Peveril du Pic/Chapitre 27

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 340-353).


CHAPITRE XXVII.

L’AUBERGE.


C’est une créature qui provient de tous les éléments ; elle ressemble à la mouette : elle tourne, siffle, chante sur un ton aigre et perçant ; même au milieu des orages, l’écume de la vague en furie lui sert de lit. Elle dort pendant le calme des mers, elle badine avec les tempêtes : cependant ce n’est qu’une mouette, une pauvre et chétive mouette.
Le Capitaine.


« À ta santé ! » dit l’élégant dont nous avons parlé ; « à ta santé, honnête Tom, et sois le bienvenu de la terre des sots ! Tu es resté si long-temps dans ce pays, que tu y as presque attrapé les manières d’un paysan, d’un brise-mottes[1]. Ton justaucorps passablement crasseux te va comme si c’était ta parure des dimanches, et tes aiguillettes ressemblent à des lacets achetés pour le corset de ta maîtresse Marjory. Je m’étonne qu’un tel repas soit de ton goût. Il me semble qu’un plat d’œufs au lard conviendrait mieux à un estomac renfermé sous une semblable jaquette. — Très bien, milord, répondit l’autre, raillez tant que votre esprit vous en fournira les moyens ; ces provisions-là ne sont pas de celles qui durent long-temps. Que ne me dites-vous plutôt ce qui s’est passé à la cour depuis que nous nous sommes rencontrés si à propos ? — Il y a une heure que vous m’auriez demandé cela, dit le lord, si votre âme tout entière n’eût été sous ces plats que Chaubert couvre avec tant de soin. Vous vous êtes souvenu que les affaires du roi peuvent se conserver fraîches, et que les entremets doivent être mangés chauds. — Pas du tout, milord : je n’ai voulu vous parler que de lieux communs pendant que ce coquin d’aubergiste à longues oreilles était dans la salle. À présent, que nous sommes seuls, je vous en prie, donnez-moi des nouvelles de la cour. — Le complot n’a pas eu de suite, répondit le courtisan ; sir George Wakeman a été acquitté, les jurés ont refusé de croire les témoins. Scroggs, qui a vociféré pour un parti, maintenant vocifère pour l’autre. — Complot, Wakeman, témoins papistes et protestants, tout cela pêle-mêle ! Croyez-vous que je me soucie d’un tel amalgame ? Jusqu’à ce que le complot monte par l’escalier dérobé du palais, et s’empare de l’imagination du vieux Rowley[2], je ne donnerais pas un farthing[3] pour qu’on y crût ou qu’on n’y crût pas. Je tiens à quelqu’un qui me tirera d’affaire. — Eh bien donc, la nouvelle la plus récente, c’est la disgrâce de Rochester. — Rochester disgracié ! comment et pourquoi ? Le jour de mon départ il était en plus belle position que jamais. — Son crédit est anéanti : l’épitaphe lui a rompu le cou ; il peut en faire une maintenant pour sa faveur à la cour, car elle est morte et enterrée. — L’épitaphe ! s’écria Tom ; j’étais présent quand il la fit, et celui qui en était l’objet trouva que c’était une excellente plaisanterie[4]. — Et nous le pensâmes aussi, répondit le courtisan ; mais elle circula, elle courut le monde, elle se répandit dans tous les cafés, elle fut insérée dans la plupart des journaux ; Grammont la traduisit en français, et on ne rit pas long-temps d’une plaisanterie, quelque spirituelle qu’elle soit, quand on l’entend résonner à ses oreilles de tout côté. Aussi l’auteur est-il disgracié ; et, sans Sa Grâce le duc de Buckingham, la cour serait aussi triste que la perruque du lord chancelier. — Ou que la tête qu’elle couvre. Eh bien, milord, moins il y a de monde à la cour, plus il y a de place pour ceux qui peuvent y intriguer. Mais voilà les deux principales cordes du violon de Shaftesbury rompues, la conspiration papiste réduite à rien, et Rochester disgracié. Le temps est changeant : portons un toast au petit homme qui le remettra au beau. — Je vous comprends, et je me joins à vous de tout mon cœur. Croyez-moi, milord vous aime et brûle de vous voir. Mais je vous ai fait raison ; à mon tour maintenant. Cette fois, le toast m’appartient : il est pour Sa Grâce le duc de Buckingham[5]. — Le plus joyeux des pairs qui eurent jamais l’art de faire de la nuit le jour. Oui vraiment, une coupe toute pleine, et je la boirai super naculum[6]. Mais que direz-vous de la grande dame ? — Opposée à tout changement, le petit Antoine[7] n’en peut rien faire. — Son influence se réduira donc à rien. Mais écoutez », dit-il en se penchant à son oreille, « vous savez… » et il parla si bas, que Julien ne put rien entendre.

« Si je le connais ? répondit l’autre, si je connais Ned de l’île[8] ? oui, certainement ! — Eh bien, c’est lui qui rattachera les deux cordes du violon. Souvenez-vous que je l’ai dit ; et de nouveau, je bois avec vous à sa santé. — C’est pour ce motif que j’y bois avec toi, dit le jeune seigneur ; autrement, je ne te ferais point raison, attendu que je regarde Ned comme une espèce de drôle. — D’accord, milord, d’accord : c’est un drôle complet, un drôle des plus fieffés ; mais un drôle habile, un drôle utile, et indispensable pour cette affaire. Mais, diable ! je crois que ce Champagne devient plus fort à mesure qu’il vieillit. — Écoute-moi, estimable Tom, dit le courtisan, je voudrais que tu me donnasses quelques éclaircissements sur tout ce mystère. Tu le connais, je le sais ; car à qui se fierait-on, si ce n’est à l’honnête Chiffinch ? — Cela vous plaît à dire, milord, » répondit Smith, à qui nous donnerons désormais son vrai nom de Chiffinch ; « vous plaisantez, » ajouta-t-il avec la gravité d’un ivrogne à qui de copieuses libations avaient rendu la langue un peu épaisse. « Peu de gens savent plus de choses que moi, et en parlent moins, Conticuere omnes[9], comme dit la grammaire. Tous les hommes devraient apprendre à se taire. — Excepté avec un ami, Tom ; tu ne seras jamais un dogue assez mal apprivoisé pour refuser une confidence à un ami. Tu deviens trop prudent et trop politique pour l’emploi que tu occupes. Allons, ce secret fera crever ton gilet de paysan. Ouvre un bouton, Tom, c’est pour l’intérêt de ta santé ; ouvre ton âme, et apprends à ton ami ce qui se médite. Tu sais que je suis autant que toi dévoué au petit Antoine, s’il peut prendre le dessus. — Si ! lord infidèle, s’écria Chiffinch. Est-ce à moi que vous parlez de si ? Il n’y a ni si ni mais dans cette affaire, la grande dame sera abaissée d’un cran, et le complot rehaussé de deux. Ne connaissez-vous pas Ned, l’honnête Ned ? il a la mort d’un frère à venger. — J’ai entendu parler de cela, dit le seigneur, et cette opiniâtreté de ressentiment est en lui une sorte de vertu païenne. — Eh bien, continua Chiffinch, en manœuvrant pour se venger (et il y a long-temps qu’il y travaille), il a découvert un trésor. — Quoi ! dans l’île de Man ? — Ce que je vous dis est certain. C’est une créature si belle, si aimable, qu’elle n’a besoin que de paraître pour jeter à bas toutes les favorites, depuis Portsmouth et Cleveland jusqu’à cette créature à trois sous, mistress Nelly. — Sur ma parole, Chiffinch, c’est se procurer du renfort suivant toutes les règles de la meilleure tactique ; mais prends-y garde ! Pour faire une telle conquête, il faut quelque chose de plus qu’une joue de roses et un œil brillant. Il faut de l’esprit, de l’esprit, mon garçon, des manières, et outre cela du jugement, du tact, pour conserver l’influence qu’on s’est acquise. — Pst ! n’allez-vous pas m’enseigner ce qu’il faut pour cela ? Allons, un rouge-bord à sa santé. C’est un toast, milord, qu’il faut porter à genoux. Jamais on ne vit beauté si éclatante, si bien faite pour les triomphes. Je suis allé à l’église tout exprès pour la voir, et c’était la première fois depuis dix ans. Mais non, je mens, ce n’était pas à l’église, c’était dans une chapelle. — Dans une chapelle ! s’écria le courtisan ; comment diable ! c’est donc une puritaine ? — Certainement, c’en est une. Croyez-vous que je voudrais mettre une papiste en faveur par le temps qui court, quand mon bon lord a dit en plein parlement qu’il ne devrait y avoir autour du roi ni serviteur, ni servante, ni chien, ni chat papiste ! — Mais considère, Chiffinch, combien il est peu vraisemblable qu’elle plaise. Quoi ! le vieux Rowley, avec son esprit, son amour pour l’esprit, sa bizarrerie et son goût pour tout ce qui est bizarre, former une ligue avec une idiote, une scrupuleuse puritaine ! non, quand ce serait Vénus elle-même. — Vous n’entendez rien à cette affaire, reprit Chiffinch ; je vous dis que ce sera justement le contraste existant entre la sainte et la pécheresse qui donnera du piquant à la chose et stimulera le goût du vieux gentleman. Qui le connaît, si ce n’est moi ! À la santé de la belle, milord, à sa santé, et à genoux, si vous voulez parvenir au grade de gentilhomme de la chambre. — Je te fais raison, et de grand cœur. Mais tu ne m’as pas encore dit comment la connaissance doit s’opérer ; car tu ne peux, je pense, la transporter à Whitehall. — Ah ! ah ! mon cher lord, vous voudriez le secret tout entier, mais cela n’est pas possible. Je puis bien donner à un ami un aperçu de mes projets ; mais personne ne doit connaître les moyens que je me propose d’employer. » En parlant ainsi, Chiffinch secoua d’un air de prudence sa tête que le vin étourdissait déjà.

L’infâme dessein que cette conversation mettait au jour, et dont Alice Bridgenorth paraissait être l’objet, comme Julien le devina, fit une telle impression sur lui, qu’il ne put réprimer un mouvement involontaire, et sa main se porta sur la garde de son épée.

Chiffinch entendit le bruit que fit Peveril en changeant de posture. « Paix ! s’écria-t-il, malédiction ! quelque chose a remué ! J’espère que cette histoire n’a pas frappé d’autres oreilles que les vôtres ! — Je coupe le cou à quiconque a avalé une seule syllabe de tes discours, » dit le courtisan ; et, prenant un flambeau, il parcourut la salle dans tous les sens. Ne voyant rien qui lui donnât occasion d’exécuter sa menace, il replaça la lumière et continua :

« Eh bien ! en supposant que la belle Louise de Querouaille[10] tombe du haut rang qu’elle occupe dans le firmament, comment reconstruirez-vous la conspiration renversée ? car, sans quelque conspiration, penses-en ce que tu voudras, vous n’avez point de changement à espérer, et les choses resteront sous une favorite protestante ce qu’elles étaient sous une favorite papiste. Le petit Antoine ne peut pas faire beaucoup de chemin sans sa conspiration ; car, je crois en mon âme et conscience qu’elle est de son cru. — Qui que ce soit qui l’ait inventée, répondit Chiffinch, elle a été pour lui un enfant de belle espérance. Eh bien donc, quoique ceci s’écarte de la ligne de mes opérations, je veux bien jouer encore le rôle de saint Pierre, et avec une autre clef je vous ouvrirai la porte de ce paradis mystérieux. — À présent tu parles comme un brave garçon : aussi vais-je de mes propres mains faire sauter ce nouveau bouchon. Buvons au succès de ton entreprise. — Eh bien donc, » continua le communicatif Chiffinch, « vous savez qu’ils avaient depuis long-temps une dent contre la vieille comtesse de Derby. On lui envoya Ned, qui a un vieux compte à régler avec elle ; et on lui donna de secrètes instructions pour s’emparer de l’île, s’il en voyait la possibilité, par le moyen de quelques-uns de ses anciens amis. Il a toujours eu soin de l’entourer d’espions ; et il pensait avec délice que l’heure de la vengeance était prête à sonner pour lui. Mais il manqua son coup, et la vieille, étant sur ses gardes, se trouva bientôt à son tour en état d’enfermer Ned comme dans une tanière : il revint de l’île sans être beaucoup plus avancé qu’en partant. Mais il apprit tout à coup, par le secours du diable sans doute, qui est de ses amis, que Sa vieille Majesté de Man avait dépêché un envoyé à Londres pour s’y faire des partisans. Ned s’attacha aux pas de cet ambassadeur, jeune garçon, demi-noble et fils d’un vieux radoteur de cavalier de la vieille souche, du comté de Derby. Il conduisit si bien les choses, qu’il amena le jeune homme à l’endroit où j’attendais avec impatience la jolie fille dont je vous ai parlé. Par saint Antoine ! je fus confondu quand je vis ce grand flandrin ; ce n’est pas que le gaillard ait mauvaise mine : je restai stupéfait comme, comme… aidez-moi donc à trouver la comparaison. — Comme le cochon de saint Antoine apparemment, dit le jeune lord, car tu clignes les yeux à la manière d’un porc. Mais quel rapport ceci a-t-il avec le complot ? Un instant, j’ai assez bu. — Vous ne me ferez pas faux bond, » dit Chiffinch, et on entendit la bouteille tinter contre le verre de son compagnon, qu’il remplissait d’une main peu assurée. « Comment, dit-il, que diable est cela ? j’avais coutume de tenir mon verre ferme, très-ferme. — Eh bien ! et cet étranger ? — Eh bien ! il avala gibier et ragoût comme si c’eût été du bœuf ou du mouton de printemps. Jamais je n’ai vu ourson si mal léché. Il ne savait pas plus ce qu’il mangeait qu’un infidèle. J’avais envie de l’envoyer à tous les diables, en voyant les chefs-d’œuvre de Chaubert s’engloutir dans un gosier si indigne. Nous prîmes la liberté d’assaisonner un peu son vin, et de le débarrasser de son paquet de lettres ; et le sot partit le lendemain matin avec un paquet adroitement rempli de papier gris. Ned voulait le garder auprès de lui pour en faire un témoin ; mais le gaillard ne se chauffe pas de ce bois. — Et comment prouverez-vous l’authenticité de ces lettres ? — Vous en êtes encore là, milord, dit Chiffinch ; il ne faut que la moitié d’un œil pour voir, malgré votre habit brodé, que vous étiez de la famille de Furnival[11] avant que la mort de votre frère vous poussât à la cour. Comment je prouverai l’authenticité de ces lettres ? Nous n’avons laissé partir le moineau qu’avec une ficelle à la pâte. Nous le rattraperons quand nous voudrons. — Tu es un véritable Machiavel, dit le courtisan ; mais qu’aurais-tu fait si ce jeune homme eût été rétif ? J’ai entendu dire que ces Peveril du Pic ont la tête chaude et le bras robuste. — Soyez tranquille, nous avions pris nos précautions : les pistolets pouvaient aboyer, mais il ne pouvaient mordre. — Admirable Chiffinch, tu es devenu, je le vois, un rusé filou, tu peux voler un homme, et au besoin l’escamoter. — Filou ! que signifie ce terme ? dit Chiffinch ; il me semble que c’est là un mot à faire dégainer l’épée ; vous me mettrez en colère au point de me faire tomber sur vous. — Tu te méprends, répliqua le lord ; un homme peut être filou par circonstance sans en faire sa profession. — Mais non pas sans tirer à un seigneur écervelé quelques gouttes de ce sang appelé noble, ou du moins de quelque liqueur rouge, » dit Chiffinch en se levant.

« Je prétends, moi, que la chose peut se faire sans être suivie de ces terribles conséquences, et c’est ce que tu reconnaîtras demain quand tu te retrouveras en Angleterre ; car pour le moment, tu es en Champagne, Chiffinch ; et afin que tu y restes, je bois ce dernier coup qui doublera ton bonnet de nuit. — Je ne refuse pas de vous faire raison, répondit Chiffînch ; mais je bois ce verre dans un esprit d’inimitié et d’hostilité : c’est la coupe de la rage et le gage du combat. Demain au point du jour, je te parlerai à la pointe de l’épée, fusses-tu le dernier des Saville. Par le diable ! crois-tu que je te craigne parce que tu es un lord. — Non, en vérité, Chiffinch, je sais bien que tu ne crains que le lard et les fèves arrosées de bière de campagne. Adieu, doux et aimable Chiffinch ; va te coucher, Chiffinch, va te coucher. »

En parlant ainsi, il prit une lumière, et sortit de la salle. Chiffinch, auquel le dernier verre de vin avait complètement achevé d’ôter la raison, eut tout juste assez de force pour gagner la porte en balbutiant : « Oui, oui, il m’en rendra raison au point du jour. Mais Dieu me damne ! je crois que le jour est déjà venu. Non, morbleu, je me trompe, c’est la lueur du feu qui donne sur ce maudit volet rouge. On dirait ma foi que je suis gris. Voilà ce que c’est qu’une auberge de village. C’est l’odeur de l’eau-de-vie qui est répandue dans cette maudite salle, car ce ne peut être le vin que j’ai bu. Eh bien ! le vieux Rowley ne m’enverra plus courir la campagne. Allons ferme. » À ces mots il sortit de la salle en chancelant, et laissa Peveril réfléchir sur la conversation extraordinaire qu’il venait d’entendre.

Le nom de Chiffinch, le ministre bien connu des plaisirs de Charles II, figurait bien, selon lui, dans l’intrigue dont il s’agissait. Mais que celui de Christian, qu’il avait toujours regardé, comme un puritain ainsi sévère de mœurs que son beau-frère Bridgenorth, fût mêlé dans ce complot infâme, c’était une espèce de monstruosité qu’il concevait à peine. L’étroite parenté pouvait aveugler Bridgenorth, et le justifier d’avoir confié sa fille à un tel homme ; mais quel misérable devait être celui qui, de sang-froid, méditait un si honteux abus de confiance ! Doutant si ce qu’il venait d’entendre n’était point une vile imposture débitée par Chiffinch, il se hâta d’examiner ses papiers, et s’aperçut que la peau de veau marin qui les avait enveloppés ne contenait plus qu’une égale quantité de papiers insignifiants. S’il avait eu besoin d’une preuve de plus pour se convaincre, le coup de pistolet tiré à Bridgenorth lui en eût servi, en lui démontrant qu’on avait touché à ses armes ; il examina son second pistolet, qui était encore chargé, et il vit qu’on en avait retiré la balle. — Puissé-je périr au milieu de ces viles intrigues, se dit-il, si tu n’es mieux chargé, et si tu ne me sers plus utilement ! Le contenu de ces lettres trouvées sur moi peut perdre ma bienfaitrice, causer la ruine de mon père, et me coûter la vie à moi-même, qui en étais le porteur ; mais ce dernier malheur est ce dont je me soucie le moins. Ce qui me trouble le plus, c’est ce complot ourdi contre l’honneur et le repos d’une créature si chaste, que c’est presque un crime de songer à elle sous le même toit que ces infâmes scélérats. Il faut qu’à tout prix je retrouve ces lettres ; mais comment ? Réfléchissons-y. Lance-Outrame est fidèle et résolu ; et quand une fois il est déterminé à faire un coup de hardiesse, les moyens d’exécution ne lui manquent pas. »

L’hôte entra en ce moment ; après s’être excusé de sa longue absence et avoir offert à Peveril quelques rafraîchissements, il l’engagea sans façon à venir établir son quartier de nuit dans un grenier qu’il partageait avec son camarade, ajoutant qu’il devait cette faveur aux talents que Lance-Outram avait déployés dans le comptoir, où il est probable que cet auxiliaire et l’hôte enthousiasmé avaient bu ensemble presque autant de liqueur qu’ils en avaient tiré.

Mais Lance était un vase à l’épreuve sur lequel aucune boisson ne faisait d’impression durable, de sorte que, lorsque Julien éveilla ce fidèle serviteur au point du jour, il lui trouva tout le sang-froid nécessaire pour comprendre le projet qu’il avait formé de recouvrer les papiers si perfidement dérobés. Après avoir écouté son maître avec attention, Lance gesticula, se gratta la tête, et exprima enfin la généreuse résolution qu’il venait de prendre : « Ma tante disait vrai dans sa vieille chanson s’écria-t-il :

« Qui veut servir un Peveril.
Ne doit pas craindre la tempête. »

« Elle avait coutume de dire aussi que quand un Peveril était sur le gril, un Outram était dans la poêle. Ainsi je vous prouverai que je n’ai point dégénéré, et que je vous serai dévoué comme mes pères l’ont été aux vôtres pendant quatre générations. — Tu parles comme le plus brave des Outram, dit Julien, et si nous étions débarrassés de cette poupée de lord et de sa suite, nous viendrions aisément à bout des trois autres. — Deux habitants de Londres et un Français ? dit Lance ; j’en viendrais à bout en un tour de main ; et quant à lord Saville, comme ils l’appellent, j’ai entendu dire que lui et tous ses gens de pain d’épice doré, qui regardaient un honnête garçon tel que moi comme s’ils eussent été le pur métal et moi l’écume, doivent partir ce matin pour aller aux courses et aux joutes de Tutbury. C’est le motif qui les a conduits ici, où ils ont rencontré par hasard cet autre chat musqué. »

Effectivement, comme Lance parlait, un bruit de chevaux se fit entendre dans la cour, et ils aperçurent par une lucarne de leur grenier les domestiques de lord Saville rangés en bon ordre, et prêts à partir dès qu’il paraîtrait.

« Ainsi donc, maître Jérémie, » dit un d’eux à une espèce de domestique en chef qui sortit alors de la maison : « Le vin paraît avoir agi comme un narcotique sur milord, cette nuit ? — Point du tout, répondit Jérémie, il l’a passée à écrire des lettres pour Londres ; et pour te punir de ton irrévérence, c’est toi, Jhno, qui les porteras. — Et de cette façon, je manquerai les courses, » dit Jonathan tristement : « Je vous remercie de cette bonne commission, maître Jérémie, et pendez-moi si jamais je l’oublie. »

Cette discussion fut subitement interrompue par l’arrivée du jeune lord^ qui, en sortant de Tauberge, dit à Jérémie : « Voici les lettres. Qu’un de ces drôles galope jusqu’à Londres comme s’il y allait pour lui de la vie ou de la mort, et qu’il les remette à leur adresse ; quant aux autres, qu’ils montent à cheval et qu’ils me suivent. »

Jérémie donna le paquet à Jonathan en souriant malicieusement ; et le groom désappointé fit partir avec humeur son cheval vers Londres, tandis que lord Saville et le reste de ses gens partaient au grand trot dans une direction opposée, suivis des bénédictions de l’hôte et de sa famille, qui se tenaient devant la porte faisant force saluts et révérences, sans doute par reconnaissance pour le paiement d’un écot plus que raisonnable.

Ce ne fut que trois grandes heures après leur départ que Chiffinch entra dans la salle où ils avaient soupé la veille. Il était en robe de chambre de brocard, et portait un bonnet de velours vert orné de la plus riche dentelle de Bruxelles. Il paraissait n’être qu’à demi éveillé, et ce fut d’une voix qui se ressentait encore de l’influence du sommeil, qu’il demanda un verre de petite bière. Son air et sa contenance étaient ceux d’un homme qui avait lutté rudement la veille avec Bacchus, et qui se trouvait à peine remis des fatigues de son combat avec ce dieu jovial. Lance, qui avait été chargé par son maître d’épier tous les mouvements de Chiffinch, lui présenta officieusement le breuvage rafraîchissant qu’il demandait, ayant donné pour prétexte à l’hôte qu’il était curieux de voir un seigneur de Londres en robe de chambre et en bonnet de nuit.

Chiffinch n’eut pas plutôt vidé le verre qui lui était présenté, qu’il demanda où était lord Saville.

« Sa Seigneurie est partie à cheval à la pointe du jour, répondit Lance. — Comment diable ! s’écria Chiffinch ; voilà qui est fort impoli ; quoi ! parti pour les courses avec toute sa suite ? — Oui, reprit Lance, à l’exception d’un seul, que Sa Seigneurie a dépêché à Londres pour y porter des lettres. — Pour y porter des lettres à Londres ! dit Chiffinch. Mais j’y vais à Londres, il le sait, et j’aurais pu épargner cette peine à celui qu’il a envoyé… Attendez un moment, je commence à me rappeler… Diable !… Peut-être aurais-je bavardé… Oui, oui, j’ai bavardé… Je me rappelle tout à présent… J’ai bavardé, et en présence de celui qui est à la cour une véritable belette pour sucer le jaune d’œuf, et extirper le secret de chacun !… Enfer et furies !… Faut-il que mes soirées détruisent ainsi l’ouvrage de mes matinées !… Faut-il que le vin me fasse devenir ainsi bon camarade ? faut-il qu’il me pousse à faire des confidences, qu’il me rende querelleur, qu’il me crée des amis et des ennemis ? Comme si on pouvait avoir de plus grand ami ou de plus grand ennemi que soi-même ! Il faut cependant que j’arrête son messager… Je mettrai un bâton dans la roue… Holà ! garçon, fais venir mon groom, appelle Tom Beacon. »

Lance obéit, mais ne manqua pas, lorsqu’il eut fait entrer le groom, de rester dans la salle, pour écouter ce qui allait se passer entre le maître et le domestique.

« Tiens, Tom, dit Chiffinch, voilà cinq pièces d’or pour toi… — Que dois-je faire ? dit Tom, » sans même se donner la peine de remercier son maître, parce qu’il se doutait bien que le paiement ne vaudrait pas le service qu’il allait lui demander.

« Monte à cheval, Tom, et cours comme si le diable t’emportait… Il faut absolument rejoindre le messager que lord Saville a envoyé ce matin à Londres, le mettre avec son cheval hors d’état d’aller plus loin, et faire entrer autant de vin dans son estomac qu’il y a d’eau dans la mer Baltique ; employer enfin tout ce que tu croiras convenable pour l’empêcher de continuer son voyage… Eh bien ! imbécile, pourquoi ne me réponds-tu pas ? est-ce que tu ne me comprends pas ? — Pardon, maître Chiffinch, dit Tom, je vous entends et je pense qu’il en est de même de ce brave homme que voilà, et qui n’avait peut-être pas besoin d’entendre tout, à moins que ce ne soit votre intention. — Il faut que je sois ensorcelé ce matin, » se dit Chiffinch en lui-même, « ou que le Champagne me travaille encore la tête… Ma cervelle est comme les marais de Hollande, le moindre verre de vin suffirait pour y causer une inondation. Écoute, dit-il à Lance, et retiens ce que je vais te dire : il s’agit d’une gageure que nous avons faite, lord Saville et moi, à qui ferait plus tôt parvenir une lettre à Londres. Voici de quoi boire à ma santé et à mon succès. N’en dis rien à personne, et aide Tom à brider son cheval. Tiens, Tom, avant de partir, viens chercher tes lettres de créance ; je t’en donnerai une pour le duc de Buckingham, afin de prouver que tu es arrivé le premier à Londres. »

Tom Beacon fit un profond salut, et sortit. Lance-Outram, après avoir fait semblant de l’aider à brider son cheval, s’empressa d’aller trouver son maître, pour lui porter la bonne nouvelle qu’un heureux accident venait de réduire la suite de Chiffinch à un seul homme.

Aussitôt Peveril ordonna qu’on préparât les chevaux, et dès que Tom Beacon fut parti au grand galop pour Londres, il eut la satisfaction de voir Chiffinch, avec son favori Chaubert, monter à cheval pour faire le même voyage, mais d’un pas plus modéré. Il les laissa prendre assez d’avance pour pouvoir les suivre sans exciter leurs soupçons ; ensuite il paya son écot, monta à cheval, et les suivit de loin, sans les perdre de vue, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à un endroit favorable à l’entreprise qu’il méditait.

L’intention de Peveril avait été de hâter le pas, lorsqu’ils se trouveraient dans quelque partie solitaire de la route, jusqu’à ce qu’ils eussent atteint Chaubert ; Lance-Outram devait alors rester en arrière pour attaquer le roi des broches et des casseroles, tandis que Julien pousserait en avant pour tomber sur Chiffinch. Mais ce plan supposait que le maître et le domestique voyageraient à la manière ordinaire, c’est-à-dire celui-ci à quelques pas derrière le premier. Les sujets de discussion entre Chiffinch et le cuisinier français étaient si intéressants que, sans égard pour l’étiquette, ils marchaient amicalement côte à côte, se livrant sur les mystères de la table à une conversation que le vieux Comus ou un gastronome moderne eût écoutée avec plaisir. Il était donc nécessaire de les attaquer tous les deux à la fois.

En conséquence, lorsqu’ils aperçurent devant eux un grand espace de chemin qui n’offrait pas la moindre apparence d’homme, d’habitation humaine, ni même d’animaux, ils commencèrent à presser le pas, mais prudemment, sans affectation, pour ne point donner l’alarme. De cette manière, ils franchirent peu à peu la distance qui les séparait de ceux qu’ils voulaient attaquer ; et ils n’étaient plus guère qu’à cinquante pas d’eux, quand Peveril, craignant que Chiffinch ne le reconnût, et n’eût recours à la vitesse de son cheval pour s’enfuir, donna à Lance le signal de l’attaque.

Au bruit subit de leurs chevaux, Chiffinch se retourna ; mais il n’eut pas le temps d’en faire davantage, car Lance, qui avait donné un coup d’éperon à son petit cheval, meilleur coureur que celui de Julien, se jeta sans cérémonie entre le courtisan et son cuisinier ; et Chaubert avait à peine eu le temps de faire une exclamation que lui et son cheval furent renversés. Le Français fit entendre le juron de morbleu en roulant sur la poussière, au milieu de divers ustensiles de son métier, qui, s’échappant du porte-manteau où ils étaient s’en allèrent en désordre sur le grand chemin. Lance, sautant à terre, ordonna à son ennemi de rester tranquille, et menaça de lui ôter la vie, s’il tentait de se relever.

Avant que Chiffinch eût pu tirer vengeance de la chute de son fidèle cuisinier ; la bride de son cheval fut saisie par Julien, qui lui présenta de l’autre main un pistolet, en le menaçant de lui faire sauter la cervelle s’il bougeait. Chiffinch, quoique efféminé, n’était point lâche ; il s’arrêta, et dit avec fermeté : « Drôle ! vous m’avez pris par surprise ; et vous êtes un voleur de grand chemin, voici ma bourse. Ne nous faites point de mal, et épargnez surtout nos épices et nos sauces. — Prenez-y garde, monsieur Chiffinch, dit Peveril, vous choisissez mal votre temps pour railler. Je ne suis pas un voleur de grand chemin, mais un homme d’honneur. Rendez-moi le paquet de lettres que vous m’avez dérobé l’autre nuit, ou, par tout ce qu’il y a de plus sacré, je vous envoie dans l’estomac une paire de bonnes balles. — Quelle nuit ? quel paquet ? » demanda Chiffinch interdit, mais cherchant à gagner du temps, dans l’espoir de voir arriver du secours. J’ignore ce que vous voulez dire, ajouta-t-il ; si vous êtes un homme d’honneur, laissez-moi tirer l’épée, et je vous ferai raison comme un gentilhomme. — Coquin sans honneur, s’écria Peveril, vous ne m’échapperez pas ainsi. Vous m’avez volé quand vous aviez l’avantage sur moi ; à présent qu’il est de mon côté, je ne serai pas assez fou pour n’en pas profiter. Rendez-moi le paquet ; ensuite, si vous le voulez, nous combattrons à armes égales. Mais d’abord, les lettres, répéta-t-il, ou à l’instant je vous envoie dans un lieu où votre conduite en ce monde ne vous promet pas une réception favorable. »

Le ton menaçant de Peveril, le feu de son regard, et le pistolet chargé qu’il tenait à quelques pouces de la poitrine de Chiffinch, convainquirent ce dernier qu’il n’avait pas d’autres conditions à espérer, ni de temps à perdre. Il mit donc la main dans une des poches de son manteau, et il en tira, avec une répugnance bien visible, les dépêches que la comtesse de Derby avait confiées à Julien.

« Il y en a cinq, dit Julien, et vous ne m’en rendez que quatre. Votre vie dépend d’une pleine et entière restitution. — La cinquième m’avait échappé, » dit Chiffinch, en lui présentant la lettre qui manquait. « La voilà. Maintenant, monsieur, vous êtes satisfait, je pense, à moins que votre dessein ne soit d’ajouter à cette action le meurtre ou le vol. — Misérable ! » dit Peveril en baissant son pistolet, mais en suivant de l’œil les mouvements de Chiffinch, « tu es indigne de mesurer ton épée avec celle d’un honnête homme, et cependant tire-la, si tu l’oses, et je consens à te combattre à armes égales. — À armes égales ? » dit Chiffinch d’un air de dérision. « Belle égalité ! l’épée et le pistolet contre une simple rapière, et deux contre un, car Chaubert n’est pas propre à se battre. Non, monsieur, j’attendrai une occasion plus favorable, et des armes plus égales. — La calomnie ou le poison, sans doute, infâme agent, dit Julien, tels sont tes moyens de vengeance. Mais écoute-moi, je connais tes vils desseins contre une jeune personne qui est trop respectable pour que son nom soit répété à une oreille aussi indigne que la tienne. Tu m’as fait une injure, et tu vois que je m’en suis vengé. Mais essaie d’exécuter cet autre projet exécrable, et je te jure que je t’écrase comme un reptile impur dont le venin est fatal à l’humanité ; compte sur cela comme si Machiavel l’avait juré. Si tu poursuis ton entreprise, je poursuivrai ma vengeance. Suis-moi, Lance-Outram, et laissons-le réfléchir à ce que je lui ai dit. »

Lance, après le premier choc, avait pris peu de part au reste de l’affaire, il s’était borné à diriger le manche de son fouet comme un canon de fusil, de manière à tenir en arrêt le cuisinier effrayé, qui, renversé sur le dos et contemplant le firmament tout à son aise, n’avait pas plus de pouvoir ou de volonté de faire résistance qu’un cochon de lait sur la gorge duquel lui-même aurait tenu son couteau de cuisine.

Débarrassé par son maître de la tâche assez facile de garder ce prisonnier d’un naturel peu offensif, Lance remonta à cheval, et tous deux partirent au galop, laissant les vaincus se consoler comme ils le pourraient de leur mésaventure. Mais en pareille circonstance où trouver des sujets de consolations ? Le cuisinier français avait à déplorer la perte de ses épices et la destruction de son magasin de sauces. Un enchanteur, dépouillé de sa baguette magique et de son talisman, ne se fût pas trouvé dans une situation plus désespérée. Quant à Chiffinch, il avait à gémir de la découverte prématurée de son intrigue, qui serait probablement déjouée.

« Du moins, pensa-t-il, je n’ai point bavardé avec ce drôle : c’est mon mauvais génie seul qui m’a trahi cette fois. Le champagne n’a aucune part à cette infernale découverte, qui peut a tous égards me coûter si cher. Si donc il en reste une seule bouteille qui ne soit pas cassée, je la boirai après dîner ; et nous verrons s’il ne peut point encore me suggérer quelque moyen de remédier à tout ceci, et de me venger. »

Après avoir formé cette noble résolution, il poursuivit sa route vers Londres.



  1. Clod-compelling, dit le texte ; ce qui rappelle le cloud-compelling ou assemble-nuages. a. m.
  2. Sobriquet de Charles II. a. m.
  3. Monnaie de cuivre anglaise équivalant à un centime. a. m.
  4. Il s’agit de l’épitaphe satirique de Charles II, faite par Rochester. a. m.
  5. Le texte offre ici une équivoque intraduisible, qui fait allusion aux mœurs relâchées du duc. a. m.
  6. L’auteur a sans doute voulu dire naviculam, nacelle ou supernans, surnageant, au lieu de naculum, qui ne se trouve pas dans les lexiques. L’interlocuteur prétend qu’il viderait la coupe, fût-elle aussi grande qu’une nacelle. a. m.
  7. C’est-à-dire, Shaftesbury, politique intrigant de l’époque. a. m.
  8. Ned pour Édouard. a. m.
  9. Tous firent silence. (Virg. Én. liv. II, v. 1) a. m.
  10. Une des maîtresses de Charles II, qui en fit une duchesse. a. m.
  11. Nom d’une école de droit à Londres. a. m.