins que Votre Grâce ne veuille supposer que je parle en prophète. — C’est une prophétie semblable à celle que le diable fit entendre à Macbeth, » dit le duc, qui se remit à marcher dans l’appartement, revint encore s’asseoir, et ajouta : « Soyez clair, Christian ; dites tout de suite et hardiment quels sont vos projets.

— Mes projets ! Quels projets puis-je avoir ? Je ne puis rien dans une pareille affaire ; mais j’ai cru devoir prévenir Votre Grâce que les saints de cette cité (il prononça ce mot avec une espèce de grimace ironique) sont fatigués de l’inaction, et qu’ils ont besoin de se lever, d’agir. Mon frère Bridgenorth est à la tête de toute la congrégation du vieux Weiver : car il faut que vous sachiez qu’après avoir flotté long-temps d’une foi à l’autre, il a maintenant franchi les bornes, et est devenu un homme de la cinquième monarchie. Il a environ deux cents de ces sectaires, complètement équipés et prêts à tomber sur l’ennemi ; avec l’aide des gens de Votre Grâce, ils emporteront White-Hall d’assaut, et feront prisonniers tous ceux qui s’y trouvent. — Scélérat ! est-ce bien à un pair d’Angleterre que vous faites cette proposition ?

— Je conviens, milord, qu’il y aurait extrême folie à vous montrer avant que tout fût fini ; mais permettez-moi de dire un mot de votre part à Blood et aux autres. Il y a aussi les quatre sectes allemandes : les knipperdolings et les anabaptistes surtout nous seront très-utiles. Vous êtes savant, milord, et vous connaissez la valeur d’un corps de gladiateurs domestiques, aussi bien qu’Octave, Lépide et Antoine, lesquels, au moyen de pareilles forces, se partagèrent le monde entre eux trois. — Un instant, un instant ! lors même que je permettrais à ces lévriers de se joindre à vous, et ce ne serait pas sans l’assurance la plus positive de la sûreté personnelle du roi ; mais enfin, supposons que ces marauds dussent vous seconder, quel espoir avez-vous d’emporter le palais ? — Bully Tom Armstrong, milord, a promis d’employer son crédit près des gardes-du-corps ; puis il y a les troupes légères de lord Shaftesbury dans la Cité, trente mille hommes qui n’attendent pour son lever qu’un signe de son doigt. — Qu’il fasse donc signe des deux mains, et si seulement il en compte cent par doigt, ce sera plus que je n’espère. Vous ne leur avez pas parlé ? — Sûrement non : avant toutes choses il me fallait connaître le bon plaisir de Votre Grâce. Mais si on ne s’adresse pas à lui, il y a la réunion hollandaise, les congrégations de Hans-Snorchout, dans le Strand ; il y a les protestants français dans Piccadilly ; la famille de Levi dans Lewkenor-Lane, et les muggletoniens dans Thames-Street… — Ah ! fi donc ! arrière, arrière de telles gens ! ces coquins-là sentiront le fromage et le tabac au moment de l’action, et détruiront infailliblement tous les parfums de White-Hall. Épargne-moi ce détail ; mon cher Ned, et fais-moi connaître le nombre total de tes forces odoriférantes. — Quinze cents hommes bien armés, outre la populace, qui se soulèvera indubitablement ; elle a déjà presque mis en pièces les prisonniers qui ont été acquittés aujourd’hui au sujet du complot. — À présent, je comprends tout ; mais écoutez-moi, très-chrétien Christian, » dit le duc en avançant son fauteuil juste en face de celui sur lequel son agent était assis ; « vous m’avez aujourd’hui confié bien des choses, serai-je également communicatif ? Vous montrerai-je que j’ai des informations aussi précises que les vôtres ? vous dirai-je, en un mot, pourquoi vous avez soudainement résolu de pousser tout le monde, depuis le puritain jusqu’à l’esprit fort, à tenter une attaque générale contre le palais de White-Hall, sans me donner, à moi pair du royaume, le temps de réfléchir, ni de me préparer à une démarche si désespérée ? Vous dirai-je pourquoi vous voudriez m’amener ou m’entraîner, me décider ou me forcer à soutenir votre dessein ? — Milord, s’il vous plaît de me communiquer vos conjectures, je dirai avec toute la sincérité possible, si Votre Grâce a deviné juste. — La comtesse de Derby est arrivée ce matin et se présentera ce soir à la cour avec l’espérance d’un accueil très-favorable. Elle peut être surprise dans la mêlée ?… Hein ! n’y suis-je pas ? maître Christian. Vous qui prétendez m’offrir la vengeance, vous en connaissez fort bien aussi les exquises douceurs. — Je ne me permettrais pas, » répondit Christian avec un demi-sourire, « de servir un plat à Votre Grâce sans y goûter comme pourvoyeur et maître-d’hôtel. — C’est parler franchement. Pars donc tout de suite, mon ami ; remets à Blood cet anneau, il le connaît, et il sait comment il doit obéir à celui qui le porte. Qu’il assemble mes gladiateurs, comme tu appelles très-spirituellement mes coupe-jarrets. Le vieux projet de musique allemande peut aussi être repris, car je crois que tu as tous les instruments prêts. Mais ne l’oublie pas, je ne sais rien, et la personne de Rowley doit être respectée : je pendrai et je brûlerai tout le monde si l’on touche à un seul cheveu de sa perruque noire. Mais qu’en résultera-t-il ensuite ? un lord protecteur du royaume, ou encore (car Cromwell a rendu ce titre assez ignoble et impopulaire) un lord lieutenant du royaume. Les patriotes qui prennent sur eux de venger les injures faites au pays, et d’éloigner les mauvais conseillers de devant le trône du roi, pour qu’il puisse désormais s’appuyer sur la justice elle-même (voilà bien la phrase, je crois) ne peuvent manquer de faire un bon choix. — Sans aucun doute, milord duc, puisqu’il n’y a qu’un homme dans les trois royaumes sur qui le choix puisse tomber. — Je vous remercie, Christian, et je m’en rapporte à vous. Allez, et préparez tout. Soyez sûr que vos services ne seront pas oubliés. Nous vous garderons près de nous. — Milord duc, vous m’attachez à vous doublement ; mais rappelez-vous que, si l’on épargne à Votre Grâce toute démarche dangereuse qui pourrait être nécessitée par ces opérations militaires, ou autrement, il sera convenable que vous vous teniez prêt, au premier signal, à vous mettre à la tête d’une bande d’amis et d’alliés honorables, et que vous veniez tout de suite au palais, où vous serez reçu par les vainqueurs comme chef et par les vaincus comme sauveur. — Je conçois, je conçois : j’aurai soin de me tenir prêt. — Puis, milord, pour l’amour du ciel, qu’aucune de ces fantaisies qui sont les Dalilas de votre imagination, ne vienne vous troubler ce soir et empêcher l’exécution de ce sublime dessein ! — Mais, Christian, me croyez-vous donc fou ? » répondit le duc avec emphase. « C’est vous qui lambinez, lorsque vous devriez donner les ordres nécessaires pour une tentative si hardie. Allez donc ; mais écoutez-moi, Ned Christian : avant que je vous quitte, dites-moi quand je reverrai cette créature d’air et de feu, cette péri orientale qui s’introduit dans les appartements par le trou des serrures, et qui en sort par les croisées, cette houri aux yeux noirs venue du paradis de Mahomet ; quand, dis-je, la reverrai-je ? — Quand Votre Grâce tiendra le bâton de lord lieutenant du royaume, » dit Christian, et il sortit.

Après son départ, Buckingham demeura quelques moments plongé dans une grave méditation. « Devais-je agir ainsi ? » se demanda-t-il en discutant la chose avec lui-même ; « ou plutôt avais-je le choix d’agir autrement ? Ne dois-je pas courir au palais, et révéler à Charles la trahison qui l’assiège ? J’irai de par le ciel !… Ici, Jerningham ; ma voiture, avec la rapidité d’un éclair !… Je vais me jeter à ses pieds, et lui dire toutes les folies que j’ai rêvées avec ce Christian ! Et puis il me rira au nez, et me repoussera !… Non, j’ai déjà une fois aujourd’hui fléchi le genou devant lui, et il a rejeté ma demande un peu lestement. Être rebuté une seule fois en un jour, c’est bien assez pour Buckingham. »

Après s’être livré à ces réflexions, il s’assit et dressa en toute hâte une liste de jeunes nobles, de gens de qualité, et d’autres, leurs très-ignobles compagnons, qu’il supposait devoir consentir à le prendre pour chef en cas d’une insurrection populaire. Il l’avait presque terminée, lorsque Jerningham revint annoncer que la voiture serait prête dans un instant, et apporter l’épée, le chapeau et le manteau de son maître.

« Que le cocher remise, dit le duc, mais se tienne prêt à sortir au premier signal. Envoyez chez toutes les personnes dont les noms se trouvent sur cette liste ; dites que je suis indisposé, et que je désire qu’elles acceptent une petite collation. Que cette commission soit exécutée sur-le-champ, et ne regardez pas à la dépense. »

Les préparatifs de la fête furent bientôt faits ; et les convives invités, gens qui pour la plupart avaient toujours le temps de répondre à l’appel du plaisir, quoique plus sourds parfois à celui du devoir, ne tardèrent pas à se réunir. La plupart étaient des jeunes gens d’une haute naissance ; avec eux se trouvaient, comme c’est l’ordinaire en de pareilles réunions, beaucoup d’hommes de différentes classes, qui par leurs talents, ou leur impudence, leur esprit ou leur amour du jeu, étaient devenus les compagnons de ces grands seigneurs élégants : le duc de Buckingham était le patron général des gens de cette espèce, et en cette occasion l’assemblée fut très nombreuse.

Rien ne manqua de ce qui pouvait selon l’usage rendre la fête joyeuse et animée : les vins, la musique et les jeux de hasard. Mais tout cela était alors assaisonné de ces vives et spirituelles saillies que les hommes d’aujourd’hui seraient incapables de prodiguer aussi abondamment dans la conversation, et de ces propos licencieux que le goût du siècle présent condamne avec une juste sévérité.

Le duc lui-même prouva l’empire absolu qu’il possédait sur son caractère versatile, en ne cessant de badiner, de rire et de plaisanter, tandis que son oreille saisissait avec le plus vif empressement les sous les plus éloignés qui pouvaient indiquer le commencement de la tentative révolutionnaire de Christian. Il en entendit plusieurs de temps à autre, mais qui tous mouraient presque aussitôt, sans qu’il en résultât aucune des conséquences que Buckingham en attendait.

Enfin et lorsque la soirée s’avançait, Jerningham annonça M. Chiffinch venant de la cour, et ce digne personnage entra presque en même temps.

« D’étranges choses sont arrivées, milord duc, dit-il à Buckingham, Sa Majesté vous prie de passer tout de suite au palais. — Vous m’alarmez, » répliqua Buckingham en se levant. « J’espère pourtant qu’il n’est rien arrivé de fâcheux ; j’espère que Sa Majesté se porte bien. — Parfaitement bien ; elle désire voir Votre Grâce à l’instant même. — L’ordre est subit. Vous voyez que je traite ce soir de joyeux amis, et que je ne suis guère en état de paraître devant le roi, Chiffinch. — Votre Grâce me paraît être en fort bon état pour se présenter, et vous savez que Sa Majesté ne manque pas d’indulgence. — C’est vrai, » répliqua le duc tourmenté d’inquiétude relativement au motif de cet ordre inattendu ; « c’est vrai. Sa Majesté est fort indulgente ; je vais demander ma voiture. — La mienne est en bas ; si Votre Grâce veut bien s’en servir. »

Privé de tout moyen d’évasion, Buckingham prit sur la table un verre qu’il but, et pria ses amis de rester dans son hôtel aussi long-temps qu’ils pourraient s’y amuser. Il espérait, leur dit-il, pouvoir revenir presque immédiatement ; sinon, il prendrait congé d’eux avec son toast accoutumé : « Puissent tous ceux de nous qui ne seront pas pendus dans l’intervalle se retrouver encore ici le premier lundi du mois prochain ! »

Ce toast ordinaire du duc avait rapport au caractère de plusieurs des personnes qu’il recevait ; mais il ne le porta point cette fois sans réfléchir à son propre destin, dans le cas où Christian l’aurait trahi. Il se hâta d’ajouter quelque chose à sa toilette, et monta dans la voiture de Chiffinch pour se rendre à White-Hall.


CHAPITRE XLV.

SOIRÉE À LA COUR.


C’était grande fête ce jour-là : les lambris dorés retentissaient de joyeux toasts ; les pas des danseurs suivaient la cadence de la musique ; le joueur toujours gai risquait un monceau d’or, et riait également, soit qu’il augmentât ou qu’il diminuât : car l’air de la cour a une vertu toute puissante pour enseigner la patience, que les philosophes prêchent en vain.
Pourquoi ne venez-vous pas à la cour ?


Dans l’après-dîner de ce même jour si fertile en événements, Charles tint sa cour dans les appartements de la reine, ouverts à une certaine heure pour les personnes invitées, qui seulement n’appartenaient pas aux plus hautes classes, mais accessible sans aucune restriction aux nobles des premiers rangs et aux courtisans ordinaires qui tenaient les uns de leur naissance, les autres de leurs charges, le privilège de leurs entrées.

Un des traits caractéristiques de Charles, celui qui, sans aucun doute, le rendait personnellement populaire, et retarda jusqu’à un autre règne la chute de sa famille, c’était d’avoir banni de sa cour une partie de ce ridicule cérémonial qui autrefois entourait les souverains. Il avait conscience des grâces naturelles de sa bonté naïve, et s’y fiait, non sans raison, pour détruire les mauvaises impressions qu’avaient dû produire certaines actions qu’il sentait ne pouvoir être justifiées par la raison morale ou la politique.

Durant la journée, on voyait souvent le roi se promener seul dans les endroits publics, ou accompagné d’une ou de deux personnes seulement et sa réponse aux remontrances de son frère, sur le risque qu’il courait en exposant ainsi sa personne, est bien connue : « Croyez-moi, Jacques, lui disait-il, personne ne m’assassinera pour vous faire roi. »

De même, les soirées de Charles, lorsqu’elles n’étaient pas consacrées à des plaisirs plus secrets, se passaient fréquemment au milieu des personnes qui avaient le moins de droits à figurer dans le cercle de la cour ; et il en était ainsi le jour dont nous parlons. La reine Catherine, tout à fait résignée à son destin, avait depuis long-temps cessé de nourrir aucun sentiment de jalousie, et semblait tellement morte à cette passion, qu’elle recevait chez elle et sans aucun scrupule, même avec bienveillance, les duchesses de Portsmouth et de Cleveland, ainsi que d’autres femmes qui avaient la réputation, quoique la chose fût moins notoire, d’avoir été favorites royales. Toute contrainte était bannie d’un cercle ainsi composé, où se réunissaient aussi les courtisans sinon les plus sages, du moins les plus spirituels qui se trouvèrent jamais rassemblés autour d’un monarque : comme ils avaient partagé les besoins, les plaisirs et les fredaines de son exil, ils jouissaient ainsi d’une espèce de licence passée en usage, que l’excellent prince, arrivé à l’époque de sa prospérité, aurait eu bien de la peine à réprimer, s’il eût été dans son caractère de l’entreprendre. Mais c’était là la dernière des pensées de Charles : ses manières étaient assez nobles pour empêcher qu’on lui manquât d’égards, et il ne cherchait d’autre protection contre une excessive familiarité que celle qu’il devait à sa dignité et à la vivacité de son esprit.

Dans l’occasion dont il s’agit il était particulièrement disposé à jouir de la scène de plaisir qui avait été préparée. La mort singulière du major Coleby, qui avait eu lieu en sa présence et qui avait proclamé à ses oreilles, comme le son momentané d’une cloche, sa négligence et son ingratitude envers un homme qui lui avait tout sacrifié, causa beaucoup de chagrin à Charles ; mais, dans sa propre opinion du moins, il avait complètement expié ce coupable abandon par les peines qu’il s’était données pour intervenir en faveur de sir Geoffrey Peveril et de son fils, dont il considérait la délivrance comme une excellente action en elle-même, et, en dépit des graves circonstances d’Ormond, comme effectuée d’une manière bien pardonnable, vu les difficultés qui l’environnaient. Il éprouva même une certaine satisfaction en apprenant qu’il y avait eu des troubles dans les rues de la Cité, et qu’un certain nombre des plus violents fanatiques s’étaient rendus à leurs lieux de réunion, convoqués extraordinairement pour s’enquérir, comme disaient leurs prédicateurs, des causes de la céleste colère et de la marche rétrograde de la cour, pour examiner la conduite des hommes de loi et des jurés par qui les infâmes et sanguinaires fauteurs du complot papiste avaient été soustraits aux châtiments qu’ils avaient le plus mérités.

Le roi, nous le répétons, semblait écouter ces renseignements avec plaisir, même quand on lui rappelait le caractère dangereux et jaloux des hommes qui travaillaient à répandre de tels soupçons. « Qui osera maintenant m’accuser, » disait-il avec un air de triomphe, « de négliger entièrement les intérêts de mes amis ? Vous voyez la péril auquel je m’expose, et même à quel point je compromets le repos public pour secourir un homme que j’ai à peine vu depuis vingt ans, sauf le jour où il est venu, avec son habit de buffle et sa bandoulière, me baiser les mains, comme tant d’autres officiers, lors de la restauration. On dit que les rois ont les mains longues ; je crois qu’ils n’ont pas moins besoin d’une longue mémoire, puisqu’on prétend qu’ils doivent découvrir et récompenser tout Anglais qui n’a montré sa bonne volonté qu’en criant vive le roi ! — Oh ! les drôles sont encore plus déraisonnables, lui répliqua Sedley ; car il n’est pas un de ces coquins qui ne croie avoir droit à la protection de Votre Majesté, même quand il a une bonne cause, qu’il ait ou non crié vive le roi ! »

Le monarque sourit, et se dirigea vers un autre côté du splendide salon, où était réuni tout ce qui pouvait, d’après le goût de l’époque, faire passer agréablement le temps.

À l’une des extrémités, un groupe de jeunes et des plus jolies femmes de la cour écoutait une ancienne connaissance du lecteur, lequel accompagnait, avec son talent sans égal sur la flûte, une jeune sirène, qui, le cœur palpitant d’orgueil et de crainte, chantait en présence de cet auditoire imposant le bel air qui commence ainsi :

Je suis trop jeune et trop novice encore
Pour qu’un amant me courtise et m’adore.

Elle s’acquittait de sa tâche d’une façon qui était si bien d’accord avec les vers du poète érotique et l’air voluptueux qui avait été adapté à ces paroles par le célèbre Purcel, que les hommes se pressaient autour d’elle comme en extase, tandis que la plupart des dames jugeaient convenable ou de paraître absolument indifférentes aux paroles qu’elle chantait, ou de se retirer du cercle avec le moins de bruit possible. Au chant succéda un concerto, exécuté par l’élite des meilleurs musiciens, et que le roi, dont le goût était incontestable, avait choisi lui-même.

Autour de plusieurs tables, dans le même appartement, les courtisans plus âgés sacrifiaient à la fortune, jouant aux différents jeux alors à la mode, tels que l’hombre, le quadrille, le hasard, etc. ; tandis que des monceaux d’or, placés devant les joueurs, augmentaient ou diminuaient, suivant les chances qu’amenaient les cartes et les dés. On aventurait souvent d’un seul coup plusieurs années du revenu d’un beau domaine ; argent qui eût été mieux employé à réparer les brèches faites par Cromwell aux murailles du château, et à rouvrir les sources de l’abondance et de l’hospitalité, qui, épuisées, pendant le siècle précédent, par les amendes et les confiscations, couraient grand risque alors d’être taries par une insouciante prodigalité. Ailleurs, sous prétexte de regarder le jeu ou d’écouter la musique, les galanteries de ce siècle licencieux occupaient les élégants et les belles, observés cependant de près par les vieilles et les laides, qui se permettaient du moins le plaisir d’épier et peut-être celui de divulguer des intrigues qu’elles ne pouvaient partager.

D’une table à l’autre voltigeait le joyeux monarque, tantôt échangeant un coup d’œil avec une beauté de la cour, ou une plaisanterie avec un courtisan bel-esprit, tantôt battant la mesure en écoutant la musique, parfois perdant, parfois gagnant quelques pièces d’or à la table de jeu qui se trouvait la plus proche ; le plus aimable des voluptueux, le plus enjoué et le meilleur des compagnons, l’homme qui, de tout l’univers, aurait le mieux rempli son rôle, si la vie n’eût été qu’un banquet continuel ; s’il ne se fût agi que de jouir du présent, et de passer le temps aussi agréablement que possible.

Mais les rois sont moins que personne exempts du sort ordinaire de l’humanité, et Seged l’Éthiopien n’est pas le seul monarque qui ait pu reconnaître combien il est impossible de compter sur un jour, sur une heure de parfaite sérénité. Un huissier de la cour vint tout à coup dire à Leurs Majestés qu’une dame, qui ne voulait se faire annoncer que sous le titre de pairesse d’Angleterre, demandait à être admise en leur présence.

La reine répliqua vivement que c’était impossible ; qu’aucune pairesse ne pouvait jouir du privilège de son rang sans décliner son nom.

« Je parierais, dit un courtisan, que c’est quelque nouveau caprice de la duchesse de Newcastle. »

L’huissier qui avait apporté le message dit qu’il croyait bien que c’était la duchesse, tant à cause de la singularité d’une telle prétention, que de l’accent un peu étranger de cette dame.

« Au nom de la folie donc, dit le roi, laissons-la entrer. Sa Grâce est, de sa personne, une vraie pièce curieuse, une véritable mascarade, une espèce d’hôpital de Bedlam en petit, et toutes ses idées sont celles de maniaques infatués de l’amour et de la littérature, qui, dans leurs extravagances, ne songent qu’à Minerve, à Vénus et aux neuf Sœurs. — Le bon plaisir de Votre Majesté doit toujours imposer silence au mien, répliqua la reine ; j’espère seulement qu’on ne s’attend pas à ce que j’entretienne une femme si fantasque ? La dernière fois qu’elle vint à la cour… (Isabelle, » dit-elle à une de ses dames d’honneur portugaises, « vous n’étiez pas revenue de notre chère Lisbonne), Sa Grâce eut l’assurance de prétendre qu’elle avait le droit de se faire porter la queue jusque dans mon appartement ; et comme on lui refusa une pareille liberté, que croyez-vous alors qu’elle fît ? Eh bien ! elle déroula une queue si longue, que trois mortelles aunes de satin brodé d’argent restaient dans l’antichambre, soutenues par quatre filles, tandis que l’autre bout pendait au dos de Sa Grâce, qui me rendait ses devoirs à l’extrémité de ce vaste salon. Trente aunes pleines du plus beau satin employées de cette manière pour la folie de Sa Grâce ! — Et elles étaient vraiment très-jolies, les demoiselles qui portaient cette énorme queue, dit le roi, queue qui n’eut jamais sa pareille, si ce n’est celle de la grande comète de 66. Sedley et Étherège nous ont dit des merveilles de ces jeunes filles ; car c’est un avantage de la nouvelle mode introduite par la duchesse, qu’une dame peut ignorer absolument les histoires de coquetterie des personnes de sa suite. — Dois-je donc comprendre que le bon plaisir de Votre Majesté est que cette dame soit introduite ? demanda l’huissier. — Certainement, répondit le roi, pourvu cependant que l’inconnue ait réellement droit à cet honneur… Au fait, il serait aussi bien de lui demander son nom ; il y a dans le monde d’autres folles que la duchesse de Newcastle. Je vais me rendre moi-même dans l’antichambre pour recevoir votre réponse. »

Mais avant que Charles fût arrivé à la porte de l’appartement qui donnait dans le vestibule, l’huissier surprit toute l’assemblée en annonçant un nom qu’on n’avait pas entendu, depuis bien des années, retentir dans les salons de la cour : « La comtesse de Derby. »

Bien faite et grande, conservant encore, malgré son âge avancé, une taille que les ans ne courbaient pas, la noble dame s’avança vers son souverain d’un pas semblable à celui dont elle aurait abordé un égal. À la vérité, il n’y avait rien dans ses manières qui annonçât de l’orgueil ni une hauteur présomptueuse, inconvenante en présence du roi ; mais la conscience des injustices qu’elle avait éprouvées sous l’administration de Charles, et de la supériorité que doit avoir celui qui reçoit l’injure sur celui qui la fait ou au nom de qui elle est faite, donnait de la dignité à son regard et de la fermeté à sa démarche. Elle portait le grand deuil de veuve, et ses vêtements étaient coupés à la mode de l’époque où son mari avait péri sur l’échafaud ; car, depuis trente années que ce fatal événement était arrivé, elle n’avait jamais permis à sa femme de chambre de rien changer à sa toilette.

La surprise ne fut pas des plus agréables pour le roi : maudissant au fond de son cœur la précipitation avec laquelle il avait ordonné d’introduire la dame inconnue sur cette scène de plaisir et de gaieté, il vit en même temps la nécessité de la recevoir d’une manière digne de son propre caractère, et du rang qu’elle occupait à la cour d’Angleterre. Il s’approcha d’elle avec un air de satisfaction pour lequel il dépensa toute sa grâce naturelle, et se mit à lui dire en français : « Chère comtesse de Derby, puissante reine de Man, notre très-auguste sœur… — Parlez anglais, sire, si du moins je puis me permettre de vous demander cette faveur, interrompit la comtesse. Je suis pairesse de ce royaume, mère d’un comte anglais, et veuve, hélas ! d’un autre. C’est en Angleterre que j’ai passé mes jours si courts de bonheur et mes années si longues de veuvage et de chagrin. La France et sa langue ne sont plus pour moi que les rêves d’une enfance sans intérêt. Je ne connais d’autre langue que celle de mon époux et de mon fils, permettez-moi donc, comme veuve et mère d’un Derby, de vous rendre ainsi mon hommage. »

Elle allait s’agenouiller, lorsque le roi la retint gracieusement, et la baisant sur la joue, suivant l’étiquette, il la conduisit vers la reine, à qui il voulut lui-même la présenter. « Votre Majesté doit savoir que la comtesse, dit-il, a mis interdiction sur le français, la langue de la galanterie et des compliments. J’espère que Votre Majesté, bien qu’étrangère aussi, trouvera assez de bon anglais pour assurer à la comtesse de Derby le plaisir que nous ressentons à la voir venir à la cour, après une absence de tant d’années ? — Je m’efforcerai du moins de le faire, » répondit la reine, sur qui l’extérieur de la comtesse de Derby produisit une impression plus favorable que celle de plusieurs étrangères qu’à la prière du roi elle avait coutume de recevoir avec courtoisie.

Charles reprit lui-même la parole : « À toute autre dame du même rang je pourrais demander pourquoi elle a été si longtemps absente de la cour ; je crains que la seule question que je puisse adresser à la comtesse de Derby ne soit pour lui demander à quelle heureuse cause nous devons le plaisir de la voir ici. — Ce n’est pas à une heureuse cause, sire, bien qu’elle soit des plus importantes et des plus urgentes. »

Le roi n’augura rien d’agréable de ce commencement ; et à vrai dire, dès l’arrivée de la comtesse, il avait prévu quelque déplaisante explication, qu’il se hâta en conséquence de prévenir en donnant encore à ses traits une expression de sympathie et d’intérêt.

« Si cette cause, dit-il, est de nature à permettre que nous vous soyons de quelque utilité, nous ne pouvons nous attendre à ce que Votre Seigneurie nous l’expose en ce moment ; mais un mémoire adressé à notre secrétaire, ou, si vous le jugez plus convenable, directement à nous-même, sera immédiatement pris en considération, et je crois n’avoir pas besoin d’ajouter, accueilli avec toute la faveur possible. »

La comtesse s’inclina avec dignité et répondit : « L’affaire, sire, est en effet très-importante ; mais l’exposé en est si court qu’il ne faudrait, pour l’entendre, que distraire votre oreille pendant quelques minutes des choses plus agréables qui les captivent ; elle est d’ailleurs si urgente que je n’ose la retarder d’un seul moment. — Votre demande est extraordinaire, dit Charles ; mais, comtesse de Derby, vous ne nous honorez pas souvent de votre présence, et nous devons vous laisser disposer de nos instants. L’affaire demande-t-elle un entretien secret ? — Pour ce qui me concerne, répondit la comtesse, toute la cour peut l’entendre ; mais Votre Majesté préférera peut-être m’écouter en présence seulement d’un ou deux de ses conseillers. — Ormond, » dit le roi en regardant autour de lui, « suivez-moi pour un instant ; et vous aussi, Arlington. »

Le roi les conduisit dans un cabinet voisin, et s’asseyant, pria la comtesse de vouloir bien aussi prendre un siège. « Je n’en ai pas besoin, sire, » dit-elle ; puis elle garda un moment le silence pour appeler à elle tout son courage, et continua avec fermeté.

« Vous parliez exactement, sire, en disant que ce n’est pas une cause légère qui m’a fait sortir de ma retraite. Je ne suis pas venue ici lorsque la fortune de mon fils, fortune qu’il devait à un père mort pour défendre les droits de Votre Majesté, lui fut ravie, sous des prétextes de justice, pour assouvir d’abord la cupidité de Fairfax, et fournir ensuite à la prodigalité de son gendre Buckingham. — Vous employez des expressions beaucoup trop dures, madame, dit le roi. Une peine légale, comme nous nous le rappelons bien, fut encourue par un acte de violence irrégulier : c’est ainsi que nos cours de justice et nos lois l’appellent, quoique personnellement je ne refuse pas de le nommer avec vous une honorable vengeance. Mais souvent ce qu’on peut considérer comme tel d’après les lois de l’honneur est nécessairement suivi de fâcheuses conséquences. — Je ne viens pas, sire, me plaindre à vous de ce que l’héritage de mon fils a été détruit et confisqué ; je n’en parle que pour montrer quelle fut ma résignation lors de cet affligeant désastre. Je viens pour racheter l’honneur de la maison de Derby, plus cher à mes yeux que tous les trésors et toutes les terres qui lui ont jadis appartenu. — Et qui attaque l’honneur de la maison de Derby ? répliqua le roi ; sur ma parole, vous m’en donnez la première nouvelle. — N’a-t-on pas imprimé un récit (car c’est ainsi qu’on nomme les longues suites de mensonges relatives à la conspiration papiste, à cette prétendue conspiration, comme je l’appellerai), un récit dans lequel l’honneur de notre maison a été terni et souillé ? Et deux nobles personnages, le père et le fils, alliés de la maison de Stanley, ne courent-ils pas risque de perdre la vie pour des faits dont je suis, moi, principalement accusée ? »

Le roi jeta un regard autour de lui, et souriant à d’Ormond et à d’Arlington : « Le courage de la comtesse, leur dit-il, doit nous faire honte, ce me semble. Quelle bouche osa jamais qualifier de prétendu l’immaculé complot, ou appeler le récit des témoins une longue suite de mensonges ? Mais, madame, continua-t-il, quoique j’admire la générosité de votre intervention en faveur des deux Peveril, je dois vous apprendre que cette intervention n’est pas nécessaire : leur acquittement a été prononcé ce matin. — Alors que Dieu soit loué ! » s’écria la comtesse en joignant les mains. « C’est à peine si j’ai dormi depuis la nouvelle de leur arrestation ; et je venais ici me livrer à la justice de Votre Majesté ou aux préjugés du pays, dans l’espoir qu’en le faisant je pourrais du moins sauver la vie de mes nobles et généreux amis, en butte aux soupçons uniquement, ou du moins principalement à cause de leurs liaisons avec nous. Mais sont-ils vraiment acquittés ? — Ils le sont, sur mon honneur. Je m’étonne que vous ne l’ayez pas appris. — Je ne suis arrivée qu’hier au soir, sire, dit la comtesse, et je suis restée dans une retraite absolue, craignant d’adresser aucune question qui pût me faire découvrir avant d’avoir vu Votre Majesté. — Et maintenant que nous avons eu une explication, » dit le roi en lui prenant la main avec bonté, « tout en vous assurant du plaisir que j’ai de vous voir, puis-je vous conseiller de retourner dans votre île royale avec aussi peu d’éclat que vous en êtes venue ? Le monde, ma chère comtesse, est bien changé depuis le temps où vous étiez jeune. Il y avait alors guerre civile, on se battait avec des épées et des mousquets ; nous combattons à présent avec des actes d’accusation, des serments, et d’autres armes légales du même genre. Vous ne connaissez rien à ce genre de guerre ; et quoique je sache parfaitement que vous êtes capable de défendre un château fort, je doute que vous possédiez l’art de parer une accusation. Ce complot a fondu sur nous comme une tempête ; et tant que la tempête sévit, impossible de gouverner le navire : il faut se diriger vers le port le plus proche, heureux encore si l’on peut le gagner ! — C’est lâcheté, sire, s’écria la comtesse ; pardonnez-moi ce mot, ce n’est qu’une femme qui la prononcé ; appelez vos nobles amis autour de vous, et soutenez le choc comme votre royal père. Il n’y a que le bien ou le mal, qu’un chemin honorable et droit : tous les sentiers qui en dévient sont obliques et honteux. — Votre langage, ma vénérable amie, » dit d’Ormond, qui vit la nécessité d’intervenir entre la dignité du souverain et la trop franche liberté de la comtesse, plus accoutumée à recevoir qu’à donner des marques de respect ; « votre langage est plein d’énergie, mais il convient mal aux circonstances présentes. Il pourrait occasionner un renouvellement de guerre civile et tous les maux qui en résultent, mais il n’amènerait que difficilement les effets que vous en attendez avec tant de confiance. — Vous êtes trop téméraire, madame la comtesse, dit d’Arlington ; non seulement vous courez vous-même au devant du péril, mais encore vous voulez y entraîner Sa Majesté. Permettez-moi de vous dire franchement que, dans ces conjonctures périlleuses, vous avez mal fait de quitter le château de Rushin, où vous étiez au moins en sûreté, pour vous exposer au risque d’obtenir un logement dans la Tour de Londres. — Et quand je devrais y voir ma tête sur le billot, répliqua la comtesse, comme mon mari à Bolton, j’y consentirais volontiers, plutôt que d’abandonner un ami, et un ami surtout qui, comme le jeune Peveril, n’a couru un tel danger que par ma faute ! — Mais ne vous ai-je pas assuré que les deux Peveril, le vieux aussi bien que le jeune, étaient hors de danger ? dit le roi ; quel motif donc, ma chère comtesse, vous pousse à chercher des périls dont sans doute vous espériez sortir par mon intervention ? Il me semble qu’une femme aussi sensée que vous ne se jetterait pas volontiers dans une rivière, simplement pour que ses amis eussent la peine et le mérite de l’en retirer. »

La comtesse répéta que son intention était d’obtenir un jugement impartial. Les deux conseillers la pressèrent encore de s’éloigner, dût-on l’accuser de se soustraire à la justice, et de se tenir tranquille dans son petit royaume féodal.

Le roi, voyant que cette discussion n’en finissait pas, rappela gracieusement à la comtesse que la reine serait jalouse s’il retenait Sa Seigneurie plus long-temps, et lui offrit la main pour la reconduire dans le salon. Elle fut bien forcée d’accepter, et revint dans l’appartement de réception, où arriva presque aussitôt un événement que nous devons réserver pour le chapitre suivant.



CHAPITRE XLVI.

VISITE INATTENDUE.


Oui, me voilà gaillard et bien portant ; j’ai l’œil vif, quoique la taille petite. Celui qui niera un mot de ce que je dis aura des lames à briser avec moi.
Le lai du petit Jehan de Saintré.


Lorsque Charles eut ramené la comtesse de Derby dans les grands salons, il la supplia à voix basse, avant de la quitter, de céder aux bons conseils et d’avoir égard à sa sûreté, puis il s’éloigna d’elle avec aisance, comme pour distribuer également ses attentions entre toutes les personnes de la société.

Tout le monde était fort occupé en ce moment de l’arrivée d’une troupe de cinq à six musiciens, dont l’un, Allemand, protégé du duc de Buckingham, était particulièrement renommé pour son talent sur le violoncelle ; mais il avait été retenu dans l’antichambre sans pouvoir rien jouer, à cause du retard qu’on avait mis à lui apporter son instrument, qui du reste venait enfin d’arriver.

Le domestique qui déposa devant l’artiste la caisse où il était renfermé parut fort content d’être débarrassé d’un semblable fardeau, et ne s’en alla qu’avec lenteur, comme curieux de savoir quel instrument pouvait avoir un tel poids. Sa curiosité fut bientôt satisfaite, et d’une manière fort extraordinaire : car, tandis que le musicien cherchait la clef, la caisse qui, pour plus de commodité, avait été placée droit contre la muraille, s’ouvrit subitement, et l’on en vit sortir le nain Geoffrey Hudson. À la vue de cette créature bizarre apparaissant d’une façon si soudaine, les dames crièrent et s’enfuirent d’effroi, les hommes tressaillirent ; et le pauvre Allemand, en voyant l’être informe que sa boîte renfermait, tomba de terreur sur le plancher, supposant peut-être que son instrument s’était métamorphosé en cette étrange figure qui en tenait la place : cependant il ne tarda pas à revenir à lui et se glissant hors du salon, fut suivi par la plupart de ses camarades.

« Hudson ! s’écria le roi, mon vieux petit ami, je ne suis pas fâché de vous voir, quoique Buckingham, que je suppose être l’auteur de cette plaisanterie, ne nous ait servi que du réchauffé. — Votre Majesté veut-elle m’honorer d’un moment d’attention ? dit Hudson. — Assurément, mon cher ami. Les vieilles connaissances sortent de tous les coins cette nuit, et nous ne pouvons guère mieux employer notre loisir qu’à les écouter. C’est une bien mauvaise farce de la part de Buckingham, » ajouta-t-il à voix basse, en s’adressant à Ormond, » que d’envoyer le pauvre nain ici, le jour même surtout où il a été jugé pour l’affaire de la conspiration. En tout cas, il ne vient pas me demander ma protection, puisqu’il a eu le rare bonheur de sortir sain et sauf des griffes de la justice. Il ne cherche je suppose, qu’à pêcher quelque petit cadeau, quelque pension. »

Le petit homme, connaissant l’étiquette de la cour, mais impatient du délai que le roi mettait à l’écouter, se tenait debout au milieu du salon, trépignant et se démenant comme un bidet d’Écosse qui se donne les airs d’un cheval de bataille, agitant un petit chapeau décoré d’une plume flétrie, et s’inclinant de temps à autre, comme pour solliciter la permission de parler.

« Parle donc, mon ami, dit Charles ; si l’on t’a préparé quelque poétique allocution, débite-la vite, afin que tu puisses avoir le temps de reposer tes pauvres petits membres. — Je n’ai pas de discours poétique à vous adresser, très-puissant souverain, répliqua Hudson ; mais en simple et loyale prose, j’accuse devant toute cette assemblée l’ex-noble duc de Buckingham de haute trahison ! — C’est bien parler, et en homme ! continuez, l’ami » dit le roi qui ne doutait pas que ce ne fût une introduction à quelque chose de burlesque ou de spirituel, et ne s’imaginait guère que cette accusation pût être sérieuse.

De grands éclats de rire partirent alors de tous côtés parmi les courtisans qui avaient entendu les paroles du nain, aussi bien que parmi ceux qui n’avaient pu les entendre : les uns égayés par l’emphase et les gestes extravagants du petit champion ; les autres ne riant pas moins fort, précisément par ce qu’ils ne riaient que de confiance et pour suivre l’exemple.

« Quelle est donc la cause de toute cette gaieté ? » s’écria-t-il d’un air de vive indignation. « Y a-t-il sujet de rire, lorsque moi, Geoffrey Hudson, chevalier, je viens devant le roi et les nobles accuser George Villiers, duc Buckingham, de haute trahison ? — Il n’y a pas de quoi rire, assurément, » dit Charles en tâchant de garder son sérieux, « mais bien de quoi s’étonner. Voyons, trêve de verbiage, de cabrioles et de grimaces. Si c’est une plaisanterie, finissons-en ; sinon, allez au buffet et prenez un verre de vin pour vous rafraîchir d’être resté dans une caisse si étroite. — Je vous répète, sir, » répliqua Hudson avec impatience, mais à voix basse de manière à n’être entendu que par le roi, « que, si vous perdez beaucoup de temps à plaisanter ainsi, vous serez convaincu par une terrible expérience de la trahison de Buckingham. Je vous dis, j’affirme à Votre Majesté, que deux cents fanatiques armés viendront ici avant une heure surprendre les gardes. — Retirez-vous, mesdames, dit le roi, ou vous pourrez en entendre plus que vous ne voudriez en écouter. Les plaisanteries de Buckingham ne sont pas toujours, vous le savez, très convenables pour les oreilles des dames : d’ailleurs nous avons besoin d’échanger quelques mots en particulier avec notre petit ami. Vous, duc d’Ormond, vous, Arlington (et il nomma encore une ou deux autres personnes), vous pouvez demeurer avec nous. »

La foule joyeuse s’éloigna et se dispersa dans les appartements, les hommes cherchant à conjecturer quelle pourrait être la fin de cette plaisanterie, et de quelle farce, pour parler comme Sedley, la caisse violoncelle accoucherait enfin ; les dames ne songeant qu’à critiquer ou admirer l’antique parure, la fraise et le capuchon richement brodés de la comtesse de Derby, à qui la reine témoignait des attentions particulières.

« Maintenant, au nom du ciel, puisque nous voici entre amis, dit le roi au nain, expliquez-nous ce que tout cela signifie ! — Trahison ! trahison contre le roi d’Angleterre ! Tandis que j’étais emprisonné dans cet étui, le grand diable d’Allemand qui l’avait chargé sur son dos m’emmena dans une certaine chapelle, pour voir, comme ils se le disaient les uns aux autres, si tout était prêt. Sire, je suis allé où jamais boîte à violoncelle n’alla, je suis allé dans un conventicule des hommes de la cinquième monarchie ; et quand on m’emporta, le prédicateur terminait son sermon en s’écriant : « Elle est venue l’heure de partir, donnant ainsi le signal, comme le bélier qui marche avec une sonnette à la tête du troupeau, pour surprendre Votre Majesté au milieu de sa cour. J’entendais tout, grâce aux fentes de la boîte que le drôle avait déposée à terre un instant pour profiter de cette précieuse doctrine. — Il serait singulier, dit lord d’Arlington, qu’il y eût quelque réalité au fond de cette bouffonnerie ; car nous savons que ces fanatiques ont délibéré aujourd’hui, et que cinq conventicules ont observé un jeûne solennel. — Alors, dit le roi, ils sont certainement déterminés à quelque scélératesse. — Si j’osais donner un avis, sire, dit le duc d’Ormond, ce serait d’envoyer, à l’instant même, chercher le duc de Buckingham. Ses liaisons avec les fanatiques sont bien connues, quoiqu’il affecte de les cacher. — Vous ne voudriez pas, milord, faire à Sa Grâce l’injustice de le traiter en criminel sur une accusation semblable ? dit le roi. Cependant, » ajouta-t-il après un moment de réflexion, « Buckingham est accessible à toute espèce de tentation, tant est grande l’inconstance de son esprit ! Je ne serais pas étonné qu’il entretînt de hautes espérances, et je crois que nous en avons eu récemment des preuves. Écoutez, Chiffinch ; allez le trouver, et amenez-le ici, sous le meilleur prétexte que vous pourrez trouver. Je voudrais lui épargner ce que les gens de loi nomment un flagrant délit. La cour ne serait pas désormais plus animée qu’un cheval mort, si Buckingham s’était réellement oublié. — Votre Majesté n’ordonnera-t-elle pas aux gardes à cheval de se mettre en bataille ? » demanda le jeune Selby, officier de ce corps, qui était présent. — Non, Selby, répliqua le roi, je n’aime pas dans ces occasions qu’on emploie la cavalerie. Cependant qu’elle se tienne prête ; que le grand bailli avertisse aussi les officiers de police de se tenir prêts, en cas de tumulte soudain ; doublez les sentinelles aux portes du palais, et qu’on ne permette à aucun étranger d’y entrer. — Ni d’en sortir, ajouta le duc d’Ormond ; où sont ces coquins d’Allemands qui ont apporté le nain ? »

On les chercha partout, mais on ne les trouva nulle part. Ils avaient battu en retraite, laissant leurs instruments : circonstance qui parut aggravante pour le duc de Buckingham, leur patron.

On fit en toute hâte les préparatifs nécessaires pour résister aux tentatives désespérées auxquelles les prétendus conspirateurs pourraient être poussés ; et pendant ce temps-là, le roi se retirant avec Arlington, Ormond et plusieurs autres conseillers dans le cabinet où il avait donné audience à la comtesse de Derby, continua d’interroger le petit homme. Sa déclaration, quoique singulière, était bien d’accord dans toutes ses parties : car le romanesque dont il entremêlait son récit provenait uniquement de son caractère, qui l’exposait souvent à se faire moquer de lui, lorsque d’ailleurs il aurait pu exciter la compassion et même l’estime.

Il commença d’abord à exposer avec emphase les souffrances que lui avait values la conspiration ; et l’impatience d’Ormond l’aurait obligé à couper court sur ce sujet, si le roi n’eût pas rappelé à Sa Grâce qu’une toupie lorsqu’elle cesse d’être fouettée doit nécessairement finir, au bout d’un certain temps, par s’arrêter d’elle-même, tandis que l’application du fouet peut la faire tourner des heures entières.

On laissa donc Geoffrey Hudson épuiser sa faconde sur son emprisonnement, et apprendre au roi qu’un rayon de bonheur était venu luire jusque dans sa prison ; qu’une émanation de la béatitude, un ange mortel, une créature dont le pied était aussi agile que son œil était brillant, l’avait visité plus d’une fois pendant sa détention en lui apportant des paroles de consolation et d’espérance.

« Sur ma foi, il paraît qu’on est à Newgate mieux que je ne croyais. Qui eût pensé que ce petit bonhomme pouvait, dans un pareil lieu, être consolé par une femme ? — Je prie Votre Majesté, » répliqua le nain d’un ton grave et solennel, « de ne faire aucune mauvaise supposition. Ma dévotion à cette belle créature est plutôt semblable à celle que nous autres pauvres catholiques nous avons pour les bienheureux saints, que mêlée de tout autre sentiment plus terrestre. À vrai dire, elle semble plutôt une sylphide du système des Rose-Croix, qu’une habitante de ce monde, elle est plus légère, plus mince et plus petite que les femmes ordinaires, dont le corps présente toujours quelque chose de grossier, qui leur vient sans doute de la race coupable et gigantesque des antédiluviens. — Eh bien ! achevez donc, dit Charles ; n’avez-vous pas découvert ensuite que cette sylphide n’était après tout qu’une simple mortelle ? — Qui ? moi ! sire ? fi donc ! — Voyons, mon petit homme, ne soyez pas si prompt à vous scandaliser ; je vous promets que je ne vous soupçonne d’aucune hardiesse galante. — Le temps s’écoule, » dit le duc d’Ormond avec impatience en regardant à sa montre : « Chiffinch est parti depuis dix minutes, et dix autres minutes lui suffiront pour revenir. — En effet, » dit Charles gravement. « Venons au fait, Hudson, et dites-nous quel rapport cette femme peut avoir avec votre arrivée ici d’une manière si extraordinaire. — Un très-grand rapport, sire, répliqua le petit Hudson. Je l’ai vue deux fois pendant ma détention à Newgate, et je la considère vraiment comme l’ange gardien qui veille à ma vie et à ma sûreté : car, après mon acquittement, comme je me dirigeais vers la Cité avec deux grands gentilshommes qui s’étaient, ainsi que moi, trouvés dans la peine, au moment où nous étions occupés à nous défendre contre un tas de canaille, qui nous assaillait, et où je venais de prendre position sur un lieu élevé qui me donnait une espèce d’avantage contre la multitude des ennemis, j’entendis une voix céleste qui paraissait venir d’une fenêtre derrière moi, et qui me conseillait de me réfugier dans une certaine maison, mesure que je fis promptement adopter à mes braves amis les Peveril, qui se sont toujours montrés dociles à mes avis. — Docilité qui indique à la fois leur sagesse et leur modestie, dit le roi ; mais qu’arriva-t-il ensuite ? Soyez court, aussi court que vous-même, l’ami. — Pendant un certain temps, sire, continua le nain, je parus n’être pas le principal objet d’attention. D’abord le jeune Peveril fut emmené par un homme qui avait l’air vénérable, quoiqu’il sentît un peu le puritain, et qui portait des bottes de cuir de bœuf, avec une épée sans nœud. À son retour, M. Julien nous dit, et c’était la première nouvelle que nous en apprenions, que nous étions au pouvoir d’un corps de fanatiques armés, prêts à tout acte criminel, comme dit le poète. Et Votre Majesté remarquera que le père et le fils s’abandonnèrent presque au désespoir, et dédaignèrent, à compter de ce moment, les assurances que je leur donnais, que l’astre qu’il était de mon devoir d’honorer, brillerait à temps pour donner le signal de notre délivrance. Mais Votre Majesté m’en croira-t-elle ? en réponse aux consolantes exhortations que j’employais pour leur inspirer de la confiance, le père ne cessait de dire : Ta ! ta ! ta ! et le fils, Bah ! bah ! bah ! ce qui montre combien la prudence et les bonnes manières des hommes s’altèrent dans l’affliction. Cependant les deux gentilshommes, les Peveril, comprenant très-bien la nécessité qu’il y avait de s’évader, ne fût-ce que pour donner connaissance à Votre Majesté de ces dangereux complots, commencèrent à livrer un assaut à la porte de l’appartement, et je les aidai de toute la force que m’a donnée le ciel et que m’ont laissée mes soixante ans. Mais nous ne pouvions pas, comme malheureusement nous en acquîmes bientôt la preuve, exécuter cette tentative avec assez de silence pour que nos gardes ne nous entendissent point : survenant alors en grand nombre, ils nous séparèrent les uns des autres, et forcèrent mes compagnons, en les menaçant de la pique et du poignard, à passer dans un autre appartement peu éloigné ; notre agréable société se trouva donc dissoute. Je fus de nouveau renfermé dans la chambre devenue solitaire, et j’avouerai que je ressentis une espèce de découragement ; mais plus la tempête est violente, comme chante le poète, plus le port de salut est proche, car une porte d’espérance s’ouvrit tout à coup. — Au nom de Dieu, sire, dit le duc d’Ormond, faites traduire l’histoire que nous conte cette pauvre créature, dans la langue du sens commun par quelque romancier de la cour, et alors nous pourrons parvenir à y comprendre quelque chose. »

Geoffrey Hudson regarda d’un air irrité le vieux noble Irlandais dont l’impatience venait enfin d’éclater, et répliqua d’un ton digne, que « c’était déjà bien assez pour un pauvre homme d’avoir un seul duc sur les bras, et que, s’il n’était pas pour le moment si complètement occupé du duc de Buckingham, il n’aurait pas souffert une pareille insulte du duc d’Ormond. — Retenez votre valeur et modérez votre colère ; c’est nous qui vous en prions, très-puissant sir Geoffrey Hudson, dit le roi ; et pour l’amour de moi pardonnez au duc d’Ormond ; mais dans tous les cas, continuez votre histoire. »

Geoffrey Hudson mit la main sur son cœur et s’inclina pour indiquer que, sans déroger à sa dignité, il pouvait se soumettre aux ordres du roi ; puis il annonça qu’il pardonnait au duc d’Ormond, en faisant à ce dernier un geste de la main, accompagné d’une laide grimace qui était, dans son intention, un sourire de clémence et un signe de gracieuse réconciliation. « Sous le bon plaisir du duc, continua-t-il, lorsque je disais qu’une porte d’espérance s’était ouverte pour moi, je voulais parler d’une porte placée derrière la tapisserie, par où arriva cette belle vision, belle d’un éclat sombre, comme l’une de ces nuits continentales où le firmament azuré, pur de tout nuage, nous couvre d’un voile plus aimable que la clarté du jour ! Mais je remarque l’impatience de Votre Majesté ; suffit ? Je suivis ma charmante conductrice dans un appartement où se trouvaient réunis et bizarrement confondus des armes de guerre et des instruments de musique ; je vis entre autres objets celui qui m’a récemment servi d’asile momentané, la boîte à violoncelle. À ma grande surprise, ma protectrice passa derrière cette caisse, et l’ouvrant au moyen d’un ressort, me montra qu’elle était remplie de pistolets, de poignards, et de munitions attachés à des bandoulières. « Ces armes, me dit-elle, sont destinées à surprendre cette nuit l’imprudent Charles dans son palais (Votre Majesté me pardonnera si je répète ses propres expressions) ; mais si tu oses te mettre à leur place, tu peux être le sauveur du roi et des trois royaumes ; si au contraire tu as peur, garde le secret, je tenterai moi-même l’aventure… À Dieu ne plaise, répondis-je, que Geoffrey Hudson soit assez lâche pour vous laisser courir un tel risque. Vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir comment il se faut comporter dans de semblables cachettes ; moi j’y suis habitué : j’ai été caché dans la poche d’un géant ; j’ai formé le contenu d’un pâté… Entre donc, répliqua-t-elle, et sans perdre de temps. » Cependant je ne nierai pas que, tandis que je me préparais à obéir, certaines craintes vinrent refroidir mon bouillant courage, et je lui avouai que, si faire se pouvait, j’aimerais tout autant me rendre au palais en faisant usage de mes jambes. Mais elle ne voulut pas m’écouter, et me répondit vivement que je serais arrêté si on me voyait sortir, ou qu’on ne me laisserait pas entrer au palais ; que je devais prendre le moyen qu’elle m’offrait pour parvenir jusqu’à vous, sire ; enfin que j’eusse à vous avertir d’être sur vos gardes, que cela suffirait sans doute, car une fois que la conspiration est découverte, les conspirateurs n’étaient plus guère à craindre. Ne consultant donc que mon courage, je dis hardiment adieu à la lumière du jour qui était alors sur son déclin ; aussitôt mon guide, retirant de la boîte les objets qu’elle contenait, les cacha derrière le châssis qui fermait la cheminée, et m’introduisit à leur place. Comme elle refermait l’étui, je la suppliai de recommander aux hommes à qui l’on me confierait de prendre garde à tenir le manche du violoncelle en haut ; mais je n’avais pas achevé ma prière que je me trouvai seul et dans les ténèbres. Bientôt après entrèrent deux ou trois individus, qu’à leur langage, dont je comprenais quelque chose, je reconnus pour être des Allemands au service du duc de Buckingham… J’entendis les instructions que leur donna leur chef sur la manière dont ils devaient se conduire, sur le moment où ils devaient se saisir des armes cachées ; et (je veux être juste envers le duc) je compris qu’ils avaient l’ordre précis non seulement d’épargner la personne du roi, mais même celle des courtisans, et de protéger contre l’irruption des fanatiques tous ceux qui seraient dans les appartements. Du reste, ils avaient ordre de désarmer les gentilshommes pensionnaires dans la salle des gardes, et de s’emparer du palais. »

Le roi eut l’air déconcerté et soucieux à ce récit, et il prescrivit à lord d’Arlington d’ordonner que Selby visitât sans bruit le contenu des autres caisses que l’on avait introduites comme renfermant des instruments de musique ; puis fit signe au nain de poursuivre sa narration, lui demandant plusieurs fois, et avec beaucoup de gravité, s’il était sûr d’avoir entendu désigner le duc comme ordonnant ou approuvant cette action.

Le nain persista à l’affirmer.

« C’est alors, dit le roi, pousser la plaisanterie un peu loin. »

Le nain déclara ensuite qu’après sa métamorphose il avait été transporté dans la chapelle, où il avait entendu le prédicateur, qui paraissait être à la fin de son discours, dont il rapporta la teneur. Mais la parole humaine, disait-il, serait impuissante à exprimer l’angoisse qu’il éprouva lorsqu’il s’aperçut que celui qui le portait en plaçant l’instrument dans un coin était sur le point d’en renverser la position, auquel cas, ajouta-t-il, la fragilité humaine eût pu l’emporter sur la fidélité, sur la loyauté, sur le dévouement à son roi, et même sur la crainte de la mort qui lui était réservée s’il eût été découvert, et il conclut en disant qu’il doutait très-fort qu’il eût pu rester la tête en bas pendant plusieurs minutes sans pousser des cris.

« Je n’aurais pu vous blâmer, dit le roi ; si j’eusse été en semblable posture dans le chêne royal, j’aurais moi-même infailliblement rugi comme un tigre. Est-ce là tout ce que vous avez à nous dire de cette étrange conspiration ? » Sir Geoffrey Hudson répondit que oui, et le roi ajouta aussitôt : « Allez, mon petit ami, vos services ne seront pas oubliés. Puisque vous êtes entré dans l’étui d’un violon pour notre service, nous sommes obligé, par devoir et en conscience, de vous procurer une demeure plus spacieuse à l’avenir. — C’était dans une caisse de violoncelle, si Votre Majesté veut bien se le rappeler, » dit le petit homme susceptible, « et non dans un étui de violon, quoique pour le service de Votre Majesté je me serais blotti même dans l’étui d’un violon de poche. — Vous auriez fait pour nous tout ce qu’un autre sujet eût pu effectuer dans ce genre, c’est ce dont je suis certain. Retirez-vous pour quelque temps, et faites attention à ce que vous direz sur cette affaire pour le moment. Faites que votre apparition soit considérée, m’entendez-vous ? comme une plaisanterie du duc de Buckingham, et pas un mot de conspiration. »

« Ne vaudrait-il pas mieux s’assurer de lui ? sire, « dit le duc d’Ormond, lorsque Hudson fut sorti.

« C’est inutile, répondit le roi. Je me rappelle le pauvre petit diable de loin. Le sort, qui voulut en faire un modèle d’absurdité, a renfermé une âme très-élevée dans une misérable petite enveloppe : pour brandir une épée et tenir sa parole, c’est un parfait don Quichotte in-32. Nous aurons soin de lui. Mais, morbleu ! milord, n’est-ce pas là un trait infâme d’ingratitude de la part de Buckingham ? — Il n’aurait pas eu les moyens d’en agir ainsi, dit le duc d’Ormond, si Votre Majesté eût été moins indulgente en d’autres occasions. — Milord, milord, » dit vivement Charles, « vous êtes l’ennemi connu de Buckingham ; je dois choisir un conseiller plus impartial. Arlington, que pensez-vous de tout ceci ? — Avec votre permission, sire, dit Arlington, je pense que la chose est absolument impossible, à moins que le duc n’ait eu avec Votre Majesté un différend dont nous n’avons pas connaissance ; Sa Grâce est sans aucun doute très-inconsidérée ; mais ceci ressemble tout à fait à de la folie. — Pour dire toute la vérité, reprit le roi, il y a eu quelques mots entre nous ce matin. Il paraît que la duchesse est morte ; afin de ne pas perdre de temps, Sa Grâce a immédiatement songé aux moyens de réparer cette perte, et n’a pas craint de nous demander notre consentement pour faire sa cour à lady Anna, notre nièce. — Ce que Votre Majesté, comme de raison, a rejeté bien loin, dit l’homme d’état. — Et non, ajouta Charles, sans humilier un peu sa vanité. — Était-ce en particulier, sire, ou devant témoins ? dit le duc d’Ormond. — Il n’y avait que nous deux, répondit le roi ; je me trompe, le petit Chiffinch était présent ; mais vous savez que lui ce n’est personne. — Hinc illœ lacrymœ, dit Ormond ; je connais bien Sa Grâce : si le refus qu’avait essuyé son insolente ambition n’eût été connu que de Votre Majesté et de lui, il aurait pu l’oublier ; mais un tel échec devant un personnage qui probablement le ferait circuler dans toute la cour, était un affront dont il devait désirer de se venger. »

Ici Selby accourut à la hâte de l’autre pièce, pour dire que Sa Grâce le duc de Buckingham venait d’arriver dans le salon de réception.

Le roi se leva. « Que l’on tienne prêt un bateau et un détachement de gardes, dit-il ; il pourrait être nécessaire de l’arrêter pour crime de haute trahison, et de l’envoyer à la Tour. — Ne faudrait-il pas faire préparer un ordre du secrétaire d’état ? dit Ormond. — Non, milord duc, » répondit le roi avec humeur, « j’espère encore qu’on ne sera pas forcé d’en venir là. »



CHAPITRE XLVII.

LE PACTE.


L’arrogant Buckingham devient circonspect.
Shakspeare. Richard III.


Avant de mettre sous les yeux du lecteur le récit de l’entrevue que Buckingham eut avec son souverain offensé, nous devons ne pas omettre un ou deux faits moins importants qui s’étaient passés entre Sa Grâce et Chiffinch, dans le court trajet d’York-Place à White-Hall.

En partant, le duc tâcha d’apprendre de ce courtisan la cause particulière qui le faisait appeler si précipitamment à la cour. Chiffinch répondit adroitement qu’il s’agissait sans doute de quelque partie de danse à laquelle le roi désirait qu’il assistât.

Cela ne satisfit pas entièrement Buckingham ; car, songeant à son téméraire projet, il ne pouvait s’empêcher d’appréhender qu’il ne fût découvert. Après un moment de silence, « Chiffinch, » dit-il tout-à-coup, « avez-vous fait part à quelqu’un de ce que le roi m’a dit ce matin au sujet de lady Anna ? — Milord duc, » répondit Chiffinch avec hésitation, « assurément mon devoir envers le roi… mon respect pour Votre Grâce… — Vous n’en avez donc parlé à personne ? » dit le duc d’un ton brusque.

« À personne, » murmura faiblement Chiffinch, car il était intimidé par les manières de plus en plus sévères du duc.

« Vous mentez comme un infâme ! dit le duc ; vous l’avez dit à Christian ! — Votre Grâce, dit Chiffinch, Votre Grâce… peut se rappeler que je lui ai dit le secret de Christian, que la comtesse de Derby était arrivée. — Et vous pensez qu’une perfidie peut en compenser une autre ? Non, non : il me faut une autre réparation. Soyez sûr que je vous fais sauter la cervelle avant que vous descendiez de voiture, si vous ne me dites la vérité sur ce message de la cour. »

Comme Chiffinch hésitait sur la réponse qu’il devait faire, un homme qui, à la lueur des torches que portaient toujours alors les laquais placés derrière la voiture et les valets de pied courant à la portière, pouvait distinguer aisément les personnes assises dans la voiture, s’approcha, et chanta d’une voix forte le refrain d’une vieille chanson française, sur la bataille de Marignan, dans lequel on imitait le français moitié allemand des Suisses, qui avaient été battus.

Tout est verlore[126],
La tinrelore ;
Tout est verlore,

Boi Got[127].

« Je suis trahi, » dit le duc, qui pensa tout de suite que ce refrain, signifiant tout est perdu, était chanté par quelqu’un de ses fidèles agents, pour lui faire entendre que leur complot était découvert.

Il essaya de s’élancer de la voiture, mais Chiffinch le retint d’une main ferme, quoique avec respect. « Ne vous perdez pas, milord, » dit-il avec un ton d’humilité. « Ma voiture est entourée de soldats et d’officiers de paix chargés d’assurer votre arrivée à White-Hall, et de s’opposer à toute tentative d’évasion. Y avoir recours, ce serait avouer que vous êtes coupable, et je vous conseille fortement de n’en rien faire. Le roi est votre ami ; soyez aussi le vôtre. — Vous avez raison, » dit le duc d’un air sombre après un moment de réflexion ; « oui, je crois que vous avez raison. Pourquoi fuirais-je ? je ne suis coupable de rien, si ce n’est d’avoir envoyé, pour amuser la cour, de quoi faire un feu d’artifice, au lieu d’un concert de musique. — Et le nain qui est sorti si inopinément de la caisse du violoncelle ? — C’était le fruit de mon imagination, Chiffinch, » répondit le duc, quoique cette circonstance lui fût encore inconnue. « Mais, Chiffinch, vous me rendrez un service que je n’oublierai jamais, si vous me permettez d’avoir une minute de conversation avec Christian. — Avec Christian, milord ! où le trouverez-vous ? Vous savez qu’il faut que nous allions directement à la cour. — Je le sais ; mais je crois que je ne puis manquer de le rencontrer. Vous n’êtes pas officier de paix, monsieur Chiffinch ; vous n’êtes porteur d’aucun mandat, soit pour me retenir prisonnier, soit pour m’empêcher de parler à qui bon me semble. — Votre génie est si fertile, milord, vous avez tant de moyens pour vous tirer de mauvaises affaires, que ce ne sera jamais de plein gré que je nuirai à un homme qui a tant de ressources et de popularité. — Eh bien donc ! petit bonhomme vit encore, » dit le duc. Il se mit à siffler, et au même instant Christian parut à la porte de l’armurier que nos lecteurs connaissent déjà, et il accourut à la portière de la voiture.

« Ganz ist verloren[128], dit le duc. — Je le sais, répondit Christian, et tous nos saints amis se sont dispersés en apprenant cette nouvelle. Heureusement le colonel et ses coquins d’Allemands ont donné l’éveil à temps. Tout est en sûreté ; vous allez à la cour, je vous y suivrai. — Vous ? Christian ; ce serait un trait d’amitié plutôt que de sagesse. — Et pourquoi ? Qu’y a-t-il contre moi ? Je suis aussi innocent que l’enfant à naître. Il en est de même de Votre Grâce. Une seule créature pourrait rendre témoignage contre nous, et je me flatte de la faire parler en notre faveur. D’ailleurs, si je n’y allais pas, on m’enverrait chercher dans un instant. — Il est sans doute question de l’esprit familier dont nous avons déjà parlé ? — Un mot à l’oreille. — Je vous comprends, et je ne m’arrêterai pas plus long-temps, maître Chiffinch ; car il faut que vous sachiez que c’est lui qui est mon conducteur. Allons, Chiffinch, dites-leur d’avancer. Vogue la galère ! » s’écria-t-il lorsque la voiture se remit en mouvement ; « j’ai fait voile à travers des écueils plus dangereux que ceux-là. — Ce n’est pas à moi d’en juger, dit Chiffinch ; Votre Grâce est un hardi capitaine, et Christian un pilote qui a toute l’adresse du diable. Néanmoins je demeure l’humble ami de Votre Grâce ; et me réjouirai sincèrement de vous voir sortir d’embarras. — Donnez-moi une preuve de votre amitié, dit le duc, en m’apprenant ce que vous savez de l’esprit familier de Christian, comme il l’appelle. — Je pense que c’est cette danseuse qui vint chez moi avec Empson, le matin où mistress Alice nous échappa. Mais vous l’avez vue, milord ? — Moi ? dit le duc ; quand est ce que je l’ai vue ? — Christian l’employa, si je ne me trompe, à mettre sa nièce en liberté, lorsqu’il se vit forcé de céder aux vœux de son fanatique beau-frère en lui rendant sa fille, poussé, de plus, comme je le crois, par le désir particulier de jouer un tour à Votre Grâce. — Hom ! je m’en doutais ; mais je le lui revaudrai, dit le duc. Sortons d’abord de ce mauvais pas. Ainsi, cette sorcière était son démon familier, et elle s’était mise du complot pour me tourmenter ? Mais nous voici à White-Hall. Maintenant, Chiffinch, n’oublie pas ta parole ; et toi, Buckingham, montre-toi digne de toi-même ! »

Mais avant de suivre Buckingham dans les appartements où il avait un rôle si difficile à soutenir, il ne sera pas inutile de savoir ce que devint Christian, après son court entretien avec le duc. Il rentra dans la maison en suivant un passage plein de détours, qui, partant d’une ruelle écartée, traversait plusieurs cours, et se hâta de gagner une salle basse, garnie de nattes, dans laquelle était assis Bridgenorth, seul, lisant la Bible à la clarté d’une petite lampe de bronze, avec le visage le plus serein.

« Avez-vous renvoyé les Peveril ? » demanda Christian dès qu’il fut entré.

« Oui, dit le major. — Et sur quelle garantie ? qu’ils n’iront pas vous dénoncer à White-Hall ? — Ils m’en ont fait la promesse d’eux-mêmes, lorsque je leur ai montré que nos amis en armes avaient été renvoyés. C’est demain, je crois, qu’ils iront faire leur déclaration. — Et pourquoi pas ce soir, je vous prie ? dit Christian. — Parce qu’ils nous accordent ce temps pour fuir. — Pourquoi donc n’en profitez-vous pas ? Comment êtes-vous encore ici ? dit Christian. — Eh mais ! vous-même, pourquoi ne fuyez-vous pas ? dit Bridgenorth. Certainement, vous êtes tout aussi compromis que moi. — Frère Bridgenorth, moi je suis le renard qui connaît cent manières de tromper les chiens ; vous, vous êtes le daim, dont la seule ressource consiste dans une prompte fuite. Ainsi, ainsi ne perdez pas de temps : partez pour la campagne, ou plutôt non… le vaisseau de Zedekiah Fish, la bonne Espérance, est sur la rivière, prêt à faire voile pour la Massachussets : prenez les ailes du matin, et partez ; il peut descendre à Gravesend avec la marée. — Que je parte, et que je vous laisse la direction de ma fortune et de ma fille, Christian ! dit Bridgenorth. Non, mon frère ; il faut que vous soyez réhabilité dans mon opinion, avant que je vous rende ma confiance. — Fais donc ce qu’il te plaira, fou soupçonneux, » dit Christian, réprimant le vif désir qu’il avait de se servir d’expressions plus offensantes ; « ou plutôt reste où tu es ; et cours la chance d’être pendu ! — Tout homme doit mourir une fois, dit Bridgenorth ; ma vie s’est écoulée dans les étreintes de la mort. Mes plus beaux rejetons ont été abattus par la hache du bûcheron. Il faut que celui qui survit, s’il doit fleurir, soit greffé ailleurs, loin de mon vieux tronc. Ainsi, plus la hache sera prompte à frapper la racine, plus je bénirai ses coups. J’aurais ressenti une vive joie, il est vrai, si j’avais été appelé à épurer cette cour licencieuse, et à soustraire au joug le peuple souffrant de Dieu. Ce jeune homme aussi, le fils de cette femme précieuse, à qui je dois le dernier lien qui attache encore à l’humanité mon âme fatiguée, que n’ai-je pu travailler avec lui pour la bonne cause ! Mais cet espoir et tous les autres sont à jamais détruits ; et puisque je ne suis pas digne de servir d’instrument pour une si grande œuvre, je ne désire guère habiter plus long-temps cette vallée de douleurs. — Adieu donc, lâche imbécile ! » dit Christian, incapable, avec tout son sang-froid, de dissimuler plus longtemps le mépris qu’il ressentait pour le fataliste résigné et découragé. « Faut-il que le sort m’ait enchaîné à de tels associés ! » murmura-t il en sortant. « Il est maintenant à peu près impossible de rappeler ce stupide bigot à rien de bon. Il faut que j’aille trouver Zarah ; car elle seule peut nous faire passer ce détroit dangereux. Si je puis seulement adoucir un peu son caractère revêche, et provoquer sa vanité, avec son adresse, la partialité du roi pour le duc, l’effronterie sans égale de Buckingham, et en tenant moi-même le gouvernail, nous pouvons encore faire face à l’orage qui grossit autour de nous. Mais pour agir sûrement, il faut agir promptement. »

Il trouva dans une autre pièce la personne qu’il cherchait, la même qui s’était introduite dans le harem du duc de Buckingham, et qui, ayant délivre Alice Bridgenorth de captivité, s’était mise à sa place, comme on l’a déjà rapporté, ou plutôt donné à entendre. Elle était alors vêtue beaucoup plus simplement que lorsqu’elle s’était plu à éveiller et à tromper la curiosité du duc par sa présence ; mais son costume conservait encore quelque chose d’oriental, qui était en harmonie avec le teint brun et les yeux vifs de celle qui le portait. Elle tenait un mouchoir sur ses yeux au moment où Christian entra dans la chambre ; mais elle l’en retira subitement, et, lançant sur lui un regard de mépris et d’indignation, lui demanda ce qu’il prétendait en s’introduisant ainsi dans un lieu où sa présence n’était ni demandée ni désirée.

« Question bien convenable, dit Christian, dans la bouche d’une esclave qui parle à son maître ! — Oui, certes, ma question est convenable, et la plus convenable de toutes celles que puisse faire une maîtresse interrogeant son esclave ! Ne savez-vous donc pas que, du moment où vous m’avez laissé voir votre inexprimable bassesse, vous m’avez rendue maîtresse de votre sort ? Quand vous ne me paraissiez qu’un démon de vengeance, vous commandiez la terreur, et à juste titre ; mais un infâme tel que vous vous êtes montré récemment, un vil et fourbe suppôt de l’enfer, un démon sordide et rampant, ne peut obtenir que le mépris d’une âme comme la mienne. — Bravement parlé ! dit Christian, et avec l’emphase convenable. — Oui, répondit Zarah, je sais parler quelquefois ; je sais aussi me taire, et personne n’en est plus certain que vous. — Tu es un enfant gâté, Zarah, et tu ne fais qu’abuser de l’indulgence que je montre pour ton humeur capricieuse, répliqua Christian ; ton esprit s’est dérangé depuis que tu es débarquée en Angleterre, et le tout pour l’amour d’un homme qui ne s’inquiète pas plus de toi que des créatures qui courent les rues, et au milieu desquelles il t’a laissée pour s’engager dans une querelle au sujet d’une femme qu’il aime plus que toi. — Peu importe, » dit Zarah qui comprimait évidemment une émotion très-douloureuse ; « peu importe qu’il en aime mieux une autre. Il n’en est aucune, non, aucune, qui l’ait jamais aimé ou puisse l’aimer autant que moi. — J’ai pitié de Vous, Zarah ! » dit Christian d’un air de dédain.

« Oui, je mérite votre pitié, répliqua-t-elle, mais votre pitié n’est pas digne de moi. À qui donc ai-je l’obligation de l’état déplorable où je me trouve, si ce n’est à vous ? Vous m’avez élevée dans la soif de la vengeance, avant que je susse que le mal et le bien étaient autre chose que des mots. Pour mériter votre approbation, et pour satisfaire la vanité que vous aviez excitée en moi, j’ai, durant des années, subi une pénitence devant laquelle mille autres auraient reculé. — Mille, Zarah ! répondit Christian ; dis plutôt cent mille, dis un million. Il n’est pas, dans tout ton sexe, une créature qui, simple mortelle, aurait eu la force d’accomplir la trentième partie de ton sacrifice. — Je le crois, » dit Zarah, redressant sa taille frêle, mais élégante ; « je le crois, j’ai subi une épreuve que peu de femmes eussent en effet soutenue. J’ai renoncé au doux commerce de la société, j’ai forcé ma langue à ne prononcer, comme celle d’un espion, que ce que mon oreille avait recueilli, tel qu’un vil écouteur aux portes ; je l’ai fait durant des années, de longues années : le tout pour mériter votre seule approbation, et soutenue par l’espoir de la vengeance contre une femme qui, si elle fut criminelle en assassinant mon père, en a été cruellement punie en nourrissant dans son sein un serpent qui avait les dents, mais non la surdité de la vipère. — Bien ! bien ! dit Christian ; mais n’aviez-vous pas votre récompense dans mes éloges, dans la conscience de cette dextérité sans égale au moyen de laquelle, supérieure à tout ce que l’histoire a jamais cité de votre sexe, vous supportiez ce que jamais femme n’avait enduré avant vous, l’insolence sans paraître vous en apercevoir, l’admiration sans répondre, et le sarcasme sans répliquer ? — Non pas sans répliquer, » dit Zarah avec fierté. « La nature n’a-t-elle pas donné à mes sentiments un moyen d’expression plus énergique que la parole ? et mes cris inarticulés ne faisaient-ils pas trembler ceux qui qui se seraient peu embarrassés de mes prières ou de mes plaintes ? Mon orgueilleuse maîtresse, qui assaisonnait ses charités de brocards qu’elle croyait n’être pas entendus, en était justement récompensée par mon exactitude à mettre son ennemi mortel dans la confidence de ses intérêts les plus chers et les plus secrets. Et ce comte, pétri de vanité, homme aussi insignifiant que le panache qui flottait sur sa toque ; et ces demoiselles et ces dames qui me raillaient, n’en ai-je pas tiré ou n’en puis-je pas tirer facilement vengeance ? Mais il en est un, » dit-elle en levant les yeux au ciel, « qui ne m’a jamais tournée en ridicule, dont le cœur généreux traitait même la pauvre muette comme une sœur, qui ne dit jamais un mot d’elle que pour l’excuser ou la défendre. Et vous prétendez que je ne dois pas l’aimer, que c’est folie de l’aimer ! Je serai folle, car je l’aimerai jusqu’au dernier soupir. — Songe donc un instant, sotte que tu es (sotte en un seul point, car tu peux d’ailleurs le disputer à toutes les femmes de l’univers), songe que je t’ai proposé, pour te dédommager de cette affection sans espoir, la plus brillante carrière. Songe qu’il ne dépend que de toi d’être la femme, la femme reconnue du puissant Buckingham ! Avec mes talents, avec ton esprit et ta beauté, avec son amour passionné de ces deux qualités, un instant suffirait pour te mettre au rang des princesses d’Angleterre. Laisse-toi seulement guider par moi : le duc est maintenant dans une situation désespérée ; il a besoin de tous les secours pour regagner son crédit, et principalement de celui que seuls nous pouvons lui prêter. Laisse-moi te diriger, et le destin lui-même ne saurait t’empêcher de porter la couronne ducale. — Une couronne de duvet de chardon entrelacée des feuilles de la même plante ! dit Zarah. Je ne connais rien de plus pitoyable que votre Buckingham ! Je l’ai vu, pour vous satisfaire, vu dans un moment où, comme homme, il aurait dû se montrer généreux et noble ; j’ai tenté l’épreuve parce que vous l’aviez désiré ; car je me ris des dangers devant lesquels les timides créatures de mon sexe frémissent et fuient en rougissant. Qu’ai-je trouvé en lui ? un misérable voluptueux plein d’hésitation : ses efforts pour se passionner ressemblent au feu que l’on met à un champ de chaume, qui peut jeter quelques flammes et beaucoup de fumée, mais qui n’échauffe ni ne consume. Christian, quand même sa couronne de duc serait en ce moment à mes pieds, je relèverais plutôt une couronne de pain d’épice que je ne me baisserais pour la ramasser. — Vous êtes folle, Zarah, avec tout votre discernement et tous vos talents ; vous êtes entièrement folle ! Mais laissons là Buckingham. Ne me devez-vous rien à moi qui, pour vous procurer le bien-être et l’abondance, vous ai délivrée du maître qui vous dressait à faire en public des tours de force et de souplesse. — Oui, Christian, répliqua-t-elle, je vous dois beaucoup. Si je ne l’avais pas senti, j’eusse infailliblement cédé à la tentation que j’éprouvais souvent de vous dénoncer à la fière comtesse, qui vous aurait fait pendre sur les murailles féodales du château de Rushin, laissant à vos héritiers le soin de poursuivre la réparation de leurs griefs contre les aigles qui auraient tapissé leurs nids de vos cheveux et nourri leurs jeunes aiglons de votre chair. — Je suis vraiment enchanté que vous ayez eu tant d’indulgence pour moi, répondit Christian. — À parler sincèrement, répliqua Zarah, si j’ai agi de la sorte, ce n’est pas à cause de vos bienfaits envers moi, quels qu’ils fussent : ils étaient tous intéressés et accordés dans les vues les plus égoïstes ; je vous en ai payé mille fois par le dévouement à toutes vos volontés que j’ai montré, au risque des plus grands dangers pour ma personne. Mais jusque dans ces derniers temps, je respectais votre force d’esprit, l’empire sans égal que vous aviez sur vos passions, la puissante intelligence qui vous soumettait tous les esprits, depuis le bigot Bridgenorth jusqu’au débauché Buckingham : voilà les qualités auxquels j’avais reconnu mon maître. — Ces qualités, dit Christian, je les possède encore dans toute leur énergie ; et si tu me prêtes ton assistance, tu verras les entraves les plus fortes que les lois de la société civile aient imposées à la dignité naturelle de l’homme se briser entre mes mains comme un fil d’araignée. »

Elle réfléchit un instant, et répondit : « Lorsqu’un noble motif t’enflammait, oui, un noble motif, quoique illégal ; car j’étais née pour regarder en face le soleil dont les pâles filles de l’Europe ne peuvent soutenir l’éclat ; j’étais déterminée à te servir ; j’aurais pu te suivre tant que la vengeance ou l’ambition t’eussent servi de guide… mais l’amour de l’or, et encore de l’or acquis par quel moyen !… Quelle sympathie puis-je éprouver pour qui est animé de tels sentiments ! Ne te serais-tu pas ravalé jusqu’à être le pourvoyeur des plaisirs du roi, même en prostituant ta propre nièce ?… Tu souris ? Tâche encore de sourire lorsque je le demanderai si ton dessein n’était pas de me prostituer moi-même, lorsque tu m’ordonnas de demeurer dans la maison de ce misérable Buckingham ? Tâche de sourire à cette question, et, par le ciel, je te perce le cœur ! » En même temps, elle porta la main à son sein, et laissa voir en partie le manche d’un petit poignard.

« Si je souris, dit Christian, ce n’est que de mépris pour une accusation si odieuse. Zarah, je ne t’en dirai pas la raison ; mais il n’existe pas au monde une créature dont la sûreté et l’honneur me soient plus à cœur que les tiens. Épouse de Buckingham, tel est le titre que je désirais te voir acquérir, et, avec ton esprit et ta beauté, je ne doutais pas qu’il ne me fût possible de conclure cette union. — Vain flatteur, » dit Zarah, qui paraissait néanmoins apaisée par la flatterie qu’elle condamnait ; « oui, vous cherchiez en effet à me persuader que, selon toute apparence, le duc m’offrirait l’hommage d’un amour honorable. Comment avez-vous pu faire l’essai d’une déception si grossière, que le temps, le lieu et la circonstance allaient dévoiler ? Comment osez-vous encore m’en parler, lorsque vous savez parfaitement qu’au moment dont il s’agit la duchesse vivait encore ? — Elle vivait, mais sur son lit de mort, dit Christian ; et quant au temps, au lieu et à la conjoncture, si ta vertu, ma Zarah, en avait dépendu, comment serais-tu la créature que j’admire ? Je savais que tu étais parfaitement capable de le défier ; autrement (car tu m’es plus chère que tu ne le penses), je ne t’aurais pas exposée pour gagner le duc de Buckingham, même avec le royaume d’Angleterre par-dessus le marché. Ainsi, maintenant veux-tu te laisser diriger, et continuer de me seconder ?

Zarah, ou Fenella, car nos lecteurs doivent s’être aperçus depuis long-temps de l’identité de ces deux personnages, baissa les yeux et garda long-temps le silence. « Christian, » dit-elle enfin d’union de voix solennel, « si mes idées du juste et de l’injuste sont incohérentes et bizarres, je le dois d’abord à cette fièvre brûlante que le soleil de ma patrie communiqua au sang qui coule dans mes veines, ensuite aux habitudes de mon enfance qui s’est passée au milieu des ruses et de la vie agitée des jongleurs et des saltimbanques ; puis à une jeunesse consacrée à la fraude et au mensonge, dans la carrière que tu m’avais tracée et où je pouvais, il est vrai, tout entendre, mais sans qu’il me fût permis de converser avec personne. La dernière cause de mes coupables erreurs, si on doit les nommer ainsi, n’est due, ô Christian ! qu’à vous seul, à vous, par les intrigues de qui je fus placée auprès de la comtesse, et qui m’avez enseigné que venger la mort de mon père était le premier et le plus grand de mes devoirs ici-bas ; que les lois de la nature m’obligeaient à récompenser par la haine et par tout le mal que je pourrais lui faire celle qui me nourrissait et me protégeait, comme elle eût, il est vrai, nourri et caressé un chien ou tout autre animal muet. Je pense aussi, car je vous parlerai franchement, que vous n’auriez pas si aisément découvert votre nièce dans un enfant dont l’agilité surprenante faisait la fortune de ce brutal saltimbanque, et que vous n’eussiez pas engagé si facilement un tel homme à se séparer de son esclave, si, pour l’exécution de vos desseins, vous ne m’aviez vous-même confiée à sa surveillance, en vous réservant la faculté de me réclamer quand vous le trouveriez bon. Je n’aurais pu, sous aucun autre maître, m’identifier aussi complètement avec le rôle de muette que vous avez désiré me faire jouer toute ma vie. — Vous me jugez mal, Zarah, dit Christian. Je vous trouvai capable de remplir, avec une rare perfection, une tâche nécessaire pour venger la mort de votre père ; je vous y dévouai comme j’y ai dévoué ma vie et mes espérances ; et vous avez regardé ce devoir comme sacré, jusqu’au jour où vos sentiments insensés pour un jeune homme qui aime votre cousine… — Qui aime ma cousine, » répéta Zarah (car nous continuerons à l’appeler par son véritable nom) ; mais elle prononça ces mots lentement et comme s’ils étaient tombés de ses lèvres sans qu’elle s’en doutât. « Eh bien, soit ! homme rempli d’astuce, je t’obéis encore quelque temps ; mais prends bien garde, ne m’ennuie pas de tes remontrances sur l’objet le plus cher de mes secrètes pensées : je veux dire mon affection sans espoir pour Julien Peveril ; et ne te sers de moi pour aucun des pièges que tu pourrais avoir envie de lui tendre. Vous et votre duc maudirez amèrement l’instant où vous m’aurez provoquée. Vous pouvez croire que vous me tenez en votre pouvoir ; mais rappelez-vous que les serpents du climat brûlant qui m’a vu naître ne sont jamais plus dangereux que lorsqu’on les étreint. — Je m’embarrasse peu de ces Peveril, dit Christian ; leur sort ne m’importe pas plus qu’un fétu, si ce n’est en tant qu’il se lie à celui de la femme réservée à ma vengeance, et dont les mains sont rougies du sang de votre père. Croyez-moi, je puis séparer son sort du leur ; je vous expliquerai comment. Quant au duc, il peut passer parmi les hommes de la ville pour un homme d’esprit ; parmi les gens de guerre, il a une réputation de valeur ; ses manières et sa figure le font remarquer à la cour : pourquoi donc le rang élevé qu’il occupe et son immense fortune ne vous détermineraient-ils pas à saisir une occasion dont je suis maintenant à même de tirer parti ?… — Ne me parle pas de cela, dit Zarah, si tu veux que notre trêve (rappelle-toi que ce n’est pas une paix), si, dis-je, tu veux que notre trêve dure une heure. — Voilà donc, » dit Christian, faisant un dernier effort pour intéresser la vanité de cet être singulier, « voilà celle qui se prétendait si supérieure aux passions humaines, qu’elle pouvait avec une égale indifférence visiter la demeure des grands et la cellule des captifs, sans éprouver de sympathie pour les plaisirs des uns ou pour les malheurs des autres qui poursuivait ses desseins d’un pas ferme quoique silencieux, sans jamais se laisser émouvoir par l’image des prospérités ou des revers. — Mes desseins ! répondit Zarah. — Tu veux dire tes desseins, Christian : ces stratagèmes inventés pour arracher aux prisonniers par surprise des moyens de conviction contre eux ; ces plans formés avec des hommes plus puissants que toi, pour sonder le secret des consciences, afin d’en tirer parti comme sujet d’accusation, et d’entretenir ainsi la grande illusion qui fascine le peuple. — Vous avez eu, en effet, accès dans les prisons comme mon agent, dit Christian, et pour favoriser un grand changement national. Mais comment en avez-vous profité ? Pour servir les intérêts de votre passion insensée. — Insensée ! dit Zarah. Si celui qui me l’a fait éprouver n’eût pas été plus qu’insensé, lui et moi serions, il y a long-temps, bien loin des embûches que vous nous tendez à tous deux. Mes préparatifs étaient tout faits ; et à l’heure où je parle, nous aurions perdu de vue pour toujours les rivages de la Grande-Bretagne. — Et ce misérable nain ! dit Christian, était-il digne de vous de tromper cette pauvre créature par de flatteuses visions, de l’endormir avec des drogues ? Est-ce encore là mon ouvrage ? — C’était un instrument dont je prétendais me servir, » dit Zarah avec orgueil. « Je me rappelais trop bien vos leçons pour ne pas l’employer ainsi. Pourtant ne le méprisez pas trop. Ce pauvre nain, dont je me jouais dans la prison, ce malheureux avorton de la nature ! en bien, je le choisirais pour mari plutôt que d’épouser votre Buckingham ; ce vain et débile pygmée a du moins un cœur chaud et une noblesse de sentiments dont tout homme devrait se faire honneur. — Eh bien donc, fais comme tu l’entendras, dit Christian, et si j’ai un conseil à donner à quelqu’un, c’est de ne jamais restreindre une femme dans l’usage de sa langue, puisqu’il faut ensuite qu’il l’en dédommage amplement en la laissant agir à sa guise. Qui l’eût pensé ? Mais le coursier a secoué le mors, et il faut que je le suive, ne pouvant plus le guider. »

Retournons maintenant à la cour de Charles, à White-Hall.



CHAPITRE XLVIII.

L’ENQUÊTE.


Mais que te dirai-je, lord Scroop ; à toi, créature cruelle, ingrate, sauvage et inhumaine, qui avais la clef de tous mes conseils, qui connaissais le fond de mon cœur, qui aurais pu faire de moi des rouleaux de guinées si tu l’avais essayé ?
Shakspeare. Henri V.


À aucune époque de sa vie, pas même lorsque cette vie était dans le plus grand danger, la gaieté naturelle de Charles n’avait paru plus éclipsée que pendant qu’il attendait le retour de Chiffinch et l’arrivée du duc de Buckingham. Son esprit se révoltait à l’idée que l’homme pour lequel il avait témoigné une bienveillance si marquée, et qu’il avait choisi pour compagnon de ses heures de délassement et de plaisir, pût être capable de tremper dans un complot dirigé, selon toute apparence, contre sa vie et sa liberté. Il interrogea de nouveau le nain à plusieurs reprises ; mais il ne put en tirer autre chose que ce que renfermait déjà son premier récit. Hudson décrivait sous des couleurs si fantastiques et si bizarres l’apparition de la femme qui s’était montrée à lui dans la prison de Newgate, que le roi ne pouvait s’empêcher de penser que la tête du pauvre homme était un peu dérangée ; et comme on ne trouva rien dans la timbale, ni dans les autres instruments apportés pour servir aux musiciens étrangers envoyés par le duc, il nourrissait un léger espoir que tout le complot n’était qu’une plaisanterie, ou que l’idée d’une conspiration réelle était fondée sur une méprise.

Les personnes qui avaient été envoyées pour observer les mouvements de l’assemblée de M. Weiver revinrent annoncer qu’elle s’était tranquillement dispersée. On apprit en même temps que ceux qui la composaient y avaient assisté en armes ; mais cette circonstance n’indiquait aucune intention particulière d’agir hostilement, à une époque où tous les bons protestants se croyaient exposés à un massacre imminent ; où les anciens de la Cité avaient convoqué à plusieurs reprises la milice, et donné l’alarme aux citoyens de Londres, dans l’idée d’une insurrection prochaine des catholiques ; et où, pour employer les paroles emphatiques d’un alderman du temps, qui sont le résumé de ces craintes exagérées, il régnait une croyance générale que tous s’éveilleraient quelque matin avec la gorge coupée. Quels étaient ceux qui devaient entreprendre cette terrible besogne, c’est ce qu’il était plus difficile de conjecturer ; mais tout le monde admettait la possibilité du fait, puisqu’un juge de paix avait déjà été assassiné. On ne pouvait donc point voir un symptôme de projets hostiles dans cette circonstance, qu’au milieu d’une panique si générale, des protestants par excellence, vétérans des anciennes congrégations, s’étaient assemblés armés dans un lieu destiné à leur culte.

Le langage violent du ministre, en supposant qu’il fût prouvé, ne démontrait pas nécessairement qu’il y eût intention de recourir à la force. Les paraboles favorites des prédicateurs, les figures et les ornements oratoires qu’ils affectionnaient, avaient toujours une teinte belliqueuse ; et la prise d’assaut du royaume des cieux, belle et énergique métaphore, lorsqu’elle est employée en un sens général comme dans l’Écriture, était présentée avec tous ses développements dans leurs sermons, et relevée de tous les termes techniques de l’attaque et de la défense d’une place forte. Le danger en un mot, quelle qu’en eût pu être l’étendue réelle, avait disparu avec autant de rapidité qu’une bulle formée sur l’eau, quand on vient à la toucher, et n’avait pas laissé plus de traces après lui. Il y avait donc beaucoup à douter qu’il eût jamais réellement existé.

Tandis que plusieurs rapports arrivaient du dehors, et que le roi en discutait l’importance avec ceux qu’il avait jugé à propos de consulter en cette occasion, la tristesse et l’inquiétude se mêlèrent par degrés à la gaieté de la soirée, et finirent par l’étouffer. Tout le monde s’aperçut qu’il se passait quelque chose d’étrange, et le long temps pendant lequel Charles se tenait, contre son habitude, éloigné des personnes réunies au palais, en ajoutant à l’air d’ennui qui commençait à dominer dans le salon de réception, donna lieu de supposer que l’esprit du roi était préoccupé de quelque objet extraordinaire.

Les tables de jeu étaient abandonnées. La musique se taisait, ou jouait sans être écoutée. Les galants cessèrent de faire des compliments et les dames de les entendre ; et une sorte du curiosité qui tenait de la crainte se répandit dans toute l’assemblée. On se demandait les uns aux autres pourquoi l’on était si sérieux ; et l’on ne recevait pas plus de réponse qu’on eût pu en obtenir d’un troupeau de bétail troublé par instinct à l’approche de l’orage.

Pour ajouter à la stupeur générale, il commença à circuler sourdement qu’une ou deux personnes, ayant désiré sortir du palais, avaient été informées que nul ne pourrait se retirer avant l’heure du départ général. Lorsqu’elles revinrent dans le salon, elles annoncèrent tout bas à leurs connaissances que les sentinelles des portes étaient doublées, et qu’un détachement des gardes à cheval était rangé en bataille dans la cour : circonstances tellement inaccoutumées, qu’elles excitèrent la curiosité et l’anxiété la plus vive.

Telle était la situation de la cour lorsqu’on entendit le bruit d’une voiture à l’extérieur, et le mouvement qui s’ensuivit annonça l’arrivée de quelque personnage important.

« Voici, dit le roi, Chiffinch qui arrive avec sa proie entre les griffes. »

C’était en effet le duc de Buckingham, et il n’approchait pas sans émotion du lieu où il allait se retrouver en présence du roi. Quand il entra dans la cour du palais, la lumière des flambeaux que l’on portait autour de la voiture se réfléchit sur les habits écarlates, les chapeaux bordés, et les sabres nus des gardes à cheval, spectacle inaccoutumé, fait pour inspirer la terreur à une conscience qui n’était pas des plus nettes.

Le duc descendit de voiture, et se contenta de dire à l’officier de service : « Vous êtes tard sous les armes ce soir ? capitaine Carleton. » — « Tels sont nos ordres, milord, » répondit Carleton avec une brièveté militaire ; et ensuite il ordonna aux quatre factionnaires à pied, qui étaient à la seconde porte d’entrée, de faire place au duc de Buckingham. Ce dernier ne fut pas plus tôt entré, qu’il entendit derrière lui l’officier crier : « Rapprochez-vous, sentinelles, gardez cette porte de près ; » et il lui sembla que par cet ordre toute chance de salut lui fût ravie.

À mesure qu’il montait le grand escalier, il aperçut d’autres symptômes d’alarme et de précaution. Les gardes à pied étaient en plus grand nombre que de coutume, et portaient des carabines au lieu de leurs hallebardes ; les gentilshommes pensionnaires, avec leurs pertuisanes, se montraient aussi renforcés. En un mot, toutes les forces militaires qui composaient la maison du roi paraissaient, pour quelque motif important, avoir pris les armes et se trouver de service.

Buckingham monta l’escalier royal en examinant avec attention tous ces préparatifs, et d’un pas ferme et lent, comme s’il eût compté chacun des degrés sur lesquels il mettait le pied : « Qui me répondra de la fidélité de Christian ? se demanda-t-il à lui-même. S’il tient bon, nous sommes sauvés ; autrement… » Comme il posait cette alternative, il entra dans le salon de réception.

Le roi se trouvait au milieu de l’appartement, entouré des personnages qu’il venait de consulter. Le reste de cette brillante assemblée, dispersé par groupes, regardait en se tenant à quelque distance. Lorsque Buckingham entra, tout le monde fit silence, dans l’espoir d’obtenir quelques éclaircissements sur les mystères de la soirée. Comme l’étiquette défendait d’approcher, chacun se penchait en avant, pour saisir, s’il était possible, quelque chose de ce qui allait se passer entre le roi et l’homme d’état intrigant. Dans ce moment aussi, les conseillers qui se tenaient autour de Charles se retirèrent de chaque côté, de manière à permettre au duc de présenter ses hommages au roi dans la forme accoutumée. Il s’acquitta de ce cérémonial avec sa grâce ordinaire ; mais il fut reçu par Charles avec une gravité fort différente de sa contenance habituelle.

« Nous vous avons un peu attendu, milord duc ; il y a longtemps que Chiffinch nous a quitté pour aller vous avertir de vous rendre ici. Je vois que votre toilette est recherchée : elle était superflue dans la circonstance présente. — Superflue, sire, parce qu’elle n’ajoute rien à la splendeur de votre cour, répondit le duc ; mais elle ne saurait l’être pour moi. C’était précisément aujourd’hui jour d’exécution à York-Place ; et mon club de pendables était en train de se livrer à la joie, lorsque les ordres de Votre Majesté sont arrivés. Je ne pouvais me trouver en compagnie d’Ogle, de Maniduc, de Dawson et autres, sans être obligé à quelques réparations dans ma toilette et à quelques ablutions avant d’entrer dans ce cercle. — J’espère que la purification sera complète, » dit le roi, sans adoucir en aucune sorte, par son sourire habituel, des traits qui étaient naturellement sombres, durs, et même sévères. « Nous désirerions avoir quelques explications de Votre Grâce au sujet d’une mascarade musicale que vous nous destiniez, mais qui a échoué, comme on nous le donne à entendre. — Il faut en effet que le succès ait bien peu répondu à mon attente, dit le duc, puisque Votre Majesté en paraît si contrariée. Je croyais, en envoyant le contenu de ce violoncelle, faire plaisir à Votre Majesté (car je l’ai vue avoir la condescendance de paraître s’amuser de semblables bagatelles) ; mais je crains que la plaisanterie n’ait déplu, je crains que le feu d’artifice n’ait fait quelque mal. — Non pas le mal qu’il était destiné à faire peut-être, » dit gravement le roi. « Vous voyez, milord, qu’aucun de nous n’a été atteint par les flammes, et que nous sommes tous sains et saufs. — Puisse Votre Majesté l’être long-temps ! dit le duc ; cependant je m’aperçois qu’il y a dans tout ceci quelque chose que l’on a mal interprété : ce doit être une faute impardonnable, quoique commise sans intention, puisqu’elle a pu déplaire à un maître si indulgent. — Trop indulgent en effet, Buckingham, répliqua le roi ; et le fruit de mon indulgence a été de changer des hommes loyaux en traîtres. — Avec la permission de Votre Majesté, je ne puis comprendre ceci, dit le duc. — Suivez-nous, milord, répondit Charles, et nous essaierons de vous expliquer notre pensée. »

Accompagné des mêmes seigneurs qui se tenaient autour de lui, et suivi du duc de Buckingham, sur lequel tous les yeux étaient fixés, Charles se retira dans le cabinet qui avait été dans la soirée le théâtre de fréquentes consultations. Là, s’appuyant les bras croisés sur le dos d’un fauteuil, Charles procéda à l’interrogatoire du noble suspect.

« Soyons francs l’un envers l’autre ; parlez, Buckingham, quelle devait être, en un mot, la surprise que vous nous ménagiez pour ce soir ? — Une petite mascarade, sire. J’avais l’intention de faire sortir de cet instrument une petite danseuse que j’espérais devoir plaire, par ses talents, à Votre Majesté. Il renfermait aussi quelques pièces de feu d’artifice chinois, parce que, m’étant imaginé que le divertissement aurait lieu dans la salle de marbre, je pensais qu’on pourrait les faire partir de manière à produire un effet agréable et sans le moindre danger, au moment où ma petite magicienne apparaîtrait ; elles étaient destinées à masquer, pour ainsi dire, son entrée en scène. J’espère qu’il n’y a pas eu de perruques brûlées, de dames effrayées, ni d’espoir de noble lignée éteint par cette plaisanterie mal conçue ? — Nous n’avons point vu de feu d’artifice, milord, et votre danseuse, dont nous entendons maintenant parler pour la première fois, s’est présentée à nous sous la forme de notre vieille connaissance, Geoffrey Hudson, pour qui le temps de danser est certainement passé. — Votre Majesté me surprend ! Je vous en supplie, faites venir… Christian… Édouard Christian. Il loge dans une grande et vieille maison, près de la boutique de Sherper l’armurier, dans le Strand. Aussi sûr que je vis de pain, sire, je l’ai chargé de l’arrangement de cette fête ; la petite danseuse lui appartient. S’il a fait quelque chose qui ait gâté mon concert ou porté atteinte à ma réputation, il mourra sous le bâton. — Il est singulier, dit le roi, et je l’ai souvent observé, que ce Christian porte le blâme des actions de tout le monde : il joue le rôle ordinairement assigné, dans une nombreuse famille, à cet être malfaisant que l’on nomme Personne. Lorsque Chiffinch fait des sottises, il en charge toujours Christian ; quand Sheffield écrit une satire, je suis sûr d’apprendre que Christian l’a corrigée, ou copiée, ou distribuée : c’est l’âme damnée de chacun à ma cour, le bouc émissaire sur qui retombent toutes les iniquités, et il aura un terrible fardeau à porter dans le désert. Mais il est particulièrement et régulièrement chargé de tous les péchés de Buckingham, et je suis convaincu que Sa Grâce compte que Christian doit subir, dans ce monde ou dans l’autre, tous les châtiments qu’elle a encourus. — Non, sire, » reprit le duc, du ton le plus respectueux, « je n’ai pas l’espoir d’être pendu ou damné par procuration ; mais il est clair que quelqu’un s’est permis de revoir et de changer mon projet. Si quelque chose m’est imputé, qu’on me fasse au moins connaître l’accusation et voir l’accusateur. — C’est juste, dit le roi. Faites sortir notre petit ami de derrière la cheminée. (Hudson étant en conséquence tiré de sa cachette, le roi continua) : Voilà le duc de Buckingham : répétez devant lui le récit que vous nous avez fait. Apprenez-lui quel était le contenu de ce violoncelle, qu’on en a retiré pour vous y introduire. Ne vous laissez intimider par personne, mais dites hardiment la vérité. — N’en déplaise à Votre Majesté, dit Hudson, la crainte est un sentiment qui m’est inconnu. — Il n’y a pas de place dans son corps pour une telle passion, ou bien il s’agit de trop peu de chose pour qu’il appréhende les conséquences, dit Buckingham ; mais qu’il parle. »

Avant qu’Hudson eut achevé son récit, Buckingham l’interrompit, en s’écriant : « Est-il possible que je sois soupçonné par Votre Majesté sur la parole de cette pitoyable variété de la famille des babouins ? — Lord félon, je t’appelle au combat ! » dit le petit homme, grandement offensé de la qualification qu’on lui donnait.

« Voyez-vous ! dit le duc ; le petit animal a tout à fait perdu l’esprit, et défie un homme qui n’aurait besoin d’autre arme que d’une bonne épingle pour lui traverser la poitrine, et qui, d’un coup de pied, pourrait le faire sauter de Douvres à Calais, sans qu’il fût besoin de yacht ou de bateau. Et que pouvez-vous attendre d’un idiot, engoué d’une danseuse de bas étage, qui dansait sur la corde à Gand en Flandre, à moins qu’ils n’unissent leurs talents pour aller se faire voir dans une baraque à la foire de Saint-Barthélémi ? N’est-il pas clair, en supposant que ce misérable pygmée n’agît point par malice, car toute son espèce nourrit une haine invétérée contre ceux qui jouissent des proportions ordinaires de l’humanité ; en supposant, dis-je, que tout cela n’est pas un mensonge perfide de son invention, n’est-il pas évident qu’il a pris des fusées et des pétards chinois pour des armes ? Il ne dit pas qu’il les ait touchées ou maniées ; et je doute que la simple vue suffise à ce vieil avorton, lorsque quelque lubie ou quelque prévention s’est emparée de sa caboche, pour qu’il puisse distinguer un mousqueton d’un boudin. »

Le vacarme horrible que fit le nain dès qu’il entendit ainsi rabaisser ses connaissances militaires, la précipitation avec laquelle il débita les preuves de son expérience belliqueuse, et les ridicules grimaces qu’il fit pour donner de la force à ses assertions, excitèrent un moment l’hilarité du roi, et même celle des hommes d’état qui l’entouraient ; ce qui ajouta quelque ridicule à la bizarrerie de cette scène. Charles mit un terme à la querelle, en ordonnant au nain de se retirer.

On reprit alors avec plus de régularité la discussion de son témoignage, et Ormond fut le premier à observer que le petit homme en disait plus qu’on ne l’avait d’abord pensé, puisqu’il parlait d’une conversation fort extraordinaire et criminelle, tenue par les gens du duc qui l’avaient transporté au palais.

« Je sais que les discours charitables de milord d’Ormond ne manqueront jamais de me rendre un bon office dans l’occasion, » dit le duc avec dédain : « mais je le défie, lui et tous mes autres ennemis ; et il me sera aisé de prouver que cette prétendue conspiration, si elle a quelque fondement, n’est qu’un stratagème pour détourner de dessus les catholiques l’odieux qui s’attache si justement à leur secte, et le faire retomber sur les protestants. Voici une créature qui était à moitié chemin de la potence, et qui, le jour même où elle échappe à la main du bourreau, avec qui tout le monde pense qu’elle méritait de faire plus ample connaissance, vient chercher à noircir la réputation d’un pair protestant. Et qu’allègue-t-elle ? Une conversation décelant un projet de haute trahison, qu’ont tenue trois ou quatre musiciens allemands ; conversation entendue à travers les fentes d’un étui de violoncelle, et cela, tandis que ce marmouset était renfermé dedans, porté sur les épaules d’un homme. Le petit coquin, en répétant leur langage, montre qu’il comprend aussi peu l’allemand que mon cheval ; et quand même il aurait bien entendu, saisi exactement, et rapporté sans se tromper ce qu’ils disaient, est-ce que, même dans ce cas, mon honneur doit être compromis par le discours que tiennent de tels gens, avec qui je n’ai jamais eu d’autres rapports que ceux qui pouvaient concerner leur profession. Pardonnez-moi, sire, si j’ose ajouter que les hommes d’état profonds qui essayèrent d’étouffer la conspiration papiste, par le prétendu complot du tonneau de farine, n’obtiendront guère plus de crédit cette fois par leurs fictions établies sur des violoncelles et des concertos. »

Les conseillers présents s’entre-regardèrent ; Charles tourna sur les talons, et marcha à grands pas dans le cabinet. En ce moment, on annonça que les Peveril père et fils venaient d’arriver au palais, et le roi donna l’ordre de les introduire en sa présence.

Ils avaient reçu l’injonction de se rendre à la cour dans un moment plein d’intérêt pour eux. Après avoir été relâchés par Bridgenorth de la manière et aux conditions dont le lecteur doit avoir connaissance par la conversation de ce dernier avec Christian, ils avaient gagné le logement de lady Peveril, qui les attendait avec une joie mêlée de terreur et d’incertitude. La nouvelle de l’acquittement lui était parvenue, grâce à l’empressement du fidèle Lance-Outram ; mais son esprit avait depuis été alarmé du long retard qu’ils mettaient à paraître, et surtout en entendant parler du désordre qui avait eu lieu dans Fieet-Street et dans le Strand.

Après que les premiers transports occasionnés par leur réunion se furent calmés, lady Peveril en jetant un regard d’inquiétude sur son fils comme pour lui recommander la prudence, dit qu’elle allait lui présenter la fille d’un ancien ami, que jamais (elle appuya sur ce mot) il n’avait vue auparavant. « Cette jeune personne, ajouta-t-elle, est la fille unique du colonel Mitford, du pays de Galles : il a voulu qu’elle vînt auprès de moi et demeurât quelque temps sous ma tutelle, se sentant lui-même incapable d’entreprendre son éducation. — Oui, oui, dit sir Geoffrey, Dick Mitford doit être vieux maintenant ; je crois même qu’il a passé les soixante-dix ans. Ce n’était déjà plus un poulet, mais un coq pour la besogne, lorsqu’il joignit le marquis d’Hertford à Namptwich avec deux cents Gallois. Par saint George ! Julien, j’aime cette enfant comme si elle était de mon propre sang ! Lady Peveril n’aurait jamais pu résister à cette épreuve sans elle : et de plus, Bick Mitford m’a envoyé mille pièces d’or fort à propos, lorsque, grâce à ce procès, il nous restait à peine une pièce marquée de la croix pour empêcher le diable de danser dans nos poches. Je m’en suis servi sans scrupule, parce qu’il y a une coupe de bois à faire à Martindale lorsque nous y arriverons ; et Dick Mitford sait qu’en pareille occasion j’aurais agi de même envers lui. Il est singulier qu’il ait été le seul de mes amis qui ait pensé que je pourrais avoir besoin de quelques pièces d’or. »

Pendant que sir Geoffrey parlait de la sorte, l’entrevue entre Alice et Julien eut lieu sans qu’il parût autrement y faire attention qu’en s’écriant : « Embrasse-la, Julien, embrasse-la. Que diable ? est-ce donc là la manière dont tu apprends à saluer une dame à l’île de Man, comme si ses lèvres étaient un fer de cheval encore rouge. Ne vous en fâchez pas, ma jolie petite amie. Julien est naturellement timide, et a été élevé par une vieille dame ; mais vous le trouverez, tout bien considéré, aussi galant que je l’ai été pour vous, ma belle. Et maintenant, dame Peveril, à table, à table ! Il faut que le vieux renard se remplisse la panse quoiqu’il ait été chassé par les chiens toute la journée. »

Lance, dont il fallut ensuite écouter les joyeuses félicitations, eut le bon esprit de les abréger pour s’occuper de faire venir du restaurant voisin un dîner simple, mais substantiel, auquel Julien prit part, assis comme par enchantement entre sa mère et sa maîtresse. Il comprit aisément que lady Peveril était l’amie sûre à qui Bridgenorth avait définitivement confié la surveillance de sa fille, et sa seule inquiétude était de savoir ce que ferait et dirait son père lorsqu’il apprendrait de qui elle était réellement la fille. Il eut néanmoins le bon esprit de ne pas permettre que ces prévisions troublassent la joie de sa situation actuelle, pendant laquelle plusieurs signaux de reconnaissance, presque imperceptibles, mais remplis de charme pour les deux amants, s’échangèrent sous les yeux de lady Peveril, sans qu’elle y trouvât à redire, et à la faveur de la gaieté bruyante du vieux baronnet, qui parlait pour deux, mangeait pour quatre, et buvait pour six. Il aurait peut-être poussé un peu trop loin cette dernière occupation, s’il n’eût été interrompu par la personne qui lui apporta l’ordre du roi de se rendre incontinent auprès de Sa Majesté à White-Hall, et d’amener son fils avec lui.

Lady Peveril fut alarmée, et Alice pâlit, agitée de la même inquiétude ; mais le vieux chevalier qui ne voyait jamais au-delà de ce qui s’offrait naturellement à sa vue, attribua cet ordre au désir empressé du roi de le féliciter sur l’heureuse issue de son jugement ; intérêt de la part de Sa Majesté qu’il ne trouvait nullement extraordinaire, puisque lui-même payait si cordialement de retour cette bienveillance du souverain. Il se rappela, non sans une agréable surprise, qu’avant de quitter le tribunal, on lui avait donné à entendre qu’il serait prudent à lui de retourner à Martindale sans se présenter à la cour ; restriction qu’il jugeait aussi éloignée des sentiments du roi qu’elle l’était des siens propres.

Tandis qu’il se consultait avec Lance-Outram sur les moyens de nettoyer son ceinturon de buffle et la poignée de son sabre aussi promptement que la circonstance le permettait, lady Peveril put informer plus clairement Julien qu’Alice avait été mise sous sa protection par la volonté de son père, et avec le consentement de celui-ci à leur union, si elle pouvait avoir lieu. Elle ajouta qu’elle avait résolu d’employer la médiation de la comtesse de Derby pour surmonter les obstacles que l’on pouvait appréhender de la part de sir Geoffrey.



CHAPITRE XLIX.

CONCLUSION.


Au nom du roi, rengainez vos épées et vos poignards.
Sheridan. La Critique.


Quand le père et le fils entrèrent dans le cabinet du roi, il fut facile de s’apercevoir que sir Geoffrey avait obéi aux ordres du prince avec la même célérité que s’il eût été appelé par le son du boute-selle ; ses cheveux et ses vêtements en désordre, quoiqu’ils montrassent le zèle et la promptitude qu’il avait coutume de déployer lorsque Charles Ier l’appelait à un conseil de guerre, paraissait un peu violer les règles de la convenance dans un salon et en temps de paix. Il s’arrêta à la porte du cabinet ; mais lorsque le roi lui dit d’approcher, il s’avança rapidement, et, toutes les sensations de sa jeunesse et des derniers mois de sa vie se réveillant et se croisant dans sa mémoire, il se jeta à genoux devant le monarque, saisit sa main, et, sans même essayer de parler, pleura abondamment. Charles, qui sentait profondément aussi long-temps que l’objet qui lui faisait impression se trouvait sous les yeux, se prêta pour quelque temps aux transports du vieux chevalier. « Mon bon sir Geoffrey, dit-il, vous avez été maltraité ; nous vous devons un dédommagement, et nous trouverons l’occasion de payer notre dette. — Je n’ai rien souffert, vous ne me devez rien, sire, dit le vieillard ; je m’embarrassais peu de ce que les coquins disaient de moi : je savais qu’ils ne trouveraient jamais douze honnêtes gens pour croire un mot de leurs damnés mensonges. Je confesse pourtant que je mourais d’envie de les battre lorsqu’ils m’appelaient traître à Votre Majesté ; mais avoir une occasion si prompte de présenter mes devoirs à Votre Majesté me dédommage de tout. Les drôles voulaient me persuader que je ne devais pas me présenter à la cour… Ha ! ha ! »

Le duc d’Ormond s’aperçut que le roi rougissait fortement ; car c’était en effet de la cour que provenait l’avis particulier donné à sir Geoffrey, de partir pour la campagne sans paraître à White-Hall. Il soupçonnait de plus que le brave chevalier ne s’était pas levé de table le gosier tout à fait sec, après les fatigues d’une journée si agitée. « Mon vieil ami, » lui dit-il tout bas, « vous oubliez que votre fils doit-être présenté : permettez-moi d’avoir cet honneur. — Je demande très-humblement pardon à Votre Grâce, dit sir Geoffrey, mais c’est un honneur que je me réserve, car je pense que personne n’a autant de titres à l’offrir et à le consacrer au service de Sa Majesté que le père qui l’a engendré. Julien, avance, et agenouille-toi. Le voici, avec la permission de Votre Majesté… Julien Peveril, un échantillon de la vieille souche, un rejeton aussi vigoureux, quoique un peu moins haut, que le vieux tronc lorsqu’il commençait à verdir. Recevez-le, sire, comme un fidèle serviteur, il est à vous à vendre et à pendre[129], comme disent les Français : s’il craint le fer ou le feu, la hache ou la potence, pour le service de Votre Majesté, je le renie, ce n’est pas mon fils, je le désavoue, et il peut aller dans l’île de Man, dans l’île des Chiens, ou dans l’île des Diables, peu m’importe. »

Charles fit signe de l’œil à Ormond, et ayant, avec sa courtoisie ordinaire, exprimé sa conviction profonde que Julien imiterait la loyauté de ses ancêtres, et particulièrement celle de son père, il ajouta qu’il pensait que Sa Grâce le duc d’Ormond avait à communiquer au chevalier quelque chose qui importait à son service. Sir Geoffrey fit alors un salut militaire et suivit le duc, qui se mit à l’interroger sur les événements de la journée. En même temps Charles, après s’être assuré que le fils n’avait pas la tête aussi joyeusement monté que le père, lui demanda et en obtint un récit exact de tout ce qui s’était passé après le jugement.

Julien, avec toute la clarté et la précision que demandait un pareil sujet traité devant la personne à qui il parlait, raconta tout ce qui avait eu lieu jusqu’à l’arrivée de Bridgenorth, et le roi fut si satisfait de la manière dont il faisait sa narration, qu’il se félicita avec Arlington d’avoir au moins le témoignage d’un homme de sens sur ces événements obscurs et mystérieux. Mais dès que Bridgenorth eut été mis en scène, Julien hésita à le nommer ; et quoiqu’il fît mention de la chapelle qu’il avait vue remplie d’hommes armés, et du langage violent du prédicateur, il se hâta d’ajouter que néanmoins ils s’étaient retirés sans en venir à aucune extrémité, et avaient tous quitté la maison avant que son père et lui fussent mis en liberté.

« Et vous vous retirâtes tranquillement pour aller dîner dans Fleet-Street, jeune homme, » dit le roi d’un ton sévère, « sans donner avis à un magistrat de l’assemblée dangereuse qui s’était tenue dans le voisinage de notre palais, et dont les membres n’avaient pas caché leur intention de se porter à des actes criminels. »

Peveril rougit, et se tut. Le roi fronça le sourcil, et se retira à l’écart pour causer avec Ormond, qui rapporta que le père paraissait n’avoir rien su de l’affaire.

« Et le fils, je suis fâché de le dire, reprit le roi, semble plus éloigné de vouloir dire la vérité que je ne m’y attendais. Nous avons toute sorte de témoins pour cette singulière investigation : un témoin fou dans le nain, un témoin ivre dans le père, et maintenant un témoin muet. Jeune homme, » continua-t-il en s’adressant à Julien, « votre conduite est moins franche que je ne m’y attendais de la part du fils de votre père. Il faut que je sache quelle est cette personne avec qui vous vous êtes entretenu si intimement : vous la connaissez, je présume ? »

Julien avoua que oui ; mais mettant un genou en terre, il demanda pardon à Sa Majesté de ce qu’il cachait son nom : « il avait été mis en liberté, dit-il, à cette condition. — Ce fut une promesse forcée, d’après vos propres aveux, répondit le roi, et je ne puis vous autoriser à la tenir ; il est de votre devoir de dire la vérité. Si vous craignez Buckingham, le duc se retirera. — Je n’ai aucune raison de craindre le duc de Buckingham, dit Peveril ; si j’ai eu à faire avec quelqu’un de sa maison, c’est la faute de cet homme et non la mienne. — Parbleu ! dit le roi, je commence à y voir clair. Il me semblait bien aussi que je me remettais ta physionomie : n’es-tu pas la même personne que je rencontrai chez Chiffinch un de ces matins ? La chose ne m’était pas revenue en mémoire depuis ; mais tu me dis alors, je m’en souviens maintenant, que tu étais le fils de ce joyeux baronnet qui se tient là-bas la panse garnie de ses trois bouteilles. — Il est vrai, sire, dit Julien, que j’ai rencontré Votre Majesté chez M. Chiffinch, où je crains d’avoir eu le malheur de vous déplaire ; mais… — Ne parlons plus de cela, jeune homme, ne parlons plus de cela ; mais je me rappelle que vous aviez avec vous cette belle sirène dansante… Buckingham, je vous parie de l’or contre de l’argent à poids égal, que c’était elle qui était destinée à occuper l’intérieur du violoncelle ? — Votre Majesté a deviné, dit le duc ; et je soupçonne qu’elle m’a joué un tour en substituant le nain à sa place ; car Christian…. — Au diable Christian ! dit avec impatience le roi ; « je voudrais qu’on l’amenât ici, cet homme éternel à qui l’on renvoie toujours la balle. » À peine ce désir avait-il été manifesté, que l’on annonça l’arrivée de Christian. « Qu’il entre, dit le roi ; mais attendez, il me vient une idée. Dites-moi, monsieur Peveril, cette danseuse qui sut vous donner accès auprès de nous par la singulière légèreté de sa danse, n’appartient-elle pas, selon votre dire, à la comtesse de Derby ? — Je l’ai vue au service de cette dame pendant des années, répondit Julien. — Alors nous ferons venir la comtesse, dit le roi. Il est bon que nous sachions qu’elle est au vrai cette petite sylphide : et si elle est aujourd’hui si complètement aux ordres de Buckingham et de son Christian, je pense qu’il serait charitable d’instruire Sa Seigneurie de tout cela car je doute qu’elle veuille, dans ce cas, la garder à son service. De plus, » continua-t-il en se parlant à lui-même, ce Julien, qu’il y a également lieu de soupçonner dans cette affaire, d’après son silence obstiné, est aussi de la maison de la comtesse. Nous coulerons cette affaire à fond, et rendrons à chacun ce qui lui est dû. »

La comtesse de Derby, qui avait été aussitôt prévenue, entrait dans le cabinet du roi par une porte au moment même où Christian et Zarah ou Fenella, étaient introduits par l’autre. Le vieux chevalier de Martindale, qui était rentré auparavant, pouvait à peine se contenir, malgré les signes que lui faisait la comtesse, tant il désirait saluer son ancienne amie ; mais d’Ormond, le retenant par le bras d’une main officieuse, finit par le déterminer à rester tranquille.

Lady Derby, après une profonde révérence faite au roi, adressa au reste de la noble compagnie un salut moins cérémonieux, sourit à Julien, et ne fut pas peu surprise à l’apparition inattendue de Fenella. Buckingham se mordit les lèvres, car il vit que l’arrivée de lady Derby dérangerait probablement tout son système de défense et il lança un coup-d’œil à Christian, dont le regard fixé sur la comtesse était animé de l’implacable malignité que l’on voit briller dans celui de la vipère, tandis que l’émotion violente qu’il éprouvait avait rendu ses joues presque noires.

« Y a-t-il quelqu’un ici que Votre Seigneurie reconnaisse, » dit gracieusement le roi, « outre vos anciens amis Ormond et Arlington ? — Je vois, mon suzerain, deux dignes amis de la maison de mon mari, répondit la comtesse : « sir Geoffrey Peveril et son fils, dont le dernier est un membre distingué de la maison de mon fils. — N’y a-t-il point quelque autre personne de votre connaissance ? continua le roi. — Une infortunée qui fait partie de ma maison, et qui disparut de l’île de Man, à l’époque où Julien Peveril en partit pour une affaire importante. On croyait qu’elle était tombée du haut des rochers dans la mer. — Votre Seigneurie avait-elle quelque raison de soupçonner (pardonnez-moi, dit le roi, de vous faire une pareille question), quelque intimité déplacée entre monsieur Peveril et cette jeune fille. — Mon suzerain, » dit la comtesse en rougissant d’indignation, « la réputation de ma maison ne fut jamais attaquée. — Ne vous fâchez pas, comtesse, dit le roi ; c’est seulement une question que je fais : de telles choses se voient dans les maisons les mieux réglées. — Non pas dans la mienne, sire, dit la comtesse ; d’ailleurs, Julien Peveril a trop de fierté et d’honneur pour s’engager dans une intrigue avec une malheureuse créature que sa triste situation met, pour ainsi dire, en dehors de l’humanité. »

Zarah la regarda, et serra les lèvres comme pour retenir les paroles qui étaient prêtes à s’en échapper.

« Je ne sais que penser, dit le roi. Ce que dit Votre Seigneurie peut être vrai en général, mais les goûts sont quelquefois si étranges ! Cette jeune fille ne paraît plus dans l’île de Man dès que le jeune homme la quitte ; et aussitôt qu’il paraît à Londres, on la voit dans le parc de Saint-James, sautant et dansant comme une sylphide. — Impossible ! dit la comtesse ; elle ne sait pas danser. — Je soupçonne, dit le roi, qu’elle sait faire plus de choses que Votre Seigneurie ne le soupçonne ou ne l’approuverait. »

La comtesse se redressa, et resta muette d’indignation.

Le roi poursuivit : « Peveril n’est pas plus tôt à Newgate, que, d’après ce que rapporte le respectable petit Hudson, notre jeune dégourdie s’y trouve incontinent. Sans demander comment elle y est entrée, je pense charitablement qu’elle avait trop bon goût pour s’y rendre à cause du nain. Ah ! ah ! je pense que j’ai frappé juste, maître Julien ! »

Julien tressaillit en effet à ces mots du roi ; car ils lui rappelèrent les visites qu’il avait reçues pendant la nuit dans sa prison.

Le roi le regarda fixement, et continua ensuite : « Eh bien ! messieurs, Peveril est amené devant le tribunal, et n’est pas plus tôt libre que nous le trouvons dans la maison où le duc de Buckingham préparait ce qu’il appelle une mascarade musicale. Par ma foi ! je regarde comme à peu près certain que cette égrillarde a donné le change à Sa Grâce, et nous a lâché le nain dans le violoncelle, pour se réserver ces moments précieux et les passer avec maître Julien Peveril… Est-ce que vous ne pensez pas comme moi, monsieur Christian, vous que l’on mêle à tout ? Y a-t-il du vrai dans cette conjecture ? »

Christian lança un coup-d’œil sur Zarah, et lut dans ses yeux quelque chose qui l’embarrassa. « Il ne savait rien, dit-il ; il avait à la vérité retenu cette danseuse sans pareille pour jouer le rôle en question dans la mascarade projetée, et elle devait sortir au milieu d’une pluie de feu produite par des pièces d’artifice, préparées fort ingénieusement de manière à ne causer aucun accident, avec des parfums pour neutraliser l’odeur de la poudre ; mais il ignorait pourquoi (si ce n’est qu’elle était volontaire et capricieuse comme tous les grands génies), elle avait fait échouer le concert en mettant à sa place ce petit magot de nain. — Je voudrais, dit le roi, que cette petite danseuse voulût bien à son tour donner son témoignage sur cette affaire mystérieuse, en employant les moyens qui lui servent à exprimer sa pensée. Quelqu’un ici est-il en état de l’entendre ? » Christian dit qu’il la comprenait un peu depuis qu’il avait fait sa connaissance à Londres. La comtesse n’ouvrit pas la bouche ; mais le roi s’étant adressé à elle, elle répondit un peu sèchement qu’elle devait nécessairement avoir des moyens habituels de se faire entendre d’une personne qui était demeurée auprès d’elle pendant tant d’années.

« D’après ce que nous savons, je croirais, dit Charles, que maître Julien Peveril possède mieux que personne la clef de son langage. »

Le roi regarda d’abord Peveril, qui rougit comme une jeune fille du sens attaché aux paroles du roi, et tourna subitement les yeux vers la muette supposée, dont les joues commençaient déjà à perdre la légère teinte qui les avait d’abord colorées. Un moment après, à un signal de la comtesse, Fenella, ou Zarah, s’avança ; puis s’étant agenouillée et ayant baisé la main de sa maîtresse, elle se tint debout les bras croisés sur la poitrine, d’un air soumis, aussi différent de celui qu’elle avait dans le harem du duc de Buckingham que la contenance d’une Madeleine diffère de celle d’une Judith : néanmoins c’était là la moindre preuve qu’elle donnait en ce moment de son talent à changer de rôle ; car elle jouait si bien celui de muette, que Buckingham, avec toute la finesse de son discernement, resta incertain si la créature qu’il avait devant les yeux était bien réellement la même que celle qui avait, sous un costume différent, fait une telle impression sur son imagination, ou n’était en effet que l’être disgracié qu’elle représentait. On remarquait en elle tous les signes extérieurs qui indiquent la privation de l’organe de l’ouïe, et la sagacité admirable par laquelle la nature y supplée. Aucun son ne faisait trembler ses lèvres. Elle paraissait complètement insensible à tout ce qui se disait autour d’elle ; mais, d’un autre côté, son œil vif et animé semblait impatient de dévorer le sens des paroles que le mouvement des lèvres pouvait seul lui faire saisir.

Interrogée à l’aide des moyens qui lui étaient familiers, Zarah confirma le récit de Christian dans tous ses points, et avoua qu’elle avait déjoué le projet de la mascarade en mettant le nain à sa place ; quant au motif qui l’avait fait agir, elle refusa de l’expliquer, et la comtesse ne la pressa pas davantage.

« Tout, dit Charles, tend à disculper milord de Buckingham d’une accusation si absurde. Le témoignage du nain est trop fantastique ; celui des deux Peveril n’atteint point le duc ; celui de la jeune muette exclut toute possibilité de le supposer coupable. Il me semble, milords, que nous devons lui déclarer qu’il est entièrement déchargé d’une accusation trop ridicule pour qu’on pût la soumettre à un examen plus sérieux que celui que nous en avons fait à la hâte. »

Arlington s’inclina en signe d’approbation ; mais Ormond parla franchement, et dit : « Je perdrais, sire, dans l’opinion du duc de Buckingham, dont les rares talents sont généralement reconnus, si je disais que mon esprit est complètement satisfait en cette occasion. Mais je me conforme à l’esprit du temps, et je comprends qu’il serait très-dangereux d’accuser, sur des griefs tels que ceux que nous avons été en état de recueillir, les intentions d’un protestant aussi zélé que Sa Grâce. Si le duc avait été catholique et en butte à de pareils soupçons, la Tour eût été une prison trop douce pour lui. »

Buckingham s’inclina vers le duc d’Ormond avec une expression de dépit que son triomphe même ne pouvait déguiser. « Tu me le paieras ! » murmura-t-il d’un ton qui marquait toute la profondeur et toute l’aigreur de son ressentiment ; mais le vieux et fier Irlandais, qui avait déjà bravé sa fureur, s’embarrassa peu de cette marque de mécontentement.

Le roi, faisant alors signe aux autres courtisans de passer dans le grand salon, arrêta Buckingham qui se préparait à les suivre ; et, lorsqu’ils furent seuls, il lui demanda d’un air significatif qui fit remonter au visage du duc tout le sang qui coulait dans ses veines : « Depuis quand, George, votre utile ami, le colonel Blood, est-il devenu musicien ?… Vous vous taisez, ajouta-t-il. Ne cherchez pas à nier le fait, car, quand une fois on a vu ce scélérat, on n’oublie plus sa figure… À genoux, à genoux, George, et reconnaissez que vous avez abusé de ma facilité… Ne cherchez pas à vous justifier, cela ne servirait de rien. J’ai vu moi-même cet homme parmi vos Allemands, comme vous les appelez ; et vous savez ce que je dois penser d’une telle circonstance. — Eh bien, croyez que j’ai été coupable, très-coupable, sire, » dit le duc accablé par le témoignage de sa conscience, et tombant à genoux ; « croyez que de pernicieux conseils m’ont égaré, que j’étais fou ; croyez tout ce que vous voudrez, mais ne supposez pas que j’aie pu former ou seconder un complot dirigé contre votre personne. — Je ne le suppose pas, dit le roi ; je vois en vous, Villiers, le compagnon de mes dangers et de mon exil ; et loin de penser que vous eussiez de plus mauvais desseins que vous ne le dites, je suis convaincu que vous vous faites plus coupable que vous n’avez jamais eu l’intention de l’être. — Par tout ce qu’il y a de sacré, » dit le duc toujours à genoux, « si je n’eusse été engagé avec ce coquin de Christian au point que ma fortune et ma vie en dépendaient… — Oh ! si vous ramenez Christian sur la scène, » dit Charles en souriant, « il est bon que je me retire. Allons, Villiers, lève-toi ; je te pardonne, et te prescris seulement un acte de pénitence, la malédiction que tu prononças toi-même contre le chien qui te mordit : le mariage et la retraite dans tes terres. »

Le duc se releva confus, et suivit le roi dans le salon, où Charles entra appuyé sur l’épaule du lord repentant, à qui il fit si bonne mine, que les plus clairvoyants de ceux qui étaient présents furent portés à douter que les soupçons élevés contre le duc eussent aucun fondement réel.

La comtesse de Derby avait, dans cet intervalle, tenu conseil avec le duc d’Ormond, les Peveril et ses autres amis ; et, d’après leur avis unanime, quoique avec la plus grande répugnance, elle fut amenée à penser qu’il suffisait, pour réparer l’honneur de sa maison, qu’elle se fût ainsi montrée à la cour ; et que le parti le plus sage, après cette démonstration, était de se retirer dans son île, sans provoquer davantage le ressentiment d’une faction puissante. Elle prit congé du roi dans les formes, et lui demanda la permission d’emmener avec elle la malheureuse créature qui s’était si étrangement soustraite à sa protection, pour se lancer dans un monde où sa situation l’exposait à toute espèce de maux.

« Votre Seigneurie me pardonnera-t-elle ? dit Charles. J’ai long-temps étudié votre sexe ; je me trompe fort si votre petite suivante n’est pas, aussi bien qu’aucun de nous, en état de se suffire à elle-même. — Impossible ! dit la comtesse. — Très-possible et très-vrai, » dit le roi à voix basse. « Je vais sur-le-champ vous convaincre du fait, quoique l’expérience soit trop délicate pour pouvoir être faite par tout autre que Votre Seigneurie. La voilà là-bas qui n’a pas l’air d’entendre plus que le pilier de marbre contre lequel elle s’appuie. Maintenant, si lady Derby veut faire en sorte de placer sa main près de la région du cœur de notre héroïne, ou seulement sur son bras, de manière à s’apercevoir, par les battements du pouls, des émotions qu’elle éprouve, et que vous, milord d’Ormond, vous trouviez quelque prétexte pour faire sortir Julien Peveril, je vous montrerai dans un moment que les sons de la parole peuvent émouvoir. »

La comtesse très-surprise, craignant quelque plaisanterie embarrassante de la part de Charles, et cependant incapable de réprimer sa curiosité, se plaça près de Fenella, comme elle appelait sa petite muette, et, tout en lui faisant des signes, trouva moyen de placer la main sur son poignet.

En ce moment, le roi passant près d’elle, dit : « C’est une action horrible ! ce scélérat de Christian a poignardé le jeune Peveril ! »

Le témoignage muet du pouls qui battait comme si l’on eût déchargé un canon à l’oreille de la pauvre fille, fut accompagné d’un cri si lamentable, qu’il affligea et fit tressaillir le bon monarque lui-même. « Je ne faisais que plaisanter, dit-il ; Julien se porte bien, ma jolie fille. Je me suis seulement servi de la baguette d’un certain dieu aveugle, appelé Cupidon, pour déterminer une de ses vassales sourde et muette à faire usage de ses facultés. — Je suis découverte ! » dit-elle, les yeux fixés sur le plancher ; « je suis découverte ! et il est juste que celle dont la vie a été employée à trahir les autres soit prise dans ses propres filets. Mais, où est mon maître en iniquité ? où est Christian, qui m’a dressée à jouer le rôle d’espion près de cette dame confiante, jusqu’à la mettre presque entre ses mains sanguinaires ? — Ceci, dit le roi, exige un examen plus secret. Que tous ceux qui ne sont pas immédiatement intéressés à cette affaire sortent de l’appartement, et qu’on amène de nouveau ce Christian devant nous. Misérable ! » continua-t-il en s’adressant à Christian, « dites quelles sont les ruses que vous avez pratiquées, et quels moyens extraordinaires vous avez mis en usage. — Ainsi elle m’a livré ! dit Christian, livré aux fers et à la mort, uniquement à cause d’une vaine passion qui ne sera jamais satisfaite ! Mais apprends, Zarah, » ajouta-t-il, en s’adressant à elle d’un air sombre, « qu’en ce moment où ton témoignage me condamne à périr, c’est une fille qui assassine son père ! »

L’infortunée le regarda, frappée de stupeur. « Vous disiez, » bégaya-t-elle enfin, « que j’étais la fille de votre frère, mort assassiné. — C’était pour que tu acceptasses avec moins de répugnance le rôle que je te destinais dans mes projets de vengeance, et aussi pour cacher ce que les hommes appellent l’opprobre de ta naissance. Mais tu es ma fille ! et tu dois au climat de l’Orient, où ta mère est née, ces passions impétueuses que je m’efforçais de faire servir à mes desseins, mais qui, ayant pris un autre cours, ont fini par causer la ruine de ton père. La Tour est le lot que l’on me réserve, je suppose ? »

Il prononça ces paroles d’un grand sang-froid, et parut à peine remarquer la douleur extrême de sa fille, qui, s’étant jetée à ses pieds, pleurait et sanglotait amèrement. — Cela ne sera pas, » dit le roi touché de compassion à cette scène de douleur. « Si vous consentez, Christian, à quitter ce pays, il y a sur la Tamise un vaisseau prêt à faire voile pour la Nouvelle-Angleterre : allez ! portez dans d’autres pays vos noires intrigues. — Je pourrais appeler de cette sentence, » dit hardiment Christian ; « et si je m’y soumets, c’est que je le veux bien. Il ne m’eût fallu qu’une demi-heure pour m’acquitter envers cette femme orgueilleuse de tout ce que je lui dois ; mais la fortune a refusé de me seconder. Lève-toi, Zarah ! plus de Fenella ! Dis à la comtesse de Derby que si la fille d’Édouard Christian, la nièce de la victime qu’elle a assassinée, s’est trouvée chez elle dans un état de domesticité, ce n’était que pour accomplir des projets de vengeance, malheureusement déjoués ! Tu vois ta folie maintenant : tu voulais suivre ce jeune homme qui ne t’a payée que d’ingratitude, oublier toute autre pensée pour obtenir de lui un regard ; et maintenant te voilà proscrite, abandonnée, moquée, insultée par ceux que tu aurais pu fouler à tes pieds si tu t’étais conduite moins imprudemment ! Mais viens, tu es encore ma fille : il est d’autres cieux que celui qui couvre la Grande-Bretagne. — Arrêtez, dit le roi ; il faut que nous sachions par quels moyens cette jeune fille s’est introduite auprès de ceux que renfermaient nos prisons. — Cette question, sire, doit être adressée à votre geôlier très protestant, et aux pairs zélés protestants aussi, qui, pour obtenir une connaissance exacte des secrets de la conspiration papiste, ont inventé ces ingénieuses ouvertures qui permettent de visiter les prisonniers dans leurs cellules de nuit ou de jour. Sa Grâce, le duc de Buckingham, peut aider Votre Majesté, si vous êtes disposé à faire une enquête. — Christian, dit le duc, tu es le plus effronté coquin qui ait jamais vécu. — Parmi ceux qui n’ont pas le rang de pair, cela se peut, » répondit Christian ; et il sortit en emmenant sa fille.

« Suivez-le, Selby, dit le roi ; ne le perdez pas de vue que le vaisseau n’ait mis à la voile. S’il ose remettre les pieds sur le sol de la Grande-Bretagne, ce sera à ses risques et périls. Plût à Dieu que nous fussions ainsi débarrassés de tous les hommes aussi dangereux que lui ! Je désirerais également, » ajouta-t-il après avoir réfléchi un moment, « que toutes nos intrigues politiques et toutes nos alarmes insensées pussent se terminer aussi paisiblement que cette affaire. Voilà une conspiration qui n’a pas coûté une goutte de sang, et tous les éléments d’un roman, mais sans la conclusion ordinaire. Nous avons ici la princesse errante d’une île (pardonnez-moi, comtesse de Derby), un nain, une magicienne mauresque, un scélérat endurci, un homme de qualité repentant, et cependant le tout fini sans potence ni mariage. — Pas tout à fait sans ce dernier point, » dit la comtesse qui avait eu occasion de causer en particulier avec Julien pendant la soirée ; « il y a un certain major Bridgenorth qui aurait attendu la conclusion de cette affaire si elle eût été poursuivie ; mais Votre Majesté abandonnant toute recherche ultérieure, il a le dessein, comme nous en sommes instruite, de quitter l’Angleterre pour toujours. Or ce Bridgenorth a légalement acquis les anciens domaines de Peveril, qu’il désire restituer à leur famille, en y joignant quantité de belles et bonnes terres, à condition que notre jeune Julien les recevra comme dot de sa fille et héritière unique. — Par ma foi, dit le roi, il faut qu’elle soit bien disgraciée par la nature, si Julien se fait presser pour l’accepter à de si belles conditions. — Ils s’aiment comme des amants du siècle dernier, dit la comtesse ; mais le vieux et brave chevalier ne goûte pas une alliance avec une tête-ronde. — Notre recommandation y pourvoira, dit le roi ; sir Geoffrey Peveril, qui a tant souffert en mainte occasion pour obéir à nos ordres, ne refusera pas aujourd’hui d’obtempérer à nos avis, quand ils auront pour but de le dédommager de toutes ses pertes. »

On peut supposer que le roi ne parlait pas ainsi sans être bien convaincu de l’ascendant illimité qu’il avait sur l’esprit du vieux tory : car trois ou quatre semaines après, les cloches de Martindale-Moultrassie sonnaient à toute volée pour célébrer l’union des deux familles aux domaines desquelles il devait son double nom ; et le fanal du château s’éleva dans les airs, éclairant les collines et les vallées, et appelant à la joie tout ce qui se trouvait à vingt milles à la ronde.


fin de peveril du pic.



  1. Loge des fées, lieu qui n’existe en effet que dans l’imagination de l’auteur. a. m.
  2. Vers de la première églogue de Virgile, et dont voici le sens : Je ne ressents aucune envie certainement, j’ai plutôt de la surprise. a. m.
  3. Vers du deuxième livre :
    Obstupui, steteruntque comœ, et vox faucibus hæsit,

    que Delille a ainsi rendu :
    Je frémis, ma voix meurt et mes cheveux se dressent.

    a. m.
  4. Fameux libraire, éditeur des Œuvres de Walter Scott et autres, à Édimbourg. a. m.
  5. Dans l’intérieur des murs, ou dans la maison. a. m.
  6. Du grec, εἲδολον, image, apparition, fantôme ; d’où vient notre mot idole, parce que, dans les auteurs sacrés, il signifie une statue consacrée à une divinité et honorée d’un culte. a. m.
  7. Les louanges que nous nous donnons déplaisent. a. m.
  8. Que les gens de guerre cèdent le pas aux gens de robe. a. m.
  9. Se hâter d’arriver au fait ou d’entrer en matière. a. m.
  10. Ceci est dit en plaisantant. a. m.
  11. I had skimmed the cream of the narrative, dit le texte : J’avais enlevé la crème de la narration. a. m.
  12. Il est parti, s’est échappé, a fait irruption. a. m.
  13. Titre d’un roman de l’auteur. a. m.
  14. Menace difficile à rendre en français et qui rappelle une portion du vers de Virgile, dont le sens est : Je devrais ! a. m.
  15. Ouvrage périodique de Johnson, dans le genre du Spectateur d’Addison. a. m.
  16. Son énorme bec s’avance comme une arme. a. m.
  17. Ridge-and-furrow, façon de bas à côte. a. m.
  18. Nom sous lequel Washington Irving, auteur américain, a publié deux de ses ouvrages. a. m.
  19. Un des personnages du roman de l’Antiquaire. a. m.
  20. Scandal broth, manière d’exprimer une partie de thé, où d’ordinaire il y a des cancans parmi les femmes. Broth est le nom écossais pour soup, la soupe. a. m.
  21. Whilam, mot écossais pour formerly, jadis. a. m.
  22. Maraschino, marasquin, liqueur de Zara, tirée du fruit d’un arbuste appelé marasch. a. m.
  23. Soupe écossaise faite avec un coq et une grande quantité de poireaux, auxquels on ajoute quelquefois des pruneaux. a. m.
  24. Shun, mot qui veut dire éviter. a. m.
  25. To be hob or nob, vivre avec quelqu’un de pair à compagnon. a. m.
  26. Noms de lieux en Angleterre. a. m.
  27. Breuvage composé de vin, d’eau bouillante, de sucre, de noix muscade, et d’une tranche de citron. a. m.
  28. Fameux Bibliomane. a. m.
  29. C’est-à-dire qui lui assignent le rang qu’il doit tenir par son mérite. a. m.
  30. Noms de trois imprimeurs anglais de la première époque. a. m.
  31. Mauvais en soi. a. m.
  32. Contre, mot latin usité dans la chicane. a. m.
  33. C’est-à-dire Balfour de Burley, dans les Contes de mon Hôte. a. m.
  34. Comté de Derby. a. m.
  35. Town, ville, bourg, et castle, château : le Bourg du Château. a. m.
  36. Comté de Chester. a. m.
  37. Titre adopté par ceux qui prenaient les armes pour le roi. a. m.
  38. Sobriquet injurieux par lequel on désignait le parlement, formé par Cromwell des restes de l’ancien parlement. a. m.
  39. Olivier Cromwell. a. m.
  40. C’est ainsi que par plaisanterie, en Angleterre, on appelle la bière ou l’orge qui a servi à la brasser a. m.
  41. Mot qui veut dire plein de bonté. a. m.
  42. Gouffre réputé sans fond, une des merveilles du Pic. a. m.
  43. Voir le drame de Shéridan, intitulé le Critique. a. m.
  44. Il dénonça cent prêtres, d’où lui vint le surnom de Century. a. m.
  45. Mot qui veut dire sang sauvage. a. m.
  46. Nom que les Normands donnaient aux anciens barons ou thanes saxons d’Angleterre, comme on le voit dans Ivanhoe. Cette noblesse agricole fait valoir elle-même ses terres. a. m.
  47. Charles II, poursuivi par les républicains, s’était réfugié et tenu caché sur un chêne : ce qui le sauva. a. m.
  48. Doomster, dit le texte : juge criminel. a. m.
  49. Christian veut dire chrétien. a. m.
  50. Un liard. a. m.
  51. Terme de mépris, emprunté à l’ancien dialecte normand. a. m.
  52. Avec la force armée. a. m.
  53. Jack la lantern phrase proverbiale pur exprimer feu follet. a. m.
  54. Gagne-Bataille. Bridgenorth veut dire Pont du Nord. a. m.
  55. There is no making a silk purse out of sow’s ear : proverbe populaire. a. m.
  56. Ici l’interlocuteur joue sur le mot man, qui veut dire homme, et qui est en même temps le nom de l’île dont il est question. a. m.
  57. Courtisans beaux esprits. a. m.
  58. Les portraits de ces belles se voient encore aujourd’hui dans une galerie du château de Windsor. a. m.
  59. Auteur d’un traité sur la pêche. a. m.
  60. Le fort Noir. a. m.
  61. Hérodiade était la mère de Salomé, qui obtint d’Hérode Antipas, son oncle, la tête de saint Jean-Baptiste, pour quelques pas exécutés avec grâce devant lui Die autem natali Herodis saltavit filia Herodiadis in medio, et placuit Herodi S. Matth. c. xiv. L’auteur a donc commis ici une légère méprise, en substituant Hérodiade à Salomé. a. m.
  62. L’Auteur emploie ici comme nous l’expression anglaise would be, qui appartient au conditionnel du verbe être (to be). L’espèce de jeu de mots qui en résulte est à peu près intraduisible. a. m.
  63. Espère de Rominagrobis, invoqué par les sorcières de Macbeth, dans Shakspeare. a. m.
  64. Nom d’un médecin français, personnage d’un drame de Shakspeare. a. m.
  65. Un bandit. a. m.
  66. Dickon et Dick sont des abréviations familières de Richard. a. m.
  67. Valet d’écurie. a. m.
  68. Vin de Xérès, près de Cadix. a. m.
  69. Et ainsi des autres. a. m.
  70. Supplice dont les lois anglaises punissent le crime de lèse-majesté. a. m.
  71. Sachons profiter de la vie. a. m.
  72. L’auteur joue ici sur le mot Chamberlain, qui signifie, comme nom appellatif, chambellan, et quelquefois valet d’auberge. On comprend l’impossibilité où se trouve le traducteur de rendre ces sortes de plaisanteries. a. m.
  73. Nom forgé à ce qu’il paraît. Si l’on en faisait la décomposition, on y trouverait owl, mot anglais qui signifie hibou, et spiegel, mot allemand qui veut dire miroir ; et en liant ce mot le génitif allemand, on aurait miroir au hibou. a. m.
  74. Espèce de préservatifs contre les tentations de l’esprit malin. Ce mot vient de φύλαξ, qui signifie gardien. a. m.
  75. Mot saxon, qui veut dire assemblée sur une montagne. a. m.
  76. Rompre une pièce d’or ou d’argent, est, en Écosse, une cérémonie emblématique pratiquée entre deux amants forcés de se séparer. Ils rompent la pièce en deux portions, et chacun porte la sienne sur son cœur, où elle reste jusqu’au retour, pour être échangée en signe de fidélité ; le refus équivaut à un manque de foi. a. m.
  77. Forest pony, dit le texte. a. m.
  78. Latin que les médecins traduisent par hystérie. a. m.
  79. Clod-compelling, dit le texte ; ce qui rappelle le cloud-compelling ou assemble-nuages. a. m.
  80. Sobriquet de Charles II. a. m.
  81. Monnaie de cuivre anglaise équivalant à un centime. a. m.
  82. Il s’agit de l’épitaphe satirique de Charles II, faite par Rochester. a. m.
  83. Le texte offre ici une équivoque intraduisible, qui fait allusion aux mœurs relâchées du duc. a. m.
  84. L’auteur a sans doute voulu dire naviculam, nacelle ou supernans, surnageant, au lieu de naculum, qui ne se trouve pas dans les lexiques. L’interlocuteur prétend qu’il viderait la coupe, fût-elle aussi grande qu’une nacelle. a. m.
  85. C’est-à-dire, Shaftesbury, politique intrigant de l’époque. a. m.
  86. Ned pour Édouard. a. m.
  87. Tous firent silence. (Virg. Én. liv. II, v. 1) a. m.
  88. Une des maîtresses de Charles II, qui en fit une duchesse. a. m.
  89. Nom d’une école de droit à Londres. a. m.
  90. Seaest le nom de la mer, et gull veut dire tout à la fois mouette oiseau de mer et tromper. Ici le mot Seagull pourrait se rendre par Goéland. a. m.
  91. Allusion à ce passage de l’Écriture sainte : La sagesse a deux filles qui disent toujours : Apporte, apporte. Proverbes ch. 30, v. 15. a. m.
  92. En Angleterre, les joueurs de profession nomment docteurs (doctors) dans leur argot, les dés faux ou pipés. a. m.
  93. Les grammairiens nomment allitération la répétition des mêmes lettres : Buckingham feint, en plaisantant, de croire que son gentilhomme a réuni avec intention les mots comtes, capitaines et clergé qui commencent tous trois par un c. a. m.
  94. Personnage de Richard III de Shakespeare. a. m.
  95. Poète dramatique médiocre que l’envie opposait à Dryden. a. m.
  96. Sobriquet d’un bourreau en Angleterre. a. m.
  97. Mistress Chiffinch and Chiffinch’s mistress. Le mot mistress signifie dans le premier sens madame, et dans le second maîtresse. a. m.
  98. Reine des fées. a. m.
  99. I will have time beat into thee, dit le texte. a. m.
  100. Cette phrase est en français dans le texte. a. m.
  101. Escalier qui descend la Tamise, dans le quartier dit le Strand, à Londres. a. m.
  102. Lieu de refuge alors existant à Londres, et dont il est question dans les Aventures de Nigel. a. m.
  103. Tente de bateau. a. m.
  104. Auteur d’un traité sur les armes. a. m.
  105. En italien, piccolo, petit ; uomo, homme ; piccoluomini, petits hommes. Ce dernier mot était le nom propre d’un général italien de ce temps-là. a. m.
  106. Proverbe anglais qui signifie : « Ce n’est qu’une juste représaille. » a. m.
  107. Jour de fête des ramoneurs à Londres. a. m.
  108. Of en anglais, a, devant les noms propres de nobles, un emploi analogue à celui de la préposition de en français : Of-Alley signifie l’allée ou le passage De.
  109. Il y a dans le texte baggage, qui veut dire aussi fille. C’est un jeu de mots intraduisible. a. m.
  110. Personnage du Marchand de Venise, de Shakspeare. a. m.
  111. Personnage d’un drame anglais intitulé la Réputation. a. m.
  112. Acteur distingué de ce temps-là. a. m.
  113. Victoire ! victoire ! Grande est la vérité, elle prévaudra. a. m.
  114. Allusion à un passage de Dryden. a. m.
  115. Le Paradis perdu de Milton. a. m.
  116. Un liard. a. m.
  117. Ces mots sont en français dans le texte. a. m.
  118. Personnage de la Tempête de Shakspeare. a. m.
  119. C’est-à-dire, le procureur général.
  120. Maxime de droit, qui signifie, que ce qui n’est pas apparent, c’est-à-dire clairement prouvé ou démontré, est aux yeux de la justice comme s’il n’existait point. a. m.
  121. Le lion de Juda a vaincu. a. m.
  122. Tuerie près de Jérusalem, ou brasier pour les sacrifices faits à Moloch. Isaïe. a. m.
  123. Petite glande au milieu du cerveau, où quelques physiologistes placent le siège de l’âme. a. m.
  124. Jeu de mots sur well, qui veut dire bien. a. m.
  125. Christian, en anglais, signifie Chrétien : ces deux mots viennent du latin Christianus. a. m.
  126. Altération de l’allemand verloren, qui signifie perdu. a. m.
  127. Par Dieu. a. m.
  128. Phrase allemande qui signifie : Tout est perdu. a. m.
  129. Ou plutôt à dépendre, ce qui signifie : à dépenser, à employer de quelque façon que ce soit. a. m.