Peveril du Pic/Lettre préface

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 10-22).


LETTRE,


EN FORME DE PRÉFACE,


ÉCRITE


PAR LE RÉVÉREND DOCTEUR DRYASDUST D’YORK,


AU CAPITAINE CLUTTERBUCK,


DEMEURANT À FAIRY-LODGE[1], PRÈS KENNAQUAIR.




Mon digne et cher monsieur,

J’aurais pu répondre à votre dernière lettre par ce passage classique : Haud equidem invideo miror magis[2] ; car bien que, dès l’enfance, mon esprit se soit occupé sans cesse des restes de l’antiquité, cependant je n’aime pas que les spectres ou fantômes se fassent commentateurs ; et véritablement le récit de votre conversation avec notre illustre aïeul dans la crypte, ou cabinet le plus secret des éditeurs d’Édimbourg, produisit presque sur moi le même effet que l’apparition de l’ombre d’Hector sur le héros de l’Énéide :

Obstupui, steteruntque comæ[3]

Je le répète, j’ai été surpris de cette vision, sans vous envier le plaisir d’avoir vu notre illustre père. Mais il paraît à présent qu’il lui est permis de se montrer à sa famille plus librement qu’autrefois, ou que le digne vieillard est devenu un peu plus causeur dans ces derniers temps. Bref, pour que votre patience ne s’épuise pas en conjectures, j’ai moi-même été favorisé de la vision de l’auteur de Waverley. Ne pensez pas que je veuille mal à propos m’en faire accroire, si j’ajoute que cette entrevue a été marquée par des circonstances où se montre une condescendance en quelque sorte plus formelle que dans celles qui accompagnèrent votre conférence avec lui chez nos dignes éditeurs ; car la vôtre avait l’air d’une rencontre fortuite, tandis que la mienne fut précédée de la communication d’un gros rouleau de papier, contenant une nouvelle histoire intitulée Peveril du Pic.

Je ne me fus pas plus tôt aperçu que ce manuscrit consistait en un récit de la longueur de peut-être trois cents pages par volume, ou environ, que je compris tout de suite de qui me venait cette faveur ; et m’étant mis à en parcourir les feuilles, je commençai à concevoir de fortes espérances que je pourrais bien en voir incessamment l’auteur lui-même.

De plus, je regarde comme une circonstance remarquable que, tandis qu’une pièce placée au fond du magasin de M. Constable[4] fut regardée comme un lieu d’une solennité suffisante pour votre audience, notre vénérable doyen se plut à m’accorder la mienne dans l’endroit le plus retiré de mes propres appartements, intra parietes[5] pour ainsi dire, et à l’abri de toute interruption. Je dois aussi faire remarquer que les traits, la forme et les vêtements de l’eidolon[6], comme vous nommez très-bien l’apparition de notre père commun, me semblèrent plus déterminés et plus distincts qu’il ne vous avait été donné de les voir à sa première visite. Nous en parlerons plus loin ; mais le ciel me préserve de me glorifier ou de prétendre à aucune supériorité sur les autres descendants de notre père commun, pour en avoir reçu ces marques décidées de préférence ! Laus propria sordet[7]. Je suis bien convaincu que cet honneur a été accordé, non pas à ma personne, mais à mon habit ; que cette préférence n’a pas élevé Jonas Dryasdust au-dessus de Clutterbuck, mais le docteur en théologie au-dessus du capitaine : Cedant arma togœ[8], maxime que l’on ne doit oublier en aucun temps, et qu’il convient surtout de se rappeler quand le militaire est en demi-solde.

Mais je songe que je vous tiens pendant tout ce temps sous le porche ; et vous fatigue de longues inductions, lorsque vous voudriez me voir properare in mediam rem[9]. Qu’il en soit selon que vous le voulez ; car, comme Sa Grâce dit de moi avec esprit : « Personne ne raconte aussi bien une histoire que Dryasdust, lorsqu’il est une fois arrivé au point d’où il faut partir » jocosè hoc[10]. Mais, pour en revenir à mon récit, j’avais goûté le charme[11] de la narration que j’avais reçue il y a environ une semaine, et cela avec beaucoup de peine et de difficulté ; car l’écriture de notre père commun est devenue si fine et si griffonnée que j’étais obligé de me servir d’une forte loupe. Sentant mes yeux un peu fatigués vers la fin du second volume, je me penchai en arrière dans mon fauteuil, et commençai à examiner si plusieurs des objections qui ont été particulièrement mises en avant contre notre père et patron ne pouvaient pas être considérées comme s’appliquant d’une manière spéciale aux papiers que je venais de lire. « Il y a là assez de fictions, me disais-je à moi-même, pour embrouiller la marche de toute une histoire, assez d’anachronismes pour bouleverser toute la chronologie ! le vieillard a rompu tout frein : abiit, evasit crupit.[12].

Pendant que ces réflexions me passaient par l’esprit, je tombai dans une espèce de rêverie à laquelle je suis assez sujet après dîner, quand je suis absolument seul ou que je n’ai avec moi que mon vicaire. J’étais éveillé néanmoins, car je me souviens d’avoir vu se dessiner dans la braise de mon foyer une mitre, avec les tours d’une cathédrale sur le second plan ; de plus je me rappelle avoir considéré un certain temps la belle prestance du docteur Whiterose, mon oncle maternel, le même dont il est fait mention dans le Cœur du Mid-Lothian[13], et dont le portrait, si gracieux avec la perruque et le costume sacerdotal, est suspendu au-dessus de ma cheminée. Je me souviens, outre cela, d’avoir remarqué les fleurons du cadre en chêne sculpté, et d’avoir jeté les yeux sur les pistolets qui pendent au-dessous, armes avec lesquelles, dans l’année 1746, qui fut si féconde en événements, mon grand-oncle avait l’intention d’aller épouser la cause du prince Charles-Édouard ; car, à dire vrai, il faisait si peu de cas de sa sûreté personnelle lorsqu’il s’agissait de maintenir les principes du haut clergé, qu’il n’attendait que la nouvelle de l’arrivée de ce prince à Londres pour rejoindre ses étendards.

Je trouve que l’espèce d’assoupissement dont je jouissais alors me laisse la liberté de me livrer aux meilleurs et aux plus profondes pensées qui puissent naître dans mon esprit. Je rumine en imagination des sujets tristes ou gais, dans un état qui tient le milieu entre la veille et le sommeil, et que je considère comme tellement favorable à la philosophie, qu’il ne me semble pas douteux que quelques-uns de ses systèmes les plus fameux n’aient été conçus sous son influence. Mon domestique est en conséquence dressé à marcher comme sur le duvet, les gonds de ma porte sont soigneusement huilés, et toutes les précautions prises pour m’empêcher d’être prématurément et rudement rappelé au grand jour de cette pénible vie. Mes habitudes à cet égard sont si bien connues, que les écoliers eux-mêmes passent dans ma petite rue sur la pointe du pied, entre quatre et cinq heures. Ma cellule est absolument le palais de Morphée. Il y a bien, à vrai dire, un coquin de marchand de balais, un braillard quem ego…[14], mais on pourra s’en occuper à l’une des prochaines assises.

Comme ma tête se penchait en arrière du fauteuil, dans la situation philosophique que je viens de décrire, et que les yeux du corps commençaient à se fermer, afin sans doute que ceux de l’intelligence fussent mieux ouverts, je fus réveillé en sursaut par un coup frappé à la porte d’une façon plus impérativement bruyante qu’il n’est ordinaire aux visiteurs qui connaissent mes habitudes. Je me redressai sur mon siège, et j’entendis mon domestique marcher précipitamment dans le passage, suivi d’un pas lourd et cadencé qui ébranlait tellement la longue galerie planchéiée en chêne, qu’il attira forcément mon attention : « Un étranger, monsieur, arrivant d’Édimbourg par la malle-poste du Nord, désire parler à Votre Révérence. » Telles furent les paroles de Jacob en ouvrant la porte à deux battants ; et le ton effaré dont il les prononça, quoiqu’il n’y eût rien de particulier dans l’annonce en elle-même, me prépara à l’arrivée d’un visiteur d’une qualité et d’une importance peu ordinaires.

L’auteur de Waverley entra. C’était un homme corpulent et d’une taille élevée, enveloppé dans une redingote de voyage qui couvrait un habillement complet couleur de tabac, taillé sur le modèle de celui que portait le célèbre Rôdeur[15] ; son chapeau rabattu (car il dédaignait la frivolité moderne d’une casquette de voyage) était assujetti sur sa tête par un grand mouchoir de soie, de manière à protéger à la fois ses oreilles contre le froid et contre le babil de ses facétieux compagnons de voyage, dans la voiture publique d’où il venait à l’instant de descendre. Ses grands sourcils épais et gris avaient une expression de finesse satirique et de bon sens ; ses traits étaient d’ailleurs largement prononcés, et plutôt lourds qu’annonçant l’esprit et le génie ; mais son nez se projetait d’une manière remarquable, et me rappela ce vers du poète latin :

Immodicum surgit pro cuspide rostrum[16]


Un gros bâton de voyage était dans sa main ; une cravate de Barcelone double entourait son cou ; son ventre était un peu saillant, « mais c’est peu de chose ; » ses culottes étaient d’une étoffe forte et serrée ; et une paire de bottes qui retombaient pour ne pas gêner ses robustes mollets, laissait voir ses bons bas de voyage en laine d’agneau, faits, non pas au métier, mais à l’aiguille, d’après l’ancienne et vénérable mode, et connus en Écosse sous le nom de bas à côtes[17]. Son âge paraissait être beaucoup au-dessus de la cinquantaine, mais ne pouvait atteindre soixante ans ; ce que j’observai avec plaisir, comptant que nous pourrons encore avoir de lui bon nombre d’ouvrages ; d’autant plus que son air robuste et bien portant, l’étendue et la force de sa voix, la fermeté de sa démarche, la rotondité de son mollet, la force de ses poumons quand il tousse, et l’emphase sonore de son éternuement, étaient autant de signes d’une constitution faite pour résister au temps.

En considérant ce vigoureux personnage, je ne pus m’empêcher d’être frappé de l’idée qu’il réalisait dans mon imagination l’homme robuste du n° 2, qui fournit un sujet de considérations si variées à notre amusant et élégant voyageur Utopien, M. Geoffrey Crayon[18]. En effet, n’était un certain petit trait dans la conduite dudit homme robuste… je veux dire sa galanterie envers son hôtesse, chose qui dérogerait beaucoup au caractère de notre doyen… je serais disposé à conclure que M. Crayon avait, dans cette mémorable occasion, réellement passé son temps dans le voisinage de l’auteur de Waverley. Mais notre digne patriarche, soit dit à sa louange, loin de cultiver la société du beau sexe, semble, en évitant le commerce des femmes, imiter un peu l’humeur de notre ami et parent, maître Jonathan Oldbuck, comme je fus conduit à le conjecturer d’après une circonstance qui se présenta immédiatement après son entrée.

Après avoir exprimé de mon mieux au vénérable visiteur combien j’étais reconnaissant de sa présence, je lui proposai, comme le rafraîchissement le plus convenable à l’heure qu’il était, de faire venir ma cousine et ménagère, miss Catherine Whiterose, avec les choses nécessaires pour offrir le thé ; mais il rejeta ma proposition avec un dédain digne du laird de Monkbarns[19]. « Point de boisson scandaleuse[20], s’écria-t-il ; point d’absurde bavardage de femme pour moi. Faites mousser la bière dans le pot, coupez une tranche de bœuf ; je ne désire d’autre société que la vôtre, d’autre rafraîchissement que celui que le tonneau et le gril peuvent fournir.

Le beefsteak, la rôtie et le pot de bière furent bientôt prêts ; et soit qu’il fût une apparition ou un être corporel, mon visiteur déploya un adresse à jouer du couteau qui aurait fait envie à un chasseur affamé, après une chasse au renard de quarante milles. Il ne manqua pas non plus de faire de forts et solennels appels, non seulement au pot de bière dont j’ai déjà parlé, mais à deux flacons d’excellent madère et de vieux porto venus de Londres. J’avais extrait le premier d’un lieu où il se faisait et s’améliorait à la chaleur favorable du four ; l’autre, d’une cachette profonde située dans ma cave antique, qui jadis[21] peut avoir contenu les vins destinés aux vainqueurs du monde, la voûte étant bâtie de briques romaines. Je ne pus m’empêcher d’admirer le digne vieillard et de le féliciter sur le vigoureux appétit qu’il déployait pour les mets substantiels de la vieille Angleterre. « Monsieur, répliqua-t-il, je dois manger comme un Anglais pour me montrer digne de prendre ma place dans l’une des sociétés les mieux choisies de francs esprits anglais, qui se soient jamais assemblées pour découper une tranche de bœuf de montagne ou un généreux plum-pudding. »

Je lui demandai, mais avec toute la déférence et toute la réserve possibles, où il se rendait, et à quelle société distinguée il appliquait une définition si générale. Je vais, en imitant humblement votre exemple, rapporter notre dialogue sous une forme dramatique, excepté lorsque la description deviendra nécessaire.

L’auteur de Waverley. À qui pourrais-je appliquer une telle définition, si ce n’est à la seule société à qui elle soit parfaitement applicable… À ces juges infaillibles des vieux livres et du vieux vin : au club de Roxburg à Londres ? N’avez-vous pas appris que j’ai été élu membre de cette société choisie de bibliomanes ?

Dryasdust (fouillant dans sa poche). J’en ai appris quelque chose par le capitaine Clutterbuck qui m’a écrit… oui, voilà sa lettre… que ce bruit courait parmi les antiquaires écossais, lesquels en étaient fort alarmés, craignant que l’on ne vous amenât par séduction à la préférence hérétique du bœuf anglais sur le mouton à tête noire de sept ans, du maraschino[22] sur le whisky, et de la soupe à la tortue sur la soupe de cock-a-lekie[23], auquel cas ils seraient obligés de vous renier comme un homme perdu… Mais, ajoute le cher correspondant, qui a la main un peu militaire… plus accoutumée à manier l’épée que la plume… « notre ami est tellement sur ses gardes… » Je crois qu’il a mis sur ses gardes[24]… qu’il faudra une forte tentation pour le tirer de son incognito. »

L’auteur. Une forte tentation, sans doute ; mais c’en est une puissante que d’être faufilé[25] avec les hauts barons des trésors littéraires d’Althorp et de Hodnet[26], de sabler avec eux le négus[27] au madère, préparé par le classique Dibdin[28]… d’assister à ces débats profonds qui assignent à chaque petit volume dont la dorure est ternie, son collier, non pas de chevalier de la Jarretière, mais de très révérend docteur[29] ; de boire à la mémoire immortelle de Caxton, de Valdarar, de Pynson[30], et des autres créateurs de ce grand art qui nous a fait tous et chacun en particulier ce que nous sommes. Voilà, mon fils, des tentations pour lesquelles vous me voyez maintenant sur le point de résigner ce tranquille intérieur de la vie où, ne connaissant personne et de tous inconnu, si ce n’est par l’intermédiaire de la famille que j’ai fait naître et qui donne de si belles espérances… je me proposais de terminer paisiblement le soir de ma vie. »

En parlant ainsi, notre vénérable ami fit une autre attaque au pot de bière, comme si un tel discours lui avait suggéré ce spécifique contre les maux de la vie, recommandé dans la célèbre réponse de l’anachorète de Johnson…

Viens, mon enfant, prendre un verre de bière.

Quand il eut replacé le pot d’argent sur la table, et soupiré profondément pour reprendre haleine, après la rasade qui avait longuement interrompu chez lui la respiration, je ne pus m’empêcher d’en faire autant avec un ton de compassion si pathétique, qu’il fixa les yeux sur moi d’un air surpris. « Que signifie cela ? » dit-il, montrant un peu d’humeur ; « est-ce que vous, la créature de ma volonté, vous porteriez envie à mon élévation ? vous ai-je consacré à vous et à vos confrères les meilleurs moments de ma vie depuis sept ans, pour que vous ayez la présomption de murmurer et de vous plaindre, parce que, dans ceux qui suivront, je cherche à me procurer quelques jouissances dans une société si bien appropriée à mes goûts ? » Je m’humiliai devant le vieillard offensé, et protestai de mon innocence en tout ce qui pourrait lui déplaire. Il parut en partie apaisé, mais tint encore fixé sur moi son regard soupçonneux, pendant qu’il m’interrogeait avec ces paroles du vieux Norton, dans la ballade du Soulèvement du Nord :

Que me demandes-tu, mon fils Francis Norton,
Mon plus jeune héritier ? pourquoi prendre ce ton ?
J’entrevois de l’humeur dans ton âme offensée ;
Quels qu’en soient les motifs, ouvre-moi ta pensée.

Dryasdust. Implorant donc votre indulgence paternelle pour ma présomption, je vous dirai que je soupirais à la pensée que vous alliez peut-être vous aventurer dans une société de critiques, pour qui, comme habiles antiquaires, la recherche de la vérité est un devoir, et qui par conséquent pourraient infliger la plus sévère censure à ces excursions qu’il vous plaît si souvent de faire hors du sentier de l’histoire véritable.

L’auteur. Je vous comprends : vous voulez dire que ces savants personnages auront peu de tolérance pour un roman ou un récit fictif basé sur l’histoire.

Dryasdust. C’est que je crains que leur respect pour les fondements ne soit tel, qu’il ne soient disposés à trouver à redire à la nature inconsistante de l’édifice ; de même que chaque voyageur classique se répand en expressions de douleur et d’indignation, lorsqu’en traversant la Grèce il vient à apercevoir un kiosque turc s’élevant sur les ruines d’un ancien temple.

L’auteur. Mais puisque nous ne pouvons rebâtir le temple, un kiosque peut être une jolie chose, n’est-il pas vrai ? peu correct dans son architecture, strictement et classiquement parlant ; mais offrant quelque chose d’extraordinaire à l’œil, et de fantastique à l’imagination, que le spectateur considère avec un plaisir égal à celui qui naît de la lecture d’un conte oriental.

Dryasdust. Je suis incapable de lutter avec vous en métaphores, monsieur ; mais je dois dire, pour la décharge de ma conscience, que vous êtes très fort blâmé de corrompre les sources pures des connaissances historiques. Vous en approchez, dit-on, comme ce campagnard ivre, qui autrefois souilla le cristal de la source où se désaltérait sa famille en y jetant une vingtaine de pains de sucre et une barrique de Rhum, et par là convertit un breuvage simple et bienfaisant en un fluide enivrant, stupéfiant et abrutissant ; plus agréable, il est vrai, au goût que le breuvage naturel, mais par cette raison même plus séduisant et plus dangereux.

L’auteur. Je reconnais la justesse de votre métaphore, docteur ; néanmoins, quoiqu’un bon punch ne puisse pas suppléer au manque d’une source vive, c’est, lorsqu’on en use modérément, un liquide non malum in se[31] et j’aurais regardé comme indigne du ministre de la paroisse, si, ayant aidé à vider la fontaine le samedi soir, il eût prêché le dimanche matin contre l’hospitalité de l’honnête campagnard. Je lui aurais répondu que le goût seul de la liqueur aurait dû le mettre sur ses gardes ; et que, s’il en avait pris une goutte de trop, il devait en accuser plutôt sa propre imprudence que l’hospitalité de celui qui l’avait traité.

Dryasdust. J’avoue que je ne vois pas exactement comment ceci peut s’appliquer à la circonstance.

L’auteur. Non ; vous êtes un de ces nombreux argumentateurs qui ne veulent jamais suivre leur métaphore un pas au-delà de la route qu’ils lui ont tracée. Je m’explique. Un pauvre diable comme moi, fatigué de puiser dans son imagination stérile et bornée, cherche quelque sujet général, dans le champ vaste et illimité de l’histoire, qui renferme des exemples de toute espèce…, s’arrête à quelque personnage, à quelque combinaison de circonstances, ou à quelque trait frappant de mœurs qu’il juge pouvoir être avantageusement mis en œuvre comme base d’une narration fabuleuse…, les revêt des couleurs que son habileté peut lui fournir…, l’orne d’accessoires romanesques qui peuvent rehausser l’effet général… donne aux caractères les nuances qui contrastent le mieux les unes avec les autres…, et croit peut-être qu’il a rendu quelque service au public, s’il peut lui présenter une peinture fictive et animée, pour laquelle l’anecdote ou la circonstance originale dont il s’est emparé ne fournissait qu’une légère esquisse. Je ne vois pas le plus petit mal à cela. Les trésors de l’histoire sont accessibles à tout le monde, et ne s’épuisent ni ne s’appauvrissent pas plus par les données qu’on y emprunte, que la fontaine n’est mise à sec par l’eau que nous en tirons pour nos besoins domestiques. Et pour répliquer à l’accusation modérée de fausseté, portée contre un récit positivement annoncé comme une fiction, on ne peut répondre que par l’exclamation de Prior :

Morbleu, peut-on jurer du vrai d’une chanson ?

Dryasdust. Oui, mais je crains que vous ne fassiez ici qu’éluder l’accusation. On ne vous impute pas sérieusement de défigurer l’histoire, quoique je vous assure avoir vu quelques graves traités dans lesquels on avait jugé nécessaire de contredire vos assertions.

L’auteur. C’était certainement diriger une décharge d’artillerie contre un brouillard du matin.

Dryasdust. Mais on affirme, en outre, et plus spécialement, que vous courez le danger de faire négliger l’histoire… les lecteurs se contentant des connaissances confuses et superficielles qu’ils acquièrent dans vos ouvrages, et qui ont pour effet de les porter à négliger les sources d’information plus sincères et plus exactes.

L’auteur. Je nie la conséquence. Au contraire, je me flatte plutôt d’avoir appelé l’attention du public sur plusieurs points qu’ont éclaircis des écrivains plus instruits et plus laborieux, précisément à cause de l’intérêt qu’y ont attaché mes romans. Je pourrais citer des exemples ; mais je hais la vanité… je hais la vanité. L’histoire de la baguette divinatoire est bien connue : c’est un petit bout de verge sans valeur par lui-même ; mais elle indique par ses mouvements où sont cachées sous terre les veines du métal précieux, qui enrichissent ensuite les spéculateurs par qui elles sont laborieusement et soigneusement exploitées. Je ne prétends pas avoir plus de mérite pour mes allusions historiques ; mais c’est toujours quelque chose.

Dryasdust. Nous, antiquaires plus sévères, monsieur, nous pouvons avouer que ceci est vrai, sous ce rapport, que vos ouvrages peuvent avoir parfois porté des hommes d’un jugement solide à des recherches qu’ils n’auraient peut-être pas autrement songé à entreprendre. Mais vous n’en restez pas moins responsable du tort d’abuser les jeunes gens, les personnes indolentes ou frivoles, entre les mains desquelles vous mettez des ouvrages qui ont tellement l’apparence de livres instructifs, qu’elles s’appliquent à les lire sans que leur conscience trouve rien de blâmable dans cette manière d’employer le temps, et qui habituent ainsi leurs cerveaux légers à se contenter des notions mal digérées, incertaines et souvent fausses, dont vos romans abondent.

L’auteur. Il serait très inconvenant à moi, révérend docteur, d’accuser de verbiage une personne qui porte votre habit ; mais dites-moi, je vous prie, n’y aurait-il pas quelque chose de semblable dans le pathos au moyen duquel vous faites valoir ces dangers ? Je maintiens, au contraire, qu’on initiant ainsi les personnes actives et les jeunes gens « à des vérités sévères, sous la forme de fictions agréables », je rends service aux plus spirituels et aux plus aptes d’entre eux ; car l’amour de la science n’a besoin que d’un commencement…, la moindre étincelle fait prendre feu lorsque la traînée de poudre est bien préparée. Lorsque le lecteur s’est intéressé à des aventures et à des caractères feints, attribués à une époque historique, il en vient bientôt à désirer de connaître quels furent réellement les faits, et si le romancier les a convenablement représentés.

Mais, même dans le cas où l’esprit du lecteur le plus nonchalant se contente de la lecture légère qu’il a faite d’une fiction romanesque, il déposera encore le livre avec un degré de connaissances, je ne dirai pas très exactes, mais telles qu’il ne les aurait pas acquises autrement. Et ceci ne se borne pas à des esprits médiocres et peu laborieux, mais embrasse au contraire plusieurs personnes d’un talent élevé, qui néanmoins, faute de temps ou de persévérance, veulent bien se contenter des notions superficielles qu’elles obtiennent de cette manière. L’illustre duc de Marlborough, par exemple, ayant cité avec inexactitude, en conversation, quelque fait de l’histoire d’Angleterre, fut sommé de nommer son autorité : « Les pièces historiques de Shakspeare, » répondit le vainqueur de Blenheim ; « la seule histoire d’Angleterre que j’aie jamais lue de ma vie. » Et si nous rentrons en nous-mêmes, nous nous convaincrons tous promptement combien mieux nous connaissons les parties de l’histoire anglaise que ce barde immortel a traitées dans ses drames, qu’aucune autre portion de l’histoire de la Grande-Bretagne.

Dryasdust. Et vous, mon digne maître, vous êtes ambitieux de rendre un pareil service à la postérité ?

L’auteur. Les saints me préservent d’être coupable d’une vanité si déplacée ! Je me borne à montrer ce qui s’est fait dans ce pays quand il était habité par des géants. Nous autres pygmées de ce temps-ci, nous pouvons néanmoins faire quelque chose ; et il est bon d’avoir un modèle devant nos yeux, quoique ce modèle soit inimitable.

Dryasdust. Bien, monsieur, avec moi vous pouvez dire ce que vous voudrez ; et pour des raisons bien connues de vous, il m’est impossible de lutter contre vous en argumentation. Mais je doute que tout ce que vous avez dit réconcilie le public avec les anachronismes des volumes que voilà. Vous tirez ici de sa tombe une comtesse de Derby, et vous l’affublez d’une suite d’aventures datées de vingt ans après sa mort.

L’auteur. Elle peut me poursuivre en dommages et intérêts, comme dans le cas de Didon versus[32] Virgile.

Dryasdust. Une faute plus grave, c’est que vos mœurs y sont peintes d’une manière même plus incorrecte que de coutume ; votre puritain est faiblement tracé en comparaison de votre caméronien[33].

L’auteur. Cette accusation est fondée, sans doute ; mais quoique je considère encore l’enthousiasme et l’hypocrisie comme ce qui prête le plus au ridicule et à la satire, néanmoins je sens la difficulté d’exposer le fanatisme au rire ou à l’horreur, sans employer des couleurs qui pourraient offenser les hommes sincèrement honnêtes et religieux. Beaucoup de choses sont légales, que l’expérience nous apprend être inconvenantes ; et il y a plusieurs sentiments qui sont trop respectables pour être attaqués, quoique nous ne les partagions pas entièrement.

Dryasdust. Sans compter, mon digne maître, que peut-être vous croyez le sujet épuisé.

L’auteur. Le diable emporte les hommes de cette génération, pour donner toujours de la conduite de leurs voisins la plus maligne explication ! »

En parlant ainsi, et me jetant, pour ainsi dire, de la main une espèce d’adieu assez brusque, il ouvrit la porte et descendit rapidement l’escalier. Je me levai précipitamment, et je sonnai mon domestique, qui entra aussitôt. Je lui demandai ce qu’était devenu l’étranger… il nia qu’aucune personne de cette espèce eût été introduite… Je lui indiquai du doigt les flacons vides : et il eut lui…, le front de donner à entendre que de tels vides se faisaient quelquefois apercevoir lorsque je n’avais pas d’autre compagnie que ma personne. Je ne sais que décider sur une matière aussi douteuse ; mais je suivrai certainement votre exemple, en plaçant ce dialogue, avec la présente lettre, en tête de Peveril du Pic. Je suis,

Mon cher monsieur,
Votre très-fidèle et très-obéissant serviteur.
Jonas Dryasdust.
Le jour de la Saint-Michel 1822, à York.



  1. Loge des fées, lieu qui n’existe en effet que dans l’imagination de l’auteur. a. m.
  2. Vers de la première églogue de Virgile, et dont voici le sens : Je ne ressents aucune envie certainement, j’ai plutôt de la surprise. a. m.
  3. Vers du deuxième livre :
    Obstupui, steteruntque comœ, et vox faucibus hæsit,

    que Delille a ainsi rendu :
    Je frémis, ma voix meurt et mes cheveux se dressent.

    a. m.
  4. Fameux libraire, éditeur des Œuvres de Walter Scott et autres, à Édimbourg. a. m.
  5. Dans l’intérieur des murs, ou dans la maison. a. m.
  6. Du grec, εἲδολον, image, apparition, fantôme ; d’où vient notre mot idole, parce que, dans les auteurs sacrés, il signifie une statue consacrée à une divinité et honorée d’un culte. a. m.
  7. Les louanges que nous nous donnons déplaisent. a. m.
  8. Que les gens de guerre cèdent le pas aux gens de robe. a. m.
  9. Se hâter d’arriver au fait ou d’entrer en matière. a. m.
  10. Ceci est dit en plaisantant. a. m.
  11. I had skimmed the cream of the narrative, dit le texte : J’avais enlevé la crème de la narration. a. m.
  12. Il est parti, s’est échappé, a fait irruption. a. m.
  13. Titre d’un roman de l’auteur. a. m.
  14. Menace difficile à rendre en français et qui rappelle une portion du vers de Virgile, dont le sens est : Je devrais ! a. m.
  15. Ouvrage périodique de Johnson, dans le genre du Spectateur d’Addison. a. m.
  16. Son énorme bec s’avance comme une arme. a. m.
  17. Ridge-and-furrow, façon de bas à côte. a. m.
  18. Nom sous lequel Washington Irving, auteur américain, a publié deux de ses ouvrages. a. m.
  19. Un des personnages du roman de l’Antiquaire. a. m.
  20. Scandal broth, manière d’exprimer une partie de thé, où d’ordinaire il y a des cancans parmi les femmes. Broth est le nom écossais pour soup, la soupe. a. m.
  21. Whilam, mot écossais pour formerly, jadis. a. m.
  22. Maraschino, marasquin, liqueur de Zara, tirée du fruit d’un arbuste appelé marasch. a. m.
  23. Soupe écossaise faite avec un coq et une grande quantité de poireaux, auxquels on ajoute quelquefois des pruneaux. a. m.
  24. Shun, mot qui veut dire éviter. a. m.
  25. To be hob or nob, vivre avec quelqu’un de pair à compagnon. a. m.
  26. Noms de lieux en Angleterre. a. m.
  27. Breuvage composé de vin, d’eau bouillante, de sucre, de noix muscade, et d’une tranche de citron. a. m.
  28. Fameux Bibliomane. a. m.
  29. C’est-à-dire qui lui assignent le rang qu’il doit tenir par son mérite. a. m.
  30. Noms de trois imprimeurs anglais de la première époque. a. m.
  31. Mauvais en soi. a. m.
  32. Contre, mot latin usité dans la chicane. a. m.
  33. C’est-à-dire Balfour de Burley, dans les Contes de mon Hôte. a. m.