Peveril du Pic/Chapitre 47

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 562-573).


CHAPITRE XLVII.

LE PACTE.


L’arrogant Buckingham devient circonspect.
Shakspeare. Richard III.


Avant de mettre sous les yeux du lecteur le récit de l’entrevue que Buckingham eut avec son souverain offensé, nous devons ne pas omettre un ou deux faits moins importants qui s’étaient passés entre Sa Grâce et Chiffinch, dans le court trajet d’York-Place à White-Hall.

En partant, le duc tâcha d’apprendre de ce courtisan la cause particulière qui le faisait appeler si précipitamment à la cour. Chiffinch répondit adroitement qu’il s’agissait sans doute de quelque partie de danse à laquelle le roi désirait qu’il assistât.

Cela ne satisfit pas entièrement Buckingham ; car, songeant à son téméraire projet, il ne pouvait s’empêcher d’appréhender qu’il ne fût découvert. Après un moment de silence, « Chiffinch, » dit-il tout-à-coup, « avez-vous fait part à quelqu’un de ce que le roi m’a dit ce matin au sujet de lady Anna ? — Milord duc, » répondit Chiffinch avec hésitation, « assurément mon devoir envers le roi… mon respect pour Votre Grâce… — Vous n’en avez donc parlé à personne ? » dit le duc d’un ton brusque.

« À personne, » murmura faiblement Chiffinch, car il était intimidé par les manières de plus en plus sévères du duc.

« Vous mentez comme un infâme ! dit le duc ; vous l’avez dit à Christian ! — Votre Grâce, dit Chiffinch, Votre Grâce… peut se rappeler que je lui ai dit le secret de Christian, que la comtesse de Derby était arrivée. — Et vous pensez qu’une perfidie peut en compenser une autre ? Non, non : il me faut une autre réparation. Soyez sûr que je vous fais sauter la cervelle avant que vous descendiez de voiture, si vous ne me dites la vérité sur ce message de la cour. »

Comme Chiffinch hésitait sur la réponse qu’il devait faire, un homme qui, à la lueur des torches que portaient toujours alors les laquais placés derrière la voiture et les valets de pied courant à la portière, pouvait distinguer aisément les personnes assises dans la voiture, s’approcha, et chanta d’une voix forte le refrain d’une vieille chanson française, sur la bataille de Marignan, dans lequel on imitait le français moitié allemand des Suisses, qui avaient été battus.

Tout est verlore[1],
La tinrelore ;
Tout est verlore,

Boi Got[2].

« Je suis trahi, » dit le duc, qui pensa tout de suite que ce refrain, signifiant tout est perdu, était chanté par quelqu’un de ses fidèles agents, pour lui faire entendre que leur complot était découvert.

Il essaya de s’élancer de la voiture, mais Chiffinch le retint d’une main ferme, quoique avec respect. « Ne vous perdez pas, milord, » dit-il avec un ton d’humilité. « Ma voiture est entourée de soldats et d’officiers de paix chargés d’assurer votre arrivée à White-Hall, et de s’opposer à toute tentative d’évasion. Y avoir recours, ce serait avouer que vous êtes coupable, et je vous conseille fortement de n’en rien faire. Le roi est votre ami ; soyez aussi le vôtre. — Vous avez raison, » dit le duc d’un air sombre après un moment de réflexion ; « oui, je crois que vous avez raison. Pourquoi fuirais-je ? je ne suis coupable de rien, si ce n’est d’avoir envoyé, pour amuser la cour, de quoi faire un feu d’artifice, au lieu d’un concert de musique. — Et le nain qui est sorti si inopinément de la caisse du violoncelle ? — C’était le fruit de mon imagination, Chiffinch, » répondit le duc, quoique cette circonstance lui fût encore inconnue. « Mais, Chiffinch, vous me rendrez un service que je n’oublierai jamais, si vous me permettez d’avoir une minute de conversation avec Christian. — Avec Christian, milord ! où le trouverez-vous ? Vous savez qu’il faut que nous allions directement à la cour. — Je le sais ; mais je crois que je ne puis manquer de le rencontrer. Vous n’êtes pas officier de paix, monsieur Chiffinch ; vous n’êtes porteur d’aucun mandat, soit pour me retenir prisonnier, soit pour m’empêcher de parler à qui bon me semble. — Votre génie est si fertile, milord, vous avez tant de moyens pour vous tirer de mauvaises affaires, que ce ne sera jamais de plein gré que je nuirai à un homme qui a tant de ressources et de popularité. — Eh bien donc ! petit bonhomme vit encore, » dit le duc. Il se mit à siffler, et au même instant Christian parut à la porte de l’armurier que nos lecteurs connaissent déjà, et il accourut à la portière de la voiture.

« Ganz ist verloren[3], dit le duc. — Je le sais, répondit Christian, et tous nos saints amis se sont dispersés en apprenant cette nouvelle. Heureusement le colonel et ses coquins d’Allemands ont donné l’éveil à temps. Tout est en sûreté ; vous allez à la cour, je vous y suivrai. — Vous ? Christian ; ce serait un trait d’amitié plutôt que de sagesse. — Et pourquoi ? Qu’y a-t-il contre moi ? Je suis aussi innocent que l’enfant à naître. Il en est de même de Votre Grâce. Une seule créature pourrait rendre témoignage contre nous, et je me flatte de la faire parler en notre faveur. D’ailleurs, si je n’y allais pas, on m’enverrait chercher dans un instant. — Il est sans doute question de l’esprit familier dont nous avons déjà parlé ? — Un mot à l’oreille. — Je vous comprends, et je ne m’arrêterai pas plus long-temps, maître Chiffinch ; car il faut que vous sachiez que c’est lui qui est mon conducteur. Allons, Chiffinch, dites-leur d’avancer. Vogue la galère ! » s’écria-t-il lorsque la voiture se remit en mouvement ; « j’ai fait voile à travers des écueils plus dangereux que ceux-là. — Ce n’est pas à moi d’en juger, dit Chiffinch ; Votre Grâce est un hardi capitaine, et Christian un pilote qui a toute l’adresse du diable. Néanmoins je demeure l’humble ami de Votre Grâce ; et me réjouirai sincèrement de vous voir sortir d’embarras. — Donnez-moi une preuve de votre amitié, dit le duc, en m’apprenant ce que vous savez de l’esprit familier de Christian, comme il l’appelle. — Je pense que c’est cette danseuse qui vint chez moi avec Empson, le matin où mistress Alice nous échappa. Mais vous l’avez vue, milord ? — Moi ? dit le duc ; quand est ce que je l’ai vue ? — Christian l’employa, si je ne me trompe, à mettre sa nièce en liberté, lorsqu’il se vit forcé de céder aux vœux de son fanatique beau-frère en lui rendant sa fille, poussé, de plus, comme je le crois, par le désir particulier de jouer un tour à Votre Grâce. — Hom ! je m’en doutais ; mais je le lui revaudrai, dit le duc. Sortons d’abord de ce mauvais pas. Ainsi, cette sorcière était son démon familier, et elle s’était mise du complot pour me tourmenter ? Mais nous voici à White-Hall. Maintenant, Chiffinch, n’oublie pas ta parole ; et toi, Buckingham, montre-toi digne de toi-même ! »

Mais avant de suivre Buckingham dans les appartements où il avait un rôle si difficile à soutenir, il ne sera pas inutile de savoir ce que devint Christian, après son court entretien avec le duc. Il rentra dans la maison en suivant un passage plein de détours, qui, partant d’une ruelle écartée, traversait plusieurs cours, et se hâta de gagner une salle basse, garnie de nattes, dans laquelle était assis Bridgenorth, seul, lisant la Bible à la clarté d’une petite lampe de bronze, avec le visage le plus serein.

« Avez-vous renvoyé les Peveril ? » demanda Christian dès qu’il fut entré.

« Oui, dit le major. — Et sur quelle garantie ? qu’ils n’iront pas vous dénoncer à White-Hall ? — Ils m’en ont fait la promesse d’eux-mêmes, lorsque je leur ai montré que nos amis en armes avaient été renvoyés. C’est demain, je crois, qu’ils iront faire leur déclaration. — Et pourquoi pas ce soir, je vous prie ? dit Christian. — Parce qu’ils nous accordent ce temps pour fuir. — Pourquoi donc n’en profitez-vous pas ? Comment êtes-vous encore ici ? dit Christian. — Eh mais ! vous-même, pourquoi ne fuyez-vous pas ? dit Bridgenorth. Certainement, vous êtes tout aussi compromis que moi. — Frère Bridgenorth, moi je suis le renard qui connaît cent manières de tromper les chiens ; vous, vous êtes le daim, dont la seule ressource consiste dans une prompte fuite. Ainsi, ainsi ne perdez pas de temps : partez pour la campagne, ou plutôt non… le vaisseau de Zedekiah Fish, la bonne Espérance, est sur la rivière, prêt à faire voile pour la Massachussets : prenez les ailes du matin, et partez ; il peut descendre à Gravesend avec la marée. — Que je parte, et que je vous laisse la direction de ma fortune et de ma fille, Christian ! dit Bridgenorth. Non, mon frère ; il faut que vous soyez réhabilité dans mon opinion, avant que je vous rende ma confiance. — Fais donc ce qu’il te plaira, fou soupçonneux, » dit Christian, réprimant le vif désir qu’il avait de se servir d’expressions plus offensantes ; « ou plutôt reste où tu es ; et cours la chance d’être pendu ! — Tout homme doit mourir une fois, dit Bridgenorth ; ma vie s’est écoulée dans les étreintes de la mort. Mes plus beaux rejetons ont été abattus par la hache du bûcheron. Il faut que celui qui survit, s’il doit fleurir, soit greffé ailleurs, loin de mon vieux tronc. Ainsi, plus la hache sera prompte à frapper la racine, plus je bénirai ses coups. J’aurais ressenti une vive joie, il est vrai, si j’avais été appelé à épurer cette cour licencieuse, et à soustraire au joug le peuple souffrant de Dieu. Ce jeune homme aussi, le fils de cette femme précieuse, à qui je dois le dernier lien qui attache encore à l’humanité mon âme fatiguée, que n’ai-je pu travailler avec lui pour la bonne cause ! Mais cet espoir et tous les autres sont à jamais détruits ; et puisque je ne suis pas digne de servir d’instrument pour une si grande œuvre, je ne désire guère habiter plus long-temps cette vallée de douleurs. — Adieu donc, lâche imbécile ! » dit Christian, incapable, avec tout son sang-froid, de dissimuler plus longtemps le mépris qu’il ressentait pour le fataliste résigné et découragé. « Faut-il que le sort m’ait enchaîné à de tels associés ! » murmura-t il en sortant. « Il est maintenant à peu près impossible de rappeler ce stupide bigot à rien de bon. Il faut que j’aille trouver Zarah ; car elle seule peut nous faire passer ce détroit dangereux. Si je puis seulement adoucir un peu son caractère revêche, et provoquer sa vanité, avec son adresse, la partialité du roi pour le duc, l’effronterie sans égale de Buckingham, et en tenant moi-même le gouvernail, nous pouvons encore faire face à l’orage qui grossit autour de nous. Mais pour agir sûrement, il faut agir promptement. »

Il trouva dans une autre pièce la personne qu’il cherchait, la même qui s’était introduite dans le harem du duc de Buckingham, et qui, ayant délivre Alice Bridgenorth de captivité, s’était mise à sa place, comme on l’a déjà rapporté, ou plutôt donné à entendre. Elle était alors vêtue beaucoup plus simplement que lorsqu’elle s’était plu à éveiller et à tromper la curiosité du duc par sa présence ; mais son costume conservait encore quelque chose d’oriental, qui était en harmonie avec le teint brun et les yeux vifs de celle qui le portait. Elle tenait un mouchoir sur ses yeux au moment où Christian entra dans la chambre ; mais elle l’en retira subitement, et, lançant sur lui un regard de mépris et d’indignation, lui demanda ce qu’il prétendait en s’introduisant ainsi dans un lieu où sa présence n’était ni demandée ni désirée.

« Question bien convenable, dit Christian, dans la bouche d’une esclave qui parle à son maître ! — Oui, certes, ma question est convenable, et la plus convenable de toutes celles que puisse faire une maîtresse interrogeant son esclave ! Ne savez-vous donc pas que, du moment où vous m’avez laissé voir votre inexprimable bassesse, vous m’avez rendue maîtresse de votre sort ? Quand vous ne me paraissiez qu’un démon de vengeance, vous commandiez la terreur, et à juste titre ; mais un infâme tel que vous vous êtes montré récemment, un vil et fourbe suppôt de l’enfer, un démon sordide et rampant, ne peut obtenir que le mépris d’une âme comme la mienne. — Bravement parlé ! dit Christian, et avec l’emphase convenable. — Oui, répondit Zarah, je sais parler quelquefois ; je sais aussi me taire, et personne n’en est plus certain que vous. — Tu es un enfant gâté, Zarah, et tu ne fais qu’abuser de l’indulgence que je montre pour ton humeur capricieuse, répliqua Christian ; ton esprit s’est dérangé depuis que tu es débarquée en Angleterre, et le tout pour l’amour d’un homme qui ne s’inquiète pas plus de toi que des créatures qui courent les rues, et au milieu desquelles il t’a laissée pour s’engager dans une querelle au sujet d’une femme qu’il aime plus que toi. — Peu importe, » dit Zarah qui comprimait évidemment une émotion très-douloureuse ; « peu importe qu’il en aime mieux une autre. Il n’en est aucune, non, aucune, qui l’ait jamais aimé ou puisse l’aimer autant que moi. — J’ai pitié de Vous, Zarah ! » dit Christian d’un air de dédain.

« Oui, je mérite votre pitié, répliqua-t-elle, mais votre pitié n’est pas digne de moi. À qui donc ai-je l’obligation de l’état déplorable où je me trouve, si ce n’est à vous ? Vous m’avez élevée dans la soif de la vengeance, avant que je susse que le mal et le bien étaient autre chose que des mots. Pour mériter votre approbation, et pour satisfaire la vanité que vous aviez excitée en moi, j’ai, durant des années, subi une pénitence devant laquelle mille autres auraient reculé. — Mille, Zarah ! répondit Christian ; dis plutôt cent mille, dis un million. Il n’est pas, dans tout ton sexe, une créature qui, simple mortelle, aurait eu la force d’accomplir la trentième partie de ton sacrifice. — Je le crois, » dit Zarah, redressant sa taille frêle, mais élégante ; « je le crois, j’ai subi une épreuve que peu de femmes eussent en effet soutenue. J’ai renoncé au doux commerce de la société, j’ai forcé ma langue à ne prononcer, comme celle d’un espion, que ce que mon oreille avait recueilli, tel qu’un vil écouteur aux portes ; je l’ai fait durant des années, de longues années : le tout pour mériter votre seule approbation, et soutenue par l’espoir de la vengeance contre une femme qui, si elle fut criminelle en assassinant mon père, en a été cruellement punie en nourrissant dans son sein un serpent qui avait les dents, mais non la surdité de la vipère. — Bien ! bien ! dit Christian ; mais n’aviez-vous pas votre récompense dans mes éloges, dans la conscience de cette dextérité sans égale au moyen de laquelle, supérieure à tout ce que l’histoire a jamais cité de votre sexe, vous supportiez ce que jamais femme n’avait enduré avant vous, l’insolence sans paraître vous en apercevoir, l’admiration sans répondre, et le sarcasme sans répliquer ? — Non pas sans répliquer, » dit Zarah avec fierté. « La nature n’a-t-elle pas donné à mes sentiments un moyen d’expression plus énergique que la parole ? et mes cris inarticulés ne faisaient-ils pas trembler ceux qui qui se seraient peu embarrassés de mes prières ou de mes plaintes ? Mon orgueilleuse maîtresse, qui assaisonnait ses charités de brocards qu’elle croyait n’être pas entendus, en était justement récompensée par mon exactitude à mettre son ennemi mortel dans la confidence de ses intérêts les plus chers et les plus secrets. Et ce comte, pétri de vanité, homme aussi insignifiant que le panache qui flottait sur sa toque ; et ces demoiselles et ces dames qui me raillaient, n’en ai-je pas tiré ou n’en puis-je pas tirer facilement vengeance ? Mais il en est un, » dit-elle en levant les yeux au ciel, « qui ne m’a jamais tournée en ridicule, dont le cœur généreux traitait même la pauvre muette comme une sœur, qui ne dit jamais un mot d’elle que pour l’excuser ou la défendre. Et vous prétendez que je ne dois pas l’aimer, que c’est folie de l’aimer ! Je serai folle, car je l’aimerai jusqu’au dernier soupir. — Songe donc un instant, sotte que tu es (sotte en un seul point, car tu peux d’ailleurs le disputer à toutes les femmes de l’univers), songe que je t’ai proposé, pour te dédommager de cette affection sans espoir, la plus brillante carrière. Songe qu’il ne dépend que de toi d’être la femme, la femme reconnue du puissant Buckingham ! Avec mes talents, avec ton esprit et ta beauté, avec son amour passionné de ces deux qualités, un instant suffirait pour te mettre au rang des princesses d’Angleterre. Laisse-toi seulement guider par moi : le duc est maintenant dans une situation désespérée ; il a besoin de tous les secours pour regagner son crédit, et principalement de celui que seuls nous pouvons lui prêter. Laisse-moi te diriger, et le destin lui-même ne saurait t’empêcher de porter la couronne ducale. — Une couronne de duvet de chardon entrelacée des feuilles de la même plante ! dit Zarah. Je ne connais rien de plus pitoyable que votre Buckingham ! Je l’ai vu, pour vous satisfaire, vu dans un moment où, comme homme, il aurait dû se montrer généreux et noble ; j’ai tenté l’épreuve parce que vous l’aviez désiré ; car je me ris des dangers devant lesquels les timides créatures de mon sexe frémissent et fuient en rougissant. Qu’ai-je trouvé en lui ? un misérable voluptueux plein d’hésitation : ses efforts pour se passionner ressemblent au feu que l’on met à un champ de chaume, qui peut jeter quelques flammes et beaucoup de fumée, mais qui n’échauffe ni ne consume. Christian, quand même sa couronne de duc serait en ce moment à mes pieds, je relèverais plutôt une couronne de pain d’épice que je ne me baisserais pour la ramasser. — Vous êtes folle, Zarah, avec tout votre discernement et tous vos talents ; vous êtes entièrement folle ! Mais laissons là Buckingham. Ne me devez-vous rien à moi qui, pour vous procurer le bien-être et l’abondance, vous ai délivrée du maître qui vous dressait à faire en public des tours de force et de souplesse. — Oui, Christian, répliqua-t-elle, je vous dois beaucoup. Si je ne l’avais pas senti, j’eusse infailliblement cédé à la tentation que j’éprouvais souvent de vous dénoncer à la fière comtesse, qui vous aurait fait pendre sur les murailles féodales du château de Rushin, laissant à vos héritiers le soin de poursuivre la réparation de leurs griefs contre les aigles qui auraient tapissé leurs nids de vos cheveux et nourri leurs jeunes aiglons de votre chair. — Je suis vraiment enchanté que vous ayez eu tant d’indulgence pour moi, répondit Christian. — À parler sincèrement, répliqua Zarah, si j’ai agi de la sorte, ce n’est pas à cause de vos bienfaits envers moi, quels qu’ils fussent : ils étaient tous intéressés et accordés dans les vues les plus égoïstes ; je vous en ai payé mille fois par le dévouement à toutes vos volontés que j’ai montré, au risque des plus grands dangers pour ma personne. Mais jusque dans ces derniers temps, je respectais votre force d’esprit, l’empire sans égal que vous aviez sur vos passions, la puissante intelligence qui vous soumettait tous les esprits, depuis le bigot Bridgenorth jusqu’au débauché Buckingham : voilà les qualités auxquels j’avais reconnu mon maître. — Ces qualités, dit Christian, je les possède encore dans toute leur énergie ; et si tu me prêtes ton assistance, tu verras les entraves les plus fortes que les lois de la société civile aient imposées à la dignité naturelle de l’homme se briser entre mes mains comme un fil d’araignée. »

Elle réfléchit un instant, et répondit : « Lorsqu’un noble motif t’enflammait, oui, un noble motif, quoique illégal ; car j’étais née pour regarder en face le soleil dont les pâles filles de l’Europe ne peuvent soutenir l’éclat ; j’étais déterminée à te servir ; j’aurais pu te suivre tant que la vengeance ou l’ambition t’eussent servi de guide… mais l’amour de l’or, et encore de l’or acquis par quel moyen !… Quelle sympathie puis-je éprouver pour qui est animé de tels sentiments ! Ne te serais-tu pas ravalé jusqu’à être le pourvoyeur des plaisirs du roi, même en prostituant ta propre nièce ?… Tu souris ? Tâche encore de sourire lorsque je le demanderai si ton dessein n’était pas de me prostituer moi-même, lorsque tu m’ordonnas de demeurer dans la maison de ce misérable Buckingham ? Tâche de sourire à cette question, et, par le ciel, je te perce le cœur ! » En même temps, elle porta la main à son sein, et laissa voir en partie le manche d’un petit poignard.

« Si je souris, dit Christian, ce n’est que de mépris pour une accusation si odieuse. Zarah, je ne t’en dirai pas la raison ; mais il n’existe pas au monde une créature dont la sûreté et l’honneur me soient plus à cœur que les tiens. Épouse de Buckingham, tel est le titre que je désirais te voir acquérir, et, avec ton esprit et ta beauté, je ne doutais pas qu’il ne me fût possible de conclure cette union. — Vain flatteur, » dit Zarah, qui paraissait néanmoins apaisée par la flatterie qu’elle condamnait ; « oui, vous cherchiez en effet à me persuader que, selon toute apparence, le duc m’offrirait l’hommage d’un amour honorable. Comment avez-vous pu faire l’essai d’une déception si grossière, que le temps, le lieu et la circonstance allaient dévoiler ? Comment osez-vous encore m’en parler, lorsque vous savez parfaitement qu’au moment dont il s’agit la duchesse vivait encore ? — Elle vivait, mais sur son lit de mort, dit Christian ; et quant au temps, au lieu et à la conjoncture, si ta vertu, ma Zarah, en avait dépendu, comment serais-tu la créature que j’admire ? Je savais que tu étais parfaitement capable de le défier ; autrement (car tu m’es plus chère que tu ne le penses), je ne t’aurais pas exposée pour gagner le duc de Buckingham, même avec le royaume d’Angleterre par-dessus le marché. Ainsi, maintenant veux-tu te laisser diriger, et continuer de me seconder ?

Zarah, ou Fenella, car nos lecteurs doivent s’être aperçus depuis long-temps de l’identité de ces deux personnages, baissa les yeux et garda long-temps le silence. « Christian, » dit-elle enfin d’union de voix solennel, « si mes idées du juste et de l’injuste sont incohérentes et bizarres, je le dois d’abord à cette fièvre brûlante que le soleil de ma patrie communiqua au sang qui coule dans mes veines, ensuite aux habitudes de mon enfance qui s’est passée au milieu des ruses et de la vie agitée des jongleurs et des saltimbanques ; puis à une jeunesse consacrée à la fraude et au mensonge, dans la carrière que tu m’avais tracée et où je pouvais, il est vrai, tout entendre, mais sans qu’il me fût permis de converser avec personne. La dernière cause de mes coupables erreurs, si on doit les nommer ainsi, n’est due, ô Christian ! qu’à vous seul, à vous, par les intrigues de qui je fus placée auprès de la comtesse, et qui m’avez enseigné que venger la mort de mon père était le premier et le plus grand de mes devoirs ici-bas ; que les lois de la nature m’obligeaient à récompenser par la haine et par tout le mal que je pourrais lui faire celle qui me nourrissait et me protégeait, comme elle eût, il est vrai, nourri et caressé un chien ou tout autre animal muet. Je pense aussi, car je vous parlerai franchement, que vous n’auriez pas si aisément découvert votre nièce dans un enfant dont l’agilité surprenante faisait la fortune de ce brutal saltimbanque, et que vous n’eussiez pas engagé si facilement un tel homme à se séparer de son esclave, si, pour l’exécution de vos desseins, vous ne m’aviez vous-même confiée à sa surveillance, en vous réservant la faculté de me réclamer quand vous le trouveriez bon. Je n’aurais pu, sous aucun autre maître, m’identifier aussi complètement avec le rôle de muette que vous avez désiré me faire jouer toute ma vie. — Vous me jugez mal, Zarah, dit Christian. Je vous trouvai capable de remplir, avec une rare perfection, une tâche nécessaire pour venger la mort de votre père ; je vous y dévouai comme j’y ai dévoué ma vie et mes espérances ; et vous avez regardé ce devoir comme sacré, jusqu’au jour où vos sentiments insensés pour un jeune homme qui aime votre cousine… — Qui aime ma cousine, » répéta Zarah (car nous continuerons à l’appeler par son véritable nom) ; mais elle prononça ces mots lentement et comme s’ils étaient tombés de ses lèvres sans qu’elle s’en doutât. « Eh bien, soit ! homme rempli d’astuce, je t’obéis encore quelque temps ; mais prends bien garde, ne m’ennuie pas de tes remontrances sur l’objet le plus cher de mes secrètes pensées : je veux dire mon affection sans espoir pour Julien Peveril ; et ne te sers de moi pour aucun des pièges que tu pourrais avoir envie de lui tendre. Vous et votre duc maudirez amèrement l’instant où vous m’aurez provoquée. Vous pouvez croire que vous me tenez en votre pouvoir ; mais rappelez-vous que les serpents du climat brûlant qui m’a vu naître ne sont jamais plus dangereux que lorsqu’on les étreint. — Je m’embarrasse peu de ces Peveril, dit Christian ; leur sort ne m’importe pas plus qu’un fétu, si ce n’est en tant qu’il se lie à celui de la femme réservée à ma vengeance, et dont les mains sont rougies du sang de votre père. Croyez-moi, je puis séparer son sort du leur ; je vous expliquerai comment. Quant au duc, il peut passer parmi les hommes de la ville pour un homme d’esprit ; parmi les gens de guerre, il a une réputation de valeur ; ses manières et sa figure le font remarquer à la cour : pourquoi donc le rang élevé qu’il occupe et son immense fortune ne vous détermineraient-ils pas à saisir une occasion dont je suis maintenant à même de tirer parti ?… — Ne me parle pas de cela, dit Zarah, si tu veux que notre trêve (rappelle-toi que ce n’est pas une paix), si, dis-je, tu veux que notre trêve dure une heure. — Voilà donc, » dit Christian, faisant un dernier effort pour intéresser la vanité de cet être singulier, « voilà celle qui se prétendait si supérieure aux passions humaines, qu’elle pouvait avec une égale indifférence visiter la demeure des grands et la cellule des captifs, sans éprouver de sympathie pour les plaisirs des uns ou pour les malheurs des autres qui poursuivait ses desseins d’un pas ferme quoique silencieux, sans jamais se laisser émouvoir par l’image des prospérités ou des revers. — Mes desseins ! répondit Zarah. — Tu veux dire tes desseins, Christian : ces stratagèmes inventés pour arracher aux prisonniers par surprise des moyens de conviction contre eux ; ces plans formés avec des hommes plus puissants que toi, pour sonder le secret des consciences, afin d’en tirer parti comme sujet d’accusation, et d’entretenir ainsi la grande illusion qui fascine le peuple. — Vous avez eu, en effet, accès dans les prisons comme mon agent, dit Christian, et pour favoriser un grand changement national. Mais comment en avez-vous profité ? Pour servir les intérêts de votre passion insensée. — Insensée ! dit Zarah. Si celui qui me l’a fait éprouver n’eût pas été plus qu’insensé, lui et moi serions, il y a long-temps, bien loin des embûches que vous nous tendez à tous deux. Mes préparatifs étaient tout faits ; et à l’heure où je parle, nous aurions perdu de vue pour toujours les rivages de la Grande-Bretagne. — Et ce misérable nain ! dit Christian, était-il digne de vous de tromper cette pauvre créature par de flatteuses visions, de l’endormir avec des drogues ? Est-ce encore là mon ouvrage ? — C’était un instrument dont je prétendais me servir, » dit Zarah avec orgueil. « Je me rappelais trop bien vos leçons pour ne pas l’employer ainsi. Pourtant ne le méprisez pas trop. Ce pauvre nain, dont je me jouais dans la prison, ce malheureux avorton de la nature ! en bien, je le choisirais pour mari plutôt que d’épouser votre Buckingham ; ce vain et débile pygmée a du moins un cœur chaud et une noblesse de sentiments dont tout homme devrait se faire honneur. — Eh bien donc, fais comme tu l’entendras, dit Christian, et si j’ai un conseil à donner à quelqu’un, c’est de ne jamais restreindre une femme dans l’usage de sa langue, puisqu’il faut ensuite qu’il l’en dédommage amplement en la laissant agir à sa guise. Qui l’eût pensé ? Mais le coursier a secoué le mors, et il faut que je le suive, ne pouvant plus le guider. »

Retournons maintenant à la cour de Charles, à White-Hall.



  1. Altération de l’allemand verloren, qui signifie perdu. a. m.
  2. Par Dieu. a. m.
  3. Phrase allemande qui signifie : Tout est perdu. a. m.