Peveril du Pic/Chapitre 32

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 405-419).


CHAPITRE XXXII.

LE DUEL.


Lorsque le spadassin, d’un air insolent, enfonce sur sa tête son chapeau bordé d’un galon terni, ne cédez point le haut du pavé ; bravez ses fanfaronnades, poussez-le dans le ruisseau bourbeux. Cependant peut-être vaut-il mieux recevoir l’averse et se crotter que de risquer sa vie dans une mauvaise querelle.
Gay, Trivia.


Julien Peveril, conduisant et soutenant Alice Bridgenorth, était parvenu au milieu de Saint-James-Street avant d’avoir songé à la direction qu’il devait prendre. Ce fut alors qu’il lui demanda où il devait la conduire, et qu’il apprit avec surprise et embarras que, loin de savoir où elle pourrait trouver son père, elle ignorait même s’il était à Londres, et que seulement elle le croyait arrivé, d’après ce qu’il lui avait dit au moment de son départ. Elle lui indiqua l’adresse de son oncle Christian ; mais ce fut avec un doute et une hésitation que lui inspirait le souvenir des gens auxquels il l’avait confiée : la répugnance qu’elle avait à retourner se mettre de nouveau sous sa protection fut fortement approuvée de son jeune guide, lorsque peu de mots l’eurent convaincu de l’identité de Ganlesse avec Christian. Que devaient-ils donc faire ?

« Alice, » dit Julien après un instant de réflexion, « vous devez recourir à votre plus ancienne et à votre meilleure amie, je veux dire ma mère. Elle n’a pas aujourd’hui de château où elle puisse vous recevoir ; elle n’a qu’un misérable logement, si voisin de la prison où mon père est enfermé, qu’il semble en être une dépendance. Je ne l’ai pas encore vue depuis mon arrivée ; mais voilà ce que j’ai appris par mes recherches. Nous nous rendrons à sa demeure : telle qu’elle est, je suis persuadé qu’elle la partagera avec une personne aussi innocente et aussi dénuée de protection que vous l’êtes. — Juste ciel ! dit la pauvre fille, suis-je donc tellement abandonnée, que je doive aller me mettre à la merci de celle qui, dans le monde entier, a le plus de raison de me repousser ? Julien, pouvez-vous me donnez un tel conseil ? N’est-il donc personne qui puisse m’offrir un asile pour quelques heures, jusqu’à ce que j’aie des nouvelles de mon père ? Quoi ? point d’autre refuge que celle dont la ruine a été, je le crains, accélérée par… Oh ! Julien, je n’oserai jamais paraître devant votre mère ! elle doit me haïr à cause de ma famille, et me mépriserait pour cette bassesse. Me remettre de nouveau sous sa protection, lorsqu’elle a été si mal récompensée de me l’avoir accordée une première fois ! Non, non, Julien, je ne saurais aller avec vous. — Jamais elle n’a cessé de vous aimer, Alice, » dit son guide, dont elle continuait à suivre les pas, tout en lui exprimant la résolution où elle était de ne pas l’accompagner. « Elle a toujours eu de l’affection pour vous, et même pour votre père : quoique sa conduite envers nous ait été dure, elle passe sur bien des choses à cause de la provocation qu’il a reçue. Croyez-moi, auprès d’elle vous serez aussi en sûreté qu’avec une mère. Peut-être sera-ce un moyen d’anéantir ces divisions qui nous ont causé tant de peines. — Dieu vous entende ! dit Alice ; mais comment oser regarder votre mère en face ? Et d’ailleurs aura-t-elle le pouvoir de me protéger contre ces hommes puissants, contre mon oncle Christian ? Hélas ! faut-il que je puisse l’appeler mon plus cruel ennemi ! — Elle aura l’ascendant qu’exerce l’honneur sur l’infamie, la vertu sur le vice, dit Julien, et aucun pouvoir humain, si ce n’est la volonté d’un père, ne vous arrachera de ses mains, quand vous aurez consenti à la choisir pour protectrice. Venez donc, Alice, venez avec moi, et… » Julien fut interrompu par quelqu’un qui, ayant saisi sans cérémonie la basque de son habit, la tirait avec tant de force qu’il fut contraint de s’arrêter en portant la main à son épée. Il se retourna et aperçut la petite muette. Les joues de Fenella étaient enflammées, ses yeux étincelaient, et ses lèvres étaient collées l’une à l’autre, comme si elle se fût efforcée de comprimer les cris par lesquels elle exprimait ordinairement les angoisses de son âme, et qui, dans la rue, auraient promptement attiré la foule. Son extérieur était si singulier, et son émotion si évidente, que les gens qui passaient la considéraient, et tournaient encore la tête après avoir passé, dans l’étonnement que leur causait l’étrange vivacité de ses gestes, tandis que d’une main tenant l’habit de Peveril, de l’autre elle faisait les signes les plus vifs et les plus impérieux pour qu’il laissât Alice Bridgenorth et qu’il la suivît. Elle touchait la plume de son bonnet pour lui rappeler le comte, montrait son cœur pour désigner la comtesse, levait une de ses mains fermées, comme pour lui commander en leur nom, les joignait ensuite, eu le suppliant pour elle-même ; puis regardant Alice avec une expression de dérision à la fois amère et insultante, elle agitait sa main pour ordonner à Peveril de l’abandonner comme un être indigne de sa protection.

Effrayée, sans savoir pourquoi, de ces gestes bizarres, Alice étreignit le bras de Julien plus qu’elle n’avait osé le faire jusque-là ; et cette marque de confiance en sa protection parut accroître la colère de Fenella.

Julien était horriblement embarrassé : sa situation était difficile, même avant que la colère indomptable de Fenella eût menacé de détruire le seul plan qu’il eût été capable de former. Que voulait-elle de lui ? Jusqu’à quel point le sort du comte et de la comtesse pouvait-il dépendre de sa docilité à la suivre ? c’est ce qu’il ne pouvait pas même imaginer ; mais si péremptoire que fût l’ordre, il résolut de ne pas s’y soumettre avant d’avoir placé Alice en lieu sûr. Cependant il se promit bien de ne pas perdre Fenella de vue ; et malgré les refus réitérés, dédaigneux et violents qu’elle fit de prendre la main qu’il lui offrait, il sembla l’avoir enfin tellement apaisée, qu’elle lui saisit le bras droit, et comme désespérant de déterminer Julien à la suivre, parut elle-même décidée à l’accompagner du côté où il voulait porter ses pas.

Menant ainsi deux jeunes personnes, faites l’une et l’autre pour exciter l’attention publique, quoique par des raisons très-différentes ; Julien résolut de se rendre au bord de l’eau par le plus court chemin, et d’y prendre une barque qui le mènerait à Black-Friars, point de débarquement le plus proche de Newgate, où il pensait que Lance avait déjà annoncé son arrivée à Londres à sir Geoffrey, alors habitant de ce triste séjour, et à son épouse qui, autant que le permettait la rigueur du geôlier, partageait et adoucissait son emprisonnement.

L’embarras de Julien, en traversant Charing-Cross et Northumberland-House, était si grand qu’il attirait l’attention des passants ; car il fallait régler sa marche de manière à mettre d’accord la course inégale et rapide de Fenella avec le pas timide et lent de sa compagne du bras gauche ; et tandis qu’il lui aurait été inutile de parler à la première qui ne pouvait le comprendre, il n’osait dire la moindre chose à Alice, de crainte d’éveiller, jusqu’à la frénésie, la jalousie ou du moins l’impatience de Fenella.

Plusieurs passants les regardaient avec surprise, et quelques-uns en souriant ; mais Julien remarqua surtout deux hommes qui ne les perdaient jamais de vue, et à qui sa situation et la tournure de ses compagnes semblaient fournir le sujet d’une gaieté qu’ils ne déguisaient pas. C’était deux jeunes gens comme il est possible d’en rencontrer aujourd’hui au même endroit, sauf la différence des modes pour le costume. Ils portaient d’énormes perruques, et ils étaient chargés de plusieurs centaines d’aunes de ruban disposées en nœuds sur leurs manches, sur leurs culottes et sur leurs vestes, avec toute l’extravagance de la mode d’alors. Une immense quantité de dentelles et de broderies rendait leurs vêtements plus magnifiques que de bon goût : en un mot, ils présentaient cette caricature de la mode, qui parfois dénote un jeune fou de qualité, jaloux de se faire distinguer comme petit-maître du premier ordre, mais qui sert plus ordinairement à déguiser ceux qui désirent passer pour gens de haut étage, grâce à leurs habits, attendu qu’ils n’ont d’ailleurs aucun autre titre à être distingués.

Ces deux beaux fils de famille passèrent plus d’une fois, bras dessus bras dessous, devant Peveril, puis s’arrêtèrent de façon à l’obliger de les dépasser à son tour, riant et chuchotant pendant ces manœuvres, regardant avec effronterie Peveril et ses deux jolies compagnes, et ne leur faisant, lorsqu’ils se trouvaient en contact, aucune des politesses que les plus simples bienséances prescrivent quand on se rencontre avec une dame sur le haut du pavé.

Peveril ne remarqua pas tout de suite leur impertinence ; mais quand elle devint trop grossière pour échapper à son observation, la bile commença à l’échauffer ; et outre les autres embarras de sa situation, il eut à combattre un ardent désir de bâtonner d’importance les deux fats qui semblaient si déterminés à l’insulter. Patience et prudence lui étaient sans doute impérieusement commandées par les circonstances ; mais enfin il lui fut à peu près impossible d’en écouter plus long-temps les conseils.

Quand, pour la troisième fois, Julien se trouva obligé avec ses compagnes de dépasser le couple d’insolents freluquets, ils le suivirent pas à pas, parlant assez haut pour être entendus, et d’un ton qui montrait qu’ils ne s’inquiétaient guère qu’on les écoutât ou non.

« Voici un rustre bien heureux, » dit le plus grand des deux, (qui était d’une taille vraiment remarquable), faisant allusion à la simplicité des vêtements de Peveril, peu dignes en effet du luxe de la capitale. « Deux si jolies filles sous la garde d’une casaque grise et d’un gourdin de chêne. — Bah ! dites donc plutôt un puritain, répliqua son camarade, et plus encore. Ne voyez-vous pas le puritanisme dans sa dégaine et dans sa patience ? — Juste comme une pinte remplie jusqu’au bord, Tom, repartit le premier. Issachar est un âne qui plie entre deux fardeaux. — J’ai envie de débarrasser ce Laurence à longues oreilles d’une de ses deux charges, » reprit le plus petit de ces drôles. « Cette naine aux yeux noirs a l’air de vouloir le quitter. — En effet, répliqua le plus grand ; et cette peureuse aux yeux bleus paraît ne marcher si doucement que pour tomber dans mes bras. »

À ces mots, Alice, serrant plus que jamais le bras de Peveril, doubla presque le pas au point de courir, afin de fuir des hommes dont le langage était si alarmant ; et Fenella fit également preuve de vitesse, comprenant peut-être, d’après les gestes et la conduite des deux jeunes gens, les craintes que leurs discours avaient inspirées à Alice.

Effrayé des suites d’une querelle en pleine rue, qui devait nécessairement le séparer de ces jeunes filles sans protection, Peveril tâcha de mettre d’accord et la prudence dont il avait besoin pour les défendre, et son ressentiment qui s’animait toujours davantage ; et comme ces ennuyeux impertinents s’efforçaient encore de passer devant lui près de l’escalier d’Hungerford[1], il leur dit avec un calme forcé : « Messieurs, je dois vous remercier de l’attention que vous avez prise aux affaires d’un étranger ; si vous avez quelque prétention au titre de messieurs que je vous ai donné, vous me direz où je pourrai vous rencontrer. — Et dans quelle intention, » dit le plus grand des deux en ricanant, « votre gravité rustique ou votre grave rusticité nous fait-elle une semblable demande ? »

En parlant ainsi, tous deux se mirent en face de Julien de manière qu’il lui fut impossible de faire un pas en avant.

« Descendez l’escalier, Alice, dit-il, je vais vous rejoindre dans un instant. » Alors se débarrassant, mais non sans peine, de ses deux compagnes qui le tenaient toujours, il entoura promptement son bras gauche de son manteau, et dit d’un ton hautain à ses adversaires : « Me donnerez-vous vos noms, messieurs, ou me laisserez-vous passer ? — Pas avant que nous sachions à qui nous devons faire place, répondit l’un d’eux. — À quelqu’un qui va vous donner une leçon de ce qui vous manque… d’honnêteté, » répliqua Peveril, et il s’avança hardiment pour passer entre eux.

Ils s’écartèrent, mais l’un d’eux avança son pied devant Peveril, comme s’il voulait le faire tomber. Le sang de ses nobles ancêtres bouillonnait déjà dans ses veines ; il appliqua sur le nez du personnage un coup de ce bâton de chêne qu’ils venaient de tourner en ridicule, et le jetant au loin, dégaina aussitôt son épée. Les deux autres dégainèrent aussi, et l’attaquèrent en même temps ; mais il reçut la pointe d’une des deux rapières dans son manteau, et para avec la sienne la botte qu’on lui portait d’un autre côté. Il aurait pu être moins heureux à la seconde passe, mais un cri général s’éleva parmi les bateliers : « Fi donc, fi ! Quel honte ! deux contre un ! — Ce sont des gens du duc de Buckingham, dit un d’entre eux, il ne fait pas bon de se frotter à eux. — Qu’ils soient gens du diable, s’ils veulent, » dit un ancien triton en brandissant une rame ; « mais franc jeu d’abord, et vive la vieille Angleterre ! Je tombe sur les pantins à galons d’or s’ils ne combattent pas honnêtement avec cet habit gris : l’un à bas, l’autre pourra venir. »

Le bas peuple de Londres s’est de tout temps distingué pour le plaisir qu’il trouve à voir les combats au bâton ou à coups de poing, et par la justice et l’impartialité avec laquelle il exige que les choses se fassent dans les règles. La noble science de l’escrime était alors si généralement connue, qu’un combat à la rapière excitait autant d’intérêt et aussi peu de surprise qu’une lutte de boxeurs aujourd’hui. Habitués à de semblables affaires, les spectateurs formèrent aussitôt un cercle au milieu duquel Peveril et le plus grand, le plus vigoureux de ses deux ennemis engagèrent bientôt un combat singulier, tandis que l’autre, retenu par les assistants, ne pouvait prendre part à la querelle.

« Bien tapé, grand gars !… Bien poussé, longues jambes !… Huzza pour les deux aunes un quart ! » Telles étaient les exclamations que la lutte provoqua d’abord ; car l’adversaire de Peveril non seulement montrait beaucoup d’adresse et d’activité, mais encore obtenait un avantage marqué par suite de l’inquiétude avec laquelle Julien cherchait toujours des yeux Alice Bridgenorth : le soin de veiller à la sûreté de cette jeune fille le détourna un moment de celui qu’il aurait dû donner exclusivement à la défense de sa propre vie. Une légère égratignure qu’il reçut au côté le punit et l’avertit en même temps de son inattention. S’appliquant alors tout entier à l’affaire dont il s’agissait, et enflammé de colère contre cet impertinent provocateur, il fit prendre une autre tournure au combat, et l’on entendit bientôt crier : « Bravo, habit gris !… Voyez un peu de quel métal est doublé son gilet d’or !… Joliment poussé !… Paré admirablement !… Encore une boutonnière à son pourpoint brodé !… Enfin le voilà pincé, de par Dieu ! » Cette dernière exclamation partit au milieu d’un vacarme d’applaudissements universels qui accompagnèrent une botte heureuse et décisive par laquelle Peveril coucha sur le pavé son gigantesque adversaire. Il regarda un instant son ennemi renversé, puis, se remettant aussitôt, il demanda ce qu’était devenue la dame.

« Ne songez plus à elle, si vous êtes sage, dit un des bateliers. Le constable sera ici dans un moment. Je vais vous faire passer l’eau en un clin-d’œil. Ah ! c’est qu’il y va peut-être de votre cou. Je ne vous demanderai qu’un jacobus. — Tu seras damné, comme ton père l’a été avant toi, s’écria un de ses rivaux : pour un jacobus, je conduirai monsieur en Alsace[2], où n’iront le poursuivre ni bailli ni constable. — Et cette dame, misérables, cette dame ! s’écria Peveril, où est cette dame ? — Je conduirai Votre Honneur dans un lieu où vous aurez assez de dames, » dit le vieux triton ; et tandis qu’il parlait, les clameurs des bateliers recommencèrent, chacun espérant faire son profit de la situation critique de Julien.

« Un batelet sera moins suspect, Votre Honneur, dit un des assistants. — Une paire de rames vous fera voler sur l’eau comme un canard sauvage, dit un autre. — Mais vous n’avez jamais de banne[3], confrère, dit un troisième. Or, moi, je puis cacher Son Honneur aussi bien que s’il était à fond de cale. »

Au milieu des jurements et des cris occasionnés par cette concurrence de gens qui lui demandaient tous la préférence, Peveril réussit enfin à faire comprendre qu’il donnerait un jacobus, non à celui dont la barque avait les meilleures rames, mais à celui qui lui apprendrait ce qu’était devenue la dame.

« De quelle dame voulez-vous parler, demanda un malin ; car il me semble qu’il y en avait deux ? — Eh ! de toutes deux, répondit Peveril ; mais d’abord de la dame au cheveux blonds. — Bien ! bien ! celle qui criait tant lorsque le camarade de l’habit brodé l’a entraînée dans la barque du n° 20 ? — Comment ! qui donc ? qui a osé l’entraîner ? s’écria Peveril. — Mais, mon maître, je vous en ai dit assez, sans avoir reçu de salaire, répliqua le batelier ; Sordide coquin ! » dit Peveril en lui donnant une pièce d’or, « parle ou je te passe mon épée à travers le corps. — Quant à cela, maître, repartit le drôle, vous n’en viendriez pas à bout tant que je manierai cette rame ; mais un marché est un marché : je vous dirai donc, pour votre pièce d’or, que le camarade de votre adversaire a fait entrer de force une de vos demoiselles, celle aux cheveux blonds, dans la barque de Tickling Tom et ils sont loin maintenant, car ils ont pour eux vent et marée. — Ciel miséricordieux ! et je reste ici ! s’écria Julien. — Ma foi ! c’est parce que Votre Honneur ne veut pas prendre une barque. — Tu as raison, mon ami : une barque, une barque tout de suite ! — Suivez-moi donc, monsieur. Ohé ! Tom, un coup de main ; monsieur est pour nous. »

Une volée d’injures nautiques fut échangée entre l’heureux candidat qui avait obtenu la pratique de Peveril, et les confrères désappointés qui conclurent, par l’organe du vieux triton, dont la voix domina toutes les autres, « que Son Honneur était en bon chemin de faire un voyage à l’île des dupes, car le rusé Jack s’était joué de lui, le n° 20 s’étant dirigé vers York-Buildings. — Ou plutôt à l’île de la Potence, cria un autre : car voici quelqu’un qui abrégera la promenade sur la Tamise, et le conduira au port des Exécutions. »

En effet, comme il achevait ces mots, un constable accompagné de trois ou quatre soldats portant de ces vieilles hallebardes à manche de bois brun dont ces gardiens de la paix publique étaient armés, coupa court à la retraite de notre héros, qui se dirigeait vers la Tamise, en l’arrêtant au nom du roi. Vouloir résister eût été folie, puisqu’il était entouré de tous côtés : Peveril fut donc désarmé et emmené devant le juge de paix le plus voisin, pour être interrogé et mis en prison.

Le digne magistrat devant qui Julien comparut était un homme très-pur d’intention, très-pauvre de talents, mais encore plus timide de caractère. Avant l’alarme donnée à toute l’Angleterre, et en particulier à la ville de Londres, par la fameuse découverte de la conspiration papiste, maître Maulstatute avait trouvé de quoi satisfaire son paisible orgueil dans le tranquille accomplissement des fonctions de juge de paix, ainsi que dans l’exercice de tous les honorables privilèges et de toute la terrible autorité de cette place. Mais le meurtre de sir Edmondsbury Godfred avait produit sur son esprit une impression profonde et ineffaçable ; et depuis ce mémorable et triste événement, il ne marchait plus dans le palais de Thémis qu’avec crainte et en tremblant.

Ayant une haute idée de l’importance de sa charge, et une opinion peut-être plus haute de son importance personnelle, il ne voyait depuis ce temps que cordes et poignards, et ne mettait plus le pied hors de sa maison (qu’il avait fortifiée, et dans laquelle il avait toujours une garnison composée d’une demi-douzaine de vigoureux constables), sans se croire épié par un papiste déguisé, tenant une épée nue sous son manteau. On disait même tout bas que, dans ses accès de frayeur, le respectable maître Maulstatute avait pris un jour sa cuisinière, qui tenait un briquet, pour un jésuite armé d’un pistolet ; mais en supposant qu’on eût osé rire de cette erreur, il aurait fallu cacher soigneusement sa gaieté, pour ne pas s’exposer à la terrible accusation de s’être moqué du complot, crime presque aussi énorme que celui d’y avoir pris part. De fait, les craintes de l’honnête juge, quoique ridiculement excessives, étaient si bien tenues en éveil par le cri général du jour et par la fièvre nerveuse qui affligeait tout bon protestant, que maître Maulstatute passait pour l’homme le plus hardi et le meilleur magistrat, parce que, malgré la terreur du poignard nu que son imagination lui mettait continuellement devant les yeux, il ne cessait pas de rendre la justice au fond de ses appartements privés, et même parfois d’assister aux sessions du trimestre, quand la salle était gardée par un corps suffisant de milice. Tel était le personnage à la porte duquel (porte bien verrouillée et fermée à double tour) le constable qui avait arrêté Julien frappa un coup solennel, propre à le faire reconnaître.

Malgré ce signal officiel, les arrivants ne furent pas introduits avant que le clerc, qui remplissait les fonctions de portier en chef, fût venu faire une reconnaissance à un guichet grillé ; car qui pouvait assurer que les papistes n’avaient pas découvert le secret du maître constable, et préparé une fausse patrouille pour s’introduire chez le juge de paix et le massacrer, sous prétexte d’amener un criminel devant lui ? Des ruses plus mal ourdies avaient figuré dans la relation du complot papiste.

Tout se trouvant en règle, la clef tourna, les verrous furent tirés, et la chaîne lut décrochée de manière à donner passage au constable, au prisonnier et aux soldats ; puis la porte se referma au nez des témoins, qui, comme gens moins dignes de foi, furent priés, à travers le guichet, de rester dans la cour, jusqu’à ce qu’on les appelât chacun à leur tour.

Si Julien avait été en humeur de rire (mais il s’en fallait beaucoup), il aurait certainement souri de l’affublement grotesque du clerc, qui avait mis par-dessus son habit de bougran noir un ceinturon de buffle, soutenant un large sabre et une paire d’énormes pistolets d’arçon, et qui, au lieu du chapeau bas et plat dont les scribes, dédaigneux du bonnet citadin, faisaient habituellement leur coiffure, avait recouvert sa chevelure grasse d’un casque d’acier rouillé, vétéran de Marston-Moor, au-dessus duquel sa plume infatigable se balançait en guise de panache, la forme du casque ne lui permettant pas de la placer, selon l’usage, derrière l’oreille.

Cette figure bouffonne conduisit le constable, ses acolytes et le prisonnier dans la salle basse où son patron rendait la justice, avec un accoutrement encore plus singulier que celui du subordonné.

Certains bons protestants, qui concevaient d’eux-mêmes une assez haute opinion pour se croire dignes d’être particulièrement exposés aux coups de la rage catholique, s’étaient munis d’armes défensives en cette occasion. Mais il fut aisément reconnu qu’une cuirasse à l’épreuve des balles, attachée avec une chaîne de fer, n’était pas une enveloppe très-commode pour quiconque avait l’intention de manger venaison et pâtisserie, et qu’une cotte de buffle ou de mailles n’était guère moins gênante pour les mouvements nécessaires en pareille circonstance. En outre, il y avait d’autres objections, telles que l’aspect alarmant et menaçant que ce harnais de guerre donnait à la Bourse et aux différents endroits où les négociants se réunissent d’ordinaire ; sans parler des excoriations dont se plaignaient ceux qui, n’appartenant ni à l’artillerie ni à la milice, n’avaient pas l’habitude de porter des armures défensives.

Pour obvier à ces inconvénients, et en même temps pour protéger la personne des vrais protestants contre toute violence ouverte et contre tout guet-apens de la part des papistes, quelque artiste ingénieux appartenant, nous devons le présumer, à la respectable corporation des merciers avait inventé une espèce d’armure dont on ne trouve aucun échantillon dans la salle d’armes de la Tour de Londres, ni dans la chambre gothique de Gwynnap, ni même dans l’inestimable collection d’armes anciennes du docteur Meyrick[4]. On l’appelait armure de soie, car elle consistait en un pourpoint et des culottes de soie piquée, tellement forte et d’une telle épaisseur qu’elle était à l’épreuve de la balle et de l’acier : un bonnet moins épais et de même fabrique, avec des couvre-oreilles qui tombaient de chaque côté, le tout ressemblant beaucoup à un bonnet de nuit, complétait l’équipement et garantissait, de la tête aux genoux, la sécurité de celui qui le portait. Maître Maulstatute, entre autres dignes citoyens, avait adopté cette singulière panoplie, qui avait l’avantage d’être douce, chaude et flexible aussi bien que sûre. Il était alors assis dans son fauteuil magistral : c’était un homme petit, rond, entouré pour ainsi dire de coussins (car ses vêtements ouatés n’avaient pas l’air d’autre chose), avec un nez qui s’allongeait de dessous son casque de soie, et dont l’ampleur, jointe à la pesante corpulence du personnage, donnait à Sa Seigneurie une ressemblance frappante avec l’enseigne du Cochon armé, ressemblance qu’augmentait encore la couleur orange foncée de son vêtement défensif, peu différente de celle des sangliers qu’on trouve dans les forêts du Hampshire.

À l’abri de tout danger dans cette enveloppe invulnérable, Sa Seigneurie ne ressentait aucune crainte, quoique non munie de ses armes offensives, telles que rapière, poignard et pistolets, lesquelles n’étaient pourtant placées qu’à peu de distance de son fauteuil. Mais il avait trouvé prudent de garder une arme de cette dernière espèce sur la table, à côté des énormes commentaires de Coke sur Lyttleton. C’était une sorte de fléau de poche, consistant en un morceau de frêne très-dur, long d’environ dix-huit pouces, auquel était attaché un gourdin brandillant de lignum vitæ, presque deux fois aussi long que le manche, mais ajusté de manière à pouvoir se replier facilement. Cet instrument, qui portait à cette époque le singulier nom de fléau protestant, pouvait se cacher sous un habit, jusqu’à ce que les circonstances demandassent qu’il parût en public. Une précaution contre la surprise, meilleure que toutes ces armes offensives et défensives, était une forte balustrade de fer qui, traversant la salle en face du bureau et ne s’ouvrant que par une porte grillée, ordinairement fermée, séparait entièrement l’accusé du juge.

Maulstatute, le magistrat que nous avons décrit, préféra entendre les dépositions des témoins avant de permettre à Peveril de présenter sa défense. Le détail de la querelle fut brièvement exposé par ceux qui en avaient été spectateurs, et parut produire une grande impression sur l’esprit de l’officier public. Il secoua d’un air important son casque de soie, quand il eut appris que, après quelques mots échangés par les combattants, mais que les témoins disaient n’avoir bien entendus, le jeune homme arrêté avait porté le premier coup, et avait tiré sa rapière avant que son adversaire, qu’il avait blessé, eût dégainé la sienne. Il branla encore plus gravement la tête, quand il connut le résultat du duel ; et il s’agita plus solennellement que jamais, lorsqu’un des témoins déclara que, autant qu’il pouvait en juger, le jeune homme, victime de la dispute, appartenait à la maison de Sa Grâce le duc de Buckingham.

« Un digne pair ! » dit le magistrat armé, « un vrai protestant, et un ami de son pays. Miséricorde divine ! à quel excès d’audace ce siècle est-il parvenu ? Nous voyons bien, et nous le verrions encore, fussions-nous aussi aveugle qu’une taupe, de quel carquois cette flèche a été lancée. »

Il mit alors ses lunettes, et donnant ordre de faire avancer Julien, il fixa sur lui d’un air terrible ses yeux garnis de verre et surmontés du turban piqué.

« Si jeune, dit-il, et si endurci, ô mon Dieu ! et papiste, j’en réponds. »

Peveril avait eu le temps de songer à l’urgente nécessité de son élargissement, si toutefois il lui était possible de l’obtenir, et il donna aussitôt un démenti civil à la gracieuse supposition de Sa Seigneurie. « Je ne suis pas catholique, répondit-il ; je suis un membre indigne de l’église d’Angleterre. — Peut-être n’est-ce qu’un protestant tiède, pourtant, dit le sage magistrat ; il y a parmi nous des gens qui s’en vont tout doucement à Rome, et qui ont déjà fait la moitié du voyage… ahem ! »

Peveril jura qu’il n’était pas de ce nombre.

« Et qui êtes-vous donc, répliqua le juge ; car, l’ami, à vous parler franchement, je n’aime pas votre visage… ahem ! »

Ces toussements brefs et secs étaient accompagnés chacun d’un signe de tête rapide, indiquant la profonde conviction où était l’orateur qu’il avait fait la meilleure, la plus judicieuse et la plus fine observation qu’il y eût à faire.

Julien, irrité par toutes les circonstances de son arrestation, répondit à la question du juge d’un ton un peu hautain : « Mon nom est Julien Peveril ! — Alors, que Dieu nous prenne en sa sainte garde ! » s’écria le juge épouvanté ; » le fils de ce papiste au cœur noir, de ce traître sir Geoffrey Peveril, actuellement en prison et à la veille d’être jugé ! — Que dites-vous ? monsieur, » s’écria Julien, oubliant sa situation, et s’élançant vers la balustrade avec une violence qui fit résonner les barreaux de fer. Il effraya tellement le magistrat pusillanime, que, saisissant son fléau protestant, maître Maulstatute en allongea un coup vers le prisonnier, pour repousser ce qu’il appréhendait être une attaque préméditée. Mais soit trop grande précipitation du magistrat, soit inexpérience dans le maniement de cette arme, non seulement il manqua son coup, mais encore ramena la partie mobile de l’instrument contre sa propre tête, et avec assez de force pour éprouver l’efficacité de son casque de soie ; en dépit de ce préservatif, il éprouva une sensation étourdissante, qu’il se hâta d’imputer à l’effet d’un coup porté par Peveril.

Les assistants, il est vrai, ne confirmèrent pas directement l’opinion que le juge avait si témérairement conçue ; mais tous, d’une voix unanime, déclarèrent que, sans leur intervention prompte et vigoureuse, on ne pouvait savoir quel mal n’eût pas fait une personne aussi dangereuse que le prisonnier. L’opinion générale qu’il voulait procéder à son élargissement par des voies de fait sembla dès lors si profondément imprimée dans l’esprit des spectateurs, que Julien vit qu’il était inutile de présenter la moindre défense ; il sentait d’ailleurs trop bien que les suites alarmantes et probablement fatales de sa rencontre rendaient son emprisonnement inévitable. Il se contenta de demander dans quelle prison il allait être jeté ; et quand le formidable mot Newgate lui fut renvoyé pour toute réponse, il eut du moins la satisfaction de penser que, si triste et si dangereux que fût un tel séjour, il s’y trouverait en compagnie de son père ; et que de façon ou d’autre, ils auraient peut-être la consolation de se voir, et de déplorer ensemble les calamités qui semblaient fondre de toutes parts sur leur maison.

S’armant par nécessité de plus de patience qu’il n’en avait réellement, Julien donna au juge, avec lequel toute la douceur de sa conduite ne put cependant pas le réconcilier, l’adresse de la maison où il demeurait, en le priant de permettre que son domestique, Lance-Outram, lui apportât son argent et son linge, ajoutant qu’il consentait volontiers à mettre à la disposition du magistrat ses armes et ses papiers, les unes consistant en une paire de pistolets de voyage, et les autres en quelques notes insignifiantes. Il pensa dans ce moment, avec une vive satisfaction, que les importantes dépêches de lady Derby étaient déjà au pouvoir du souverain.

Le juge promit d’avoir égard à sa requête, non sans lui dire avec beaucoup de dignité, qu’il aurait dû, dans son propre intérêt, adopter dès le commencement cette conduite respectueuse et soumise, au lieu d’insulter à la présence d’un magistrat par ces marques atroces du pervers, rebelle et sanguinaire esprit de papisme qu’il avait d’abord fait paraître. « Cependant, ajouta-t-il, comme vous êtes un jeune homme de bonne mine et d’un rang honorable, je ne souffrirai pas qu’on vous mène par les rues comme un voleur, et j’ai fait demander une voiture pour vous. »

Sa Seigneurie Maulstatute prononça le mot de voiture avec l’importance d’un homme qui, comme l’a dit le docteur Johnson à une époque moins reculée, sent tout l’avantage qu’il y a de pouvoir faire mettre ses chevaux à son carrosse. Le digne maître Maulstatute ne fit pourtant pas en cette occasion à Julien l’honneur de faire atteler à son énorme carrosse de famille les deux rétives haridelles qui avaient coutume de le conduire dans cette arche à la chapelle du pur et précieux maître Howlaglass, pour y entendre le jeudi au soir une instruction, et le dimanche un sermon de quatre heures. Il eut recours à une de ces voitures de place, construites en cuir, assez rares alors ; car elles n’avaient été que récemment inventées, mais promettant déjà toutes les facilités que les carrosses de place ont fournies depuis pour toute espèce de communication honnête ou déshonnête, légale ou illégale. Notre ami Julien, jusqu’à ce moment plus accoutumé à la selle qu’à toute autre manière de voyager, se trouva bientôt dans un de ces équipages avec le constable et deux soldats armés jusqu’aux dents, le port de destination étant, comme on le lui avait déjà annoncé, l’ancienne forteresse de Newgate.



  1. Escalier qui descend la Tamise, dans le quartier dit le Strand, à Londres. a. m.
  2. Lieu de refuge alors existant à Londres, et dont il est question dans les Aventures de Nigel. a. m.
  3. Tente de bateau. a. m.
  4. Auteur d’un traité sur les armes. a. m.