Peveril du Pic/Chapitre 16

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 204-211).


CHAPITRE XVI.

LA SOURDE ET MUETTE.


Acasto. Ne peut-elle parler ?
Oswald. Si parler consiste seulement à faire entendre des sons par le moyen de la langue et des lèvres, la jeune fille est muette ; mais si cette faculté merveilleuse consiste également à faire comprendre ses moindres pensées par un regard intelligent et prompt, par des gestes et des mouvements expressifs, on peut dire qu’elle la possède ; car ses yeux, brillants comme les étoiles du ciel, ont un langage intelligible, quoique dépourvu de la parole et des sons.


Sur la plate-forme de l’escalier qui conduisait à l’entrée difficile et bien défendue du château d’Holm-Peel, Julien fut arrêté tout à coup par la suivante de la comtesse. Cette jeune fille, une des plus sveltes et des plus petites créatures de l’espèce féminine, offrait dans toutes ses formes une perfection exquise ; le costume qu’elle portait ordinairement, et qui consistait en une tunique de soie verte, d’une forme toute particulière, contribuait encore à faire ressortir la grâce de ses proportions. Son teint était plus foncé que celui des Européens, et la profusion de sa longue chevelure soyeuse, qui, lorsqu’elle la détachait, tombait jusqu’à sa cheville, semblait aussi indiquer une origine étrangère. Tout en elle réalisait l’idée de la plus gentille miniature ; il y avait en outre dans la physionomie de Fenella, surtout dans son regard, une promptitude, un feu, une subtilité qu’elle devait probablement à l’absence de ses autres organes, puisque ce n’était que par celui de la vue qu’elle pouvait s’instruire de tout ce qui se passait autour d’elle.

La jolie muette possédait plusieurs talents, que la comtesse lui avait fait enseigner pour la dédommager de sa triste situation, et qu’elle avait acquis avec une promptitude étonnante. Elle était, par exemple, d’une adresse remarquable à tous les ouvrages de l’aiguille, et si habile, si ingénieuse dessinatrice, que, semblable aux anciens Mexicains, il lui arrivait souvent de crayonner rapidement une esquisse pour exprimer ses idées, soit par la représentation directe de l’objet dont elle voulait parler, soit par quelque signe emblématique. Elle excellait surtout dans l’art de l’écriture ornée, qui était fort à la mode à cette époque, et elle avait poussé ce talent si loin qu’elle aurait pu rivaliser avec les célèbres Snow, Shelley, et autres maîtres d’écriture dont les livres d’exemples, conservés dans les bibliothèques des curieux, montrent encore sur leur frontispice la figure riante de ces illustres artistes, dans tous les honneurs de la robe flottante et de la vaste perruque, à la gloire éternelle de la calligraphie.

Outre tous ces talents, Fenella possédait un esprit fin et subtil, et une intelligence remarquable. Elle était la favorite de lady Derby et des deux jeunes gens, avec lesquels elle causait familièrement par le moyen d’un système de signes qui s’était établi peu à peu parmi eux.

Mais, quoique heureuse de l’indulgence et de la faveur de sa maîtresse, dont il était rare qu’elle se séparât, Fenella n’était nullement la favorite du reste de la maison. Et, dans le fait, son caractère, aigri peut-être par le sentiment de son infortune, ne répondait pas à ses autres qualités. Elle avait dans les manières une hauteur extrême, même à l’égard des domestiques de première classe, qui, dans cette maison, étaient d’une naissance et d’une condition beaucoup plus élevées que dans les familles de la noblesse en général. Ils se plaignaient souvent non seulement de ses manières hautaines et affectées, mais encore de son caractère irascible et vindicatif. Ce dernier penchant avait été encouragé, il est vrai, par les deux jeunes gens, et surtout par le comte, qui prenait quelquefois plaisir à la tourmenter pour jouir des mouvements singuliers et du petit murmure par lesquels elle exprimait son dépit. À son égard, elle ne se permettait que de pétulantes et bizarres démonstrations d’impatience ; mais quand elle était irritée contre des gens d’un rang moins élevé, devant lesquels elle n’avait aucun motif de se contraindre, l’expression de la colère qu’elle ne pouvait exhaler en paroles, avait quelque chose d’effrayant : tant les sons qu’elle faisait entendre, les contorsions, les gestes auxquels elle avait recours, étaient extraordinaires ! Les domestiques de l’ordre inférieur, pour lesquels elle était généreuse presque au-delà des moyens qu’elle paraissait avoir, lui montraient les plus grands égards, le plus profond respect, mais bien plus par crainte que par un attachement véritable ; car la nature, capricieuse de son caractère, se manifestait jusque dans ses dons, et ceux mêmes qui se ressentaient le plus souvent de sa libéralité semblaient douter qu’elle prît sa source dans une bienveillance réelle.

Il résulta de ces diverses particularités des conjectures tout à fait conformes à l’esprit de superstition qui régnait parmi les habitants de l’île. Croyant aveuglément à toutes les légendes de fées, si chères aux tribus celtiques, ils tenaient pour avéré que les lutins avaient coutume d’enlever les enfants avant le baptême, et de mettre dans le berceau ceux de leur race, auxquels il manquait toujours un des organes propres à l’humanité. Fenella était donc regardée par eux comme un de ces êtres incomplets ; et la petitesse de sa taille, la couleur de son teint, ses longs cheveux soyeux, la singularité de ses manières et les caprices de son humeur, étaient, selon leurs idées, les attributs de cette race irritable, bizarre et dangereuse dont ils la supposaient issue ; et, bien qu’elle ne parut jamais plus offensée que quand lord Derby l’appelait en riant la Reine des Lutins, ou faisait quelque allusion à sa parenté prétendue avec la race des Pygmées, l’affectation qu’elle mettait à porter constamment une robe verte, couleur chérie des fées, et divers actes de sa conduite, pouvaient faire croire qu’elle même cherchait à confirmer toutes ces idées superstitieuses, parce qu’elles lui donnaient plus de pouvoir sur les esprits d’un ordre inférieur.

Une foule d’histoires circulaient relativement à la Fée de la comtesse, car tel était le nom qu’elle portait généralement dans l’île, et les mécontents de la secte la plus rigoriste pensaient qu’il n’y avait qu’une papiste et une femme malintentionnée qui pût garder près d’elle une créature d’une origine aussi douteuse. Ils prétendaient que Fenella n’était sourde et muette que pour les habitants de ce monde, et qu’on l’avait entendue parler, chanter et rire à la manière des fées, avec les êtres invisibles de sa race. Ils assuraient qu’elle était double, qu’elle avait une seconde forme lui ressemblant, qui couchait dans l’antichambre de la comtesse, portait sa queue et brodait dans son cabinet, tandis que la véritable Fenella allait chanter avec les sirènes au clair de la lune, sur les sables qui bordent la mer, ou bien danser avec les fées dans le vallon enchanté de Glenmoy, ou sur les montagnes de Snawfell et de Barool. Les sentinelles elles-mêmes auraient juré au besoin qu’elles avaient vu la jeune fille passer légèrement devant elles pendant la nuit, et que l’impossibilité où elles s’étaient trouvées de lui crier Qui vive ? avait été telle, qu’on aurait pu les croire aussi muettes qu’elle. Les esprits éclairés ne faisaient pas plus d’attention à toutes ces absurdités qu’on n’en fait ordinairement aux exagérations ridicules du vulgaire ignorant, qui confond si souvent l’extraordinaire avec le surnaturel.

Telle était, au physique et au moral, la petite créature qui, tenant dans sa main une légère baguette d’ébène de forme antique, assez semblable à une baguette divinatoire, se présenta subitement devant Julien, au haut de l’escalier par lequel on descendait le rocher en sortant de la cour du château. Les manières de Julien à l’égard de cette infortunée avaient toujours été pleines de douceur, et il s’abstenait surtout de ces railleries et de ces taquineries que son folâtre ami se permettait avec moins de ménagement pour la situation et la sensibilité de cette jeune fille. Aussi Fenella, de son côté, montrait-elle ordinairement pour lui plus de déférence que pour qui que ce fût de la maison, la comtesse exceptée.

Se plaçant en cette occasion au milieu de l’étroit escalier de manière à mettre Julien dans l’impossibilité de passer, elle commença par lui adresser diverses questions au moyen de ses gestes et de ses signes habituels. Elle étendit d’abord le bras, en accompagnant cette action du regard expressif et inquisiteur dont elle se servait lorsqu’elle voulait interroger. Julien, qui la comprit aussitôt, lui répondit en étendant également le bras, pour lui faire entendre qu’il allait à une distance considérable. Fenella prit un air grave, secoua la tête, et montra la fenêtre de la comtesse, qu’on pouvait apercevoir de l’endroit où ils étaient. Peveril sourit, et lui fit un signe qu’il n’y avait aucun danger à quitter sa maîtresse pour si peu de temps. La jeune fille toucha alors une plume d’aigle qu’elle portait dans ses cheveux, emblème par lequel elle désignait ordinairement le comte, et adressant de nouveau à Julien son regard interrogateur, elle parut lui dire : « Va-t-il avec vous ? » Peveril répondit par un signe négatif, et, assez contrarié de cet interrogatoire qui le retenait malgré lui, il fit en souriant un effort pour passer. Fenella fronça le sourcil, frappa perpendiculairement la terre de l’extrémité de sa baguette d’ébène, secoua la tête de nouveau comme pour lui défendre de partir. Mais voyant que Julien persistait dans son dessein, elle recourut à un moyen plus doux : elle le retint d’une main par son manteau, et leva l’autre comme pour l’implorer, tandis que tous les traits de son joli visage prirent l’expression de la supplication ; et que le feu de ses grands yeux noirs, qui d’ordinaire semblait presque trop ardent pour la petite sphère qu’il animait, parut s’éteindre un moment dans de grosses larmes qui roulèrent sur le bord des longs cils dont ses paupières étaient ornées.

Julien Peveril était bien éloigné de ne porter aucun intérêt à la pauvre fille, qui, en s’opposant à son départ, ne paraissait avoir d’autre motif qu’une vive inquiétude pour le salut de sa maîtresse. Il s’efforça donc de la rassurer par ses sourires et par tous les signes qu’il put imaginer pour lui faire entendre qu’aucun danger pressant ne menaçait la comtesse, et qu’il serait bientôt de retour ; puis, étant parvenu à dégager son manteau des mains de Fenella, il passa brusquement devant elle, et descendit l’escalier aussi rapidement qu’il le put, afin d’éviter de nouvelles questions.

Mais avec une promptitude bien supérieure à la sienne, la jeune muette, déterminée à lui intercepter de nouveau le passage, y réussit au risque de se briser quelque membre et même de perdre la vie. Elle se laissa glisser le long du mur élevé d’une batterie où étaient placés deux pierriers destinés à nettoyer le passage dans le cas où quelque ennemi parviendrait à cette hauteur. Julien frémit en la voyant glisser le long de ce parapet aussi légèrement que l’un de ces fils soyeux qui traversent l’air pendant les belles journées d’automne, et que l’on nomme vulgairement fils de la bonne Vierge. Mais à peine avait-il eu le temps d’éprouver ce sentiment d’effroi, qu’il l’aperçut debout devant lui sur la plate-forme inférieure du rocher. Bien qu’elle ne se fût faite aucune blessure, il ne put s’empêcher, par l’expression sévère de son regard, de lui faire entendre combien il blâmait sa témérité ; mais ce reproche, quelque intelligible qu’il fût pour elle, resta sans effet. D’un geste léger et mutin elle lui fit comprendre qu’elle méprisait et le danger et la réprimande ; et aussitôt elle renouvela avec plus de vivacité les instances muettes, mais énergiques, par lesquelles elle s’efforçait de le retenir dans la forteresse.

Julien se sentit un moment ébranlé par son opiniâtreté. « Quelque danger immédiat menacerait-il la comtesse ? pensa-t-il ; et cette jeune fille, par sa pénétration extraordinaire, aurait-elle deviné ce qui a échappé à l’observation des autres ? »

Il fit signe à Fenella de lui donner les tablettes et le crayon qu’elle portait ordinairement sur elle, et il écrivit cette question :

« Votre maîtresse a-t-elle quelque danger à craindre, pour que vous me reteniez ainsi ? — Oui, ma maîtresse est en danger, répondit Fenella ; mais il y en a davantage dans le projet que vous méditez. — Comment ? quoi ? que savez-vous de mon projet ? » s’écria Julien, oubliant dans l’excès de sa surprise que celle à laquelle il parlait n’avait ni oreilles pour entendre ni voix pour répondre. Pendant ce temps elle avait repris ses tablettes, et elle y dessina rapidement une scène qu’elle montra à Julien. À son grand étonnement, il reconnut la pierre de Goddard-Crovan, monument remarquable qu’elle avait esquissé assez exactement, et près duquel elle avait représenté un homme et une femme dont les traits, quoique indiqués seulement par de légers coups de crayon, offraient quelque ressemblance avec les siens et ceux d’Alice.

Lorsqu’il eut un instant regardé cette esquisse avec une sorte de stupéfaction, Fenella reprit les tablettes, posa son doigt sur le dessin d’un air grave et solennel, et fronça le sourcil comme pour lui défendre d’aller au rendez-vous. Julien, quoique déconcerté, n’était en aucune façon disposé à se conformer à cette défense. Quels que fussent les moyens par lesquels cette jeune fille, qui ne sortait jamais de l’appartement de la comtesse, était parvenue à connaître un secret dont il se croyait seul dépositaire, il jugeait plus urgent encore de courir à un rendez-vous où il apprendrait sans doute d’Alice comment leur secret avait transpiré. Il avait également l’intention de chercher Bridgenorth, dans l’espoir qu’un homme aussi raisonnable, aussi calme qu’il avait paru l’être dans leur dernière conférence, n’hésiterait pas à changer de dessein quand il saurait que la comtesse était avertie de ses intrigues, et à faire cesser, en se retirant de l’île, les dangers auxquels il exposait la comtesse ainsi que lui-même. Il ne doutait pas que, s’il parvenait à le convaincre, il ne rendît un service essentiel au père de sa bien-aimée, au comte, qu’il délivrerait d’une pénible inquiétude, et à la comtesse, en l’empêchant de mettre une seconde fois sa juridiction féodale en opposition directe avec celle de la couronne d’Angleterre.

Ce plan de médiation une fois bien arrêté dans son esprit, Peveril résolut de se débarrasser de la résistance de Fenella à quelque prix que ce fût ; et, sans autre cérémonie, l’enlevant entre ses bras avant qu’elle pût se douter de son projet, il se retourna, la posa sur les marches de l’escalier qui se trouvaient au-dessus de lui, et se mit ensuite à descendre avec toute la rapidité possible. Ce fut alors que la petite muette donna un libre cours à toute la violence de son caractère : frappant des mains à plusieurs reprises, elle exprima sa colère par un cri si discordant, qu’il ressemblait plutôt à celui d’un animal sauvage qu’à la voix d’une créature humaine. Ce cri, qui fut répété par les échos, effraya tellement Peveril qu’il ne put s’empêcher de s’arrêter et de se retourner pour s’assurer qu’il ne lui était pas arrivé quelque accident. Il la vit debout, le visage enflammé et défiguré par la colère. Elle frappa du pied, lui montra le poing, et, tournant le dos brusquement, sans lui faire d’autres adieux, elle remonta les marches élevées de l’escalier avec la légèreté d’une chèvre qui gravit un rocher, et s’arrêta un moment sur le premier palier.

Julien ne put éprouver que surprise et compassion à la vue de la colère impuissante d’un être que des circonstances funestes avaient comme isolé du genre humain, et privé dans son enfance des instructions salutaires par lesquelles nous apprenons à dompter nos passions désordonnées avant qu’elles aient acquis toute leur force. Il lui adressa de la main un adieu amical ; mais elle ne lui répondit qu’en le menaçant de nouveau du poing ; puis, achevant de monter l’escalier avec une vitesse presque surnaturelle, elle disparut.

Julien, de son côté, ne s’amusa pas à faire de plus amples réflexions sur cette étrange conduite et sur les motifs qui l’avaient dictée ; mais se hâtant de courir au village, où étaient situées les écuries du château, il monta sur sa jument Fairy, et se dirigea, sans perdre de temps, vers le lieu du rendez-vous. Tandis qu’il avançait avec plus de vitesse qu’on n’aurait pu l’attendre de la petitesse de sa monture, il cherchait à deviner ce qui avait pu produire un si grand changement dans la conduite d’Alice envers lui, puisqu’au lieu de lui enjoindre l’absence comme de coutume, ou de lui recommander de quitter l’île, elle lui assignait volontairement un rendez-vous. L’esprit préoccupé de ces diverses pensées, tantôt il pressait les flancs de son coursier, tantôt il le touchait légèrement de sa houssine, quelquefois il l’excitait de la voix, car l’excellent animal n’avait besoin ni du fouet ni de l’éperon, et il fit douze milles à l’heure en parcourant la distance qui séparait le château d’Holm-Peel de la pierre de Goddard Crovan.

Cette pierre monumentale, destinée à transmettre le souvenir de quelque exploit d’un ancien roi de Man, depuis long-temps oublié, était située sur l’un des côtés d’une vallée étroite et solitaire, cachée à tous les regards par les hauteurs escarpées qui l’environnent. Sur une espèce de plate-forme naturelle, s’élevait isolée la roche informe et colossale, telle qu’un morne géant en embuscade au-dessus de la rivière murmurante qui arrose la vallée.