Peveril du Pic/Chapitre 36

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 448-459).


CHAPITRE XXXVI.

CHANGEMENT DE PRISON.


Homme à courtes jambes, mais plein d’orgueil.
Allan Ramsay.


Le sang de Julien Peveril était tellement échauffé par l’état dans lequel le laissait son visiteur invisible, qu’il ne pût d’assez longtemps goûter le repos. Il se jura intérieurement de découvrir et de faire connaître le démon nocturne qui ne venait lui ravir ses heures de sommeil que pour ajouter un nouveau fiel à l’amertume qui l’abreuvait, et verser du poison sur des blessures qui déjà lui causaient une si vive douleur. Il avait peu de moyens de se venger ; mais, dans sa colère, il était décidé à faire usage de tous ceux qui lui restaient. Il se promit bien de faire un examen plus sévère et plus attentif de toute sa cellule, afin de découvrir l’issue par laquelle entrait le tourmentant visiteur, fût-elle aussi imperceptible que le trou d’une tarière. Si les perquisitions étaient infructueuses, il se déterminerait à informer le geôlier, qui ne pourrait pas apprendre avec indifférence que sa prison s’ouvrait pour de tels intrus. Il résolut aussi de chercher à voir dans les regards de cet homme s’il était instruit de ces visites ; et, dans ce cas, le dénoncer aux magistrats, aux tribunaux, à la chambre des communes même, était la plus douce des représailles que lui suggéraient ses ressentiments. Le sommeil vint surprendre son corps fatigué, au milieu de ces projets de recherche et de vengeance ; et comme il arrive souvent, la lumière du jour le ramena à des résolutions moins violentes.

Il réfléchit alors qu’il n’avait aucune raison de regarder les motifs de son visiteur comme tout-à-fait malveillants, quoique celui-ci ne l’eût guère encouragé à concevoir l’espérance qu’il en obtiendrait des secours pour ce qu’il avait le plus à cœur. À son égard, l’être invisible avait témoigné un sentiment non équivoque de sympathie et d’intérêt. Si, grâce à ses bonnes dispositions, il parvenait à sortir de captivité, il pourrait, une fois libre, s’occuper de secourir ceux au bonheur desquels il s’intéressait plus qu’au sien propre. « Je me suis conduit comme un fou, dit-il ; j’aurais dû temporiser avec cet être singulier, apprendre les motifs de son intervention, et profiter de sa bienveillance, pourvu que j’eusse pu le faire sans me soumettre à des conditions déshonorantes, conditions que j’aurais toujours été à temps de rejeter si elles m’avaient été proposées. »

En parlant ainsi, il prenait la résolution d’agir avec plus de prudence dans ses relations avec l’étranger, en cas qu’ils communiquassent encore ensemble, lorsque ses méditations furent interrompues par sir Geoffrey Hudson qui, s’étant chargé la veille des soins domestiques de leur habitation commune, lui fit l’invitation péremptoire de vouloir bien s’en acquitter à son tour.

Il était impossible de se refuser à une sommation si raisonnable. Peveril se leva donc, et se mit à tout ranger dans leur prison, pendant que sir Hudson, perché sur un tabouret, d’où il s’en fallait bien que ses jambes vinssent jusqu’à terre, s’amusait à pincer, avec une langueur élégante, les cordes d’une vieille guitare fendue, et à chanter des chansons espagnoles, mauresques et françaises, d’une voix épouvantablement fausse. Il ne manquait pas, à la fin de chaque morceau, d’expliquer à Julien ce qu’il venait de chanter, soit en improvisant une traduction, soit en racontant une anecdote historique ; il s’en trouva même une qui avait rapport à son histoire si fertile en événements, et dans laquelle le pauvre petit homme exposait comment il avait été pris par un corsaire de Salé, et conduit captif à Maroc.

Cette époque de sa vie était ordinairement pour Hudson l’ère des aventures étranges ; et, à l’en croire, il avait accompli des prodiges d’amour dans le sérail de l’empereur. Mais quoique peu de personnes fussent en position de lui donner un démenti formel sur des galanteries et des intrigues dont le théâtre était si éloigné, le bruit courait parmi les officiers de la garnison de Tanger, que le seul usage auquel les tyrans maures avaient cru pouvoir employer un esclave d’une force physique si chétive, était de l’obliger à rester au lit tout le jour pour y couver des œufs de dindon. La moindre allusion à ce bruit le jetait ordinairement dans une affreuse colère, et l’issue fatale de son duel avec le jeune Crofts, qui commença par une plaisanterie bouffonne et finit par du sang, faisait qu’on y regardait à deux fois avant de prendre ce brave petit héros pour sujet de raillerie.

Pendant que Peveril s’occupait à faire l’appartement, le nain restait fort tranquille, se délassant de la manière que nous avons dite ; mais lorsqu’il s’aperçut que Julien voulait aussi entreprendre la cuisine, sir Geoffrey Hudson sauta à bas du tabouret sur lequel il était assis en signor, au risque de briser sa guitare et de se casser le cou, en s’écriant qu’il aimerait mieux préparer lui-même chaque matin le déjeuner jusqu’au jour du jugement dernier, que de confier une tâche si importante à un artiste aussi inexpérimenté que son compagnon.

Le jeune homme céda volontiers cette partie de la besogne au petit chevalier bourru, et sourit seulement de sa colère lorsqu’il ajouta que, pour un mortel qui n’était que de moyenne taille, Julien était aussi borné qu’un géant. Le laissant donc préparer le repas comme il l’entendait, Peveril s’occupa à parcourir la chambre des yeux dans toutes les directions, et à tâcher de découvrir s’il n’y avait point quelque issue secrète qui permît à son visiteur nocturne de s’introduire, et dont il pourrait sans doute profiter lui-même, en cas de besoin, pour effectuer son évasion. Puis il examina le parquet non moins attentivement, et cette recherche fut plus heureuse.

Tout près de son grabat, et placé de manière qu’il l’aurait aperçu plus tôt sans la précipitation avec laquelle il avait obéi à l’ordre du nain peu endurant, se trouvait un billet cacheté et, portant pour adresse les lettres initiales J. P., qui semblaient indiquer que c’était bien à lui qu’il était destiné. Il profita pour l’ouvrir du moment où il s’agissait de tremper la soupe, et où toute l’attention du petit homme était absorbée par une besogne que lui, de même que bien des personnes plus grandes et plus sages, regardait comme une des principales occupations de la vie ; de sorte que, sans être remarqué, sans éveiller la curiosité de son compagnon, Julien put lire ce qui suit :

« Si téméraire et si imprudent que vous soyez, il existe quelqu’un prêt à tout sacrifier pour se placer entre vous et votre destin. Vous serez demain conduit à la Tour, où votre vie ne peut être assurée un seul jour ; car, durant le peu d’heures que vous avez passées à Londres, vous avez provoqué le ressentiment d’une personne qu’il n’est pas facile d’apaiser. Il n’y a plus qu’une chance pour vous. Renoncez à A. B., ne songez plus à elle. Si ce sacrifice vous est impossible, ne songez du moins à elle que comme à une amie que vous ne pouvez revoir. Si votre cœur peut se résoudre à rompre un attachement qu’il n’aurait jamais dû former, et qu’il y aurait de la folie à conserver plus longtemps, faites connaître votre acquiescement à cette condition en mettant à votre chapeau un ruban blanc, une plume blanche, ou tout autre objet blanc que vous pourrez le plus aisément vous procurer. Une barque viendra, dans ce cas, heurter comme par accident celle qui doit vous conduire à la Tour. Dans la confusion qui en résultera, jetez-vous à l’eau et gagnez en nageant la rive opposée de la Tamise, du côté de Southwark. Des amis vous y attendront pour assurer votre évasion, et vous y trouverez même quelqu’un qui aimerait mieux perdre l’honneur et la vie que de laisser un seul de vos cheveux tomber à terre ; mais qui ne pourra, si vous rejetez cet avis, penser à vous que comme à l’insensé qui périt dans sa démence. Puisse le ciel vous faire apprécier convenablement votre position ! C’est la prière d’une personne qui vous accorderait, si vous le vouliez, toute son amitié. »

La Tour !… était un mot terrible, plus terrible que le nom d’une simple prison civile : car par combien de passages ce lugubre édifice ne conduisait-il pas à la mort ? Les exécutions sévères qu’il avait vues sous les règnes précédents n’étaient peut-être pas aussi nombreuses que les meurtres secrets qui avaient été consommés dans ses murailles. Cependant Peveril n’hésita pas un instant sur le parti qu’il avait à prendre. « Je partagerai le sort de mon père, dit-il ; je ne pensais qu’à lui en demandant à être amené ici ; je ne penserai à rien autre chose quand ils me conduiront vers ce lieu de détention plus horrible encore. C’est là qu’il est retenu ; c’est là aussi que son fils doit l’être. Et toi, Alice Bridgenorth, le jour où je renoncerai à toi, puissé-je passer pour un traître et un lâche ! Va donc, conseiller perfide, et partage le destin qui attend les séducteurs et ceux qui prêchent l’hérésie. »

Il ne put s’empêcher de prononcer à haute voix cette dernière phrase, en jetant le billet au feu avec une véhémence qui fit tressaillir le nain de surprise. « Que parlez-vous de brûler des hérétiques, jeune homme ? s’écria-t-il. Sur ma foi ! il faut que votre zèle soit plus ardent que le mien, si vous parlez ainsi lors même que les hérétiques forment la majorité. Je veux avoir six pieds de haut, sans compter la semelle de mes souliers, si les hérétiques ne l’emportaient pas au cas où nous voudrions lutter : gardez-vous donc de parler ainsi. — Il est trop tard pour prendre garde aux paroles quand elles sont prononcées, » dit le porte-clefs, qui, ouvrant la porte avec ses précautions ordinaires pour ne point faire de bruit, s’était glissé inaperçu dans la chambre. « Cependant M. Peveril s’est conduit en homme d’honneur, et je ne rapporte jamais ; bien entendu qu’il considérera les peines que je me suis données pour lui. »

Julien n’avait d’autre alternative que de profiter de l’avis du drôle, et de lui administrer pour le corrompre un cadeau, dont maître Clink fut si satisfait qu’il s’écria : « Le cœur me saigne d’être obligé de dire adieu à un jeune homme d’un si bon naturel, et j’aurais avec plaisir tourné pendant vingt ans la clef sur lui. Mais il faut parfois que les amis se quittent. — Je vais donc changer de prison ? — Eh ! mon Dieu, oui, monsieur : l’ordre du conseil est arrivé. — Pour que je sois transféré à la Tour ? —

— Tiens ! s’écria le porte-clefs, qui diable vous l’a dit ? Mais puisque vous le savez, il n’y a pas de mal à vous répondre oui. Préparez-vous donc à partir sur-le-champ ; et d’abord allongez vos jambes pour que je détache vos dairbies. — Est-ce donc l’usage ? » demanda Peveril en avançant le pied comme Clink l’en avait prié, pendant que celui-ci lui ôtait ses fers.

« Eh oui vraiment, monsieur ; ces fers appartiennent au capitaine : il n’est pas nécessaire d’en faire présent au lieutenant de la Tour, je pense. Non, non, ses gardiens doivent avoir des instruments à eux ; ils n’emporteront pas les nôtres, je vous en réponds. Cependant, si Votre Honneur a envie de garder ses chaînes, dans l’idée qu’elles pourront émouvoir la compassion en votre faveur… — Je n’ai aucun désir de faire paraître ma situation pire qu’elle n’est, » dit Julien, tandis qu’il réfléchissait que son correspondant anonyme devait nécessairement bien connaître sa personne et ses habitudes, puisque la lettre proposait un plan d’évasion qui pouvait seulement être exécuté par un hardi nageur ; ainsi que les usages de la prison, puisqu’on avait prévu qu’il n’aurait pas les fers aux pieds durant sa translation à la Tour. La phrase suivante, qu’ajouta le porte-clefs, lui suggéra de nouvelles conjectures.

« Il n’est rien au monde que je ne sois disposé à faire pour un si brave hôte, dit Clink ; je pourrais voler pour vous à ma femme un de ses rubans, si l’envie vous prenait d’arborer le pavillon blanc à votre chapeau. — À quoi bon ? » répliqua Julien, rapprochant aussitôt la proposition que cet homme semblait lui faire par politesse, de l’avis donné et du signal prescrit dans la lettre.

« Ma foi ! je n’en sais trop rien, répondit le porte-clefs ; seulement on dit que le blanc est une marque d’innocence, une espèce de signe de non culpabilité, s’il faut que je vous le dise, qu’on aime toujours à porter, coupable ou non. Mais les mots de culpabilité et d’innocence ne signifient pas grand’chose, à moins qu’ils ne se trouvent dans le verdict du jury. — Il est étrange, » pensa Peveril, quoique cet homme lui semblât parler très-naturellement et sans double entente ; « il est étrange que tout paraisse si bien combiné pour que le plan d’évasion réussisse, si je veux seulement y consentir ! Et ne ferais-je pas mieux de donner mon consentement ? Qui fait tant pour moi me veut nécessairement du bien, et qui me veut du bien n’insistera jamais sur les conditions iniques qu’on met à ma délivrance. »

Mais ces irrésolutions ne durèrent qu’un instant. Il se rappela bientôt que l’être quelconque qui favoriserait son évasion courrait nécessairement de grands risques, et qu’il avait droit de stipuler les conditions auxquelles il consentait à s’y exposer. Il se souvint aussi que la fausseté est toujours vile, soit qu’elle s’exprime par des paroles ou par des actions, et pensa qu’il mentirait, en montrant le signal convenu comme marque de sa renonciation à Alice Bridgenorth, aussi grossièrement que s’il y renonçait en termes précis, sans l’intention de tenir parole.

« Si vous voulez m’obliger, » dit-il à Clink, « procurez-moi un morceau de soie noire ou de crêpe, pour l’usage dont vous me parlez. — De crêpe ! s’écria le porte-clefs : qu’est-ce que cela signifierait ? En vérité, les gardiens qui vont vous conduire à la Tour vous prendront pour un ramoneur au premier mai[1]. — Ce sera une preuve de mon vif chagrin, dit Julien, ainsi que de ma ferme résolution. — Comme il vous plaira, monsieur, répliqua le porte-clefs ; je vous procurerai quelque chiffon d’étoffe noire. Maintenant, partons. »

Julien répondit qu’il était prêt, et s’avança pour dire adieu à son petit compagnon d’infortune, au fier Geoffrey Hudson. La séparation ne se fit pas sans émotion de part et d’autre, surtout de celle du pauvre nain, qui avait pris en grande amitié le camarade dont on le privait. « Portez-vous bien, mon jeune ami, » dit-il en élevant les deux mains pour saisir celles de Peveril, attitude qui lui donnait l’air d’un marin tirant un cordage. « Tout autre, à ma place, se croirait insulté comme soldat et comme serviteur de la chambre du roi, en vous voyant passer dans une prison bien plus honorable que celle où l’on me renferme ; mais, Dieu merci ! je ne vous envie pas la Tour, ni les rochers de Scilly, ni le château de Carisbrooke, quoique ce dernier ait eu l’honneur de retenir captif le bienheureux martyr et roi mon maître. En quelque lieu que vous alliez, je vous souhaite toutes les distinctions d’une prison honorable, et l’avantage d’en sortir heureusement le plus tôt qu’il plaira à Dieu. Quant à moi, ma carrière touche à sa fin, et cela parce que je succombe victime d’une excessive sensibilité de cœur. Il y a une circonstance dont je vous aurais informé, mon cher monsieur Julien Peveril, si la Providence eût permis que nous fissions plus ample connaissance ; mais je ne puis vous la communiquer à présent. Allez donc, mon ami, et rendez témoignage, à la vie et à la mort, que Geoffrey Hudson méprise les outrages et les persécutions de la fortune, comme il dédaignerait, comme il a souvent dédaigné les railleries malignes d’un grand écolier. »

À ces mots, il se détourna et se cacha la figure dans son petit mouchoir, tandis que Julien éprouvait à son égard cette sensation tragico-comique qui nous émeut de pitié pour l’objet qui l’excite, et nous donne, malgré notre sympathie, une envie de rire difficile à réprimer. Au signal du porte-clefs, Julien obéit, laissant le nain inconsolable dans la solitude.

Pendant que Julien suivait le guichetier à travers les nombreux détours de ce labyrinthe d’affliction, son guide observa que c’était un véritable gaillard que le petit sir Geoffroy, et pour la galanterie un vrai coq de Bantam, tout vieux qu’il était. « J’ai connu, ajouta-t-il, certaine drôlesse qui l’a fait mordre à l’hameçon : mais que pouvait-elle en faire, à moins de le conduire à Smithfield et de l’y montrer pour de l’argent, comme on fait d’un spectacle de marionnettes ? En vérité, je n’en sais rien. »

Encouragé par cette ouverture, Julien demanda au porte-clefs s’il savait pourquoi on le changeait de prison. « Pour vous apprendre à faire le facteur du roi sans brevet, » répondit Clink.

Julien retint sa langue, car ils approchaient de ce formidable point central où était couché dans son fauteuil de cuir le gras commandant de la forteresse, apparemment installé pour toujours au milieu de sa citadelle, comme l’énorme boa se couche parfois, dit-on, sur les trésors souterrains des rajahs de l’Orient, pour les garder. Le corpulent fonctionnaire regarda Julien d’un air sombre et morose, comme l’avare regarde la guinée dont il va se séparer, ou le dogue affamé la nourriture qu’on porte à un autre chenil. En tournant les feuillets de son fatal registre pour y noter, comme l’exigeait son devoir, la translation du prisonnier, il grommelait entre ses dents. « À la Tour ! à la Tour ! Oui, oui, il faut que tout aille à la Tour ; c’est maintenant la mode… Des Anglais libres dans une prison militaire ! comme si nous n’avions ni verrous ni chaînes ici. J’espère que le parlement s’occupera de cette besogne de la Tour ; je n’en dis pas davantage. En tous cas, le jeune homme ne gagnera rien au change, et c’est une consolation. »

Terminant en même temps cet acte officiel d’enregistrement et son soliloque, il fit signe à ses gens d’emmener Julien, qui parcourut une seconde fois les obscurs passages qu’il avait déjà traversés en venant, et se retrouva bientôt à la porte de la prison, d’où une voiture, escortée par deux officiers de justice, le mena au bord de l’eau.

Une barque l’y attendait avec quatre gardes de la Tour, entre les mains desquels il fut remis par ses anciens guichetiers, avec toutes les formalités d’usage. Mais Clink, le porte-clefs dont il avait plus particulièrement fait la connaissance, ne prit pas congé de lui sans lui remettre le morceau de crêpe noir qu’il avait demandé. Peveril l’attacha à son chapeau, tandis que les gardes chuchotaient entre eux. « Voilà un gaillard bien pressé de prendre le deuil, dit l’un ; il ferait mieux d’attendre qu’il en eût réellement sujet. — Peut-être d’autres le prendront-ils pour lui, avant qu’il le prenne pour personne, » répondit un autre de ces agents.

Cependant malgré l’impertinence de ces remarques faites à voix basse, leur conduite à l’égard du prisonnier était plus respectueuse que ne l’avait été celle de ses premiers gardiens, et l’on aurait pu l’appeler une civilité sombre. Les geôliers ordinaires étaient en général grossiers, attendu qu’il avaient affaire à des coquins de toute espèce ; tandis que ceux-ci n’étaient en rapport qu’avec des gens accusés de crimes d’état, à qui leur naissance et leur fortune donnaient ordinairement le droit d’exiger, et la faculté de récompenser généreusement ces égards.

Le changement de gardes n’attira cependant pas l’attention de Julien autant que la scène belle et variée que présentait à ses yeux le magnifique et large fleuve sur lequel il voguait : une foule de barques passèrent à quelque distance chargées de personnes qui allaient à leurs affaires ou à leurs plaisirs. Julien les examina seulement avec le triste espoir que la personne qui avait cherché à ébranler sa fidélité par la perspective de sa délivrance, verrait, à la couleur du signe qu’il avait pris, combien il était fermement résolu à résister à cette tentation.

C’était l’heure de la haute marée, et une grande barque, qui remontait à force de voiles et de rames, arrivait si directement sur celle qui portait Julien, qu’elle semblait vouloir la heurter. « Préparez vos carabines, » s’écria le gardien principal à ses compagnons. » Que diable veulent donc faire ces gredins ? »

Mais l’équipage de l’autre barque sembla s’être aperçu de son erreur ; car elle changea soudain de direction et regagna le large, tandis que les employés de la Tour et les matelots qui avaient menacé de leur barrer le passage s’envoyaient réciproquement une bordée d’imprécations.

« L’inconnu a tenu parole, se dit Julien ; j’ai aussi tenu la mienne. »

Il lui sembla même, lorsque les barques s’approchèrent, entendre dans celle qui venait sur eux une espèce de soupir ou de gémissement étouffé ; et quand ce moment d’alarme fut passé, il demanda au gardien qui était près de lui, quelle était cette barque.

« Des marins de quelque vaisseau de ligne qui font leurs farces, je suppose, répondit le gardien ; car personne autre, que je sache, ne serait assez imprudent pour oser courir sur une barque du roi ; et je suis sûr que le drôle qui tenait le gouvernail en avait l’intention. Mais peut-être, monsieur, en savez-vous plus que moi à ce sujet. »

Cette insinuation empêcha Julien de faire d’autres questions, et il resta silencieux jusqu’à ce que la barque arrivât sous les sombres bastions de la Tour. La marée les conduisit sous une arche basse et obscure que ferme à son extrémité la porte bien connue dite des Traîtres, formée comme un guichet de grosses barres de bois croisées, à travers lesquelles on pouvait apercevoir, quoique assez confusément, les soldats et les gardiens à leur poste, ainsi que le sentier rapide qui monte de la rivière dans l’intérieur de la forteresse. C’était par cette porte (et cette circonstance bien connue lui a valu son nom) que les personnes accusées de crimes d’état entraient ordinairement dans la Tour. La Tamise offrait un moyen secret et silencieux d’y transporter ceux dont la chute aurait pu exciter la commisération, ou la popularité émouvoir trop vivement la sympathie du public, et quand même il n’y avait aucune raison de dissimuler, le calme de la ville n’était pas troublé par le tumulte qui accompagne d’habitude le passage d’un prisonnier et de ses gardes par les rues les plus fréquentées.

Cependant cette coutume commandée par la politique doit avoir souvent glacé le cœur du prisonnier qui, dérobé, pour ainsi dire, à la société, arrivait au lieu de sa détention sans même rencontrer un regard de compassion sur la route ; et lorsque, sortant de dessous cette arche ténébreuse, il débarquait sur ces marches taillées dans le roc, usées par les pas d’autres infortunés tels que lui, et contre lesquelles la marée poussait continuellement ses petites vagues, lorsqu’ensuite il regardait devant lui cette montée raide qui menait à une prison d’état gothique, et derrière lui cette partie de la rivière que la voûte basse permettait encore d’apercevoir, il devait sentir bien souvent qu’il disait un éternel adieu à la lumière du jour, à l’espérance et à la vie.

Tandis que les gardes donnaient et recevaient le mot d’ordre, Julien tâcha d’apprendre d’un de ses conducteurs dans quel endroit il allait être enfermé ; mais la réponse fut brève et vague : « Où le lieutenant l’ordonnera. — Ne pourrais-je pas obtenir la permission de partager le cachot de mon père, sir Geoffrey Peveril ? » Il n’oublia pas cette fois d’ajouter le nom de sa famille.

Le gardien, vieillard d’un extérieur respectable, resta comme stupéfait d’une demande si extravagante, et répondit brusquement : « C’est impossible. — Du moins, montrez-moi l’endroit où est renfermé mon père, afin que je puisse regarder le mur qui nous sépare ? — Jeune homme, » répliqua le vieux gardien en secouant sa tête grise, « j’en suis fâché pour vous : mais ces questions ne peuvent vous servir de rien. Ici nous ne connaissons ni pères ni fils. »

Cependant le hasard sembla, peu de minutes après, offrir à Peveril cette satisfaction que ses gardiens semblaient disposés à lui refuser. Tandis qu’on l’emmenait par le passage escarpé qui conduit sous ce qu’on appelle la tour de Wakefield, une voix de femme, où la douleur et la joie formaient un inexprimable mélange, s’écria : « Mon fils !… mon cher fils ! »

Ceux mêmes qui accompagnaient Julien furent émus de ce cri qui exprimait un sentiment si vif. Ils ralentirent le pas, et s’arrêtèrent presque pour lui permettre de fixer les yeux sur la fenêtre d’où partaient ces accents de l’angoisse maternelle. Mais l’ouverture en était si étroite et si bien grillée, que tout ce qu’on pouvait voir était la main blanche d’une femme qui se cramponnait à un des barreaux rouillés comme pour se soutenir, tandis qu’une autre main agitait un mouchoir blanc qu’elle laissa tomber. Aussitôt après la fenêtre fut abandonnée.

« Donnez-le-moi, » dit Julien à l’officier qui ramassa le mouchoir ; « c’est peut-être un dernier don de ma mère. »

Le vieux gardien déploya le morceau d’étoffe et l’examina avec l’attention curieuse d’un homme habitué à découvrir des correspondances secrètes dans les actes les plus insignifiants.

« Il peut s’y trouver de l’écriture en encre invisible, dit un de ses camarades. — Il est humide, mais je crois que c’est de pleurs, répondit le vieillard ; je ne puis en priver ce pauvre jeune homme.

— Ah ! maître Coleby, » répliqua l’autre d’un ton de doux reproche, « vous porteriez aujourd’hui un plus bel uniforme que celui de simple garde, si vous n’aviez pas le cœur si tendre. — Peu importe, dit le vieux Coleby, si mon cœur est dévoué au roi, que j’éprouve tels ou tels sentiments, et que tel ou tel habit garantisse mon vieux corps du froid, lorsque je m’acquitte de mes devoirs. »

Cependant Peveril pressait contre son sein le gage de l’affection de sa mère que le hasard lui avait procuré ; et quand il eut été introduit dans la petite chambre solitaire qu’il pouvait, lui dit-on, regarder comme sienne pendant sa résidence à la Tour, il fut touché jusqu’aux larmes de cet incident de peu d’importance, qu’il ne put s’empêcher néanmoins de considérer comme un signe que sa malheureuse famille n’était pas complètement abandonnée par la Providence.

Mais les pensées d’un prisonnier et les événements de son existence sont trop uniformes pour intéresser, et nous devons maintenant transporter le lecteur sur une scène plus agitée.



  1. Jour de fête des ramoneurs à Londres. a. m.