Peveril du Pic/Chapitre 02

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 18p. 36-42).


CHAPITRE II.

LA VISITE AU CHÂTEAU.


Alors nous entendrons les bœufs mugir, et, mettant les tonneaux en perce, tournant le robinet, le sang coulera de nouveau ; mais ce sera celui des troupeaux, de la venaison et de la volaille, qui se mêlera à celui du vaillant et courageux John-Barley-Corn[1].
Vieille Comédie.


Quelles que fussent les récompenses que Charles fût disposé à accorder à Peveril du Pic pour sa loyauté et les persécutions qu’il avait souffertes, il n’en avait aucune à sa disposition qui pût égaler le plaisir que la Providence avait réservé à Bridgenorth à son retour dans le Derbyshire. Les devoirs qu’il venait de remplir avaient eu l’heureux effet de rendre à son âme, jusqu’à un certain point, l’énergie et l’activité que le malheur en avait fait momentanément disparaître, et il sentait que ce serait désormais une faiblesse impardonnable de se laisser retomber dans cette espèce de léthargie dont il venait de sortir. Le temps aussi, par son influence ordinaire, avait contribué à calmer la violence de ses regrets ; et quand il eut passé un jour entier à Moultrassie-House, sans recevoir sur la santé de sa fille les nouvelles que sir Geoffrey avait coutume de lui apporter chaque matin, il commença à réfléchir qu’il serait convenable, sous tous les rapports, d’aller faire une visite à Martindale-Castle pour porter à lady Peveril les souvenirs du chevalier son époux, l’assurer de sa bonne santé, et se satisfaire lui-même relativement à celle de sa fille. Il s’arma donc de courage pour cette épreuve terrible ; car il se rappelait les joues creuses, les yeux ternes, les mains maigres, les lèvres pâles de ses autres enfants, signes funestes qui avaient annoncé le déclin de leur santé et leur fin prématurée.

« Je vais reconnaître de nouveau ces présages de mort, se dit-il ; je vais voir encore une fois un être bien-aimé, auquel j’ai donné la vie, descendre au tombeau qui devait renfermer ma dépouille bien long-temps avant la sienne. N’importe ; c’est une faiblesse, impardonnable et indigne de l’homme de ne pas savoir supporter ce qui est inévitable : que la volonté de Dieu soit faite ! »

Il s’achemina donc le lendemain matin vers le château de Martindale, donna à lady Peveril l’assurance de la parfaite santé de son époux, et lui fit part des espérances qu’avait le chevalier de parvenir aux honneurs.

« Que Dieu soit loué pour la première des nouvelles que vous m’apportez ! s’écria lady Peveril ; quant à la seconde, il en sera ce qu’il plaira à notre gracieux souverain. Nous avons assez de titres et d’honneurs pour notre condition, et assez de fortune pour être heureux sans splendeur. Et maintenant, maître Bridgenorth, je reconnais que c’est folie de croire aux pressentiments funestes. Il est arrivé si souvent que les tentatives réitérées de sir Geoffrey en faveur des Stuarts ont tourné contre lui et l’ont conduit à de nouvelles infortunes, que, l’autre jour, lorsque je le vis revêtu de cette armure qui tant de fois lui devint funeste, et que j’entendis le son prolongé de la trompette, je crus voir son linceul et entendre la cloche de ses funérailles. Je vous dis cela, mon bon voisin, parce que je crains que votre esprit, ainsi que le mien, ne se soit abandonné à de tristes pressentiments qu’il peut plaire au ciel de démentir, comme il lui a plu de démentir les miens, et voici une preuve qui doit vous en donner l’assurance. »

La porte de l’appartement s’ouvrit comme elle parlait encore, et deux aimables enfants parurent. L’aîné, Julien Peveril, beau garçon de quatre à cinq ans, tenait par la main, avec un petit air de dignité et d’attention touchante, une petite fille de dix-huit mois, dont les pas encore chancelants étaient guidés et soutenus par son gentil protecteur.

Bridgenorth jeta à la hâte un regard craintif sur sa fille, et ce coup-d’œil rapide comme l’éclair suffit pour lui faire reconnaître, avec un délire qu’il serait difficile de peindre, que les terreurs de son âme étaient sans fondement. Par un mouvement passionné, il s’élança vers elle, la prit dans ses bras, la pressa contre son cœur ; et l’enfant, quoique effrayée d’abord de la violence de ses caresses, se mit tout à coup à lui sourire, comme par un secret instinct de la nature. La plaçant ensuite à quelque distance de lui, il l’examina plus attentivement, et se convainquit que rien dans les traits et dans la carnation du petit ange qu’il avait sous les yeux n’offrait les symptômes de la maladie tant redoutée, et que, bien que ses petits membres fussent délicats, ils étaient recouverts d’une chair ferme et potelée.

« Je ne croyais pas cela possible ! » s’écria Bridgenorth en regardant lady Peveril, qui observait cette scène avec une vive émotion de joie. » Grâces soient rendues au ciel d’abord, et ensuite à vous, milady, qui avez été l’instrument de ses bontés ! — Je crains bien que maintenant Julien ne soit sur le point de perdre sa petite compagne, dit lady Peveril ; mais Moultrassie-House n’est pas éloigné d’ici ; j’irai voir souvent l’enfant de mon adoption. Dame Marthe, votre femme de charge, est une personne sage, soigneuse, je lui expliquerai le régime que j’ai suivi à l’égard d’Alice, et j’espère… — À Dieu ne plaise que ma fille vienne jamais à Moultrassie-House ! » s’écria précipitamment le major ; « cette funeste maison a été le tombeau de sa famille ; ces terrains bas et mal aérés ne convenaient point à leur santé ; ou peut-être, un sort fatal est-il attaché à cette demeure. Je chercherai pour elle une autre habitation. — Avec votre permission, major Bridgenorth, j’espère que vous n’en ferez rien, reprit lady Peveril. Si vous agissiez ainsi, vous me feriez supposer que vous me jugez incapable d’achever la tâche que je me suis imposée. Si Alice ne doit pas habiter la maison de son père, elle ne quittera pas la mienne. Je garderai l’enfant pour lui continuer mes soins, et vous donner, major, une preuve de mon habileté ; et puisque vous craignez l’air humide des terrains bas, je me flatte que vous viendrez souvent la voir ici. »

Cette proposition alla droit au cœur de Bridgenorth. C’était justement ce qu’il eût cherché à obtenir au prix de tout, mais ce qu’il n’osait espérer ni demander.

On ne sait que trop que ceux dont les parents sont poursuivis opiniâtrement par une maladie semblable à celle qui avait été si fatale aux enfants du major, deviennent en quelque sorte superstitieux, et attribuent aux lieux, aux circonstances, aux soins indiduels, beaucoup plus de pouvoir qu’ils n’en ont peut-être réellement pour détourner les funestes effets d’une mauvaise constitution. Lady Peveril n’ignorait pas que l’esprit de son voisin était profondément frappé de cette impression ; que l’abattement continuel de son âme, l’excès de soins, les craintes perpétuelles et la triste solitude dans laquelle il vivait, étaient réellement propres à faire naître le mal qu’il redoutait le plus. Elle plaignait sincèrement un homme auquel elle était attachée déjà par la reconnaissance des services rendus autrefois ; et l’enfant seul fût devenu entre eux un puissant lien d’amitié, si ce lien n’eût été formé. Quelle est la femme qui ne s’attache d’un amour presque maternel à l’enfant qu’elle a soigné et élevé ? En somme, la dame avait aussi sa part de vanité humaine ; et comme elle était une espèce de lady Bountiful[2] (rôle que ne s’étaient point encore exclusivement approprié les vieilles folles), elle était fière du talent avec lequel elle avait détourné les attaques d’une maladie héréditaire, si invétérée dans la famille de Bridgenorth, et qui n’eût probablement pas manqué de se déclarer sans l’excellence du régime suivi par elle. En d’autres circonstances, il ne serait peut-être pas nécessaire de chercher tant de motifs à un acte de bienveillance et d’humanité si naturel entre voisins ; mais la guerre civile, en déchirant le pays, avait tellement rompu toutes les relations de voisinage et d’amitié, qu’on pouvait s’étonner alors avec quelque raison qu’elles eussent continué à subsister entre gens d’opinions politiques tout à fait différentes.

Le major lui-même le sentait, et tandis qu’une larme de plaisir brillait dans ses yeux, et prouvait avec quelle joie il acceptait la proposition de lady Peveril, il ne put s’empêcher de mettre sous ses yeux les inconvénients évidents qui ne pouvaient manquer de résulter de son projet. Ces objections toutefois furent faites du ton de quelqu’un qui ne demande pas mieux que de les entendre réfuter.

« Milady, lui dit-il, votre bonté me rend le plus heureux et le plus reconnaissant des hommes ; mais sera-t-elle sans inconvénients pour vous ? Sir Geoffrey a, sur plusieurs points, des opinions qui ont toujours différé des miennes, et qui probablement en diffèrent encore. Il est d’une haute naissance, et moi je suis né dans un rang médiocre. Il est de l’Église anglicane, et moi je me conforme au catéchisme du docteur de Westminster. — J’espère, interrompit lady Peveril, que vous ne trouverez prescrit ni par les dogmes d’une église, ni par ceux de l’autre, que je ne dois pas servir de mère à votre fille, qui a perdu la sienne. J’ai la conviction, maître Bridgenorth, que la restauration de Sa Majesté, œuvre de la Providence, sera le terme de toute dissension religieuse ou civile, le lien d’union et de sympathie entre tous les partis, et qu’au lieu de chercher à prouver, chacun de notre côté, la pureté supérieure de notre foi, en persécutant ceux qui pensent autrement que nous sur certains points de doctrine, nous nous efforcerons de prouver que nous sommes réellement chrétiens, en pratiquant à l’envi les uns des autres des œuvres de charité envers tous les hommes, de quelque secte qu’ils soient. Voilà, je crois, le meilleur témoignage de notre amour pour Dieu. — Votre langage est dicté par la bonté de votre cœur, milady, » répondit Bridgenorth, qui avait sa part des idées rétrécies de son temps ; « et je suis bien sûr que si tous ceux qui prennent le titre de cavalier et de sujets loyaux et fidèles pensaient comme vous, et comme mon ami sir Geoffrey, » ajouta-t-il après quelques secondes de réflexion, qui prouvaient que cette dernière phrase était bien moins une louange sincère qu’une sorte de compliment, « nous qui regardions jadis comme un devoir de prendre les armes pour la liberté de conscience, et contre tout pouvoir arbitraire, nous pourrions maintenant jouir en paix du bonheur commun. Mais qui sait ce qui peut arriver ? Vous avez parmi les hommes de votre parti des têtes chaudes, des esprits exaspérés ; je ne prétends pas dire que nous ayons toujours fait de notre pouvoir un usage modéré, et la vengeance est douce à la race déchue d’Adam. — Allez, allez, maître Bridgenorth, » reprit lady Peveril avec gaieté, « ces funestes pressentiments ne servent qu’à faire tirer des conjectures qui, je l’espère, ne se réaliseront jamais. Vous savez ce que dit Shakspeare :

Mais fuir le sanglier avant qu’il vous poursuive,
C’est appeler sur soi le danger qu’on esquive ;
C’est du fier animal éveiller le courroux,

Lorsqu’il ne songeait point à vous.

« Mais je vous demande pardon, il y a si long-temps que nous ne nous sommes vus, que j’ai oublié que vous n’aimez pas les pièces de théâtre. — Avec tout le respect que je vous dois, milady, répondit Bridgenorth, je me croirais très-blâmable si j’avais besoin des paroles oiseuses d’un baladin de Warwichshire, pour m’apprendre la reconnaissance que je vous dois, reconnaissance qui m’impose la loi de me laisser diriger par vous dans tout ce que me permettra ma conscience. — Puisque vous voulez bien m’accorder une telle influence, reprit lady Peveril, je l’exercerai avec modération, afin de vous donner du moins par cette conduite une idée favorable du nouvel ordre de choses. Si vous voulez, donc bien vous considérer comme soumis à mon autorité pendant un jour seulement, voisin, je vais, d’après les ordres de sir Geoffrey, inviter le voisinage à assister à une fête solennelle que je donnerai jeudi prochain au château ; et je vous prie non seulement de l’honorer de votre présence, mais encore d’engager votre digne pasteur et tous vos amis, de quelque rang qu’ils soient, à se réunir à nous, afin de prendre part à la joie générale causée par la restauration du roi, et de prouver par là qu’ici comme partout il n’y a que des sujets unis par un même sentiment. »

L’ancien partisan du parlement de Cromwell fut singulièrement embarrassé par cette proposition. Ses regards incertains s’arrêtèrent d’abord sur le plafond boisé en chêne, se fixèrent ensuite sur le plancher, puis errèrent autour de la salle, jusqu’au moment où ils tombèrent enfin sur sa fille, dont la vue fit prendre à ses réflexions une direction meilleure que n’avaient pu le faire tous les objets qu’il semblait avoir interrogés jusque-là.

« Madame, répondit-il, je suis depuis long-temps étranger aux fêtes, peut-être par l’effet d’un caractère naturellement mélancolique, peut-être par suite de l’abattement qui doit être permis à un homme que le malheur a visité, et dont l’oreille doit trouver les sons bruyants de la joie aussi discordants pour elle que le lui paraîtrait l’air le plus mélodieux sur un instrument désaccordé ; pourtant, bien que peu propre à la joie, soit par disposition naturelle, soit par l’effet de mes tristes pensées, je n’en dois pas moins de reconnaissance au ciel pour les faveurs dont il m’a comblé par vous, milady. David, l’homme si cher au Seigneur, but et mangea lorsqu’il eut appris que son enfant chéri lui avait été enlevé : pourrais-je ne pas laisser éclater ma reconnaissance pour le bienfait que j’ai reçu, lorsque le serviteur de Dieu a montré tant de résignation au milieu même de sa douleur ? J’accepte donc votre gracieuse invitation, milady, et pour moi et pour tous ceux de mes amis dont la présence peut vous être agréable, et sur lesquels je puis avoir quelque influence. Ils m’accompagneront et assisteront à cette fête, afin que notre Israël ne forme plus qu’un même peuple. »

Après avoir prononcé ces mots de l’air d’une victime plutôt que du convive d’une joyeuse fête, le major embrassa sa petite fille, prononça sur sa tête une bénédiction solennelle, et reprit le chemin de Moultrassie-House.



  1. C’est ainsi que par plaisanterie, en Angleterre, on appelle la bière ou l’orge qui a servi à la brasser a. m.
  2. Mot qui veut dire plein de bonté. a. m.