Petits Traités d’histoire naturelle

Psychologie d’Aristote
Opuscules (Petits traités d’histoire naturelle)
Traduction par Jules Barthélemy-Saint-Hilaire.
Dumont, à l’institut.

TABLE GÉNÉRALE DES MATIÈRES

CONTENUES DANS CE VOLUME.


Pages.
Préface.
i à lxxxv
Plan du Traité de la Sensation et des Choses sensibles.
1
Traité de la Sensation et des Choses sensibles.
19
Plan du Traité de la Mémoire et de la Réminiscence.
99
Traité de la Mémoire et de la Réminiscence.
109
Plan du Traité du Sommeil et de la Veille.
137
Traité du Sommeil et de la Veille.
145
Plan du Traité des Rêves.
173
Traité des Rêves.
181
Plan du Traité de la Divination dans le sommeil.
205
Traité de la Divination dans le sommeil.
209
Plan du Traité sur le Principe général du Mouvement dans les animaux.
223
Traité sur le Principe général du Mouvement dans les animaux.
237
Plan du Traité de la Longévité et de la Brièveté de la vie.
279
Traité de la Longévité et de la Brièveté de la vie.
285
Plan du Traité de la Jeunesse et de la Vieillesse, de la Vie et de la Mort.
305
Traité de la Jeunesse et de la Vieillesse, de la Vie et de la Mort.
311
Plan du Traité de la Respiration.
329
Traité de la Respiration.
349
Table alphabétique des matières.
409
Table générale des matières.
445
fin de la table générale des matières.

PRÉFACE


Caractère et importance des Opuscules : supériorité du Traité de la Mémoire et de la Réminiscence sur tous les travaux postérieurs, Descartes, Locke, Reid, Dugald Stewart, etc. : haute valeur du Traité de la Respiration, même à côté des travaux de la physiologie moderne ; MM. Burdach et Müller. — Composition et style de ces deux Traités. — Méthode d’observation et d’expérimentation dans l’antiquité, et spécialement dans Aristote. — Différence des sciences philosophiques et des sciences naturelles.—Utilité de l’histoire de la philosophie : son rôle dans la philosophie française au XIXe siècle.


Les Opuscules, au nombre de neuf, qui forment le recueil que les Commentateurs latins ont appelé Parva naturalia, doivent être considérés comme un complément du Traité de l’Ame. On y trouve en partie les mêmes questions, avec des développements tout nouveaux, et avec des détails qui montrent clairement le lien qu’Aristote établit entre la psychologie et l’histoire naturelle. C’est le caractère physiologique qui domine dans les Opuscules : et ces petits traités sont riches surtout en observations et en théories dont la science de la nature profitera plus encore que la science philosophique. C’est dire assez qu’Aristote reprend ici toute sa supériorité ; et que cet incomparable génie, dont l’éclat nous avait semblé pâlir dans les questions capitales qui concernent l’essence et la destinée de l’âme, retrouve dans les Opuscules toute sa splendeur et toute sa puissance. En jugeant le système exposé dans le Traité de l’Ame, il nous a fallu, malgré notre admiration, le condamner d’une manière à peu près absolue, au nom de la réalité même trop souvent méconnue, au nom des croyances générales de l’humanité représentées par les religions et détruites par le Péripatétisme, au nom de la philosophie telle que l’ont faite Platon, maître d’Aristote durant vingt années, et Descartes, qui a placé sur une base désormais inébranlable ces vérités essentielles. Au contraire, pour les Opuscules, la louange sera presque aussi complète que le blâme avait dû l’être sur des problèmes d’un tout autre ordre ; et la critique, si elle doit encore exercer ses droits, n’atteindra que des erreurs qui tiennent à peu près uniquement au temps même où vécut Aristote. L’antiquité, ou plutôt l’esprit humain à son début, ne pouvait éviter des erreurs si faciles ; et la science moderne, qui ne les partage plus, doit les comprendre et les excuser, comme on pardonne à d’illustres ancêtres les fautes mêmes qui ont préparé un magnifique et fécond héritage.

Pour apprécier la haute valeur des Opuscules, il suffit de voir ce qu’ils renferment :

Dans le Traité de la Sensation et des choses sensibles, des théories spéciales sur les couleurs, les saveurs, les odeurs, et sur les rapports profonds de ces divers phénomènes entre eux : puis la discussion de deux questions fort curieuses et encore pendantes, qu’Aristote a soulevées pour la première fois : 1° Nos sensations peuvent-elles se diviser à l’infini comme les corps mêmes ou les mouvements des corps qui les provoquent ? 2° Jusqu’à quel point est-il possible de percevoir deux sensations à la fois ?

Dans le Traité de la Mémoire et de la Réminiscence, des observations psychologiques dont l’exactitude est inattaquable, et qui sont encore supérieures à toutes les analyses faites depuis deux mille ans ;

Dans le Traité du Sommeil et de la Veille, un système physiologique qui prétend expliquer ces phénomènes mystérieux, et qui est resté exact en très-grande partie ;

Dans le Traité des Rêves, une explication qui, jusqu’à présent, n’a pas été remplacée par une meilleure, et qui rattache étroitement cet état bizarre et passager de notre âme à la faculté de la sensibilité ;

Dans le Traité de la Divination, une réfutation modérée, mais péremptoire, de ce préjugé qu’ont accepté, chez les anciens, les plus graves esprits, et qui subsiste encore de nos jours même chez les peuples les plus civilisés ;

Dans le Traité sur le Principe général du mouvement dans les Animaux, une profonde théorie qui rattache le principe par lequel se meuvent spontanément certains êtres au principe éternel d’où relève l’univers entier ;

Enfin, dans le Traité de la Longévité et de la Brièveté de la vie, dans le Traité de la Jeunesse et de la Vieillesse, de la Vie et de la Mort, et dans le Traité de la Respiration, des observations nombreuses, sagaces, vraies, empruntées à la série entière des êtres organisés, et appartenant à cette science déjà pratiquée par Aristote, et qui, de notre temps, a pris le nom spécial de physiologie comparée.

Voilà les trésors divers que nous offrent les Opuscules. Nulle part le génie observateur d’Aristote ne s’est montré plus fertile ni plus exact que dans ces petits traités, dont quelques-uns comptent à peine une vingtaine de pages, et qui contiennent cependant parfois autant et plus de vérités que les longues discussions auxquelles les mêmes sujets ont plus tard donné lieu. C’est une louange que l’on peut accorder sans scrupule à plusieurs de ces théories ; toute grande qu’elle est, elle n’exalte point outre mesure la valeur du passé, pas plus qu’elle ne rabaisse injustement les travaux qui ont suivi. Aristote a pu, dans quelques parties de la science, être supérieur à tous ses successeurs, comme il l’était à ses contemporains ; il lui a été donné, par exemple en logique, d’épuiser le sujet, bien qu’il l’eût découvert le premier, et de ne laisser à d’autres que le facile mérite d’expliquer et d’éclaircir ce qu’il avait dit. Dans quelques-unes des questions que présentent les Opuscules, il a eu le même bonheur ; et de là l’intérêt considérable qui doit s’y attacher, malgré l’oubli où trop souvent on les a laissées. Il pourra donc être utile d’insister sur un ou deux de ces petits traités, pour démontrer tout ce qu’Aristote, héritier lui-même de savants prédécesseurs, a fait pour la science, et pour signaler les idées qu’il lui a définitivement acquises, ou les germes puissants qu’il a légués à l’étude et à la fécondation des siècles. Je choisirai spécialement le Traité de la Mémoire et de la Réminiscence, et je le comparerai à tout ce que les psychologues les plus illustres ont fait depuis lors sur cette importante question ; ce sera la part de la Psychologie. J’y joindrai le Traité de la Respiration, que j’examinerai au même point de vue ; ce sera la part de la Physiologie. Cet examen et ces comparaisons auront un double résultat : d’abord, de faire une fois de plus briller la gloire d’Aristote et de l’antiquité grecque ; et en second lieu, ce qui est plus grave, de nous donner quelques enseignements sur l’histoire de l’esprit humain lui-même, et sur la loi qui préside aux progrès de la science.

Voyons la théorie d’Aristote sur la Mémoire : elle est aussi simple et aussi claire qu’elle est exacte et profonde.

Aristote distingue d’abord dans la mémoire deux états fort différents l’un de l’autre ; et l’observation peut nous les révéler à chaque instant, pour peu que nous y prêtions attention. Tantôt la mémoire se produit en nous d’une manière à peu près spontanée et presque sans aucun effort ; le souvenir est complet et direct, et nous le recueillons tel qu’il nous est donné par l’activité naturelle de notre esprit : c’est ce qu’on appelle proprement la mémoire. Tantôt le souvenir est incomplet et indirect : l’esprit alors ne retrouve qu’un fragment de ce qu’il cherche ; ou bien pour arriver à l’objet qu’il poursuit, il part d’un autre objet qui est en un rapport quelconque avec celui-là ; et nous avons besoin d’un effort plus ou moins considérable de notre volonté pour recomposer le reste du souvenir, ou pour en ressaisir l’objet propre : c’est ce qu’Aristote appelle la réminiscence, mot qu’il n’invente pas, mais qu’il détourne du sens que Platon lui avait parfois prêté.

La distinction de la mémoire et de la réminiscence est essentielle, et elle est parfaitement justifiée par les faits eux-mêmes. Plus tard on a essayé de lui en substituer d’autres, comme on l’a parfois omise ; et l’on s’est également trompé, soit en l’ignorant, soit en prétendant la remplacer.

Après cette distinction, qui ressort de la division du traité et même de son titre, Aristote circonscrit et étudie l’objet spécial de la mémoire. Cet objet appartient toujours au passé ; la mémoire n’a pas de prise sur le présent ni sur l’avenir. Aussi, « toutes les fois qu’on fait acte de souvenir, on se dit dans l’âme qu’on a entendu antérieurement la chose dont on se souvient, qu’on l’a sentie ou qu’on l’a pensée. »

Par conséquent, la mémoire est toujours accompagnée de la notion du temps, que cette notion d’ailleurs soit précise ou confuse. Or, la notion du temps, liée de si près à celle du mouvement, nous est donnée comme cette dernière par la sensibilité, selon Aristote. La mémoire relève donc directement de la sensibilité, tout comme en relève aussi l’imagination, sans laquelle l’entendement lui-même ne saurait agir. La mémoire ne s’applique qu’indirectement aux choses pensées par l’intelligence ; en soi elle se rapporte au principe sensible.

Voilà déjà la mémoire parfaitement déterminée par la distinction des espèces qu’elle présente, par l’objet auquel elle s’applique, et par la partie spéciale de l’âme d’où elle dépend. Mais la sagacité d’Aristote est trop éclairée pour ne pas apercevoir le mystère à peu près inexplicable que ce phénomène offre encore. Dans l’acte de la mémoire, il n’y a de vraiment présent pour nous que la modification même de l’esprit ; l’objet dont on se souvient est absent. Comment se fait-il donc que, sentant uniquement l’impression demeurée en nous et faite jadis sur l’esprit par l’objet, nous puissions nous rappeler l’objet absent que nous ne sentons pas ? A cette question Aristote répond par une comparaison mille fois employée après lui, mais qu’il a présentée d’une manière plus délicate et plus juste qu’aucun de ses imitateurs. Selon lui, ce double caractère qu’on remarque dans le fait de mémoire, est de tout point analogue au double caractère que nous offre une peinture, un dessin quelconque. Une peinture est à la fois en soi-même quelque chose de réel, indépendamment de l’objet qu’elle reproduit ; et de plus, relativement à cet objet, elle est une simple copie. Aristote ne propose cette explication de la mémoire que sous une forme dubitative ; et il ne prétend pas donner cette métaphore pour la réalité même. Mais la comparaison, ainsi limitée, est aussi exacte qu’ingénieuse ; elle éclaircit, par un exemple sensible, l’étrange propriété de la mémoire qui, à l’aide d’une modification de notre esprit, dont nous avons actuellement conscience, nous rappelle un objet absent, dont nous avons dès longtemps perdu la perception, et qu’elle fait revivre.

Un autre avantage de cette distinction, c’est qu’elle fournit au philosophe une explication non moins vraie de certaines erreurs de l’esprit, comprises sous le nom général d’hallucinations. L’hallucination consiste à considérer en elle-même la modification de l’esprit qui constitue la mémoire, et de la croire une sensation nouvelle, au lieu de la prendre pour une copie ; ou bien, à l’inverse, de prendre un fait original de sensation pour une copie et un souvenir.

Il faut ajouter qu’Aristote va plus loin, et que, reprenant la forme de la comparaison, bien qu’elle soit toujours un peu équivoque, il dit expressément, comme il l’a déjà fait dans le Traité de l’Ame, que la sensation empreint sur l’esprit un type, analogue au cachet qu’imprime l’anneau sur la cire ; et la perception de cette impression restée en nous, constitue précisément la mémoire. Cette explication, bien qu’elle ait été attaquée, est encore parfaitement juste ; et la preuve, c’est que très-évidemment la mémoire varie avec l’organisation matérielle du corps, ou même avec ses modifications accidentelles, tout comme l’empreinte varie suivant la fluidité ou la dureté de la cire. Aristote n’a pas manqué de remarquer cette influence du tempérament sur la mémoire ; et après lui, bien d’autres ont répété ces théories, que l’on peut aisément vérifier par des observations personnelles.

Voilà les traits principaux de la mémoire, d’après Aristote.

Ceux de la réminiscence ne sont pas moins importants ni moins nets. La réminiscence ne doit être confondue ni avec la mémoire, ni avec la sensation. Pour la sensation, la différence est évidente. Quant à la mémoire, elle vient après la réminiscence lorsque l’effort que la réminiscence exige est heureux ; par conséquent, elle ne lui est pas identique. La réminiscence ne demande qu’une partie de la chose pour reconstituer la chose entière et en avoir le vrai souvenir. Ce qui la rend possible, c’est que les mouvements divers produits en nous par les sensations, s’enchaînent les uns aux autres dans notre âme par des liens mystérieux et indissolubles ; et quand un d’eux, par une cause quelconque, se représente à l’esprit, il entraîne à sa suite tous les mouvements qui, de plus ou moins près, se rattachent à lui, et parmi lesquels se trouve plus ou moins loin celui qui correspond à l’objet que la réminiscence recherche. De là vient que les ressouvenirs sont plus faciles, quand les choses ont un certain ordre entre elles, comme sont les mathématiques. Quand les choses n’ont pas d’ordre, l’acte de la réminiscence est plus pénible ; et l’esprit, avant d’atteindre la chose même qu’il prétend trouver, est réduit à remuer une foule d’idées, qui sont plus ou moins étrangères à celles-là. « Par exemple de l’idée du lait, l’esprit passe à l’idée du blanc, du blanc à l’air, de l’air à l’humidité ; et à l’aide de cette dernière notion, il se rappelle l’automne, saison qui était précisément ce qu’il cherchait. » Dans cette association rapide des idées, l’esprit se porte le plus volontiers à celles qui lui sont le plus ordinaires ; et de là parfois ses erreurs, et parfois aussi le succès de ses efforts.

Dans la mémoire et dans la réminiscence, le point capital, c’est le temps. Notre esprit est doué de la faculté de connaître les distances de temps, comme il connaît les distances d’espace : il discerne et retient les proportions des unes et des autres avec une merveilleuse délicatesse, bien que ce ne soit pas toujours avec une parfaite exactitude. Ainsi l’on se rappelle quelquefois qu’on a fait une chose dans un temps passé ; mais l’on ne saurait préciser ce temps : ou bien, au contraire, on se rappelle fort distinctement le temps où l’on a fait quelque chose, et l’on ne se rappelle pas précisément la chose elle-même. L’acte de la mémoire ou de la réminiscence n’est complet que quand le mouvement de l’esprit relatif à l’objet coïncide avec le mouvement relatif au temps.

Une différence considérable entre la réminiscence et la mémoire, c’est que la réminiscence étant un acte de volonté ou plutôt de raisonnement, est le privilège exclusif de l’homme, tandis que la mémoire appartient aussi aux animaux. La réminiscence n’est pas d’ailleurs absolument soumise à nos ordres. Ainsi que la mémoire, elle dépend en partie du corps ; et ce qui le prouve, c’est que souvent, par suite de l’effort qu’elle demande, on est tellement troublé, qu’on ne peut plus arrêter à son gré l’émotion que cet effort a fait naître ; on voudrait cesser une recherche fatigante, et on ne le peut point. L’esprit, comme un trait qu’on ne peut plus ressaisir une fois lancé, marche de lui-même : « et la réminiscence agit alors sur lui à peu près comme ces mots, ces chants ou ces discours qu’on a eus trop fréquemment à la bouche, et qu’on se surprend longtemps à chanter et à dire, sans même qu’on le veuille. » Enfin, la mémoire et la réminiscence se rattachent de si près à l’organisation physique, qu’on a pu remarquer qu’en général les hommes chez qui les parties supérieures du corps sont trop fortes, ont peu de mémoire. Ce genre de conformation est aussi l’une des causes qui rendent cette faculté si faible dans les enfants durant les premières années de la vie. Ce qui en eux l’affaiblit encore, c’est l’agitation énorme causée par le développement que la nature leur impose, de même que chez les vieillards la mémoire s’oblitère par l’agitation tout opposée que produit le dépérissement qui les emporte.

Telle est la théorie de la mémoire et de la réminiscence. On le voit, tous les éléments en sont admirablement choisis ; les faits sur lesquels elle s’appuie sont parfaitement vrais ; et les psychologistes postérieurs n’ont pu que les répéter, soit qu’ils aient copié Aristote, soit qu’ils aient confirmé ses observations en les faisant eux-mêmes de nouveau.

Mais avant de montrer ce que la postérité a emprunte du philosophe, il est bon de rappeler d’abord ce que lui-même avait emprunté de ses devanciers. Aristote a l’habitude excellente de toujours présenter, avant ses propres idées, celles de ses prédécesseurs. Dans le Traité de l’Ame, dans la Politique, dans la Métaphysique, il a pris ce soin, beaucoup plus impartial et plus désintéressé que ses détracteurs ne l’ont supposé ; et c’est ainsi qu’il a contribué à fonder l’histoire de la philosophie, en prouvant par tant d’exemples combien elle est utile. Parmi les Opuscules, il en est un, le Traité de la Respiration, où il s’est fait aussi l’historien des opinions du passé ; mais, pour le Traité de la Mémoire et de la Réminiscence, il n’a point parlé des théories antérieures. Pourtant, si elles étaient peu nombreuses, il en était une au moins qui devait lui être aussi bien connue qu’elle peut l’être pour nous, et dont il n’a rien dit : c’est celle de Platon.

La réminiscence, dans le système de Platon, tient une place considérable ; c’est par elle qu’il explique à la fois la science humaine tout entière et l’état de l’âme en ce monde, où elle ne fait que se rappeler par des images plus ou moins obscures et des recherches plus ou moins heureuses, les divins objets qu’elle a vus et contemplés face à face dans une vie antérieure. Il faut laisser de côté toute la partie allégorique de cette théorie, qui n’a aucun rapport avec celle d’Aristote, et que sans doute il ne prenait point au sérieux, si l’on peut interpréter ainsi le silence à peu près absolu qu’il a gardé à ce sujet (01). Mais cette théorie, soit qu’on la fasse purement allégorique ou qu’on la croie métaphysique, renferme une part de psychologie dont Aristote a certainement beaucoup profité ; et il est équitable de signaler les emprunts qu’il a pu lui faire. Platon a donné à la réminiscence une telle importance, qu’on pourrait soutenir qu’il lui a presque entièrement sacrifié la mémoire, et que de ces deux états si voisins et pourtant si distincts de l’esprit, il n’a guère étudié que l’un aux dépens de l’autre. La science n’est que réminiscence ; apprendre c’est se ressouvenir : tel est le principe qu’il essaye de démontrer dans le Ménon, et qu’il admet à l’état d’axiome dans le Phédon, dans le Phèdre, et dans d’autres dialogues. Or, la science ne s’acquiert pas sans effort : il faut vouloir pour apprendre ; et c’est précisément cette volonté constante et féconde qui constitue le philosophe. Le vulgaire des hommes, en apercevant dans cette vie, par le ministère des sens, les objets que ce monde lui offre, croit les connaître pour la première fois, bien qu’au fond il ne fasse que se souvenir d’objets tout autres dont ceux-là sont de pâles reflets. Mais le philosophe ne partage pas cette grossière illusion. Il sait qu’ici-bas il n’aperçoit que des ombres ; et toute son étude réfléchie, volontaire, énergique, c’est de remonter, à l’aide de ces signes imparfaits, jusqu’aux réelles et splendides essences que son âme a jadis connues et dont elle peut réveiller en elle le divin souvenir. La réminiscence est donc en quelque sorte le privilège du philosophe.

Platon ne va pas plus loin : il n’analyse pas le fait psychologique avec l’attention scrupuleuse qu’Aristote y apportera. Mais, tout en poursuivant un but fort supérieur et fort différent, il n’a omis aucun des traits essentiels. L’acte de la volonté appliqué à la mémoire, la puissance que possède l’esprit de refaire, par son effort, des souvenirs incomplets, le procédé qu’il suit pour passer des objets les plus dissemblables à celui qu’il cherche et qui d’abord lui échappait : tels étaient les matériaux que le maître transmettait à son disciple. Aristote les a transformés, sans doute ; mais il les a certainement recueillis. A une croyance presque mythologique, il a substitué une théorie scientifique : il a remplacé des indications trop peu précises par des observations positives, des notions éparses par un système, et l’inconsistance du dialogue par une rigueur méthodique. Mais l’idée principale lui avait été fournie par son maître ; et la distinction si grave de la mémoire et de la réminiscence, bien qu’il l’ait beaucoup éclaircie, ne lui appartient pas tout entière. Les théories de Platon l’impliquaient nécessairement, et le disciple n’a guère eu qu’à la dégager.

Mais si Aristote a reçu quelque chose du passé, il a donné bien davantage aux temps qui ont suivi : ils lui ont tout emprunté. Je ne parle pas de l’antiquité, où aucune théorie nouvelle, même dans l’école d’Alexandrie, ne vient compléter ou contredire la sienne (02) ; je ne parle pas du moyen âge qui, pendant six siècles au moins, se fait le docile écho du Péripatétisme. Mais au XVIIe siècle, à l’époque de la réforme philosophique, quand la domination d’Aristote est renversée, sa théorie de la mémoire reste entière parce qu’elle est vraie. Même au siècle suivant qui s’occupe tant de psychologie, c’est toujours elle qui prévaut et qui est reproduite. L’école écossaise, si exacte, si minutieuse n’a point dépassé Aristote, et sur plusieurs points même elle est moins complète et moins profonde que lui.

Descartes qui, si l’on en excepte le Traité des Passions de l’âme, n’a fait de théorie expresse sur aucun point spécial de psychologie, n’en a pas fait davantage sur la mémoire. Les réformateurs comme lui ne peuvent point descendre aux détails. Mais plusieurs passages de sa correspondance, et ses réponses à diverses critiques attestent qu’il avait sur cette question un système dont nous ne pouvons malheureusement entrevoir que des lueurs. Descartes adopte en partie l’explication péripatéticienne ; et pour lui aussi la mémoire vient des vestiges que les impressions sensibles ou les modifications de la pensée laissent en nous. Il pousse même ces métaphores toutes matérielles jusqu’à parler des plis de la mémoire dans le cerveau, et des espèces qui sont les intermédiaires indispensables à l’aide desquels elle agit. « C’est, dit-il, par le mouvement de ces particules du cerveau qu’il se fait un vestige duquel dépend le ressouvenir. » (Tom. VIII, p. 271, éd. de M. Cousin.) Ailleurs il dit plus positivement encore : « Je crois que la mémoire des choses matérielles dépend des vestiges qui demeurent dans le cerveau après que quelque image y a été imprimée ; et que celle des choses intellectuelles dépend de quelques autres vestiges qui demeurent en la pensée même. Mais ceux-ci sont d’un tout autre genre que ceux-là ; et je ne les saurais expliquer par aucun exemple des choses corporelles qui n’en soit fort différent, au lieu que les vestiges du cerveau le rendent propre à mouvoir l’âme en la même façon qu’il l’avait mue auparavant, et ainsi à la faire souvenir de quelque chose, tout de même que les plis qui sont dans un morceau de papier ou dans un linge, font qu’il est plus propre à être plié derechef comme il était auparavant que s’il n’avait jamais été ainsi plié. » (Tom. IX, p. 167.) Enfin, s’exprimant à peu près dans les mêmes termes qu’Aristote, il dit : « Il ne suffit pas, pour nous ressouvenir de quelque chose, que cette chose se soit autrefois présentée à notre esprit, et qu’elle ait laissé quelques vestiges dans le cerveau, à l’occasion desquels la même chose se présente derechef à notre pensée ; mais, de plus, il est requis que nous reconnaissions, lorsqu’elle se présente pour la seconde fois, que cela se fait à cause que nous l’avons auparavant aperçue. » (Tom. X, p. 157.)

Le point le plus grave de cette théorie, c’est la distinction que fait Descartes entre la mémoire matérielle et la mémoire intellectuelle. Aristote l’a indiquée également ; mais il ne semble pas y avoir attaché l’importance que lui donne le philosophe français. Si je comprends bien la pensée de Descartes ; si la mémoire des choses matérielles, suivant lui, est autre chose que « cette mémoire qui, pour le joueur de luth, est en partie dans ses mains, » je dirai que la distinction établie par Aristote entre la mémoire et la réminiscence me semble plus considérable que celle de Descartes. L’âme ne change pas elle-même, parce que la faculté de mémoire dont elle est douée s’applique à un objet intellectuel, au lieu de s’appliquer à un objet sensible. Dans l’un et l’autre cas, l’état de l’esprit reste le même. Le sujet seul qui agit sur lui et qu’il conçoit est autre. Ainsi la différence posée par Descartes, toute vraie qu’elle est, n’est qu’extérieure à l’esprit. Celle d’Aristote, au contraire, tient à ce qu’il y a de plus profond dans l’âme. La réminiscence se distingue de la mémoire par l’intervention de la volonté, faculté suprême qui fait l’homme tout entier, et qui occupe la place souveraine dans la psychologie tout aussi bien que dans la morale. Aristote est donc allé plus loin que Descartes ; sa vue a été à la fois plus perçante et plus juste ; et c’est là un bien magnifique éloge pour qui sait tout ce que vaut le génie psychologique de Descartes, pour qui a tenté de le suivre dans ses délicates et fermes analyses.

Dans l’école de Descartes, je ne vois aucune théorie de quelque importance sur la mémoire. On dirait que les disciples ont voulu imiter le laconisme du maître ; et Malebranche qui, dans son grand ouvrage, pouvait trouver beaucoup à dire de cette faculté, s’en est à peine occupé. Il décrit la réminiscence sans la nommer : il parle des traces du cerveau qui sont pour lui ce que sont les vestiges pour Descartes. Puis il indique la faculté de la mémoire sans la caractériser nettement ; et il s’en remet à la sagacité de son lecteur, « ne voulant pas expliquer ces choses plus au long, parce qu’il est plus à propos que chacun se les explique à soi-même par quelque effort d’esprit. » (Recherche de la Vérité, liv. II, ch. V, § 3.) Peut-être Malebranche n’a point fait ici les études qu’exigeait le plan même de son livre.

Spinoza n’a dit que quelques mots de la mémoire ; et, sans faire de théorie complète, il réduit la mémoire à l’association des idées, qui est fatale et qui résulte nécessairement pour l’homme des impressions que son corps a reçues. (De Mente, Propos. XVIII.)

Si l’on devait attendre de quelque cartésien une théorie régulière sur la mémoire, c’était certainement d’un observateur tel que Locke. La nature même de son ouvrage semblait la lui imposer en quelque sorte. Mais Locke, quel que soit d’ailleurs son mérite, est en ceci presque aussi insuffisant que Malebranche. Il a consacré tout un chapitre à ce qu’il appelle la rétention (liv. II, ch. X) ; et dans la rétention il distingue deux espèces, la contemplation et la mémoire. La distinction n’est pas fort exacte ; car du moment que la perception actuelle a cessé, c’est la mémoire qui agit, quelque limité qu’on suppose l’intervalle de temps écoulé. Locke eût beaucoup mieux fait d’accepter le langage ordinaire, et de ne point créer des divisions nouvelles qui sont à la fois et moins claires et moins vraies. Après quelques mots sur la contemplation, il passe à la mémoire : il la caractérise en traits qui doivent paraître bien vagues et bien indécis auprès de ceux qu’a gravés Aristote. Puis, désertant presque aussitôt la question essentielle, il se jette dans les questions secondaires qu’il développe avec trop de complaisance. Il est bien vrai que l’attention, la répétition, le plaisir et la douleur servent à fixer les idées dans l’esprit ; il est bien vrai que les idées s’effacent de la mémoire ; que la mémoire peut avoir deux défauts : ou un entier oubli, ou une grande lenteur à rappeler les idées qu’elle a en dépôt. Mais ce ne sont là que des détails, et l’on pourrait presque dire, des curiosités, qui ne touchent pas au fond même du sujet, et dont Locke a donné le trop facile exemple à ses successeurs. Il a distingué aussi la réminiscence de la mémoire ; mais si l’on n’avait point présentes à la pensée les différences profondes qu’Aristote a creusées entre les deux, il serait à peu près impossible de comprendre nettement ce que Locke en a dit. Locke, en sa qualité de médecin, ne pouvait manquer de reconnaître l’influence du corps sur la mémoire. Mais, en ceci même, il est fort loin du philosophe grec : il hésite dans ses affirmations, bien que les faits soient évidents et mille fois observés. Il trouve seulement « probable que la constitution du corps a quelquefois de l’influence sur la mémoire. » Enfin Locke pense que les animaux ont de la mémoire ; et, sans faire aucun discernement, il va presque jusqu’à dire que cette faculté est identique en eux et dans l’homme.

Il est à peine besoin de faire remarquer combien cette théorie de Locke est incomplète ; mais une chose non moins étrange, c’est que Leibnitz, son antagoniste et son illustre commentateur, ait été aussi concis que lui, et qu’il n’ait donné que quelques lignes à la critique d’un chapitre où l’auteur avait été si loin de remplir la tâche qu’il s’était donnée.

En arrivant à l’école écossaise, on pourrait espérer des théories plus satisfaisantes. L’exactitude, la clarté des psychologues écossais sont assez connues ; et la faculté de la mémoire est tellement importante, parmi celles dont est doué l’esprit humain, qu’elle semble mériter, au moins autant que toute autre, l’analyse la plus étendue et la plus attentive. Reid et Dugald Stewart s’en sont occupés tous les deux ; mais, bien que fort supérieurs à Locke, ils suivent ses exemples, et n’ont pas tenu certainement tout ce qu’on pouvait espérer d’eux.

Reid a consacré l’un de ses Essais tout entier (le troisième, traduction de Jouffroy, t. IV, p. 51) à la mémoire ; il le divise en sept chapitres. Il intitule le premier chapitre : « Faits incontestables sur la mémoire ; » et il débute par une définition. Mais cette définition est si peu un fait incontestable, que M. W. Hamilton l’a complètement réfutée en prouvant que définir la mémoire : « la connaissance immédiate du passé, » c’était faire une contradiction manifeste, même dans les termes. (Fragments de philosophie, traduits par M. Peisse, p. 70.) A cette exception près, les faits signalés par Reid sont parfaitement exacts. Mais Reid ne s’aperçoit pas que ce sont ceux-là même qu’Aristote a signalés deux mille ans avant lui. C’est ainsi que Reid constate : 1° que la mémoire diffère de la sensation ; 2° que son objet est nécessairement une chose passée et qu’elle ne s’adresse ni au présent, ni à l’avenir ; 3° que la mémoire est toujours accompagnée de la croyance à l’existence passée de la chose rappelée ; 4° qu’il faut que l’esprit soit troublé pour confondre les souvenirs et les pures imaginations ; 5° enfin Reid indique, sans y insister autant qu’Aristote, l’intervention de la notion du temps dans l’acte de la mémoire. Mais il tire de ce dernier fait deux conséquences fort graves, que l’analyse de son prédécesseur n’avait point aperçues : c’est que la mémoire est la faculté qui nous donne la notion de durée et la notion de notre identité personnelle. Reid poursuit et essaye de prouver, dans le second chapitre, que la mémoire est une faculté primitive, inexplicable comme toute autre, et qui ne nous en inspire pas moins une foi aveugle en sa véracité. Il est bien vrai que la mémoire est une sorte de mystère impénétrable ; mais le psychologue écossais n’a pas su nettement montrer en quoi le mystère consiste. Aristote l’avait au contraire mis en pleine lumière ; il n’y a de présent à la pensée que sa propre modification. Comment ce phénomène présent à l’esprit peut-il nous rappeler un objet passé ? Telle est la véritable question, la question obscure ; et si Reid, malgré la fermeté et la justesse habituelle de son coup d’œil, ne l’a pas assez directement abordée, c’est qu’il est aveuglé par une sorte de préjugé systématique. Il a combattu et détruit l’hypothèse des idées représentatives, et c’est là sa gloire. Mais il a un tel éloignement des mots mêmes qui expriment cette théorie, il a une telle crainte de voir renaître la chimère qu’il a renversée, qu’il ne veut pas reconnaître la nature toute représentative de la mémoire. Aristote, qui n’a point les mêmes scrupules, compare le fait de mémoire à une peinture ; et il a raison dans le sens où nous l’avons expliqué plus haut. M. Hamilton, qui, sur ce point, est plus péripatéticien qu’Ecossais, n’hésite pas à dire que la mémoire, aussi bien que l’imagination, est une faculté de connaissance représentative. Ceci est d’une vérité irréfutable.

Il n’est pas nécessaire de suivre Reid dans les quatre chapitres qui viennent après les deux premiers ; il y traite de la durée et de l’identité personnelle, notions qu’il rattache à la mémoire ; et il réfute, avec plus ou moins de succès, les explications de Locke sur ces deux points importants. (Voir M. Cousin, Histoire de la Philosophie moderne, t. IV, p. 438 et suiv.) Dans le dernier chapitre, Reid expose à sa manière les théories antérieures sur la mémoire. Il y parle des anciens avec une légèreté qui est le défaut général de son siècle, bien plus qu’un défaut personnel. Il cite les théories des péripatéticiens ; et, au lieu de les demander au traité spécial qu’a fait Aristote, il va les chercher dans Alexandre d’Aphrodise, qu’il ne consulte même pas directement, et qu’il entrevoit au travers de l’Hermès de Harris. Reid rappelle, en outre, l’observation très-vraie d’Aristote sur la langueur de la mémoire chez les enfants et les vieillards ; et, prêtant au philosophe des assertions qu’il n’a jamais avancées sur les rapports du cerveau à cette faculté spéciale, il essaye de prouver que le système des idées représentatives n’explique pas plus la mémoire qu’il n’explique la perception. Puis, après une réfutation assez confuse des opinions de Locke et de Hume, Reid croit devoir rappeler la distinction qu’Aristote a faite entre la mémoire et la réminiscence. Il rend toute justice à cette distinction, qui lui paraît fondée sur les faits ; et, comme Aristote aussi, il croit que les animaux ont la mémoire, mais n’ont pas la réminiscence. Aristote avait donné de cette différence des raisons très-profondes, que le philosophe écossais aurait pu reproduire.

Voilà tout ce qu’on trouve dans Reid sur la mémoire ; et l’on peut voir que pour cette faculté proprement dite, ses travaux n’ont pas dépassé ceux d’Aristote, qu’il a connus, mais qu’évidemment il n’a point appréciés.

Dugald Stewart donne à la mémoire tout un long chapitre, dans son grand ouvrage qu’il a dédié à Reid ; mais les théories du disciple sont moins complètes encore que celles du maître, et son érudition encore plus faible. Après quelques remarques qu’il trouve lui-même un peu subtiles sur les diverses acceptions du mot Mémoire, il divise la mémoire selon qu’elle est spontanée ou volontaire. Cette seconde espèce de mémoire est la réminiscence ; mais comme Stewart ne semble pas connaître Aristote, ni se rappeler les travaux de son propre maître, il crée un mot nouveau pour désigner la réminiscence, et il l’appelle recollection. (Eléments de la philosophie de l’esprit humain, troisième édition anglaise, 1808, p. 404.) Il essaye ensuite de distinguer la mémoire des choses et la mémoire des événements ; et, méconnaissant l’essence même de cette faculté, il croit que, dans le premier cas, elle peut n’être point accompagnée de la notion du temps, qui lui paraît nécessaire dans le second. C’est une erreur manifeste. La notion du temps n’est pas moins impliquée dans l’un que dans l’autre ; seulement elle est confuse et indistincte dans l’un, tandis que dans l’autre elle est positive et précise. C’est que Stewart ne se pose pas non plus le problème mystérieux que la mémoire soulève, et ne se demande pas plus clairement que ne l’a fait Reid, comment une modification de l’esprit, seule actuellement présente dans la conscience, peut nous donner la notion d’un objet absent et passé. Stewart compare ensuite les rapports que la mémoire établit entre les diverses distances de temps, aux rapports que notre œil établit entre les distances de lieu ; il trouve cette observation fort neuve, ne sachant pas qu’Aristote l’a faite. Puis croyant avoir assez expliqué la nature de la mémoire, il passe aux questions accessoires, et se demande ce qui fait que la mémoire retient certaines choses plutôt que certaines autres, et en quoi elle diffère de l’association des idées. Il forme le vœu que les médecins s’occupent avec plus de soin de l’influence que l’âge ou les maladies exercent sur la mémoire ; et il cite un fait assez remarquable observé par lui-même sur un vieillard de sa connaissance, qui avait su combattre par de très-ingénieux moyens les atteintes que les années portent ordinairement à cette faculté. Quant aux théories précédentes, Stewart condamne en une phrase toutes celles qui expliquent la mémoire par des traces ou des impressions sur le sensorium ; et il les déclare trop peu philosophiques pour mériter une réfutation. Il est vrai qu’il cite pour tout spécimen de ces théories celle de Malebranche, la seule qu’il semble connaître. Cette condamnation, un peu dédaigneuse, peut être juste contre Malebranche. Mais Stewart connaît l’histoire beaucoup moins encore que Reid, son maître. Il se contente, du reste, de cette analyse qu’il vient de donner, tout imparfaite qu’elle est, pour une faculté qu’il déclare cependant l’une des plus importantes et des plus claires de toutes celles que possède l’intelligence humaine. Les autres parties du chapitre traitent successivement des variétés de la mémoire dans les différents individus ; de la culture de la mémoire propre à accroître ses forces, soif par l’ordre philosophique qu’on introduit dans les idées, soit même par des moyens matériels tels que l’écriture, et toute espèce de moyens artificiels ; et enfin des rapports de la mémoire au génie philosophique, sujets sans nul doute intéressants, et sur lesquels Stewart donne d’utiles conseils, mais qui figureraient bien plutôt dans un ouvrage d’éducation que dans un système de psychologie.

Ainsi l’école écossaise, à mesure qu’elle se développe, amoindrit ses théories sur la mémoire, loin de les compléter ; son érudition, faible dans Reid, est à peu près nulle dans son successeur. Elle néglige les vraies questions pour se jeter dans des recherches purement curieuses ; et elle méconnaît le passé qui pouvait lui tant apprendre. Ce n’est que de nos jours que, par les efforts de M. William Hamilton, elle est revenue à l’étude féconde de l’histoire, que près d’un siècle auparavant lui recommandait Adam Smith. Dans l’excellente édition que M. Hamilton vient de donner des œuvres complètes de Reid, il a traduit, avec les plus précieux commentaires, toute la théorie d’Aristote sur la réminiscence ; et il l’a rapprochée de ce que Reid avait dit sur l’association des idées.

J’omets Brown, l’infidèle héritier des doctrines écossaises ; il n’a rien de nouveau que la prétention mal soutenue de ne point faire de la mémoire une faculté spéciale et distincte.

De l’école écossaise nous aurions voulu passer à la philosophie allemande ; mais les travaux de nos voisins, qui peut-être ont été féconds à d’autres égards, sont à peu près stériles en psychologie. On ne s’étonnera donc pas de ne point y trouver de théorie importante sur la mémoire. C’est là un ordre des recherches que dédaigne le génie aventureux des penseurs allemands, et sans lesquelles, cependant il n’y a pas de philosophie exacte et utile. La cause de la psychologie est peu en faveur de l’autre côté du Rhin ; et les chutes successives de quatre ou cinq systèmes illustres, tombant les uns sur les autres en moins de quarante ans, n’ont pu instruire encore les esprits et les ramener à la vraie méthode. Voilà donc toute une branche de la science, et la plus importante, sur laquelle l’Allemagne n’a point d’avis ; et ce serait bien en vain que l’histoire voudrait l’interroger.

Je ne parle pas de la philosophie française ; elle s’est beaucoup occupée de psychologie, et avec une immense utilité ; mais je ne vois rien qui, jusqu’ici, ait fait avancer la question spéciale qui nous intéresse, si ce n’est peut-être les analyses de M. Royer-Collard, sur la notion de durée. (Œuvres de Reid, trad. de M. Jouffroy, t. IV, p. 347 et suiv.)

De cette courte revue du passé, nous pouvons donc tirer cette double conséquence :

Qu’Aristote a, le premier, étudié scientifiquement la faculté de la mémoire ;

Et que ses travaux peuvent encore aujourd’hui, après plus de vingt-deux siècles, sembler les plus complets et les plus exacts.

Ce sont là des faits irrécusables que nous atteste l’histoire de la philosophie ; plus tard, nous en ferons sentir la haute importance ; pour le moment il suffît de les constater. Aristote demeure, pour cette théorie spéciale, le maître de tous les psychologues.

Voilà ce qu’il convenait de dire sur le petit Traité de la Mémoire et de la Réminiscence. Passons au Traité de la Respiration.

En physiologie, Aristote nous paraîtra moins complet, sans doute ; mais il ne sera guère moins grand. Il n’aura pas connu tous les faits de détail qu’une analyse prolongée et plus vaste aura fournis à ses successeurs et spécialement à la science contemporaine ; mais aucun des points essentiels de la question ne lui aura échappé, et il aura la gloire d’en avoir vu le premier toute la portée, fixé les limites, et indiqué nettement la méthode.

Aristote passe d’abord en revue les travaux antérieurs, et il prend des opinions de ses devanciers un souci que de nos jours on dédaigne, bien qu’à tort, de prendre des siennes. Les physiologistes contemporains se font presque gloire d’ignorer, tout érudits qu’ils se croient, le passé de leur science. Aristote, qui peut-être avait plus de droit à exercer cette hautaine négligence, s’en est bien gardé ; et la postérité reconnaissante l’en doit remercier. Il critique donc les théories de ses prédécesseurs, et il s’attache plus particulièrement à Démocrite, Anaxagore, Empédocle, Platon. Ce qu’il leur reproche à tous, c’est de n’avoir point suffisamment observé, et d’avoir hasardé des explications qui ne s’accordent point avec les phénomènes. C’est donc aux phénomènes seuls qu’il s’adressera lui-même, pour connaître et comprendre la nature. En suivant cette méthode, il distingue trois espèces de respirations : celle des insectes, celle des poissons, et celle des animaux supérieurs, ou, comme nous dirions, des mammifères. Les insectes respirent par le contact seul de l’air ambiant, qui vient les toucher sous le corselet (03). Les poissons respirent par les branchies, et reçoivent l’eau et non pas l’air directement ; enfin les mammifères respirent par les poumons, et reçoivent l’air dans leur intérieur, où il subit certaines modifications. Tel est, dans sa plus grande généralité, le mécanisme de la fonction. Tous les philosophes qui avaient précédé Aristote ne l’avaient pas comprise dans son ensemble ; et quelques-uns s’étaient bornés à l’étudier soit dans l’homme, soit dans les poissons ; aucun ne l’avait étudiée dans la série totale des êtres à qui la nature l’a donnée.

Un autre reproche est adressé par Aristote aux naturalistes de son temps ; et ce reproche pourrait, jusqu’à un certain point, s’adresser aux naturalistes du nôtre, qui, quelquefois même, sont tout fiers de le mériter. Dans quel but la nature a-t-elle accordé la respiration aux animaux ? C’est ce que les philosophes qui avaient traité cette question n’ont pas assez recherché, si l’on en croit Aristote. Anaxagore, Diogène (d’Apollonie), Empédocle, Démocrite même ont négligé ce point essentiel. Pour sa part, Aristote ne l’oubliera pas ; et la solution qu’il donne a dû paraître dans son siècle, et longtemps encore après, aussi vraie qu’ingénieuse. La respiration n’a pour but que de refroidir la chaleur naturelle, indispensable dans tout animal à l’entretien de la vie, et qui, sans un élément extérieur propre à la tempérer, serait bientôt éteinte parce qu’elle se consumerait elle-même. Cette solution du problème n’était peut-être pas aussi neuve qu’Aristote semble le croire ; car elle est exposée dans le Timée de Platon, qu’il a critiqué tout en lui empruntant cette théorie fondamentale ; mais Aristote se l’est rendue propre par les développements dont il a su l’entourer et la soutenir.

C’est même cette confusion des deux phénomènes du refroidissement et de la respiration, qui a fait qu’Aristote a pu bien comprendre la fonction dans toute son étendue ; et que, malgré une contradiction apparente, il a pu éviter une grave erreur, tout en paraissant la commettre. Selon lui, tous les animaux ne respirent pas ; mais tous ont besoin d’être refroidis. De là vient que, sans connaître peut-être les organes qui chez les insectes constituent la respiration, il n’a point hésité à dire que l’air ambiant suffit à les refroidir en pénétrant sous leur corselet. Cette vue générale et toute rationnelle, Aristote l’emprunte au principe des causes finales, qui n’a jamais eu de partisan ni plus décidé que lui, ni plus circonspect. Elle lui permet de réunir, sous une seule explication, des phénomènes nombreux et importants : la naissance, la vie et la mort, la jeunesse et la vieillesse. Selon Aristote, la naissance est le premier conflit de l’âme nutritive avec la chaleur naturelle, entretenue par le refroidissement ; la vie, c’est la continuité de ce conflit ; la jeunesse, c’est le développement et l’énergie des organes par lesquels le refroidissement a lieu ; la vieillesse en est, au contraire, l’affaiblissement ; la mort, enfin, en est l’impuissance. On peut contester la justesse de cette théorie ; mais elle a du moins le grand avantage d’être à la fois claire et systématique. Elle est aussi large qu’intelligible. La loi qu’elle établit est à peu près aussi générale qu’elle peut l’être ; et la physiologie de notre temps n’a pas toujours su tirer, des matériaux presque innombrables qu’elle a rassemblés, des conclusions aussi nettes et aussi vastes.

Tels sont les principaux traits de la théorie d’Aristote sur la respiration. Il est à peine besoin de dire qu’il l’appuie sur des observations nombreuses d’anatomie et de physiologie comparées, et qu’il en fait sortir une foule de conséquences de détail qui sont pleines d’intérêt. L’organisation de la respiration se complique et se perfectionne à mesure que l’animal lui-même s’élève dans l’échelle des êtres ; et c’est dans l’homme que cette fonction est à la fois la plus complète et la plus admirable. De plus, il existe des relations constantes et nécessaires entre l’organisation des êtres et le milieu où la nature les a placés. Les uns ont des branchies parce qu’ils vivent dans l’eau et la doivent respirer ; les autres ont des poumons parce qu’ils doivent vivre dans l’air ; et la nature, qui ne fait jamais double emploi, de même que jamais elle ne fait rien en vain, n’a réuni dans aucun animal les branchies et les poumons, quoiqu’elle ait su organiser des amphibies. On pourrait citer bien d’autres considérations du même genre, qui rendent le traité d’Aristote sur la respiration, l’un des plus curieux de son immense encyclopédie.

Pour voir les progrès que depuis cette première tentative la physiologie comparée a pu faire, interrogeons deux de ses représentants les plus illustres dans notre siècle, MM. Burdach et Muller. Cet examen pourra nous convaincre que si le physiologiste ancien a su moins de détails que ses doctes héritiers, il a compris tout aussi bien qu’eux les principes vraiment importants de la question.

M. Burdach compare d’abord la respiration et la digestion ; la première achève ce que la seconde avait commencé, remarque qu’Aristote avait déjà faite, bien qu’il l’eût présentée sous une autre forme. M. Burdach reconnaît ensuite que la respiration n’étant qu’un conflit de l’organisme avec le milieu extérieur, ses formes fondamentales se rapportent, les unes à la nature du milieu agissant, et les autres à l’espèce de substance organique avec laquelle ce milieu entre en conflit. Il y a deux milieux où la respiration peut s’exercer, l’eau et l’air ; et ses deux formes principales sont, ou le contact du milieu avec le corps entier de l’animal, ou le contact avec le sang seulement. Les moyens par lesquels la respiration s’accomplit consistent en dispositions organiques et en mouvements. M. Burdach étudie donc en premier lieu les organes de la respiration, tant ceux qui partent de la peau, comme dans les insectes et les animaux inférieurs, que ceux qui partent du canal digestif et appartiennent aux échelons supérieurs de la vie animale, depuis les holothuries jusqu’aux mammifères. Puis il considère le mouvement respiratoire ; et introduisant dans la physiologie les divisions célèbres que Kant avait admises dans sa métaphysique à toute autre intention, M. Burdach explique successivement la qualité, la modalité, la quantité et les relations du mouvement respiratoire. Ces catégories, que la Critique de la Raison pure n’a pu faire accepter à la philosophie, n’ont pas été davantage reçues en physiologie ; et loin d’aider à l’exposition de la science, elles ne peuvent guère que la gêner et l’obscurcir. Du mouvement respiratoire, le physiologiste allemand passe aux phénomènes chimiques de la respiration ; et il montre en grand détail les modifications que subissent l’air et le sang dans l’échange de matériaux que cette fonction établit entre eux. C’est là une partie de la physiologie moderne, qui n’a pas d’analogue dans les travaux de l’antiquité ; on le comprend sans peine puisque la chimie seule a rendu ces recherches possibles. M. Burdach consacre ensuite un long chapitre à examiner les rapports de la respiration avec la vie ; ces rapports sont ou généraux selon la nature des gaz respirés et selon le besoin plus ou moins énergique de respiration, ou spéciaux selon les connexions intimes des organes avec l’action cérébrale, avec le mouvement volontaire, avec la circulation, avec la nutrition, et avec les appareils sécrétoires. Enfin, dans un chapitre sur l’essence de la respiration, M. Burdach s’attache surtout à expliquer le double mouvement que la respiration présente, c’est-à-dire le rythme de l’inspiration et de l’expiration, phénomène méconnu par quelques philosophes dans l’antiquité et sur lequel Aristote avait insisté beaucoup.

Voilà les travaux de M. Burdach dans leur ensemble. Ceux de M. Muller sont presque identiques par le caractère des recherches et par leurs résultats. M. Muller traite d’abord de la respiration en général ; mais au lieu de donner les explications que ce titre suppose, l’auteur ne s’occupe guère que des gaz qui peuvent favoriser ou gêner la respiration, sujet fort intéressant, mais qui ne fait pas assez comprendre la respiration en elle-même, et le rôle qu’elle joue dans l’organisation animale. Pour suppléer sans doute à cette lacune, l’auteur dresse dans une note la liste des plus importants travaux qui ont été faits sur la respiration ; mais sa nomenclature ne commence qu’avec Godwin, en 1788. Il n’a pas dit un mot de ceux de l’antiquité. Aristote est passé sous silence, comme si le Traité de la Respiration, origine de la science, n’existait pas ou était sans valeur. Après ces considérations préliminaires, M. Muller décrit l’appareil respiratoire, et il distingue trois formes principales : le poumon, les branchies, et le système trachéal des insectes ou les stigmates ; quelques animaux des classes inférieures semblent respirer par la peau entière. L’auteur explique successivement ces formes diverses de l’appareil, et leurs variétés presque infinies, en citant une foule de faits empruntés à tous les ordres d’êtres animés. En traitant ensuite de la respiration de l’homme et des animaux, M. Muller s’est occupé à peu près uniquement des modifications chimiques que l’air subit, soit que la fonction s’accomplisse dans l’air, soit qu’elle s’accomplisse dans l’eau. Dans les recherches de cette espèce, il semble que M. Muller soit allé plus loin que personne, et il les étend à la respiration des œufs d’animaux, depuis les embryons des batraciens jusqu’à l’œuf humain. Il les continue encore, en étudiant les changements que le sang éprouve, soit dans les veines, soit dans les artères, les métamorphoses que subissent les matières animales, et les rapports de la respiration avec la nutrition, sujet déjà traité par Aristote ; et M. Muller conclut que l’essence de la respiration, son but final « c’est d’exercer sur les combinaisons organiques, par l’influence de l’oxygène, une action qui les mette dans l’état où elles manifestent leurs forces propres. » Enfin, dans un dernier chapitre, M. Muller a traité des mouvements respiratoires, et de l’influence des nerfs sur la respiration proprement dite, et sur quelques phénomènes sympathiques qui s’y rattachent, la toux, l’éternuement, le bâillement, etc.

Il serait inutile de pousser plus loin cette revue de la physiologie contemporaine ; les deux physiologistes allemands ont porté la science aussi loin que qui que ce soit, à ce qu’il semble. Leur exemple suffît pour nous instruire. Il nous montre clairement ce qu’on a fait depuis Aristote, et la place considérable qu’il occupe dans le développement de la science. Je ne nie pas que dans l’état où la science est arrivée de nos jours, elle ne présente une masse de faits beaucoup plus considérable ; mais je ne crois pas lui faire tort en affirmant que ces faits, si l’on en excepte ceux qui se rapportent à la chimie, sont absolument du même ordre que ceux qu’avait recueillis Aristote pour en faire la base de sa théorie. Lui aussi a parcouru, autant qu’il lui était donné de le faire sans le secours du microscope, et dans un temps où les observateurs étaient aussi rares que peu instruits, la série entière du règne animal. Il a interrogé la nature et lui a demandé les divers procédés qu’elle emploie pour arriver à une même fin ; il a interrogé les travaux de ses devanciers pour en profiter. Sans doute bien des animaux, et par conséquent bien des variétés d’organismes, lui ont échappé : les uns, il ne pouvait pas les apercevoir ; les autres, habitant des régions éloignées, n’avaient point été observés par des naturalistes dont il pût employer les analyses. Mais Aristote n’en a pas moins suivi la méthode que suivent encore aujourd’hui ses successeurs et ses héritiers. C’est lui, de plus, qui l’a pratiquée le premier ; et c’est un avantage qu’il a sur eux. Entre ses mains, cette méthode a si bien produit tout ce qu’elle pouvait produire, que depuis lors les limites mêmes de la science sont restées ce qu’il les avait faites. Les trois formes principales de la respiration, ou plutôt, comme il dirait du refroidissement, sont les trois seules qui existent dans la réalité ; il a su les observer et les décrire. On pourra les observer et les décrire avec plus de détails que lui. Mais on ne pourra franchir les bornes qu’il assignait à la question, parce que c’est la nature même, quand elle est bien comprise, qui les impose à la science humaine.

Sans savoir directement ce que pense la physiologie moderne de l’idée du refroidissement, puisqu’elle n’a pas discuté les théories d’Aristote, on peut assez aisément le supposer en voyant qu’elle fait de la respiration une véritable combustion, qu’alimente sans cesse l’oxygène de l’air. C’est là une théorie absolument contraire, ce semble, à celle d’Aristote, qui fait de la respiration une sorte de refroidissement. Je ne discute point la supériorité de l’une de ces théories sur l’autre. Mais on peut remarquer, qu’à certains égards, l’idée du refroidissement est à la fois plus profonde et plus juste que la simple idée de la respiration. La respiration n’est qu’un fait, quelles que soient les variétés innombrables sous lesquelles le mécanisme s’en opère. Evidemment, ce n’est que par métaphore, qu’on peut dire des insectes et d’animaux encore plus bas qu’eux, qu’ils respirent, comme on le dit des animaux supérieurs munis de poumons ou de branchies ; évidemment c’est pousser très-loin l’assimilation des phénomènes entre eux, que d’appeler indifféremment du nom d’organes respiratoires, les cils de certains infusoires microscopiques, et les réseaux cellulaires dont l’admirable développement forme les poumons des mammifères. Il paraît difficile de réunir sous une même notion des faits qui matériellement ont une apparence si diverse. Au contraire, cette unité devient aussi facile qu’elle est claire, du moment qu’au lieu de se rapporter aux faits, elle se rapporte à leur cause ; et que la notion est purement rationnelle au lieu d’être sensible. Le refroidissement de la chaleur naturelle, nécessaire à la conservation de la vie, voilà l’idée qu’Aristote se faisait du but de la respiration. C’est là une vue de l’esprit, allant au delà des faits pour les comprendre, et ayant le grand avantage d’être parfaitement intelligible, parce qu’elle ne vient que de l’intelligence seule, et dépasse l’observation.

Il est vrai que cet avantage, qu’apprécie beaucoup la philosophie, paraît au contraire un inconvénient et un danger à la plupart des naturalistes. A leurs yeux cette théorie aurait le grand tort d’assigner une cause aux phénomènes, et, qui pis est, une cause finale. La science moderne veut bien constater des faits, les accumuler en nombre de plus en plus considérable ; mais elle craint en général d’en rechercher la cause, c’est-à-dire le véritable sens. Elle se résigne en quelque sorte à satisfaire la curiosité de l’esprit, sans aller jusqu’à satisfaire la raison. Ainsi MM. Burdach et Muller nous ont dit avec une science prodigieuse toutes les variétés de l’appareil respiratoire dans ses plus minces détails ; mais ils ne nous ont pas appris à quoi la respiration servait dans l’organisation de l’animal, ou tout au plus se sont-ils risqués à dire qu’elle contribuait à conserver la vie. Il est vrai que d’autres physiologistes ont été moins scrupuleux, et qu’ils n’ont pas hésité à soutenir que la vie était entretenue par la chaleur que la respiration développe en brûlant de l’oxygène dans les poumons. La science antique avait tenté aussi d’aller jusqu’à l’explication du phénomène. Elle aussi a voulu comprendre comment la nature conserve la vie de l’animal par la respiration, et elle a prétendu que c’est en le refroidissant. Selon toute apparence, cette solution n’est pas vraie. Mais je dis que la science antique a bien fait d’en chercher une ; et que si le physiologiste doit se borner à observer exactement des phénomènes, le philosophe a le devoir de les expliquer, en les rattachant à l’ensemble des choses que la philosophie seule essaye de comprendre.

Quoi qu’il en puisse être de cette question délicate et controversable, un avantage évident qu’Aristote a sur les deux physiologistes allemands, c’est la clarté incomparable avec laquelle il expose ses théories. Le Traité de la Respiration, si l’on en excepte les deux ou trois derniers chapitres, qui sont peut-être interpolés, est un chef-d’œuvre de composition. D’abord l’histoire de la science ; puis la science elle-même, développée avec un ordre et une régularité irréprochables, dans trois ou quatre idées fondamentales : nécessité de la chaleur pour que la vie puisse subsister, nécessité d’un refroidissement périodique pour que la chaleur subsiste, division des principales espèces de respiration, et description des appareils dans les différents êtres, insectes, poissons, cétacés, mammifères ; enfin, relation de la respiration avec les grands phénomènes de la vie et de la mort, de la naissance, de la jeunesse, et de la vieillesse. Je n’insisterais pas sur ces mérites de la forme, s’ils ne révélaient une connaissance profonde des faits. Ce n’est que quand on sait voir de haut les vrais rapports des choses qu’on peut les mettre en une si pleine lumière.

On pourrait croire que cette supériorité d’Aristote sur les physiologistes tient aux habitudes philosophiques de son esprit, et qu’il a puisé dans une science plus générale les règles et les procédés qu’il applique à l’exposition d’une science particulière. Ceci est vrai sans doute en partie ; mais on doit ajouter qu’en ceci Aristote n’est pas moins supérieur aux philosophes ordinaires qu’il ne l’est aux physiologistes. On a pu voir par la courte analyse qui a été faite plus haut du Traité de la Mémoire et de la Réminiscence que, par la forme, non moins que par les idées, cette étude surpassait tout ce qui avait été fait depuis Aristote. Reid, Dugald Stewart, tout aussi bien que Locke, nous ont paru très-loin de leur modèle pour le style, comme ils l’étaient pour les faits observés et analysés par lui. C’est qu’il faut se rappeler qu’Aristote n’est pas seulement un philosophe et un penseur, mais qu’il est aussi l’auteur de la Rhétorique et de la Poétique. Il ne s’est pas contenté d’étudier et de connaître le raisonnement humain dans ses lois essentielles et nécessaires ; à la théorie du syllogisme et de la démonstration, il a joint des recherches en apparence plus légères, mais également utiles. Le style n’a pas eu plus de secrets pour lui que l’intelligence même. Aristote n’est point un artiste à la manière de Platon ; il n’a ni sa liberté ni sa grâce inimitables ; il n’a pas même autant que lui le pouvoir d’éclairer et de convaincre les esprits. Mais ses mérites, pour être moins brillants, n’en sont pas moins réels. L’ordre et la régularité n’ont jamais été portés plus loin ; et c’est l’ordre qui fait la véritable et solide clarté dans les sciences plus encore que dans la philosophie. C’est par là qu’Aristote mérita d’être, au moyen âge, le précepteur de l’esprit humain. La forme du péripatétisme a fait son triomphe et son utilité autant que ses doctrines. Cette forme est austère ; mais la science peut l’être : cette forme est impérieuse même, mais elle recouvre une pensée digne du commandement. Il ne faut pas s’étonner de la domination souveraine qu’Aristote a exercée si longtemps ; tout l’explique et la justifie. Son génie personnel n’a été inférieur à aucun autre ; et les instruments qu’il a su se créer n’ont pas été moins puissants ni moins admirables que son génie. Avec de telles armes, il est tout simple qu’il ait vaincu à bien des égards, même sans avoir pour lui le bénéfice des siècles, tant de physiologistes, tant de psychologues, réduits aux seules ressources de leur science spéciale.

Nous avons donc constaté, par les deux exemples que nous venons de citer, l’immense valeur des Opuscules. Il ne faudrait pas croire, il est vrai, que tous ces petits ouvrages, sans exception, soient aussi estimables que le Traite de la Mémoire et celui de la Respiration. Mais d’où vient le mérite de ces deux-là ? Comment Aristote a-t-il pu à lui seul, et presque au début de la science, recueillir tant de faits exacts et précis ? Quel a été le secret de son génie pour faire tant de découvertes et conquérir tant de vérités ?

Ce secret est bien simple ; il est tout entier dans la méthode qu’Aristote a suivie.

Nous avons dû, en examinant les doctrines du Traité de l’Ame, établir comme un fait incontestable, qu’Aristote n’avait point connu ni pratiqué cette méthode fondamentale qui remonte jusqu’à l’origine de la connaissance humaine, et qui découvre les bases sur lesquelles repose toute certitude. Cette méthode, nous l’avons trouvée dans Platon sous le nom équivoque de Dialectique, de même que nous la retrouvons, deux mille ans plus tard, sous son vrai nom, dans Descartes. La méthode, comprise en ce sens élevé et suprême, n’appartient pas au disciple de Platon ; et de là cette grave lacune du péripatétisme, qui a bien pu reconnaître l’unité dans l’univers, mais qui n’a pas su la comprendre dans l’esprit de l’homme, et qui n’a point rattaché à un centre commun la psychologie, la logique, la morale et la théodicée. Mais si la méthode philosophique manque au système d’Aristote, personne mieux que lui n’a compris et appliqué cette méthode secondaire qu’on appelle la méthode d’observation. Ceci peut sembler un paradoxe à ceux qui croient que la méthode d’observation est née vers le début du XVIIe siècle, à la voix de Bacon ou avec les exemples de Galilée. Pourtant ce paradoxe est une vérité, et c’est ce qu’il sera facile de prouver, sans même recourir à d’autres ouvrages d’Aristote que ceux qui forment les Opuscules.

Mais, aux yeux de la philosophie, il ne suffit pas qu’on observe ; il faut qu’on sache encore qu’on observe ; en d’autres termes, il faut qu’on se rende compte de la méthode qu’on suit, et du but qu’on prétend atteindre en la suivant. Aristote n’a pas plus manqué à cette seconde condition qu’à la première.

Empruntons d’abord au Traité sur le Principe général du Mouvement dans les Animaux une phrase capitale, qu’on pourrait croire écrite d’hier, tant elle résume avec précision et justesse le principe même de la méthode d’observation. Il n’est point de nos jours un savant qui puisse parler plus nettement ; et jamais Bacon ne s’est exprimé en termes aussi positifs :

« Il ne suffit pas, dit Aristote, de poser un principe d’une manière universelle, à l’aide de la seule raison ; il faut encore en montrer l’application à tous les faits particuliers et aux faits observables, qui eux-mêmes doivent nous servir à fonder des théories générales, et avec lesquels ces théories doivent, selon nous, toujours s’accorder. » (Ch. I, § 3.)

C’est donc des faits qu’il faut partir pour s’élever aux théories ; puis, afin de vérifier la vérité du principe, une fois qu’il est admis, on doit voir s’il s’applique aux faits particuliers. Tel est le double mouvement de la méthode d’observation que Platon avait déjà signalé (Rép. VI, p. 62, et Phèdre, p. 97, trad. de M. Cousin), et que le génie de Laplace croyait le privilège de l’astronomie depuis les découvertes de Newton (Exposition du Système du Monde, ch. 1). Cette méthode, la voilà tout entière dans Aristote, plus claire qu’elle n’est dans Platon, et tout aussi complète qu’elle peut l’être au XIXe siècle.

Mais Aristote ne s’est pas borné à proclamer cet excellent principe : il l’applique, et il s’en sert d’abord pour critiquer les doctrines de ses devanciers, avant de s’en servir pour fonder les siennes. Si les philosophes qui ont avant lui essayé d’expliquer la respiration ont commis des erreurs, « c’est qu’ils n’ont pas suffisamment tenu compte des faits que fournit l’observation. » (Traité de la Respiration, ch. I, § 1.) Démocrite d’Abdère, Anaxagore, Diogène (d’Apollonie) et tant d’autres, n’ont pas compris pourquoi la respiration avait été donnée aux animaux : ils n’ont vu les choses qu’à moitié, prenant la respiration pour un fait simple, tandis qu’elle est complexe et qu’elle est formée de deux phénomènes connexes, mais distincts, l’inspiration et l’expiration. « S’ils n’ont pas expliqué convenablement tous ces faits, c’est qu’ils n’ont pas assez connu les organes intérieurs des animaux…. Si l’on avait observé la fonction de la respiration dans les organes qui l’accomplissent, comme les branchies et les poumons, on en eût bien vite reconnu la cause. » (ld., ch. III, § 7.) Démocrite a voulu, en expliquant le phénomène de la mort, le rattacher à celui de la respiration ; mais sa théorie contredit des faits certains, et dès lors elle n’est pas acceptable. Si elle était juste, il faudrait qu’on eût un plus grand besoin de respirer quand il fait froid que dans la chaleur. « Or, c’est tout le contraire qui arrive…. Ce sont là des faits que nous sommes tous à même d’éprouver ; » et l’explication de Démocrite doit être rejetée au nom même de l’observation, (Id., ch. IV, § 7.) C’est encore au même titre qu’il faut repousser celle du Timée de Platon, qui suppose que la respiration est l’entrée de la chaleur en nous. « L’observation montre tout le contraire. L’air qu’on respire est chaud, celui qu’on inspire est froid ; quand ce dernier air est chaud, on ne le respire qu’avec peine ; et, en effet, par cela seul que l’air qui entre ne refroidit pas assez le corps, il faut tirer son haleine à plusieurs reprises. » (Id. ch. V, § 6.) Empédocle n’a pas été plus fidèle à l’observation des phénomènes, quand il a cru que la respiration principale se faisait par les narines. Loin de là, les narines ne sont qu’une partie très-secondaire de l’appareil entier. (Id., ch. VII, § 6 et suiv.) L’explication qu’il a donnée des deux mouvements de l’inspiration et de l’expiration n’est pas plus exacte ; et il ne l’aurait point hasardée, toute poétique qu’il a su la faire, s’il eût remarqué que, dans l’inspiration, le corps se soulève, et, qu’au contraire, il se resserre et se comprime dans l’expiration. (id., ib.)

Il serait très-facile de multiplier les citations de ce genre, sans sortir des Opuscules où elles sont très-nombreuses. Celles-ci suffisent pour montrer comment Aristote emploie l’observation à réfuter les erreurs de ses devanciers ; et ses propres travaux prouvent assez comment lui-même s’en sert pour découvrir la vérité. Dans ce petit Traité de la Respiration en particulier, il recommande avec insistance la pratique de l’anatomie, seul moyen de bien connaître les procédés de la nature et l’organisation des êtres. Pour sa part il a beaucoup disséqué, et l’on doit s’étonner que, dans des recherches aussi difficiles et aussi délicates, il se soit mépris si rarement.

Voilà donc la méthode d’observation dans toute sa rigueur, et dès lors portant ses infaillibles résultats. Sans doute Aristote, tout en usant de cet admirable instrument, n’a pas connu tout ce que des siècles de travaux et d’application nous ont appris. Mais la voie qu’il suit est déjà la vraie. De plus, il le sait ; et il appelle les autres à y marcher comme lui, soit par ses conseils, soit par son exemple. La méthode d’observation ne date donc pas du XVIIe siècle : elle n’est pas une conquête de l’esprit moderne, comme notre orgueil s’est plu trop souvent à le croire.

Mais à cette première assertion qui peut nous surprendre, la vérité veut qu’on en ajoute une autre qui nous surprendra davantage encore. Jusqu’à un certain point, on accorderait bien, en présence des travaux d’un Hippocrate et d’un Aristote, et même dans un autre ordre de faits, d’un Platon, que l’antiquité a connu et pratiqué l’observation. Mais on lui refuse complètement, et à ce qu’il semble avec plus de raison, d’avoir compris l’art des expériences. L’expérimentation crée, suivant la volonté de l’homme et suivant les vues de son intelligence, des faits nouveaux : elle interroge la nature en multipliant les phénomènes : elle éclaircit les questions douteuses en posant des questions analogues, pour lesquelles elle est sûre d’avoir des réponses, là où les faits naturels restent muets et impénétrables. Les expériences sont un secours inépuisable que la science humaine s’est donné. Est-il vrai que l’antiquité n’ait point connu l’expérimentation ? est-il vrai qu’elle n’ait pas su en faire usage ? Ici les Opuscules pourront encore nous répondre aussi clairement qu’ils viennent de le faire pour la méthode d’observation.

Dans le Traité de la Jeunesse et de la Vieillesse, Aristote veut prouver que de toutes les parties diverses dont se compose l’animal, celle qui renferme le principe nutritif, avec tous les appareils qui lui sont indispensables, est la plus importante. Quel moyen propose-t-il pour démontrer ce principe ? C’est de faire l’expérience suivante sur certains animaux qui la peuvent supporter : retranchez-leur la partie supérieure du corps et la partie inférieure, ces animaux vivront encore, parce qu’ils conserveront la partie nutritive, la seule par conséquent qui soit vraiment essentielle à la vie. (Traité de la Jeunesse, ch. II, § 3.) Autre expérience dans le Traité de la Respiration (ch. 11, § 3). Anaxagore et Diogène d’Apollonie ont cru tous les deux, bien qu’à des points de vue différents, que les poissons respiraient l’air atmosphérique. Aristote trouve cette opinion erronée ; et il la réfute en lui opposant d’abord des observations de faits qui la contredisent, et ensuite une expérience qui est décisive suivant lui. On a beau tenir les poissons sous l’eau aussi longtemps que l’on veut, ils ne laissent jamais échapper de bulles d’air, preuve certaine qu’ils n’ont en eux aucune parcelle d’air du dehors. Au contraire, les animaux qui respirent laissent échapper de l’air lorsqu’on les tient sous l’eau quelque temps ; et les bulles qui se forment alors à la surface du liquide viennent du poumon qui les renfermait. C’est là un phénomène que ne présenteront jamais les animaux aquatiques, de quelque manière que l’on s’y prenne pour le constater en eux. Veut-on se convaincre que dans certains êtres, le principe du mouvement est en quelque sorte multiple, au lieu d’être unique comme nous le voyons dans tous les autres, on n’a qu’à diviser ces êtres en un ou plusieurs morceaux ; on verra les divers tronçons se mouvoir encore et conserver même une sensibilité à peu près égale à celle de l’animal entier. (Traité de la Respiration, ch. XVII, § 5, et Traité de la Jeunesse, ch. II, § 9.) Le cœur est, suivant Aristote, le principe de la vie, de la sensibilité, du mouvement. C’est la pièce principale de l’animal ; du moins c’est le rôle qu’il joue dans les animaux les plus élevés. Mais, aux degrés inférieurs, l’animal peut s’en passer durant quelques instants ; et cette impulsion essentielle qui semblait ne pouvoir venir que du cœur, se continue sans lui, pour cesser bientôt, il est vrai, mais elle dure sans lui un temps encore assez long. Qu’on enlève, par exemple, le cœur des tortues : on les verra marcher et traîner leur carapace, à peu près comme si cet organe indispensable ne leur manquait pas. (Id., ib.) On pourra s’assurer aisément par cette expérience que, dans les organisations imparfaites, ce viscère n’a pas l’importance souveraine qu’il a dans les organisations supérieures.

Je ne prétends pas que ces expériences soient fort remarquables. Quand on sait la place immense que tient aujourd’hui l’expérimentation dans les sciences naturelles, on doit trouver que ces premiers essais sont bien humbles et bien étroits. Mais je ne crois pas que devant ces faits et tant d’autres du même genre, on puisse nier que l’antiquité ait fait des expériences, tout aussi bien qu’elle a fait des observations. Les commencements en toutes choses sont le plus souvent très-faibles : les germes sont en général imperceptibles, quelques développements qu’ils prennent plus tard. L’expérimentation est à l’état de germe dans Aristote et dans les naturalistes anciens ; mais elle existe déjà pour eux : ils s’en servent rarement, si l’on veut, et avec peu d’adresse ; mais ils l’emploient, et d’autres, qui venant après eux sauront la mieux employer, auront été instruits par leur exemple.

L’expérimentation et l’observation n’ont donc pas plus manqué aux anciens qu’aux modernes ; et quand on veut se rendre compte des facultés de notre intelligence, et des procédés nécessaires qui lui sont imposés par la nature des choses, on voit sans peine que l’esprit humain, contraint d’observer les faits par la loi même de sa constitution, est bien vite amené à trouver les voies nouvelles que l’expérimentation lui ouvre. Les premières observations, en s’accumulant, composent assez vite le trésor de la science, trésor bien pauvre au début, dont pourront sourire ensuite des héritiers plus opulents, mais qui n’en est pas moins la véritable source de leur fortune, et l’origine oubliée de leur richesse. L’expérimentation ne vient que plus tard : il faut que déjà la science soit assez avancée pour qu’elle songe à créer des faits, au lieu de les accepter tels que la nature les lui donne. Mais ce pas difficile pour l’intelligence humaine était déjà franchi au temps d’Aristote : les faits qui viennent d’être cités le prouvent évidemment. Tout incomplètes que sont ces expériences, toutes simples qu’on les puisse trouver, elles sont incontestables ; on peut les critiquer, mais on ne les détruira pas.

S’il était besoin d’une nouvelle preuve pour mettre ceci hors de doute, il suffirait de se rappeler les progrès qu’avait faits la médecine antérieurement au siècle d’Aristote. Les œuvres d’Hippocrate sont parvenues jusqu’à nous, et nous pouvons juger en pleine connaissance de cause ce qu’étaient dès lors les admirables conquêtes de la science. La médecine est forcée, l’on peut dire, d’observer les faits. C’est la vie même de l’homme qu’elle doit défendre. Elle n’observe point pour satisfaire une curiosité, légitime, sans doute, mais parfois assez stérile ; elle observe pour combattre et vaincre la maladie qui tue ; et la guérison est au prix d’observations qui bien souvent doivent être aussi rapides qu’infaillibles. L’homme n’ayant pas d’intérêt plus cher que sa propre existence, il n’y a pas de science qui ait dû se constituer plus vite que la médecine sur les véritables bases de toute science, c’est-à-dire sur l’observation exacte des phénomènes. Il faut ajouter que tous les moyens que cette science emploie, et tous les remèdes qu’elle prescrit à ceux qu’elle soulage, sont à peu près autant d’expériences. Les influences innombrables de temps, de lieux, de climats, d’idiosyncrasies, etc., multiplient les faits pour la patiente et sagace analyse qui les interroge ; et ce n’est que par des expérimentations mille fois répétées que la science acquiert cette certitude qui la rend si utile, mais qui lui a tant coûté. « La vie est courte ; l’art est long ; l’occasion est fugitive ; l’expérience, trompeuse ; le jugement, difficile, » dit Hippocrate en ouvrant ses Aphorismes ; et ce profond axiome ; qui convient si bien à toutes les sciences humaines, c’était à la médecine la première qu’il appartenait de le promulguer ; car c’est elle qui la première en a dû voir toute la justesse.

Ainsi donc, ne nous étonnons pas de trouver dans Aristote la méthode d’observation, et même la méthode expérimentale ; il y avait déjà bien des siècles que la médecine les pratiquait l’une et l’autre ; et près de cent ans avant Aristote, Hippocrate en avait formulé les lois. C’était pour une science spéciale, il est vrai ; mais il était facile de généraliser ces formules ; et le génie d’Aristote, s’il a élargi le champ, n’a pas eu la gloire de le découvrir ; la nécessité avait ouvert la route longtemps avant lui. Il a pu donner d’illustres exemples ; mais déjà lui-même pouvait en imiter.

En psychologie, et par le Traité de la Mémoire et de la Réminiscence, Aristote nous a paru au-dessus de tous ses successeurs ; en physiologie, et pour le Traité de la Respiration, nous l’avons trouvé inférieur à certains égards, malgré d’immenses mérites. Dans ces deux ouvrages cependant, sa méthode est la même, et il semble que les résultats qu’elle lui donne devraient être de part et d’autre également heureux. D’où vient donc qu’ils sont si dissemblables ? Ici une question à peu près épuisée ; là un système que l’on doit compléter, malgré toutes les vérités qu’il renferme ; ici un édifice achevé et qui ne laisse plus rien à faire, même aux mains les plus habiles et les plus délicates ; là au contraire un édifice qui, tout solide qu’il est dans ses fondements, a été cependant beaucoup accru et s’accroît encore tous les jours. Cette grave différence ne tient qu’à la différence même des matières. Les sciences morales et les sciences physiques ne procèdent point de la même façon, parce que les faits qui les constituent les unes et les autres ne se présentent pas non plus de la même façon à l’esprit humain. Pour la psychologie, l’homme porte en lui-même tous les phénomènes ; il n’a point à sortir de soi pour les connaître et les bien observer. On comprend donc qu’avec le secours d’un heureux génie, il soit possible à un seul observateur de découvrir et de constater tous les faits. C’est ce qu’Aristote a su faire pour l’étude de la mémoire ; aucun des points essentiels de la question ne lui a échappé : il les a tous vus, parce qu’il lui suffisait de rentrer en lui-même pour les y trouver tous sans aucune exception. Ce genre d’observation réflexive a sans doute d’immenses difficultés, des difficultés toutes spéciales, que souvent les intelligences les mieux douées sont incapables de vaincre ; mais le champ, une fois qu’on y a pénétré, peut être parcouru par un effort individuel ; le premier qui le cultive peut y faire la plus abondante récolte et ne laisser qu’à glaner pour ceux qui l’y suivent. Voilà comment Aristote a pu connaître si parfaitement ce qu’est la mémoire que Locke et Reid au XVIIIe siècle en ont su peut-être moins que lui. C’est encore ainsi qu’il a pu faire la logique tout entière d’un seul coup, et qu’il a mérité à deux mille ans de distance cette gloire singulière que le génie de Kant se soit retiré devant lui, sans vouloir ni le combattre, ni même le compléter.

Dans les sciences naturelles il en est autrement. Pour elles, l’esprit ne porte point dans ses profondeurs les objets de son observation. Il faut que l’homme sorte de lui-même pour connaître la nature. La conscience n’a plus rien à faire sur un domaine qui n’est pas le sien ; c’est la sensibilité seule qui peut agir. Or, les faits dont l’ensemble et les rapports doivent constituer une science distincte, sont en général très nombreux et très dispersés. De plus, ils sont parfois très-subtils ; et surtout quand il s’agit de l’organisation des êtres animés, l’analyse devient si délicate que les observateurs les plus attentifs et les plus intelligents risquent de s’y tromper. Nous n’avons qu’à voir où en sont encore de nos jours, malgré la perfection de nos instruments, les difficiles problèmes que soulève la structure intime des organes. Dans une étude comme la physiologie comparée, qui s’adresse à la généralité des êtres vivants, des faits nouveaux viennent presqu’à l’infini s’ajouter aux faits déjà recueillis. Le microscope a révélé un nombre considérable d’êtres et d’organismes dont la science avant ce puissant secours n’avait pas la moindre idée. Les découvertes mêmes de quelques sciences étrangères à la physiologie peuvent lui fournir des richesses inattendues. Les progrès de la géographie, par exemple, ont bouleversé bien des théories ; les animaux bizarres que la Nouvelle-Hollande a offerts, il y a moins d’un siècle, à l’examen des naturalistes, n’ont pu rentrer dans les classifications admises jusque-là, et la physiologie a dû pour eux changer quelques-unes de ses lois. Ceci pourrait nous faire très-clairement comprendre comment la science s’est développée depuis l’antiquité jusqu’à nous. Mais il n’est même pas besoin de ces grandes et trop rares découvertes d’êtres inouïs ou de continents jusqu’alors inconnus ; il n’est pas besoin de l’invention d’instruments nouveaux, pour que la science se modifie et pour qu’elle avance. Il suffit que les êtres observés jusque-là le soient par un observateur, si ce n’est plus habile, du moins postérieur, pour que des faits inaperçus soient constatés. Il suffit que le nombre des observations s’accroisse, pour que ces observations soient à la fois plus sûres et plus profondes. C’est une mine inépuisable qui s’étend à mesure qu’on la creuse, et où l’on pénètre en passant dans les chemins frayés dès longtemps par de nombreux devanciers.

Les sciences naturelles sont donc un dépôt transmis d’âge en âge, et qui s’enrichit par le nombre même des mains qui se le transmettent. Les sciences morales sont bien soumises à une loi analogue ; elles se développent aussi avec le temps ; et la psychologie, par exemple, est de nos jours plus étendue et plus exacte qu’elle ne l’était au temps de Platon et d’Aristote. Mais dans les sciences morales, comme les observations sont plus individuelles, elles sont par cela même moins transmissibles ; et voilà comment l’on a pu si souvent opposer les merveilleux progrès des sciences naturelles à l’immobilité des sciences philosophiques. Pourtant cette immobilité n’est qu’apparente, comme devraient le prouver aux yeux les moins clairvoyants les progrès mêmes des sociétés humaines, et l’amélioration des lois qui les régissent. Pour les esprits éclairés et attentifs, les progrès des sciences morales sont tout aussi réels, tout aussi grands que ceux des sciences physiques. Mais ce qui est vrai, c’est qu’il se peut en philosophie que, sur quelques points, la vérité soit tout d’abord si pleinement connue, que les siècles n’y puissent plus rien ajouter. Dans l’étude des objets extérieurs, dans l’étude de la nature, la vérité n’est presque jamais aussi définitive ; et si elle s’accroît, c’est qu’apparemment elle n’est pas encore entière.

Ainsi, Aristote a pu tout ensemble être aussi instruit que qui que ce soit sur une question de psychologie et, dans une question d’histoire naturelle, en savoir bien moins que n’en ont su les physiologistes postérieurs. Il a pu en appliquant à ces deux études le même génie, la même méthode, fonder pour l’une des théories inébranlables, et n’obtenir pour l’autre que des résultats incomplets. Il n’y a point en ceci de contradiction ; c’est la loi même de l’esprit humain, qui tous les jours en apprend beaucoup sur la nature, et qui a pu, dès l’origine, connaître sur lui-même et sur sa destinée à peu près tout ce qu’il lui importe essentiellement d’en savoir. La méthode qu’a suivie Aristote n’en est pas moins la vraie ; il a mis l’observation et l’expérience au service de l’intelligence. Il n’est pas donné à l’homme d’en faire davantage. Tout le progrès des siècles consiste à observer plus et à observer mieux, à imaginer des expériences nouvelles et plus décisives. Bacon avait donc raison quand, au milieu de ses attaques injustes et passionnées contre Aristote, il conseillait cependant de l’imiter : « Vous n’auriez pas ce grand homme, disait-il, si sa doctrine ne l’avait pas emporté sur celles des anciens ; et pourtant vous craignez de faire pour lui ce qu’il a fait pour l’antiquité. » (Redargutio philosophiarum.) Et Bacon conseillait d’en revenir à l’étude des choses avec une persévérante attention, surtout avec indépendance, et de s’en rapporter à l’autorité des faits bien plus qu’à l’autorité des auteurs. Mais ceci ne veut pas dire qu’il faille ignorer ni insulter le passé. Il faut au contraire l’étudier beaucoup, et à côté de cet inépuisable livre de la nature, toujours ouvert sous nos yeux, il est bon de feuilleter aussi les livres de ceux qui l’ont si bien interrogée avant nous.

J’ai donc de la peine à comprendre l’oubli à peu près complet où les philosophes, et même les physiologistes, ont laissé des ouvrages aussi vrais et aussi utiles que ces deux traités dont nous venons de parler ; et je me demande si ce dédain injuste est bien profitable à l’esprit humain, et s’il lui fait grand honneur. Sans doute les physiologistes peuvent faire avancer leur science sans connaître les travaux de l’antiquité. Les sciences naturelles ont fait depuis deux siècles d’immenses progrès ; et pourtant elles ignorent en général leur passé, tout illustre que ce passé peut être. Le savant n’est pas obligé d’être érudit pour être utile. Il prend la science au point où il la trouve, sans s’inquiéter d’où elle vient ; tout ce qui le préoccupe, c’est de la porter un peu plus loin. On dirait que les sciences sont comme la monnaie, que chacun emploie, sans que personne songe à savoir qui l’avait avant lui et par quelles mains elle a circulé. En philosophie, il en a été trop souvent de même ; et l’on sait de reste que depuis Bacon et Descartes les philosophes n’ont pas fait cas de l’érudition plus que les savants.

Mais cette ignorance qui n’est pas sans inconvénient dans les sciences, est bien plus funeste et bien moins excusable en philosophie. Précisément parce que les sciences s’accroissent de siècle en siècle, et qu’elles valent surtout par le nombre des faits constatés, il semble assez naturel que le savant néglige ces antiques ouvrages où les faits sont de toute nécessité moins nombreux et les observations moins exactes, quelque régulière que soit la forme de ces ouvrages, et quelque parfaite que soit la méthode qui les a inspirés. S’il y jette parfois les yeux, c’est par curiosité plutôt que par besoin. En outre, le savant s’occupe peu de la forme sous laquelle il expose ses recherches et même ses théories. Il ne songe guère davantage à la méthode qu’il suit, s’en remettant pour elle au mouvement spontané de l’esprit, ou tout au plus s’appuyant sur quelques principes traditionnels et vulgaires qu’il n’a point approfondis. Que lui apprendraient donc des ouvrages comme ceux d’Aristote ? MM. Burdach et Muller n’ont-ils pas très-bien traité de la respiration sans savoir ce que leur devancier en avait écrit ? Ont-ils seulement pensé à citer son nom ?

Pour le philosophe, il n’en est pas de même ; tout lui fait un devoir de connaître et d’apprécier ses prédécesseurs ; il ne peut ignorer leurs travaux qu’avec grand préjudice à la fois pour lui-même et pour la science qu’il cultive. Comme les éléments de cette science sont tout individuels, et que chaque observateur doit la refaire presque entièrement pour qu’elle soit vraiment solide entre ses mains, il y a bien plus de chances d’erreur ; la connaissance de ce qu’ont pensé les autres est une garantie à peu près indispensable pour qui aime la vérité et prétend penser par soi-même. De plus, quelque original que soit le génie, il doit toujours bien moins à la nature qu’à la société au milieu de laquelle le destin l’a fait naître ; cette société a nécessairement beaucoup reçu du passé ; et le philosophe, tout indépendant qu’il est, ne date jamais de lui seul, pas plus que le physiologiste. Il doit donc, pour s’entendre parfaitement avec lui-même, savoir distinguer et ce qui lui appartient, et ce qui ne vient pas de lui dans les idées que sa raison approuve, dans les théories qu’il adopte, et dans la forme même sous laquelle il les présente. Ce sont là des soins que le physiologiste n’a point à prendre ; mais le philosophe ne les néglige jamais sans péril. S’il les oublie, il court grand risque ou de refaire inutilement ce que d’autres ont mieux fait avant lui, ou de s’exagérer ce qu’il vaut en ne rendant pas assez de justice aux autres, ou de se tromper en s’isolant dans son propre système. Sans les avertissements de l’histoire, ou il fait des efforts stériles, ou il conçoit un fol orgueil, ou il commet d’impardonnables erreurs, n’évitant pas même ces écueils à la condition du génie qui lui aussi a ses lacunes et ses faiblesses.

C’était le sentiment confus de ce devoir qui a porté les grandes écoles de la philosophie antique à l’étude de l’histoire. Cette étude n’a point manqué à Platon, comme l’atteste assez la polémique instituée dans la plupart de ses dialogues. Il faut connaître ses devanciers pour les combattre. Les réfuter, c’est montrer encore qu’on sait ce qu’on leur doit. Pour Aristote, l’examen des théories antérieures a toujours fait une partie essentielle de ses propres travaux ; et ces controverses, si elles ne sont pas toujours aussi exactes et aussi profondes qu’on l’eût désiré, ont du moins le mérite de donner un exemple excellent. Plus tard, l’Éclectisme alexandrin s’est fait gloire de revenir au passé ; sans doute il ne le comprenait pas bien, mais il l’étudiait avec respect ; et les Alexandrins, tout mystiques qu’ils étaient, se sont crus les disciples fidèles de maîtres vénérés, qui pourtant n’avaient jamais connu le mysticisme. Ils tenaient à honneur de n’innover qu’en continuant leurs ancêtres. Dans le moyen âge, l’histoire de la philosophie n’a point eu de place, précisément parce que certains ouvrages de l’antiquité en avaient trop. La philosophie moderne n’a pas en général attaché de prix à la tradition ; par Bacon, dans les sciences, elle a rompu violemment avec le passé ; par Descartes, elle l’a oublié. L’histoire de la philosophie n’existe pas pour la libre école du Cartésianisme. Elle n’existe guère davantage pour l’école écossaise. Il n’y a que Leibnitz qui en sente l’utilité, et il la recommande au XVIIIe siècle, qui n’entend pas sa voix. Les grandes histoires de la philosophie que ce siècle voit naître ne sont guère appréciées alors que comme des travaux purement littéraires ; l’Allemagne qui les a produites ne songe pas à en profiter ; et les écoles qui se succèdent de Kant à Hegel ne semblent avoir lu ni Brucker, ni Tiedemann, ni Tennemann. Hégel même, bien qu’il ait tenté une histoire de la philosophie, satisfait sa curiosité par cet examen du passé, plutôt qu’il ne lui demande des conseils et un appui. Ce n’est vraiment qu’en France et de nos jours, qu’on a compris l’histoire de la philosophie dans toute son importance. Parmi nous on ne s’est pas contenté d’être érudit comme on l’est en Allemagne ; on a voulu que cette connaissance des travaux antérieurs servît directement à éclairer les travaux présents ; et l’on a demandé à l’histoire de la philosophie des lumières pour la philosophie elle-même. Désormais une partie essentielle de la science, c’est de savoir ce qui a été ; et le philosophe ne peut être complet qu’à la condition d’étudier à la fois et sa propre conscience et la conscience du genre humain. Sans doute il doit toujours, et avant tout, se connaître lui-même, comme le lui recommande la sagesse antique, écho d’un oracle divin ; mais il doit connaître presque aussi bien l’histoire ; et il a désormais pour se guider deux flambeaux à peu près également lumineux, sa propre nature et la tradition.

On a pu voir dans le petit Traité de la Mémoire, comparé aux systèmes postérieurs, un exemple frappant, quoique limité. La théorie de la mémoire est sans doute une question secondaire. Mais précisément, parce que la question est étroite et fort nette, nous pouvons y suivre très-distinctement la marche de l’esprit humain. Aristote a tiré presque entièrement de lui-même et de ses observations personnelles, la théorie qu’il donne et qui est admirablement vraie. Il a bien fait aussi quelques emprunts à un système précédent ; mais il ne recevait que des germes imparfaits ; et, sans être complètement original, il est le premier toutefois qui ait traité la question d’une manière scientifique et profonde. Voilà ce qui a été fait il y a plus de deux mille ans. Le travail d’Aristote reste la loi de la science dans l’antiquité, qui n’y change rien, et surtout dans le moyen âge, qui commente la pensée antique en écolier plein de zèle et de soumission. Quand l’esprit humain, à la voix des grands réformateurs, reprend son indépendance si longtemps enchaînée par l’Eglise et le Péripatétisme, il a perdu le fil d’une tradition qu’il dédaigne ; et nous avons vu dans cette question Descartes, Locke, Reid, Dugald-Stewart, oublier le passé à divers degrés, et essayer assez vainement de substituer à des théories vraies et complètes, des théories ou moins solides, ou même moins étendues. N’y aurait-il pas eu grand profit pour les psychologues écossais à reprendre l’œuvre où l’avait laissée leur prédécesseur, puisque cette œuvre était excellente ? Et sans parler même de la justice qu’ils lui auraient rendue, ne peut-on pas employer plus utilement ses efforts qu’à refaire ce qui n’a pas besoin d’être refait ? De nos jours, M. W. Hamilton, le digne successeur de Reid et de Dugald-Stewart, a bien compris ce grave défaut de l’école qu’il représente ; et en donnant une édition nouvelle des Œuvres de Reid, il n’a pas manqué de joindre à l’Essai sur la Mémoire une traduction et un commentaire du traité presque entier d’Aristote.

Mais il faut généraliser cet exemple. Ce qu’on aurait pu faire pour une question comme celle de la mémoire, on doit l’entreprendre encore pour bien d’autres. Il n’en est pas une seule en philosophie qui ne puisse profiter aussi des lumières du passé. Tout le monde convient qu’en logique, il serait absurde et même impossible de suivre d’autre route que celle de l’Organon : on doit en croire la parole de Kant. Dans la science politique, le cadre tracé par Aristote est peut-être encore le meilleur. On en peut dire autant de certaines parties de la Morale, sans parler de la Rhétorique et de la Poétique. Il y a dans tous ces ouvrages des vérités à recueillir, comme dans le Traité de la Mémoire. Mais là où le sujet a été épuisé, qu’y a-t-il à faire si ce n’est de connaître, lorsqu’on prétend aller plus avant, le point même où les autres se sont arrêtés ? Ce qu’on dit ici d’Aristote serait encore plus juste de Platon. Que de faits psychologiques admirablement observés, que d’idées et que de théories inébranlables dans ces dialogues, l’éternel honneur de la philosophie antique, l’inépuisable source des enseignements les plus élevés à la fois et les plus pratiques ! Le Stoïcisme, cette autre école sortie bien qu’indirectement du maître incomparable de Platon, n’a-t-il donc point légué de vérités au monde ? Les Alexandrins eux-mêmes n’ont-ils que des erreurs ? Et dans le monde chrétien, la Scholastique n’a-t-elle été que subtile et vaine ? N’a-t-elle rien ajouté à la pensée antique, et n’a-t-elle point quelquefois heureusement complété ses instituteurs ? Aujourd’hui que nous la connaissons un peu mieux, n’y pouvons-nous pas découvrir plus d’or que la sagacité même de Leibnitz n’y sut en voir ? Puis dans la philosophie moderne et presque contemporaine, dans Bacon, dans Descartes, Malebranche, Spinoza, Leibnitz, Locke, Reid, Kant, pour ne rappeler que les plus grands noms, la moisson serait-elle moins riche et moins utile ?

Ainsi donc ce qu’on a dit de ce petit Traité de la Mémoire et de la Réminiscence, n’est pas moins vrai de l’histoire entière de la philosophie. Il y a en elle comme une masse flottante de vérités que le philosophe doit aujourd’hui connaître, sous peine de se mettre en dehors des traditions du genre humain, ce qui est presque dire en dehors du sens commun. Tel est l’admirable héritage que la philosophie française de nos jours essaye de recueillir par de patients labeurs qui ne sont pas près de finir. Si on les lui a quelquefois reprochés, c’est qu’on ne les a pas assez compris. On craint que dans cette revue du passé, la philosophie ne perde une partie de sa puissance et de son originalité. On lui conseille d’oublier ce qui l’a précédée, pour ne s’en remettre qu’à elle seule. Autant vaudrait conseiller à un fils de famille de se priver de la richesse de ses aïeux pour faire une plus rapide fortune. La philosophie, il est vrai, a souvent marché sans l’appui de l’histoire ; elle a fait d’immenses progrès sans demander de guides à la tradition. Mais est-ce à dire pour cela qu’elle ne dût rien à cette tradition qu’elle ignorait, et qu’elle méprisait même quelquefois ? Est-ce à dire que si le hasard l’a jusqu’à présent assez bien servie, la réflexion éclairée par l’expérience des siècles ne la puisse mieux servir encore ? En sera-t-elle moins riche pour savoir ce qui constitue précisément son assuré patrimoine ? En sera-t-elle moins forte pour hériter de la force de ses ancêtres ?

L’étude du passé est donc utile ; elle est donc désormais nécessaire. Certainement je ne veux pas dire que l’histoire renferme la vérité tout entière, et que l’esprit humain n’ait plus rien à créer. Le cercle de la philosophie n’est pas plus limité que celui des sciences ; et quand on voit ce que la méthode, telle que l’avaient conçue Platon et Socrate, est devenue, tout en restant au fond la même, entre les mains de Descartes, il n’y a pas à redouter que l’esprit humain s’arrête dans cette carrière plus que dans toute autre. Là aussi il a devant lui l’infini ; il peut y marcher sans craindre de rencontrer de bornes. Mais si le passé ne possède pas toute la vérité, il a des portions de vérité que nous devons prendre toutes faites de lui. C’est la condition même de nos progrès, loin de nous être un obstacle. Pour accroître plus sûrement ce trésor commun de l’humanité, il est bon de savoir ce qu’il contient.

Ce sont là des idées tellement évidentes, des principes tellement simples, que vraiment il y serait fort ; inutile d’y insister davantage. Mais une conséquence moins directe, quoique tout aussi certaine, c’est que l’étude de l’histoire est le seul moyen de donner à la philosophie cette organisation si souvent réclamée pour elle. « La philosophie, a-t-on dit, n’est pas une science faite, elle est une science à faire ; elle n’est point organisée. Le premier service qu’il faudrait lui rendre, c’est de lui donner une organisation qui lui manque. » Si ces plaintes et ces critiques signifient quelque chose, c’est que la philosophie n’a point encore recueilli, à la manière des sciences naturelles, les faits incontestables sur lesquels elle se fonde. La philosophie, divisée en psychologie, logique, morale et métaphysique ou théodicée, appuyée comme elle l’est sur ces quatre assises inébranlables, n’est pas une science à faire apparemment, en ce sens qu’elle ne sait ni l’objet qu’elle poursuit, ni la méthode qu’elle emploie. Aucune science, sur ces points essentiels, n’en sait et n’en a fait autant qu’elle. Il est, si l’on veut, fort difficile de définir la philosophie, précisément parce qu’elle embrasse tout ; mais la meilleure définition qu’on en puisse donner est encore le nom même qu’elle porte, et que le genre humain comprend très-clairement depuis trois mille ans. Il s’agit donc uniquement pour elle, si elle veut s’organiser, de coordonner les vérités qu’elle possède. C’est là précisément le fruit que doit porter son histoire, et qui ne nuira point aux fruits nouveaux qu’elle-même ne cessera de porter. Ce qui doit le plus nous surprendre dans ces réclamations un peu tardives, élevées contre l’inconsistance de la philosophie, c’est qu’elles ont été faites au nom de l’école écossaise et par cette école même. Il semble cependant que si le désordre et l’anarchie pouvaient venir de quelque part dans le sein de la philosophie, ce serait de ceux qui, ne connaissant point son passé, s’imaginent, un peu aveuglément et non sans quelque orgueil, que l’édifice entier est à construire, et qui s’en croient les premiers et les plus habiles ouvriers. Nous l’avons vu pour le Traité de l’âme ; Aristote a fondé la psychologie scientifique bien longtemps avant les Écossais, qui supposaient en être les inventeurs. Il a pu se tromper sur la nature de l’âme et ses véritables facultés ; il a pu garder un regrettable silence sur sa destinée. Il a pu même ne point se rendre compte de la méthode qu’il avait suivie à son insu pour constater les faits psychologiques, bien que Platon lui eût enseigné cette méthode. Mais ces erreurs et ces lacunes ne l’ont pas empêché de connaître admirablement les faits, et de les exposer avec une rigueur et une justesse qui n’ont point été même égalées par ses successeurs. Nous venons de voir, pour le Traité de la Mémoire, que les analyses d’Aristote sur cette faculté sont plus exactes que celles de Reid. Si donc les Écossais eussent mieux connu de tels antécédents, nul doute qu’ils n’eussent un peu modifié leur entreprise, et que surtout ils ne l’eussent trouvée un peu moins neuve. Nul doute aussi qu’ils n’eussent poussé plus loin cette entreprise, si elle se fût appuyée sur de plus solides fondements. Ils auraient encore plus fait pour la science, s’ils avaient mieux connu le point où elle en était, et les modèles qu’ils pouvaient suivre. Par là, peut-être, ils auraient évité d’ajouter à cette anarchie philosophique dont ils se plaignaient, et qu’ils prétendaient bien vainement guérir, en en donnant malgré eux un nouvel exemple.

Telle est donc, pour nous résumer en quelques mots, la leçon profitable qu’on peut tirer de la juste appréciation du Traité de la Mémoire, sans compter les autres Opuscules :

Il faut connaître le passé sous peine de ne point se connaître soi-même ; et dans une science qui, comme la philosophie, a pour objet l’esprit humain, savoir ce que l’esprit humain a pensé est une condition désormais indispensable de justice et de vérité ;

Dans les sciences naturelles, cette étude du passé est moins nécessaire, bien que là non plus elle ne soit pas sans profit.

28 Juin 1847.

 

(01) Aristote n’a parlé de la réminiscence de Platon que pour critiquer les théories du Ménon (Derniers Analytiques, liv. I, ch. I, § 7).

(02) Saint Augustin a traité de la mémoire au liv. X, ch. VIII et suiv. des Confessions. C’est un hymne admirable aux merveilles de notre intelligence et à la bonté de Dieu. Mais l’enthousiasme n’ôte rien à la profondeur des idées, et l’on trouverait presque une théorie entière dans ces élans de cœur.

(03) L’opinion d’Aristote à cet égard peut paraître quelquefois contradictoire ; mais il y a un passage décisif, Traité de la Respiration, ch. IX, § 2.



TRAITÉ DE LA SENSATION ET DES CHOSES SENSIBLES


Περὶ Αἰσθήσεως καὶ αἰσθητῶν
Traduction française : BARTHÉLÉMY SAINT-HILAIRE.


PLAN DU TRAITÉ DE LA SENSATION ET DES CHOSES SENSIBLES.

Il faut compléter les théories développées dans le Traité de l’Ame, en étudiant certains phénomènes qu’offrent les animaux, et qui sont de grande importance : tels sont le sommeil et la veille, la jeunesse et la vieillesse, l’inspiration et l’expiration, la vie et la mort, phénomènes connexes et unis deux à deux. Le naturaliste pourrait encore pousser plus loin ses recherches : la santé et la maladie l’intéressent presque autant qu’elles peuvent intéresser le médecin. La médecine et la physique sont des sciences tout à fait limitrophes ; et la preuve, c’est que la plupart des naturalistes aboutissent à des théories médicales, et que la plupart des médecins, quand ils sont éclairés et philosophes, aboutissent à des théories sur la nature.

 

Quoi qu’il en puisse être, les phénomènes dont nous venons de parler se rattachent tous de très-près à la sensibilité : les uns n’en sont que des modifications et des manières d’être ; les autres en sont la garantie et l’exercice régulier ; les autres enfin en sont la perte et la privation. Or l’on sait que la sensibilité est le caractère essentiel de l’animal, celui qui le distingue de tous les autres êtres, et qui le fait ce qu’il est. Il pourra donc être utile de revenir sur quelques théories relatives à la sensibilité, et de les approfondir plus qu’on ne l’a fait. Des cinq sens, les deux plus importants sont : la vue, qui nous apprend tant de choses sur le monde extérieur, et l’ouïe, qui, bien qu’indirectement, sert plus encore que la vue aux développements de l’intelligence ; car les aveugles-nés sont toujours plus intelligents que les sourds-muets.

Parfois, pour se rendre plus clairement compte des sens dont la nature a doué les animaux, on les a rapprochés des divers éléments ; et, pour que la comparaison fût plus complète, on a créé un cinquième élément ; dès lors chaque sens eut un élément qui lui pût correspondre. En général, on a rapporté la vue au feu ; et ce qui a rendu cette opinion assez vraisemblable, c’est que quand on se frotte l’œil, soit dans l’obscurité, soit en fermant la paupière, on voit du feu et des étincelles. Mais on n’a pas assez compris que c’est le mouvement seul qui, en divisant en quelque sorte l’œil, y cause ces apparences. Mais l’œil pour cela n’est pas de feu ; car si c’était là sa nature, on verrait ces étincelles même quand on le laisse en repos. De plus, si la vision se produisait parce que les rayons sortent de l’œil pour aller aux objets, comme l’ont cru Empédocle, et Platon dans son Timée, pourquoi ne verrait-on pas la nuit aussi bien que le jour ? Platon, pour répondre à cette objection, ajoute que dans l’obscurité la vue s’éteint après être sortie de l’œil. Mais c’est là une réponse parfaitement vaine. Qu’est-ce, en effet, que s’éteindre pour le feu ? C’est rencontrer un contraire, soit l’humide, soit le froid. Mais où est dans l’obscurité l’humide ou le froid qui doive éteindre le feu de la vue ? Ce sont là des phénomènes qui se rapportent aux corps ignés ; ils ne se rapportent pas à la lumière. Empédocle a si bien cru que la vision se produisait par des rayons sortis de l’œil, qu’il a comparé la vue à une lanterne qui, dans une nuit obscure, projette sa lumière et conduit le voyageur. Il est vrai qu’ailleurs Empédocle explique autrement la vision, et qu’alors pour lui elle est produite par des émanations sorties des objets eux-mêmes. C’est là à peu près aussi la théorie de Démocrite. Mais on ne peut pas soutenir avec lui que la vue ne soit qu’un miroir ; car alors pourquoi tant d’autres objets ne verraient-ils pas comme l’œil ? On peut bien admettre avec Démocrite que la vue est de l’eau ; mais il faudrait ajouter que ce n’est pas en tant que la vue est de l’eau qu’elle peut voir, c’est en tant que l’œil est diaphane. D’autres philosophes ont soutenu que la lumière sortait de l’œil, et qu’à distance elle se combinait avec la lumière extérieure. Mais pourquoi cette combinaison ne se ferait-elle pas dans l’intérieur même de l’œil ? Et qu’est-ce d’ailleurs qu’une combinaison de lumière ? Au vrai, la vision n’est causée que par le mouvement du milieu qui est interposé entre l’œil et l’objet, lequel milieu doit toujours être éclairé. Le dedans de l’œil est diaphane, afin de pouvoir recevoir la lumière du dehors. Des faits le prouvent d’une manière incontestable : on a vu des blessures reçues près des tempes provoquer une cécité instantanée et complète ; on aurait dit alors d’une lampe éteinte à l’intérieur, parce que les pores des yeux avaient été lésés. Ainsi l’on peut admettre que la vue est de l’eau ; l’ouïe sera de l’air ; l’odorat, du feu ; le toucher, de la terre ; et le goût se confond avec le toucher. Tels sont les rapports qu’on pourrait établir entre les sens et les éléments.

On a expliqué, dans le Traité de l’Ame, l’action de chacun des sens ; mais il sera bon de reprendre ici quelques questions, et spécialement celles qui se rapportent à la couleur, objet de la vue ; à la saveur, objet du goût ; et à l’odeur, objet de l’odorat. On a vu que la lumière est la couleur du diaphane ; mais le diaphane est indéterminé, et la lumière l’est comme lui. La couleur, au contraire, est dans le diaphane déterminé par la limite même des corps : aussi les Pythagoriciens ont-ils confondu la couleur avec la surface. C’est une erreur ; car ce qui a couleur au dehors doit également l’avoir au dedans. Pourtant on pourrait définir la couleur : la limite du diaphane dans un corps déterminé. Quand la cause qui produit la lumière dans l’air est aussi dans le diaphane, elle détermine la couleur blanche ; quand cette cause est absente dans le diaphane, elle détermine la couleur noire. C’est de ces deux couleurs que sortent toutes les autres. D’abord le noir et le blanc peuvent être placés à côté l’un de l’autre, mais avec des dimensions si petites qu’ils soient séparément imperceptibles, bien que le résultat des deux puisse être perçu. De cette façon s’engendrent, comme l’on voit, d’autres couleurs que le blanc et le noir, selon le nombre même des parties de l’un et de l’autre, dont les proportions peuvent varier à l’infini. Les proportions peuvent être numériquement régulières ; elles peuvent aussi ne pas être représentées par des nombres, absolument comme les proportions et les combinaisons des sons ; les consonances les plus agréables à l’oreille sont celles qui sont représentables en nombres exacts ; les couleurs les plus agréables à la vue sont dans le même cas. Voilà une première manière d’expliquer la diversité des couleurs. Il en est une autre que connaissent parfaitement les peintres : c’est de superposer des couleurs différentes, de manière que les rayons de l’une se modifient en passant au travers de l’autre. Il n’est pas possible d’ailleurs de prétendre, comme l’ont fait quelques anciens, que les couleurs soient des émanations des corps. En supposant que les couleurs soient à côté les unes des autres, comme dans la première hypothèse, il faut admettre que les temps dans lesquels nous percevons les diverses couleurs, qui se combinent en une seule, sont indivisibles, et ne forment qu’un seul et même temps ; de même que les deux parties, qui séparément sont invisibles, sont perçues par une seule sensation.

Dans la seconde hypothèse, celle de la superposition, on n’a pas ces difficultés. Du reste, pour bien comprendre comment se combinent les couleurs, il faut recourir aux principes posés dans le Traité de la Mixtion ; car les lois qui président à la combinaison des corps sont précisément celles aussi qui président à la combinaison de leurs couleurs.

On pourrait ici étudier le son comme on vient d’étudier la couleur, si déjà cette théorie n’avait été faite dans le Traité de l’Ame. Nous pouvons donc passer aux considérations qui regardent la saveur et l’odeur. Nous commencerons par la première. La nature des saveurs nous est mieux connue que celle des odeurs ; cela tient à ce que l’odorat chez l’homme n’est pas très-délicat, et que le toucher au contraire, auquel se rapporte aussi le goût, l’est excessivement. L’eau, qui est une condition indispensable de la perception de la saveur, est par elle-même dénuée de toute saveur. Ainsi il n’y a que trois hypothèses possibles : ou l’eau renferme toutes les espèces de saveurs, mais tellement faibles qu’elles échappent à nos sens, et c’est la théorie d’Empédocle ; ou bien l’eau renferme une certaine matière, germe commun de toutes les saveurs possibles, ou enfin, l’eau, sans saveur propre, est modifiée par des causes extérieures, la chaleur, le soleil, etc. L’erreur d’Empédocle est évidente : on peut aisément se convaincre que la chaleur, ou naturelle ou factice, donne aux fruits, par exemple, toute espèce de saveurs. Il n’est pas possible davantage que l’eau contienne le germe commun de toutes les saveurs ; car nous voyons sortir de la même eau les saveurs les plus dissemblables. Reste donc la troisième hypothèse, qui suppose que les saveurs diverses viennent des diverses modifications que l’eau subit. Seulement, il ne faut pas croire que la chaleur soit la cause unique de ces modifications. La chaleur est bien une condition, mais avec celle-là il en faut d’autres. C’est elle qui sert à mettre en mouvement l’humide à travers le sec et le terreux, comme nous le voyons dans les saveurs si variées des fruits. En recourant aux principes posés dans le Traité des Éléments, on se rendra bien compte de tout le travail que fait ici la nature. Cette modification causée par la chaleur dans le sec ne s’adresse pas au sec quel qu’il soit ; elle n’agit que sur le sec qui peut nourrir, sur l’élément doux, qui seul est nutritif, comme nous le prouverons dans le Traité de la Génération. La chaleur élabore les saveurs douces qui peuvent nourrir, et n’admet les autres saveurs acres et salées que comme une sorte d’assaisonnement pour rendre l’assimilation plus facile. Ainsi, pour les saveurs, l’amer et le doux sont ce que, dans les couleurs, sont le blanc et le noir. Ces saveurs primitives se combinent aussi dans diverses proportions pour former toutes les autres : les plus agréables sont celles où ces rapports sont numériquement réguliers ; et les saveurs pourraient être classées à peu près comme les couleurs. Des deux côtés, les espèces sont au nombre de sept. Il ne faudrait pas d’ailleurs pousser ces rapprochements trop loin, comme l’ont fait quelques naturalistes, entre autres Démocrite : ils ramènent toutes les sensations à des perceptions tactiles ; pour eux, le blanc est lisse, et le noir est rude ; mais c’est là tout confondre. Démocrite va plus loin encore, et il veut que les saveurs ne soient aussi que des espèces de figures ; mais alors il est impossible d’expliquer l’opposition des saveurs ; car la figure n’a pas de contraire ; et, de plus, les figures sont infinies, tandis que les saveurs ne le sont pas. Il y aurait bien à présenter encore d’autres considérations sur les saveurs ; mais cette étude doit être renvoyée à celle des Végétaux, qui sont la source principale des saveurs.

Appliquons aux odeurs la même méthode que nous venons d’appliquer aux saveurs. L’odeur, perceptible dans l’air et dans l’eau, est transmise par un milieu qui est aussi le diaphane répandu dans ces deux éléments. L’eau suffit pour transmettre l’odeur, comme le prouve l’exemple des animaux aquatiques. L’odeur est le sec sapide transmis dans l’humidité que renferment l’air et l’eau. Il n’y a pas de corps odorant qui ne soit en même temps sapide. Le feu, l’air, l’eau, la terre, sont sans odeur, parce qu’ils n’ont pas de saveur non plus ; et les corps sont en général odorants dans la proportion où ils ont aussi de la saveur. Quelques naturalistes expliquent l’odeur par l’exhalaison farineuse, phénomène commun à l’air et à la terre ; quelques autres la prennent pour une vapeur. Au fond, l’odeur n’est ni l’un ni l’autre : c’est, comme nous l’avons dit, une modification de la sécheresse sapide, filtrée en quelque sorte au travers de l’air et de l’eau. De là vient le rapport des odeurs aux saveurs ; et l’on peut presque donner les mêmes noms aux unes et aux autres. La chaleur est également indispensable à toutes deux, et le froid les émousse également. On a eu tort de prétendre que les odeurs n’ont pas d’espèces : elles en ont, et l’on peut d’abord les classer en agréables et en désagréables, tout comme on le ferait pour les saveurs des aliments dont se nourrissent les animaux. Quand l’animal est repu, l’odeur de la nourriture lui est désagréable ainsi que la nourriture elle-même. Ces odeurs, agréables ou désagréables par leurs rapports aux aliments, sont perçues par tous les animaux indistinctement. Mais il y a d’autres odeurs qui sont agréables ou désagréables par elles-mêmes, celles des fleurs, par exemple : elles ne provoquent en rien l’appétit de l’animal ; elles feraient plutôt le contraire ; car, comme le dit Strattès en raillant Euripide : « Quand vous faites cuire de l’ognon, n’y versez pas de l’ambre. » La perception de ces odeurs est un privilège exclusif de l’homme. Celles-là, du reste, sont moins faciles à classer par espèces que les premières, qui, tenant à des saveurs, se classent à peu près comme elles. Il ne faut pas croire d’ailleurs que les odeurs, si elles sont inutiles à l’alimentation, le soient également à la santé de l’homme : elles servent certainement en lui à balancer la frigidité naturelle de son cerveau. La nature fait sans cesse servir la respiration à deux fins : d’abord, à la fonction propre que la poitrine doit accomplir ; puis, à l’odoration ; car c’est par l’air que l’odeur s’introduit dans l’animal. Cette précaution de la nature est d’autant plus remarquable que l’homme est, de tous les animaux, celui qui, relativement à son corps, a le cerveau le plus gros et le plus humide. Les animaux autres que lui n’ont que la perception de la première espèce d’odeurs, et de fait ils n’ont besoin que de celle-là. Il faut ajouter que les animaux même qui ne respirent pas directement l’air, n’en perçoivent pas moins les odeurs : tels sont les poissons et les insectes, qui sentent de fort loin leur nourriture, à cause de l’odeur qu’elle répand ; tels sont aussi les abeilles, les grandes fourmis appelées cnipes, les rougets de mer et tant d’autres. La seule question qu’on puisse poser ici, c’est de savoir par quel organe les animaux qui ne respirent pas peuvent avoir cette perception ; mais il n’est pas probable qu’ils aient un sens particulier outre les cinq que l’on connaît. Dans les animaux qui respirent, l’inspiration fait lever l’opercule qui recouvre l’organe ; quant aux autres, ils perçoivent sans doute directement l’odeur sans l’intervention de cet opercule, de même que les animaux qui ont les yeux durs n’ont pas besoin de paupières. Une conséquence de cet avantage exclusivement accordé à l’homme, c’est qu’il est le seul animal à souffrir des mauvaises odeurs ; les autres animaux ne souffrent des odeurs désagréables par elles-mêmes qu’autant que cette qualité se joint à d’autres qualités qui peuvent leur être nuisibles. Cependant ces mauvaises odeurs qui ne les repoussent pas les font mourir, comme elles frappent également les hommes : aussi s’approchent-ils des plantes dont l’odeur est la plus repoussante, si d’ailleurs cette plante n’est pas malsaine pour eux. Si l’on odore dans l’air et dans l’eau, c’est que l’odorat tient comme le milieu entre les cinq sens, le toucher et le goût d’une part, la vue et l’ouïe d’autre part. Les Pythagoriciens ont eu tort de soutenir d’ailleurs qu’il y a des animaux qui vivent d’odeurs : c’est une opinion inexacte ; car l’odeur ne contribue en rien à l’alimentation, parce que tout aliment doit avoir une certaine solidité ; elle contribue seulement à la santé, comme nous venons de le dire, et l’odeur est à la santé ce que la saveur est à la nourriture.

Les organes des sens étant ainsi étudiés avec les objets spéciaux qu’ils perçoivent, nous pouvons nous poser sur la sensibilité quelques questions générales qui en épuiseront la théorie. Si tout corps était divisible à l’infini, on pourrait demander si les impressions que nous recevons des corps sont divisibles de la même manière ; par exemple, celles que nous causent la couleur, la saveur, le son, le poids, le froid, le dur, etc. Ou bien cette division infinie des sensations est-elle impossible ? Une première objection contre cette divisibilité infinie des corps, c’est que le corps, qui est sensible pour nous dans sa masse, se composerait alors de parties qui seraient imperceptibles pour nos sens, ce qui est impossible ; car si l’organe ne les percevait pas, l’intelligence serait également hors d’état de les comprendre. Ce sont là des impossibilités, comme on l’a démontré dans le Traité du Mouvement. Les sensations que nous avons des objets sont toutes limitées ; et par conséquent les parties des corps qui nous les donnent doivent l’être également. En acte, en réalité, nous ne percevons les particules des corps que quand elles ont certaines dimensions ; au-dessous d’une certaine limite, elles nous échappent, bien que nous les percevions aussi en puissance : ainsi le dièse, la partie la plus petite d’un son, n’est pas distinct pour nous, et cependant nous le percevons, puisque nous percevons le son entier, dont le dièse est une partie ; de même la dix millième partie d’un grain échappe à notre vue, qui pourtant la perçoit, puisqu’elle perçoit le grain entier. Il faut donc distinguer ici, comme en tant d’autres questions, l’acte de la puissance. Pour comprendre d’ailleurs l’action des objets sur le milieu qui doit les transmettre jusqu’à nos sens, il faut admettre que les objets causent des mouvements dans cet intermédiaire, et que ces mouvements font impression sur nous suivant qu’ils sont plus ou moins forts. Quand on est près d’un corps odorant, on le sent plus que si l’on s’en éloigne ; le bruit n’arrive à l’oreille que longtemps après le coup qui l’a produit ; on entend une personne parler quand on est près d’elle ; à distance, les articulations se déforment en quelque sorte, et notre oreille ne les distingue plus. En est-il de même pour la lumière, et met-elle un temps plus ou moins long pour venir du soleil jusqu’à nous, ainsi que l’a soutenu Empédocle ? Cette opinion paraît fort rationnelle ; mais cependant elle n’est pas exacte. On peut soutenir la transmission successive et pour l’odeur et pour le son, qui sont certainement des mouvements ; il est impossible d’en dire autant de la lumière : il semble plutôt que la lumière soit une modification d’une certaine espèce que le milieu éprouve simultanément, et c’est là ce qui fait croire qu’il n’y a pas pour elle de transmission successive.

Reste une dernière question sur la sensibilité. Peut-on percevoir plus d’une chose à la fois ? peut-on avoir deux perceptions dans un seul et même instant indivisible ? Il est d’abord certain qu’un plus fort mouvement en absorbe un plus faible, et qu’une sensation violente occupe notre attention de telle sorte que nous n’en percevons pas une moins vive. Il est certain également qu’on sent mieux une chose quand elle est simple que quand elle est mélangée ; et ceci est vrai pour tous les sens et toutes les espèces de sensations. Il faut ajouter que certaines sensations ne peuvent en aucune façon se combiner, et ce sont celles qui s’adressent à des sens différents. Quelle unité pourraient former une couleur blanche et un son aigu ? On ne peut pas sentir à la fois deux choses de ce genre ; car on ne peut pas même sentir à la fois deux choses qui s’adressent à un même sens. Dans ce dernier cas, si les mouvements des deux choses sont égaux, ils s’annulent réciproquement, et alors il n’y a pas de sensation ; s’ils sont inégaux, c’est le plus fort tout seul qu’on sent, et alors on ne sent plus les deux choses. De plus, comme les contraires ne peuvent coexister dans un seul et même objet, et que les choses, en supposant qu’elles ne soient pas pareilles, se rapportent toujours de plus ou moins loin à un des contraires, il est impossible de sentir deux choses qui appartiennent à des contraires. Mais si l’on ne peut sentir à la fois des contraires qui sont dans un même genre, à plus forte raison ne peut-on sentir à la fois des analogues qui sont dans des genres différents : ainsi, par exemple, on ne peut sentir à la fois le blanc et le noir, qui sont les contraires dans la couleur ; mais on ne peut sentir davantage le blanc et le doux, qui sont des analogues, l’un dans la couleur, l’autre dans la saveur, genres qui sont différents. Il est vrai qu’on a prétendu résoudre la question en imputant ici à nos sens une sorte d’illusion dont nous serions dupes : les sons, dit-on, n’arrivent pas simultanément à notre oreille ; seulement nous croyons qu’ils y arrivent ainsi parce que le temps qui les sépare est imperceptible pour nous. Mais c’est là une opinion insoutenable. Nous percevons les choses tout entières, et il n’y a pas dans le sentiment que nous éprouvons cette solution de continuité dont on parle. Seulement on peut dire que les choses ne nous paraissent pas toujours ce qu’elles sont ; et c’est ainsi qu’on voit le soleil avec des dimensions qui ne sont certainement pas les siennes. Mais revenons à la question d’abord posée, à savoir si l’on peut percevoir plusieurs choses à la fois, c’est-à-dire dans une seule et même partie de l’âme et dans un temps indivisible. Il a été prouvé que l’âme perçoit toutes les sensations par une seule et même faculté, qui réunit les informations de tous les sens ; seulement cette faculté, tout en restant identique, change de manière d’être : c’est la même âme, mais autrement disposée ; et ceci nous explique comment l’âme pourrait avoir à la fois plusieurs sensations différentes, malgré les objections que soulève cette théorie, et qui ont été exposées plus haut.

Telles sont les considérations que nous avions à présenter sur les organes des sens et les objets sensibles, pour compléter les théories du Traité de l’Ame. Il faut parler maintenant de la mémoire et de la réminiscence.


CHAPITRE PREMIER.

Retour sur la répartition des facultés, telle qu’elle a été exposée dans le Traité de l’Ame. — Nouveaux détails : la veille et le sommeil, la jeunesse et la vieillesse, l’inspiration et l’expiration, la vie et la mort ; relation générale de la médecine à l’étude de la nature. Importance de la sensibilité ; elle est le caractère essentiel de l’animal. — Rôles des divers sens : comparaison de la vue et de l’ouïe ; les aveugles de naissance sont plus intelligents que les sourds-muets.


§ 1[1]. Nous avons antérieurement étudié l’âme en elle-même, et les facultés que possèdent chacune des parties qui la composent ; c’est continuer le même sujet que de rechercher dans les animaux, et même dans tous les êtres qui jouissent de la vie, quelles sont les fonctions qui sont spéciales et celles qui sont communes. Supposons donc connu tout ce qui a été dit de l’âme, et parlons ici du reste en commençant par les choses principales.

§ 2[2]. Les facultés les plus importantes, tant celles qui sont communes que celles qui sont spéciales dans les animaux, paraissent appartenir en commun à l’âme et au corps : par exemple la sensibilité, la mémoire, la passion, le désir, et en général l’appétit ; et l’on y peut ajouter le plaisir et la peine. La plupart des animaux possèdent ces facultés. § 3[3]. En outre, il y a d’autres fonctions, dont les unes appartiennent communément à tous les êtres qui jouissent de la vie, et dont les autres ne sont accordées qu’à quelques-uns des animaux. Les plus essentielles, qui seules forment quatre couples où elles sont réunies deux à deux, sont : la veille et le sommeil, la jeunesse et la vieillesse, l’inspiration et l’expiration, enfin la vie et la mort.

§ 4[4]. Nous analyserons chacun de ces phénomènes, et nous verrons ce qu’ils sont et quelles causes les produisent.

§ 5[5]. Il appartient encore au naturaliste de rechercher quels sont les premiers principes de la santé et de la maladie, puisque la santé et la maladie ne sauraient s’appliquer à des êtres privés de la vie. Aussi la plupart de ceux qui s’occupent de la nature, et, parmi les médecins, ceux qui comprennent le plus philosophiquement leur art, arrivent, d’une part, de l’étude de la nature à la médecine, qui l’achève ; et d’autre part, commencent les études médicales par l’étude de la nature. § 6. Les fonctions énoncées plus haut sont évidemment communes au corps et à l’âme ; et ce qui le prouve, c’est que toutes se manifestent, soit en même temps que la sensation, soit à la suite de la sensation. Quelques-unes ne sont que des modifications de la sensibilité et de ses manières d’être ; d’autres en sont la garantie et l’exercice régulier ; les autres, au contraire, en sont la perte et la privation. Or, s’il est quelque chose d’évident, c’est que la sensation n’arrive à l’âme que par le corps ; et l’on peut s’en convaincre à la fois, et par le raisonnement, et sans le raisonnement. § 7[6]. Mais nous avons déjà dit, dans le Traité de l’Ame, ce que c’est que la sensation et ce que c’est que sentir ; et nous y avons expliqué le rôle que joue cette faculté dans les animaux. Tout animal doit de toute nécessité, en tant qu’animal, être doué de sensibilité ; car c’est par ce caractère que nous avons essentiellement distingué ce qui est animal de ce qui n’est point animal. § 8[7]. Tous les animaux spécialement, et chacun comme tel, possèdent nécessairement les deux sens du toucher et du goût : le toucher, par la raison qui a été exposée dans le Traité de l’Ame ; et le goût, en vue de l’alimentation. C’est ce sens, en effet, qui discerne dans les aliments ce qui plaît et ce qui est désagréable, afin que l’animal fuie l’un et recherche l’autre ; et, en général, la saveur est l’affection propre de la partie de l’âme qui a le sens du goût. § 9[8]. Les sensations provoquées par les choses extérieures, dans ceux des animaux qui sont doués de mouvement, et, par exemple, celles de l’odorat, de l’ouïe et de la vue, sont données à tous ceux qui en jouissent pour assurer leur conservation. Grâce à elles, après avoir senti préalablement leur nourriture, ils la recherchent ; et ils fuient ce qui leur semble mauvais et dangereux. Mais dans les animaux qui sont doués en outre de la réflexion, ces facultés ont pour but d’assurer leur bien-être ; elles leur apprennent à distinguer dans les choses une multitude de différences, qui leur fournissent la connaissance, et des choses que leur intelligence peut penser, et de celles qu’ils doivent faire.

§ 10. De toutes ces facultés, la plus importante pour les besoins de l’animal, ainsi qu’en elle-même, c’est la vue ; mais pour l’intelligence, bien qu’indirectement, c’est l’ouïe. Ainsi la faculté de la vue nous révèle dans les choses les différences les plus nombreuses et les plus variées ; car tous les corps, sans exception, ont couleur. Par suite, c’est surtout la vue qui nous en fait percevoir les propriétés communes ; j’appelle propriétés communes, la figure, la grandeur, le mouvement, le repos, le nombre. Au contraire, l’ouïe ne fournit, en général, que les différences du son ; et, pour quelques êtres, elle fournit aussi les différences de la voix. Mais indirectement, c’est l’ouïe qui rend les plus grands services à la pensée, puisque c’est le langage qui est cause que l’homme s’instruit, et que le langage est perçu par l’ouïe, non pas, il est vrai, en lui-même, mais indirectement. C’est que le langage se compose de mots, et que les mots ne sont jamais que des signes.

§ 11[9]. Voilà bien pourquoi, parmi les hommes qui de naissance manquent de l’un de ces sens, les aveugles-nés sont plus intelligents que les sourds-muets. § 12. Du reste, on a traité antérieurement des avantages spéciaux de chacun des sens.


CHAPITRE II.

Rapports possibles des sens aux éléments. Explication du phénomène qui se passe dans les yeux et de la lumière qu’on y voit quand on se les frotte : la vue n’est pas de feu comme l’ont dit Empédocle et limée ; elle est d’eau comme l’a fort bien compris Démocrite, qui s’est d’ailleurs trompé sur la théorie des images. Effet de quelques blessures sur les yeux. — L’ouïe se rapporte à l’air ; l’odorat, au feu ; le toucher et le goût se rapportent à la terre.


§ 1[10]. Pour savoir précisément quel est le corps qui agit naturellement dans chacun des organes, on a cherché quelquefois des analogies dans les éléments des corps. Mais comme il n’est pas facile de comparer les cinq sens aux éléments, qui ne sont que quatre, on a été conduit à imaginer un cinquième élément. § 2[11]. On s’accorde unanimement à rapporter la vue au feu, et cela tient à ce qu’on ignore la vraie cause du phénomène suivant : lorsqu’on se presse l’œil et qu’on le frotte, il semble qu’il en sorte du feu et des étincelles. Cette apparence se produit surtout dans les ténèbres, ou bien lorsque l’on ferme les paupières, parce que de cette façon aussi l’on se met dans l’obscurité. Ce phénomène d’ailleurs soulève encore une autre question : s’il est impossible, en effet, d’ignorer qu’on sent et qu’on voit ce qu’on voit, il s’ensuit nécessairement que l’œil se voit lui-même. Or, pourquoi cette sensation n’a-t-elle pas lieu quand on laisse l’œil en repos ? § 3[12]. L’explication de ce phénomène résoudra à la fois le doute qu’on élève et cette hypothèse qui veut que la vue soit de feu. Voici donc comment on peut l’expliquer : les corps lisses brillent naturellement dans l’obscurité, sans pourtant produire de lumière ; or, ce qu’on appelle le milieu et le noir de l’œil paraît être lisse. Mais ce qui fait voir du feu quand l’œil est frotté, c’est qu’il arrive alors, on peut dire, que ce qui est un devient deux. La rapidité du mouvement fait que ce qui voit et ce qui est vu paraissent différents. Aussi le phénomène n’a-t-il pas lieu si l’on ne frotte pas l’œil très-vite, et s’il n’est pas dans l’obscurité ; car, je le répète, les corps lisses brillent naturellement dans l’obscurité ; et, par exemple, les têtes de quelques poissons et le fiel de la seiche. Quand on frotte l’œil lentement, la sensation ne se produit pas de manière à faire croire que ce qui voit et ce qui est vu soient tout à la fois deux choses et une seule ; et c’est ainsi que l’œil se voit lui-même, tout comme il lui arrive également de se voir dans un miroir qui le réfléchit. § 4[13]. Si l’œil était de feu, ainsi qu’Empédocle l’assure, et ainsi qu’on l’avance dans le Timée ; si la vision se produisait parce que la lumière sort de l’œil comme elle sort d’une lanterne, pourquoi la vue ne verrait-elle pas aussi dans les ténèbres ? Prétendre qu’elle s’éteint dans l’obscurité après être sortie de l’œil, comme le soutient Timée, c’est une assertion parfaitement vaine. Qu’entend-on, en effet, quand on dit que la lumière s’éteint ? Le chaud et le sec sont éteints par l’humide et par le froid, comme on l’observe pour le feu et la flamme dans les corps en ignition. Mais ni l’un ni l’autre de ces deux éléments ne se rencontre dans la lumière ; ou du moins, s’ils y sont, et qu’ils nous échappent, parce qu’ils y sont en quantité inappréciable, il faudrait alors que la lumière s’éteignît après le jour et dans l’eau, et que l’obscurité se produisît plus forte dans les temps de gelée. Si donc la flamme et tous les corps ignés subissent ces effets, pour la lumière il n’y a rien de pareil. § 5[14]. Empédocle a si bien cru que la vision a lieu quand la lumière sort de l’œil, ainsi qu’on vient de le dire, que voici les expressions dont il se sert :

« De même que quand on veut sortir, on se munit d’une lampe,

« Éclair du feu brillant, dans une nuit d’hiver,

« Et qu’on allume la lanterne, qui peut braver tous les vents divers,

« Et repousser leur souffle changeant ;

« La lumière, qui se projette au dehors d’autant plus loin qu’elle est plus forte,

« Éclate en jets de rayons éblouissants ;

« De même le feu dès longtemps renfermé dans les membranes,

« Se répand par ces tuniques légères dans la pupille ronde ;

« Mais ces tuniques voilent l’épaisseur de l’eau qui les inonde,

« Et le feu qui sort de l’œil s’étend d’autant plus loin. »

C’est ainsi que parfois Empédocle explique la vision ; ailleurs, il soutient qu’elle est produite par les émanations des objets qu’on voit.

§ 6[15]. Démocrite a raison quand il dit que la vue est de l’eau ; mais il se trompe quand il croit que la vision n’est que l’image de l’objet. L’image se produit parce que l’œil est lisse ; mais la vue ne consiste pas dans cette propriété de l’œil ; elle est uniquement dans l’être qui voit, et le phénomène signalé par Démocrite n’est qu’un effet de réflexion. Mais la théorie générale des images et de la réflexion n’était pas encore bien comprise au temps de Démocrite, à ce qu’il semble. Il est étrange aussi qu’il n’ait pas poussé plus loin qu’il ne l’a fait, et qu’il ne se soit pas demandé pourquoi l’œil est seul à voir, tandis qu’aucun des autres corps où se forment également des images ne peut voir comme lui.

§ 7[16]. Que la vue soit de l’eau, c’est donc là un point qui est vrai ; mais il n’est pas vrai que l’on voie en tant qu’elle est de l’eau ; on voit en tant qu’elle est diaphane, et c’est une qualité qui est commune encore à l’air. Mais l’eau conserve le diaphane et le reçoit mieux que l’air, et voilà pourquoi la pupille et l’œil sont d’eau. Les faits eux-mêmes sont là pour le prouver. Ce qui s’écoule des yeux, quand on les perd, c’est de l’eau ; et dans les animaux qui viennent de naître, la pupille est toujours d’une très-grande limpidité et d’un très-vif éclat, tandis que le blanc de l’œil, du moins dans les animaux qui ont du sang, est épais et gras. Du reste, cette organisation a pour but d’y conserver l’humidité, sans qu’elle puisse se congeler : aussi l’œil est-il la partie du corps la plus capable de résister au froid ; car personne encore n’a eu le dedans des paupières gelé. Dans les animaux qui n’ont pas de sang, les yeux sont revêtus d’une peau dure, et c’est elle qui leur fait rempart.

§ 8[17]. Mais c’est une opinion dénuée de toute raison que de prétendre que la vue voie par quelque chose qui sort d’elle, et qu’elle s’étende jusqu’aux astres ; ou bien même que, sortie de l’œil, elle se combine à une certaine distance avec la lumière extérieure, ainsi que quelques-uns le soutiennent. Certes il serait beaucoup mieux que cette combinaison eût lieu dans le principe même avec l’œil. Mais cela est encore peu admissible. En effet, qu’est-ce que c’est qu’une combinaison de lumière à lumière ? Comment cela peut-il se faire ? Le premier corps venu ne se combine point avec un corps quelconque. Comment la lumière du dedans se combinerait-elle avec celle du dehors ? et que fait-on de la membrane qui les sépare ?

§ 9[18]. On a dit ailleurs qu’il était impossible de voir sans lumière. Mais que ce soit la lumière ou l’air qui soit interposé entre l’objet qui est vu et l’œil qui le voit, c’est toujours le mouvement passant par cet intermédiaire qui produit la vision. § 10[19]. Et voilà bien pourquoi l’on a raison de dire que le dedans de l’œil est de l’eau ; c’est que l’eau est diaphane, et l’on ne voit pas plus en dedans qu’en dehors sans lumière. Il faut donc que le dedans de l’œil soit diaphane, et qu’il soit de l’eau, puisqu’il n’est pas de l’air. En effet, l’âme n’est pas certainement à l’extrémité de l’œil, pas plus que l’organe sensible de l’âme. Évidemment elle est en dedans. Il s’ensuit que nécessairement il faut que le dedans de l’œil soit diaphane, et qu’il puisse recevoir la lumière. Et cela peut bien se vérifier encore par les faits. Ainsi il est arrivé que des hommes blessés à la guerre près des tempes, de manière à ce que les pores des yeux fussent tranchés, ont senti survenir une obscurité comme si une lampe s’était éteinte, parce qu’en effet c’était bien une sorte de lampe que le diaphane et ce qu’on appelle la pupille, tranchés en eux par la blessure.

§ 11[20]. Si, dans ces divers cas, les choses se passent comme nous venons de le dire, il est évident qu’il faut aussi rapporter et attribuer chacun des sens à quelque élément de la manière suivante : il faut supposer que la partie de l’œil qui voit est de l’eau, que ce qui entend et perçoit les sons est de l’air, et que l’odorat est du feu. § 12[21]. En effet, ce que l’odoration est en acte, l’organe qui odore l’est en puissance, puisque c’est la chose sentie qui fait que le sens est en acte, de telle façon que nécessairement le sens n’est primitivement qu’en puissance. Mais l’odeur est une sorte d’exhalaison fumeuse, et l’exhalaison fumeuse vient du feu. Si l’organe de l’odorat est spécialement placé au lieu qui environne le cerveau, c’est que la matière du froid est chaude en puissance ; et l’origine de l’œil est toute pareille à celle de l’odorat. L’œil est formé d’une partie du cerveau ; et le cerveau est la plus humide et la plus froide de toutes les parties qui entrent dans la composition du corps. § 13[22]. Quant au toucher, il se rapporte à la terre ; et le goût n’est qu’une espèce de toucher. Et voilà pourquoi les organes propres à ces deux sens, le goût et le toucher, sont rapprochés du cœur, qui est l’opposé du cerveau, puisqu’il est la plus chaude des parties du corps.

§ 14[23]. Bornons ici nos considérations sur les parties sensibles du corps.


CHAPITRE III.

Complément de la théorie de la couleur exposée dans le Traité de l’Ame ; rapport de la couleur à la lumière et au diaphane ; définition qu’en donnent les Pythagoriciens. — Génération des couleurs, les couleurs primitives étant le blanc et le noir ; rapports numériques qu’on peut établir entre les couleurs comme on en établit entre les sons ; effets de la juxtaposition et de la superposition des couleurs ; observations des peintres. — La couleur n’est pas l’effet d’une émanation, comme l’ont prétendu quelques anciens philosophes : elle est l’effet d’un mouvement. — Considérations générales sur le mélange des corps.


§ 1[24]. Quant aux choses mêmes qui sont perçues par chacun des organes des sens en particulier, c’est-à-dire la couleur, le son, l’odeur, le goût et le toucher, il a été expliqué d’une manière générale dans le Traité de l’Ame, quelle en est l’action, et comment elles sont en acte relativement à chacun des organes spéciaux. Voyons maintenant en détail ce qu’il faut entendre par chacune de ces choses, c’est-à-dire ce que c’est que la couleur, le son, l’odeur, le goût et enfin aussi le toucher.s

Nous commencerons par la couleur. § 2[25]. D’abord toutes ces choses peuvent être considérées sous deux points de vue, soit en acte, soit en puissance. Jusqu’à quel point la couleur en acte et le son en acte se rapprochent-ils ou diffèrent-ils des sensations en acte que nous avons appelées vision et audition ? c’est ce qui a été discuté dans le Traité de l’Ame. Expliquons ici ce que doit être chacune de ces choses pour produire la sensation et l’acte. § 3[26]. Ainsi qu’il a été dit dans ce même ouvrage, la lumière est la couleur du diaphane par accident. Lors donc qu’il y a un corps igné dans le diaphane, sa présence fait la lumière ; et son absence, les ténèbres. Ce que nous appelons diaphane n’appartient pas exclusivement à l’air ou à l’eau ou à tout autre corps qui reçoit aussi sa dénomination de cette propriété. C’est en quelque sorte une nature et une force commune qui n’existe pas séparément, mais qui est dans ces corps, et qui est également dans les autres, plus dans ceux-ci, moins dans ceux-là. § 4[27]. De même qu’il y a nécessairement une limite extrême pour les corps, de même aussi il y en a une pour cette force particulière. § 5[28]. Ainsi donc la nature de la lumière est bien dans le diaphane indéterminé ; mais quant au diaphane qui est dans les corps, il est bien évident qu’il a une limite. § 6[29]. C’est là précisément ce qu’est la couleur, comme on peut s’en convaincre par l’observation des faits ; car, ou là couleurs est à la limite des corps, où elle est elle-même leur limite. Aussi les Pythagoriciens appelaient-ils la Surface, couleur. En effet, la couleur est bien à la limité du corps, mais elle n’est pas précisément la limite même du corps ; il faut penser, au contraire que la même nature qui prend couleur en dehors la prend aussi en dedans. § 7[30]. L’eau et l’air même paraissent également se colorer, et l’éclat qu’ils prennent quelquefois n’est pas autre chose qu’une couleur ; mais si la mer et l’air, quand on les regarde de loin, n’ont pas la même couleur que quand on s’est approche, c’est que la couleur est alors dans une substance tout indéterminée. Au contraire pour les corps déterminés à moins que le milieu qui les entoure n’en fasse changer l’aspect, l’apparence même de la couleur se fixe et se détermine. Ainsi, il est évident que de l’une et de l’autre part c’est bien la même chose qui reçoit la couleur ; et c’est le diaphane qui, en tant qu’il est dans les corps, et il est plus ou moins dans tous, fait que tous peuvent participer de la couleur. § 8[31]. Mais comme la couleur est dans une limite, elle doit être aussi à la limite du diaphane ; et par conséquent, on pourrait définir la couleur : la limite du diaphane dans un corps déterminé. De plus, pour tous les corps qui sont diaphanes, à proprement parler, comme l’eau ou tels autres corps analogues, et même pour ceux qui paraissent avoir une couleur propre, la couleur est également à leur extrémité.

§ 9[32]. Il est donc possible que ce qui produit la lumière dans l’air se trouve aussi dans le diaphane des corps déterminés ; il est possible qu’il ne s’y trouve pas et que le diaphane en soit privé ; et de même que dans l’air il y a tantôt lumière et tantôt obscurité, de même dans les corps, il y a le blanc et le noir. § 10[33]. Quant aux autres couleurs, il faut dire avec quelques détails à quel nombre elles peuvent s’élever. D’abord le blanc et le noir pourront être placés à côté l’un de l’autre, de telle sorte que l’un et l’autre soient invisibles séparément à cause de leur petitesse, tandis que le résultat des deux sera pourtant visible. Or, ce résultat ne peut être ni blanc ni noir ; mais comme nécessairement il doit avoir une couleur, et qu’aucune de ces deux-là n’est possible, il faut qu’il ait une couleur mélangée et d’une autre espèce. Voilà donc un moyen d’expliquer comment il y a beaucoup d’autres couleurs que le blanc et le noir. § 11[34]. Le rapport des parties entre elles peut à lui seul créer aussi un grand nombre de couleurs. On peut en effet réunir trois parties contre deux ou trois contre quatre, et ainsi du reste pour d’autres nombres, et les combiner de cette façon l’une avec l’autre. Les parties qui n’ont entre elles aucun rapport numérique, soit par excès, soit par défaut, sont incommensurables ; et en ceci il est absolument comme pour les accords des sons. Les couleurs qui pourront être exprimées par des nombres proportionnels, aussi bien que les accords qui sont dans le même cas, paraissent être les couleurs les plus agréables, telles que le pourpre, l’écarlate, et d’autres couleurs analogues. D’ailleurs elles sont peu nombreuses, par la même raison qu’il y a également fort peu d’accords de ce genre. Mais les autres douleurs sont celles qui ne sont pas exprimables en nombres ; ou pour mieux dire, il serait possible de rendre toutes les couleurs par des nombres ; mais les unes sont ordonnées régulièrement, les autres ne le sont pas ; et ces dernières précisément, lorsque la proportion n’est pas régulière, ne sont pas ordonnées, parée qu’elles ne peuvent pas être exprimées en nombres.

Voilà donc une première manière d’expliquer la génération des couleurs.

§ 12[35]. Une seconde, c’est que les couleurs peuvent paraître les unes à travers les autres, comme le savent bien les peintres ; aussi parfois ils passent une seconde couleur sur une autre qui est plus éclatante, et ils emploient ce procédé, par exemple, lorsqu’ils veulent représenter quelque chose qui doit être dans l’air ou dans l’eau. C’est ainsi que le soleil paraît blanc par lui-même, tandis que vu à travers un nuage ou de la fumée, il paraît rouge. Dans ce cas encore, les couleurs se multiplieront de la même façon qu’on a d’abord exposée ; c’est-à-dire qu’on pourrait établir un certain rapport des couleurs qui sont à la surface avec celles qui sont plus profonde ; et il y en aura également qui ne seront pas du tout en rapport.

§ 13[36]. Il est d’ailleurs absurde de prétendre, comme le voulaient les anciens, que les couleurs ne sont que des émanations des corps, et que c’est là la cause qui nous les fait voir. En effet, on doit nécessairement, dans ce système, réduire toutes les sensations au toucher ; et alors il vaut mieux sur-le-champ admettre que c’est l’intermédiaire indispensable à la sensation qui, par le mouvement reçu de la chose sensible, produit la sensation même, qui ainsi a lieu par le toucher et non par des émanations.

§ 14[37]. Ainsi donc, pour les couleurs placées les unes à côté des autres, on doit nécessairement supposer que, de même qu’elles ont une grandeur invisible, de même aussi le temps dans lequel elles sont perçues est insensible ; de telle sorte que les mouvements des deux couleurs nous échappent, et qu’elles semblent n’en être qu’une seule parce qu’elles sont aperçues à la fois. § 15[38]. Mais dans l’autre cas, il n’y a aucune nécessité pareille ; seulement la couleur qui est à la surface étant mobile et étant mue par celle qui est au-dessous, elle ne produira pas un mouvement identique à celui qu’elle produirait étant seule. Aussi elle paraît autre et ne paraît ni blanche ni noire. § 16[39]. Mais s’il ne peut y avoir aucune grandeur qui soit invisible, et si tout ce qui est visible a une dimension quelconque, il y aurait aussi dans ce cas un certain mélange des couleurs, et cette supposition n’empêche point encore qu’il n’en résulte une certaine couleur commune quand on regarde de loin. § 17[40]. Nous montrerons dans ce qui va suivre qu’il n’y a pas de grandeur qui soit invisible. § 18[41]. S’il y a mixtion des corps, ce n’est pas seulement ainsi que le croient quelques philosophes quand les formes les plus petites possible et qui échappent alors à nos sens, sont placées les unes près des autres ; mais les corps peuvent aussi se combiner tout entiers et en restant tout ce qu’ils sont, les uns avec les autres, comme on en a établi la théorie pour tous les corps au Traité de la Mixtion. Dans ce dernier sens, il n’y a de mélange que pour les corps qu’on peut réduire à leurs formes les plus petits possible, comme des hommes, des chevaux, ou graines, parce que pour les hommes, un individu homme est la forme la plus petite ; pour les chevaux, c’est un cheval ; et par suite c’est la juxtaposition des individus qui de la masse ces deux genres d’être forme un mélange ; mais nous ne disons jamais qu’un individu homme se mêle à un individu cheval. Quant à toutes les choses qui ne peuvent pas se diviser en leurs formes les plus petites, pareilles à celles-là, il ne peut pas y avoir pour elles le genre de mélange qu’on vient d’indiquer ; mais elles se mêlent absolument, et c’est de ces choses qu’on peut dire surtout que naturellement elles se mêlent. Nous avons déjà dit antérieurement, dans le Traité de la Mixtion, à quelles conditions le mélange peut le plus ordinairement devenir possible.

§ 19[42]. , Mais il est évident que quand les corps se mêlent, il faut bien que leurs couleurs se mêlent aussi, et que c’est là la cause vraie qui fait qu’il y a beaucoup de couleurs ; et ce n’est pas parce qu’elles sont superposées les unes sur les autres ou juxtaposées. Car ce n’est pas en regardant de loin qu’on ne voit qu’une couleur unique aux choses mélangées, c’est en les regardant de prés, c’est de quelque façon qu’on les regarde. S’il y a plusieurs couleurs, c’est que les corps qui se mêlent peuvent se mêler dans des rapports très divers, tantôt en conservant des proportions numériques, tantôt en ayant seulement des différences incommensurables du plus au moins, tantôt enfin aussi de la même façon que semblent se mêler les couleurs placées, soit l’une à côté de l’autre, soit l’une sur l’autre.

§ 20[43]. Nous avons déjà parlé ailleurs du mélange des corps ; nous dirons plus loin pourquoi les espèces des couleurs, des sons et des saveurs, sont limitées, et non pas infinies.

§ 21. Voilà ce que nous avions à dire pour expliquer la nature de la couleur et ses nombreuses diversités.


CHAPITRE IV.

Complément de la théorie du goût. — Les saveurs nous sont mieux connues que les odeurs : elles ne viennent pas toutes de l’eau seulement, comme Empédocle l’a soutenu : réfutation de trois hypothèses : opinion de quelques anciens naturalistes : origine véritable de la diversité des saveurs : action de la terre, du sec et de l’humide. — La saveur est une modification du sec nutritif : nutrition des animaux et des plantes. — Deux saveurs principales : le doux et l’amer, comme il y a deux couleurs principales : le blanc et le noir : rapport des sept saveurs aux sept couleurs : il y a, de part et d’autre, autant d’espèces primitives. — Erreurs diverses de Démocrite : il a eu tort surtout de rapporter les saveurs aux figures : cette assimilation n’est pas soutenable.


§ 1[44]. Il a déjà été question du son et de la voix dans le Traité de l’Ame. § 2[45]. Parlons ici de l’odeur et de la saveur. Ces affections sont à peu près les mêmes, bien qu’elles ne se produisent pas toutes les deux dans les mêmes organes. La nature des saveurs est plus claire pour nous que celle des odeurs ; et la cause en est que nous avons l’odorat beaucoup moins fin que tous les autres animaux. Il faut ajouter même que l’odorat est en nous le moins bon de tous les sens dont nous sommes doués. Au contraire, nous avons le toucher plus délicat que tous les autres animaux ; et le goût n’est qu’une sorte de toucher.

§ 3[46]. D’abord la nature propre de l’eau, c’est d’être sans saveur ; mais il faut nécessairement, ou que l’eau ait en elle toutes les saveurs, qui alors n’échappent à nos sens que par leur faiblesse même, comme le prétend Empédocle ; ou bien, que l’eau renferme une matière qui soit en quelque sorte le germe de toutes les saveurs, et qu’ainsi toutes les saveurs viennent de l’eau, celles-ci d’une partie, celles-là d’une autre ; ou bien enfin, que l’eau n’ayant en soi aucune diversité de saveurs, la cause effective des saveurs soit par exemple la chaleur et aussi le soleil.

§ 4[47]. Mais ici l’erreur où tombe Empédocle est par trop facile à découvrir. Ainsi l’on peut bien se convaincre que les saveurs des fruits changent par l’effet de la chaleur, quand on les a détachés de l’arbre et qu’on les fait sécher au soleil ou au feu. Dans ce cas apparemment les saveurs ne se modifient pas parce qu’elles tiennent de l’eau quelque nouveau principe ; mais elles changent dans l’intérieur même du fruit, soit que se desséchant avec le temps elle deviennent sûres et amères de douces qu’elles étaient, et s’altèrent de cent façons ; soit que soumises à l’action du feu elles prennent, l’on peut dire, toutes les variétés possibles sans exception.

§ 5[48]. Il ne se peut pas davantage que l’eau soit la matière unique qui contienne le germe de toutes les saveurs ; car nous voyons sortir de la même eau, comme d’une même nourriture, les saveurs les plus différentes.

§ 6[49]. Reste donc là dernière explication, à savoir que la saveur change parce que l’eau vient à éprouver quelques modifications. Mais il est évident que ce n’est pas par la puissance seule de la chaleur que l’eau acquiert cette puissance que nous appelons saveur. L’eau en effet est le plus léger de tous les liquides ; elle est même plus légère que l’huile, bien que l’huile par sa viscosité s’étende et surnage à la surface de l’eau, qui d’ailleurs est fluide, et qu’on retiendrait plus difficilement dans la main que de l’huile. Mais comme l’eau est le seul liquide qui ne s’épaississe pas en s’échauffant, il faut évidemment chercher une autre cause à la saveur ; car tous les liquides qui ont de la saveur deviennent plus épais ; et ainsi, la chaleur ne fait que contribuer à cet effet que produisent aussi d’autres causes.

§ 7[50]. Toutes les saveurs qu’on découvre dans les fruits se trouvent aussi, à ce qu’il semble, dans la terre. Du moins, plusieurs anciens naturalistes ont prétendu que l’eau variait avec la nature du sol qu’elle traverse ; et cela est surtout manifeste pour les eaux salées, puisque les sels sont une espèce de terre. Ainsi, les eaux, quand elles filtrent dans la cendre qui est amère, produisent une saveur amère comme elle. Il en est de même pour les autres matières que les eaux traversent ; et de fait, il y a beaucoup de sources qui sont amères, d’autres qui sont acides, d’autres enfin qui ont les saveurs les plus variées. § 8[51]. Par là on comprend sans peine comment c’est surtout dans les végétaux que se montre la diversité des saveurs. En effet, l’humidité, comme toute autre chose, est naturellement modifiée par son contraire ; or, c’est le sec qui est ce contraire. Aussi l’humidité est-elle modifiée par le feu ; car la nature du feu est sèche ; mais le propre du feu, c’est le chaud, comme le sec est le propre de la terre, ainsi qu’on l’a dit dans le Traité des Éléments. Du reste, en tant que feu et que terre, ces éléments ne peuvent par leur nature, ni rien faire ni rien souffrir, pas plus qu’aucun autre élément ; c’est seulement en tant qu’il y a en eux une opposition des contraires qu’ils peuvent produire et souffrir des modifications de toutes sortes. § 9[52]. Ainsi donc, de même que quand on dissout quelque couleur ou quelque saveur dans un liquide, on fait que l’eau contracte cette couleur et cette saveur, de même la nature agit sur l’élément sec et l’élément terreux ; elle filtre l’humidité à travers le sec et le terreux, elle la met en mouvement par le chaud, et lui donne enfin toutes les qualités qu’elle doit avoir. § 10[53]. La modification qui est alors produite dans l’humidité est précisément la saveur ; et cette modification affecte et change le sens du goût, en le faisant passer de la puissance à l’acte, puisqu’elle amène l’organe qui sent à cet état nouveau, tandis qu’antérieurement il n’était qu’en puissance. En effet, sentir n’est pas un acte analogue à celui par lequel on apprend ce qu’on ne sait point ; c’est bien plutôt un acte analogue à celui par lequel on contemple ce qu’on sait.

§ 11[54]. Pour se convaincre que les saveurs sont ou une modification ou une privation, non pas du sec en général, mais seulement du sec qui peut nourrir, il suffit d’observer qu’il n’y a pas plus de sec sans humidité qu’il n’y a d’humidité sans sec ; car aucun de ces éléments ne peut isolément nourrir les animaux : il n’y a que leur mélange qui soit nutritif. Dans la nourriture que s’assimilent les animaux, ce sont les parties sensibles au toucher qui seules font l’accroissement et la mort de l’animal ; et la substance assimilée ne cause ces deux phénomènes qu’en tant que chaude et froide ; car c’est le chaud et le froid qui font l’accroissement de l’animal et son dépérissement. Mais l’aliment assimilé ne nourrit qu’en tant qu’il est perceptible au goût, puisque que tout être ne se nourrit que de ce qui est doux en soi, ou le devient par suite d’un mélange. Nous discuterons ce sujet d’une manière complète dans le Traité de la Génération ; ici nous ne ferons que l’effleurer en tant qu’il nous sera nécessaire de le faire. Ainsi, c’est la chaleur qui fait augmenter l’être qui se nourrit ; elle élabore la nourriture, elle attire toutes les parties légères, et elle laisse toutes les parties amères et salées qui sont trop lourdes. § 12[55]. Ce que la chaleur extérieure produit sur l’extérieur des corps, elle le profit aussi dans l’organisation intérieure des animaux et des végétaux ; c’est par son action qu’ils ne se nourrissent que de ce qui est doux. Si les autres saveurs viennent se mêler au principe doux dans la nourriture, c’est de la même façon que l’on mêle dans celle-ci un corps salé et acide pour l’assaisonner ; et c’est en vue de contrebalancer ce que le doux et la partie qui surnage pourraient avoir de trop nutritif.

§ 13[56]. De même que les couleurs se forment du mélange du blanc et du noir, de même les saveurs se forment de l’amer et du doux. Les nuances des saveurs varient selon que le doux et l’amer y entrent en plus ou moins grande proportion, soit d’après certains nombres et certains mouvements précis du mélange, soit même dans des proportions tout indéterminées. Les saveurs qui, dans leur mélange, plaisent au goût, sont les seules qui soient soumises à un rapport numérique. Ainsi, le gras est la saveur du doux ; le salé et l’amer sont à peu près la même saveur ; le fort, l’acre, l’aigre et l’acide sont des nuances intermédiaires. C’est qu’en effet les espèces de saveurs ressemblent beaucoup à celles des couleurs. Des deux côtés, ces espèces sont au nombre de sept ; si l’on suppose, comme il est bon de le faire, que le gris soit une sorte de noir, il ne reste que le fauve qui se rapporte au blanc, comme le gras se rapporte au doux ; l’écarlate, le violet, le vert et le bleu se placent entre le blanc et le noir, et toutes les autres couleurs ne sont que des mélanges de celles-là. Et de même que le noir est dans le diaphane la privation du blanc, de même aussi le salé et l’amer sont la privation du doux dans l’humide nutritif. Aussi voilà pourquoi la cendre des choses brûlées est toujours très-amère ; c’est que la partie potable que ces choses contenaient est épuisée.

§ 14[57]. Démocrite et la plupart des naturalistes qui ont traité de la sensibilité, commettent ici une erreur énorme : ils croient que toutes les choses sensibles sont tangibles. Pourtant s’il en était ainsi, il faudrait évidemment que chaque sens ne fût qu’une sorte de toucher ; mais il est bien facile de reconnaître que ceci est impossible. § 15[58]. Ils confondent en outre les perceptions communes à tous les sens avec celles qui sont propres à chacun séparément. Ainsi, la grandeur, la figure, le rude et le lisse, l’aigu et l’obtus dans les masses, sont des choses que perçoivent en commun tous les sens, ou si ce n’est tous, du moins la vue et le toucher. C’est là aussi ce qui fait que les sens se trompent sur ces choses, tandis qu’ils ne se trompent pas sur les perceptions propres : la vue, sur la couleur ; et l’ouïe, sur les sons. Il y a des naturalistes qui ramènent les perceptions propres aux perceptions communes, comme le fait encore Démocrite, qui, pour expliquer le blanc et le noir, prétend que l’un est rude, et l’autre, lisse. § 16[59]. Démocrite confond aussi les saveurs et les figures ; et cependant connaître les choses communes appartiendrait à la vue bien plutôt qu’à tout autre sens, si aucun d’eux pouvait avoir cette faculté. Or, si c’était plutôt au goût qu’appartînt cette fonction, les plus petites nuances dans chaque genre d’objets devant être discernées par le sens le plus délicat, il faudrait que le goût sentît mieux qu’aucun autre sens toutes les choses communes, qu’il jugeât le mieux aussi des autres figures. Ajoutons que toutes les choses sensibles ont des contraires ; ainsi, dans la couleur le noir est le contraire du blanc ; et dans les saveurs, l’amer est le contraire du doux. Mais la figure ne paraît pas pouvoir être contraire à la figure ; et par exemple, de quel polygone la circonférence est-elle le contraire ? En outre, les figures étant infinies, il faut alors aussi que les saveurs soient infinies comme elles ; car comment telle saveur produirait-elle sensation, tandis que telle autre n’en produirait pas ?

§ 17[60]. Voilà ce qu’il y avait à dire ici sur la saveur et sur ses rapports aux objets que perçoit le goût. Les autres faits relatifs aux saveurs doivent être étudiés spécialement dans cette partie de l’histoire de la nature qui concerne les végétaux.



Telle autre n’en produirait pas, puisque l’observation démontre, du moins suivant Aristote, que le nombre des saveurs est fini.


CHAPITRE V.

Complément de la théorie de l’odeur. — Rapports des odeurs aux saveurs : odeurs des différents corps. — Réfutation d’une opinion d’Héraclite sur la nature de l’odeur : l’odeur est une modification de l’humidité de l’air et de l’eau, causée par la sécheresse sapide. — Deux espèces principales d’odeurs, comme il y a aussi deux espèces principales de saveurs : les unes sont bonnes ou mauvaises Indirectement, les autres le sont par elles-mêmes : l’homme est le seul animal qui ait la perception de cette seconde espèce d’odeurs : action des odeurs sur le cerveau, — Organisation spéciale des poissons et des insectes pour la perception des odeurs. — L’odorat tient à peu près le milieu entre les cinq sens : le toucher et le goût d’une part, la vue et l’ouïe de l’autre. — Réfutation d’une opinion des Pythagoriciens, qui soutiennent que certains animaux se nourrissent d’odeurs : l’odeur peut contribuer à la santé, mais non à l’alimentation.


§ 1[61]. C’est en suivant encore la même marche qu’il faut traiter des odeurs, parce que l’effet que le sec produit dans l’humide, l’humide sapide le produit également, en un autre genre, dans l’air et dans l’eau. Ici aussi, pour les odeurs, nous rappelons que le diaphane est commun à ces deux éléments ; mais le diaphane est odorable, non pas en tant qu’il est diaphane, mais en tant qu’il peut transmettre et retenir la sécheresse sapide. § 2[62]. En effet, l’odoration a lieu, non pas seulement dans l’air, mais encore dans l’eau ; c’est ce qu’on peut voir bien évidemment par les poissons et par les animaux à écailles. Certainement ils perçoivent les odeurs, bien qu’il n’y ait pas d’air dans l’eau, l’air, quand il y en a dans l’eau, remontant à la surface ; et que de plus ces animaux ne respirent point. Si donc l’on admet que l’eau et l’air sont tous deux humides, la nature du sec sapide dans l’humide sera précisément l’odeur ; et le corps qui aura ces qualités sera un corps odorant. § 3[63]. Que toute cette modification des corps vienne de leur sapidité, c’est ce dont on peut facilement se convaincre en observant les choses qui ont de l’odeur et celles qui n’en ont pas. Ainsi, les éléments, c’est-à-dire le feu, l’air, l’eau, la terre, sont sans odeur, parce que leurs parties sèches et leurs parties humides sont privées de saveur, à moins que quelque chose d’étranger ne s’y mêle et ne leur en donne. Voilà aussi pourquoi la mer a de l’odeur ; car elle a de la saveur et de la sécheresse ; et le sel est plus odorant que le nitre, comme le prouve bien l’huile qu’on tire de tous deux en les desséchant ; mais le nitre est plutôt de la terre. La pierre est aussi sans odeur, parce qu’elle est insipide ; mais les bois sont odorants, parce qu’ils ont une saveur ; et ceux qui sont aqueux en ont moins que les autres. Parmi les métaux, l’or est sans odeur, parce qu’il est sans saveur ; mais l’airain et le fer sont odorants. Quand l’humide des métaux a été calciné par le feu, les scories ont toujours moins d’odeur ; l’argent et le plomb sont plus ou moins odorants que quelques autres métaux, parce qu’ils sont aqueux.

§ 4[64]. Quelques naturalistes pensent que l’exhalaison fumeuse qui est commune à la fois à l’air et à la terre, est l’odeur ; et tous ceux qui ont traite de l’odeur se jettent dans cette explication. Aussi Héraclite a-t-il dit que si tout venait à se réduire en fumée, ce seraient les net qui connaîtraient toutes choses. Dans ce système que tous appliquent à l’odeur, on là considère, tantôt comme une vapeur, tantôt comme une exhalaison, parfois aussi comme l’un et l’autre à la fois. Or, la vapeur est une sorte d’humidité, et l’exhalaison fumeuse est bien, comme on l’a dit, commune à la terre et à l’air ; et c’est de celle-là que l’eau se compose, comme de celle-ci se forme une espèce de terre. Mais l’odeur ne paraît être ni l’un ni l’autre ; car là vapeur est bien de eau, et il est impossible que l’exhalaison fumeuse se produise jamais dans l’eau ; or, les êtres qui vivent dans l’eau ont là perception de l’odeur, comme on vient de le dire. De plus, dans ce système, l’exhalaison ressemble beaucoup aux émanations ; et si cette hypothèse n’est pas admissible (pour la vue), elle ne l’est pas non plus (pour l’odeur).

§ 5[65]. Il est donc clair que l’humide, tant celui qui est dans l’air que celui qui est dans l’eau, peut recevoir et souffrir quelque modification de la part de la sécheresse sapide ; car l’air est humide par sa nature. § 6[66]. Il est tout aussi clair que, si le sec qui est comme filtré dans les liquides agit également dans l’air, il faut que les odeurs soient analogues aux saveurs ; et cette ressemblance est réelle en effet à certains égards ; par exemple, les odeurs sont âpres et douces, rudes et fortes, grasses même ; et l’on pourrait dire que les odeurs fétides correspondent aux saveurs acres. Aussi de même qu’on ne peut boire les saveurs de ce genre, de même on ne peut respirer les odeurs fétides. Il est donc évident que ce que la saveur est dans l’eau, l’odeur l’est dans l’air et dans l’eau tout à la fois, et que c’est ce qui fait que le froid et la congélation, qui émoussent les saveurs, annulent aussi les odeurs ; car le refroidissement et la congélation font disparaître la chaleur qui met en mouvement et élabore les unes et les autres.

§ 7[67]. Il y a deux espèces principales d’odeurs ; car on a tort de soutenir que les odeurs n’ont pas d’espèces, comme quelques-uns le disent. Il est certain qu’elles en ont ; nous montrerons ici comment cela est ; et jusqu’à quel point cela n’est pas. D’abord on a pu essayer de les classer comme les saveurs, ainsi que nous l’avons dit ; et alors c’est indirectement qu’elles sont agréables et désagréables. En effet, comme les saveurs sont des affections de la faculté nutritive, les odeurs des aliments sont agréables à l’animal quand il désire sa nourriture ; mais elles cessent de lui plaire quand il s’est repu, et qu’il n’a plus besoin de rien ; la nourriture même qui exhale ces odeurs ne lui plaît pas alors davantage. Ainsi donc, nous pouvons le redire, ces odeurs ne sont agréables et pénibles qu’indirectement et par accident ; et voilà aussi pourquoi celles-là sont perçues indistinctement par tous les animaux. Mais il y en a d’autres qui sont agréables par elles-mêmes, comme celles des fleurs ; celles-là n’excitent ni plus ni moins l’animal à prendre ses aliments ; elles ne contribuent en rien à provoquer son appétit ; elles feraient plutôt le contraire ; car le mot de Strattès, se moquant d’Euripide, est très-juste : « Quand vous faites cuire de l’oignon, n’y versez pas de l’ambre. » Et ceux qui aujourd’hui mettent ainsi des aromates dans leurs boissons, forcent le plaisir par l’habitude même, jusqu’à ce que des deux sensations diverses qu’ils reçoivent, il se forme comme une seule impression agréable, et que le plaisir leur vienne d’une sensation unique. § 8[68]. Ainsi, la perception de cette espèce d’odeurs est propre à l’homme. Quant à la perception des odeurs qui tiennent aux saveurs, elle appartient aussi aux autres animaux, comme on vient de le dire. Et c’est parce que ces odeurs ne sont agréables que par accident qu’on a pu classer leurs espèces selon les saveurs mêmes ; mais on ne peut classer ainsi les autres, parce que leur nature est par elle-même ou agréable ou pénible. Ce qui fait que cette odoration est spéciale à l’homme, c’est la frigidité même qui règne autour de son cerveau. En effet, comme le cerveau est froid naturellement, comme le sang des veines qui l’environnent est léger et très-pur, mais facile à se refroidir, et que par suite l’évaporation de la nourriture en se refroidissant dans ces parties produit des fluxions morbides, cette espèce particulière d’odeurs a été donnée à l’homme comme un moyen puissant de santé. Elle n’a pas certainement un autre objet que celui-là, et bien évidemment elle remplit cette fonction. § 9[69]. Ce qui le prouve, c’est que souvent la nourriture, tout agréable qu’elle est, soit sèche, soit liquide, est dangereuse ; mais celle qui plaît parce qu’elle exhale une odeur bonne en soi-même, quelle que puisse être d’ailleurs la disposition de l’individu, celle-là, on peut dire, lui est toujours favorable. § 10[70]. Voilà pourquoi c’est par la respiration que l’odeur est perceptible, non pas à tous les animaux il est vrai, mais aux hommes ; et parmi les animaux qui ont du sang, aux quadrupèdes, et à tous ceux en général qui par leur organisation sont davantage en rapport avec l’air. Les odeurs étant portées vers le cerveau par la légèreté même de la chaleur qu’elles contiennent, les parties qui environnent cet organe en sont plus saines. C’est que la puissance de l’odeur est naturellement chaude, et que la nature emploie la respiration à deux fins : directement, à la fonction qu’accomplit la poitrine, et indirectement et par surcroît, à celle de l’odorat. En effet, quand on respire, on produit, comme en passant, le mouvement qui a lieu par les narines. § 11[71]. Mais ce mode particulier d’odoration appartient spécialement à l’organisation de l’homme, parce que, relativement à sa grandeur, il a le cerveau plus humide et plus gros que le reste des animaux. Aussi l’homme est pour ainsi dire le seul des animaux qui sente, et qui goûte avec plaisir l’odeur des fleurs et toutes les autres odeurs analogues ; car la chaleur et le mouvement de ces odeurs sont en rapport avec l’excès d’humidité et de fraîcheur qui est dans le cerveau humain. § 12[72]. Quant à tous les autres animaux qui ont des poumons parce qu’ils respirent, la nature ne leur a donné que la sensation de l’autre espèce d’odeur, afin de ne pas faire deux organes ; et il leur suffit, quoiqu’ils respirent les deux espèces d’odeurs comme les hommes, d’avoir uniquement la perception de l’une des deux. § 13[73]. Il est du reste évident que les animaux mêmes qui ne respirent pas ont aussi la sensation de l’odeur. Ainsi, les poissons et toute la race des insectes sentent de loin, et fort bien, la nourriture spéciale qui leur convient, à quelque distance qu’ils en soient, à cause des qualités nutritives de l’odeur. C’est ce que font les abeilles pour leur miel, et cette espèce de petites fourmis qu’on appelle knipes en quelques lieux ; et les rougets de mer, et beaucoup d’autres animaux, qui sentent très-finement leur nourriture par l’odeur qu’elle exhale. § 14. Ce qu’on ne sait pas également bien, c’est par quel organe ils sentent ; et l’on pourrait se demander comment ils perçoivent l’odeur, puisque c’est uniquement en respirant quel odoration est possible, comme on peut l’observer dans tous les animaux qui respirent. Mais aucun de ceux dont nous parlons n’a la respiration, et pourtant ils sentent l’odeur. Admettre qu’ils ont encore quelqu’autre sens, outre les cinq qu’on connaît, est chose impossible ; car c’est l’odoration qui doit s’appliquer à l’odorable. Or, ces animaux perçoivent l’odorable ; mais ce n’est peut-être pas de la même façon que les autres. Dans les animaux qui respirent, le souffle fait lever la partie qui est placée sur la membrane comme une sorte de couvercle ; et voilà pourquoi ils ne sentent pas quand ils n’aspirent pas. Au contraire dans les animaux qui ne respirent point, cet opercule est tout enlevé ; c’est comme pour l’organisation des yeux : certains animaux ont des paupières qu’ils doivent ouvrir sous peine de ne pas voir, tandis que les animaux à yeux durs n’en ont pas, et qu’ainsi ils n’ont pas besoin de tégument, et voient sur-le-champ du moment qu’il leur est possible de voir.

§ 15[74]. De même aucun des animaux autres que l’homme, ne souffre de l’odeur des corps qui sentent mauvais par eux-mêmes, à moins que d’ailleurs ces corps ne leur soient nuisibles. Cependant ces odeurs les font mourir tout aussi bien ; et de même que souvent les hommes ont la tête appesantie et meurent par la vapeur du charbon, de même aussi les animaux autres que l’homme sont tués par la force du soufre et des corps bitumineux ; et la douleur les fait fuir. D’ailleurs, bien que beaucoup de plantes aient des odeurs repoussantes, ils ne s’inquiètent en rien de la mauvaise odeur pour elle-même, à moins que l’odeur n’agisse sur leur goût et n’importe à leur alimentation.

§ 16[75]. Comme les sens sont en nombre impair, et que tout nombre impair a un milieu, il semble que l’odorat tienne aussi une sorte de place moyenne, d’une part entre les sens qui touchent directement leurs objets, je veux dire le toucher et le goût ; et de l’autre, entre les sens qui ne perçoivent que par un intermédiaire, je veux dire la vue et l’ouïe. Voilà aussi pourquoi l’odeur est à la fois une qualité des aliments, (et les aliments appartiennent au même genre que le toucher), et une qualité des milieux nécessaires à la vue et à l’ouïe ; en d’autres termes, on odore dans l’air et dans l’eau. Ainsi, l’odorable est quelque chose de commun à ces deux éléments, et se retrouve également dans le milieu propre au toucher, dans celui de l’ouïe et dans le diaphane. C’est donc avec quelque raison qu’on a pu assimiles l’odeur à une sorte de teinture et d’ablution de la sécheresse qui est dans l’humide et dans le fluide.

§ 17[76]. Bornons-nous à ce qui précède sur la question de savoir jusqu’à quel point l’odeur a ou n’a pas d’espèces.

§ 18[77]. Mais il est une opinion soutenue par quelques Pythagoriciens, qui n’est pas fort exacte : ils prétendent qu’il y a des animaux qui se nourrissent d’odeurs. D’abord nous voyons que toute nourriture doit être composée, car les êtres qui se nourrissent ne sont pas simples eux-mêmes ; et voilà pourquoi il se forme des résidus des aliments, soit dans les êtres eux-mêmes, soit en dehors, comme dans les végétaux. De plus, l’eau toute seule et sans mélange est incapable de nourrir, car il faut toujours que la matière qui doit être assimilée ait une sorte de solidité corporelle ; à bien plus forte raison ne peut-on, avec quelque apparence, supposer que l’air puisse prendre un corps. Ajoutons que tous les animaux ont un organe qui reçoit la nourriture, et d’où le corps la tire pour se l’assimiler ; mais l’organe qui perçoit l’odeur est placée dans la tête, et l’odeur entre avec l’exhalaison aériforme de sorte qu’elle va au lieu même qui sert à respirer. § 19[78]. Il est donc évident que l’odorable, en tant qu’odorable, ne contribue en rien à l’alimentation. Mais il n’est pas moins clair qu’il contribue à la santé comme le prouve la sensation même, et comme le prouve aussi ce que nous venons de dire. Par conséquent, le rôle que la saveur joue dans la nourriture, pour les êtres quand ils se nourrissent, l’odeur le remplit pour la santé.

§ 20. Bornons-nous aux détails qui précèdent sur chacun des organes des sens.


CHAPITRE VI.

Complément de la théorie générale de la sensibilité. — Deux questions : 1° Nos sensations peuvent-elles aller à l’infini comme la divisibilité des corps eux-mêmes ? Il faut distinguer ici l’acte de la puissance : en puissance, nous sentons les parties infiniment petites des corps : en acte, nous ne les sentons que quand elles ont une certaine masse. 2° Les corps, ou seulement les mouvements qu’ils causent, agissent-ils sur le milieu où ils sont placés ? Propagation et mouvement de la lumière suivant Empédocle : propagation de l’odeur et du son : tous ces phénomènes peuvent s’expliquer par des mouvements successifs : exception pour la lumière que nous sentons tout d’un coup.


§ 1[79]. On peut se demander si tout corps étant divisible à l’infini, les impressions sensibles que les corps nous causent se divisent aussi de cette façon ; et je prendrai pour exemple les impressions que nous recevons de la couleur, de la saveur, de l’odeur, du son, du poids, du froid, du chaud, du léger, du dur et du doux ? Ou bien cette division infinie est-elle impossible ? D’abord chacune de ces qualités produit la sensation ; et toutes, elles n’ont reçu leurs noms divers que parce qu’elles peuvent la produire. Si la force se divise à l’infini, par suite il faudrait nécessairement que la sensation se divisât aussi de même, et que toute grandeur fût sensible, puisqu’on ne peut voir qu’un objet est blanc, si en même temps cet objet n’a quelque dimension. § 2[80]. S’il en était autrement, il pourrait y avoir des corps qui n’auraient ni couleur, ni poids, ni aucune autre qualité de ce genre, qui par conséquent ne seraient pas non plus du tout perceptibles pour nous, puisque ce sont là les qualités sensibles ; et ainsi le sensible serait composé de parties qui échapperaient à nos sens. Mais il est absolument nécessaire qu’un corps soit composé de parties sensibles ; car certainement il ne peut pas l’être de parties mathématiques. § 3[81]. Mais comment jugeons-nous et connaissons-nous toutes les choses sensibles ? Est-ce par l’intelligence ? Mais ce ne sont pas là des choses intelligibles, et l’intelligence ne peut pas penser les choses du dehors si elles ne sont pas accompagnées de la sensation ; elle les connaît en même temps que l’organe les sent, § 4[82]. S’il en est ainsi [et que les corps soient composés de parties insensibles], cela semblerait donner raison à ceux qui admettent des grandeurs indivisibles ; car par là le problème serait résolu. Mais tout ceci est impossible, et c’est ce qu’on a prouvé dans les études sur le Mouvement.

§ 5[83]. La solution de ces questions nous permettra en même temps de voir avec évidence pourquoi les sensations spécifiquement causées par la couleur, la saveur, les sens et les autres objets sensibles, sont limitées. C’est que dans toutes les choses qui ont des extrêmes, il faut aussi que les points intermédiaires soient limités ; or, ce sont les contraires qui sont les extrêmes, et dans tout : ce qui est perçu par nos sens il y a toujours des contraires, par exemple dans la couleur c’est le blanc et le noir, et dans la saveur, le doux et l’amer. Dans tous les autres sens, les contraires sont pareillement les extrêmes.

§ 6[84]. Ainsi donc, tout corps continu peut être divisé en un nombre infini de parties, si les parties qu’enlève la division sont inégales ; mais si ces parties sont égales le nombre en sera limité. Quant à ce qui n’est pas continu par soi-même, les espèces dans lesquelles il se divise sont limitées. § 7[85]. Puis donc qu’il faut reconnaître les qualités des corps pour des espèces, et que la continuité se retrouve aussi toujours en elles, on doit ici distinguer avec soin ce qui est en acte de ce qui n’est qu’en puissance ; et voilà comment la dix-millième partie d’un grain nous échappe, bien que cependant nous la voyions, et que notre vue la parcoure. C’est encore ainsi que le son du dièse nous échappe également, bien qu’on entende parfaitement toute la mélodie sans discontinuité ; mais l’intervalle intermédiaire nous est imperceptible et se perd dans les derniers sons. Il en est de même pour les choses infiniment petites qui ressortent aux autres sens ; elles sont visibles en puissance, mais elles ne le sont en acte que quand elles sont isolées. C’est ainsi que la ligne d’un pied est bien en puissance dans la ligne de deux pieds ; mais elle n’est en acte que quand elle est seule. Du reste on comprend sans peine que des quantités excessivement petites, quand elles sont séparées, se perdent facilement dans les corps qui les environnent, comme un grain de parfum se perd dans la mer où on le verse. Cependant comme cette quantité excessivement petite qui dépasse la sensation, n’est point sensible par elle-même, elle ne l’est pas davantage quand elle est séparée ; car avec cette ténuité extrême elle n’est qu’en puissance dans une quantité qu’on peut percevoir plus exactement qu’elle. Il s’ensuit qu’un objet sensible de ce genre ne pourrait être senti en acte, même s’il était séparé ; et cependant il faut dire qu’il est sensible, car il l’est déjà en puissance ; et il le deviendra en acte si on l’accroît.

§ 8[86]. On voit donc qu’il y a certaines grandeurs, certaines qualités des corps, qui nous échappent ; et l’on a dit pourquoi et comment elles sont sensibles et ne le sont pas. Mais lorsqu’elles sont assez nombreuses dans un corps pour être perceptibles en acte, et pour l’être, non pas seulement dans l’ensemble du corps lui-même, mais encore quand elles en sont séparées, il faut nécessairement qu’il y ait des limites aux impressions causées par les couleurs, les saveurs et les sons.

§ 9[87]. On pourrait demander encore si les objets sensibles ou les mouvements partis de ces objets, quelle que soit d’ailleurs la sensation, agissent d’abord, lorsqu’ils sont en acte, sur le milieu qu’ils traversent, comme paraissent agir l’odeur et le son ; car celui qui est plus près du corps odorant sent d’abord l’odeur, et le bruit n’arrive à l’oreille que longtemps après le coup qui l’a produit. En est-il donc de même de l’objet visible et de la lumière, comme le veut Empédocle, quand il prétend que la lumière du soleil traverse d’abord l’espace intermédiaire avant d’arriver à notre vue et sur la terre ? Cette théorie semble du reste fort rationnelle. En effet, tout mobile se meut d’un lieu vers un autre lieu, de telle sorte qu’il faut toujours nécessairement qu’il y ait un certain temps pendant lequel il se meut de l’un à l’autre. Or, le temps est toujours divisible ; et ainsi le rayon de la lumière existait avant même qu’il fût aperçu de nous, et alors il marchait encore dans l’espace qu’il devait traverser § 10[88]. Mais en supposant même que la sensation du son que l’on entend, se confonde toujours dans un même temps avec la sensation du son qu’on vient d’entendre ; ou d’une manière générale, en supposant que la sensation présente se confonde dans un même temps avec la sensation antérieure, et qu’il n’y ait point ici de génération successive des sensations, mais qu’elles soient, sans avoir le temps de devenir, le phénomène existe néanmoins de la façon qu’existe le son qui, après que le coup a été frappé, n’est pas encore parvenu à l’ouïe. D’un autre côté, les altérations qu’éprouve l’articulation des lettres dans le langage le montrent bien aussi : on dirait qu’elles ont à traverser un milieu, car les assistants semblent n’avoir pas bien entendu ce qui a été dit, parce que l’air, dans le mouvement qu’il a reçu, a eu le temps de se déformer.

§ 11[89]. En est-il donc ainsi de la couleur et de la lumière ? D’abord, ce n’est pas dans une position quelconque que la vue peut voir, et la chose, être vue ; la vue et l’objet ne sont pas dans le cas des choses égales. Pour ces dernières, en effet, il n’est pas besoin, ainsi qu’on l’a montré, que l’une et l’autre soient en un lieu précis, car, du moment qu’elles sont égales, peu importe qu’elles soient proches ou qu’elles soient éloignées l’une de l’autre.

§ 12[90]. Ou bien doit-on croire que cette transmission successive a lieu pour le son et pour l’odeur ? car c’est ainsi que l’air et l’eau ont beau être continus, le mouvement de tous les deux n’en est pas moins divisible. C’est là ce qui fait qu’il se peut à la fois, et que celui qui est le plus proche et celui qui est le plus éloigné, entendent et odorent la même chose ; et aussi que cela ne se peut pas. Mais ceci pour quelques esprits présente la difficulté suivante : on prétend qu’il est impossible qu’une autre personne entende, voie, ou odore la même chose, dans des conditions qui sont autres ; car il n’est pas possible qu’étant réunies, diverses personnes entendent ou odorent comme quand elles sont séparées, puisqu’alors la chose sentie qui est une devrait être séparée d’elle-même. Mais ne peut-on pas répondre que diverses personnes percevant le son de la cloche, l’odeur de l’ambre, ou la chaleur du feu, en un mot l’action de l’objet qui a causé primitivement le mouvement, cet objet reste identique et un numériquement ; mais que du moment qu’il devient propre à chacun, il est autre numériquement, tout en demeurant spécifiquement le même ? Et voilà comment plusieurs personnes voient, odorent et entendent à la fois la même chose. § 13[91]. Mais le son et l’odeur ne sont pas des corps : ce n’est qu’une affection des corps et une certaine espèce de mouvement ; car autrement, ces phénomènes ne se produiraient pas. D’un autre côté, il est vrai que le son et l’odeur ne peuvent point être non plus sans les corps.

§ 14[92]. Il en est tout autrement de la lumière. La lumière est, parce qu’elle est un être particulier ; elle n’est pas un simple mouvement. Mais l’altération ne doit pas se confondre en général avec le mouvement de translation, et elle n’est pas du tout semblable. Les translations doivent en effet tout d’abord et naturellement traverser un milieu ; et le son, par exemple, semble bien être le mouvement d’une chose qui se déplace. Mais pour les choses qui ont un mouvement d’altération, il n’en est plus ainsi. Ces choses peuvent s’altérer en masse, sans que ce soit une moitié qui commence à changer, comme l’eau qui gèle tout entière d’un seul coup, mais il est possible encore, si la masse d’eau échauffée ou gelée est considérable, qu’elle s’altère et change de proche en proche, et qu’il y ait une première partie qui change sous l’action du corps qui l’altère, sans que nécessairement la masse s’altère d’un seul coup. Nous pourrions sentir d’ailleurs, si nous étions dans un liquide, le goût d’une saveur, comme on sent une odeur, et même de plus loin, longtemps avant de toucher le corps lui-même. § 15[93]. Il est donc tout simple que pour les sens qui ont besoin d’un intermédiaire, les sensations éprouvées n’aient pas lieu en même temps, si ce n’est pour la lumière, qui s’explique par la cause qu’on vient de dire ; et cette explication convient aussi à la vision, puisque c’est la lumière qui fait voir.




CHAPITRE VII.

Dernière question sur la sensibilité : Peut-on percevoir plusieurs choses à la fois ? — Position de quelques principes sur la combinaison des mouvements et sur la combinaison des choses en général.


Objection : On ne peut pas sentir à la fois, dans un instant indivisible, deux choses qui tombent sous un seul et même sens ; à plus forte raison, des choses qui relèvent de sens différents. — Théorie fausse sur les accords des sons : ils arrivent simultanément à l’oreille, et il n’y a pas d’intervalle qui soit imperceptible pour nous.


Réponse : Nous percevons les choses tout entières, et rien n’échappe à nos sens : l’âme, identique et une, perçoit successivement toutes les sensations ; mais elle ne perçoit pas l’indivisible.


§ 1[94]. Abordons encore une autre question concernant les sens, celle de savoir si l’on peut ou non sentir deux choses à la fois dans un seul et même moment indivisible. Nous prenons comme démontré que toujours un plus fort mouvement en absorbe un plus faible ; et c’est pour cela que l’on a beau avoir les choses sous les yeux, on ne les voit point quand la pensée est fortement occupée de quelque autre objet, ou qu’on a peur, ou qu’on entend un bruit violent. Admettons aussi l’exactitude de cet autre principe, à savoir, que l’on peut toujours beaucoup mieux sentir une chose quand elle est simple que quand elle est mélangée avec d’autres ; par exemple, on goûte mieux du vin pur que du vin trempé, du miel pur que du miel mêlé à d’autres saveurs ; on voit mieux la couleur quand elle est unique, et l’on entend mieux la tonique, quand elle est seule, que quand elle est mêlée à la quinte, parce que ces sensations s’effacent mutuellement ; et c’est ce qui arrive dans les choses qui se réunissent en une seule. Puis donc que le plus grand mouvement absorbe le plus petit, il s’ensuit nécessairement que, quand ils sont simultanés, le plus grand se sent moins que s’il était tout seul, parce que le plus petit en s’y mêlant lui enlève pour cela même quelque chose de sa force, et parce que les choses quand elles sont simples sont toujours plus sensibles. Si donc tout en étant autres, des mouvements sont égaux, on ne sentira aucun des deux, car l’un pourra également annuler l’autre ; ou du moins, on ne peut certes pas sentir l’un des deux comme s’il était simple ; dans ce cas, ou il n’y aura pas du tout de sensation, ou il y en aura une différente, formée des deux mouvements. C’est aussi ce qui paraît arriver pour les choses mélangées dans la chose à laquelle on les mêle. § 2[95]. Il y a donc certaines choses qui se combinent en une, et certaines autres qui ne se combinent point ; ces dernières sont celles qui tombent sous des sens différents. Ainsi, les choses dont les extrêmes sont des contraires peuvent se combiner. Mais il n’est pas possible que d’une couleur blanche et d’un son aigu, il se forme une unité réelle, si ce n’est indirectement ; et alors cette unité ne ressemble pas du tout à l’accord harmonique qui se forme du grave et de l’aigu. On ne saurait donc non plus percevoir les choses de ce genre en même temps ; car si les mouvements en sont égaux, ils s’annulent mutuellement, parce que des deux il n’en résulte pas un seul ; et s’ils sont inégaux, le plus fort est le seul qui produise une sensation. § 3[96]. Ajoutez que l’âme sentirait plutôt les deux choses par une seule sensation, quand elles se rapportent à un seul sens comme le grave et l’aigu, parce que le mouvement d’un seul sens serait simultané à lui-même plutôt que celui de deux sens différents, comme la vue et l’ouïe. Or, il est impossible de sentir deux choses par une seule sensation, à moins que ces deux choses ne soient mêlées ; car le mélange tend toujours à l’unité, et il n’y a qu’une seule sensation pour l’unité. Mais une sensation unique est simultanée à elle-même, et par conséquent il faut nécessairement que l’on sente à la fois les choses mêlées, parce qu’on les sent par une seule sensation en acte ; car c’est un seul sens en acte qui sent l’objet quand il est un numériquement ; de même que si l’objet est spécifiquement un, c’est le sens un en puissance qui le sent. Si donc la sensation en acte est unique, l’âme croira que les choses senties n’en forment qu’une ; et nécessairement c’est que ces choses se seront combinées. Si au contraire elles ne sont pas combinées, il y a deux sensations en acte. Mais nécessairement l’acte doit être unique par rapport à une puissance unique, et à un temps indivisible ; car l’exercice et le mouvement d’un seul sens dans un moment donné sont uniques, de même qu’il n’y a qu’une seule puissance. Ainsi donc, on ne saurait sentir deux choses à la fois par un sens unique. Mais si deux choses qui tombent sous un même sens ne peuvent être perçues à la fois du moment qu’elles sont deux, à plus forte raison évidemment ne peut-on sentir à la fois les choses qui tombent sous des sens différents ; par exemple, la couleur blanche et la saveur douce. C’est qu’en effet l’âme ne semble reconnaître ce qui est numériquement un, que parce qu’elle le sent dans le même temps, tandis que ce qui est un en espèce, elle le reconnaît à la fois, et par le sens qui perçoit, et par la manière dont cet objet agit sur lui : je veux dire, par exemple, que c’est bien toujours le même sens identique à lui-même qui juge le blanc et le noir, tout différents que le blanc et le noir sont en espèce, comme c’est aussi un même sens qui juge le doux et l’amer. Mais dans un des cas, le sens est différent de ce qu’il est dans l’autre cas ; il juge autrement de chacun des contraires ; et c’est ainsi que chacun de ces sens perçoit de la même façon les objets qui se correspondent, et que par exemple, de même que le goût perçoit le doux, et que la vue perçoit le blanc, de même aussi la vue voit le noir, et le goût sent l’amer.

§ 4[97]. De plus, si les mouvements des contraires sont contraires, et que les contraires ne puissent jamais être en même temps dans un seul et même individu, bien qu’ils puissent tomber sous un même sens, comme le doux et l’amer, il s’ensuit que l’on ne peut pas non plus les sentir tous deux à la fois. Il est tout aussi clair qu’on ne peut pas davantage sentir ainsi les choses qui ne sont pas contraires ; car [parmi les couleurs] les unes se rapportent au noir et les autres au blanc ; et cette remarque s’applique également aux autres sensations ; et par exemple aux saveurs, dont les unes se rapportent au doux et les autres à l’amer. Il n’est pas même possible de sentir à la fois les choses mêlées, parce qu’elles appartiennent dans leurs rapports à des opposés, et par exemple, la tonique et la quinte, à moins qu’elles ne soient senties comme une seule et même chose ; et c’est ainsi seulement qu’il n’y a qu’une notion unique des extrêmes, mais non pas autrement ; car il y aura notion simultanée, tantôt du rapport du grand au petit, ou de l’impair au pair, et tantôt du rapport du petit au grand ou du pair à l’impair. Si donc des choses analogues, mais de genre différent, sont encore plus éloignées les unes des autres, et sont plus dissemblables entre elles que les choses qui sont dans un même genre, par exemple je veux dire le doux et le blanc, que j’appelle analogues, mais qui sont de genre différent, le doux s’éloignant spécifiquement plus encore du noir que du blanc, il est encore moins possible de sentir simultanément ces dernières choses que celles d’un même genre ; et il s’ensuit que si les choses d’un genre identique ne sont pas perçues à la fois, les autres ne le sont pas davantage.

§ 5[98]. D’autre part, on a prétendu quelquefois, pour les accords des sons entre eux, que les sons n’arrivent pas en même temps-à notre oreille, mais qu’ils paraissent seulement y arriver ainsi, et que cette illusion vient de ce que le temps qui sépare chaque son est imperceptible ; cette opinion est-elle juste ou ne l’est-elle pas ? Ajoutons qu’on pourrait fort aisément étendre cette explication, et dire aussi qu’on croit voir et entendre à la fois une seule et même chose, parce que les intervalles de temps [qui séparent la vue et l’ouïe] nous échappent. Ou bien doit-on dire que cela n’est pas exact, et qu’il n’est pas possible qu’il y ait un temps qui soit insensible pour nous et nous échappe, et que nous pouvons toujours le percevoir quel qu’il soit ? En effet, si lorsqu’on se sent soi-même, ou même lorsqu’on sent quelque autre chose dans un temps continu, on ne peut point ignorer sa propre existence ou celle de la chose ; et si dans cette durée continue il y avait un moment, quelque court qu’on le fasse, où l’on fût tout à fait insensible, il est clair aussi que dans cet instant on ne saurait même pas si l’on existe soi-même, ou si l’on voit quelque objet ; et qu’alors, et tout à la fois, on pourrait dire qu’on ne sent pas et qu’on sent. § 6[99]. En outre, il n’y aura plus de temps ou de chose perçue dont on ne puisse dire aussi, ou qu’on n’a senti que dans une partie de ce temps, ou qu’on n’a vu qu’une partie de cette chose, du moment qu’on suppose qu’il y a quelque parcelle du temps ou des choses qui devienne tout à fait insensible pour nous à cause de sa petitesse. Admettons que l’on voie la chose entière, et qu’on sente le temps lui-même tout entier sans discontinuité, seulement parce qu’on aura senti une partie du temps où qu’on aura vu une partie de la chose, et admettons aussi qu’il y ait quelque parcelle insensible. Retranchons CB qui est cette parcelle dans laquelle on ne sent pas. Il s’ensuivra qu’il suffit, pour sentir le tout, d’une partie du temps ou d’une partie de la chose ; par exemple, qu’on voit la terre entière parce qu’on en voit telle partie, et que l’on marche durant l’année entière parce que l’on marche durant une partie de l’année. Mais on ne sent rien en BC ; c’est donc parce que l’on sent dans quelque partie de AB que l’on dit qu’on sent le tout et la terre entière. Mais le même raisonnement serait bon pour AC ; car c’est toujours dans quelque partie du temps que l’on sent, ou c’est toujours quelque partie de la chose, et l’on ne sent jamais le tout. Ce qu’il faut affirmer, c’est que l’on sent les choses tout entières, mais qu’elles ne paraissent pas toujours tout ce qu’elles sont. C’est ainsi qu’on voit les dimensions du soleil, et de loin, celles d’un objet de quatre coudées, sans qu’elles paraissent aussi grandes qu’elles le sont réellement. Mais parfois elles nous semblent indivisibles, et l’on ne voit pas l’indivisible ; nous en avons expliqué la cause dans ce qui précède. Concluons donc de là qu’évidemment il n’y a pas du tout de temps qui soit imperceptible pour nous.

§ 7[100]. Pour revenir à la première question qui avait été soulevée, il s’agit de savoir si l’on peut ou si l’on ne peut pas sentir plusieurs choses à la fois. Quand je dis à la fois, je comprends que les phénomènes se passent l’un par rapport à l’autre dans une seule partie de l’âme et dans un temps indivisible. D’abord donc, est-il possible de sentir plusieurs choses à la fois en les percevant par une partie de l’âme qui serait différente et qui serait indivisible, de façon qu’elle serait tout entière continue ? Mais pour ne parler d’abord que des choses relatives à un seul sens, à la vue par exemple, si la vue a besoin d’une autre partie pour sentir une autre couleur, ne sera-ce pas donner à ce sens plusieurs parties qui seront identiques en espèce ? car les choses qu’il sent ici sont dans le même genre. On prétend, il est vrai, que les deux yeux n’empêchant pas de voir l’objet unique, il en peut être de même aussi dans l’âme. A cela l’on peut répondre que pour les deux yeux sans doute ils ne causent qu’une seule perception, et qu’il n’y a pour eux qu’un seul et même acte ; mais si, dans l’âme, la partie qui est affectée par les deux objets est une, cette partie sera précisément celle qui sent, tandis que si les sensations sont séparées, ce ne sera plus le même phénomène que pour les yeux. De plus, il s’ensuivrait que les mêmes sensations seraient multiples, ce qui reviendrait à dire que les connaissances données par elles sont différentes ; car il n’y a pas d’acte de sensation sans la faculté spéciale à laquelle il se rapporte, pas plus qu’il n’y a de sensation sans cet acte. § 8[101]. Mais si l’âme perçoit les sensations [de sens différents] dans une partie une et indivisible, évidemment elle sentira de même aussi les autres sensations ; car il était plus facile de percevoir plusieurs de ces dernières à la fois plutôt que celles qui sont de genres différents. Au contraire si l’âme perçoit la couleur blanche par une partie et la saveur douce par une autre, le résultat de ces sensations est-il un ou n’est-il pas un ? Il faut nécessairement que ce résultat soit un ; car, dans l’âme, la partie qui sent est une aussi. Mais à quelle unité le résultat répond-il ici ? car les choses senties ne forment pas une unité. Il faut donc que dans l’âme il y ait une unité qui sente tout, ainsi qu’on l’a dit précédemment ; seulement elle sent un autre genre d’objets par un autre organe. § 9[102]. Peut-on donc expliquer ceci en disant que c’est comme indivisible que la faculté qui sent à la fois le blanc et le doux reste quelque chose d’un en acte, et qu’elle n’est autre en acte que quand elle devient divisible ? Ou bien encore en serait-il pour l’âme de même qu’il en est pour les choses ? Ainsi, une seule et même chose peut, tout en gardant son unité numérique, être blanche et douce, et avoir beaucoup d’autres qualités encore. En effet, si les modifications des choses ne sont pas séparées les unes des autres, et que la manière d’être seulement soit différente pour chacune d’elles, il faut supposer qu’il en est de même pour l’âme, que ce qui perçoit en elle toutes les sensations diverses est numériquement une seule et même chose, et que cependant cette faculté est autre par sa manière d’être, ici pour les choses de genre différent, et là pour les choses d’espèce différente. Par conséquent, l’âme perçoit en même temps les choses par une seule et même faculté ; seulement, le rapport n’est pas le même.

§ 10[103]. Il est donc évident que tout ce qui est perceptible à nos sens a une certaine grandeur, et qu’il n’y a pas d’indivisible qui soit perceptible pour nous. En effet, la distance d’où l’on ne peut pas voir une chose est infinie, celle d’où l’on peut la voir est limitée. Même remarque pour l’objet qu’on peut percevoir par l’odorat, pour celui qu’on peut percevoir par l’ouïe, et pour tous les objets que l’on perçoit sans les toucher directement. Ainsi, il y a un point dernier dans la distance d’où l’on ne voit pas, et un premier d’où l’on voit. Il faut donc nécessairement considérer comme indivisible ce point au delà duquel il est impossible de sentir l’existence de la chose, et en deçà duquel, au contraire, on doit la percevoir. Mais si l’on admet qu’un indivisible peut être perceptible à nos sens, en le plaçant à cette extrémité d’où l’on cesserait de sentir au delà et où l’on commencerait à sentir en deçà, il en résulterait qu’un objet serait à la fois visible et invisible ; or, c’est ce qui est impossible.

§ 11[104]. On a donc expliqué ce que sont les organes des sens et les objets sensibles ; et l’on a montré ce qu’est en commun et en particulier chacun d’eux. Parmi les questions qu’il nous reste à étudier, il faut nous occuper d’abord de la mémoire et du souvenir.


FIN DU TRAITÉ DE LA SENSATION ET DES CHOSES SENSIBLES.



TRAITÉ DE LA MÉMOIRE ET DE LA RÉMINISCENCE


{13}


CHAPITRE PREMIER.

De la nature de la mémoire, et de la partie de l’âme de laquelle elle dépend : diversité de la mémoire suivant les organisations. — La mémoire ne s’applique jamais qu’au passé : elle relève directement du principe même qui sent en nous ; et voilà comment elle se trouve dans beaucoup d’animaux autres que l’homme : rapports de la mémoire à l’imagination. Théorie spéciale de la mémoire : la notion actuelle dont l’esprit a conscience lui rappelle un objet passé : explication de ce phénomène : comparaison de la mémoire et d’un cachet : causes de la faiblesse de la mémoire chez les enfants et les vieillards. — La mémoire comparée à un tableau, qui est à la fois quelque chose de réel et une simple copie : rapports de la pensée à l’image dans l’esprit. — Hallucinations de la mémoire : exemples d’Antiphéron et de quelques extatiques.


§ 1[105]. Qu’est-ce que la mémoire ? Qu’est-ce que c’est que se souvenir ? Quelle est la cause de ces phénomènes ? Entre les parties diverses de l’âme, quelle est celle à laquelle se rapportent, et cette faculté, et l’acte qui constitue le souvenir, la réminiscence ? C’est ce que nous allons rechercher. En effet, ce ne sont pas les mêmes personnes qui ont de la mémoire, et qui se ressouviennent par réminiscence. D’ordinaire, ce sont les esprits lents qui ont le plus de mémoire ; mais ceux qui se ressouviennent avec le plus de facilité et ont le plus de réminiscence, ce sont les esprits qui sont vifs et s’instruisent sans peine.

§ 2[106]. Voyons d’abord quels sont les objets auxquels s’applique la mémoire ; car c’est un point sur lequel on se trompe assez souvent. En premier lieu, on ne peut se rappeler l’avenir ; l’avenir ne peut être l’objet que de nos conjectures et de nos espérances ; ce qui ne veut pas dire qu’il ne puisse y avoir une science de l’espérance, nom que parfois l’on donne à la divination. La mémoire ne s’applique pas davantage au présent : c’est l’objet de la sensation ; car la sensation ne nous fait connaître ni le futur, ni le passé ; elle nous donne le présent, et pas autre chose. La mémoire ne concerne que le passé, et l’on ne peut jamais dire qu’on se rappelle le présent quand il est présent ; par exemple, qu’on se rappelle cet objet blanc au moment même où on le voit, pas plus qu’on ne se rappelle l’objet que l’esprit contemple, au moment où on le contemple et où on le pense ; on dit seulement qu’on sent l’un et qu’on sait l’autre. Mais lorsque, sans la présence des objets eux-mêmes, on en possède la science et la sensation, alors c’est la mémoire qui agit ; et c’est ainsi qu’on se souvient que les angles du triangle sont égaux à deux droits, tantôt parce qu’on a appris ce théorème ou que l’intelligence l’a conçu, tantôt parce qu’on l’a entendu énoncer, ou qu’on en a vu la démonstration, ou qu’on l’a obtenue de telle autre façon pareille. En effet, toutes les fois qu’on fait acte de souvenir, on se dit dans l’âme qu’on a antérieurement entendu la chose, qu’on l’a sentie ou qu’on l’a pensée.

§ 3[107]. Ainsi donc la mémoire ne se confond ni avec la sensation ni avec la conception intellectuelle ; mais elle est ou la possession ou la modification de l’une des deux, avec la condition d’un temps écoulé. Il n’y a pas de mémoire du moment présent dans le moment même, ainsi qu’on vient de le dire ; il n’y a que sensation pour le présent, espérance pour l’avenir, et mémoire pour le passé. Ainsi la mémoire est toujours accompagnée de la notion du temps. Il s’ensuit que parmi les animaux, il n’y a que ceux qui ont perception du temps qui aient de la mémoire ; et ils l’ont précisément par cette faculté même qui leur sert à percevoir. § 4[108]. Antérieurement, nous avons parlé de l’imagination dans le Traité de l’Ame, et nous avons dit qu’on ne peut penser sans images. Le phénomène qui se passe dans l’acte de l’entendement est absolument le même que pour le tracé d’une figure géométrique qu’on démontre. Ainsi, quand nous traçons une figure, bien que nous n’ayons aucun besoin de savoir précisément la grandeur du triangle décrit, nous ne l’en traçons pas moins d’une certaine dimension déterminée. De même, en le pensant par l’entendement, bien qu’on ne pense pas à sa dimension, on se le place cependant devant les yeux avec une dimension quelconque ; et on le pense en faisant abstraction de cette grandeur. S’il s’agit de la nature seule des quantités, bien qu’elles soient complètement indéterminées, la pensée se pose toujours une quantité finie, et elle ne pense aux quantités qu’en tant que quantités seulement. On expliquera du reste ailleurs comment il se fait qu’on ne peut penser ni sans la notion du continu, ni sans la notion du temps, même des choses qui ne sont pas dans le temps. Il faut nécessairement que la notion de grandeur et de mouvement nous vienne de la faculté qui nous donne aussi celle de temps ; et l’image n’est qu’une affection du sens commun. Il en résulte évidemment que la connaissance de ces idées est acquise par le principe même de la sensibilité. § 5[109]. Or la mémoire des choses intellectuelles ne peut non plus avoir lieu sans images ; et, par suite, ce n’est qu’indirectement que la mémoire s’applique à la chose pensée par l’intelligence ; en soi, elle ne se rapporte qu’au principe sensible, voilà bien pourquoi la mémoire appartient à d’autres animaux, et n’est pas le privilège des hommes et généralement des êtres qui ont les facultés de l’opinion et de la réflexion, tandis que si elle était une des parties intellectuelles de l’âme, elle manquerait à beaucoup d’animaux autres que l’homme ; peut-être même ne serait-elle le partage d’aucun être mortel. Maintenant même elle n’appartient pas à tous les animaux, attendu que tous n’ont pas la notion du temps. En effet, quand on fait acte de mémoire, on sent toujours en outre, comme nous l’avons dit, qu’antérieurement on a vu, entendu, ou appris telle chose. Or Avant et Après se rapportent au temps. Ainsi donc, à quelle partie de l’âme appartient la mémoire ? Évidemment à cette partie de qui relève encore l’imagination ; les choses qui en soi sont les objets de la mémoire sont toutes celles qui sont aussi du domaine de l’imagination ; et celles-là ne sont qu’indirectement ses objets, qui ne peuvent exister non plus sans cette faculté.

§ 6[110]. Ici l’on pourrait se demander comment il se fait que la modification de l’esprit étant seule présente, et l’objet même étant absent, on se rappelle ce qui n’est pas présent. Évidemment on doit croire que l’impression qui se produit par suite de la sensation dans l’âme, et dans cette partie du corps qui perçoit la sensation, est analogue à une espèce de peinture, et que la perception de cette impression constitue précisément ce qu’on appelle la mémoire. Le mouvement qui se passe alors empreint dans l’esprit comme une sorte de type de la sensation, analogue au cachet qu’on imprime sur la cire avec un anneau. Voilà pourquoi ceux qui par la violence de l’impression, ou par l’ardeur de l’âge, sont dans un grand mouvement, n’ont pas la mémoire des choses, comme si le mouvement et le cachet étaient appliqués sur une eau courante. Chez d’autres, au contraire, qui en quelque sorte sont froids comme le plâtre des vieilles constructions, la dureté même de la partie qui reçoit l’impression empêche que l’image n’y laisse la moindre trace. Voilà pourquoi les tout jeunes enfants et les vieillards ont très peu de mémoire. Ils coulent en effet, les uns parce qu’ils se développent, les autres parce qu’ils dépérissent. De même encore ceux qui sont trop vifs, et ceux qui sont trop lents, n’ont ordinairement de mémoire ni les uns ni les autres : ceux-ci sont trop humides, et ceux-là sont trop durs ; par conséquent, l’image ne demeure point dans l’âme des uns et n’effleure pas l’âme des autres. § 7[111]. Mais si c’est bien ainsi que les choses se passent pour la mémoire, est-ce de cette impression de l’esprit qu’on se souvient, ou de l’objet même qui l’a produite ? Si c’est de l’impression, on ne se souviendrait en rien des choses qui sont absentes : et si c’est de l’objet, comment, tout en sentant l’impression, nous rappelons-nous l’objet absent que nous ne sentons pas ? En admettant qu’il y ait en nous quelque chose de pareil à un cachet ou à une peinture, comment se fait-il que ne sentant que cette chose, nous nous en rappelons cependant une autre, et nous ne nous rappelons pas cette chose elle-même ? Ainsi, lorsqu’on fait acte de mémoire, on contemple en soi cette impression et on ne sent qu’elle ; comment donc se rappelle-t-on pourtant un objet qui n’est pas présent ? Ce serait en effet voir et entendre une chose qui n’est pas présente. Mais n’y a-t-il pas une manière d’expliquer comment ce phénomène est possible et comment il s’accomplit ? Ainsi, l’animal peint sur le tableau est à la fois un animal et une copie ; et tout en étant un et le même, il est pourtant ces deux choses à la fois. L’être de l’animal et celui de l’image ne sont pas cependant identiques ; et on peut se représenter cette peinture, soit comme animal, soit comme copie d’un animal. Il faut supposer aussi que l’image qui se peint en nous, y est absolument de cette même façon, et que la notion que l’âme contemple est quelque chose par elle-même, bien qu’elle soit aussi l’image d’une autre chose. Ainsi donc, en tant qu’on la considère en elle-même, c’est une représentation de l’esprit, une image ; en tant qu’elle est relative à un autre objet, c’est comme une copie et un souvenir. § 8[112]. Par conséquent aussi, quand le mouvement de cet objet a lieu, si c’est en tant qu’il est lui, l’âme le sent alors ainsi lui-même, comme lorsqu’une pensée intelligible ou une image se manifeste en elle et la traverse. Si, au contraire, c’est en tant que cet objet se rapporte à un autre, l’âme ne le voit que comme une copie, ainsi que dans le tableau où, sans avoir vu Coriscus en toute réalité, on le considère comme la copie de Coriscus. Mais il y a quelque différence dans cette contemplation que l’âme peut faire ; quand elle considère l’objet comme animal figuré, l’impression ne se présente alors à elle que comme une simple pensée, tandis que si l’âme considère, comme dans le second cas, qu’il n’est qu’une copie, cette impression devient pour elle un souvenir. § 9[113]. Cela explique pourquoi nous ne savons pas toujours très précisément, quand des mouvements de ce genre se produisent dans notre âme à la suite d’une sensation antérieure, si c’est bien de la sensation qu’ils nous viennent ; et nous ne savons trop si c’est ou si ce n’est pas un fait de mémoire. Parfois il nous arrive de croire penser une chose, et de nous souvenir en même temps que nous l’avons antérieurement entendue ou aperçue ; et cette illusion a lieu lorsque l’esprit, contemplant la chose même, se méprend et ne la considère que comme si elle était l’image d’une autre chose. Parfois aussi, c’est tout le contraire qui a lieu, comme l’éprouva Antiphéron d’Orée, comme l’ont éprouvé bien d’autres qui ont eu des extases ; ils parlaient des images que voyait leur esprit comme si c’était des réalités, et comme s’ils s’en fussent souvenus. Et c’est là précisément ce qui se passe quand l’esprit considère, comme la copie d’une chose, ce qui n’est pas du tout une copie. § 10[114]. Du reste, l’exercice et l’étude conservent la mémoire en la forçant de se ressouvenir ; et cet exercice n’est pas autre chose que de considérer fréquemment la représentation de l’esprit, en tant qu’elle est une copie et non pas en elle-même.

§ 11[115]. Voilà donc ce qu’est la mémoire et ce que c’est que se souvenir. Répétons-le : c’est la présence dans l’esprit de l’image, comme copie de l’objet dont elle est l’image ; et la partie de l’âme à laquelle elle appartient en nous, c’est le principe même de la sensibilité, par lequel nous percevons la notion du temps.


CHAPITRE II.

Théorie de la réminiscence : différences qui séparent la réminiscence de la mémoire et de la perception. — Mécanisme de la réminiscence : association des idées : phases diverses par lesquelles passe souvent l’esprit avant d’arriver au souvenir qu’il cherche : effets de l’habitude. — Importance de la notion du temps dans la réminiscence. La réminiscence est le privilège de l’homme : rapports de la réminiscence aux organes du corps : fatigue et trouble de l’esprit. La conformation du corps agit aussi sur la faculté de la réminiscence.


§ 1[116]. Il ne nous reste plus qu’à parler de la réminiscence. § 2[117]. D’abord, il faut admettre comme parfaitement démontrées toutes les vérités que nous avons avancées dans nos Essais. Ainsi, la réminiscence n’est, ni une réacquisition de la mémoire qu’on reprend, ni une première acquisition. En effet, quand on apprend quelque chose pour la première fois, ou qu’on éprouve une première impression, on ne peut pas certainement dire qu’on recouvre la mémoire, puisqu’il n’y a pas encore eu de mémoire antérieurement. On ne peut pas dire davantage que l’on acquière alors une première notion ; mais c’est seulement après que la connaissance a été acquise ou que l’impression a eu lieu, qu’il y a mémoire ; et ainsi, la mémoire n’arrive jamais dans l’esprit en même temps que l’impression sensible. § 3[118]. De plus, à l’instant même où l’impression vient tout d’abord de se produire, dans un instant indivisible, et toute récente qu’elle est, l’impression est dans l’être qui la subit ; déjà même il y a science, si l’on peut toutefois appeler du nom de science cette disposition et cette impression. Bien qu’on puisse dire directement qu’on se rappelle aussi certaines choses que l’on sait, à proprement parler on ne peut faire acte de mémoire, à moins qu’il n’y ait déjà quelque temps d’écoulé ; on ne se rappelle actuellement que ce qu’on a su ou éprouvé antérieurement, et l’on ne se rappelle pas maintenant ce que maintenant on éprouve. § 4[119]. Il est clair encore que se souvenir par la réminiscence, ce n’est pas seulement se rappeler maintenant qu’on a eu dans le principe une sensation ou une impression qu’on a éprouvée. Mais la réminiscence consiste à recouvrer la science ou la sensation qu’on avait eues auparavant, ou bien cet état qui constitue ce qu’on appelait la mémoire, je veux dire à se ressouvenir de l’une des choses qui ont été dites ; et le souvenir et la mémoire viennent alors à la suite de la réminiscence. Ce ne sont pas du reste des choses antérieures qui se reproduisent complètement de nouveau dans l’esprit ; mais il y a alors une partie des choses qui se reproduit et une partie qui ne se reproduit pas ; car la même personne pourrait très bien deux fois découvrir et apprendre la même chose. Il faut donc faire une différence entre la réminiscence dans ce dernier cas, et cette autre réminiscence qui s’applique à un état précédent de l’esprit plus complet que celui d’où l’on part pour apprendre. § 5[120]. Du reste, les réminiscences se produisent parce que tel mouvement vient naturellement à la suite de tel autre. Si cette succession de mouvements est nécessaire, il est évident que quand tel mouvement aura lieu, il déterminera l’autre aussi. Si cette succession n’est pas nécessaire, mais simplement habituelle, il est seulement probable que le second mouvement aura lieu après le premier. Il y a, du reste, des gens qui, en une seule impression qui les émeut, contractent une habitude plus complète que d’autres par une suite d’émotions nombreuses. Il y a aussi des choses dont nous nous souvenons beaucoup mieux, pour les avoir vues une seule fois, que nous ne nous souvenons de certaines autres que nous avons mille fois vues. Lors donc que la réminiscence a lieu en nous, c’est que nous éprouvons de nouveau quelques-unes des émotions antérieures, jusqu’à ce que nous éprouvions l’émotion après laquelle celle-ci vient habituellement. Voilà aussi pourquoi notre esprit recherche ce qui a suivi, soit à partir de tel instant ou de tel autre, soit à partir d’une chose semblable ou contraire, soit même d’un objet simplement voisin ; et cet effort de l’esprit suffit pour produire la réminiscence. C’est que les mouvements causés par ces autres choses, tantôt sont identiques, tantôt sont simultanés, tantôt même comprennent en partie l’objet qu’on cherche, de sorte que le reste qui a été mis en mouvement à la suite n’est plus que très peu de chose à trouver ; c’est par ces recherches qu’on provoque la réminiscence. § 6[121]. Sans même chercher ainsi, on a parfois la réminiscence, quand ce mouvement qu’il nous importe de retrouver se produit après tel autre ; mais le plus souvent, ce mouvement ne se produit qu’après les autres mouvements du genre de ceux dont nous venons de parler. § 7[122]. Il n’est pas du tout besoin d’observer comment nous avons réminiscence des choses dès longtemps passées. Il suffit de savoir comment nous l’avons de celles qui sont récentes ; car il est évident que le procédé est le même, comme dans le cas où l’on dit la succession des choses sans recherche préalable et sans réminiscence. Les mouvements se suivent par une sorte d’habitude et l’un vient après l’autre ; et ainsi, quand on vaudra faire acte de réminiscence, c’est ce qu’on fera, et l’on n’aura qu’à chercher à remonter jusqu’au mouvement initial, après lequel viendra celui dont on a besoin. § 8[123]. Voilà aussi comment les réminiscences sont d’autant plus rapides et plus complètes qu’on remonte jusqu’à l’origine ; car les rapports que les choses ont entre elles, en se suivant les unes les autres, se retrouvent entre les mouvements qu’elles donnent à l’esprit. Les choses les plus faciles à retenir sont celles qui ont un certain ordre, comme les mathématiques. Il y en a d’autres au contraire qu’on ne se rappelle que mal et péniblement ; et voilà la différence qui sépare la réminiscence d’un second apprentissage des choses. Pour la réminiscence, on peut aller en quelque sorte, de soi-même, aux conséquences qui viennent après le premier point d’où l’on est parti, tandis que quand on ne peut pas avancer tout seul, et qu’il faut recourir à autrui, c’est qu’on ne se souvient plus. Souvent il arrive qu’on est hors d’état de se rappeler, et que l’on peut fort bien chercher et trouver ; dans ce cas, l’esprit en est réduit à remuer une foule de choses avant d’arriver enfin à ce mouvement qui amènera à sa suite la chose même qu’il cherche. C’est que se souvenir par réminiscence, c’est précisément posséder dans son esprit la faculté motrice assez forte, comme on l’a dit, pour qu’on tire de soi-même, et des mouvements que l’on a en soi, le mouvement même qu’on cherche. Mais il faut reprendre les choses dès l’origine. Ce qui fait que quelquefois on arrive à se souvenir au moyen des choses en apparence les plus étrangères, c’est que l’esprit passe rapidement d’une chose à une autre : par exemple, de l’idée du lait il passe à celle de blanc, du blanc à l’air, et de l’air à l’humidité ; et, au moyen de cette dernière notion, il se rappelle l’automne, saison qui était précisément ce qu’on cherchait.

§ 9[124]. On peut dire que le principe général d’où l’on doit partir, c’est le milieu même des choses qu’on veut se rappeler ; parce que si l’esprit n’a pu retrouver le souvenir avant ce point, il le retrouvera en arrivant à ce milieu ; ou bien c’est qu’il ne pourra plus le retrouver à une autre source. Supposons donc que l’on pense à cette série : A, B, C, D, E, F, G, H. Si l’on ne se rappelle pas quand on est à GH, on se souviendra quand on sera à E. En effet, de E, on peut remonter à la fois des deux côtés, soit à D soit à E. En supposant que l’on ne cherche pas quelqu’un de ces termes, on se souviendra en arrivant à C, si l’on cherche G ou F ; si ce n’est pas encore à C, on se souviendra en poussant jusqu’à A, et toujours de même. § 10[125]. Ce qui fait que parfois une même chose excite en nous le souvenir, et parfois ne l’excite pas, c’est que l’esprit peut être poussé à plus d’une chose en partant d’un même principe, par exemple de C, on peut aller à F ou à D. Si donc le mouvement n’est pas dès longtemps habituel, l’esprit cède à celui qui lui est le plus ordinaire, parce que l’habitude est réellement comme une seconde nature, voilà pourquoi nous avons très vite les réminiscences des choses auxquelles nous pensons fréquemment ; car, de même que par nature, telle chose vient après telle autre, de même aussi l’acte de l’esprit produit cette succession ; et la répétition fréquente finit par faire une nature. Mais, si dans les choses de la nature, il y en a qui sont contre nature, et d’autres qui viennent du hasard, à bien plus forte raison ce désordre a-t-il lieu dans les choses qui dépendent de l’habitude, et dans lesquelles la nature n’a pas une puissance égale ; l’esprit peut donc bien quelquefois s’y mouvoir un peu à l’aventure, dans un sens ou dans l’autre, surtout quand on s’éloigne d’un premier point, et de celui-là à un autre. Voilà comment, quand c’est un nom, par exemple, qu’il faut se rappeler, on en trouve un qui lui ressemble, et comment l’on estropie celui qu’on cherchait.

§ 11[126]. Telle est donc l’explication de la réminiscence.

§ 12[127]. Ce qu’il y a de plus important ici c’est d’apprécier le temps, soit d’une manière précise, soit d’une manière indéterminée. Admettons qu’il y ait quelque chose dans l’esprit qui discerne un temps plus long et un temps plus court ; et il est tout simple qu’il en soit en ceci comme pour les grandeurs. Ainsi, l’esprit pense les choses qui sont grandes et éloignées ; et il ne faut pas pour cela que la pensée s’étende au dehors d’elle-même, comme on prétend dans quelques théories que s’étend la vision, parce qu’en effet l’esprit peut penser tout aussi bien ces choses, même quand elles n’existent pas ; mais l’esprit agit par un mouvement proportionnel, parce qu’il y a dans la pensée des formes et des mouvements semblables à ceux des objets. § 13[128]. Quelle différence y aura-t-il donc quand l’esprit pensera des choses plus grandes ? Est-ce qu’il pense ces choses-là mêmes ? ou en pense-t-il de plus petites ? Toutes les choses du dedans ont beau être plus petites, elles n’en conservent pas moins leurs proportions avec celles du dehors. Il est possible, peut-être, que de même que pour les figures l’on peut établir des proportions, mais toujours dans l’esprit, de même ces proportions s’appliquent à des distances [de temps]. Prenons un exemple : si l’esprit se meut suivant BE, AB, il décrit la ligne AD ; car, AC et CD sont proportionnelles à AB et BE. Pour quoi donc l’esprit décrit-il plutôt CD que FG ? Est-ce parce que AC est à AB comme KH est à KM ? Ainsi donc, l’esprit se meut aussi suivant ces lignes en même temps. Mais si l’esprit veut penser à FG, il pense semblablement à BE, et il pense à KL au lieu de HI ; car ces lignes [FG, BE] sont entre elles comme FA est à BA.

§ 14[129]. Ainsi donc, quand le mouvement de l’objet est simultané à celui du temps, il y a dès lors acte de mémoire. Que si l’on croit faire cette coïncidence, bien qu’on ne la fasse pas réellement, on croit simplement aussi se souvenir ; car on peut bien se tromper et s’imaginer se souvenir, quand vraiment on ne se souvient pas. Mais quand on fait acte de mémoire, il n’est pas possible de ne pas le croire, et d’ignorer qu’on se souvient, puisque c’est là précisément ce qui constitue le souvenir. Mais si le mouvement de l’objet se fait sans le mouvement du temps, ou à l’inverse, celui-ci sans celui-là, alors on ne se souvient point. D’ailleurs, le mouvement du temps est de deux sortes. Parfois on ne se rappelle pas les choses avec la mesure précise du temps ; et par exemple, si l’on a fait telle chose il y a trois jours, on se rappelle seulement qu’on l’a faite dans un temps quelconque. Parfois aussi l’on possède exactement la mesure du temps ; mais cette mesure n’est pas nécessaire pour que l’on se souvienne des choses. Et en effet, lorsqu’on se rappelle les choses sans la mesure du temps, ordinairement l’on dit qu’on s’en souvient bien, mais qu’on ne sait plus quand elles ont est lieu ; c’est que l’on ne sent pas ce Quand par une mesure suffisamment précise.

§ 15[130]. On a dit précédemment que ce n’était pas toujours les mêmes hommes qui avaient de la mémoire et de la réminiscence.

§ 16[131]. La mémoire diffère de la réminiscence autrement encore que par le temps ; ainsi, beaucoup d’animaux, sans compter l’homme, ont de la mémoire, tandis que parmi tous les animaux connus la réminiscence n’appartient, on peut dire, qu’à l’homme tout seul ; la cause de ce privilège, c’est que la réminiscence est une sorte de raisonnement. Quand on a une réminiscence, on fait ce raisonnement qu’antérieurement on a entendu, vu ou éprouvé quelque impression de ce genre ; et l’esprit fait alors une espèce de recherche. Mais cet effort n’est possible qu’aux animaux que la nature a doués de la faculté de vouloir ; et vouloir est bien aussi une sorte de raisonnement, de syllogisme.

§ 17[132]. Ce qui prouve bien que cette faculté dépend en partie du corps, et que la réminiscence est une sorte de recherche que fait l’esprit dans l’image que le corps lui a transmise, c’est que quelques personnes se troublent tout à fait, quand elles ne peuvent se ressouvenir de quelque chose ; et tout en voulant cesser d’appliquer leur pensée à cette recherche et ne plus faire acte de réminiscence, elles sont tout à fait incapables de s’arrêter. C’est surtout ce qui arrive aux gens mélancoliques, précisément parce que les images agissent beaucoup plus sur leur esprit. Ce qui leur fait perdre la faculté d’arrêter leur réminiscence, c’est que comme ceux qui ont lancé un trait ne peuvent plus le rappeler, de même quand l’esprit fait effort pour un acte de réminiscence, et qu’il cherche péniblement, il émeut aussi quelque organe corporel, qui souffre de cette affection. Ceux qui alors se troublent le plus sont ceux qui ont, au siège de la sensibilité, quelque humidité ; car cette humidité ne s’arrête pas aisément quand une fois elle a été mise en mouvement, et elle ne cesse de s’agiter que quand l’esprit atteint la chose qu’il cherche et que le mouvement suit son cours régulier. § 18[133]. Voilà pourquoi, quand la frayeur et la colère ont été une fois excitées, leur réaction même les empêche de s’arrêter ; mais elles réagissent à leur tour contre ces mêmes organes qui les ont excitées. La réminiscence alors affecte l’esprit à peu près comme ces mots, ces chants et ces discours qu’on a eus trop souvent à la bouche, et qu’on se surprend longtemps à chanter et à dire sans même qu’on le veuille.

§ 19[134]. Il faut remarquer encore que ceux qui ont les parties supérieures du corps trop fortes, et qui ressemblent aux nains, ont moins de mémoire que ceux qui sont d’une conformation contraire, parce qu’ils ont un grand poids sur le siège de la sensibilité, et que les mouvements qu’elle reçoit n’y peuvent pas demeurer dès l’origine, mais qu’ils se perdent et qu’ils ne peuvent plus, au besoin, revenir directement et facilement dans l’acte de la réminiscence. § 20[135]. Ceux qui sont trop jeunes et ceux qui sont trop vieux sont sans mémoire, à cause du mouvement dont ils sont agités ; ils sont tout absorbés, les uns par le développement qui se fait en eux, les autres par le dépérissement qui les emporte ; et l’on peut ajouter que les enfants conservent des formes analogues à celles des nains assez tard et pendant bien des années.

§ 21[136]. Voilà ce que nous voulions dire sur la mémoire et sur l’acte qu’elle produit. Nous avons exposé quelle en est la nature, et par quelle partie de l’âme les animaux se souviennent ; nous avons dit également pour la réminiscence ce qu’elle est et comment elle se forme.


TRAITÉ DU SOMMEIL ET DE LA VEILLE.



PLAN DU TRAITÉ DU SOMMEIL ET DE LA VEILLE.

Étudions maintenant le sommeil et la veille ; sachons à quelle partie de l’âme ou du corps appartiennent ces deux fonctions, ou bien si elles sont communes aux deux. Sachons encore si elles sont toujours compagnes l’une de l’autre, ou si elles peuvent être séparées dans certains animaux. Une conséquence de cette première étude sera de rechercher ce que c’est que le rêve, et la divination qu’on essaye parfois de tirer des songes. D’abord le sommeil et la veille sont dans la même partie de l’animal, parce que ce sont des contraires qui se produisent mutuellement, et qui sont par la nature dans un seul et même sujet. Ce qui prouve bien que le sommeil et la veille sont des contraires, c’est que le même signe qui nous fait connaître que l’homme veille, nous fait aussi connaître, en sens opposé, qu’il dort. L’homme veille tant qu’il sent : il dort dès qu’il ne sent plus. Ainsi le principe qui fait que l’homme sent est aussi celui qui est affecté par le sommeil et par la veille ; or, sentir n’appartient en propre ni à l’âme ni au corps ; c’est une fonction commune aux deux. Par suite, les êtres qui n’ont pas la partie sensible de l’âme, les végétaux, par exemple, qui n’ont que la partie sensitive, ne dorment ni ne veillent. Une autre conséquence, c’est qu’il n’est point d’animal qui veille toujours ou qui dorme toujours. Tout organe, quelle qu’en soit d’ailleurs la fonction naturelle, ne peut l’exercer que durant un temps limité, après lequel il tombe dans l’impuissance. Si donc la veille est le libre exercice de la sensibilité, le sommeil sera une fonction aussi indispensable qu’elle ; car il faut nécessairement que tout être qui veille puisse aussi dormir, pour réparer les forces que la veille lui enlève. D’autre part, le sommeil doit également finir avec cette réparation même, puisque l’exercice de la sensibilité est l’état complet et vrai de l’animal, qui n’est ce qu’il est qu’autant qu’il est doué de sensibilité. Tous les animaux autres que l’homme ont la faculté du sommeil comme lui. Il n’y a doute que pour les coquillages, sur lesquels on n’a point fait d’observations directes.

Les insectes dorment fort peu, et c’est là ce qui a fait parfois douter qu’ils eussent cette faculté comme les autres. Ainsi tous les animaux veillent et dorment, parce qu’ils sont sensibles ; et il faut ajouter que, durant le sommeil, la nutrition dont ils ont tous besoin se fait d’une manière plus facile et plus complète.

Ces préliminaires posés, voyons la cause du sommeil et de la veille, et le sens ou les sens auxquels ces deux fonctions se rapportent. D’abord, s’il y a des animaux qui soient privés de quelque sens, tous, sans exception, possèdent le toucher et le goût ; c’est un principe établi déjà dans le Traité de l’Ame. Nous y avons établi aussi qu’indépendamment de la fonction spéciale à chaque sens, il y a encore une faculté commune qui réunit et compare les sensations venues d’organes différents. Elle est simultanée au toucher, le seul sens qui puisse être séparé de tous les autres, tandis que tous les autres en sont inséparables. Ainsi, le sommeil et la veille sont des affections de ce sens général ; et, comme le toucher est commun à tous les animaux, voilà pourquoi tous aussi veillent et dorment. Les sens spéciaux peuvent agir indépendamment les uns des autres ; par suite, ils ne devraient point cesser simultanément si le sommeil ne touchait que chacun deux en particulier. Mais on conçoit très-bien que, quand le principe général sans lequel les sens ne peuvent agir, vient à cesser, tous éprouvent la modification que lui-même subit. Ce qui le démontre non moins clairement, c’est que, dans certains états du corps, dans les évanouissements, par exemple, dans certaines hallucinations, et même par suite de certaines blessures, les sens tombent dans l’impuissance d’agir, et cependant il n’y a point sommeil. Voilà pour le sens qu’affectent le sommeil et la veille. Maintenant en voici la cause. La nature fait toujours toutes choses en vue de quelque fin ; et ici la fin qu’elle se propose, c’est la conservation de l’animal à l’état de veille. La veille est la fin propre de l’animal, parce que sentir et penser sont les fonctions qui le constituent réellement. Pour savoir dans quel lieu du corps se produisent le sommeil et la veille, c’est sur l’homme qu’il faut observer, parce que les faits sont les mêmes pour les animaux qui ont du sang comme lui, et tout à fait analogues chez les animaux qui n’ont pas de sang. Le corps, chez l’homme, se divise en trois parties principales : la tête, le bas-ventre, et la partie centrale, intermédiaire entre les deux autres ; c’est dans cette dernière que se trouvent et le principe de la sensibilité, et celui du mouvement, et celui de la respiration. C’est le cœur et les parties qui l’environnent qui renferment ces principes ; et, par conséquent, le sommeil et la veille sont primitivement des affections de ces parties. Il y a des gens qui font, dans le sommeil, beaucoup d’actes qui semblent propres à la veille ; nous en reparlerons plus loin. Nous avons aussi expliqué dans nos Problèmes comment on se souvient des songes, bien qu’on oublie souvent les actes faits durant la veille.

Quelles sont donc les circonstances physio-logiques qui accompagnent le sommeil ? D’abord tout animal, par cela même qu’il est sensible, doit aussi pouvoir se nourrir. C’est le sang qui est en définitive sa nourriture, ou un fluide analogue ; et le sang circule dans les veines, qui toutes viennent du cœur. L’anatomie peut prouver ceci, ainsi que le démontrent les théories données par nous dans le Traité de la Nourriture. Nous ne les rappellerons ici qu’autant qu’elles concernent le sommeil et la veille. Les aliments modifiés arrivent dans les veines sous forme de sang, et y causent une évaporation qui se dirige vers le cœur. L’insensibilité spéciale que produit le sommeil ne vient que de cette évaporation, qui monte d’abord en haut, puis retombe par un mouvement assez pareil à celui des flots de l’Euripe. En redescendant, la vapeur chasse la chaleur, et cause ainsi le sommeil. L’action des narcotiques démontre combien ces théories sont exactes : ils portent tous à la tête. La somnolence qu’on sent après le repas vient aussi de ce qu’alors l’évaporation est plus considérable. D’autre part, la fatigue, et certaines maladies provoquent le sommeil par des causes tout à fait analogues. Si la première enfance est si sujette à un lourd sommeil, c’est que l’évaporation dans les enfants se porte avec violence vers les parties supérieures ; car, chez eux, elles sont toujours beaucoup plus développées que les parties inférieures, circonstance qui cause aussi chez ces petits êtres de fréquentes convulsions. Voilà encore pourquoi le vin ne vaut rien aux enfants, soit qu’ils le prennent directement, soit qu’ils le reçoivent indirectement par les nourrices qui les allaitent. Il ne faut pour eux rien qui provoque la congestion vers les parties supérieures, qui sont déjà si engorgées que c’est à peine si, à cinq mois, ils peuvent tourner le cou. Cette disposition est encore plus prononcée dans le fœtus, et c’est là ce qui fait qu’il reste immobile dans le sein de la mère. On peut remarquer en outre sur les gens qui ont la tête fort grosse et des formes de nains, qu’ils sont plus portés au sommeil que les autres. Même remarque pour les gens qui ont les veines étroites, parce que l’humidité n’y peut pas circuler assez aisément. Au contraire, ceux qui ont les vaisseaux larges et la circulation facile dorment peu, ainsi que les mélancoliques, dont le corps, toujours froid à l’intérieur, n’a qu’une évaporation peu abondante. De tous ces faits on peut tirer cette conclusion que le sommeil est une sorte de concentration de la chaleur à l’intérieur, et comme une répercussion ; les parties supérieures du corps se refroidissent, tandis que les parties inférieures et celles du dedans s’échauffent. Le sommeil peut donc être considéré comme une sorte de refroidissement de l’intérieur du corps ; et cette théorie n’est pas contredite, parce que certaines boissons chaudes provoquent le sommeil. La chaleur naturelle s’éteint alors en partie, comme le feu se ralentit au moment même où l’on met du bois dessus. Quoi qu’il en soit, c’est le cerveau qui est le siège principal du sommeil ; le cerveau est la partie la plus froide du corps de l’animal. L’évaporation inférieure s’y refroidit et s’y condense, ainsi que les vapeurs élevées de la terre se refroidissent et se condensent dans les régions supérieures de l’air. Comme les veines qui environnent le cerveau sont les plus ténues et les plus étroites de tout le corps, le sang qui y arrive est aussi le plus léger et le plus pur ; le sang le plus épais retombe ; et c’est, quand cette sécrétion est accomplie, que le sommeil vient à cesser. La nourriture ingérée n’a plus alors le poids qui provoquait d’abord le sommeil. En résumé, l’on peut dire que la cause qui fait dormir, c’est la répercussion énergique de la chaleur naturelle sur le principe sensible ; le sommeil est l’enchaînement du principe sensible réduit à l’inactivité ; enfin le sommeil est indispensable à l’animal, qui ne peut se conserver et vivre que grâce au repos que le sommeil lui procure.


CHAPITRE PREMIER.

Questions diverses qu’on peut se poser sur le sommeil et sur la veille, sur les rêves et sur la divination.


Le sommeil et la veille appartiennent à une même faculté ; à la sensibilité, qui est commune au corps et à l’âme.


Le sommeil et la veille doivent se succéder alternativement. — L’activité ne peut être continuelle.


Quelques exemples tirés de la physiologie comparée : volatiles, animaux aquatiques et terrestres, mollusques, insectes, etc.


Tout animal dort, parce qu’il est sensible : les végétaux ne dorment pas, parce qu’ils n’ont que la faculté nutritive, qui s’exerce mieux durant le sommeil.


§ 1[137]. Étudions maintenant le sommeil et la veille. Quels sont ces deux phénomènes ? Est-ce à l’âme qu’ils appartiennent en propre ? Est-ce au corps ? Ou bien sont-ils communs aux deux ? Et s’ils sont communs à l’un et à l’autre, à quelle partie de l’âme et du corps appartiennent-ils ? Pourquoi les animaux ont-ils ces deux fonctions ? Est-ce que tous les animaux possèdent les deux à la fois ? Ou bien ceux-ci ont-ils l’une de ces facultés, tandis que ceux-là n’ont que l’autre ? Y a-t-il des animaux qui ne jouissent d’aucune d’elles, tandis que d’autres les ont simultanément ?

§ 2[138]. On peut encore se demander ce que c’est que rêver ; et pourquoi, dans le sommeil, tantôt on rêve, et tantôt on ne rêve pas. Ou bien doit-on croire qu’on rêve toujours quand on dort, et que seulement on ne s’en souvient pas ? Et, s’il en est ainsi, quelle est la cause de cette continuité des rêves ? § 3[139]. De plus, peut-on découvrir l’avenir dans les songes ? ou bien est-ce là une chose impossible ? Et si cela se peut, comment cela se peut-il ? Ne peut-on découvrir que l’avenir qui dépend des actions des hommes ? ou peut-on découvrir aussi cet avenir qui n’a pour causes que la volonté des dieux et les phénomènes naturels, c’est-à-dire les phénomènes spontanés ?

§ 4[140]. D’abord il est de toute évidence que le sommeil et la veille appartiennent à la même partie de l’animal ; car ces fonctions sont opposées l’une à l’autre, et le sommeil ne paraît qu’une sorte de privation de la veille : or les contraires, pour toutes les choses que ne fait pas la nature, aussi bien que pour celles qu’elle fait, paraissent toujours se produire dans un seul et même sujet qui les peut recevoir, et ils sont les affections d’un même être. On pourrait citer bien des exemples : ainsi, la santé et la maladie, la beauté et la laideur, la force et la faiblesse, la vue et la cécité, l’ouïe et la surdité. § 5[141]. Voici bien encore ce qui démontre l’opposition du sommeil et de la veille : c’est que le même signe qui nous fait connaître que l’homme est éveillé, nous fait connaître aussi qu’il est dans le sommeil. Quand un homme conserve sa sensibilité, nous pensons qu’il est éveillé : nous pensons que tout être qui est éveillé a la sensation, soit de l’une des choses qui se passent au dehors, soit de l’un des mouvements qui s’accomplissent en lui. Si donc être éveillé ne consiste absolument qu’à sentir, on peut conclure évidemment que le principe qui fait que l’on sent, est aussi celui par lequel les animaux veillent quand ils veillent, et dorment quand ils dorment. § 6[142]. Or, sentir n’appartient en propre ni à l’âme ni au corps, puisque l’acte se rapporte au principe auquel se rapporte la puissance, et que ce qu’on appelle la sensation en tant qu’acte, n’est qu’une espèce de mouvement que l’âme reçoit par le moyen du corps. Par conséquent l’on peut évidemment affirmer, et que l’affection de la sensibilité n’appartient pas en propre à l’âme toute seule, et qu’un corps sans âme ne peut sentir. Antérieurement, nous avons déterminé, dans d’autres ouvrages, ce qu’on doit entendre par les parties de l’âme ; nous y avons établi que la partie nutritive peut être séparée des autres dans les êtres qui ont la vie, tandis qu’aucune des autres ne peut exister là où celle-là n’est point. Par suite, il est clair que les êtres vivants qui n’ont en partage que les fonctions d’accroissement et de destruction, n’ont ni sommeil ni veille, par exemple les végétaux : c’est qu’ils n’ont pas la partie sensible de l’âme, qu’elle soit d’ailleurs séparable ou inséparable ; car, par sa fonction et par son essence, elle est séparable. § 7[143]. Pour la même raison, il n’est point d’animal qui dorme toujours, ni qui veille toujours. Mais ces deux facultés appartiennent toutes deux à la fois aux mêmes animaux ; et tout animal qui est doué de sensation doit nécessairement et sans exception ou dormir ou veiller, puisque ces deux affections sont, relativement à la sensation, les deux seules que puisse avoir le principe sensible. Mais il n’est pas possible que l’une des deux s’exerce constamment dans un même animal, c’est-à-dire que telle espèce d’animal dorme toujours, ou que telle autre veille sans cesse. § 8[144]. En outre, pour tous les organes qui ont quelque fonction naturelle à remplir, quand on dépasse le temps durant lequel ils peuvent satisfaire à cette œuvre, quelle qu’elle soit, il faut nécessairement qu’ils tombent dans l’impuissance : ainsi les yeux, fatigués de voir, cessent de voir ; il en est de même de la main, et de tout autre organe qui accomplit quelque fonction. Mais si sentir est la fonction d’un organe quelconque, et si cet organe dépasse le temps durant lequel il était capable de sentir sans discontinuité, il tombera dans l’impuissance et n’exercera plus sa fonction. Que si la veille est caractérisée par le libre exercice de la sensibilité, et qu’il faille toujours que, des deux contraires, l’un soit présent et l’autre absent ; si, en outre, la veille est le contraire du sommeil, et que de toute nécessité l’un ou l’autre doive se trouver dans tout animal, dormir sera une fonction indispensable. § 9[145]. Si donc le sommeil est une affection de ce genre, c’est-à-dire une impuissance de continuer la veille qui a dépassé ses limites, que d’ailleurs cet excès de veille soit morbide ou ne le soit pas, et que l’impuissance et la suspension d’activité qui le suit le soit ou ne le soit pas ainsi que lui, ce n’en est pas moins une loi nécessaire que tout être qui veille puisse aussi dormir ; car il est impossible d’être toujours en activité. Par le même motif, il n’est pas possible non plus qu’aucun être puisse toujours dormir. Le sommeil est une certaine affection du principe sensible, c’en est l’enchaînement et l’immobilité. Ainsi, nécessairement tout être qui dort doit posséder la partie sensible de l’âme ; or, l’on n’appelle sensible que ce qui peut sentir en acte et réellement. Mais faire acte de sensation, au sens propre et absolu, est impossible quand on dort ; voilà aussi pourquoi il faut nécessairement que tout sommeil puisse finir par le réveil.

§ 10[146]. Presque tous les animaux, autres que l’homme, ont comme lui la faculté du sommeil ; et cela peut se voir, et dans les volatiles et dans les animaux aquatiques et terrestres. En effet, on a observé le sommeil de toutes les espèces de poissons et de mollusques, ainsi que de tous les autres animaux qui ont des yeux. Ceux qui ont les yeux durs comme les insectes dorment évidemment ainsi que les autres ; seulement, tous ces animaux dorment fort peu ; et voilà ce qui a fait souvent qu’on a pu douter pour plusieurs s’ils dorment ou s’ils ne dorment pas. Quant aux animaux recouverts de coquilles, on ne sait pas encore, par des observations directes, s’ils dorment réellement ; mais l’on s’en tiendra, sur ce point, à l’explication qu’on en donne, si on la trouve plausible.

§ 11[147]. On voit donc que tous les animaux, sans exception, ont la faculté du sommeil ; et en voici les raisons. Le caractère essentiel de l’animal, c’est la sensibilité qui, seule, le détermine ; et nous avons dit qu’en un certain sens le sommeil est comme l’enchaînement et l’immobilité de la sensibilité, et que la veille en est comme la délivrance et l’exercice. Or, les végétaux ne peuvent avoir en partage ni l’une ni l’autre de ces deux affections, puisque sans la sensibilité il n’y a ni sommeil ni veille. Les animaux qui sont doués de sensibilité pourront aussi éprouver les sentiments de peine et de plaisir, et ceux qui ont ces deux ordres de sentiments ont aussi le désir ; or, dans les végétaux ne se trouve rien de tout cela. De plus, la preuve que durant le sommeil la partie nutritive de l’âme accomplit son œuvre bien mieux que pendant la veille, c’est que durant le sommeil les êtres se nourrissent et s’accroissent bien davantage, comme s’ils n’avaient aucun besoin, dans ces deux fonctions, du secours de la sensibilité.


CHAPITRE II.

Explication de la cause du sommeil et de la veille. — Quel est le sens que ces fonctions modifient ?


Le toucher est accordé à tous les animaux, et il est séparable des autres sens, qui sont inséparables de lui : le sens commun, qui concentre les perceptions de tous les autres sens, est surtout celui qu’affecte le sommeil ; et ce sens étant réduit à l’inactivité, tous les autres deviennent impassibles et inactifs comme il le devient lui-même.


La cause du sommeil est le besoin indispensable de repos et de réparation qu’éprouvent tous les animaux régulièrement organisés.


Le sommeil affectant le principe sensible, il se rapporte au lieu même où résident le principe de la sensibilité et celui du monument, qui se confond en lui : ce lieu est le cœur : organisation des animaux suivant qu’ils ont ou n’ont pas de sang.


§ 1[148]. Voyons maintenant quelle est la cause qui fait qu’on dort et qu’on veille, et quel est le sens ou quels sont les sens, s’il y en a plusieurs, auxquels se rapportent ces fonctions.

§ 2[149]. D’abord, s’il y a certains animaux qui possèdent tous les sens, et s’il en est d’autres qui soient privés de quelques sens, par exemple de la vue et de l’ouïe, tous ont le toucher et le goût, en exceptant toujours les animaux incomplets. C’est ce dont on a déjà parlé dans le Traité de l’Âme. Or, il est impossible que l’animal qui dort sente véritablement par aucun de ses sens ; et il est aisé de se convaincre que nécessairement cette disposition est bien celle de tous les animaux, dans cet état qu’on appelle le sommeil ; car, si alors l’animal sentait par tel sens et ne sentait pas par tel autre, il aurait la sensation même de cet état quand il dort, et c’est ce qui est impossible. § 3[150]. Mais d’autre part, chaque sens remplit à la fois une fonction spéciale et une fonction commune. La fonction spéciale à la vue c’est de voir, à l’ouïe d’entendre ; et de même pour les autres sens. Mais il y a de plus une faculté commune qui accompagne tous les sens, laquelle tout ensemble voit, entend et sent. Ainsi, ce n’est certainement pas par la vue qu’on voit que l’on voit. Certes si l’on juge, et si l’on peut juger que les saveurs douces sont autres que les couleurs blanches, ce n’est pas par le sens du goût ni par celui de la vue, ni même par les deux réunis ; c’est uniquement par une certaine partie de l’Ame commune à tous les organes sans exception ; car alors la sensation est une, et l’organe qui domine tous les autres est un. Ce qui n’empêche pas que l’essence de chaque genre de sensation ne soit différente, et que l’essence du son, par exemple, ne soit autre que celle de la couleur. § 4[151]. Or, cette fonction générale est simultanée, surtout au toucher, parce que ce sens peut être séparé de tous les autres, tandis que les autres sont inséparables de celui-là. C’est ce qui a été expliqué dans nos Études sur l’Ame. Il est donc évident que le sommeil et la veille sont des affections de ce sens. Et voilà aussi pourquoi ils appartiennent à tous les animaux ; car il n’y a que le toucher qui soit commun à tous. En effet, si le sommeil avait lieu par suite d’une certaine modification dans l’un des organes des sens, il serait absurde que des sens qui ne doivent point nécessairement, ni même ne peuvent en aucune façon agir ensemble, dussent nécessairement cesser d’agir ensemble et rester dans une immobilité commune. Le contraire serait bien plus naturel, et la raison concevrait bien mieux qu’ils ne pussent être en repos à la fois. § 5[152]. L’explication que nous donnons ici n’est pas moins raisonnable, même à ce point de vue. En effet, quand le sens qui domine tous les autres et auquel tous les autres aboutissent, vient à éprouver quelque affection, il est tout simple que tous les autres, sans exception, doivent l’éprouver avec lui, tandis que quand l’un d’eux, au contraire, vient à défaillir, il ne faut pas du tout nécessairement que celui-là souffre la même défaillance. Bien des faits peuvent prouver que le sommeil ne consiste pas précisément en ce que les sens cessent d’agir et refusent leur service, ni dans l’impuissance où ils sont alors de sentir. Ainsi, il en arrive tout autant dans les évanouissements ; car l’évanouissement consiste dans l’impuissance des sens ; et il y a aussi quelques dérangements d’esprit qui produisent le même effet. On peut ajouter que ceux qui sont saisis par les veines du cou deviennent également insensibles. Mais quand cette impuissance à faire usage de ses sens n’affecte point seulement un organe quelconque, et n’est point amenée par une cause fortuite, mais que comme on le dit ici, elle réside dans le principe même qui nous sert à tout percevoir, du moment que ce principe est réduit à l’impuissance, il y a nécessité que tous les autres organes des sens cessent également de pouvoir sentir. Au contraire quand c’est seulement l’un d’eux qui cesse d’agir, il ne faut pas nécessairement que celui-là cesse aussi ses fonctions.

§ 6[153]. Il faut expliquer maintenant la cause qui détermine le sommeil, et la nature de cette affection.

§ 7[154]. Mais, d’abord, on distingue plusieurs espèces de causes. Ainsi, la fin en vue de laquelle se fait une chose, puis le principe d’où part le mouvement, en troisième lieu, la matière, et enfin l’essence, sont pour nous autant de causes distinctes. Nous disons donc d’abord que la nature agit toujours en vue de quelque fin, et que cette fin est toujours un bien. Mais pour tout ce qui a naturellement un mouvement, sans d’ailleurs pouvoir conserver ce mouvement toujours et continuellement, le repos est nécessairement agréable et utile ; et c’est avec toute vérité que l’on applique cette métaphore au sommeil qu’on regarde comme un repos et un délassement. Par conséquent, le sommeil est donné aux animaux en vue de leur conservation. Mais la fin en vue de laquelle le sommeil a lieu, c’est la veille ; car, sentir et penser est la fin véritable de tous les êtres qui ont l’une ou l’autre de ces facultés, parce qu’elles sont leur plus grand bien, et que la fin de chaque être est toujours son bien le plus grand. Ainsi il faut nécessairement que la fonction du sommeil appartienne à tout animal sans exception. § 8. Je dis : Nécessairement, en faisant l’hypothèse que si l’animal a bien la nature qui lui est propre, alors nécessairement il faut qu’il soit doué de certaines facultés, et que du moment qu’il a ces facultés, il faut aussi qu’il en ait certaines autres.

§ 9[155]. Nous dirons plus tard quel mouvement et quelle action sont indispensables dans le corps des animaux pour les fonctions de la veille et du sommeil. Quant aux animaux qui n’ont pas de sang, on doit supposer que les causes de cette affection sont chez eux les mêmes que chez ceux qui ont du sang, ou du moins que, si elles ne sont pas identiques, elles sont analogues. Pour les animaux qui ont du sang, elles doivent être les mêmes que chez l’homme. C’est donc par l’observation de ces derniers êtres que nous devons expliquer tout le reste.

§ 10[156]. Que le principe de la sensibilité vienne, dans les animaux, de la même partie d’où leur vient le principe du mouvement, c’est ce que nous avons établi antérieurement ailleurs. Le corps ayant trois lieux déterminés, le principe est le lieu central, situé entre la tête et le bas-ventre. Dans les animaux qui ont du sang, c’est la partie qui environne le cœur ; car tous les animaux qui ont du sang ont un cœur, et c’est de là que part le principe du mouvement et de la sensibilité supérieure. Il est évident que c’est là qu’est placé, outre le principe du mouvement, le principe de la respiration, ou, d’une manière générale, celui du refroidissement. Aussi les êtres qui respirent, et ceux qui sont refroidis par l’eau, ont-ils été organisés par la nature de façon à pouvoir conserver la chaleur qui est dans cette partie. Du reste, nous parlerons plus tard de ce principe considéré en lui-même. Pour les animaux qui n’ont pas de sang, les insectes, et ceux qui ne reçoivent pas l’air, il semble que le souffle, qui est inné à leur nature, s’enfle et s’abaisse dans la partie correspondante de leur organisation : c’est ce qu’on peut observer dans les insectes à ailes pleines, comme les guêpes, les abeilles, les mouches et autres animaux de ce genre. § 11[157]. Mais il est impossible qu’un mouvement ou une action s’exécute sans une certaine force ; or, retenir son souffle donne de la force, soit que ce souffle vienne du dehors, comme dans les animaux qui reçoivent l’air au dedans d’eux, ou qu’il soit intérieur et congénial, comme dans ceux qui ne respirent pas. Voilà aussi, à ce qu’il semble, pourquoi les insectes ailés bourdonnent quand ils se meuvent ; c’est le bruit de l’air qui se brise en tombant sous le corselet des insectes à ailes pleines. § 12[158]. Mais l’animal ne se meut jamais que parce qu’il a éprouvé dans le principe sensible une sensation, qui d’ailleurs peut lui être propre ou lui être étrangère. Si donc le sommeil et la veille sont des affections de cette partie, on voit clairement quels sont le lieu et la partie dans lesquels se produisent primitivement le sommeil et la veille. § 13[159]. Il y a quelques gens qui, en dormant, se meuvent et font beaucoup d’actes propres à la veille ; mais ce n’est jamais sans image et sans quelque sensation ; car le rêve est bien une sorte de perception. Nous reviendrons plus loin sur ce sujet. § 14[160]. Nous avons expliqué aussi dans nos Problèmes comment il se fait qu’on se souvient des songes quand on est éveillé, bien qu’on ne se rappelle pas toujours les actes faits pendant la veille.


CHAPITRE III.

Conditions physiologiques du sommeil. — Le sommeil se rapporte à la nutrition, et vient de l’évaporation intérieure produite par les aliments : somnolence après les repas : effets des narcotiques, de la fatigue et de certaines maladies : disposition de l’enfance aux longs sommeils : action du vin sur les enfants : constitutions plus ou moins portées au sommeil : les mélancoliques.


Dans le sommeil, la chaleur naturelle se concentre à l’intérieur : disposition du cerveau : ses rapports avec l’action du cœur et le mouvement du sang.


Résumé de ce Traité.


§ 1[161]. Une suite de ce qui précède, c’est d’étudier les circonstances qui accompagnent le sommeil et la veille, et de voir quel est le principe de cette affection.

§ 2[162]. Il est d’abord de toute évidence que l’animal, dès qu’il a la sensibilité, doit nécessairement prendre de la nourriture, et par la nourriture, son accroissement. Dans tous les animaux qui ont du sang, c’est la nature du sang qui est en définitive ce qui les nourrit ; et dans les animaux qui n’ont pas de sang, c’est le fluide qui correspond au sang. Le lieu du sang ce sont les veines ; et le principe des veines, c’est le cœur. On peut bien s’en convaincre par l’Anatomie. Dès que les aliments arrivent du dehors dans les lieux propres à les recevoir, il y a évaporation dans les veines ; là les aliments subissent un changement qui les convertit en sang, et ils se dirigent vers le principe [c’est-à-dire vers le cœur]. On a expliqué tout cela dans le Traité de la Nourriture. Mais, ici, il ne faut résumer nos explications à ce sujet, que pour bien faire voir quels sont les principes du mouvement, et quelle est la modification que doit éprouver la partie sensible de l’âme, pour que le sommeil et la veille puissent avoir lieu. § 3[163]. En effet, le sommeil n’est pas, je le répète, une impuissance quelconque de sentir ; la folie, la suffocation et l’évanouissement peuvent amener une impuissance de ce genre ; quelquefois même l’imagination subsiste encore avec toute sa vivacité chez ceux qui éprouvent une syncope. Ceci offre donc quelque difficulté ; car s’il est possible de dire qu’on dort quand on est évanoui, il se pourrait aussi que l’image vue dans cet état fût un rêve. Or il y a beaucoup de choses racontées par ceux qui ont éprouvé de ces longs évanouissements, et qui semblaient être morts ; et tous ces accidents doivent être rapportés à une même explication. § 4[164]. Mais comme nous l’avons dit, le sommeil n’est pas toute impuissance quelconque de la sensibilité ; cette affection ne vient que de l’évaporation que produit la nourriture. Il faut que tout ce qui s’évapore monte jusqu’à un certain point, puis revienne en sens contraire, et subisse un changement comme les flots de l’Euripe ; or, la chaleur qui est dans chaque animal, se porte naturellement à la partie supérieure ; et une fois arrivée aux parties les plus hautes, alors elle retombe en masse et se dirige en bas. Voilà pourquoi le sommeil vient surtout après les repas ; car, à ce moment, l’humidité qui est considérable et fort épaisse, est portée en haut ; et, s’y arrêtant, elle alourdit et fait sommeiller. Puis, quand elle redescend, et qu’en rétrogradant elle chasse la chaleur, alors vient le sommeil, et l’animal s’endort. § 5[165]. L’effet des narcotiques prouve bien ce que nous avançons. Tous les narcotiques donnent des pesanteurs de tête, ceux qu’on boit comme ceux qu’on mange : le pavot, la mandragore, le vin, l’ivraie ; frappés de vertiges et tout endormis, on voit alors les gens qui en ont pris ne pouvoir relever la tête ni ouvrir les paupières ; et c’est surtout après le repas qu’on est saisi de ce sommeil pesant, parce que l’évaporation qui vient alors des aliments est considérable. § 6[166]. Parfois encore, le sommeil arrive à la suite de certaines fatigues ; car l’effet de la fatigue, c’est de relâcher le corps et de le liquéfier ; et tout relâchement est une sorte d’indigestion, à moins qu’il ne soit froid. Il y a encore certaines maladies qui produisent le même effet, celles qui viennent d’un excès d’humide et de chaud ; et c’est ce qu’on observe dans la fièvre et dans les léthargies. § 7[167]. La première enfance est sujette aussi à ce lourd sommeil ; car les enfants dorment beaucoup, parce que toute la nourriture se porte en haut ; et ce qui le prouve bien, c’est que dans le premier âge la grandeur des parties supérieures l’emporte de beaucoup sur les parties inférieures, parce que c’est surtout vers le haut du corps que se fait le développement. § 8[168]. Telle est également la cause qui les rend épileptiques ; le sommeil, en effet, ressemble à l’épilepsie, et dans un certain sens, c’est une épilepsie réelle. Il ne faut donc pas s’étonner que fort souvent cette affection commence durant le sommeil, et que l’accès ait lieu quand on dort et qu’il cesse avec le réveil. En effet, quand l’air, après s’être porté en haut en quantité considérable, redescend ensuite, il gonfle les veines, et rétrécit l’ouverture par où la respiration a lieu.

§ 9[169]. Voilà aussi pourquoi le vin ne vaut rien aux enfants, non plus qu’à leurs nourrices ; car que ce soient les enfants eux-mêmes ou les nourrices qui en boivent, cela revient à peu près au même. Il faut que les enfants boivent le vin trempé de beaucoup d’eau et en petite quantité, parce que le vin est spiritueux, et surtout le vin de couleur foncée. Les parties supérieures du corps chez les enfants sont tellement pleines de nourriture que même à cinq mois ils ne peuvent pas encore tourner le cou. C’est que chez eux, de même que chez les gens qui sont tout à fait ivres, une quantité énorme d’humidité se porte en haut. § 10[170]. C’est là très-probablement aussi ce qui fait que les fœtus restent d’abord immobiles dans le sein de la mère. Voilà encore pourquoi, en général, les gens les plus portés au sommeil sont ceux qui ont de petites veines, et ceux qui sont conformés dans le genre des nains et qui ont de très-grosses têtes. Chez les premiers, en effet, les veines sont tellement étroites que l’humidité qui redescend ne peut facilement y circuler, de même que chez ceux qui sont conformés comme les nains et ont la tête très-forte, l’impulsion vers le haut et l’évaporation sont très violentes. Au contraire, ceux qui ont de larges veines ne sont pas dormeurs, parce que la circulation est très-facile dans leurs vaisseaux, à moins qu’ils n’aient quelque autre affection qui la trouble. § 11[171]. Les mélancoliques ne sont pas non plus très-dormeurs, parce que l’intérieur de leur corps est toujours froid, et que par conséquent il n’y a pas chez eux une évaporation abondante. C’est là également ce qui les rend grands mangeurs et leur donne une chair dure ; car leur corps est toujours comme s’il ne pouvait rien absorber. C’est que la bile noire étant froide de sa nature, rend froide comme elle le lieu où se fait la nutrition, et les autres parties, où devrait pouvoir s’opérer l’excrétion.

§ 12[172]. Il résulte donc évidemment de ce qui précède que le sommeil est une sorte de concentration de la chaleur au dedans, et une répercussion qui tient à la cause qu’on a dite. Voilà aussi pourquoi on se remue beaucoup dans le sommeil. Du moment qu’on commence à perdre connaissance, on se refroidit, et par suite de ce refroidissement les paupières s’abaissent ; ce sont les parties supérieures et celles du dehors qui deviennent froides ; mais les parties intérieures et celles d’en bas sont chaudes ; par exemple, les pieds et le dedans du corps.

§ 13[173]. On pourrait cependant demander ici pourquoi le sommeil est plus fort après le repas, et pourquoi le vin et toutes les substances de ce genre qui ont beaucoup de chaleur, provoquent le sommeil. Il semble contradictoire d’avancer que le sommeil soit un refroidissement, et de soutenir que les choses qui causent le sommeil soient chaudes. Doit-on dire que, de même que quand l’estomac est vide, il est chaud, et que la réplétion le refroidit par le mouvement qu’elle lui donne, de même aussi les pores et les lieux divers qui sont dans la tête sont refroidis quand l’évaporation s’y porte ? Ou bien, doit-on dire que, comme le frisson saisit tout à coup ceux qui boivent une boisson chaude, de même ici la chaleur venant à monter, le froid qui se concentre refroidit le corps, et réduit à l’impuissance la chaleur naturelle qu’il chasse ? § 14[174]. Cet effet se produit encore quand la nourriture ingérée en quantité considérable est soulevée par la chaleur ; c’est alors comme le feu au moment où l’on met du bois dessus ; et cet effet dure jusqu’à ce que la nourriture ait été digérée. C’est que le sommeil a lieu, ainsi qu’on l’a déjà dit, quand une évaporation trop matérielle est portée par la chaleur au travers des veines jusqu’à la tête. Mais, quand la masse ainsi soulevée ne peut plus monter parce qu’elle est trop considérable, elle se trouve alors repoussée en sens contraire, et elle coule en bas. § 15[175]. Voilà comment les hommes se couchent, quand la chaleur qui poussait en haut vient à être soustraite ; car l’homme est le seul des animaux qui se tienne debout ; et du moment que la chaleur retombe, on perd connaissance, et bientôt c’est l’imagination toute seule qui agit.

Les explications que l’on vient de donner ici paraîtront-elles suffisantes pour rendre compte de la cause du refroidissement ?

§ 16[176]. Quoi qu’il en soit, c’est bien toujours le lieu du cerveau qui est le siège principal du sommeil, comme on l’a dit ailleurs. Le cerveau est tout ce qu’il y a de plus froid dans le corps ; et dans les animaux qui n’ont pas de cerveau, c’est la partie qui le remplace. De même donc que l’humide vaporisé par la chaleur du soleil, en arrivant à la région supérieure, s’y refroidit par le froid qu’il y trouve, et se condensant retombe de nouveau sous forme d’eau, de même dans le mouvement d’ascension de la chaleur au cerveau, l’évaporation des excrétions se tourne en humeur flegmatique ; et c’est là aussi pourquoi l’on voit les catarrhes venir de la tête ; tandis que l’évaporation qui est capable de nourrir le corps et qui n’a rien de morbide, est portée en bas quand elle s’est condensée, et y tempère la chaleur. § 17[177]. Ce qui aide encore à ce refroidissement et contribue à ce que l’évaporation ne pénètre pas trop aisément, c’est la ténuité et l’étroite dimension des veines qui entourent le cerveau ; c’est donc là ce qui est cause du refroidissement malgré l’excessive chaleur de l’évaporation. Mais on se réveille quand la chaleur, qui, sortant abondamment de toutes les parties environnantes a été resserrée en un petit espace, est digérée et qu’elle est devenue dominante ; et alors aussi, la partie la plus substantielle et la plus pure du sang est sécrétée. Le sang qui est dans la tête est le plus léger et le plus pur, tandis que le plus épais et le plus bourbeux est celui qui est dans les parties inférieures ; et c’est le cœur qui, comme on l’a dit soit ici soit ailleurs, est le principe de tout le sang. § 18. Quant aux parties qui sont dans le cœur, la veine médiane est commune aux deux ventricules ; et chacun d’eux reçoit le sang de l’une et l’autre veine, c’est-à-dire, et de celle qu’on appelle la grande veine et de l’autre ; et la sécrétion du sang a lieu dans la veine médiane. Mais ces détails appartiennent plus spécialement à d’autres études. § 19[178]. C’est parce que la sécrétion du sang est beaucoup moins facile après l’ingestion de la nourriture que le sommeil survient ; et il a lieu jusqu’à ce que la partie la plus légère du sang se sépare et aille en haut, et que la partie la plus bourbeuse se précipite en bas. Quand cette séparation est accomplie, on s’éveille délivré du poids de la nourriture.

§ 20[179]. Telle est donc la cause qui fait dormir : c’est la répercussion énergique sur le principe sensible de l’élément substantiel porté en haut par la chaleur naturelle. Nous savons aussi ce qu’est le sommeil : c’est l’envahissement du principe sensible réduit à ne plus pouvoir agir. Enfin, nous savons que cette fonction est nécessaire, parce que l’animal ne peut vivre sans les conditions qui le constituent ; et le sommeil lui est indispensable pour sa conservation, parce que c’est le repos qui le conserve.


FIN DU TRAITÉ DU SOMMEIL ET DE LA VEILLE.



TRAITE DES RÊVES



PLAN DU TRAITÉ DES RÊVES.

Un phénomène non moins singulier que le sommeil, c’est le rêve. A quelle partie de l’âme s’adressent les apparences que les songes nous donnent ? Est-ce à l’entendement, est-ce à la sensibilité, les deux seules parties de notre être qui nous fassent connaître les choses ? Nous avons établi plus haut que le sommeil était une impuissance de sentir ; ce n’est donc pas la sensibilité qui nous fait percevoir les rêves. Nous ne les percevons pas non plus par une simple opinion ; c’est-à-dire que nous ne savons pas seulement que l’objet de notre songe existe ; nous savons, en outre, qu’il existe dans certaines conditions, avec certaines qualités. Nous pensons dans le rêve quelque chose au delà même des images qui nous ont apparu ; et c’est là ce dont on peut se convaincre en essayant le matin de se rappeler les songes de la nuit. On découvre par là qu’il y a dans le rêve autre chose encore que le rêve lui-même, et que la pensée agit indépendamment et au delà de ce qui lui est alors présenté. On voit, on entend quelque chose durant le songe ; mais ce n’est pas tout à fait comme dans la veille. L’affection qu’on éprouve ne s’adresse ni tout à fait à l’intelligence, ni tout à fait à la simple opinion, ni tout à fait à la sensibilité. C’est cependant la sensibilité qui est le plus atteinte, puisque le sommeil lui-même est une certaine modification de la sensibilité. Le rêve n’appartient qu’à l’animal qui dort, et l’animal ne dort qu’autant qu’il est sensible ; le rêve est une sorte d’image, et relève par conséquent aussi de l’imagination, faculté si voisine de la sensibilité.

C’est du reste un sujet très difficile ; et, pour le mieux comprendre, il sera bon d’étudier les circonstances diverses qui accompagnent le sommeil. Les choses sensibles produisent en nous des sensations selon chacun des organes particuliers ; mais l’impression n’a pas lieu seulement quand la sensation agit ; elle subsiste même encore après. Le mouvement se propage de proche en proche, et peu à peu comme celui des projectiles qui se déplacent, ou même comme les mouvements de simple altération : la chaleur, par exemple. Ainsi l’impression n’est pas dans les organes uniquement au moment même où ils sentent ; elle y est encore après qu’ils ont cessé de sentir ; et elle est au fond aussi bien qu’à la surface. Certains phénomènes nous prouvent très nettement cette persistance de la sensation. Quand on passe du soleil à l’ombre, on est quelques instants sans voir, parce que tout le mouvement que la lumière a causé dans les yeux y continue encore. Si l’on arrête trop longtemps ses yeux sur une seule couleur, on la revoit ensuite partout. Si l’on regarde fixement le soleil, les objets que l’on regarde ensuite prennent successivement diverses couleurs. Souvent c’est le mouvement seul des objets qui suffit pour nous causer ces hallucinations de la vue : si l’on regarde longtemps couler une eau rapide, tous les autres objets semblent ensuite se mouvoir. On devient sourd par suite de bruits trop violents ; l’odorat s’émousse par l’action d’odeurs trop fortes. D’autres faits pourraient prouver que nos sensations ont des mouvements extrêmement petits, que souvent nous ne percevons pas, et qui n’en existent pas moins. On pourrait citer particulièrement ce fait des miroirs où se marque une tache couleur de sang, quand une femme qui a ses mois les approche de ses yeux. Il est inutile de multiplier ces détails ; mais on peut en conclure que, même après que l’action de l’objet sensible a cessé, les impressions n’en demeurent pas moins dans les organes, et n’en continuent pas moins à y être sensibles. Ajoutons que, sous le coup d’une sensation violente, nous sommes très sujets à tomber dans l’erreur. Dans la passion, la moindre ressemblance avec l’objet qui la cause suffit pour nous donner le change ; dans la fièvre, les choses les plus incohérentes nous présentent des apparences qui deviennent très vite régulières. Le malade s’élance sur les objets qu’il croit voir aux murailles de sa chambre. Même sans maladie, il suffit d’une simple superposition des doigts pour que la réalité nous échappe. La chose nous semblerait double, toute simple qu’elle est, si le témoignage de la vue n’était là pour rectifier le témoignage trompeur du toucher. On pourrait citer encore bien d’autres illusions des sens.

Il se passe donc en nous bien des mouvements que nous ne pouvons distinguer à la suite de la sensation ; et ces mouvements se produisent dans le sommeil plus encore que dans la veille. Dans le jour, ces mouvements, qui sont fort délicats, disparaissent devant les sensations, qui sont elles-mêmes beaucoup plus fortes, ou devant nos propres pensées qui absorbent toute notre attention. Au contraire, durant le sommeil, quand le trouble de la veille s’est apaisé, toutes ces impressions, qui se dirigent vers le centre de la sensibilité, deviennent pour nous beaucoup plus claires et plus faciles à percevoir. Ces impressions nombreuses et très diverses s’agitent, se détruisent et se reforment, à peu près comme ces petits tourbillons qu’on remarque sur les eaux courantes. Ils se brisent entre eux, ou sur les moindres obstacles qu’ils rencontrent, et ils se reforment un peu plus loin. Quand le mouvement est encore trop confus, le rêve n’a pas lieu ; et voilà pourquoi on ne rêve pas d’ordinaire aussitôt après le repas, parce que la chaleur qui vient de la nourriture cause une agitation trop violente. On dirait d’un liquide ou l’image des objets ne peut se former régulièrement, quand il est trop agité, et où elle devient parfaitement nette, quand il est en repos. De même, quand le mouvement du sang s’est apaisé, et que toute l’organisation est rentrée dans le calme, les impressions reçues durant la veille, et qui restent encore dans les sens, deviennent perceptibles. Alors les impressions venues de la vue font qu’on voit des images en songe ; celles qui sont venues de l’ouïe font qu’on entend ; et de même pour tous les autres organes. Le mouvement se communique ainsi des organes au principe même de la sensibilité ; et le rêve produit en nous des apparences toutes pareilles à celles que l’on a quelquefois dans les hallucinations de la veille elle-même. Mais comme le principe supérieur qui juge et compare toutes nos perceptions, est alors en partie réduit à l’impuissance, il suffit aussi de la ressemblance la plus légère pour nous faire illusion. Avec le sang qui se précipite en masse vers le principe sensible, se précipitent aussi au même lieu les divers mouvements restés dans les organes. De ces mouvements, les uns surnagent, les autres s’enfoncent, pareils à ces grenouilles de sel, qui descendent au fond de l’eau, et qui remontent ensuite à la surface, les unes après les autres, quand le sel qui les enveloppe est fondu ; ou pareils encore à ces nuages qui, dans leurs changements rapides, forment les apparences les plus bizarres et les plus diverses. Tous ces mouvements ne sont que des débris des sensations réelles ; et ces débris suffisent pour nous rappeler les objets eux-mêmes, avec toutes les imperfections que d’ailleurs les songes présentent. Parfois nous sommes tout à fait dupes du rêve ; parfois aussi nous nous disons, même durant le sommeil, que ce n’est qu’une vaine illusion. On peut donc conclure que le rêve est une sorte d’image qui se produit durant le sommeil, et qui provient des débris de sensations laissés dans les organes. On ne doit pas, du reste, confondre avec le rêve ces demi-sensations que l’on éprouve, même durant le sommeil, par l’action de certains faits extérieurs. Par exemple, on croit entendre, pendant qu’on dort, un faible cri ; au réveil, on s’assure qu’en effet c’était le cri du coq qui s’était fait entendre. On croit entrevoir en dormant une faible lumière ; on croit que c’est un rêve ordinaire ; mais, au réveil, on s’aperçoit qu’en effet c’était la lueur d’une lampe qui agissait sur les yeux. La faculté du rêve varie du reste beaucoup avec les divers tempéraments, et, par suite, avec l’âge lui-même. Il y a des gens qui n’ont rêvé de leur vie ; d’autres qui ne rêvent qu’en avançant en âge : c’est que chez eux le mouvement de l’évaporation était beaucoup trop considérable ; l’image ne peut se montrer, et ce n’est que quand l’agitation cesse, que l’image paraît avec la netteté suffisante.


CHAPITRE PREMIER.

A quelle faculté de l’âme se rapporte le rêve ? Est-ce à l’entendement ou à la sensibilité ? Il y a dans le rêve quelque chose de plus que la sensation : rôle de l’opinion. Le rêve n’appartient exclusivement ni à le sensibilité, ni à l’intelligence, ni à l’opinion : il se rapporte à l’imagination, laquelle n’est elle-même qu’une modification de la sensibilité.


§ 1[180]. Après avoir étudié le sommeil, il faut passer aux rêves, et rechercher d’abord à quelle partie de l’âme se montre le rêve. Est-ce une affection de l’entendement ou de la sensibilité, les deux seules parties de notre être qui nous fassent connaître les choses ?

§ 2[181]. La fonction de la vue, c’est de voir ; celle de l’ouïe, c’est d’entendre ; et, en général, la fonction de la sensibilité, c’est de sentir. De plus, il y a certaines choses communes à tous les sens, telles que la forme, le mouvement, la grandeur, et autres qualités de même genre ; et il y en a d’autres qui sont spéciales, comme la couleur, le son, la saveur. Or, quand on ferme les yeux, et quand on dort, on n’est point en état d’avoir la sensation de la vue, on n’a pas davantage les autres ; ainsi, il est clair que nous ne sentons rien durant le sommeil. Ce n’est donc pas par la sensation que nous sentons le rêve. § 3[182]. Nous ne le sentons pas non plus par la simple opinion ; car nous ne disons pas seulement que l’objet qui se présente alors est homme ou cheval ; nous disons encore que cet objet est blanc ou qu’il est beau ; et sans le secours de la sensation, la simple opinion ne pourrait rien nous dire de tout cela, ni de vrai ni de faux. Mais c’est là précisément ce que fait l’âme dans les rêves, puisque nous croyons voir alors, tout aussi réellement que dans la veille, que celui qui se présente est homme, et de plus qu’il est blanc. Dans le rêve, nous sentons donc encore quelque chose de plus que l’objet, de même que dans la veille, quand nous sentons un objet. En effet, souvent nous ne sentons pas seulement l’objet, mais nous en pensons encore quelque chose ; de même aussi dans les rêves, nous pensons quelque fois autre chose encore au-delà des images qui nous apparaissent. § 4[183]. Cela sera parfaitement évident pour quiconque, après le réveil, appliquera son esprit à se rappeler les rêves qu’il a eus. Quelques personnes ont ainsi revu leurs rêves, comme en observant les règles de la mnémonique on apprend à se représenter les choses proposées. En effet, il arrive souvent à ceux qui prennent cette habitude, qu’outre le rêve ils se remettent encore sous les yeux quelqu’autre image, dans le lieu qui reçoit les images. § 5[184]. Ceci prouve bien que la représentation aperçue dans le sommeil n’est pas toujours un rêve, et que ce que pense alors notre intelligence, elle en a connaissance par l’opinion. § 6[185]. Il est évident encore que pour tous les phénomènes de ce genre, la cause qui fait que dans certaines maladies nous nous trompons même tout éveillés, est celle aussi qui, dans le sommeil, produit sur nous l’impression du rêve. Et même, on a beau être en pleine santé, on a beau savoir fort bien ce qu’il en est, le soleil paraît toujours n’avoir qu’un seul pied de large. Mais, soit que l’imagination et la sensibilité soient dans l’âme deux facultés identiques, ou qu’elles soient différentes, le rêve ne se produit pas néanmoins sans que l’on voie et que l’on sente quelque chose. En effet, mal voir, mal entendre ne peut appartenir qu’à un être qui voit et qui entend quelque chose de vrai, bien que ce quelque chose ne soit pas ce qu’il croit. Mais on suppose que dans le sommeil on ne voit rien, qu’on n’entend rien, en un mot qu’on ne sent rien. Faut-il donc admettre que, s’il est vrai qu’on ne voie rien dans le rêve, il n’est pas vrai que la sensibilité n’éprouve rien ? Mais il se peut que la vue et les autres sens éprouvent alors quelque affection ; chacune des impressions agit à peu près comme si l’on était éveillé, et elles frappent la sensibilité d’une certaine manière ; mais ce n’est pas tout à fait cependant comme durant la véritable veille. Ainsi, tantôt l’opinion nous dit que ce que nous voyons alors est faux, comme elle nous le dit dans la veille ; et tantôt, elle est saisie par l’image et se laisse entraîner à sa suite.

§ 7[186]. Il est donc certain que cette affection que nous appelons le rêve n’appartient, ni à la faculté de l’opinion, ni à celle de l’intelligence. Elle ne relève absolument non plus de la sensibilité ; car alors on verrait, on entendrait tout à fait.

§ 8[187]. Mais recherchons comment ce phénomène est possible et comment il se passe. Supposons donc, ce qui du reste est évident, que c’est là une affection de la sensibilité, puisque le sommeil en est une aussi ; et en effet, la faculté du sommeil n’appartient pas à tel animal et la faculté du rêve à tel animal différent : elles sont réunies toutes deux dans le même être. § 9[188]. Nous avons déjà parlé de l’imagination dans le Traité de l’Âme, et nous y avons dit que l’imagination est la même chose que la sensibilité ; mais que la manière d’être de la sensibilité et celle de l’imagination sont différentes ; nous avons défini l’imagination : le mouvement produit par la sensation en acte. Or, le rêve paraît bien être une sorte d’image ; car nous appelons rêve l’image qui se montre durant le sommeil, qu’elle se produise, soit d’une manière absolue, soit d’une manière quelconque.

§ 10[189]. Il est donc évident que rêver appartient à la sensibilité, et lui appartient en tant qu’elle est douée d’imagination.


CHAPITRE II.

Pour bien comprendre les rêves, il faut étudier les circonstances qui accompagnent le sommeil. L’impression sensible demeure dans les organes après que l’objet sensible a disparu : loi générale de la transmission du mouvement, soit de translation, soit d’altération. Effets consécutifs de certaines sensations trop prolongées. Dans l’acte de la vision, si la vue est passive, elle est certainement active aussi : singulier effet que produisent les miroirs, les yeux des femmes qui sont dans leurs mois : les vins et les huiles sont affectés à distance par les odeurs. — Hallucinations et erreurs des sens dans diverses circonstances ; effets des passions violentes ; la boulette de pain sous les doigts.


§ 1[190]. Ce qui nous fera le mieux comprendre ce que c’est que le rêve, et comment il a lieu, ce sont les circonstances qui accompagnent le sommeil. § 2[191]. Les choses sensibles produisent en nous la sensation selon chacun de nos organes ; et l’impression qu’elles causent n’existe pas seulement dans les organes, quand les sensations sont actuelles ; cette impression y demeure, même quand la sensation a disparu. § 3[192]. Le phénomène qu’on éprouve alors paraît être à peu près le même que celui qui se passe dans le mouvement des projectiles. Ainsi, les corps qui ont été lancés continuent à se mouvoir, même après que le moteur a cessé de les toucher, parce que ce moteur a d’abord agi sur une certaine portion de l’air, et qu’ensuite cet air a communiqué à une autre partie le mouvement qu’il avait lui-même reçu ; et c’est ainsi que jusqu’à ce que le projectile s’arrête, il produit son mouvement, soit dans l’air soit dans les liquides. Il faut supposer encore la même loi dans les mouvements de simple altération. Ainsi, ce qui est échauffé par une chaleur quelconque échauffe la partie voisine ; et la chaleur se transmet jusqu’au bout. Il y a donc nécessité que ceci se passe également dans l’organe siège de la sensibilité, puisque la sensation en acte n’est qu’une sorte d’altération. C’est là ce qui fait que l’impression n’est pas seulement dans les organes au moment où ils sentent, mais qu’elle y reste encore quand ils ont cessé de sentir, et qu’elle est au fond tout comme elle est à la surface.

§ 4[193]. Ceci est bien frappant quand nous avons senti quelque objet d’une manière prolongée. Alors, on a beau faire cesser la sensation, l’impression persiste ; et ainsi, par exemple, quand on passe du soleil à l’ombre, durant quelques instants on ne peut voir rien, parce que tout le mouvement, sourdement causé dans les yeux par la lumière, y continue encore. De même, si nous arrêtons trop longtemps notre vue sur une seule couleur, soit blanche, soit jaune, nous la revoyons ensuite sur tous les objets où, pour changer, nous reportons nos regards ; et si nous avons dû cligner les yeux en regardant le soleil ou telle autre chose trop brillante, il nous paraît aussitôt, que quel que soit l’objet que nous regardions après, que nous le voyons d’abord de cette même couleur, puis ensuite qu’il devient rouge, puis violet, jusqu’à ce qu’il arrive à la couleur noire et disparaisse à nos yeux. § 5[194]. Même le mouvement seul des objets suffit pour causer en nous ces changements. Ainsi, il suffit de regarder quelque temps les eaux des fleuves, et surtout de ceux qui coulent très rapidement, pour que les autres choses qui sont en repos paraissent se mouvoir. C’est encore ainsi qu’on devient sourd par suite de bruits trop violents, et que l’odorat s’émousse par l’action de trop fortes odeurs ; et de même pour tout le reste. § 6. Tous ces phénomènes ont lieu de cette façon, évidemment. § 7[195]. Une preuve de la rapidité avec laquelle les organes perçoivent même une très petite différence, c’est ce qui se passe dans les miroirs, sujet sur lequel on peut s’arrêter soi-même, si l’on désire l’étudier et lever les doutes qu’il peut faire naître. Ce fait des miroirs prouvera également bien que, si la vue souffre quelque chose, elle agit aussi. Quand les miroirs sont parfaitement nets, il est certain que si des femmes qui sont dans leurs mois s’y regardent, il s’étend sur la surface du miroir comme un nuage de vapeur sanguine. Si le miroir est neuf, il n’est pas facile de faire disparaître cette tache ; au contraire, il est facile de l’enlever si le miroir est vieux. § 8[196]. La cause de ce fait, c’est comme nous l’avons déjà dit, que non seulement la vue éprouve quelque chose de l’air, mais aussi qu’elle agit elle-même sur lui et y cause un mouvement, tout comme en causent les objets brillants. La vue, en effet, peut être classée parmi les choses qui brillent et qui ont une couleur. Il est donc tout simple que les yeux des femmes qui sont dans leurs mois, soient dans une même disposition que toute autre partie de leur corps, puisque les yeux sont aussi remplis de veines. A l’époque des règles, le changement qui survient dans les yeux, par suite du trouble général de l’organisation, et de l’inflammation sanguine, peut très bien échapper à notre observation, mais il n’en existe pas moins. Or, la nature du sperme et celle des règles sont les mêmes. Ces deux liquides agissent sur l’air qui les touche ; et cet air communique à celui qui est sur les miroirs et qui ne fait qu’un avec lui, la même modification qu’il ressent lui-même ; puis enfin, cet air agit sur la surface du miroir. § 9[197]. C’est absolument comme pour les étoffes ; les plus blanches et les plus propres sont celles qui se tachent le plus vite, parce que ce qui est propre montre vivement tout ce qui l’atteint, et surtout les mouvements les plus faibles. L’airain, par cela même qu’il est parfaitement uni, sent les contacts les plus légers. Or, il faut regarder ce contact de l’air comme une pression, comme un essuiement, et le frôlement d’un liquide ; et quelque léger que soit cet attouchement, il se marque parce que le miroir est très-pur. Si la tache ne s’en va pas aisément des miroirs neufs, c’est précisément qu’ils sont purs et unis ; car elle entre dans ces miroirs en profondeur et en tous sens : en profondeur parce qu’ils sont purs ; et elle se répand dans tous les sens, parce qu’ils sont unis. La marque ne reste pas sur les vieux miroirs, parce que la tache n’y entre pas autant, et qu’elle demeure davantage à la surface.

§ 10[198]. Ceci prouve donc que le mouvement peut être produit par de minimes différences, que la sensation est très rapide, et que non seulement l’organe des couleurs souffre quelque modification, mais qu’il réagit lui-même. On peut citer, à l’appui de cette opinion, les phénomènes qui se passent dans la fabrication des vins et dans celle des parfums. L’huile qu’on a toute préparée prend très vite l’odeur des parfums qu’on a mis près d’elle ; et les vins éprouvent la même influence. Ils contractent les odeurs non seulement des corps que l’on place près des vases qui les renferment, ou celles des fleurs qui poussent dans le voisinage.

§ 11[199]. Pour en revenir à la question que nous nous étions proposée au début, il faut admettre ce principe, qui ressort évidemment de tout ce que nous avons dit, à savoir : que même si l’objet sensible a disparu au dehors, les impressions senties n’en demeurent pas moins dans les organes, et y demeurent sensibles. § 12[200]. Ajoutons que nous nous trompons très facilement sur nos sensations au moment même où nous les éprouvons, ceux-ci dominés par telle affection, ceux-là par telle autre tache : le lâche, par sa frayeur ; l’amoureux, par son amour ; l’un croyant voir partout ses ennemis ; et l’autre, celui qu’il aime. Et plus la passion nous domine, plus la ressemblance apparente, qui suffit pour nous faire illusion, peut être légère. On observe aussi que tous les hommes se trompent très aisément quand ils sont sous le coup d’une colère violente ou d’une passion quelconque ; l’erreur leur est alors d’autant plus facile qu’ils sont plus passionnés. De là vient aussi que dans les accès de la fièvre, il suffit de la moindre ressemblance formée par des lignes qui se rencontrent au hasard, pour faire croire au malade qu’il y a des animaux sur la muraille de sa chambre ; et quelques fois ces hallucinations suivent en intensité les progrès du mal. Si l’on est pas très malade, on reconnaît bien vite que c’est une illusion ; mais si la souffrance devient plus forte, le malade va jusqu’à faire des mouvements vers les objets qu’il croit voir. § 13[201]. La cause de tous ces phénomènes tient à ce que ce n’est pas la même faculté de l’esprit, qui est chargée de juger les choses, et qui reçoit en elle les images. Une preuve de ceci, c’est que le soleil paraît n’avoir qu’un pied de largeur. Un autre fait que l’on cite souvent pour démontrer les erreurs de l’imagination, c’est qu’une simple superposition des doigts suffit pour nous faire croire qu’une seule chose devient deux, sans que cependant nous allions jusqu’à dire qu’il y ait réellement deux choses ; car ici le témoignage de la vue l’emporte sur celui du toucher. Mais si le toucher était tout seul, nous jugerions que cette chose qui est une en est deux. Ce qui cause notre erreur, c’est que non seulement ces apparences se produisent par nous, quand la chose sensible vient à se mouvoir d’une façon quelconque, mais encore quand le sens est lui-même mis en mouvement, et qu’il reçoit un mouvement analogue à celui qu’il aurait reçu de la chose sensible. Je veux dire, par exemple, que quand on est dans un vaisseau en marche, le rivage semble être en mouvement, bien que la vue soit certainement mise en mouvement par une autre chose que le rivage.


CHAPITRE III.

Un certain repos est nécessaire dans le corps pour que le rêve se produise : l’agitation, qui est continuelle pendant la veille, empêche que le centre sensible ne sente le mouvement qui suit les impressions. — Diverses natures des rêves, suivant les organisations et les dispositions. — Rapport des rêves aux hallucinations qu’on a durant la veille. — Les rêves ne sont que des débris des sensations éprouvées, et la conséquence des mouvements donnés aux organes par les impressions sensibles ; moyen de s’en assurer : perceptions réelles durant le sommeil. — Influence de l’âge sur les rêves.


§ 1[202]. Bien des choses prouvent donc évidemment que ce n’est pas seulement pendant la veille que se produisent les mouvements causés par les sensations, soit que ces sensations viennent du dehors, soit qu’elles surgissent de l’intérieur du corps qui les éprouve ; mais aussi, que ces mouvements se produisent pendant qu’à lieu l’affection spéciale qu’on nomme le sommeil, et que c’est surtout alors qu’ils se manifestent. § 2[203]. Dans le jour, en effet, ils sont écartés, et par les sensations qui agissent sur nous, et par l’exercice de la pensée ; ils disparaissent comme un petit feu devant un feu immense ; comme des maux et des plaisirs légers disparaissent devant des maux et des plaisirs plus grands. Au contraire, quand nous sommes calmés, les choses les plus délicates surnagent [et se font sentir]. Ainsi, pendant la nuit l’inactivité de chacun des sens particuliers, et l’impuissance d’agir où ils sont, parce qu’il y a reflux de la chaleur du dehors au dedans, ramènent toutes ces impressions qui étaient insensibles durant la veille, au centre même de la sensibilité ; et elles deviennent parfaitement claires, quand le trouble est apaisé. § 3[204]. Il faut supposer que, pareil aux petits tourbillons qui se forment dans les fleuves, et que les eaux emportent, chaque mouvement de sensation se répète continuellement ; souvent ces petits tourbillons se reproduisent de la même manière, et souvent ils sont rompus en formes toutes différentes, par les obstacles qu’ils rencontrent et sur lesquels ils se brisent. § 4[205]. Voici pourquoi les rêves ne surviennent pas [immédiatement] après le repas, et pourquoi les enfants très jeunes n’en n’ont point ; c’est que le mouvement causé par la chaleur qui vient de la nourriture est très considérable. C’est tout à fait comme dans un liquide qu’on agite vivement ; l’image ne peut pas du tout y paraître ; ou s’il en paraît une, elle y est toute déformée et dispersée, reproduisant l’objet tout autre qu’il n’y est. Au contraire, quand le liquide est en repos, les images sont nettes et parfaitement visibles. De même aussi quand on dort, les images qui se forment alors, et les mouvements qui restent de la veille et proviennent des sensations, sont tantôt tout à fait annulés, quand le mouvement dont on vient de parler est par trop considérable ; tantôt les visions qui apparaissent sont toutes terribles et toutes monstrueuses ; et les rêves sont malsains et incomplets, comme il arrive aux mélancoliques, à ceux qui ont de la fièvre, et à ceux qui ont pris du vin. En effet, toutes ces affections venant des esprits, causent dans l’organisation un grand mouvement et un grand trouble. § 5[206]. Dans les animaux qui ont du sang, une fois que le sang s’est apaisé, et que la séparation s’y est faite, le mouvement qui reste encore des impressions reçues durant la veille par chacun des sens, rend les rêves complets et sains. Alors il se montre des apparences distinctes ; et il semble qu’on voit, grâce aux impressions qui ont été déposées par la vue ; qu’on entend, grâce à celles de l’ouïe ; et de même pour les impressions venues des autres organes des sens. § 6[207]. C’est en effet parce que le mouvement se communique de ces organes au principe de la sensibilité, que parfois même tout éveillé, on croit voir, entendre et sentir certaines choses. C’est aussi parce que la vue semble quelque fois être mue, sans l’être réellement, que nous affirmons que nous voyons ; c’est parce que le toucher nous atteste deux mouvements qu’il nous semble qu’une seule chose en est deux. [Dans ces divers cas] le principe sensible nous informe simplement de la perception qui naît de chaque sens, à moins que quelque autre sens supérieur ne vienne donner un témoignage contraire. L’apparence se montre donc bien complète ; mais l’esprit n’admet pas complètement ce qui se montre ainsi à lui, à moins que la faculté qui juge en dernier ressort, ne soit empêchée et n’ait plus de mouvement propre. § 7[208]. Or, de même que l’on peut être très aisément trompé, comme nous l’avons dit, tantôt par une passion, tantôt par une autre ; de même quand on dort, on est trompé par le sommeil, par l’ébranlement des organes et par toutes les autres circonstances qui accompagnent la sensation. Il suffit alors de la plus petite ressemblance pour que nous confondions les objets entre eux. § 8[209]. Durant le sommeil, en effet, le sang descendant en plus grande masse vers le principe sensible, tous les mouvements qui se trouvent à l’intérieur, les uns en puissance, les autres en acte, s’y rendent avec lui ; et ces mouvements sont disposés de telle sorte que, dans cette concentration, ce sera tel mouvement qui surnagera au-dessus des autres ; et si le premier disparaît, un second prendra sa place. On pourrait d’ailleurs les comparer, dans leurs rapports les uns aux autres, à ces grenouilles factices qui montent à la surface de l’eau, quand le sel qui les enveloppe est fondu. De même les mouvements ne sont d’abord qu’en puissance ; mais ils agissent dès que l’obstacle qui les empêche a cessé ; et perdus dans le peu de sang qui reste alors aux organes, ils prennent la ressemblance des objets qui émeuvent habituellement les sens. Comme ces apparences formées par les nuages qui, dans leurs changements rapides, semblent, tantôt des hommes, et tantôt des centaures.

§ 9[210]. Tout cela n’est, ainsi qu’on l’a dit, qu’un débris de la sensation en acte ; et quand la véritable sensation a disparu, il en reste dans les organes quelque chose dont il est vrai de dire, par exemple, que cela ressemble à Coriscus, mais non pas que c’est Coriscus. Or, quand le sens qui juge en maître et prononce définitivement, sentait réellement, il ne disait pas que ce fût là Coriscus, bien que ce fût par là qu’il reconnût le Coriscus véritable. Ainsi, certainement pour cette chose dont on disait quand on la sentait, qu’elle était Coriscus, on éprouve [dans le sommeil], à moins que le sang n’y mette un si complet obstacle qu’on soit comme si l’on ne sentait pas, l’impression des mouvements qui sont encore dans les organes ; l’objet semblable paraît être l’objet réel lui-même ; et telle est la puissance du sommeil, qu’elle est assez grande pour nous dissimuler ce qui se passe alors. § 10[211]. Par exemple, quelqu’un qui ne s’apercevrait pas avoir mis le doigt sous son œil qu’il presse, non seulement verrait la chose double toute simple qu’elle est, mais de plus il croirait qu’elle est double réellement ; si au contraire il n’ignore pas la position de son doigt, la chose lui paraîtra double, mais il ne pensera pas qu’elle le soit. § 11. Il en est de même dans le sommeil : si l’on sent que l’on dort, si l’on a conscience de la perception qui révèle la sensation du sommeil, l’apparence se montre bien ; mais il y a en nous quelque chose qui dit qu’elle paraît Coriscus, mais que ce n’est pas là Coriscus ; car souvent quand on dort, il y a quelque chose dans l’âme qui nous dit que ce que nous voyons n’est qu’un rêve. Au contraire, si l’on ne sait pas qu’on dort, rien alors ne contredit l’imagination.

§ 12[212]. Afin de se convaincre que nous sommes ici dans le vrai, et qu’il y a dans les organes des mouvements capables de produire des images, on n’a qu’à faire l’effort nécessaire pour se rappeler ce qu’on éprouve quand on est endormi [profondément], et qu’on est réveillé [en sursaut]. On pourra, en effet, si l’on s’y prend avec quelque adresse, s’assurer en s’éveillant que les apparences qu’on voyait durant le sommeil ne sont que des mouvements dans les organes. Souvent, les enfants voient très distinctement, quand ils sont dans les ténèbres, beaucoup d’images qui s’y meuvent ; et leur peur est parfois assez forte pour les forcer à se cacher.

§ 13[213]. Nous pouvons donc, d’après tout ceci, conclure que le rêve est une sorte d’image, et ajouter qu’il se produit durant le sommeil ; car les apparences que je viens de citer ne sont pas des rêves, non plus que ces autres apparences analogues qui se montrent à nous, même quand nos sens sont libres. § 14[214]. Le rêve n’est pas non plus toute image quelconque qui se montre durant le sommeil ; car d’abord il se peut quelquefois que durant le sommeil on sente en partie le bruit, la lumière, la saveur, le contact ; mais faiblement il est vrai, et comme de très loin. Ainsi, bien des gens qui, en dormant entrevoyaient faiblement une lumière, que dans leur sommeil ils prenaient pour celle d’une lampe, ont reconnu aussitôt après leur réveil, que c’était bien réellement la lumière d’une lampe. Des gens qui entendaient faiblement le chant du coq ou le cri des chiens, les ont reconnus très clairement en se réveillant. D’autres répondent dans leur sommeil aux questions qu’on leur fait. § 15[215]. C’est qu’il se peut, pour le sommeil et pour la veille que, l’un des deux étant absolu, l’autre aussi soit partiel. L’on ne peut dire alors d’aucun de ces deux états, que ni l’un ni l’autre soit un rêve, pas plus qu’on ne peut le dire de toutes les vraies pensées qui nous viennent dans le sommeil, indépendamment des images. Mais l’image produite par le mouvement des impressions sensibles quand on est dans le sommeil, et en tant qu’on dort, voilà ce qui constitue vraiment le rêve.

§ 16[216]. Il y a des gens qui n’ont jamais rêvé de toute leur vie ; mais ces exceptions sont forts rares, quoiqu’il y en ait pourtant quelques unes. Pour les uns, cette absence de rêves a été perpétuelle ; pour les autres, les rêves ne leur sont venus qu’avec les progrès de l’âge, sans qu’auparavant ils en eussent jamais eu. Il faut croire que la cause qui fait qu’on ne rêve pas, est à peu près la même que celle qui fait qu’on n’a pas de rêves quand on dort aussitôt après le repas ; et que les enfants non plus ne rêvent point. Dans tous les tempéraments où la nature agit de telle sorte qu’une évaporation considérable monte vers les parties supérieures, et produit ensuite, en redescendant, un mouvement non moins considérable, il est tout simple qu’aucun image ne se montre. Mais on conçoit très-bien qu’avec les progrès de l’âge, il arrive des rêves ; car, du moment qu’un changement survient, soit par l’âge, soit par une affection quelconque, il faut aussi qu’il arrive le contraire de ce qui avait lieu auparavant.


TRAITÉ DE LA DIVINATION DANS LE SOMMEIL.



PLAN DU TRAITÉ DE LA DIVINATION DANS LE SOMMEIL.

Quant à la divination qu’on prétend tirer des rêves, il est presque aussi difficile de la dédaigner que d’y croire. Généralement on l’admet ; et cette opinion semble, précisément parce qu’elle est si commune, mériter quelque attention ; car on ne peut supposer qu’elle ne se fonde point sur l’expérience. Mais pourtant la raison la repousse. Comment admettre, en effet, que les songes nous soient envoyés par la divinité, quand on voit les hommes les plus vulgaires recevoir cette faveur, dont sont privés les plus sages et les meilleurs ? Une fois qu’on a écarté cette cause divine, il n’en reste plus une seule qui puisse paraître de quelque poids. Les rêves ne peuvent donc être considérés que comme les causes de certains phénomènes, ou comme des signes, ou comme de simples coïncidences. En tant que causes, ils peuvent produire dans le corps certaines modifications ; ou bien, comme signes, ils peuvent être les symptômes de quelques dispositions physiques auxquelles le médecin fera bien de s’attacher sérieusement. Il n’est pas même besoin d’être médecin, pour tirer de là des indications hygiéniques qui peuvent avoir de l’importance. Dans le sommeil, et par suite dans le rêve, les moindres sensations semblent considérables ; et l’on y peut découvrir souvent, si on sait les interroger, le germe de maladies qui commencent, et qu’il est bon d’observer dès le début. D’autre part, on peut aussi supposer que certaines impressions reçues dans le rêve ont été causes de certaines actions qu’on accomplit ensuite dans la veille ; à l’inverse, nous reproduisons souvent dans nos rêves ce qui nous a frappés durant le jour. Voilà comment les songes peuvent être pris pour des causes ou pour des signes de certains phénomènes ; mais le plus ordinairement, les rêves ne sont que de pures coïncidences ; vouloir y trouver autre chose, c’est s’abuser ; et c’est là ce qui fait que la plupart des songes ne se réalisent pas.

Une autre preuve que les dieux n’ont rien à faire dans les songes, c’est qu’il y a des animaux qui rêvent ; on ne peut certes pas dire que les dieux veulent révéler l’avenir à des brutes. Mais si l’on repousse l’intervention de la divinité, on peut admettre celle des génies, qui sont les guides de la nature entière.

D’autre part, des gens tout à fait inférieurs ont eu souvent des rêves qui se sont réalisés. Le tempérament peut jouer ici un grand rôle. Les gens qui ont beaucoup de rêves finissent par en avoir quelques-uns qui se réalisent ; or, il n’y a là, je le répète encore, qu’une simple coïncidence, d’où l’on ne peut tirer aucune conséquence positive. Les signes mêmes des grands phénomènes naturels ne sont pas infaillibles : le vent, la pluie, n’ont pas toujours lieu, bien qu’ils aient été manifestement annoncés ; il n’y a donc rien d’étonnant que les signes des songes soient également irréguliers. Si les natures vulgaires ont pu voir quelquefois l’avenir en songe, c’est que ces âmes-là sont vides de toute idée ; elles réfléchissent fort peu. Comme leur propre pensée ne les occupe pas, elles ressentent plus vivement dans la nuit, qui est toujours plus calme, les impressions qu’elles ont reçues pendant le jour ; les mouvements qu’elles éprouvent produisent des images que ces gens-là appliquent ensuite à des cas analogues ; et, parfois, il leur arrive de rencontrer juste. C’est ce que l’on peut remarquer aussi dans quelques tempéraments extatiques, où les mouvements propres sont très faibles, et qui sont très sensibles, par conséquent, aux mouvements étrangers. Si l’on prévoit quelquefois ce qui doit arriver à des personnes qu’on aime, c’est que, durant la veille, on est fort occupé d’elles ; et, d’après les notions nombreuses et exactes qu’on en a, il est assez simple qu’on devine parfois ce qui les concerne. On comprend du reste sans peine quelle est l’habileté des gens qui expliquent les songes. Elle consiste uniquement à saisir les ressemblances. Ainsi quand les objets sont réfléchis dans un liquide agité, l’homme le plus habile à discerner les ressemblances sera celui qui, de ces traits épars et vacillants, reconstituera les objets entiers, ici un homme, là un cheval, ou tel autre objet. Voilà le rôle de l’interprète des songes ; il reconstitue les idées entières sur les fragments incomplets que les songes nous présentent.

Telle est la nature du sommeil et du rêve ; telle est l’explication de la divination tirée des songes. Occupons-nous maintenant du principe général de la locomotion dans les animaux, théorie qui a été exposée aussi dans le Traité de l’Âme.


CHAPITRE PREMIER.

Préjugés répandus généralement en faveur des rêves. — Il est absurde de croire qu’ils viennent de Dieu. — Les rêves peuvent être les signes des dispositions intérieures de notre corps ; et les médecins feraient très-bien d’y donner une sérieuse attention. — Les rêves peuvent, en outre, être la conséquence de certaines actions faites durant la veille, et, à leur tour aussi, déterminer quelques autres actions. — Pour tout le reste, ils ne sont que des coïncidences purement accidentelles.


§ 1[217]. Quant à la divination qui nous vient dans le sommeil, et qui peut, dit-on, se tirer des rêves, il est également embarassant et de la dédaigner et d’y croire. § 2[218]. D’un côté, l’opinion générale, ou du moins l’opinion fort commune, c’est que les songes ont un sens ; et cette croyance semble ainsi mériter quelque attention, parce qu’elle paraît fondée sur l’expérience. Par là on peut se laisser aller à croire que la divination au moyen des songes a lieu dans certains cas ; et une fois qu’on admet qu’il y a en ceci quelque apparence de raison, on n’est pas loin de supposer qu’il en peut être de même de tous les autres songes. § 3[219]. D’autre part, comme on ne voit aucune cause qui, raisonnablement, puisse justifier cette opinion, on est poussé à n’y pas ajouter foi ; car, en supposant que ce soit Dieu qui les envoie, voici une première absurdité, sans parler de bien d’autres encore : ces révélations sont accordées, non pas aux hommes les plus sages et les meilleurs, mais aux premiers venus. § 4[220]. Une fois qu’on a écarté cette cause, toute divine, des songes, il n’en reste pas une seule parmi toutes les autres, qui doive paraître admissible ; car, que l’on puisse croire qu’il y a des gens qui voient ce qui se passe aux Colonnes d’Hercule ou sur les rives du Borysthène, c’est là ce qui dépasse notre intelligence, et nous renonçons à expliquer d’où viennent de telles croyances.

§ 5[221]. Il faut donc ou que les rêves soient la cause de certains phénomènes, ou qu’ils en soient les signes, ou enfin qu’ils soient de simples coïncidences ; ils peuvent être tout cela, ou seulement quelques-unes de ces choses, ou même n’en être qu’une seule. Quand je dis cause, j’entends, par exemple, que la lune est cause des éclipses du soleil, et que la courbature est cause de la fièvre. Le signe de l’éclipse, c’est que l’astre entre dans le disque du soleil ; le signe de la fièvre, c’est que la langue est rude et amère. Enfin, la simple coïncidence, c’est que le soleil s’éclipse au moment où je marche. En effet, cette dernière circonstance n’est ni le signe ni la cause de l’éclipse, pas plus que l’éclipse n’est la cause qui fait que je marche. Voilà pourquoi la coïncidence n’est jamais ni perpétuelle, ni même ordinaire.

§ 6[222]. Mais, parmi les songes, quelques-uns ne peuvent-ils pas être les causes, et d’autres, les signes, par exemple, de ce qui se passe dans le corps ? Aussi, même les médecins habiles prétendent-ils qu’il faut donner la plus sérieuse attention aux rêves. C’est là encore un genre d’observation que peuvent très raisonnablement faire ceux qui, sans être versés dans l’art médical, savent observer les choses d’une manière vraiment philosophique. § 7[223]. Les mouvements de cette nature, en effet, qui se produisent en nous durant le jour, à moins qu’ils ne soient très-considérables et très-violents, disparaissent et nous échappent à côté des mouvements bien autrement forts que la veille produit. Dans le sommeil, c’est tout le contraire ; alors les plus petits mouvements paraissent énormes ; et ce qui le prouve, c’est ce qui arrive souvent dans cet état. On s’imagine entendre la foudre et les éclats du tonnerre, parce qu’un tout petit bruit s’est produit dans les oreilles ; on s’imagine sentir du miel et les saveurs les plus douces, parce qu’une gouttelette imperceptible d’humeur vient à couler sur la langue. On croit traverser des brasiers et être brûlé, parce qu’on a quelque petite cuisson dans une partie quelconque du corps. On reconnaît sans peine toutes ces illusions quand on se réveille. § 8[224]. Or, comme les débuts de toutes choses sont toujours très-faibles, les commencements des maladies et de toutes les affections que le corps doit subir, le sont également ; et il est évident que tous ces légers symptômes doivent être nécessairement plus clairs dans le sommeil que dans la veille.

§ 9[225]. Il n’est pas plus absurde de supposer que quelquefois des visions qui se montrent dans le sommeil, aient été cause de certaines actions personnelles à chacun de nous. Ainsi, soit avant un acte que nous devons accomplir, soit pendant que nous l’accomplissons, ou après que nous l’avons accompli, nous y pensons souvent, et le faisons dans des rêves qui s’y rapportent exactement. Ce qui est tout simple, puisque le mouvement a été préparé par les éléments mêmes recueillis durant le jour. En prenant l’inverse de ceci, il est encore également nécessaire que les mouvements qui se passent dans le sommeil, soient souvent le principe de certaines actions que nous faisons pendant le jour, parce que déjà la première idée de ces choses s’est présentée à nous durant les rêves de la nuit.

§ 10[226]. Voilà comment les rêves peuvent être parfois les causes ou les signes de certaines choses.

§ 11[227]. Mais la plupart ne sont que des coïncidences toutes fortuites ; et surtout ceux qui sortent du cercle ordinaire des choses, et dont le principe n’est pas en nous ; par exemple, ceux qui nous retracent des combats de mer et des évènements arrivés dans des lieux éloignés. Il en doit être dans tous ces cas probablement comme quand on se souvient d’une chose, et que cette chose arrive précisément à ce moment même. Pourquoi, en effet, n’en serait-il pas de même dans les rêves ? Loin de là, il est très vraisemblable que bien souvent les choses se passent ainsi. De même donc que se souvenir de quelqu’un, ce n’est ni le signe ni la cause que cette personne approche, de même non plus le rêve ne saurait être pour celui qui le voit, ni un signe ni une cause de la réalité qui vient à la suite ; ce n’est qu’une coïncidence. Aussi, bien des rêves ne se réalisent-ils pas, parce que, je le répète, les coïncidences accidentelles ne sont jamais ni perpétuelles, ni même ordinaires.


CHAPITRE II.

Les rêves dans les animaux et dans les hommes inférieurs prouvent bien que les rêves en général ne viennent pas de la divinité : rêves fréquents des mélancoliques. — Intervention du hasard, même dans les phénomènes célestes. — Réfutation d’une opinion de Démocrite : autre hypothèse proposée pour certains rêves. — Rêves et prévisions de quelques extatiques. — Règles de l’interprétation des rêves : qualité d’esprit que cette explication exige.


§ 1[228]. Ajoutons cette autre observation générale : comme il y a aussi des animaux qui rêvent, on ne saurait dire que les songes leur soient envoyés par la divinité ; ou du moins s’ils le sont, ce n’est certainement pas pour leur révéler l’avenir. Mais ces songes seront, si l’on veut, l’œuvre des génies, et n’est point divine. § 2[229]. Ce qui prouve encore ceci, c’est qu’il y a des gens tout à fait inférieurs qui ont en songe des révélations de l’avenir, et dont les rêves se réalisent ; certes ce n’est pas la divinité qui les leur envoie. Mais tous les hommes dont la nature est à la fois bavarde et mélancolique, ont très souvent des visions de tout genre. Comme ils ont des émotions nombreuses et de diverses natures, ils finissent, dans leurs songes, par en rencontrer quelques-unes qui se rapportent à la réalité, pareils à ces joueurs qui doublant toujours finissent par gagner. C’est le cas du proverbe : « Si vous lancez beaucoup de flèches, vous finirez toujours par attraper quelque chose. » Ici, il en est absolument de même.

§ 3[230]. Il n’y a donc rien d’étonnant que beaucoup de rêves ne se réalisent point. C’est ce qui arrive même pour les signes célestes, qui ne se réalisent pas toujours dans les grands corps de la nature ; par exemple, les signes des pluies et des vents. En effet, s’ils survient quelque mouvement plus fort que le mouvement antérieur, qui produisait le signe quand il devait agir, ce mouvement ne se réalise pas. C’est ainsi que souvent les plus belles résolutions qui réglaient notre conduite, doivent céder devant des considérations plus fortes. § 4[231]. En général tout ce qui doit arriver n’arrive pas toujours ; et ce qui sera n’est pas du tout la même chose que ce qui doit être. Mais, tout ce que l’on peut dire, c’est que ce sont là des principes d’où il n’est rien sorti, et qu’ils sont les signes de choses qui ne sont pas arrivées. § 5[232]. Quant aux songes qui ne viennent pas des causes que nous avons indiquées, mais qui se rapportent à des temps, des distances, et des grandeurs qu’on ne peut mesurer, ou qui, même sans avoir aucun de ces caractères, ont apparu à des personnes qui n’en avaient pas en elles-mêmes les principes, il faut dire que, si les prévisions de ce genre ne sont pas de pures coïncidences, l’explication suivante est du moins plus admissible que celle de Démocrite, recourant à des copies et à des émanations des choses. § 6[233]. Ainsi, quand on agite l’eau ou l’air, l’air et l’eau peuvent communiquer le mouvement à quelque autre objet ; et quand le mouvement initial s’est arrêté, le second peut se propager jusqu’à un certain point, bien que le moteur ait cessé d’agir. De même, il se peut fort bien que certain mouvement, certaine sensation, parvienne jusqu’aux âmes durant les rêves ; et de là Démocrite tire ses copies et ses émanations des choses ; et ces mouvements, de quelque façon qu’ils arrivent à l’âme, sont plus sensibles durant la nuit. Dans la journée, au contraire, ils se dissipent aisément, tandis que l’air est de nuit moins agité que de jour ; les nuits étant plus calmes, ces mouvements font alors impression sur le corps à cause du sommeil, parce que les petites sensations intérieures se sentent mieux quand on dort que quand on est éveillé. § 7[234]. Ce sont précisément ces mouvements qui produisent des images, à l’aide desquelles on prévoit ce qui doit advenir dans les cas analogues ; et voilà comment les affections de ce genre se rencontrent chez les premiers venus indistinctement, et ne sont pas réservés aux plus sensés des hommes ; car elles viendraient pendant le jour, et elles viendraient aux sages, si c’était Dieu qui les envoyait. § 8[235]. Voilà, selon toute apparence, comment les gens les plus vulgaires peuvent prévoir l’avenir ; car la pensée de ces gens-là n’est guère portée à la réflexion ; mais elle est comme déserte, et vide de toute idée ; et quand elle vient à être mise en mouvement, elle subit aveuglément l’impulsion du moteur qui la pousse.

§ 9[236]. Ce qui fait encore que quelques hommes, sujets aux transports extatiques, ont des prévisions de l’avenir, c’est que les mouvements qui leur sont personnels ne les troublent pas, mais sont en eux comme réduits en pièces ; et ces gens-là sont plus disposés à sentir les mouvements qui leur sont étrangers. § 10[237]. S’il y a quelques personnes dont les songes se réalisent, et si des amis prévoient surtout ce qui concerne leurs amis, cela vient de ce que les gens qui se connaissent pensent davantage les uns aux autres. Et de même que tout éloignés qu’ils sont, on les reconnaît mieux que d’autres personnes, de même l’on sent ainsi même leurs mouvements ; car les mouvements des personnes connues sont aussi plus reconnaissables. § 11[238]. Quant aux mélancoliques, on dirait, à cause même de la violence de leurs sensations, que tout en tirant de plus loin, ils atteignent le but plus sûrement ; et que, par la mobilité extrême qui est en eux, leur imagination crée sur-le-champ tout ce qui doit suivre. C’est comme pour les poëmes de Philaegide : ceux qu’ils transportent prédisent et imaginent les conséquences d’un cas analogue ; et pour eux, c’est comme Vénus même. C’est ainsi que les mélancoliques aussi rattachent les choses qui suivent aux précédentes ; mais à cause de sa violence même, le mouvement ne peut être chez eux vaincu par un autre mouvement.

§ 12[239]. Du reste, l’interprète le plus habile des songes, est celui qui sait le mieux en reconnaître les ressemblances ; car tout le monde pourrait expliquer des songes qui reproduiraient exactement les choses.. Je dis les ressemblances, parce que les images des rêves sont à peu près comme les représentations d’objets dans l’eau, ainsi que nous l’avons déjà dit : quand le mouvement du liquide est violent, la représentation exacte ne se produit pas, et la copie ne ressemble pas du tout à l’original. Dans ce cas, l’homme habile à juger les apparences serait celui qui pourrait le plus promptement démêler et reconnaître, dans ces représentations tout oscillantes et toutes disloquées, que telle image est celle d’un homme, telle autre celle d’un cheval, ou celle de tout autre objet. Le songe produit ici un effet à peu près semblable ; le mouvement brise le rêve et l’empêche d’être l’exacte copie des choses.

§ 13[240]. Telle est donc la nature du sommeil et du rêve ; telles sont les causes qui produisent l’un et l’autre ; telle est enfin l’explication de la divination tirée des songes.

§ 14[241]. Il faut étudier maintenant le principe général de la locomotion dans les animaux.


TRAITÉ SUR LE PRINCIPE GÉNÉRAL DU MOUVEMENT DANS LES ANIMAUX.


Περί ζώων κινήσεως


Je remercie le Dr. Lucien de Luca, qui a bien voulu aller rechercher et compléter à la bibliothèque de Quimper les nombreuses pages corrompues du texte que je possédais.


PLAN DU TRAITÉ SUR LE PRINCIPE GÉNÉRAL DU MOUVEMENT DANS LES ANIMAUX.

Nous avons approfondi dans d’autres ouvrages tous les détails qui concernent le mouvement dans les animaux ; et nous avons expliqué les divers mécanismes par lesquels ils se meuvent. Tout ce qu’on veut faire ici, c’est étudier la cause générale de ce mouvement, indépendamment des formes spéciales sous lesquelles il se produit. Nous avons établi aussi que le principe du mouvement était l’immobile, et que c’était ce qui se meut soi-même sans recevoir le mouvement du dehors. Nous avons fait cette démonstration en traitant du mouvement éternel, et en étudiant sa nature après avoir prouvé son existence. Il ne suffit pas du reste de poser ce principe d’une façon toute théorique ; il faut montrer en outre comment il s’applique aux faits particuliers ; car ce sont toujours ces faits bien observés qui doivent servir de base aux théories générales. Pour voir une application directe de ce principe universel, il suffirait d’observer le jeu des articulations dans les animaux. Dans toute flexion, il y a un point qui fait centre et reste immobile, pour que le reste du membre puisse s’appuyer sur lui. Ainsi, quand l’avant-bras se meut, c’est l’olécrane qui reste immobile ; quand le bras entier fait un mouvement, c’est l’épaule qui est immobile ; quand le bas de la jambe se meut, c’est le genou qui demeure ; quand le membre entier se meut, c’est le bassin. L’on voit donc l’application de ce principe jusque dans les détails : pour qu’une chose quelconque se meuve, il faut qu’elle ait en elle un point qui reste immobile, et sur lequel le reste trouve, pour se mouvoir, un point d’appui qui ne bouge pas.

Le repos dans l’individu lui-même serait toujours insuffisant, s’il n’y avait en dehors de lui quelque chose qui fût dans une immobilité absolue. Mais ce principe est assez grave pour mériter une attention toute spéciale ; car il ne s’étend pas seulement aux animaux ; il s’étend encore à l’univers entier, dont il explique le mouvement et la marche. Si tout cédait toujours, il n’y aurait pas de progrès possible ; on ne pourrait marcher, si la terre ne résistait pas ; les poissons ne pourraient nager, les oiseaux ne voleraient pas, si le liquide et l’air ne leur offraient un point d’appui. Mais il faut nécessairement que ce point immobile soit en dehors de l’être qui se meut. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer la manœuvre d’un bateau : de dehors, on le fait aisément mouvoir, en appuyant la gaffe sur l’une de ses parties ; de dedans, tous les efforts sont inutiles. C’est que, dans ce dernier cas, la chose qui résiste est précisément la chose à mouvoir. De dehors, au contraire, soit qu’on pousse, soit qu’on tire, on meut le bateau, parce que la terre sur laquelle on pose n’en fait point partie.

Ici se présente cette grave question : La force qui meut le ciel entier est-elle immobile ? Est-elle en dehors du ciel ? Soit que l’on conçoive cette force comme agissant directement, soit qu’on la fasse agir par un intermédiaire, il faut toujours remonter à un principe immobile qui ne fait point partie de ce qu’il meut. On a eu tort de vouloir placer cette force dans les pôles de la terre. Le mouvement qui régit le ciel est unique, et les pôles sont deux ; de plus, ce ne sont que des points mathématiques sans grandeur et sans réalité substantielle. Ceci n’explique pas ce principe supérieur, qui doit être à la nature entière ce que la terre est aux animaux. Ceux qui ont inventé la fable d’Atlas, faisant tourner les pôles, ont eu quelque raison de lui donner la terre pour point d’appui, puisque la terre est immobile ; mais, par une conséquence du principe que nous avons posé, on serait amené à soutenir que la terre ne fait point partie de l’univers. D’autre part, il faut que ce qui se meut ait au moins autant de force d’impulsion, que ce qui est mû a de force d’inertie. Il faudrait donc que l’immobilité de la terre eût autant de force que le ciel entier, qui serait mû grâce à elle ; mais si cela est impossible, c’est qu’il est impossible que le ciel soit mis en mouvement par l’une de ses parties intérieures, et, par exemple, par la terre.

On pose encore une autre question sur le mouvement des parties du ciel ; et il est bon de l’indiquer ici, parce qu’elle se rattache à tout ce qui précède. Il est évident qu’on déplacerait la terre, si, par la force d’un mouvement quelconque, on parvenait à vaincre la résistance qu’elle offre. Cette résistance n’est pas infinie, pas plus que l’étendue ou le poids de la terre. La puissance qui la surmonterait ne le serait donc pas davantage. Comme il n’est pas impossible qu’il existe dans la nature une puissance de ce genre, il s’ensuivrait que le ciel pourrait être détruit, tandis que nous croyons que c’est une nécessité qu’il soit incorruptible et indissoluble. Cette question, du reste, est trop grave pour que nous n’essayions pas ailleurs de l’approfondir. Mais nous revenons à la première. Doit-il toujours, en dehors du mobile, y avoir un principe immobile ? L’univers entier n’est-il pas soumis à ce principe ? D’abord, supposer que le principe immobile soit à l’intérieur, semble absurde ; et l’on revient alors à l’opinion d’Homère, représentant tous les dieux et toutes les déesses qui s’efforcent en vain d’ébranler Jupiter. Ce qui est absolument immobile ne peut être mû par quoi que ce soit. Pour les animaux, le principe posé paraît tout à fait incontestable : il faut en eux un point de repos ; mais ce point ne suffit pas, et il en faut un autre en dehors, qui soit également immobile. Pour l’univers, la question reste obscure et difficile.

Ce principe général, qui s’applique à la locomotion, au déplacement dans l’espace, peut-il s’appliquer aussi à un mouvement intime, qui se passe dans l’être lui-même, quand il se modifie et se développe ? A bien prendre les choses, la question reste encore la même ; car si l’être tire de lui ses développements et ses modifications ultérieures, au début, c’est du dehors, c’est d’un être différent de lui, qu’il a reçu le mouvement initial, germe de tous les mouvements qui ont suivi. Ce mouvement initial se rattache au mouvement même de l’univers entier. Ces théories, du reste, doivent être spécialement discutées dans les ouvrages consacrés à l’étude de la Génération et de la Destruction.

Nous avons analysé aussi ailleurs la nature et l’espèce du mouvement que l’âme possède ; nous avons parlé encore, dans nos ouvrages sur la Philosophie Première, de la nature du moteur éternel et immobile. Tout ce qu’il nous reste à rechercher ici, c’est le mouvement que l’âme communique au corps, et la façon dont l’animal est mû. Ce sont les animaux qui communiquent aux êtres inanimés le mouvement dont ils sont doués. Or l’animal ne se meut jamais qu’en vue de quelque fin ; et ses motifs d’action sont la pensée, l’imagination, la préférence, la volonté et le désir, quoiqu’on puisse réduire tous ces motifs à deux : l’intelligence et l’instinct. Ainsi les premiers moteurs, pour l’animal, c’est ou l’objet conçu par l’intelligence, ou l’objet désiré par l’instinct. C’est le bien, auquel tend toujours l’animal, que ce bien soit apparent, ou qu’il soit réel. On a comparé ce qui se passe ici dans l’animal à ce qui se passe entre le moteur éternel et l’éternel mobile ; mais il y a cette différence que le moteur éternel, trop divin pour se rapporter à un autre que soi-même, meut sans être mû, tandis que, dans l’animal, le principe qui le meut ne le peut mouvoir qu’après avoir été mû lui-même. L’instinct et la volonté ne le mettent en mouvement qu’à la suite de quelque impression antérieure, soit sur la sensibilité, soit sur l’imagination.

Mais comment, à la suite de la pensée, arrive-t-il que tantôt l’animal se meuve, et que tantôt il ne se meuve pas, selon que sa volonté ou sa raison décide ? On peut dire qu’il en est ici comme pour les choses de la pure intelligence ; quand l’esprit voit les deux propositions qui forment le syllogisme, il voit aussi la conclusion nécessaire qui en sort. Seulement, tout est immobile dans l’entendement. Pour l’animal, au contraire, la conclusion est une action ; ainsi l’être pense que tout homme peut marcher, qu’il est homme lui-même, et il marche sur-le-champ ; ou à l’inverse : s’il pense qu’aucun homme ne peut marcher, que lui-même est homme, il reste sur-le-champ en repos. Il faut faire ce dont j’ai besoin ; j’ai besoin d’un manteau ; et je fais un manteau. La conclusion est une action. La forme des propositions desquelles on la tire se rapporte soit à l’idée du bien, soit à celle du possible. Mais le plus souvent ici, comme dans les discussions, on omet l’une des propositions qui est trop évidente. Voilà comment nous faisons avec tant de rapidité les choses que nous faisons sans raisonnement préalable. Il faut boire, dit l’appétit ; ceci est une chose à boire, dit ou la sensation, ou l’imagination, ou la raison ; et l’on boit sur-le-champ. Ainsi, en définitive, ce qui meut l’animal, c’est l’appétit, mis en mouvement soit par la sensation, soit par l’imagination, soit par l’intelligence. Ceci a de l’analogie avec le jeu des automates, où il suffit de mouvoir un ressort unique pour que tout le reste se meuve, et souvent d’une manière très compliquée. Les ressorts, chez les animaux, ce sont les nerfs et les os. Seulement en eux les pièces sont variables dans leurs dimensions, tandis qu’elles ne le sont pas dans les automates. Des modifications internes ou externes peuvent les dilater ou les resserrer ; et les modifications internes peuvent venir de la sensibilité, de l’imagination et de la pensée. Les modifications extérieures se réduisent presque exclusivement à la chaleur et au froid ; mais quelquefois aussi les unes et les autres se confondent, puisqu’il suffit de penser à quelque chose pour frissonner ou trembler d’épouvante, comme si l’on était sous l’impression de quelque agent extérieur. A l’origine, la modification peut être très faible, et pourtant l’effet dernier en être puissant, précisément comme le gouvernail, dont le moindre déplacement suffit pour déplacer énormément la proue. Ainsi la plus petite modification vers le cœur, causée par le froid ou le chaud cause dans l’être entier de l’animal, pâleur ou rougeur, frisson, tremblement, etc.

Le principe du mouvement est donc ce qui est à rechercher ou à fuir dans les choses que nous devons faire ; en d’autres termes, c’est le plaisir et la douleur, qui sont toujours accompagnés, bien que ces détails si subtils nous échappent le plus souvent, soit de chaleur, soit de refroidissement. L’effet des passions le prouve de la manière la plus évidente ; on sait ce que produisent sur le corps le courage, la crainte, les désirs de l’amour, et toutes les modifications agréables ou pénibles. De simples souvenirs, de simples espérances, qui ne sont que les images des choses, suffisent pour nous émouvoir presque autant que les choses mêmes. Les parties organiques qui composent le corps de l’animal sont admirablement disposées pour recevoir ces impressions diverses et se modifier sous l’action qu’elles éprouvent. Tout se passe avec une rapidité et une régularité merveilleuses. C’est du reste de l’âme que part le mouvement initial qui fait mouvoir les différentes portions du corps. Dans la flexion, il y a, comme on l’a dit, un point immobile qui sert d’appui, et un point qui se meut ; mais ni l’un ni l’autre n’a l’initiative du mouvement, pas plus que la main n’est l’origine du mouvement reçu par le bâton qu’elle tient ; il faut remonter du bâton à la main, de la main au carpe, du carpe à l’olécrane, de l’olécrane à l’épaule, et, de là, poussant plus loin, arriver jusqu’à l’âme, qui a déterminé toute la transmission du mouvement.

D’autre part, comme le mouvement est tout à fait pareil, soit à droite, soit à gauche, ce n’est pas l’un des côtés qui fait mouvoir l’autre, en lui servant de point d’appui immobile. Il faut nécessairement que le principe de l’âme motrice soit dans le centre de l’être, qui se trouve en un égal rapport, et avec les mouvements de haut en bas, de bas en haut, et avec les mouvements de droite à gauche, de gauche à droite. C’est là aussi que se trouve le siége de la sensibilité, dont les modifications influent sur tout le reste. Cette partie est une en puissance ; mais en acte elle est multiple, parce qu’elle peut simultanément mouvoir plusieurs membres. Elle n’est donc pas un point mathématique ; elle est une grandeur réelle, dans laquelle est placée l’âme motrice, toute différente qu’elle est certainement de cette grandeur même.

L’intermédiaire par lequel l’âme ainsi placée agit sur le corps, c’est le souffle inné dans l’animal. L’âme est en quelque sorte le point immobile de l’articulation ; le souffle en est le point mobile. Le souffle inné est placé dans le cœur pour les animaux qui ont un cœur, et dans la partie correspondante pour les animaux qui n’en ont pas. Nous avons, du reste, étudié ailleurs ces questions, et montré comment le souffle peut s’entretenir continuellement dans l’animal. Par sa nature, le souffle semble tout à fait propre à communiquer le mouvement, puisqu’il peut lui-même, ou se dilater ou se contracter. Voilà donc comment l’âme donne le mouvement au corps. L’animal entier dans sa constitution ressemble à un État gouverné par des lois sages. Une fois l’ordre établi dans la cité, il n’est pas besoin que le monarque assiste lui-même à tous les détails : chaque citoyen remplit la fonction qui lui a été assignée. La nature maintient dans les animaux un ordre non moins admirable ; et chaque partie accomplit sa fonction, sans qu’il y ait nécessité que l’âme soit présente dans chacune d’elles. Il suffit qu’elle soit dans une certaine partie du corps ; et tous les organes vivent parce qu’ils sont en rapport avec elle, et ils s’acquittent des devoirs confiés à chacun d’eux.

Nous n’avons parlé jusqu’ici que des mouvements volontaires. Il en est aussi d’involontaires dans les animaux, par exemple ceux du cœur et des parties génitales. On peut citer encore le sommeil et le réveil, la respiration et plusieurs autres, qui s’enchaînent et se suivent sans l’intervention de notre volonté. Les organes dont on vient de parler sont si bien soustraits à notre empire, qu’ils forment en quelque sorte chacun un animal séparé ; et ceci est particulièrement vrai de l’appareil génératoire, dans lequel le sperme est déjà une espèce d’animal. Du reste, on sent que les parties diverses agissent ici les unes sur les autres, et que le mouvement venu du principe pour aller aux parties, revient des parties au principe. Il faut ajouter que si parfois le mouvement se produit, et si parfois il ne se produit pas, c’est que tantôt la matière propre à recevoir l’impression se trouve dans ces parties, et que, tantôt elle ne s’y trouve, ni en quantité suffisante, ni en qualité convenable.

Voilà ce que nous avions à dire sur les parties diverses des animaux et sur l’âme ; nous avons traité en outre de la sensibilité, de la mémoire, du sommeil et du mouvement dans les animaux ; il ne nous reste plus qu’à étudier la génération.


CHAPITRE PREMIER.

But spécial de ce traité, complément du Traité de l’Ame. — Principe général du mouvement donné par la raison et par l’observation : il n’y a de mouvement possible qu’à la condition de quelque chose d’immobile : application de ce principe aux faits particuliers : exemple pris du mécanisme des articulations dans les animaux.


§ 1[242]. Quant au mouvement des animaux, nous avons approfondi dans d’autres ouvrages, toutes les questions qui s’y rapportent ; nous avons examiné les divers mécanismes qu’il présente pour chaque espèce, les différences qu’il offre, et les causes auxquelles se rattachent tous les phénomènes qu’on observe dans chacune d’elles. Tout ce qu’on veut faire ici, c’est étudier le principe général qui cause le mouvement dans les divers êtres, de quelque moyen qu’ils se servent pour l’accomplir ; car, les uns se meuvent en volant, d’autres en nageant, ceux-ci en marchant, ceux-là par tels autres moyens analogues.

§ 2[243]. Nous avons antérieurement établi que la cause initiale de tous les mouvements sans exception, c’est le principe qui se meut soi-même, tout en restant immobile ; car nous avons démontré que ce qui donne en premier lieu le mouvement doit être soi-même dans l’immobilité ; et cette démonstration a été présentée par nous, quand nous avons recherché s’il existe ou s’il n’existe pas un mouvement éternel, et que nous en avons fait voir la nature après en avoir admis l’existence. § 3[244]. Il ne suffit pas, du reste, de poser ce principe d’une manière universelle à l’aide de la seule raison ; il faut encore en montrer l’application à tous les faits particuliers et aux faits observables. Ces faits eux-mêmes doivent nous servir à fonder des théories générales, et les théories doivent, selon nous, toujours s’accorder avec eux. § 4[245]. Ces faits aussi démontrent bien clairement qu’il n’y a de mouvement possible qu’à la condition que quelque chose soit en repos ; et c’est ce qu’on peut remarquer tout d’abord dans les animaux mêmes. Ainsi, pour qu’une de leurs parties puisse se mouvoir, il faut qu’il y en ait une autre qui reste en place ; et c’est là précisément le but des articulations dans les animaux. Chez eux, les articulations servent en quelque sorte de centre ; la partie entière dans laquelle la flexion a lieu est à la fois simple et double ; et elle devient tour à tour droite ou courbe, changeant de puissance et d’action, selon l’articulation même. Quand le membre se fléchit et se meut, parmi les points qui forment l’articulation, il y en a un qui se meut aussi, et un autre qui demeure en place. § 5[246]. C’est absolument comme si, dans un diamètre, les points A et D restaient immobiles, et que le point B fût en mouvement et devint AC. Mais ici le centre doit être considéré de toute façon comme indivisible ; et si l’on dit qu’il y a mouvement, c’est une simple fiction, puisque de fait, dans les mathématiques, aucun des êtres qu’elles considèrent ne se meut. § 6[247]. Au contraire, les points qui sont dans les articulations, tantôt se réunissent en un seul, tantôt sont divisibles, soit en puissance, soit en acte. Ainsi, le principe, en tant que principe, reste en repos, tandis que la partie inférieure se meut. Par exemple, quand l’avant-bras se meut, l’olécrane reste immobile ; quand c’est tout le bras qui est en mouvement, l’épaule ne bouge pas ; pour la jambe, c’est le genou, comme pour le membre entier, c’est le bassin.

§ 7[248]. On le voit donc ; il faut que chaque chose ait en soi-même quelque point immobile d’où parte le mouvement initial, et sur lequel, prenant son point d’appui, elle puisse se mouvoir, soit tout entière, soit en partie.


CHAPITRE II.

Théorie générale du moteur immobile : importance de cette théorie, qui s’étend des animaux jusqu’à l’explication du mouvement universel. — Nécessité absolue du repos pour que le mouvement soit possible : exemple et comparaison de la marche d’un bateau.


§ 1[249]. Mais tout repos ; dans l’individu seul, serait insuffisant s’il n’y avait en dehors de lui quelque chose qui fût dans un repos et une immobilité absolue. § 2[250]. Ceci, du reste, est assez grave pour mériter que nous y insistions davantage ; car la théorie que renferme ce principe ne s’étend pas seulement aux animaux ; elle remonte encore jusqu’à l’univers entier, dont elle explique le mouvement et la marche. En effet, s’il faut pour que l’animal puisse se mouvoir qu’il y ait en lui quelque chose d’immobile, à bien plus forte raison doit-il y avoir en dehors de l’animal quelque principe immobile sur lequel s’appuie, pour se mouvoir, tout ce qui se meut. § 3 Si tout cédait toujours, s’il n’y avait pas plus de résistance que les rats n’en trouvent dans la terre, ou nos pieds, quand nous marchons dans le sable, il n’y aurait pas de progrès possible. On ne pourrait point marcher si la terre ne résistait pas ; il n’y aurait pas de natation ni de vol possibles si le liquide et l’air n’offraient un point d’appui et de résistance. § 4[251]. Mais il faut nécessairement que cette chose immobile soit différente du tout au tout de l’être qui est en mouvement et que ce qui est ainsi dans l’immobilité ne fasse pas partie du mobile ; car alors, le mobile n’aurait point de mouvement. § 5[252]. Pour se convaincre de ceci, il suffit de se rappeler le problème souvent proposé : Pourquoi, si de dehors d’un bateau on le pousse avec une gaffe appuyée sur le mât, ou telle autre partie, le fait-on mouvoir sans la moindre peine ? Tandis que si l’on est dans l’intérieur, on ne peut le faire bouger avec le même effort, pas plus que ne le feraient bouger Titye ou Borée lui-même en soufflant du dedans, si toutefois il pouvait souffler comme les peintres nous le représentent, tirant de son propre sein l’haleine qu’il pousse au dehors. § 6[253]. Soit, en effet, que le souffle soit faible ou que sa violence aille jusqu’à produire le vent le plus fort, soit que l’on prenne pour exemple tout autre corps lancé ou poussé, il faut, de toute nécessité, qu’il y ait d’abord quelque partie en repos sur laquelle on puisse s’appuyer afin de pousser ; et qu’ensuite cette partie elle-même, ou le corps dont elle fait partie, puisse être fixe en s’appuyant sur quelque base que leur offrent les objets extérieurs. § 7[254]. Mais, quand celui qui pousse est dans le bateau même, et qu’il prend son point d’appui sur ce bateau, il est tout simple qu’il ne puisse le mettre en mouvement, parce qu’il faut absolument que le point sur lequel on s’appuie demeure en place ; or, dans ce cas, le point de résistance se confond avec le point qui est à mouvoir. Du dehors, au contraire, soit qu’on pousse, soit qu’on tire, on meut le bateau, parce que la terre n’est point une partie de l’embarcation.


CHAPITRE III.

Le principe qui met en mouvement le ciel entier doit être en dehors du ciel : opinion erronée qu’on se fait des pôles. — Explication de la fable d’Atlas : ce qu’elle a de vrai et de faux. — Rapports des forces d’inertie et des forces de mouvement


§ 1[255]. Ici, une question peut être posée : Si quelque force meut le ciel entier, faut-il que cette force soit immobile ; et ne doit-elle, à la fois, ni faire partie du ciel, ni être dans le ciel ? D’une part, si l’on admet que cette force donne le mouvement au ciel en étant mue elle même, il y a nécessité qu’elle meuve, en s’appuyant sur quelque chose d’immobile qu’elle touche et qui ne fasse pas partie de ce qui meut le ciel. D’autre part, si l’on suppose que le moteur est directement immobile, de cette façon il ne sera pas davantage une partie de ce qui est mû. § 2[256]. On a donc raison de prétendre que quand une sphère se meut circulairement, il n’y a pas une seule de ses parties qui demeure immobile ; car il faudrait nécessairement, ou que cette sphère restât tout entière en repos, ou que sa continuité fût rompue. § 3[257]. Mais on a tort de supposer quelque puissance dans les pôles, qui n’ont pas de grandeur et qui ne sont que des points et des extrémités. En effet, outre qu’aucun être mathématique de ce genre n’a de réalité substantielle, il faut ajouter qu’il est impossible qu’un seul et unique mouvement soit produit par deux forces ; et pourtant l’on suppose deux pôles.

§ 4[258]. Tels sont les motifs, par lesquels on pourrait s’assurer qu’il existe un principe, qui est à la nature entière ce que la terre est aux animaux et aux choses qu’ils mettent en mouvement.

§ 5[259]. Mais ceux qui ont inventé la fable d’Atlas, dont les pieds posent sur la terre, sembleraient s’être trompés en faisant d’Atlas une sorte de diamètre, et en lui faisant rouler le ciel autour des pôles. Cela paraît d’abord assez rationnel, puisque la terre est immobile ; mais une suite nécessaire de cette opinion, c’est de soutenir que la terre ne fait point partie de l’univers. § 6[260]. De plus, il faut admettre que la force de ce qui meut est égale à celle de ce qui reste immobile ; car il y a une quantité de force et de puissance qui fait rester immobile ce qui est immobile, tout à fait comme il y en a une suivant laquelle le moteur donne le mouvement. Et une proportion est absolument nécessaire entre les repos, tout aussi bien qu’entre les mouvements contraires. Quand deux forces sont égales, elles ne peuvent agir l’une sur l’autre ; et il n’y a que la supériorité de l’une qui puisse vaincre l’autre. § 7[261]. Aussi, que ce soit Atlas, ou quelqu’une des parties intérieures de la terre qui donne le mouvement, il n’en faut pas moins que le moteur fasse équilibre à l’immobilité dont est douée la terre immobile ; ou bien la terre sortirait du centre et quitterait la place qu’elle occupe. En effet, autant donne d’impulsion le corps qui pousse, autant en reçoit le corps qui est poussé. Ceci s’applique également à la force ; or, ce qui meut, c’est ce qui primitivement est en repos ; et par conséquent, la force doit en être plus considérable et plus grande que l’inertie ; ou elle doit lui être pareille et égale ; de même encore pour la force du corps qui est mû et qui ne meut pas. § 8[262]. Il faudra donc que la force d’inertie de la terre soit aussi grande que la force que possèdent et le ciel entier et ce qui le met en mouvement. Mais si cela est impossible, il est impossible également que le ciel soit mis ainsi en mouvement par quelqu’une des parties intérieures.


CHAPITRE IV.

Suite de la théorie sur le principe du mouvement universel. — Objections diverses contre l’opinion qui place le principe moteur à l’extérieur. — Mouvement dans les animaux. — Mouvement dans les choses inanimées.


§ 1[263]. Il est encore, en ce qui concerne les mouvements des parties du ciel, une question qu’il convient de traiter ici, parce qu’elle se rattache étroitement à tout ce qui précède. § 2[264]. Si l’on pouvait surmonter par la puissance d’un mouvement quelconque l’inertie de la terre, il est évident qu’on la déplacerait du centre ; et il n’est pas moins clair que la force d’où viendrait cette puissance de déplacement ne serait pas infinie, puisque la terre elle-même n’est pas infinie non plus, et que par une conséquence nécessaire son poids ne l’est pas davantage. § 3[265]. Mais le mot Impossible a plusieurs sens divers ; et ce n’est pas dans le même sens, par exemple, qu’on dit qu’il est impossible de voir la voix, et qu’il est impossible de voir, quand on est sur notre terre, les habitants de la lune. Dans un cas, c’est une nécessité absolue ; dans l’autre, c’est un objet qui, tout visible qu’il est naturellement, n’est cependant pas vu. § 4[266]. Or, c’est aussi, à ce que nous croyons, une nécessité que le ciel soit incorruptible et indissoluble ; mais cette nécessité disparaît dans la théorie dont nous parlons ici. Il est très possible, en effet, que dans la nature il existe un mouvement plus fort que celui par lequel la terre reste immobile, ou plus fort que le mouvement qui anime le feu et le corps supérieur. Si ces mouvements plus puissants ont lieu, ces choses seront détruites les unes par les autres. S’ils n’agissent pas, mais que leur action soit cependant possible, car l’on ne doit point supposer ici l’infini, puisqu’aucun corps ne peut être infini, il y aurait alors simple possibilité que le ciel fût détruit. En effet, qui empêche que cette destruction ne se réalise du moment qu’elle n’est pas impossible ? Et elle n’est pas impossible, à moins que l’opposé ne soit nécessaire.

§ 5[267]. Nous nous réservons, du reste, d’éclaircir ailleurs cette question.

§ 6[268]. Mais se peut-il donc qu’en dehors du mobile, il y ait un principe immobile et en repos, qui ne fasse point partie de ce mobile ? ou bien cela est-il impossible ? Et ce principe immobile et extérieur doit-il aussi se retrouver nécessairement dans l’univers ? § 7[269]. D’abord, il pourrait sembler absurde que le principe du mouvement fût à l’extérieur ; et en adoptant cette opinion, on ne peut qu’approuver celle qu’exprime Homère :

« Vous ne pourriez pas tirer du ciel sur la terre

« Jupiter, souverain de l’univers, quand même vous y feria tous vos efforts, « Et que tous les dieux et toutes les déesses y mettraient la main. »

En effet, ce qui est absolument immobile ne peut être mû par quoi que ce soit. Ceci, de plus, nous sert à résoudre cette question qui vient d’être indiquée, de savoir jusqu’à quel point il est ou non possible que le ciel se dissolve. S’il dépend d’un principe immobile, [par cela même la question est résolue].

§ 8[270]. Dans les animaux, il faut non seulement qu’il y ait un principe immobile de ce genre, il faut en outre que ce même principe se trouve chez les êtres qui se meuvent dans l’espace et se donnent le mouvement à eux-mêmes. Il faut qu’il y ait en eux quelque chose qui soit mû et quelque autre chose qui demeure en place, et sur quoi s’appuie ce qui se meut. Pour se mouvoir, par exemple, quand l’animal meut une de ses parties, il faut que cette partie s’appuie sur une autre qui reste comme immobile.

§ 9[271]. Pour les choses inanimées qui sont mises en mouvement, on peut se demander si elles ont toutes en elles-mêmes, et le principe du repos et le principe du mouvement ; et si elles aussi doivent s’appuyer sur quelque point extérieur qui soit en repos ; ou bien, si cela est impossible. Par exemple, pour le feu, ou pour la terre, ou pour telle autre chose inanimée, est-il besoin de quelques principes intérieurs qui leur communiquent dès l’origine le mouvement ? En effet, toutes les choses inanimées reçoivent le mouvement d’une chose différente d’elles ; et le principe de tous les corps qui se meuvent ainsi, ce sont les corps qui se meuvent eux-mêmes. § 10[272]. On a, du reste, traité de ces derniers en parlant des animaux ; et l’on a montré que tous les animaux ont besoin, à la fois, d’avoir en eux-mêmes un point en repos, et au dehors, un point sur lequel ils puissent s’appuyer.

§ 11[273]. Quant à savoir s’il existe quelque moteur supérieur et premier, c’est là ce qui reste obscur ; et l’étude d’une cause de ce genre est toute différente. § 12[274]. Mais pour les animaux qui se meuvent, ils ne peuvent se mouvoir qu’en prenant un point d’appui sur les choses du dehors, soit que d’ailleurs [dans l’acte de la respiration] ils expirent, soit qu’ils aspirent, car il n’importe guère que le poids du corps à rejeter soit considérable ou qu’il soit faible ; et c’est ce que font les animaux quand ils crachent, quand ils toussent ou qu’ils aspirent et expirent.


CHAPITRE V.

Le mouvement d’altération et de développement sur place, exige-t-il un centre de repos, comme le mouvement dans l’espace ? — Lois générales de la génération et de la destruction


§ 1[275]. L’immobilité d’une des parties n’est-elle nécessaire que pour l’être qui se meut lui-même dans l’espace ? Ne l’est-elle pas aussi pour l’être qui tire de lui seul sa modification et son changement, et qui, par exemple, se développe ? § 2[276]. Mais on traitera dans un autre ouvrage de la génération initiale et de la destruction. Si le mouvement que nous appelons premier l’est bien en effet, il sera la cause de la génération et de la destruction, et peut-être aussi celle de tous les autres mouvements. Ce mouvement premier qui anime l’univers entier est aussi le mouvement premier dans l’animal, au moment où l’animal est formé ; et par suite, une fois que l’animal est produit, il sera cause pour lui-même du développement et de la modification qui présente. Autrement, ce mouvement initial ne serai plus nécessaire. § 3[277]. Mais les premiers développements et les premières modifications viennent toujours d’un être différent de celui qui les souffre, et se produisent par d’autres êtres que lui. Mais pour la génération et la destruction, il est absolument impossible que jamais aucune chose puisse en être cause pour elle-même, puisqu’il faut toujours que le moteur soit antérieur à l’objet qu’il meut, et que le principe qui engendre soit antérieur à l’être engendré ; or jamais une chose quelconque ne peut être antérieure à elle-même.


CHAPITRE VI.

Indications de diverses théories antérieures sur le mouvement et spécialement de celles qui ont été exposées dans la Philosophie Première. — Du mouvement que l’âme donne au corps et causes principales d’action dans l’animal : facultés de l’intelligence, facultés de l’instinct. — Le bien, soit apparent, soit véritable, est toujours le but que se propose l’animal. — Le moteur éternel n’a pas de limite : au contraire, l’être animé en a toujours.


§ 1[278]. Quant à l’âme, nous avons étudié, dans les ouvrages qui lui ont été spécialement consacrés, la question de savoir si elle se meut ou ne se meut pas ; et en admettant qu’elle se meuve, comment elle se meut. § 2[279]. D’autre part, comme les êtres inanimés sont tous mus par une cause autre qu’eux-mêmes, nous avons fait voir dans les ouvrages qui traitent de la Philosophie Première ce que c’est que le premier mobile, le mobile éternel ; et nous avons montré comment il est mû, et de quelle façon le premier moteur meut tout le reste. § 3[280]. Il nous reste à rechercher comment l’âme meut le corps, et quel est le principe du mouvement dans l’animal. En effet, si l’on en excepte le mouvement de l’univers, ce sont les êtres animés qui sont causes du mouvement, pour toutes les autres choses qui ne se meuvent pas mutuellement en agissant les unes sur les autres. Aussi, tous les mouvements des êtres inanimés ont-ils un terme, parce que ceux des êtres animés en ont un également. Tous les animaux communiquent donc le mouvement à d’autres êtres, ou ils se meuvent eux-mêmes en vue de quelque fin ; et ce but qui les fait agir est le terme de tout le mouvement qu’ils se donnent. § 4[281]. Les principes qui mettent l’animal en mouvement sont, ainsi qu’on peut l’observer, la pensée, l’imagination, la préférence, la volonté et le désir. § 5[282]. On peut du reste, rapporter tous ces motifs d’action à l’intelligence et à l’instinct. Ainsi, la sensibilité et l’imagination ont le même rôle que l’intelligence ; car toutes ces facultés sont des facultés de connaître, bien qu’elles aient entre elles toutes les différences que l’on a signalées ailleurs. La volonté, le désir, la passion peuvent être rapportées en général à l’instinct. Quant à la préférence, elle appartient en commun à l’intelligence et à l’instinct. Par conséquent, c’est l’objet désiré par l’instinct et l’objet qui est conçu par l’intelligence, qui sont les premiers moteurs. Mais ce n’est pas tout objet quelconque conçu par l’intelligence ; c’est seulement la fin des choses que nous devons faire. Voilà pourquoi tout ce qui provoque un mouvement de ce genre est un bien ; mais dans toute sa généralité, le bien n’est pas capable de produire le mouvement ; il le produit seulement en tant qu’il est le but d’une autre chose, et qu’il est la fin de toutes les choses qui n’existent qu’en vue d’une autre. § 6[283]. On doit, en outre, admettre que le bien apparent et le plaisir peuvent remplacer le bien réel ; car le bien peut n’être qu’apparent. § 7[284]. Par suite, il est évident que chaque animal éprouve bien, en partie, quelque chose de semblable à ce qu’éprouve le mobile éternel de la part de l’éternel moteur ; et qu’en partie aussi, il y a une différence. Le mobile éternel est éternellement mû ; le mouvement des animaux au contraire a une limite. Mais le beau et le bien véritable et primitif, ce bien qui ne peut point tantôt être et tantôt n’être pas, est trop divin et trop supérieur pour qu’il se rapporte à un autre que lui-même. Ainsi donc, le premier moteur meut sans être mû. § 8[285]. Le désir, au contraire, et la partie qui le ressent, ne meuvent qu’après avoir été déjà mus eux-mêmes. Mais le dernier des mobiles qui sont mus peut ne pas transmettre le mouvement à quoi que ce soit. Ceci fait bien voir aussi que le mouvement de déplacement est le dernier à se produire, parmi tous ceux qui se produisent [dans l’animal]; et, en effet, les animaux ne sont mis en mouvement et ne provoqués par l’instinct ou la volonté, qu’à la suite de quelque modification, soit dans leur sensibilité, soit dans leur imagination.


CHAPITRE VII.

Rapports de la pensée à l’action et au mouvement ; toute action particulière est comme la conclusion d’un syllogisme, soit que d’ailleurs les deux prémisses, ou que l’une des deux seulement, soient présentes à l’esprit. — Les animaux obéissent souvent à l’instinct et au désir : comparaison des mouvements des automates ; différences. — Influence de l’imagination : modifications matérielles dans le corps.


§ 1[286]. Mais comment se peut-il que l’animal, à la suite de sa pensée, tantôt agisse et tantôt n’agisse pas ? Comment peut-il tantôt se mouvoir et tantôt ne se point mouvoir. § 2[287]. On pourrait presque dire qu’il en est ici comme lorsque l’intelligence et la raison s’appliquent à des choses immobiles ; seulement, pour la pensée, le but final c’est l’objet qu’elle contemple ; et, en effet, dès que l’intelligence a pensé les deux propositions, elle pense aussi, et leur adjoint du même coup, la conclusion. Mais dans l’ordre du mouvement, la conclusion qui ressort des deux propositions, c’est l’action que l’être accomplit. Ainsi, par exemple, quand l’être pense que tout homme peut marcher et qu’il est homme lui-même, il marche sur-le-champ. Mais s’il pense qu’aucun homme ne peut marcher, et que lui-même est homme, il reste sur-le-champ en repos. L’être fait donc l’une et l’autre de ces deux choses, si rien ne l’en empêche et que rien ne le contraigne à s’en abstenir : « Il me faut faire quelque chose de commode, une maison est commode ; » et il fait sur-le-champ sa maison. « J’ai besoin de me couvrir, un manteau me couvre, j’ai besoin d’un manteau, il faut faire ce dont j’ai besoin ; » il faut donc faire un manteau. Or, cette conclusion : « Il faut faire un manteau, » c’est une action. On agit d’après le principe qu’on a posé. Pour que manteau soit fait, il faut que la première proposition soit admise ; si elle l’est l’autre le sera aussi ; et sur-le-champ l’être agit. § 3[288]. Il est donc évident que l’action est la conclusion ; et les propositions d’où l’action doit sortir, se produisent sous deux formes : celle du bien et celle du possible, mais de même qu’il arrive parfois dans les argumentations, de même l’intelligence ne regarde pas davantage à la seconde proposition, qui est évidente ; et elle ne s’y arrête pas. Par exemple, s’il est bon pour l’homme de marcher, on ne s’arrête point à cette autre proposition, que soi-même on est homme. § 4[289]. Voilà aussi pourquoi nous faisons avec grande rapidité les choses que nous faisons sans raisonnement préalable ; et quand la sensibilité s’élance énergiquement vers le but qu’on se propose, ou que c’est l’imagination, ou l’intelligence qui nous y porte, l’être satisfait son désir sur-le-champ. C’est l’acte du désir qui se produit, et remplace, soit l’interrogation, soit l’entendement. « Il me faut boire, » dit le désir ; « ceci est une chose à boire, » dit la sensation, ou l’imagination, ou la raison ; et l’on boit aussitôt.

§ 5[290]. C’est donc ainsi que les animaux se déterminent au mouvement ou à l’action ; et la cause du mouvement est en définitive le désir qui est produit, soit par la sensation, soit par l’imagination, soit par l’intelligence. Quand les êtres désirent faire quelque chose, c’est tantôt par la passion ou par l’instinct ; tantôt c’est par l’impulsion du désir ou de la volonté, soit que l’action se produise sur le dehors, soit qu’elle ne sorte pas d’eux. § 6[291]. Il en est absolument comme dans les automates, qui se meuvent par le moindre mouvement dès que les ressorts sont lâchés, parce que les ressorts peuvent agir ensuite les uns sur les autres ; par exemple, le petit chariot qui se meut tout seul. On le meut d’abord en ligne droite ; puis ensuite son mouvement devient circulaire, parce que ses roues sont inégales, et que la plus petite fait centre comme dans les cylindres. § 7[292]. C’est absolument ainsi que les animaux se meuvent. Leurs instruments sont, et l’appareil des nerfs, et celui des os. Les os sont en quelque sorte les bois et les fers des automates ; les nerfs sont comme les ressorts qui, une fois relâchés, se détendent et meuvent les machines. § 8[293]. Cependant, dans les automates et dans ces petits chariots il n’y a aucune modification intérieure, puisque si les roues devenaient en dedans plus petites et puis ensuite plus grandes, le même mouvement circulaire n’en aurait pas moins lieu. Dans l’animal, au contraire, la même pièce peut devenir tantôt plus grande et tantôt plus petite ; et les formes mêmes peuvent changer, quand les parties diverses s’augmentent sous l’influence de la chaleur et se resserrent ensuite sous l’influence du froid ; ensuite quand elles subissent quelque modification interne. § 9[294]. Ces modifications peuvent être causées par l’imagination, par la sensibilité et par la pensée. Ainsi les sensations sont bien des espèces de modifications qu’on éprouve directement. Quant à l’imagination et à la pensée, elles ont la puissance même qu’ont les choses. Par exemple, l’espèce, l’idée du chaud ou du froid, du plaisir ou de la douleur que se forme la pensée, est à peu près ce que sont chacune de ces choses. Il suffit de penser à certaines choses pour frissonner et trembler d’épouvante. § 10[295]. Ce sont bien là certainement, dans tous ces cas, des impressions et des modifications que l’être éprouve ; mais les changements qui se produisent dans le corps, sont tantôt plus forts, tantôt plus faibles. On comprend, du reste, fort aisément qu’un changement, qui à son début est très petit, puisse produire, à une certaine distance, des différences aussi considérables que nombreuses. C’est comme le gouvernail, qui n’a qu’à se déplacer d’une manière imperceptible pour causer à la proue un déplacement énorme. § 11[296]. De plus, lorsque l’altération qui est produite par la chaleur ou le froid, ou telle autre cause pareille, parvient jusqu’au cœur, bien que dans le cœur la partie qui est ainsi modifiée soit excessivement petite, cependant la modification que par suite le corps subit, est très considérable, soit qu’elle se manifeste par de la rougeur et de la pâleur, du frisson, des tremblements, ou par des mouvements contraires à ceux-là.


CHAPITRE VIII.

Suite de l’influence des diverses passions de l’âme sur le corps : la peur, l’amour et les autres affections, refroidissent ou échauffent le corps : rapidité de ces modifications, qui le plus souvent nous échappent.


Mécanisme organique du mouvement dans l’animal : jeu des articulations et des diverses pièces qui les composent : le bras et la main ne sont pas le principe du mouvement.


§ 1[297]. Le principe du mouvement est donc, comme on l’a dit, ce qui est à rechercher ou à fuir dans les choses que nous devons faire. Nécessairement, la chaleur et le refroidissement du corps sont les conséquences de l’action, de la pensée, ou de l’imagination, qui s’y appliquent. Or, c’est la douleur qui est à fuir, et le plaisir qui est à rechercher. Mais, si dans le détail ces diversités trop subtiles nous échappent, toutes les pensées pénibles ou agréables n’en sont pas moins le plus souvent accompagnées de refroidissement ou de chaleur. § 2[298]. C’est ce que l’on peut voir avec toute évidence dans les passions. Ainsi, le courage, la crainte, les désirs de l’amour, et toutes les modifications corporelles, pénibles ou agréables, échauffent ou refroidissent, tantôt telle partie du corps, tantôt le corps tout entier. Les souvenirs, les espérances, bien qu’elles ne nous présentent que les copies des choses qu’elles concernent, sont causes cependant des mêmes effets, avec plus ou moins de vivacité. Par suite, les parties intérieures qui se rapportent aux principes des différents organes, sont admirablement disposées pour changer selon le besoin, et passer tour à tour de la coagulation à la fluidité, de la fluidité revenir à l’état de coagulation, et devenir molles ou dures alternativement, en agissant les unes sur les autres. § 3[299]. Ces phénomènes se passant ainsi, et le principe qui souffre et celui qui agit ayant bien tous deux la nature que nous avons si souvent indiquée, quand il arrive que l’un est passif et que l’autre est actif, et qu’il ne manque rien ni à l’un ni à l’autre de ce qui les constitue essentiellement, aussitôt l’un agit et l’autre souffre. Voilà pourquoi, du moment que l’être pense qu’il faut marcher, à l’instant même, pour ainsi dire, il marche, si aucun obstacle étranger ne vient l’arrêter. § 4[300]. Les parties organiques sont préparées convenablement par les affections ; le désir prépare les affections, comme l’imagination prépare le désir. L’imagination elle-même est produite, ou par la pensée, ou par la sensibilité ; tout se passe en même temps et avec rapidité, parce que le principe passif et le principe actif sont de ces choses dont la nature est d’être relatives les unes aux autres.

§ 5[301]. Quant au moteur premier qui met l’animal en mouvement, il faut nécessairement qu’il se trouve dans quelque principe ; et l’on a dit que l’articulation est à la fois le commencement d’une chose et le terme d’une autre. Aussi la nature l’emploie-t-elle, tantôt comme si elle n’était qu’une seule pièce, et tantôt comme si elle en était deux. § 6[302]. Quand le mouvement part de l’articulation, il y a nécessité que l’un des points extrêmes soit en repos, tandis que l’autre est en mouvement ; car nous avons fait voir antérieurement que ce qui meut doit s’appuyer sur ce qui demeure en place. Or, l’extrémité du bras est mue et elle ne meut pas ; et de la flexion qui est dans l’olécrane, une partie se meut ; et c’est celle qui est comprise dans la totalité du membre mis en mouvement. Mais il faut qu’il y ait de plus quelque chose d’immobile qui, nous le répétons, en puissance est unique, mais qui devient deux en acte. Par conséquent, si l’animal était le bras, c’est là que serait placé en quelque point le principe moteur de l’âme. § 7[303]. Mais comme on peut avoir aussi dans la main quelque instrument inanimé, un bâton, par exemple, qu’on meut avec la main, il est évident que l’âme ne serait dans aucune de ces deux extrémités, ni dans l’extrémité du bâton qui est mû, ni dans la main, autre principe de mouvement. En effet, le bâton trouve dans la main son principe et sa fin ; et par conséquent aussi, si le principe moteur qui part de l’âme n’est pas dans le bâton, il n’est pas davantage dans la main ; car l’extrémité de la main est au carpe dans ce même rapport précisément, que cette partie est à l’olécrane. Et ici, les instruments factices que l’on a ajoutés ne diffèrent absolument point du tout des organes qui sont naturels ; et le bâton n’est pas autre chose qu’une partie qu’au besoin on peut détacher.

§ 8[304]. Ainsi donc, il est impossible que le mouvement se trouve placé jamais dans un principe qui soit aussi la fin d’une autre chose, non plus qu’il ne peut l’être dans quelque autre partie différente, plus extérieure encore que celle-là ; par exemple, si le principe de l’extrémité du bâton était dans la main, et le principe de la main elle-même dans le carpe. Mais si le principe n’est pas dans la main parce qu’il est plus haut qu’elle, il en est encore de même pour le carpe, puisque c’est quand l’olécrane reste en place que toute la partie inférieure qui est continue, peut se mouvoir.


CHAPITRE IX.

Dans les animaux, ce n’est pas le mouvement du côté droit qui détermine celui du côté gauche, ni réciproquement : nécessité d’un centre commun, placé au milieu de l’animal, et qui soit à la fois simple et multiple. Ce centre est le moteur immobile dans l’animal ; c’est l’âme.


§ 1[305]. Comme le mouvement est tout à fait pareil soit à droite, soit à gauche, l’animal pouvant même se donner simultanément des mouvements contraires ; et comme par conséquent, ce n’est pas par l’immobilité du côté droit que le côté gauche se met en mouvement, ni par l’immobilité du côté gauche que se meut le côté droit, mais que le principe du mouvement est toujours dans quelque chose de supérieur à tous deux, il faut nécessairement que le principe de l’âme motrice soit dans le centre de l’être, parce que le centre est la fin des deux extrêmes. § 2[306]. Ce centre est dans un égal rapport, soit aux mouvements qui viennent d’en haut, soit à ceux qui viennent d’en bas ; par exemple, ceux qui viennent de la tête, et ceux qui viennent de la colonne vertébrale, dans les animaux qui ont une colonne vertébrale. § 3[307]. Cette disposition est parfaitement rationnelle ; car c’est là aussi, comme nous l’avons dit, qu’est le siège de la sensibilité ; et par suite, le lieu du corps qui entoure le principe, venant à être modifié par la sensation et venant à changer, les parties contiguës sont changées en même temps que lui, soit qu’elles se distendent, soit qu’elles se contractent ; et ce sont là les causes nécessaires du mouvement dans les animaux. § 4[308]. Mais la partie centrale du corps qui est une en puissance, doit nécessairement être multiple en acte ; en effet, les membres sont simultanément mis en mouvement par le principe ; et quand l’un est immobile, l’autre se meut. Je dis, par exemple, que sur la ligne ABC, B est mû, et c’est A qui le meut. Mais il n’en faut pas moins toujours qu’il y ait un point immobile, pour que telle partie puisse être mue, et que telle autre puisse mouvoir. Ainsi, A qui est un en puissance, en acte seront deux ; et par conséquent, il doit nécessairement être non pas un point, mais une grandeur réelle. Pourtant C peut recevoir le mouvement en même temps que D. Donc, il faut que les deux principes qui sont en A soient mus, pour qu’ils puissent mouvoir eux-mêmes à leur tour. § 5[309]. Il faut donc qu’outre ces deux principes, il y en ait quelque autre qui meuve sans être mû ; car les extrémités et les principes des parties qui sont mues en A, devraient s’appuyer les unes sur les autres, comme des gens qui s’appuyant dos à dos feraient mouvoir leurs jambes. Mais il faut nécessairement un principe qui meuve les deux à la fois ; ce moteur c’est l’âme, qui est toute autre chose que cette grandeur dont nous venons de parler, mais qui pourtant est placée dans cette grandeur.


CHAPITRE X.

Rôle du souille inné dans les animaux : il est le moteur mobile dont l’âme se fait un instrument. — Position de ce souffle inné : il est dans le cœur : ses propriétés de dilatation et de contraction. — Admirable organisation de l’animal, comparé à un état bien constitué.


§ 1[310]. Suivant cette théorie qui nous explique la cause du mouvement, l’appétit est l’intermédiaire qui meut après avoir été mû lui-même. Dans les corps animés il faut qu’il y ait quelque corps de ce genre. Ainsi donc ce qui est mû, sans que par sa nature il soit fait pour mouvoir, peut être passif à l’égard d’une force étrangère ; mais ce qui meut doit nécessairement avoir un certaine puissance, une certaine force [par l’intermédiaire de laquelle il agisse]. § 2[311]. Or, tous les animaux ont évidemment un souffle qui leur est inné et d’où il tirent leur force ; et nous avons dit ailleurs comment ce souffle peut s’entretenir en eux. Il semble donc que ce souffle soit, avec le principe de l’âme ou de la vie, dans la même relation que le point qui, dans les articulations, meut et est mû, est avec l’immobile. § 3[312]. Mais comme le principe de la vie est dans le cœur, pour les animaux qui en ont un, et dans la partie correspondante pour ceux qui n’en ont pas, c’est là aussi ce qui fait que le souffle inné paraît également y être placé. § 4[313]. Nous rechercherons ailleurs si ce souffle est toujours le même, ou si au contraire il est toujours différent ; et cette recherche s’appliquera encore aux autres parties de l’animal. § 5[314]. Il semble, du reste, que par sa nature il soit parfaitement propre à donner le mouvement et à communiquer de la force à l’animal. Les fonctions diverses du mouvement consistent à pousser et à tirer. Il faut donc que l’organe puisse à la fois se dilater et se contracter ; et c’est là précisément la nature du souffle. En effet, elle peut se contracter sans que rien l’y force violemment ; et par la même raison, elle peut tirer et pousser. De plus, elle a tout à la fois du poids relativement aux corps ignés, et de la légèreté relativement aux éléments contraires. § 6[315]. Or, il faut que ce qui donne le mouvement n’acquière pas cette propriété par un changement d’altération survenu en soi. En général, les corps naturels ne l’emportent les uns sur les autres que par l’excès de certaines qualités : le corps léger est entraîné en bas par la violence que lui fait le corps plus lourd ; le corps plus lourd ne s’élève en haut que par la force du plus léger.

§ 7[316]. On sait donc maintenant par quelle partie, mue elle-même, l’âme donne le mouvement au corps ; de plus, nous en avons dit la cause. § 8[317]. Il faut considérer l’animal dans sa constitution comme une cité régie par de bonnes lois. Dans la cité, une fois que l’ordre a été établi, il n’est plus du tout besoin que le monarque assiste spécialement à tout ce qui se fait ; mais chaque citoyen remplit la fonction particulière qui lui a été assignée ; et telle chose s’accomplit après telle autre selon ce qui a été réglé. Dans les animaux aussi, c’est la nature qui maintient un ordre tout à fait pareil ; et il subsiste parce que toutes les parties des êtres ainsi organisés peuvent naturellement accomplir leur fonction spéciale. Il n’y a pas besoin que l’âme soit dans chacune d’elles ; mais il suffit qu’elle soit dans quelque principe du corps ; les autres parties vivent parce qu’elles lui sont jointes, et qu’elles remplissent par leur seule nature la fonction qui leur est propre.


CHAPITRE XI.

Distinction des mouvements volontaires et involontaires dans l’animal : le cœur et l’appareil de la génération. — Action de la chaleur et du froid venant, soit du dehors, soit du dedans. — Rapports du principe moteur aux divers mouvements : action et réaction réciproques. — Résumé.


§ 1[318]. Nous venons donc d’expliquer comment et par quelles causes les animaux exécutent leurs mouvements volontaires. Il y a bien aussi certaines parties de l’animal qui ont des mouvements involontaires, et la plupart de ses mouvements ne sont pas volontaires. § 2[319]. Ainsi, pour prendre des exemples, j’appelle involontaires, les mouvements du cœur et ceux des parties génitales, puisque souvent, à la vue de certains objets, ils entrent en mouvement sans que l’intelligence le leur commande ; et j’appelle d’autres mouvements non volontaires, par exemple le sommeil et le réveil, la respiration et tant d’autres mouvements analogues à ceux-là ; car, ni l’imagination ni l’appétit ne disposent souverainement des mouvements de ce genre. § 3[320]. Mais comme les modifications qu’éprouvent les animaux sont nécessairement des modifications naturelles, et que quand les parties sont modifiées, les unes se développent et les autres diminuent, les animaux se meuvent et changent eux-mêmes, selon des changements dont la nature est de se suivre les uns les autres.

§ 4[321]. Les causes des mouvements, qui sont les variations de chaleur ou de froid, soit celles qui viennent du dehors, soit celles qui viennent du dedans, sont toutes naturelles. Mais les mouvements irréguliers des parties qu’on vient de nommer, ne se produisent qu’à la suite de quelque altération accessoire. En effet, la pensée et l’imagination viennent, ainsi qu’on l’a dit antérieurement, apporter les éléments qui produisent les affections, puisqu’elles apportent les images des agents qui les causent. § 5[322]. De toutes les parties ce sont celles-là où ces phénomènes sont le plus manifestes, parce que chacune d’elles est en quelque sorte un animal séparé, attendu qu’elles contiennent de l’humidité vitale. Et par là on voit bien évidemment pourquoi le cœur renferme les principes des sensations. Quant à l’appareil de la génération, ce qui prouve bien clairement que telle est aussi sa nature, c’est que la puissance du sperme en sort comme une espèce d’animal.

§ 6[323]. Du reste, il est tout simple que les mouvements aillent ainsi des parties au principe, et du principe aux parties ; et qu’ils soient entre eux dans ces rapports que nous voyons. Soit A, par exemple, le principe ; les mouvements se rendent vers le principe, suivant chacune des lettres qu’on a écrites ici ; puis ils partent du principe une fois qu’il a été mis en mouvement, et qu’il a subi une modification. Comme le principe est multiple en puissance, quand il se rapporte à B il va à B ; quand il se rapporte à C, il va à C ; quand il se rapporte aux deux, il va aux deux. De B, il va à C ; mais le mouvement de B revient à A, comme retournant vers son principe ; et de A il va à C, comme partant de son principe. § 7[324]. Il faut ajouter que si par suite de la pensée, tantôt le mouvement irrégulier se produit dans les parties [désignées plus haut], et tantôt ne s’y produit pas ; c’est que parfois la matière propre à recevoir l’impression se trouve dans ces parties, et que parfois elle ne s’y trouve, ni en quantité suffisante, ni en qualité convenable.

§ 8[325]. Voilà donc ce que nous avions à dire sur les parties des divers animaux et sur l’âme. Nous avons traité, en outre, de la sensibilité, de la mémoire, du sommeil et du mouvement commun dans les animaux. Nous avons exposé les causes de tous ces phénomènes. § 9[326]. Il ne nous reste plus qu’à étudier la génération.


TRAITÉ DE LA LONGÉVITÉ ET DE LA BRIÈVETÉ DE LA VIE.



PLAN DU TRAITÉ DE LA LONGÉVITÉ ET DE LA BRIÈVETÉ DE LA VIE.

Recherchons maintenant pourquoi parmi les êtres qui jouissent de la vie, les uns vivent longtemps et pourquoi les autres vivent beaucoup moins ; car il n’est pas du tout évident que ce soit une seule et unique cause qui produise ces différences, si nombreuses et si singulières. Une question fort voisine de celle-là, c’est de savoir ce que sont au juste la santé et la maladie, et jusqu’à quel point elles se confondent, l’une avec une vie longue, l’autre avec une vie courte. Nous pourrons revenir sur ce sujet, et traiter aussi de la vie et de la mort en général, autant du moins que le comporte la philosophie de la nature. Mais pour le moment nous bornerons nos recherches à ce qui concerne la longévité et la brièveté de la vie. Cette différence dans la durée de la vie sert à distinguer profondément des genres entiers d’êtres, comme elle distingue aussi les êtres divers dans une même espèce. Ainsi l’homme vit plus longtemps que le cheval ; et parmi les hommes, ceux qui habitent les climats chauds vivent en général plus longtemps que ceux qui habitent les climats froids.

Pour bien comprendre la cause de ces phénomènes, il faut savoir d’une manière générale ce que c’est, pour les corps formés par la nature, qu’être ou n’être pas facilement destructible. Les contraires se détruisent et s’engendrent mutuellement dans les corps naturels. Dans les choses qui ne sont pas faites par la nature, la qualité peut être détruite sans que l’être le soit : ainsi la destruction de l’ignorance, c’est le souvenir ou la science ; la destruction de la science, c’est l’oubli ou l’erreur ; et les êtres dans lesquels sont toutes ces choses peuvent parfaitement exister pendant que ces choses périssent. Ce raisonnement pourrait s’étendre jusqu’à l’âme, si l’âme n’était dans le corps que comme la science est dans l’esprit ; il faudrait en conclure qu’il y a pour elle une autre destruction que celle qu’elle souffre, quand le corps vient à être détruit. Mais il n’en est pas ainsi pour l’âme ; et son union avec le corps est tout autre que celle de la science avec l’entendement.

On pourrait se demander si un corps, d’ailleurs destructible, peut être détruit là où il n’a pas de contraire, ou s’il ne devient pas par cela même indestructible, comme le feu dans les régions supérieures. Ceci est vrai en un sens, et ne l’est pas dans un autre. Tout ce qui est matériel a nécessairement un contraire ; car il est impossible que la matière entière n’ait qu’une seule qualité. De plus, le feu des régions supérieures forme toujours quelque résidu ; et le résidu, quel qu’il soit, résultat d’un changement, ne peut être qu’un contraire. Ainsi rien de ce qui est matériel n’est indestructible, parce que la matière n’est jamais sans contraire. Mais revenons à la question que nous nous proposions au début : les êtres les plus grands ne sont pas ceux qui vivent le plus, ce ne sont pas non plus les plus petits. L’homme vit plus que le cheval, qui est plus grand que lui ; les insectes vivent à peine une année. D’une manière générale, c’est parmi les végétaux que se trouvent les êtres qui vivent le plus longtemps. Les animaux qui ont du sang vivent plus que ceux qui n’en ont pas ; les animaux terrestres, plus que les aquatiques ; les grands animaux, plus que les petits. Mais ce ne sont là que des observations toutes générales, qui ne sont pas toujours très exactes dans les cas particuliers. Pour se rendre compte de ces phénomènes, il faut supposer que l’animal est naturellement humide et chaud : il vit tant qu’il conserve ces conditions ; mais il vieillit quand il se dessèche, et la mort n’est que le dernier degré de la sécheresse et du froid. Il faut donc que dans l’animal, pour qu’il vive longtemps, l’humide ne se dessèche pas ; et que la chaleur ne se refroidisse pas : pour cela, il faut que l’humide soit en assez grande quantité et qu’il reste chaud.

Voilà comment les grands êtres vivent davantage ; c’est qu’ils ont plus d’humidité et qu’ils la gardent mieux. Voilà aussi comment des êtres plus petits peuvent vivre plus que de plus grands ; c’est qu’ils conservent l’humidité dans des conditions meilleures. Pour vivre longtemps, un être doit produire peu de résidu ; car tout résidu détruit l’être d’où il sort. C’est là ce qui fait que les animaux lascifs, et qui perdent beaucoup de sperme, vieillissent de bonne heure ; le sperme est un résidu, et l’émission du sperme dessèche l’animal. La fatigue aussi fait vieillir ; et les mâles, qui fatiguent, vieillissent plus vite que les femelles, bien qu’ils soient faits pour vivre davantage, parce qu’ils sont naturellement plus chauds. Les mêmes animaux vivent davantage dans les climats chauds, et y prennent des dimensions énormes. C’est l’humidité chaude qui est cause du développement et de la vie. Aussi dans les régions septentrionales, les animaux sont-ils plus petits et meurent-ils plus vite. Quand les plantes et les animaux ne prennent pas de nourriture, ils meurent ; et l’on peut dire qu’alors c’est l’animal lui-même qui se consume ; la chaleur naturelle, qui est le principe de la digestion, absorbe la matière dans laquelle elle est. Si les animaux aquatiques vivent moins que les animaux terrestres, c’est qu’ils sont essentiellement humides, et que leur humidité est très aisément congelable. C’est là aussi ce qui fait que les animaux qui n’ont pas de sang sont si aisément destructibles, quand la grandeur de leurs dimensions ne vient pas les protéger.

C’est, comme nous l’avons dit, dans les végétaux que se trouvent les êtres qui vivent le plus longtemps. Ce qui fait que les arbres vivent pendant des siècles, c’est qu’ils se renouvellent sans cesse : un rameau se dessèche et meurt ; un autre pousse à sa place ; si l’un s’en va, l’autre repousse ; parfois même, c’est un nouveau tronc qui sort des racines. Il n’y a rien de pareil dans les animaux. D’ailleurs, les végétaux sont, à certains égards, comme quelques insectes : on peut les couper, les diviser, et ils n’en vivent pas moins. Le végétal, dans toutes ses parties, renferme en puissance des racines et des tiges ; on peut bien le voir par les boutures. Un autre rapport entre les animaux et les plantes, c’est que les êtres qui, des deux parts, vivent davantage, sont ceux qui ont les parties supérieures les plus développées ; or, dans les plantes, les parties supérieures ce sont les racines ; et voilà comment les arbres vivent si longtemps. Nous reparlerons, du reste, de tout cela dans le Traité des Plantes ; mais ici il nous faut étudier encore la jeunesse et la vieillesse, la vie et la mort, pour achever nos recherches sur les animaux.


CHAPITRE PREMIER.

Questions qu’on peut se faire sur la longueur et la brièveté de la vie, soit dans les animaux, soit dans les plantes. — Peut-on confondre la santé et la longueur de la vie, la maladie et la brièveté de la vie ? — Différences entre les genres divers ; et dans les espèces, d’individu à individu. — Influence générale des climats.


§ 1[327]. Recherchons maintenant pourquoi certains animaux ont la vie longue, tandis que d’autres ont la vie courte ; et étudions d’une manière générale ce qui fait la longueur ou la brièveté de l’existence.

§ 2[328]. Le début nécessaire de cette recherche, c’est de poser les questions qu’elle soulève. Ainsi, ce n’est pas du tout chose évidente que ce soit une même cause ou une cause différente qui fasse pour tous les animaux et pour les plantes, que les uns vivent longtemps, tandis que les autres vivent peu. En effet, parmi les plantes il y en a qui n’ont qu’une existence annuelle, tandis que d’autres vivent beaucoup plus longtemps. § 3[329]. Il faut savoir, en outre, si dans les corps organisés que forme la nature, on doit confondre vivre longtemps et être en bonne santé selon les lois naturelles, ou bien si ce sont choses distinctes ; même question pour la brièveté de la vie et la maladie. N’y a-t-il pas certaines affections morbides, où les corps qui sont malades naturellement peuvent se confondre avec ceux qui n’ont qu’une courte existence, tandis que dans quelques autres rien n’empêche que les corps malades ne soient aussi de ceux qui sont doués d’une existence très longue ?

§ 4[330]. Nous avons parlé antérieurement du sommeil et de la veille ; nous parlerons plus tard de la vie et de la mort, ainsi que de la maladie et de la santé, autant du moins que le comporte la philosophie de la nature. Ici nos recherches se borneront à savoir, comme nous venons de le dire, pourquoi tels animaux ont une vie longue, et tels autres ont une vie courte.

§ 5[331]. Il y a des genres entiers d’êtres qui sont séparés entre eux par cette différence, les uns relativement aux autres. Et parmi ceux qui sont d’une seule et même espèce, certains individus présentent cette différence, les uns relativement aux autres. J’entends qu’il y a certaines différences de genre à genre, par exemple entre l’homme et le cheval ; et ainsi, le genre des hommes vit plus longtemps que celui des chevaux. Et je dis qu’il y a une différence dans l’espèce, quand elle se manifeste de tel homme par rapport à tel autre homme ; car les hommes, suivant qu’ils habitent tels ou tels lieux, vivent plus ou moins longtemps. Ainsi, les nations qui sont dans les climats chauds ont une vie plus longue ; celles des climats froids vivent moins longtemps. Et même, parmi les hommes qui habitent le même lieu, cette différence existe encore des uns aux autres.


CHAPITRE II.

Considérations générales sur les causes de la génération et de la destruction. — Distinction des corps naturels et de ceux qui ne le sont pas. Causes spéciales de destruction pour certaines choses : destruction de l’âme.


§ 1[332]. Il faut bien comprendre ce que c’est, dans les corps formés par la nature, que d’être facile à détruire et de n’être pas facile à détruire. Ainsi, l’eau et le feu et tous les corps analogues, précisément parce qu’ils ne possèdent pas les mêmes propriétés, sont causes de génération et de destruction les uns pour les autres ; et par suite on conçoit sans peine que chacun des autres corps qui viennent de ceux-là et en sont composés, doivent participer à leur nature. Je n’entends pas, du reste, par composés, les choses qui ne sont composées que comme l’est une maison, par la réunion de plusieurs autres choses. § 2[333]. Mais pour les choses qui ne sont pas naturelles, l’explication est tout autre. Ainsi, il y a pour bien des choses des causes spéciales de destruction : par exemple, pour la science, pour la maladie, pour la santé ; car toutes ces choses se détruisent, sans que pour cela les êtres où elles se trouvent soient détruits ; et c’est souvent au contraire quand ces êtres continuent à subsister. Par exemple, la destruction de l’ignorance, c’est le souvenir, c’est l’instruction ; la destruction de la science, c’est l’oubli et l’erreur. § 3[334]. Ce n’est donc qu’indirectement que la destruction des choses qui ne sont point de nature, est une conséquence de la destruction des choses naturelles. Ainsi, quand les animaux périssent, la science, la santé, qui ne sont que dans ces animaux, périssent aussi avec eux. § 4[335]. De ces faits, on pourrait étendre le raisonnement jusqu’à l’âme. Si, en effet, l’âme n’existe point naturellement, si l’âme n’est dans le corps que comme la science est dans l’âme elle-même, il faut en conclure qu’il y a encore pour elle une autre destruction que la destruction qu’elle souffre, quand le corps vient à être détruit. Mais comme il ne paraît pas qu’il en soit ainsi pour elle, il faut que son union avec le corps soit autre que celle de la science avec l’âme.


CHAPITRE III.

Suite des considérations générales : le destructible, quand il n’a pas de contraire, devient-il indestructible ? Oui, si la destruction n’est jamais causée que par des contraires ; mais toutes les choses matérielles sont dans un perpétuel changement, parce qu’elles ont toujours des contraires.


§ 1[336]. On pourrait bien avec raison se demander si un corps, d’ailleurs destructible, peut, là où il n’a pas de contraire, par exemple le feu dans les régions supérieures, devenir par cela seul indestructible. § 2[337]. Les choses qui existent dans les contraires, ne sont détruites qu’accidentellement par la destruction de ces contraires ; car les contraires s’excluent mutuellement. Mais jamais les contraires qui sont dans les substances ne sont détruits par accident, attendu que la substance n’est jamais l’attribut d’aucun sujet. Par conséquent, ce qui n’a pas de contraire ne saurait être détruit ; et là où il n’y a pas de contraire, il ne saurait y avoir de destruction. En effet, qui est-ce qui pourrait alors détruire, s’il n’y a de destruction possible que par les contraires, et qu’il n’y ait pas de contraires, soit d’une manière absolue, soit dans le lieu particulier dont il s’agit ?

§ 3[338]. Ou bien ne peut-on pas dire que ceci est vrai en un sens, et ne l’est pas dans un autre ? car il est impossible que ce qui est matériel n’ait pas aussi un contraire, du moins en quelque façon. Ainsi, le chaud ou le droit peuvent bien être dans toutes les parties de la matière ; et pourtant il est impossible que la matière tout entière soit chaude, ou droite, ou blanche ; car alors les modifications des choses en seraient séparées. Si donc, du moment que ce qui agit et ce qui souffre l’action se trouvent ensemble, il faut toujours que l’un agisse et que l’autre souffre, il est impossible qu’il n’y ait pas de changements. § 4[339]. De plus encore, s’il faut nécessairement que le feu des régions supérieures laisse un résidu, ce résidu est un contraire, parce que le changement ne vient jamais que du contraire ; et le résidu n’est qu’un reste d’une chose antérieure. § 5[340]. Mais si même tout contraire en acte était éliminé, cela seul suffirait-il pour que dans ce cas même le feu soit indestructible ? ou bien ne le sera-t-il pas ? et doit-il être détruit par le milieu qui l’entoure ? § 6. Si cette explication est suffisante, il faut s’en tenir à ce que nous venons de dire ; sinon, il faut admettre par hypothèse qu’il existe toujours quelque contraire en acte, et qu’il se forme toujours un résidu. Voilà comment une petite flamme est consumée accidentellement par une plus considérable, parce que la nourriture, c’est-à-dire la fumée, que celle-là n’absorbe qu’à la longue, la forte flamme l’absorbe en quelques moments. Voilà aussi pour quoi toutes les choses sont toujours en mouvement, soit pour naître soit pour se détruire. Le milieu qui les environne peut d’ailleurs seconder ou contrarier ce mouvement ; et c’est ainsi que les choses, quand elles sont changées de lieu, sont tantôt plus durables et tantôt le sont moins que ne les fait leur nature propre. Les choses ne sont jamais éternelles, quand elles ont des contraires ; car la matière n’est jamais un instant sans contraire ; ainsi, pour le lieu, elle se déplace ; pour la quantité, elle s’accroît ou diminue ; pour les modifications, elle s’altère.


CHAPITRE IV.

Diversités de la longueur de l’existence chez les animaux. Sans pouvoir établir de règle parfaitement précise, on peut dire qu’en général les plus grands sont aussi ceux qui vivent le plus.


§ 1[341]. Les êtres les plus grands ne sont pas ceux qui sont le plus indestructibles. Le cheval, par exemple, vit moins que l’homme. Ce ne sont pas davantage les plus petits : car la plupart des insectes sont annuels. D’un autre côté, les plantes ne sont pas plus indestructibles que les animaux ; car il y a des plantes qui sont annuelles aussi. Les animaux qui ont du sang ne le sont pas davantage, puisque l’abeille vit bien plus longtemps que certains d’entre eux. Ce ne sont pas non plus les animaux qui n’ont pas de sang ; car les mollusques ne vivent qu’une année et n’ont pas de sang ; ni les animaux terrestres, car il y a des plantes et des animaux terrestres qui ne vivent qu’une seule année également ; ni les animaux marins, car dans la mer les animaux à coquilles et les mollusques ne vivent que très peu. § 2[342]. D’une manière générale, c’est parmi les végétaux que se trouvent les êtres qui vivent le plus longtemps, comme le palmier. Ensuite, la vie est plus longue chez les animaux qui ont du sang que chez ceux qui n’en ont pas ; parmi les animaux terrestres, que parmi les animaux aquatiques. Entre les animaux qui ont du sang et qui vivent sur terre, ceux qui s’accouplent ont une vie plus longue : tels sont l’homme et l’éléphant. On peut affirmer encore que les grands animaux vivent habituellement plus longtemps que les petits ; car, outre d’autres avantages, la grandeur des dimensions se retrouve encore dans les animaux qui vivent beaucoup, comme ceux qu’on vient de nommer.


CHAPITRE V.

Explication générale de la longueur et de la brièveté de la vie. — Rôles de l’humide et du chaud dans l’organisation animale : les grands animaux sont en général les plus humides : constitution de l’homme. — Rôle de la graisse : le résidu. Importance du liquide spermatique : ses rapports avec la durée de la vie. — Influence des climats chauds ou froids ; influence de la nourriture. — Exemples de diverses espèces d’animaux.


§ 1[343]. On pourrait trouver la cause de tous ces faits dans l’explication suivante : Il faut supposer que naturellement l’animal est humide et chaud, et que vivre, c’est rester dans ces conditions, tandis que la vieillesse est froide et sèche, comme l’est aussi la mort, qui présente bien en effet cette apparence. Les éléments corporels des ares étant le chaud, le froid, le sec et l’humide, il y a nécessité, quand on vieillit, qu’on se dessèche. Aussi faut-il que l’humide ne puisse pas aisément se dessécher ; et c’est là ce qui fait que les choses grasses ne se gâtent pas : la cause en est qu’elles sont d’air, et l’air agit comme agit le feu relativement à d’autres choses ; or, le feu ne se gâte pas. D’autre part, il ne faut pas non plus que l’humide soit en petite quantité, parce que tout ce qui est en petite quantité se sèche trop facilement. § 2[344]. Voilà donc comment les grands animaux, les grandes plantes ont en général une vie plus longue, ainsi que je viens de le dire ; car il est tout simple que les plus grands êtres aient aussi plus d’humidité. Mais ce n’est pas seulement pour ce motif qu’ils vivent plus longtemps ; car il y a ici deux causes qui agissent, la quantité et la qualité ; par conséquent, il ne faut pas seulement qu’il y ait une certaine quantité d’humidité ; il faut aussi que cette humidité soit chaude, afin qu’elle ne puisse pas facilement ni se geler ni se sécher.

§ 3[345]. Ceci explique comment l’homme vit plus longtemps que certains animaux qui sont d’ailleurs plus grands que lui. Les animaux qui ont une moins grande quantité d’humidité peuvent vivre cependant davantage, si, du côté de la qualité, ils regagnent proportionnellement plus qu’ils ne perdent en quantité. § 4[346]. Il y a quelques animaux chez qui la graisse se joint à la chaleur, et fait qu’ils ne peuvent que très difficilement se dessécher et se refroidir ; d’autres animaux ont un suc différent de la graisse.

§ 5[347]. Il faut encore, pour qu’un être ne soit pas facilement destructible, qu’il ne produise pas non plus trop de résidu ; car tout résidu détruit l’animal, soit par une maladie qu’il cause, soit par sa nature spéciale. La force propre du résidu, c’est d’être contraire et de détruire ; et tantôt c’est toute la nature de l’animal qui est détruite, tantôt c’est l’une de ses parties. § 6[348]. Voilà pourquoi les animaux lascifs et qui ont beaucoup de sperme, vieillissent de bonne heure : le sperme est un résidu, et l’émission du sperme dessèche l’animal. C’est là ce qui fait que le mulet vit plus longtemps que le cheval et l’âne dont il sort, et que les femelles vivent plus que les mâles, si les mâles font un usage fréquent du coït, voilà encore comment les mâles, parmi les passereaux, vivent beaucoup moins que les femelles.

§ 7[349]. Parmi les mâles, ceux qui fatiguent vieillissent beaucoup plus vite ; car la fatigue dessèche, et la vieillesse est sèche aussi. § 8[350]. Les mâles, par leur nature particulière, doivent généralement vivre plus longtemps que les femelles ; et la cause en est que l’animal Inde est naturellement plus chaud que la femelle.

§ 9[351]. Les mêmes animaux vivent plus longtemps dans les climats chauds que dans les climats froids, par la même cause que les grands animaux vivent plus que les petits ; et ce sont surtout les animaux froids par leur nature qui prennent alors des dimensions considérables. Ainsi les serpents, les lézards et les animaux à écailles, sont énormes dans les climats chauds ; et les coquillages le sont également dans la mer Rouge. § 10[352]. C’est en effet l’humidité chaude qui est la cause du développement et de la vie. Or, l’humidité qui est dans les animaux devient plus aqueuse dans les climats froids ; par suite elle gèle plus aisément ; et voilà pourquoi les animaux qui ont peu de sang, ou qui n’en ont pas, ne se rencontrent plus du tout dans les régions septentrionales, les terrestres sur terre, ni les aquatiques dans le mer ; ou bien, s’ils y vivent encore, ils y sont beaucoup plus petits et meurent bien plus vite. C’est que le froid qui les glace empêche leur développement.

§ 11[353]. Les animaux et les plantes meurent quand ils ne prennent pas de nourriture ; c’est l’être lui-même qui alors se consume. De même, en effet, qu’une grande flamme en absorbe et en détruit une plus petite parce qu’elle consomme la nourriture de ce petit foyer, de même la chaleur naturelle qui est le principe de la digestion consume la matière dans laquelle elle est. § 12[354]. Les animaux aquatiques vivent moins longtemps que les animaux terrestres, non pas seulement parce qu’ils sont essentiellement humides, mais aussi parce qu’ils sont aqueux ; et l’humidité qui est aqueuse se détruit d’autant plus vite qu’elle est froide et se congèle aisément.

§ 13[355]. Voilà encore pourquoi les animaux qui n’ont pas de sang sont si facilement destructibles, quand la grandeur de leurs dimensions ne vient pas les protéger ; c’est qu’ils n’ont ni la graisse ni le principe doux ; car dans l’animal, c’est la graisse qui est le principe doux. Et c’est là ce qui fait que les abeilles vivent plus longtemps que certains animaux plus grands qu’elles.


CHAPITRE VI.

De la longévité des végétaux : cause spéciale qui la produit : la plante se renouvelle sans cesse. — Rapports des végétaux et des insectes : on peut les diviser les uns et les autres sans leur ôter la vie : les boutures. — Rapports de conformation entre les végétaux et les animaux.


§ 1[356]. C’est dans les plantes que se rencontrent les êtres qui vivent le plus longtemps, bien plus même que dans les animaux. § 2[357]. D’abord les plantes sont moins aqueuses, et par suite elles sont moins congelables ; de plus, elles sont grasses et visqueuses ; et bien qu’elles soient sèches et terreuses, elles n’ont pas pourtant une humidité qui se dessèche aisément.

§ 3[358]. Quant à la longévité naturelle des arbres, en voici la cause, et cette cause leur est spéciale, si on les compare à tous les animaux excepté les insectes : c’est que les végétaux rajeunissent toujours ; et voilà pourquoi ils vivent si longtemps. Leurs rejetons sont constamment différents ; les anciens rejetons vieillissent, il est vrai, ainsi que les racines, mais ce n’est pas en même temps ; et parfois c’est le tronc seul et les rameaux qui meurent, tandis que d’autres branches repoussent. Une fois que le végétal en est à ce point, d’autres racines naissent de ce qui reste ; et le végétal dure et subsiste toujours. Si donc une partie se meurt, une autre partie se développe ; et voilà comment les plantes vivent si longtemps.

§ 4[359]. Les végétaux, d’ailleurs, ressemblent aux insectes, ainsi qu’on vient de le dire ; ils vivent après qu’on les a divisés, et d’un seul il peut en sortir deux ou même plusieurs. Les insectes, quand on les coupe, arrivent bien aussi jusqu’à vivre, mais ce n’est pas pour longtemps ; car en cet état ils n’ont plus d’organes ; et le principe inhérent à chaque partie ne saurait en produire. Au contraire, le principe qui est dans le végétal est fécond, parce que dans toutes ses parties le végétal renferme en puissance des racines et des tiges. § 5[360]. Voilà comment il sort toujours de la plante une partie qui est nouvelle, tandis qu’une autre partie vieillit ; et pour ces parties leur longévité est à bien peu près ce qu’elle est pour les boutures. § 6[361]. En effet, on pourrait dire que dans la bouture les choses se passent de la même façon, puisque la bouture est bien en quelque sorte une partie de la plante. Toutefois, dans la bouture, les individus sont séparés ; tandis que dans le végétal il y a continuité. La cause en est que dans toutes les parties de la plante se retrouve de principe qui y est en puissance.

§ 7. Il y a encore un autre point de ressemblance entre les animaux et les plantes ; le voici : Dans les animaux, les mâles vivent ordinairement davantage, et leurs parties supérieures sont plus fortes que leurs parties inférieures ; car, dans ses formes, le mâle se rapproche du nain plus que la femelle. En haut est la chaleur, et le refroidissement est en bas. De même dans les plantes, celles qui ont une tête considérable vivent plus longtemps. Les plantes ainsi organisées ne sont pas celles qui sont annuelles, mais ce sont les arbres ; car la partie supérieure de la plante et sa tête, c’est la racine ; et les plantes annuelles prennent leur accroissement et donnent leurs fruits à la partie inférieure.

§ 8[362]. Nous reparlerons du reste de tout cela, et spécialement, dans le Traité des Plantes ; mais ici nous n’avons dû indiquer que pour les autres êtres la cause de la longévité et de la brièveté de la vie.

§ 9[363]. Il nous, reste encore à étudier la jeunesse et la vieillesse, la vie et la mort ; et quand ces sujets seront traités, nous aurons fini toutes nos recherches sur les animaux.


FIN DU TRAITÉ DE LA LONGÉVITÉ ET DE LA BRIÈVETÉ DE LA VIE.



TRAITÉ DE LA JEUNESSE ET DE LA VIEILLESSE, DE LA VIE ET DE LA MORT.



PLAN DU TRAITÉ DE LA JEUNESSE ET DE LA VIEILLESSE, DE LA VIE ET DE LA MORT.

Nous voulons parler maintenant de la jeunesse et de la vieillesse, de la vie et de la mort ; et pour bien expliquer ces phénomènes, peut-être sera-t-il nécessaire d’exposer les causes de la respiration, sans laquelle la vie est impossible dans la plupart des animaux. Nous avons traité ailleurs les questions qui concernent l’âme, et nous n’y reviendrons pas ici. Mais pour l’animal, ce qui le fait essentiellement ce qu’il est, c’est la sensibilité, qui réside dans un principe commun, et qui, de plus, a des organes spéciaux. Ce principe général de la sensibilité est placé au milieu de l’animal, entre sa partie haute et sa partie basse. Dans l’homme, le seul être qui ait le privilège d’une stature droite, le haut est tourné dans le sens même de l’univers entier ; les animaux ont une position intermédiaire ; les plantes ont la partie haute placée en bas ; car leurs racines font l’office de la bouche.

On peut donc distinguer dans l’animal trois parties principales : l’une, par où il prend sa nourriture ; l’autre, par où il la rejette ; et la troisième, intermédiaire entre ces deux-là. Cette dernière est celle qu’on appelle la poitrine dans les grands animaux. Le principe de l’âme nutritive paraît être placé aussi dans le centre ; car il y a des animaux auxquels on peut enlever la partie supérieure et la partie inférieure, et qui vivent encore : par exemple, les insectes. Ces animaux, tout divisés qu’ils sont, continuent à vivre, parce que la partie nutritive continue à remplir ses fonctions. Il y a des phénomènes tout à fait analogues et plus complets encore dans les végétaux. Seulement, les plantes divisées peuvent conserver pleinement leur nature, tandis que chez les animaux, la vie, tout en subsistant, est mutilée, et ne peut durer longtemps, parce qu’il leur manque toujours alors quelque organe indispensable. Ce sont, du reste, les animaux inférieurs qu’on peut diviser ainsi ; on dirait qu’ils sont plusieurs animaux soudés ensemble. Dans les animaux supérieurs, au contraire, comme l’organisation a plus d’unité, cette division n’est pas possible sans entraîner la mort de l’animal. Ajoutons que quelques parties, quand elles sont séparées des autres, semblent conserver un reste de sensibilité. D’autres fois, l’animal se meut encore après que des viscères essentiels lui ont été retranchés. Ainsi, les tortues continuent de marcher après qu’on leur a ôté le cœur.

On peut trouver bien d’autres preuves manifestes de ces faits dans les plantes et dans les animaux. C’est toujours du centre que part le développement dans les plantes, soit pour la tige qui s’élève, soit pour la racine qui se plonge en terre. Chez les animaux qui ont du sang, c’est le cœur qui se développe d’abord, comme on peut s’en convaincre par l’observation. Pour les animaux qui n’ont pas de sang, c’est la partie correspondante au cœur. Dans le traité des Parties des Animaux, on a établi que le cœur est le principe des veines. Le cœur est la pièce principale de l’être ; et, par suite, le principe de l’âme sensible et nutritive est aussi dans le cœur. C’est le cœur qui est le centre de toute la sensibilité dans l’animal ; en lui réside la vie. Il est vrai que quelques philosophes ont placé la sensibilité dans le cerveau. Nous ne discuterons pas ici cette opinion, qui peut être controversée ; mais nous poserons en fait que pour nous c’est le cœur qui est le centre, et de l’âme qui sent, et de l’âme qui fait croître l’animal, et de l’âme qui le nourrit.

D’autre part, comme c’est une vérité incontestable que la nature fait toujours tout pour le mieux, il faut penser que c’est aussi au centre de l’être que se trouve le principe qui élabore définitivement la nourriture, ainsi qu’y est le principe qui la reçoit. Le cœur sera donc non-seulement le siège souverain de la sensibilité ; mais il sera de plus le siège de la chaleur naturelle, sans laquelle l’animal ne peut vivre, parce que sans elle il ne pourrait élaborer et digérer la nourriture. Les autres organes peuvent se refroidir sans que la vie cesse ; mais celui-là une fois refroidi, la vie ne saurait continuer, et la mort est instantanée ; car la mort n’est que la destruction de la chaleur naturelle.

Mais le feu peut s’éteindre en général de deux façons : ou il s’éteint de lui-même, ou il est étouffé par quelque cause extérieure. Dans le premier cas, l’animal meurt de vieillesse ; dans le second, il meurt de mort violente. Si le feu est livré à lui seul, et que la nourriture ne vienne pas le tempérer, il se consume lui-même ; la chaleur s’est accumulée en telle quantité que l’animal ne peut plus ni respirer, ni se refroidir. Il faut donc évidemment, pour que cette chaleur indispensable à la vie se conserve, qu’il y ait un certain refroidissement régulier qui la tempère et par là l’entretienne. L’exemple des charbons qu’on étouffe fera bien comprendre ce phénomène ; lorsque les charbons sont dans l’étouffoir, si on laisse le couvercle sans le lever, les charbons s’éteignent très-vite ; si, au contraire, on le lève quelquefois et qu’on le remette tour à tour, les charbons demeurent très-longtemps allumés. C’est également ainsi qu’en couvrant le feu on le conserve, pourvu que la cendre ne soit pas trop épaisse, et qu’il puisse, en quelque sorte, respirer grâce à l’air extérieur. Ce sont là, du reste, des questions que nous avons traitées dans les Problèmes.

Les plantes elles-mêmes trouvent dans la nourriture et dans le milieu qui les environne, les moyens de conserver la chaleur naturelle qui leur est nécessaire ; la nourriture les refroidit comme elle refroidit aussi les animaux. Si, par suite de la rigueur de la saison, le milieu où se trouve le végétal est très-froid, le végétal se dessèche. L’excès de la chaleur produit un effet tout pareil. C’est pour préserver les plantes de ce danger, que dans l’été on met à leur pied des pierres qui conservent l’humidité, et que l’on creuse des fossés pleins d’eau où les racines peuvent venir se rafraîchir. Quant aux animaux, soit aquatiques, soit terrestres, c’est de l’eau ou de l’air qu’ils tirent le rafraîchissement nécessaire à leur vie. Mais ce phénomène est trop important pour qu’il ne faille pas entrer ici dans quelques développements.


CHAPITRE PREMIER.

Complément des théories du Traité de l’Ame. — Considération générales sur l’animalité et la vie. Organisation du corps des animaux ; le devant et le derrière : le haut et le bas : organisation exceptionnelle de l’homme. Rapports et différences des animaux et des plantes : les racines font l’office de la bouche.


§ 1[364]. Nous parlerons donc maintenant de la jeunesse et de la vieillesse, de la vie et de la mort ; et peut-être nous sera-t-il nécessaire en même temps d’exposer les causes de la respiration, parce que c’est elle qui, dans certaines espèces d’animaux, fait qu’ils vivent ou ne vivent pas. § 2[365]. Nous avons approfondi la question de l’âme dans d’autres ouvrages ; et nous avons fait voir que s’il est impossible que son essence soit le corps, elle n’en est pas moins évidemment dans une certaine partie du corps, et qu’elle doit être dans un de ces corps qui ont de la force dans les éléments dont ils se composent.

Quant aux diverses parties ou facultés de l’âme, de quelque nom qu’il faille les appeler, c’est une question dont nous ne nous occuperons pas ici.

§ 3[366]. Dans tous les êtres qu’on nomme animaux, et dont on peut dire qu’ils vivent, du moment qu’ils réunissent ces deux conditions, à savoir : vivre et être animal, il faut nécessairement que ce soit une seule et même partie qui fasse vivre l’être et qui le fasse appeler animal. En effet, l’animal, en tant qu’animal, ne peut pas ne pas vivre ; mais un être, par cela seul qu’il vit, n’est pas nécessairement un animal. Ainsi, les plantes vivent bien, mais elles n’ont pas la sensibilité ; et c’est cette faculté de sentir qui sépare ce qui est animal de ce qui ne l’est pas. Numériquement, il faut donc que ce soit une seule et même partie ; mais par sa façon d’être, elle peut être plusieurs et différentes parties, parce qu’en effet on ne doit pas confondre être animal et vivre. § 4[367]. Puis donc qu’outre les sens spéciaux il y a un sens commun, où il faut nécessairement que toutes les sensations en acte viennent converger, cette partie est le milieu de ce qu’on nomme dans l’animal le devant et le derrière. On appelle le devant, la partie où est la sensation pour nous, et le derrière est la partie opposée à celle-là. § 5[368]. De plus, le corps de tous les êtres qui vivent se divisant en partie haute et partie basse, puisqu’en effet tous les animaux ainsi que les plantes mêmes ont un haut et un bas, il est clair que les êtres doivent avoir le principe qui les nourrit au centre de ces parties diverses. La partie par laquelle entre la nourriture nous l’appelons le haut, en regardant à l’individu seul, et non à tout le reste de l’univers qui l’entoure ; et le bas, c’est la partie par où l’animal rejette d’abord le résidu. § 6[369]. La disposition de ces parties est toute contraire dans les plantes et dans les animaux. Parmi les animaux, c’est surtout à l’homme qu’appartient, à cause de sa position droite, le privilège d’avoir sa partie haute dans le même sens que le haut du monde entier. Les autres animaux ont une position intermédiaire ; mais les plantes qui sont immobiles et qui tirent du sol leur nourriture, doivent toujours nécessairement avoir cette partie placée en bas. Ainsi, les racines répondent précisément à ce qu’on appelle la bouche dans les animaux ; les plantes reçoivent leur nourriture du sol, les animaux la prennent directement eux-mêmes.


CHAPITRE II.

L’animal se compose de trois parties principales : la plus importante est la partie centrale, intermédiaire entre les deux autres. — Divisibilité des végétaux et des insectes : les animaux la plus élevés ne peuvent être divisés comme eux.


§ 1[370]. On peut distinguer trois parties principales dans lesquelles se divisent tous les animaux qui sont complets : l’une par où l’animal reçoit sa nourriture, l’autre par où il en rejette le résidu, et la troisième, qui est intermédiaire entre ces deux-là. Cette dernière partie se nomme la poitrine dans les plus grands animaux ; et dans les autres, elle est remplacée par quelque partie correspondante. Ces parties sont plus séparées dans certaines espèces que dans certaines autres. § 2[371]. Tous animaux qui marchent ont aussi, pour remplir cette fonction, des appareils spéciaux qui leur servent à porter tout le poids du corps, à savoir des cuisses et des pieds, ou des organes qui ont la même destination. § 3[372]. Mais le principe de l’âme nutritive paraît se trouver au centre de ces trois parties ; et c’est ce dont on peut se convaincre et par l’observation sensible, et aussi par la raison. Il y a, en effet, beaucoup d’animaux qui, même après qu’on leur a enlevé deux de ces parties, celle qu’on appelle la tête, et celle qui reçoit la nourriture, vivent cependant encore avec la partie ou est placé le centre. C’est là un fait qu’on peut vérifier sans peine dans les insectes, tels que les guêpes et les abeilles ; et de plus, il y a beaucoup d’animaux qui, sans être des insectes, peuvent vivre néanmoins même après qu’on les a divisés, pourvu qu’ils aient conservé la partie nutritive. § 4[373]. En acte cette partie est une, mais en puissance elle, est multiple. § 5[374]. Il en est de même aussi pour les végétaux. Les végétaux, quand on les a coupés, vivent encore séparément ; et il peut sortir plusieurs arbres d’un seul individu, principe de tous les autres. § 6[375]. On dira ailleurs d’où vient que certaines plantes ne peuvent revivre quand on les sépare du tronc, tandis qu’il en est d’autres qu’on peut faire repousser de bouture. § 7[376]. Mais, du reste, en ceci les plantes sont tout à fait comme la race des insectes. Pour elles aussi, il faut nécessairement que l’âme nutritive dans les êtres qui la possèdent soit actuellement une ; mais en puissance elle peut être multiple. Cette observation s’applique également au principe sensible ; car les animaux que l’on a divisés ainsi semblent encore jouir de la sensibilité. § 8[377]. Mais, quant à conserver complètement leur nature, les plantes le peuvent très-bien. Au contraire, les insectes et les autres animaux ne le peuvent point, parce qu’ils n’ont plus les instruments indispensables à leur conservation, et qu’ils manquent, soit de l’organe qui doit prendre la nourriture, soit de l’organe qui doit la recevoir. D’autres animaux manquent alors d’autres organes encore, en même temps qu’ils manquent de ces deux-là. § 9[378]. C’est que les animaux qu’on peut ainsi diviser doivent être considérés à peu près comme plusieurs animaux soudés ensemble. Les animaux les mieux organisés ne sont pas susceptibles de cette division, parce que leur nature est une au plus haut degré possible. Toutefois, il y a certaines parties qui, même séparées, montrent des restes de sensibilité, parce qu’elles éprouvent encore une sorte d’affection analogue à celles que l’âme pourrait percevoir. Ainsi, les viscères sont séparés que l’animal fait encore un mouvement, comme les tortues qui se meuvent même après qu’on leur a enlevé le cœur.


CHAPITRE III.

Tous les êtres vivants, animaux ou plantes, ont un centre d’où part leur développement : preuves tirées des plantes, qu’elles poussent d’ailleurs de semence, ou de greffe, ou de bouture : preuves tirées des animaux ; rôle souverain du cœur, principe de la sensibilité et de la nutrition.


§ 1[379]. Du reste, il est encore d’autres preuves manifestes de ces faits dans les plantes et dans les animaux.

§ 2[380]. Pour les plantes, il suffit d’observer leur développement, soit qu’elles viennent de semence, de greffe ou de bouture. Quand elles viennent de semence, c’est toujours du centre que part le développement ; car toutes les graines ayant deux valves, le milieu se trouve précisément au point où toutes les deux se soudent, et il appartient à chacune de ces deux parties. C’est de là que sortent la tige et la racine quand la plante pousse ; et le principe de toutes deux est le centre d’où elles sortent l’une et l’autre. § 3[381]. C’est là ce qu’on peut très-bien observer aussi pour les troncs, soit dans les greffes, soit dans les boutures. Le tronc est le principe du rameau, et en est en même temps le centre. Aussi, l’on doit ou enlever ce tronc, ou y insérer le sujet, pour que le rameau ou les racines puissent en pousser, comme si le principe, soit du rejeton, soit de la racine, venait du centre.

§ 4[382]. Dans les animaux qui ont du sang, c’est le cœur qui se développe d’abord ; c’est là ce qui est certain d’après les faits que nous avons observés, autant que nous l’avons pu voir sur les animaux au moment même où ils se développaient. Il faut nécessairement que dans les animaux qui n’ont pas de sang, ce soit la partie correspondante au cœur qui se forme aussi la première. Nous avons dit antérieurement, dans le Traité des Parties des animaux, que le cœur est le principe des veines, et que le sang est, dans les animaux qui en ont, nourriture définitive dont se forment les parties qui les composent. § 5[383]. Il est donc évident que l’office de la bouche, en ce qui concerne la nourriture, se borne à une seule opération, et que celui des intestins est différent. Le cœur est la pièce principale, et c’est lui qui vient ajouter la fin à tout le reste. Une conséquence nécessaire de ceci dans les animaux qui ont du sang, c’est que le principe de l’âme sensible et nutritive soit aussi dans le cœur, parce que les fonctions des autres parties relativement à la nourriture n’ont lieu qu’en vue de l’œuvre accomplie par le cœur, et qu’on doit toujours placer la souveraineté dans la partie en vue de laquelle travaillent toutes les autres, et non pas dans les parties qui fonctionnent pour celle-là, comme le médecin n’agit qu’en vue de la santé. § 6[384]. C’est donc bien dans le cœur qu’est le principe souverain de toutes les sensations, chez les animaux qui ont du sang ; car c’est là que doit être placé nécessairement l’organe commun de tous les autres organes des sens. Or, il y a deux sens que nous voyons évidemment aboutir au cœur : ce sont le goût et le toucher ; il faut donc aussi que les autres s’y rendent comme ceux-là. C’est en lui, en effet, que les autres organes des sens peuvent aussi communiquer leur mouvement ; or, ces deux sens ne se rendent point du tout dans la partie supérieure du corps. § 7[385]. Mais, si indépendamment de tout cela, la vie pour tous les êtres réside dans le cœur, il est clair qu’il faut aussi que le cœur soit le principe de la sensibilité. En effet, c’est en tant que l’être est animal que nous disons qu’il vit ; et c’est en tant que le corps est sensible que nous disons qu’il est le corps d’un animal. § 8[386]. Mais pourquoi certains sens se rendent-ils évidemment au cœur, et d’autres sont-ils dans la tête, ce qui a donné à penser à quelques philosophes que c’est par le cerveau que les animaux sentent ? C’est là une question que nous avons déjà éclaircie spécialement dans un traité différent.

§ 9[387]. Il est donc certain, d’après ce que nous avons dit en nous appuyant sur les faits, que c’est dans le cœur, dans le centre des trois parties du corps, que se trouve le principe de l’âme qui sent, le principe de l’âme qui fait croître, et le principe de l’âme qui nourrit.


CHAPITRE IV.

Continuation du même sujet : le cœur est le foyer de la chaleur naturelle, sans laquelle la vie et la digestion ne seraient pas possibles. La mort n’est que l’extinction de cette chaleur.


§ 1[388]. D’après cet axiome, donné par l’observation, qu’en toutes choses la nature tâche toujours de faire le mieux possible, il faut penser que c’est à la condition de se trouver dans le milieu de la substance de l’être, que chacun de ces deux principes accomplit le plus parfaitement sa fonction, à savoir : le principe qui élabore définitivement la nourriture, et celui qui la reçoit. C’est, en effet à cette condition, que le milieu sera en rapport avec l’un et avec l’autre ; et le siège central de cette union est le siège du principe souverain. § 2[389]. Il est évident, de plus, que l’être qui se sert d’une chose, diffère de la chose dont il se sert ; et de même qu’il diffère en puissance, de même aussi il peut différer par la manière dont il se sert de cette chose, comme diffèrent la flûte et ce qui la met en jeu, c’est-à-dire la main. § 3[390]. Si donc l’animal se distingue de tout le reste par cela seul qu’il possède le principe de la sensibilité, il faut nécessairement que ce principe réside dans le cœur, chez les animaux qui ont du sang, et que chez ceux qui n’en ont point, il réside dans la partie qui remplace le cœur. § 4[391]. Or, toutes les parties de l’animal et tout son corps jouissent d’une certaine chaleur naturelle qui leur est innée. Voilà pourquoi, tant qu’ils vivent, ils paraissent chauds, et qu’une fois morts et privés de la vie, ils deviennent tout le contraire. On voit que dès lors le principe de cette chaleur doit nécessairement se trouver dans le cœur pour les animaux qui ont du sang, et dans la partie correspondante pour ceux qui n’en ont point, parce que tous, sans exception, élaborent et digèrent leur nourriture, grâce à cette chaleur naturelle, et que c’est surtout l’organe principal, le cœur ou l’organe correspondant, qui agit dans cette fonction. Aussi la vie demeure quand ce sont les autres parties seulement qui se refroidissent ; mais l’animal meurt sur-le-champ, du moment que le froid atteint celle-là, parce que c’est de là que dépend, pour tous les animaux, le principe de la chaleur et de l’âme, qui est en quelque sorte brûlante dans ces parties.

§ 5[392]. Ainsi donc, pour les animaux qui n’ont pas de sang, c’est dans la partie qui remplace le cœur, et pour ceux qui en ont, c’est dans le cœur, que sont à la fois nécessairement et la vie et le foyer qui entretient la chaleur indispensable à la vie ; et ce qu’on appelle la mort n’est que la destruction de cette chaleur.


CHAPITRE V.

Le feu peut cesser de deux façons différentes : ou il s’éteint de lui-même, ou quelque action extérieure Pétouffe. — Exemples des charbons qu’on étouffe et du feu qui couve sous la cendre.


§ 1[393]. Mais on peut observer que le feu est exposé à deux causes de destruction : ou il s’éteint ou il est étouffé. On dit qu’il s’éteint quand il se détruit de lui-même, et il est étouffé quand il cesse par l’action d’éléments contraires. Dans le premier cas, c’est la vieillesse ; dans l’autre, c’est une destruction violente. § 2[394]. Il se peut que ces deux destructions du feu viennent d’une seule et même cause. Ainsi, la nourriture venant à manquer, et la chaleur ne pouvant plus prendre l’aliment nécessaire, il y a destruction du feu ; c’est alors le contraire qui, arrêtant la digestion, empêche que l’être ne se nourrisse. Parfois aussi le feu s’éteint de lui-même, quand la chaleur s’accumule en trop grande quantité, et que l’animal ne peut plus ni respirer, ni se refroidir. La chaleur accumulée ainsi absorbe bientôt toute la nourriture, et elle l’absorbe si rapidement que l’évaporation n’a pas le temps de se faire. § 3[395]. Voilà pourquoi non-seulement un feu plus faible s’éteint de lui-même devant un feu plus fort, mais aussi pourquoi la flamme d’une lampe qui vit et subsiste par elle-même, si elle est placée dans une flamme plus grande s’y trouve consumée, comme tout autre combustible. La cause en est que la plus grande flamme a le temps de consumer la nourriture qui est dans la flamme [la plus petite] avant qu’il en arrive d’autre. Mais le feu continue toujours à se produire et à s’écouler comme un fleuve ; et si l’on ne voit pas ce mouvement, c’est à cause de sa rapidité.

§ 4[396]. Il est donc évident que s’il faut que la chaleur se conserve parce qu’elle est indispensable à la vie, il faut aussi qu’il y ait un certain refroidissement de la chaleur qui est dans le principe. § 5[397]. On peut en voir un exemple bien simple dans les charbons qu’on étouffe. Si on les enferme sans interruption dans cette machine à couvercle qu’on appelle un étouffoir, ils s’éteignent sur-le-champ. Mais si on lève plusieurs fois le couvercle et qu’on le remette tour à tour, ils demeurent très-longtemps allumés. Ainsi, couvrir le feu le conserve, parce qu’alors la cendre n’est pas assez épaisse pour l’empêcher de respirer, et qu’il résiste assez, grâce à l’air extérieur, pour ne pas s’éteindre par la quantité de chaleur qu’il renferme en lui-même.

§ 6[398]. On a, du reste, expliqué, dans les Problèmes, la cause spéciale qui fait que le contraire arrive au feu qu’on couvre et à celui qu’on étouffe. L’un, en effet, s’éteint ; l’autre, au contraire, subsiste plus longtemps.


CHAPITRE VI.

Causes de la conservation de la chaleur naturelle dans les végétaux : les animaux tirent de l’air et de l’eau le refroidissement périodique dont ils ont besoin. Nécessité d’étudier cette importante fonction avec plus de développements.


§ 1[399]. Comme tout animal a une âme et qu’il ne peut vivre sans chaleur naturelle, ainsi que nous venons de le dire, les plantes trouvent dans leur nourriture et dans le milieu qui les entoure, tous les moyens suffisants pour conserver cette chaleur naturelle. La nourriture des végétaux leur donne du refroidissement, en s’introduisant en eux, comme elle en donne aux hommes dans le premier moment qu’on l’ingère, tandis que les jeûnes échauffent et provoquent la soif. En effet, quand l’air n’est pas mis en mouvement il s’échauffe toujours ; mais, du moment que la nourriture entre, le mouvement que l’air reçoit refroidit l’animal jusqu’à ce que la nourriture ait reçu la digestion convenable. § 2[400]. Mais si le milieu qui entoura le végétal est très-froid par suite de la saison qui amène des gelées violentes, le végétal se dessèche ; ou bien, s’il y a de grandes chaleurs dans l’été, et que l’humidité que la plante tire du sol ne soit pas suffisante pour la refroidir, sa chaleur [naturelle] alors s’éteint et se perd. On dit, dans ce dernier cas, que les arbres sont frappés de marasme et ont un coup de soleil. Voilà pourquoi on met alors au pied des plantes des pierres d’une certaine espèce, ou des fossés pleins d’eau, pour que les racines puissent s’y rafraîchir.

§ 3[401]. Quant aux animaux, comme les uns sont aquatiques et que les autres vivent dans l’air, c’est de ces deux éléments qu’ils tirent le refroidissement qui leur est nécessaire, les uns le prenant à l’eau, et les autres, à l’air. Mais pour expliquer de quelle manière et à quelles conditions s’accomplit ce phénomène, il faut entrer dans quelques développements.


FIN DU TRAITÉ DE LA JEUNESSE ET DE LA VIEILLESSE.



TRAITÉ DE LA RESPIRATION.



PLAN DU TRAITÉ DE LA RESPIRATION.

Bien peu de naturalistes ont traité de la respiration ; et presque aucun parmi ceux qui ont étudié cette fonction, n’a recherché à quelle fin elle a été donnée aux animaux. Ces philosophes n’ont pas tenu suffisamment compte des faits, et ils ont cru que tous les animaux respirent de la même façon ; ce qui n’est pas exact. Tous les animaux qui ont des poumons respirent ; mais ceux dont le poumon est privé de sang et spongieux, ont moins besoin de respiration que les autres ; ils peuvent rester fort longtemps sans respirer, et même séjourner aisément dans l’eau. Au contraire, les animaux qui ont beaucoup de sang dans le poumon, ont plus besoin de respiration, parce qu’ils ont une chaleur plus considérable.

Démocrite d’Abdère et quelques autres ne se sont occupés que de l’homme ; et ils semblent avoir supposé que tous les animaux, sans exception, respirent comme lui. Anaxagore et Diogène n’ont expliqué le mécanisme de cette fonction que pour les poissons et les coquillages. Ainsi, Anaxagore croit que les poissons rejettent l’eau par leurs branchies, et hument l’air qui vient alors dans leur bouche. Diogène est à peu près de la même opinion. Mais toutes ces théories sont inexactes, et ces auteurs ont supprimé la moitié des choses : ils n’ont pas vu que la fonction de la respiration se composait de deux phénomènes très distincts, l’inspiration et l’expiration. Diogène et Anaxagore sont hors d’état dans leurs systèmes de rendre compte de ce double fait. Selon ces théories, il faut que les poissons, au moment où ils reçoivent l’eau, expirent l’air qui est contenu en eux. Mais nécessairement ces deux mouvements en se rencontrant se contrarient l’un l’autre. Il s’ensuivrait que les poissons inspirent et expirent tout à la fois, chose qui est manifestement impossible.

Soutenir que les poissons hument l’air directement par leur bouche, ou qu’ils le tirent de l’eau, n’est pas plus exact. Les poissons n’ont pas d’artère, parce qu’ils n’ont pas de poumon ; et leur estomac est placé tout de suite après leur bouche. Cela reviendrait donc à dire qu’ils aspirent l’air par leur estomac, ce qui n’est pas moins insoutenable. Si l’estomac des poissons remplissait cette fonction, on le verrait se mouvoir comme tous les organes par lesquels les animaux respirent ; mais les poissons ne meuvent que leurs branchies. De plus, tous les animaux quand on les tient trop longtemps sous l’eau, étouffent en formant des bulles d’air qui sortent violemment du poumon ; les poissons ne présentent jamais un phénomène pareil, preuve qu’ils n’ont pas en eux la moindre parcelle d’air. Il faut ajouter que le mécanisme de la respiration, tel qu’on l’explique pour les poissons, devrait aussi parfaitement convenir aux hommes ; et cependant nous ne voyons pas cette ressemblance. D’ailleurs si les poissons respirent directement l’air, pourquoi meurent-ils suffoqués quand ils sont à terre ? La raison qu’en donne Diogène est par trop naïve : il prétend que dans ce cas les poissons ont trop d’air, tandis que dans l’eau ils n’ont que ce qu’il leur en faut. Si ceci était vrai des poissons, ce ne le serait pas moins des animaux terrestres ; et jusqu’à présent, on n’a point vu d’animal mort pour avoir trop respiré. Enfin, si tous les animaux respirent comme le supposent Diogène et Anaxagore, les insectes aussi doivent respirer. Mais comment, par quel organe les insectes pourraient-ils respirer après qu’on les a coupés et divisés en plusieurs morceaux ? Ce qui a jeté les naturalistes dans toutes ces erreurs, c’est qu’ils n’avaient pas suffisamment observé les organes intérieurs des animaux, et qu’ils ne se sont pas assez dit que la nature dans tout ce qu’elle fait a toujours un but. En effet, si l’on avait recherché dans quelle vue la respiration a été donnée aux animaux, et si l’on avait observé cette fonction dans les organes qui l’accomplissent, branchies et poumons, on en aurait bien vite trouvé la cause.

Démocrite s’est bien occupé de cette cause, en disant que la respiration a pour résultat d’empêcher que l’âme ne soit expulsée du corps. Mais il n’a pas dit précisément que ce fût là le but que se proposait la nature. Suivant lui, les sphéroïdes qui sont répandus dans l’air entrent dans l’animal quand il respire, et empêchent par la pression qu’ils exercent que l’âme ne s’en échappe. Au contraire, quand ces sphéroïdes sont chassés du corps de l’animal, la mort a lieu, parce que l’animal devient alors incapable de respirer. Du reste, dans cette explication générale de la mort, Démocrite n’a pas su distinguer la mort naturelle qu’amène la vieillesse, et la mort violente que peuvent causer tant d’accidents. Il n’a pas dit non plus, si la respiration vient du dedans ou du dehors. Mais c’est du dedans évidemment qu’elle vient ; car il serait absurde de croire que le milieu environnant puisse à la fois comprimer l’animal, et une fois qu’il est entré, le distendre, comme Démocrite le suppose. Son explication de la mort ne serait bonne que pour les animaux qui respirent ; mais tous ne respirent pas. Enfin sa théorie ne peut rendre compte de certains faits qu’on observe tous les jours. Quand il fait très chaud, nous avons plus besoin de respirer. Dans les grands froids, au contraire, nous retenons notre haleine ; notre corps se resserre et se condense. Il faudrait pourtant, si les idées de Démocrite étaient justes, que l’air extérieur en entrant en nous, empêchât cette compression l’hiver aussi bien que l’été.

L’impulsion circulaire qu’imagine Timée pour expliquer la respiration, ne montre pas du tout comment les animaux, autres que l’homme, parviennent à conserver leur chaleur. Suivant lui, quand la chaleur sort par la bouche, l’air ambiant se précipite, en traversant les chairs raréfiées, dans le lieu même d’où la chaleur est sortie ; l’air échauffé sort de nouveau, et est repoussé à l’intérieur par la bouche ; et c’est ainsi que se fait l’inspiration et l’expiration. D’abord cette théorie admet que l’expiration est antérieure à l’inspiration ; et ce premier fait est inexact. En outre, elle ne dit pas dans quel but ces deux fonctions ont été données aux animaux. De plus, il est difficile de comprendre que nous sentions si bien l’entrée et la sortie de l’air par la bouche, quand nous sentons si peu l’entrée de l’air dans notre poitrine, et sa sortie après qu’il est échauffé. Enfin la respiration, loin d’être l’entrée de la chaleur en nous, est tout le contraire ; l’air qu’on rejette est chaud ; l’air qu’on aspire est froid ; et quand par hasard il est chaud, on a grande peine à le respirer, et il faut reprendre son haleine à plusieurs reprises.

On ne peut pas admettre non plus que la respiration ait pour objet d’alimenter le feu intérieur, ni que l’inspiration soit en quelque sorte du combustible mis sur le feu, ni que l’expiration ait lieu quand le feu est suffisamment alimenté. Une première objection à cette théorie, c’est qu’il faudrait que ce phénomène, ou du moins un phénomène analogue, se répétât dans les animaux autres que l’homme ; or, c’est ce qui n’est pas. En second lieu, la chaleur vitale s’entretient par la nourriture, bien plutôt que par l’air qu’on respire. Enfin, cette théorie a le tort d’admettre que dans la respiration, c’est un seul et même organe qui reçoit l’aliment et en rejette le résidu, chose tout à fait impossible.

Empédocle a traité aussi de la respiration ; mais il ne dit rien de bien clair sur le but de cette fonction ; et il ne se prononce pas sur la question de savoir si tous les animaux respirent. Il ne parle, en outre, que de la respiration par le nez ; sans doute elle lui paraît la seule, ou du moins la plus importante, tandis qu’au fond elle n’est qu’accessoire, si on la compare à celle qui se fait par l’artère. Pour bien faire comprendre le mécanisme de l’inspiration et de l’expiration, Empédocle le compare au phénomène des clepsydres, où l’on peut retenir l’eau en couvrant avec la main l’ouverture supérieure du vase, et d’où l’eau sort du moment qu’en levant la main on permet à l’air extérieur d’y entrer et de chasser l’eau. Il a décrit en vers ce fait assez curieux, et il a prétendu que les choses se passent absolument de même dans les tuyaux qu’il suppose à l’extrémité des narines, et qui peuvent recevoir l’air tour à tour et le rejeter. L’erreur principale d’Empédocle est de ne s’être occupé, comme nous venons de le dire, que de la respiration qui se fait par les narines. De plus, les choses sont, à ce qu’il semble, le contraire de son explication ; les animaux aspirent, en soulevant leur corps, comme se soulèvent les soufflets de forge ; et c’est en se comprimant et en se resserrant qu’ils expirent ; la seule différence, c’est que dans les animaux, c’est par une même ouverture que se font l’inspiration et l’expiration, tandis que dans les soufflets les ouvertures sont différentes. L’erreur d’Empédocle doit paraître d’autant plus grave, que la respiration n’appartient pas en propre aux narines ; le trou des narines va se joindre, dans le fond de la bouche, à l’artère qui est près du gosier ; et c’est toujours par l’artère qu’on respire, soit que le souffle passe par le nez, soit qu’il passe par la bouche. — Telles sont les diverses objections que soulèvent les théories présentées jusqu’à présent sur la respiration.

On a dit antérieurement que la vie et l’âme ne peuvent subsister dans les êtres qu’à la condition d’une certaine chaleur, parce que la digestion qui nourrit les animaux ne saurait se faire sans âme ni sans chaleur. C’est le centre de l’animal qui est le siége de l’âme nutritive, et du cœur, principe des veines, comme le prouve l’anatomie. Nous avons vu aussi quelle est l’importance capitale de la faculté nutritive, sans laquelle les autres facultés ne pourraient exister. Enfin, nous avons vu comment le feu se détruit, ou en se consumant lui-même, ou en éprouvant quelque action violente qui l’étouffe ; et nous avons reconnu que le feu a besoin pour s’entretenir, d’un certain refroidissement régulier qui le protège contre la destruction qui lui viendrait de lui-même.

Pour les animaux qui sont très petits, et qui n’ont pas de sang, le milieu qui les environne, air ou eau, suffit à leur donner le refroidissement nécessaire. Certains insectes qui vivent un peu plus longtemps que les autres, ont le dessous de leur corselet divisé en deux parties, pour qu’ils soient refroidis à travers cette membrane qui, chez eux, est plus mince : telles sont les abeilles, les guêpes, les scarabées et les cigales. Le bourdonnement de quelques-uns d’entre eux, ne vient que du souffle naturel qui, en s’élevant et en s’abaissant, heurte l’air intérieur contre la membrane ; car ces animaux meuvent cette partie, tout comme ceux qui respirent du dehors la meuvent par des poumons ou par des branchies. Entre les animaux qui ont du sang et des poumons, mais dont le poumon est petit et spongieux, il y en a qui vivent très longtemps sans respirer, parce que leur poumon peut recevoir une très grande dilatation ; et le mouvement qui lui est propre, suffit pour refroidir l’animal, du moins durant quelque temps. Parmi les animaux aquatiques, ceux qui n’ont pas de sang vivent plus longtemps dans l’air que ceux qui ont du sang et qui reçoivent le liquide comme les poissons : tels sont les crustacés et les polypes ; ayant peu de chaleur, l’air peut les refroidir pour longtemps. Les animaux qui n’ont pas de poumons, ou qui ont un poumon prive de sang, ont moins besoin de refroidissement.

Ainsi pour les animaux qui n’ont pas de sang, l’air ambiant ou le liquide dans lequel ils vivent, suffît à leur conserver la vie. Ceux qui ont du sang et un cœur, et de plus un poumon, reçoivent l’air ; et ils se procurent le refroidissement nécessaire à leur existence par l’inspiration et l’expiration. Tous les vivipares, soit aquatiques, soit terrestres, ont un poumon, bien qu’il y en ait qui puissent rester fort longtemps sous l’eau. Les animaux qui ont des branchies, se refroidissent en recevant l’eau ; et les branchies se trouvent dans tous les animaux qui n’ont pas de pieds ; il n’est qu’un animal qui fasse exception à cette règle : c’est le cordyle. Tous les poissons sont sans pieds, ou quand ils en ont, ces pieds ressemblent à des nageoires. Il n’y a point d’animal, du moins jusqu’à présent connu, qui ait à la fois un poumon et des branchies, parce que la nature n’emploie jamais qu’un organe pour une fonction ; et l’animal n’a besoin que d’une seule espèce de refroidissement. Mais la nature ne fait jamais rien en vain ; et s’il y avait deux refroidissements dans l’animal, l’un des deux serait certainement inutile.

Dans les animaux qui ont un poumon, la nature se sert de la bouche à deux fins : l’alimentation et la respiration. Dans ceux qui n’ont pas de poumons, la bouche ne sert qu’à l’élaboration des aliments ; ces deux fonctions ne se contrarient point quand elles sont toutes dans le même animal, en ce qu’elles ne sont jamais simultanées. L’artère est placée en avant de l’œsophage ; et l’épiglotte lui sert de couvercle pour que les aliments ne s’y introduisent pas. Dans les animaux qui n’ont pas d’épiglotte, comme les oiseaux et les quadrupèdes ovipares, c’est une contraction du gosier qui la remplace. Les animaux qui ont des branchies s’en servent pour repousser l’eau et pouvoir digérer leur nourriture ; mais ce mouvement, chez eux, doit être très rapide pour que l’eau n’entre pas dans leur estomac.

L’organisation des cétacés et des animaux à tuyau, en général, pourrait faire naître quelque doute. Ils ont, à ce qu’il semble, ces diverses fonctions réunies ; ils ont un poumon, quoique sans pieds, et ils reçoivent l’eau de la mer. Mais ce n’est pas en vue du refroidissement qu’ils reçoivent ce liquide, puisque ce refroidissement leur est donné par la respiration. Comme il leur faut toujours prendre nécessairement leurs aliments dans l’eau, ils doivent rejeter le liquide après l’avoir absorbé ; c’est là l’emploi du tuyau ; et sa position même le prouve assez. C’est par une raison semblable que les mollusques et les crustacés rejettent le liquide par les opercules placés près des parties velues ; les seiches et les polypes le rejettent par le creux placé au-dessus de ce qu’on appelle leur tête. On trouvera, du reste, des détails plus précis dans l’Histoire des Animaux.

Le poumon a été donné aux animaux les plus élevés, précisément parce qu’ils ont plus de chaleur que les autres, et par conséquent, plus besoin de refroidissement. L’homme qui est de tous les animaux celui qui a le sang le plus pur et le plus abondant, est aussi celui qui se tient le plus droit, ayant le haut de son corps dans le même sens que le haut du monde entier. Le poumon est pour lui un organe indispensable ; et il lui a été donné pour ce refroidissement qui lui est nécessaire. La nature n’est pas moins admirable en ceci que dans tout ce qu’elle fait, donnant aux divers ordres des êtres les organes qui leur conviennent, et les plaçant dans les lieux qui leur sont propres.

Mais Empédocle s’est trompé, quand il a cru que ce sont les animaux qui ont le plus de chaleur et de feu, que la nature a placés dans l’eau, pour rétablir ainsi l’équilibre par le milieu dans lequel ils vivent. D’abord Empédocle fait naître tous ces animaux à terre ; et selon lui ils s’enfoncent dans les eaux aussitôt après leur naissance. On ne comprend pas trop comment ils pourraient le faire, privés de pieds comme ils le sont. En outre, loin que les animaux aquatiques soient plus chauds que les animaux terrestres, ils le sont moins parce qu’ils ont moins de sang en général. Pourtant l’opinion d’Empédocle n’est pas erronée de tout point. Il est très vrai que les lieux et les climats qui ont des qualités contraires à celles de l’animal, contribuent à le conserver. Si, par exemple, la nature faisait un être en cire, elle ne le placerait certainement pas dans la chaleur ; elle n’y mettrait pas davantage un être en glace, pas plus qu’elle ne mettrait dans l’eau un être de sel ou de salpêtre. Il est donc tout simple qu’un être froid et humide soit placé dans les eaux, comme un être sec est placé dans un élément sec. Ainsi, les natures diverses de la matière sont en général ce qu’est le lieu où elles sont placées, humides dans l’eau, sèches sur la terre. Mais quand il y a excès, soit de chaleur, soit de froid, le lieu peut contribuer à rétablir l’équilibre nécessaire, que les animaux recherchent aussi de leur propre mouvement. Ainsi, Empédocle n’a pas vu toute la vérité, bien que son erreur ne soit pas non plus complète.

Mais, pour revenir à notre question générale, pourquoi les animaux qui ont un poumon plein de sang respirent-ils et reçoivent-ils l’air ? c’est uniquement pour refroidir le feu vital qu’ils portent en eux. L’air, par sa légèreté même, est parfaitement propre à pénétrer l’animal entier, et à se glisser dans toutes ses parties pour le refroidir ; et l’eau ne pourrait remplir cet office. Plus les animaux ont de chaleur naturelle, plus ils ont besoin de refroidissement ; et l’air s’introduit aisément jusqu’au principe même de la chaleur, qui est dans le cœur.

Pour bien savoir comment le cœur communique avec le poumon, il faut recourir aux observations anatomiques, et étudier aussi ce qui en a été dit dans l’Histoire des Animaux. Le refroidissement s’accomplit par la respiration dans les animaux qui ont un cœur et un poumon ; ceux qui ont un cœur, mais sans poumon, se procurent le refroidissement par l’eau même, à l’aide de leurs branchies. Le cœur, du reste, est placé dans la même position chez les animaux terrestres et chez les aquatiques ; dans ces derniers il communique avec les branchies, pour pouvoir être refroidi par l’eau qu’elles reçoivent sans cesse. Dans les animaux qui respirent l’air, le jeu de la poitrine qui s’élève et s’abaisse est tout à fait analogue à celui des branchies. Ils sont, du reste, promptement étouffés quand ils n’ont pas assez d’air, ou quand ils n’en changent point, parce que l’air devient trop chaud ainsi que l’animal ; et c’est le contact du sang qui les échauffe tous les deux outre mesure ; les poumons ou les branchies ne peuvent plus agir, et l’être doit mourir.

Tous les animaux sont donc soumis à cette loi générale de naître et de mourir. Ces deux phénomènes s’accomplissent de bien des manières différentes ; mais au fond voici ce qu’il y a toujours de commun. La mort ne peut être que violente ou naturelle ; violente, quand le principe qui la cause vient du dehors ; naturelle, quand il est dans l’individu lui-même. Elle ne vient alors que d’un défaut de chaleur dans cette partie où réside la vie elle-même, c’est-à-dire, le cœur, ou la partie correspondante chez les êtres qui n’ont pas de cœur. Il est remarquable, d’ailleurs, que de même que les insectes vivent après qu’on les a divisés et coupés, de même certains animaux, comme les tortues, vivent encore quelque temps après qu’on leur a ôté le cœur. Mais, en général, le principe de la vie disparaît dans les animaux qui ont un cœur, quand la chaleur naturelle qui se confond avec le principe vital, n’est plus suffisamment refroidie. Cette chaleur se consume alors elle-même ; les poumons ou les branchies se durcissent et se dessèchent ; et l’animal ne pouvant plus les dilater et les contracter, le feu de la vie se consume et s’éteint. Dans la vieillesse, les moindres accidents causent la mort parce que la chaleur y est très faible ; elle a été dépensée dans le cours de la vie, et il ne reste plus dans l’être qu’une flamme insensible. C’est là enfin ce qui fait que dans la vieillesse la mort est très douce ; et la délivrance de l’âme a lieu sans presque qu’on le sente. Toutes les maladies qui agissent sur le poumon rendent la respiration plus fréquente ; et le poumon cessant de faire ses fonctions, il faut que l’animal meure en essayant de reprendre son haleine, et en rendant des soupirs.

La naissance n’est donc que la première rencontre de l’âme nutritive avec la chaleur ; la vie n’est que la persistance de cette relation ; la jeunesse, c’est le développement de cette partie essentielle qui refroidit l’animal ; la vieillesse en est la destruction ; la maturité de l’âge est le milieu entre l’une et l’autre. La mort n’est que l’impuissance des organes destinés à refroidir l’animal. Voilà donc ce que c’est que la naissance, la vie, et la mort dans les animaux.

On voit évidemment aussi pourquoi les animaux qui respirent sont étouffés dans l’eau, et les poissons, dans l’air : c’est que le refroidissement ne peut plus avoir lieu pour eux, quand ils sont tirés des milieux où ils doivent vivre. C’est pour entretenir le refroidissement que les uns meuvent les branchies, et les autres, le poumon ; ceux-ci pour recevoir l’eau, ceux-là pour respirer l’air qui leur est indispensable. Voici d’ailleurs quelques détails sur les divers phénomènes que présente le cœur.

Ils sont au nombre de trois : la palpitation, le pouls, et la respiration. La palpitation est la concentration violente de la chaleur vers le cœur. Ainsi, dans les grandes frayeurs, les parties supérieures du corps sont toutes refroidies, et le cœur palpite parce que la chaleur s’y est précipitée ; cette concentration est parfois assez violente pour causer la mort. Quant au pouls, qui est continuel et ne cesse point durant la vie entière, c’est une sorte de bouillonnement causé dans le cœur par l’humeur qu’y apporte la nourriture sans interruption ; et si le pouls est plus rapide dans les jeunes animaux que dans les vieux, c’est que dans les premiers aussi l’évaporation est plus considérable que dans les autres. Toutes les veines battent et battent en même temps, parce qu’elles dépendent toutes du cœur, dont elles reçoivent sans cesse le mouvement. Voilà ce que sont la palpitation et le pouls.

La respiration a lieu quand la chaleur augmente dans la partie où est le principe nutritif. En s’augmentant, elle dilate l’organe où elle est ; et le jeu des poumons ressemble à celui des soufflets de forge. Le poumon soulevé, soulève à son tour toute la partie du corps qui l’entoure. L’air alors peut entrer ; et comme il est froid, il apaise l’ardeur excessive du feu intérieur. Quand la chaleur diminue, le poumon reçoit un mouvement inverse, il se contracte ; et l’air sort, échauffé par le feu intérieur avec lequel il a été en contact. L’entrée de l’air se nomme inspiration ; sa sortie, expiration ; et ce double mouvement se continue autant que la vie elle-même. Le jeu des branchies est absolument le même dans les poissons ; les branchies, soulevées par la chaleur, laissent pénétrer l’eau ; et quand le cœur est refroidi, l’eau est rejetée pour être de nouveau remplacée par d’autre. La vie est à ces conditions dans les animaux qui respirent et dans les poissons.

Voilà donc à peu près tout ce qu’on avait à dire sur la vie et la mort, et sur les phénomènes qui s’y rattachent. Quant à la santé et à la maladie, elles pourraient intéresser le naturaliste presque autant qu’elles intéressent le médecin ; et de fait, les médecins instruits étudient la nature, de même que les naturalistes finissent presque toujours par étudier la médecine.


CHAPITRE PREMIER.

Les travaux des naturalistes antérieurs sur la respiration sont très incomplets. — Tous les animaux ne respirent pas, ainsi qu’on l’a cru faussement. Il n’y a que les animaux pourvus de poumons qui respirent : organisations diverses du poumon : rapports de l’organisation du poumon avec le besoin de respiration.


§ 1[402]. Parmi les naturalistes qui nous ont précédé, il en est bien peu qui aient traité de la respiration. À quelle fin cette fonction a-t-elle été donnée aux animaux ? C’est une question que les uns ont complètement passée sous silence, et que les autres ont résolue d’une manière très peu satisfaisante, sans tenir suffisamment compte des faits que fournit l’observation. Par exemple, ils prétendent que tous les animaux respirent ; et cela n’est pas exact. Il sera donc nécessaire de traiter d’abord ce point spécial, pour ne pas avoir l’air de porter de vagues accusations contre des gens qui ne sont pas là pour nous répondre.

§ 2[403]. Il est évident que tous les animaux qui ont des poumons respirent ; mais parmi eux, tous ceux dont le poumon est privé de sang et est spongieux, ont moins besoin de respiration que les autres ; aussi peuvent-ils, comparativement à la force de leur corps, demeurer fort longtemps sans respirer. Or tous les ovipares ont le poumon spongieux, comme le genre grenouille. Les lézards d’eau et les tortues peuvent rester aussi fort longtemps dans l’eau ; car leur poumon a peu de chaleur, parce qu’il a fort peu de sang. Le poumon se gonflant lui-même par le mouvement qui lui est propre, refroidit l’animal et lui permet de demeurer longtemps sans respiration. Cependant tous ces animaux, si on les tient trop longtemps sous l’eau, finissent par y être étouffés, parce qu’aucun d’eux ne peut recevoir l’eau comme le font les poissons. § 3[404]. Au contraire, les animaux qui ont beaucoup de sang dans le poumon ont plus besoin de respiration, parce qu’ils ont une chaleur plus considérable. § 4[405]. Parmi les animaux qui n’ont pas de poumon, il n’en est aucun qui respire.

Il y a quelques commentateurs qui joignent ce traité au précédent. C’est ce que fait Pierre d’Auvergne, à qui appartient encore le commentaire placé dans les œuvres de saint Thomas. Les manuscrits n’autorisent pas cette confusion. Il vaut mieux ne pas l’admettre, parce qu’elle n’est pas nécessaire. Le Traité de la Respiration est très clairement indiqué par Aristote lui-même dans le Traité de l’Âme, III, IX, 4.


CHAPITRE II.

Travaux et erreurs de Démocrite. — Anaxagore et Diogène ont essayé d’expliquer le mécanisme de la respiration chez les poissons et les coquillages. — Réfutation de leurs explications : ils n’ont pas poussé l’analyse assez loin : ils n’ont vu que la moitié des choses : le phénomène total de la respiration se compose de deux autres, l’inspiration et l’expiration.


§ 1[406]. Démocrite d’Abdère, et quelques autres qui se sont occupés de la respiration, n’ont rien dit des animaux autres que l’homme ; et ils semblent avoir supposé que tous les animaux, sans exception, respirent. § 2[407]. Anaxagore et Diogène, en admettant aussi que tous respirent, n’ont expliqué le mécanisme de cette fonction que pour les poissons et les coquillages. § 3[408]. Ainsi, Anaxagore prétend que les poissons, au moment où ils rejettent l’eau par les branchies, respirent en humant l’air qui vient alors dans leur bouche ; car, suivant lui, il ne peut y avoir de vide nulle part. § 4[409]. Diogène soutient que quand les poissons rejettent l’eau par les branchies, ils tirent l’air de l’eau qui entoure leur bouche, au moyen du vide qui se fait dans leur bouche à ce moment ; et par là, Diogène suppose qu’il y a de l’air dans l’eau.

§ 5[410]. Mais tout ceci est inexact. D’abord ces auteurs suppriment la moitié des choses, parce qu’ils ne disent que d’une seule des deux parties du phénomène ce qui cependant est commun aux deux. On appelle ce phénomène respiration ; mais dans la respiration il faut distinguer, d’une part, l’expiration, et de l’autre, l’inspiration. Or, Anaxagore et Diogène ne disent pas du tout comment l’expiration peut se faire chez les animaux dont ils parlent ; et il leur serait bien impossible de le dire. En effet, quand les animaux respirent, il faut encore qu’ils expirent par le même moyen qui leur a servi à respirer ; et ce mouvement régulier doit se continuer sans interruption. Par conséquent, il faut qu’au même moment où ils reçoivent l’eau dans la bouche, ils expirent l’air qui est contenu en eux ; or, nécessairement ces deux mouvements en se rencontrant se contrarient l’un l’autre. Ensuite, quand ils rejettent l’eau, ils expirent l’air, soit par la bouche, soit par les branchies. Il s’ensuit donc qu’ils expirent et respirent en même temps ; car c’est là précisément ce que ces auteurs appellent respirer. Mais il est impossible de respirer et d’expirer en même temps, de façon que s’il faut nécessairement que les animaux expirent et aspirent pour respirer, et qu’aucun d’eux ne puisse expirer, il est parfaitement évident aussi qu’aucun d’eux non plus ne respire.


CHAPITRE III.

Suite de la réfutation des théories d’Anaxagore et de Diogène sur la respiration chez les poissons : arguments divers tirés de l’organisation de l’homme, de celle des insectes, et de quelques observations sur les animaux qui respirent.


Causes générales de ces erreurs : 1° on n’observe pas assez les faits et les organes des animaux ; 2° on ne sait pas assez que la nature a toujours un but dans tout ce qu’elle fait.


§ 1[411]. Soutenir que les poissons tirent l’air de leur bouche, ou de l’eau avec leur bouche, est également impossible. En effet, ils n’ont pas d’artère, parce qu’ils n’ont pas de poumon ; mais l’estomac est placé tout de suite après la bouche. Cela revient donc à dire qu’ils aspirent l’air par leur estomac. Il faudrait que les autres animaux également fonctionnassent ainsi ; or, ils n’ont pas cette organisation, et si les poissons l’avaient, on le verrait baisé vent quand ils sont hors de l’eau ; mais évidemment ils ne l’ont pas. § 2[412]. De plus, dans tous les animaux qui respirent et qui tirent leur souffle, ou observe toujours un certain mouvement de l’organe qui le tire ; or, c’est ce qui ne s’observe pas chez les poissons. En effet, aucune des parties qui entourent le ventre ne paraît se mouvoir. Ils ne meuvent que les branchies, soit lorsqu’ils sont dans l’eau, soit quand rejetés sur terre ils y palpitent. § 3[413]. Il faut remarquer encore que quand les animaux qui respirent viennent à être suffoqués dans l’eau, il se forme des bulles d’air, parce que l’air sort violemment [du poumon] ; on peut le voir, par exemple, quand on fait cette violence aux tortues, aux grenouilles, ou à quelque autre animal de ce genre. Or cela n’arrive pas avec les poissons, de quelque façon qu’on s’y prenne ; sans doute parce qu’ils n’ont pas en eux la moindre parcelle d’air du dehors. § 4[414]. Mais le mécanisme de la respiration, tel qu’on l’explique pour les poissons, pourrait tout aussi bien convenir aux hommes et les faire vivre dans l’eau. Si les poissons tirent l’air de l’eau environnante, quand elle est dans leur bouche, pourquoi les hommes aussi bien que tous les autres animaux ne le feraient-ils pas de même ? pourquoi ne tireraient-ils pas aussi l’air de leur bouche absolument comme les poissons ? Si ce que l’on dit était possible, ceci le serait également. Mais comme cette dernière supposition n’est pas exacte, l’autre ne l’est pas davantage. § 5[415]. D’ailleurs, si les poissons respirent, pourquoi meurent-ils quand ils sont dans l’air, et paraissent-ils bâiller comme des animaux qui étouffent ? Ce n’est certes pas par privation de nourriture ; et la cause qu’en allègue Diogène est tout à fait naïve : il prétend que dans l’air ils prennent trop d’air, tandis qu’ils n’en ont dans l’eau que ce qu’il leur en faut ; selon lui, c’est là ce qui les fait mourir. Pour que ceci fût vrai, il faudrait que le même phénomène se répétât aussi pour les animaux terrestres. Mais on n’a jamais vu d’animal terrestre étouffé parce qu’il aurait trop respiré. § 6[416]. Ajoutez que si tous les animaux respirent, les insectes doivent respirer aussi. Or, il y en a beaucoup parmi eux qui vivent encore même après qu’on les a coupés, non pas seulement en deux morceaux, mais même en plusieurs morceaux, comme les insectes qu’on appelle scolopendres. Mais comment peuvent-ils alors respirer, et par quel organe ?

§ 7[417]. Ce qui est cause qu’on n’explique pas convenablement tous ces faits, c’est qu’on ne connaît pas les organes intérieurs des animaux, et qu’on ne se dit pas assez que la nature, dans tout ce qu’elle fait, a toujours un but. En effet, si l’on s’était donné la peine de rechercher dans quelle vue la respiration a été donnée aux animaux, et si l’on avait observé cette fonction dans les organes qui l’accomplissent, comme les branchies et les poumons, on en eût bien vite reconnu la cause.


CHAPITRE IV.

Réfutation de la théorie de Démocrite sur la respiration : exposition développée de cette théorie. — Explication que Démocrite donne de la mort : elle ne vaut que pour les animaux qui respirent. — Sa théorie est contredite aussi par le phénomène que nous présente notre propre respiration, quand nous avons très chaud.


§ 1[418]. Quant à Démocrite, il prétend bien que la respiration chez les animaux qui respirent, a un résultat, et que c’est d’empêcher que l’âme ne soit expulsée du corps. Mais toutefois il n’a pas dit précisément que ce fût pour cet objet que la nature eût créé cette fonction. C’est que Démocrite, en général, non plus que tous les autres naturalistes ; ne touche rien de cette cause. § 2[419]. On dirait que pour lui l’âme et la chaleur sont la même chose, et qu’elles sont les formes primitives de ses sphéroïdes. Les sphéroïdes étant réunis par le milieu qui les entoure et les écrase, la respiration, selon ses théories, devient alors un secours pour les animaux. Il lui semble, en effet, qu’il y a dans l’air beaucoup de ces sphéroïdes, auxquels il donne le nom d’intelligence et d’âme. Quand donc l’animal respire et que l’air entre en lui, beaucoup de ces sphéroïdes y entrent en même temps ; et y exerçant une pression, ils empêchent que l’âme qui est dans les animaux ne s’échappe. § 3[420]. Voilà, selon lui, comment vivre et mourir consiste à respirer et à expirer. Quand le milieu qui entoure l’animal et qui le comprime vient à être le plus fort, et que l’élément venu du dehors dans l’organisation ne peut plus faire résistance, l’animal devenant incapable de respirer, subit alors le phénomène de la mort. Et ainsi, la mort n’est pas autre, chose que la sortie de ces formes sphériques, chassées du corps par la pression du milieu environnant. § 4[421]. Démocrite, du reste, n’a pas dit un seul mot pour expliquer pourquoi tous les animaux doivent mourir nécessairement, non pas par un pur hasard, mais de vieillesse selon l’ordre de la nature, et violemment, quand ils meurent contre les lois naturelles. C’était cependant un point à éclaircir que de savoir, puisque ce phénomène tantôt arrive, et tantôt n’arrive pas, si c’est la même cause qui agit dans les deux cas, et si elle vient du dehors ou du dedans. § 5[422]. Il ne dit pas davantage quelle est l’origine de la respiration, quelle en est la cause, et si elle vient de l’extérieur ou de l’intérieur ; car l’intelligence que Démocrite fait venir du dehors ne peut plus, ici, prêter son secours à l’animal. Mais c’est de l’intérieur que part le principe de la respiration et du mouvement, sans que le milieu environnant exerce en ceci la moindre violence ; car il est absurde de croire, à la fois, et que le milieu environnant puisse comprimer l’animal, et que la portion d’air qui entre en lui soit capable de le distendre.

Tels sont à peu près tous les détails que donne Démocrite et la façon dont il présente ses théories.

§ 6[423]. Mais si l’on doit regarder comme exact ce qui a été dit plus haut, et s’il est vrai que tous les animaux ne respirent pas, on ne peut pas trouver que la cause indiquée par Démocrite suffise pour expliquer la mort, en général ; elle ne l’explique tout au plus que pour les animaux qui respirent ; et même pour ceux-là, sa théorie n’est pas bien complète. § 7[424]. On peut s’en convaincre par l’observation de faits que nous sommes tous à même d’éprouver. Ainsi, dans les fortes chaleurs, comme nous avons alors plus chaud, nous avons aussi plus besoin de respiration ; et de fait nous respirons plus fréquemment. Au contraire, quand l’air ambiant est froid, et qu’il resserre et condense le corps, il en résulte que nous retenons notre haleine, bien qu’il fallût aussi dans ce cas, si l’on en croyait Démocrite, que l’air qui du dehors entre en nous empêchât cette compression. § 8[425]. Or, c’est tout le contraire qui arrive ; et en effet, quand la chaleur vient à s’accumuler en trop grande quantité, parce qu’on n’expire pas l’air intérieur, on éprouve alors le besoin de respirer, et l’on est forcé de respirer en aspirant. Mais on respire fréquemment quand on est très échauffé ; et l’on ne respire que pour se rafraîchir dans un temps où c’est, comme on dit, mettre du feu sur du feu.


CHAPITRE V.

Réfutation de la théorie du Timée sur la respiration : lacunes de cette théorie : elle ne s’applique qu’à l’homme, et ne s’accorde pas avec les faits.


§ 1[426]. L’impulsion circulaire, décrite dans le Timée, n’explique pas du tout comment les animaux autres que l’homme parviennent à conserver leur chaleur ; et l’on ne dit pas si c’est de la même façon ou de toute autre manière. En effet, si la fonction de la respiration n’a été accordée qu’aux animaux terrestres, il faut dire d’où vient qu’elle ne l’est qu’à eux seuls. Si elle est donnée aussi à d’autres animaux, et que la manière dont ils la possèdent soit différente, il faut encore s’expliquer sur ce point, et dire si l’on accorde que tous les animaux puissent respirer. § 2[427]. Voici, du reste, l’explication tout imaginaire que Timée donne de la cause de la respiration. Selon lui, la chaleur sortant au dehors par la bouche, l’air ambiant se trouve poussé, et vient tomber, en traversant les chairs qui sont raréfiées, dans le même lieu d’où est sortie la chaleur intérieure, attendu qu’il ne peut y avoir de vide nulle part, les parties se remplaçant les unes les autres. L’air échauffé, ajoute Timée, sort de nouveau par le même lieu, et repousse à l’intérieur, par la bouche, l’air qui en sortait chaud ; et ce mouvement alternatif persiste et dure chez l’homme qui, de cette façon, inspire et expire. § 3[428]. Admettre cette théorie, c’est admettre aussi que l’expiration est antérieure à l’inspiration ; mais c’est tout le contraire qui a lieu, et en voici la preuve : ces mouvements, en effet, se succèdent régulièrement l’un à l’autre ; or, l’on expire quand on meurt ; donc il faut que l’on débute par l’inspiration. § 4[429]. Mais ceux même qui soutiennent cette théorie n’ont pas dit dans quel but ces deux fonctions ont été données aux animaux, je veux dire, les fonctions d’inspirer et d’expirer ; ils n’en ont parlé que comme d’un phénomène accessoire ; nous voyons pourtant que ce sont là les conditions souveraines de la vie et de la mort ; car, du moment que la respiration est devenue impossible, les animaux faits pour respirer doivent mourir. § 5[430]. Il est, en outre, absurde de croire que la sortie et la rentrée de la chaleur par la bouche nous soient si bien connues, et que l’entrée de l’air dans notre poitrine, et sa sortie quand il est échauffé, soient si parfaitement ignorées de nous. § 6[431]. Il ne l’est pas moins de supposer que la respiration soit l’entrée de la chaleur ; l’observation montre tout le contraire. L’air qu’on expire est chaud, celui qu’on aspire est froid ; et quand ce dernier air est chaud, on ne le respire qu’avec peine ; et en effet, par cela seul que l’air qui entre ne refroidit pas assez le corps, on doit tirer son haleine à plusieurs reprises.


CHAPITRE VI.

On ne peut pas supposer non plus que la respiration ait pour objet l’entretien de la chaleur vitale : cette chaleur s’entretient surtout par les aliments et la nutrition.


§ 1[432]. On ne peut pas admettre non plus que la respiration ait pour objet l’alimentation du feu intérieur, qui devrait être nourri par l’air aspiré, et que la respiration soit en quelque sorte du combustible qu’on mette sur le feu, tandis que l’expiration aurait lieu quand le feu serait alimenté. § 2[433]. Nous répéterons contre cette théorie l’objection que nous avons faite contre les précédentes. Il faudrait que ce phénomène, ou du moins quelque phénomène analogue, se reproduisît dans les autres animaux ; car tous ils possèdent une chaleur vitale. § 3[434]. D’autre part, si l’on soutient que la chaleur vient de l’air aspiré, il faut expliquer comment elle en vient. Mais ce n’est là encore qu’une hypothèse créée à plaisir ; car nous voyons que la chaleur vient bien plutôt de la nourriture. § 4[435]. Enfin, dans cette théorie, on admet que c’est ici un même organe qui prend l’aliment, et qui en rejette le résidu ; mais nous ne voyons pas que cela se passe ainsi dans les autres fonctions.


CHAPITRE VII.

Réfutation de la théorie d’Empédocle sur la respiration : citation de vingt-cinq vers de ce philosophe. — Empédocle n’a parlé que de la respiration par le nez : il a omis la respiration par la bouche, laquelle est cependant beaucoup plus importante.


§ 1[436]. Empédocle explique aussi la respiration ; mais il ne dit rien de bien clair sur le but de cette fonction ; et il ne dit pas si, dans son opinion, tous les animaux respirent, ou s’il y a des exceptions. § 2[437]. De plus, en parlant de la respiration qui se fait par les narines, il croit parler de la respiration la plus importante. Mais il y a tout ensemble, et la respiration par l’artère qui vient de la poitrine, et la respiration par les narines ; et sans la première, les narines ne sauraient du tout respirer à elles seules. Les animaux, quand on les prive de la respiration qui se fait par le nez, ne souffrent pas, tandis qu’ils meurent si on les prive de la respiration par l’artère. § 3[438]. La nature ne se sert qu’indirectement, et comme par accessoire, de la respiration des narines pour constituer l’odorat chez certains animaux. Aussi la plupart des animaux jouissent-ils de l’odorat, bien que chez tous l’organe ne soit pas le même. On a, du reste, parlé de ce sujet plus clairement dans d’autres ouvrages. § 4[439]. Empédocle ajoute que l’inspiration et l’expiration ont lieu par le moyen de certaines veines qui contiennent du sang, sans en être cependant tout à fait remplies ; ces veines ont des pores pour recevoir l’air extérieur, plus petits que les particules du corps, plus grands que celles de l’air ; et comme le sang peut se mouvoir naturellement, soit en haut soit en bas, quand il se porte en bas, l’air s’écoule, et c’est la respiration ; quand il va en haut, l’air s’échappe au dehors, et c’est l’expiration. § 5[440]. Empédocle compare ce mouvement à celui des clepsydres, et il dit :

« Voici comment tous les animaux respirent et expirent : Dans tous, des tuyaux, où il n’y a pas de sang,

« Et qui, traversant les chairs, sont tendus à la surface du corps,

« Et au-dessus de leur bouche, sont troués par de profonds sillons

« D’un bout à l’autre des sommets extrêmes des narines, de telle sorte que le sang limpide

« Puisse s’y cacher, et que l’air s’y partage aisément par ces deux conduits.

« Quand le sang léger s’en est retiré précipitamment,

« L’air en résonnant s’y élance d’un flot rapide ;

« Et quand il remonte, l’animal expire de nouveau. Ainsi quand une jeune fille

« S’amuse avec des clepsydres en airain bien travaillé,

« Tantôt plaçant sous sa main adroite le trou du tuyau,

« Elle enfonce le vase dans le corps léger de l’eau argentée.

« Mais le liquide n’entre pas dans le creux du vase ; il est repoussé

« Par la masse de l’air qui presse au dedans du vase sur les trous nombreux,

« Jusqu’à ce que l’enfant laisse une libre entrée au flux pressé de l’eau. Et alors

« La résistance de l’air venant à manquer, l’eau entre sans obstacle.

« Et de même encore, quand l’eau occupe le fond du vase d’airain,

« L’ouverture étant fermée par la main humaine, ainsi que toute entrée,

« L’air du dehors qui veut s’introduire au dedans, retient le liquide

« Autour des portes de cet isthme retentissant, dont il occupe les bords,

« Jusqu’à ce qu’on lâche la main. Et alors, plus vivement encore qu’auparavant,

« L’air venant à entrer, l’eau s’échappe sans obstacle.

« C’est de même aussi que le sang délicat se presse dans les vaisseaux,

« Après avoir pénétré en rétrogradant dans les parties profondes ;

« Aussitôt un autre courant d’air y descend, s’élançant comme un flot ;

« Et quand il est remonté, l’animal expire alors tout ce qu’il avait reçu. »

§ 6[441]. Voilà l’explication d’Empédocle sur la respiration ; mais, ainsi que nous le disions, les animaux qui respirent évidemment par l’artère, respirent à la fois et par la bouche, et par le nez. Et par suite, puisque Empédocle ne parle que de cette dernière respiration, il faut rechercher jusqu’à quel point la cause qu’il lui assigne sera bien en harmonie avec les faits. § 7[442]. Mais il paraît que c’est tout le contraire qui se passe. En effet, c’est en soulevant le corps, comme se soulèvent les soufflets dans les forges, que les animaux respirent ; et la raison peut bien admettre que l’action de la chaleur soit de soulever, et que le sang remplisse ici la fonction de la chaleur. Mais c’est en se comprimant et en se resserrant que les animaux expirent, par un mouvement pareil encore à celui des soufflets. La seule différence, c’est que les soufflets ne reçoivent pas l’air et ne le chassent pas par un même trou, tandis que quand nous respirons, c’est par la même ouverture que nous recevons et rejetons l’air tour à tour. § 8[443]. Mais en ne parlant que de la respiration qui se fait par le nez, Empédocle a commis une grande erreur ; car la respiration n’appartient pas, en propre, aux narines. Loin de là : elle pénètre dans le conduit qui est près du gosier, vers la partie extérieure de la voûte de la bouche ; et comme les narines sont trouées, le souffle passe en partie par là et en partie par la bouche, soit pour entrer, soit pour sortir.

§ 9[444]. Telles sont donc les diverses objections que soulèvent les théories présentées jusqu’à présent sur la respiration.


CHAPITRE VIII.

Nécessité de la chaleur naturelle pour la vie et la nutrition : le cœur en est l’instrument, et c’est de lui que partent toutes les veines. — Deux sortes d’extinction du feu naturel : nécessité d’un refroidissement pour l’entretenir.


§ 1[445]. On a dit antérieurement que la vie et l’âme ne peuvent subsister dans les êtres qu’à la condition d’une certaine chaleur, parce que la digestion, par laquelle se fait la nutrition dans les animaux, ne saurait s’accomplir sans âme et sans chaleur. Le feu est, en effet, l’instrument universel de toutes ces fonctions. § 2[446]. Voilà pourquoi c’est dans le premier lieu du corps, et dans la première partie de ce premier lieu, où il doit y avoir nécessairement un principe de ce genre, que doit aussi nécessairement se trouver la première âme, l’âme nutritive. § 3[447]. Or, ce lieu central est intermédiaire entre celui qui reçoit la nourriture et celui qui en rejette le résidu. Dans les animaux qui n’ont pas de sang, cette partie n’a pas de nom spécial ; dans les animaux qui ont du sang, elle se nomme le cœur. § 4[448]. La nourriture dont en définitive se forment les parties qui composent les animaux, c’est la nature du sang. Il faut donc que le principe du sang et des veines soit identique ; car l’un est fait pour l’autre, comme un vase capable de le recevoir. Dans les animaux qui ont du sang, c’est le cœur qui est le principe des veines ; car ce n’est pas parce que les veines traversent le cœur, c’est parce qu’elles en partent, que toutes en dépendent, comme nous le voyons bien clairement par l’anatomie.

§ 5[449]. D’ailleurs, il est impossible que les autres facultés de l’âme existent sans la faculté nutritive. Nous en avons dit antérieurement la raison dans le Traité de l’Âme. Mais la faculté nutritive ne peut pas davantage exister sans le feu naturel, parce que c’est dans le feu que la nature a puisé la flamme nécessaire à cette faculté. § 6[450]. La destruction du feu, comme on l’a dit plus haut, est de deux sortes : ou il est étouffé, ou il se consume. Il est étouffé, quand il cesse par l’action des éléments contraires ; et voilà pourquoi le feu est étouffé en masse par le froid du milieu qui environne l’animal, et qu’il l’est plus vite encore quand l’animal est divisé. Cette destruction violente du feu est donc absolument la même, qu’elle se fasse ou par des choses inanimées, ou par des êtres animés. Ainsi, l’anime, quand on le coupe avec des instruments tranchants, ou quand il est gelé par l’effet d’un froid excessif, ne tarde pas à mourir. § 7[451]. Au contraire quand le feu se consume et s’éteint lui-même, c’est par la quantité trop forte de la chaleur ; car si la chaleur qui entoure le corps en ignition est plus vive que la sienne, et qu’il n’ait plus d’aliment, le feu est détruit, non pas par le froid, mais parce qu’il s’éteint lui-même. § 8[452]. Ainsi donc, il faut nécessairement qu’il y ait un certain refroidissement pour que le feu se conserve ; et c’est là seulement ce qui le protège contre cette destruction.

CHAPITRE IX.


CHAPITRE IX.

Modes divers selon lesquels se fait le refroidissement nécessaire à la respiration : exemple des insectes : organisation spéciale de ceux qui bourdonnent. — Animaux munis de poumons qui peuvent vivre longtemps sans respirer ; amphibies.


§ 1[453]. Sur terre, ceux qui sont très petits et ceux qui n’ont pas de sang, sont suffisamment refroidis par le milieu qui les environne, soit eau, soit air, pour que leur chaleur naturelle soit préservée de ce genre de destruction. Comme ils ont peu de chaleur, il suffit de très peu de chose pour les garantir. Aussi la plupart de ces animaux vivent ils fort peu ; car ils ne peuvent supporter qu’une bien petite différence dans l’un ou l’autre sens. § 2[454]. Quant à ceux des insectes qui vivent plus longtemps, bien qu’ils soient privés de sang, ainsi que tous les autres, le dessous de leur corselet est divisé en deux parties, afin qu’ils puissent être refroidis à travers cette membrane qui chez eux est plus mince ; et comme ils ont plus de chaleur, ils ont davantage aussi besoin de refroidissement. § 3[455]. Telles sont les abeilles ; car il y a des abeilles qui vivent jusqu’à sept ans. Tels sont tous les autres insectes bourdonnants, comme les guêpes, les scarabées et les cigales. Toutes ces espèces d’insectes font du bruit en soufflant, comme s’ils étaient hors d’haleine ; c’est sous leur corselet même, par le souffle naturel qui s’élève et qui s’abaisse, que se fait le choc [de l’air intérieur] contre la membrane. Ces animaux meuvent cette partie tout comme les animaux qui respirent du dehors la meuvent par le poumon, et les poissons, par les branchies. § 4[456]. Il arrive chez ces insectes quelque chose d’analogue à ce qui se passe chez les animaux qui respirent, quand on les étouffe en leur fermant la bouche. Ainsi, c’est par le poumon que ces derniers animaux essayeraient de reprendre leur souffle en dilatant leur poitrine ; mais ce mouvement ne serait pas capable de leur procurer un refroidissement suffisant. Pour les insectes, au contraire, il suffit très bien ; et ils font leur bourdonnement, comme nous venons de le dire, par le choc de l’air intérieur contre la membrane. C’est à peu près le bruit que font les enfants, lorsqu’ils placent une légère pellicule sur des chalumeaux percés de trous. § 5. Voilà comme chantent celles des cigales qui sont chantantes ; car celles-là ont plus de chaleur que les autres ; et le dessous de leur corselet est divisé. Au contraire, il ne l’est pas chez celles qui ne chantent point.

§ 6[457]. Parmi les animaux qui ont du sang et des poumons, mais dont le poumon est petit et spongieux, il y en a quelques-uns qui peuvent vivre très longtemps sans respirer. C’est que leur poumon peut recevoir une très grande dilatation, et qu’il n’a que peu de sang et d’humidité ; alors, le mouvement qui lui est propre suffit pour refroidir l’animal pendant longtemps. A la fin cependant il ne peut plus vivre ; et il meurt étouffé parce qu’il ne respire pas, ainsi qu’on l’a dit antérieurement. § 7[458]. En effet, la destruction de la chaleur naturelle qui s’éteint faute de refroidissement, est ce qu’on nomme étouffement ; et en parlant des animaux qui meurent ainsi, nous disons qu’ils meurent étouffés. § 8[459]. Nous avons dit encore antérieurement que les insectes ne respirent pas ; et il est facile d’observer ce fait dans les petits animaux, tels que les mouches et les abeilles, qui peuvent en effet surnager très longtemps dans les liquides, pourvu que ces liquides ne soient ni trop chauds ni trop froids. § 9. Cependant ceux de ces animaux qui ont moins de force cherchent à respirer plus fréquemment ; mais ils meurent, et l’on dit qu’ils sont étouffés, quand leur poitrine est pleine et que l’humidité qui est dans leur corselet a disparu. C’est là aussi ce qui fait qu’après être restés fort longtemps dans la poussière, ils s’en tirent sans avoir souffert.

§ 10[460]. Parmi les animaux qui vivent dans l’eau, tous ceux qui n’ont pas de sang vivent dans l’air plus longtemps que ceux qui ont du sang, et qui reçoivent le liquide ainsi que les poissons. Comme ils ont peu de chaleur, l’air peut les refroidir pour longtemps ; et tels sont les crustacés et les polypes. A la fin, cependant, l’air ne leur suffit pas pour toujours vivre hors de l’eau, parce qu’ils ont trop peu de chaleur. § 11[461]. Le plus grand nombre des poissons vivent aussi dans la terre ; mais ils y restent sans mouvement, et on les trouve dans le sol où ils sont enfouis. § 12. Tous les animaux qui n’ont pas du tout de poumon, ou qui ont un poumon privé de sang, ont moins souvent besoin de refroidissement.


CHAPITRE X.

Modes divers du refroidissement nécessaire à la respiration dans les animaux qui ont des poumons et du sang : vivipares et ovipares. Le poumon et les branchies ne sont jamais réunis dans un seul et même animal.


§ 1[462]. Ainsi donc, pour les animaux qui n’ont pas de sang, l’air ambiant pour les uns, et le liquide pour les autres, les aide à conserver la vie.

§ 2[463]. Parmi ceux qui ont du sang et un cœur, tous ceux qui ont un poumon reçoivent l’air, et se procurent le refroidissement nécessaire par l’inspiration et l’expiration. § 3[464]. Or, tous les animaux qui sont vivipares au dedans d’eux-mêmes, et non pas seulement au dehors, comme les poissons cartilagineux qui font bien leurs petits vivants, mais qui ne les font pas dans leur intérieur, ont tous un poumon. Parmi les ovipares, le poumon se trouve chez tous ceux qui ont des plumes, comme les oiseaux ; et chez ceux qui ont des écailles, comme les tortues, les lézards et les serpents. Chez ces derniers animaux, le poumon est plein de sang, mais chez la plupart il est spongieux ; aussi ont-ils plus rarement besoin de respiration, ainsi qu’on l’a dit plus haut. § 4[465]. Le besoin est aussi moins fréquent chez tous ceux qui restent longtemps dans l’eau et y peuvent vivre, comme les hydres, les grenouilles, les crocodiles, les rats d’eau, les tortues de terre et de mer, et les phoques. Tous ces animaux, et ceux qui sont du même genre, viennent se reproduire sur terre ; et ils dorment à terre, ou bien aussi dans l’eau, en sortant leur bouche pour pouvoir respirer. § 5[466]. Mais ceux qui ont des branchies se refroidissent en recevant l’eau. On trouve les branchies dans l’espèce de poissons appelés cartilagineux, et dans tous les autres animaux qui n’ont pas de pieds. Ainsi, tous les poissons sont sans pieds ; et en effet, quand ils en ont, ces pieds ressemblent tout à fait à des nageoires. Parmi les animaux qui ont des pieds, le seul à qui l’on connaisse des branchies, c’est le cordyle.

§ 6[467]. On n’a point encore vu d’animal qui ait à la fois un poumon et des branchies. Cela vient de ce que le poumon a pour objet le refroidissement causé par l’air que l’animal respire ; et en grec, le poumon semble avoir été appelé de ce nom précisément parce qu’il peut recevoir le souffle de l’animal. Or, les branchies ne se rapportent qu’au refroidissement que l’eau doit causer. Mais un organe n’est jamais employé qu’à une seule fonction, et toujours une seule espèce de refroidissement suffit à l’animal. Par conséquent, comme évidemment la nature ne fait rien en vain, si les deux genres de refroidissement existaient ensemble chez un même animal, l’un des deux serait inutile ; et c’est là ce qui fait que ceux-ci ont un poumon, ceux-là des branchies, et qu’un animal n’a jamais les deux organes à la fois.


CHAPITRE XI.

Rapports de la respiration à l’alimentation. La bouche sert aux deux fonctions chez certains animaux : les branchies ne servent qu’à la respiration. — Moyens qu’a pris la nature chez les divers animaux, pour que la respiration et l’alimentation ne se gênent pas réciproquement : rôle de la luette : contraction du gosier chez les animaux qui n’ont pas cet organe.


§ 1[468]. Comme tout animal a besoin de nourriture pour vivre, et pour se conserver, de refroidissement, la nature se sert pour ces deux fonctions du même organe. C’est ainsi que dans certains animaux, elle se sert de la langue, et pour les sens du goûter et pour le langage. De même aussi dans les animaux qui ont un poumon, elle se sert de la partie appelée bouche, d’abord pour l’élaboration des aliments, puis pour l’expiration et la respiration. § 2[469]. Dans ceux qui n’ont pas de poumon et qui ne respirent pas, la bouche ne sert qu’à élaborer la nourriture ; et les branchies ne sont destinées qu’au refroidissement, dans les animaux qui ont besoin de refroidissement. § 3[470]. Nous dirons plus loin comment l’activité des organes que nous venons de nommer, arrive à produire le refroidissement. § 4[471]. Du reste, le mécanisme qui fait que l’alimentation n’empêche pas la respiration, est à peu près le même, et chez les animaux qui respirent, et chez ceux qui reçoivent le liquide. Ainsi, ce n’est pas au moment même qu’ils respirent que les animaux prennent du même coup leur nourriture ; autrement, ils risqueraient d’être étouffés, parce que les aliments secs ou liquides s’égareraient dans le poumon par l’artère. § 5[472]. L’artère, en effet, est placée en avant de l’oesophage, qui porte la nourriture dans ce qu’on appelle l’estomac. Chez les animaux qui sont quadrupèdes et qui ont du sang, l’artère a l’épiglotte qui lui sert en quelque sorte de couvercle. Mais il n’y a pas d’épiglotte dans les oiseaux, ni dans les quadrupèdes qui sont ovipares ; ils sont obligés de remplir l’office qu’elle ferait, en contractant les parois du gosier. § 6[473]. Ainsi, quand les animaux ont pris leur nourriture, les uns contractent ces parois, et les autres ramènent l’épiglotte par-dessus. Puis, quand la nourriture est passée plus avant, ceux-ci soulèvent l’épiglotte, ceux-là desserrent leur gosier ; et reçoivent alors l’air nécessaire pour les refroidir. § 7[474]. Les animaux qui ont des branchies repoussent par leur moyen le liquide, et ingèrent ensuite la nourriture par la bouche. C’est qu’en effet s’ils n’ont pas d’artère, et s’ils n’ont pas à craindre que l’irruption du liquide dans cet organe ne puisse leur nuire, ils ont à redouter que l’eau n’entre dans leur estomac, voilà pourquoi ils rejettent si promptement le liquide, et prennent non moins vivement leur nourriture. Ils ont les dents aiguës, et ils les ont presque tous en scie ; car ils ne peuvent broyer leurs aliments.


CHAPITRE XII.

Organisation spéciale de la respiration chez les cétacés et chez tous les animaux à tuyau ; chez les crabes, les cancres, les seiches et les polypes.


§ 1[475]. Les cétacés, parmi les animaux qui vivent dans l’eau, pourraient offrir matière à quelque doute ; car ils ont, à ce qu’il semble, ces diverses fonctions réunies ; tels sont les baleines et tous les autres animaux qui ont ce qu’on appelle le tuyau ; ainsi ils sont sans pieds ; mais ils ont un poumon, et ils reçoivent l’eau de la mer. § 2[476]. La cause en est celle que nous venons d’indiquer. Ce n’est pas en vue du refroidissement qu’ils reçoivent le liquide, puisque ce refroidissement leur est procuré par la respiration, et qu’ils ont un poumon. Voilà aussi pourquoi ils dorment la tête élevée au-dessus de l’eau, et même les dauphins ronflent. De plus, quand ils sont pris dans des filets, ils ne tardent pas à mourir, parce qu’ils ne respirent plus ; et souvent on les voit se tenir à la surface de la mer afin d’y venir respirer. § 3[477]. Mais comme il leur faut nécessairement prendre leurs aliments dans l’eau, il faut nécessairement aussi qu’ils rejettent le liquide après l’avoir absorbé. Voilà précisément pourquoi ils sont tous pourvus du tuyau. Après avoir absorbé le liquide comme les poissons, par les branchies, ils relancent, par le tuyau, l’eau qu’ils ont prise. Ce qui le prouve bien, c’est la position même du tuyau : il n’aboutit à aucune des parties qui ont du sang ; mais il est placé en avant du cerveau, et c’est de là qu’il jette l’eau. § 4[478]. C’est aussi pour cette même cause que les mollusques et les crustacés reçoivent le liquide, je veux dire, par exemple, les crabes et les cancres. Aucun de ces animaux n’a besoin de refroidissement ; car ils ont tous fort peu de chaleur, et n’ont pas de sang. Par suite, ils sont suffisamment refroidis par l’eau dont ils sont environnés. Mais ils sont organisés ainsi afin que quand ils prennent leur nourriture, le liquide ne s’introduise pas en eux en même temps qu’elle. Ainsi donc, les animaux à écailles molles, tels que les crabes et les cancres, rejettent l’eau par les opercules placés près des parties velues. § 5. Mais les seiches et les polypes la rejettent par le creux qui est placé au-dessus de ce qu’on appelle leur tête.

§ 6[479]. On a, du reste, donné tous ces détails avec plus de précision dans l’Histoire des Animaux. Tout ce qu’on a voulu établir ici, c’est que les animaux dont la nature est de vivre dans l’eau, ne reçoivent le liquide en eux que parce qu’il faut qu’ils soient refroidis, et qu’ils doivent tous tirer leurs aliments de l’eau où ils vivent.


CHAPITRE XIII.

Les animaux qui sont les plus élevés sont aussi ceux chez qui la respiration est la plus partite : organisation supérieure de l’homme : ses privilèges. — Importance générale des fonctions du poumon : ordre des êtres : leurs rapports aux éléments.


§ 1[480]. Quant au refroidissement chez les animaux qui respirent, et chez ceux qui ont des branchies, nous dirons plus tard quel en est le mécanisme. § 2[481]. Nous avons déjà dit que tous les animaux qui ont un poumon, respirent. Ce qui fait que quelques animaux ont reçu cet organe, et que ceux qui le possèdent ont besoin de respiration, c’est que les animaux plus élevés ont aussi en partage plus de chaleur que les autres ; et par une conséquence nécessaire, ils doivent être doués en même temps d’une âme également plus relevée. En effet, la nature de ces êtres est fort au-dessus de celles des plantes. § 3[482]. Voilà encore pourquoi les animaux qui ont le poumon rempli de sang et très chaud, ont aussi des dimensions plus grandes ; et l’homme qui, parmi tous les animaux, a le sang le plus pur et le plus abondant, est aussi celui de tous qui est le plus droit. En outre, il est le seul qui ait le haut de son corps dans le même sens que le haut du monde entier, parce qu’il est aussi le seul qui ait cette partie de son organisation [le poumon] ainsi disposée. § 4[483]. Par conséquent, il faut penser que le poumon est pour l’homme, aussi bien que pour tous les autres animaux, une cause d’existence non moins efficace qu’aucun autre organe. Voilà donc pourquoi le poumon leur a été donné. § 5[484]. Il faut penser, de plus, que la cause nécessaire qui est produite par le mouvement, a composé aussi les animaux de cette façon, comme elle a encore composé, d’une façon toute différente, beaucoup d’autres êtres. Ainsi, dans la constitution des uns, il entre plus de terre, comme dans les plantes ; dans celle des autres, c’est l’eau qui prédomine, comme dans les aquatiques. Quant aux oiseaux et aux animaux terrestres, les uns sont formés d’air, et les autres, de feu ; et chacun d’eux a sa place régulièrement assignée dans des lieux qui lui sont propres.


CHAPITRE XIV.

Réfutation de l’opinion d’Empédocle soutenant que les animaux dont la température est la plus chaude sont aquatiques ; les animaux aquatiques sont au contraire plus froids.— Influences des lieux et leurs rapports généraux avec l’organisation.


§ 1[485]. Empédocle n’a pas été heureux dans ses explications, quand il a soutenu que les animaux qui ont le plus de chaleur et le plus de feu sont aquatiques. A l’en croire, ils échappent ainsi à l’excès de la chaleur qui est dans leur nature, parce que, ayant en eux trop peu de froid et d’humidité, ils rétablissent l’équilibre par le lieu dans lequel ils vivent et qui a la qualité contraire à la leur ; car l’eau [ajoute-t-il ] est chaude, mais moins que l’air. § 2[486]. Une objection générale contre sa théorie, c’est qu’il est tout à fait impossible de comprendre comment chacun de ces animaux, qui sont nés à sec sur la terre, ont pu changer de lieu et aller dans les eaux, puisque la plupart d’entre eux sont privés de pieds ; et pourtant, Empédocle, en rendant compte de leur constitution dès leur origine, n’en prétend pas moins qu’ils naissent à sec, et qu’ils s’enfuient sur-le-champ dans l’eau. § 3[487]. D’un autre côté, il ne paraît pas non plus que les animaux aquatiques soient plus chauds que les animaux terrestres ; car, en général, ou ils sont tout à fait privés de sang, ou ils en ont très peu. § 4[488]. Quant à la question de savoir quels sont les êtres qu’il faut appeler chauds et froids, elle a été traitée spécialement. La cause qu’Empédocle indique contient en partie l’explication cherchée ; mais ce qu’il dit n’est pas cependant parfaitement exact. § 5. Il est bien vrai que les lieux et climats qui ont, à un degré éminent, les qualités contraires à celles de l’animal, contribuent à le conserver. Mais il n’en est pas moins certain que la nature de tout être se conserve, surtout dans les lieux qui lui sont particulièrement propres. C’est que la matière dont est formée chaque espèce d’animal, n’est pas plus identique dans tous, que ne le sont les qualités et les dispositions de cette même matière. Je m’explique : par exemple, si la nature composait un être en cire, elle ne le conserverait pas en le plaçant dans la chaleur, non plus que si elle y plaçait quelque animal en glace ; car cet être y périrait bientôt par son contraire, parce que le chaud détruit tout ce qui est formé de son contraire. Si elle avait fait quelque animal de sel ou de salpêtre, elle ne s’en irait pas certainement davantage le placer dans l’eau, parce que l’eau détruit les corps composés de chaud et de sec. § 6[489]. Si donc le sec et l’humide sont la matière de tous les corps sans exception, il est tout simple que ceux qui se composent de froid, et d’humide soies dans les eaux ; et, s’ils sont froids, ils seront dans le froid comme ceux qui sont formés de l’élément sec doive être dans le sec. § 7[490]. Voilà pourquoi les arbres poussent, non pas dans l’eau, mais dans la terre ; et cependant, d’après la même théorie, il faudrait qu’ils vinssent dans l’eau, puisqu’ils sont excessivement secs, comme y viennent, au dire d’Empédocle, les êtres excessivement ignés ; car ce n’est pas parce que l’eau est froide que les arbres y pousseraient, mais parce qu’elle est humide.

§ 8[491]. Ainsi donc, les natures diverses de la matière, dans quelque lieu qu’elles soient placées, sont ce qu’est ce lieu, humides dans l’eau, sèches sur la terre, chaudes dans l’air. Mais cependant les qualités de cette matière se conservent mieux, quand elles ont un excès de chaleur, dans le froid, et quand elles ont un excès de froid ; dans la chaleur, parce qu’alors le lieu rétablit en un juste équilibre l’excès de la qualité. Il faut donc que les êtres cherchent cet équilibre dans les lieux qui sont particulièrement propres à chaque organisation, et selon les variations du climat commun. Il se peut bien que les qualités de la matière soient en opposition avec les lieux, mais la matière elle-même ne saurait jamais y être.

§ 9[492]. Ce n’est donc pas à cause de la chaleur que parmi les animaux les uns sont aquatiques, et les autres, terrestres, ainsi que le prétend Empédocle ; ce que nous avons dit suffit pour le prouver, et aussi pour expliquer comment les uns ont un poumon et les autres n’en ont pas.


CHAPITRE XV.

Organisation et fonction du poumon dans les animaux les plus élevés.


§ 1[493]. Mais pourquoi les animaux qui ont un poumon reçoivent-ils l’air et respirent-ils, surtout ceux qui ont le poumon rempli de sang ? § 2[494]. Ce qui fait d’abord qu’ils respirent, c’est le poumon qui est spongieux et plein de tuyaux ; il est la partie qui, parmi celles qu’on appelle les viscères, a le plus de sang. § 3[495]. Mais tous les animaux qui ont du sang dans le poumon ont besoin d’un refroidissement rapide, parce que chez eux l’action du feu vital est très mobile, et qu’il peut pénétrer dans tout l’intérieur de l’animal, à cause de la quantité même du sang et de la chaleur. Or, l’air peut très aisément aussi remplir à la fois l’une et l’autre de ces fonctions. Comme sa nature est très légère, il pénètre tout l’animal, et il le refroidit en s’y glissant rapidement, tandis que l’eau ferait tout le contraire. § 4[496]. Ce qui explique bien clairement pourquoi les animaux qui ont du sang dans le poumon, sont ceux qui respirent davantage, c’est que ce qui est plus chaud a besoin de plus de refroidissement ; et en même temps le souffle se rend aisément jusqu’au principe même de la chaleur qui est dans le cœur.


CHAPITRE XVI.

Rapports du cœur au poumon et aux branchies : observations anatomiques : le cœur est placé de même chez les animaux terrestres et chez les aquatiques : détails de cette organisation : les animaux meurent, quand le jeu du poumon et des branchies vient à cesser.


§ 1[497]. Quant à la communication des trous du cœur avec le poumon, il faut à la fois et recourir aux observations anatomiques, et étudier ce qui en est écrit dans l’Histoire des Animaux. § 2[498]. En général, la nature des animaux a grand besoin de refroidissement, à cause de l’incandescence de l’âme qui est placée dans le cœur. Tous ceux qui ont non seulement un cœur, mais aussi un poumon, se procurent le refroidissement nécessaire, par la respiration ; ceux qui, tout en ayant un cœur, n’ont pas de poumon, comme les poissons, parce que leur nature est aquatique, se procurent ce refroidissement dans l’eau même, par le moyen des branchies. § 3[499]. Pour savoir quelle est la position du cœur par rapport aux branchies, il faut l’observer directement sur les dissections ; et pour avoir des détails précis on peut recourir à l’Histoire des Animaux. Mais pour ne faire ici qu’un résumé, voici comment les choses sont disposées. D’abord il paraît au premier coup d’œil que le cœur n’a pas la même position dans les animaux terrestres et dans les poissons ; et cependant il est placé de même. Ainsi, le cœur a toujours sa pointe tournée vers cette partie où l’animal meut la tête ; mais comme la tête ne se meut pas de la même façon chez les animaux terrestres et chez les poissons ; le cœur chez ces derniers a la pointe tournée vers la bouche. § 4[500]. Le tuyau véno-nerveux, qui dans les poissons part de l’extrémité du cœur, va se rendre au point central, où toutes les branchies viennent se réunir les unes avec les autres. Ce tuyau est très grand ; de chaque côté du cœur, il y a d’autres tuyaux qui vont à l’extrémité de chacune des branchies ; et c’est par eux que se fait le refroidissement du cœur, l’eau ne cessant de passer au travers des branchies. § 5[501]. De même aussi dans les animaux qui respirent, la poitrine s’élève et s’abaisse par un mouvement alternatif, quand ils reçoivent et rejettent l’air qu’ils respirent, comme font les branchies dans les poissons. § 6[502]. Les animaux qui respirent sont promptement étouffés, quand ils ont trop peu d’air, et quand ils n’en changent pas, parce que l’air et l’animal deviennent bien vite très chauds. C’est le contact du sang qui les échauffe tous deux ; une fois que ce sang est chaud, il empêche le refroidissement, et alors les animaux qui respirent ne pouvant plus faire le poumon, ni les poissons leurs branchies, soit par souffrance accidentelle, soit par vieillesse il faut que les uns et les autres terminent leur vie.


CHAPITRE XVII.

Théorie générale sur la mort : elle ne peut être qu’on violente ou naturelle. La mort naturelle ne tient qu’à l’absence de la chaleur dans le cœur ; état particulier du poumon et des branchies à ce moment : causes de la rapidité et de la facilité de la mort dans la vieillesse. Maladies du poumon.


§ 1[503]. Tous les animaux sont donc soumis à cette loi commune de naître et de mourir. § 2[504]. Entre les modes divers, suivant lesquels ces phénomènes s’accomplissent, il n’y a que des différences spécifiques ; et la destruction elle-même n’est pas sans avoir ses nuances. Mais voici ce qu’elle a toujours de commun : La mort ne peut être que violente ou naturelle ; violente, quand le principe qui la cause vient du dehors ; naturelle, quand il est dans l’individu lui-même, et que la constitution du poumon est altérée par un principe de ce genre, et ne vient pas d’une maladie contractée accidentellement. § 3[505]. Dans les plantes, on nomme cette altération naturelle le desséchement ; et dans les animaux, on la nomme la mort. Or, la mort et la destruction sont pareilles dans tous les êtres dont le développement n’est pas incomplet. Mais si le fait est au fond le même, la manière dont il s’accomplit est différente. J’appelle être incomplet, par exemple les œufs et les graines de toutes les plantes, quand ces graines n’ont pas de racines. § 4[506]. Pour tous les êtres complets, la destruction ne vient que d’un défaut de chaleur, dans cette partie où réside le principe de l’existence ; et c’est, comme on l’a dit antérieurement, le point même où se joignent la partie supérieure et la partie inférieure de l’animal. Chez les plantes, c’est le milieu entre la tige qui pousse et la racine ; dans les animaux qui ont du sang, cette partie est le cœur ; et dans ceux qui n’en ont pas, c’est la partie qui le remplace. § 5[507]. Il en est quelques-uns parmi eux qui ont ici plusieurs principes en puissance, bien qu’en acte ils ne puissent jamais en avoir plusieurs. Voilà comment il y a des insectes qui vivent après qu’on les a divisés. Même parmi les animaux qui ont du sang, tous ceux qui ne sont pas très vivants peuvent vivre longtemps encore après que le cœur leur a été enlevé ; telles sont les tortues qui alors marchent encore sur leurs pieds et traînent leur carapace. C’est que leur organisation n’est pas très parfaite, et qu’elle se rapproche beaucoup de celle des insectes.

§ 6[508]. Mais le principe de la vie disparaît dans les êtres qui possèdent ce principe, lorsque la chaleur, qui se confond en eux avec le principe vital, n’est pas suffisamment refroidie. Dans ce cas, comme on l’a déjà répété plusieurs fois, cette chaleur se consume elle-même. Lors donc que le poumon se durcit chez les uns, et les branchies chez les autres, ici les branchies, là le poumon se dessèchent avec le temps ; et ils deviennent terreux. L’animal alors ne peut plus mouvoir ces organes ; il ne peut ni les dilater, ni les contracter ; et cet état continuant à s’accroître, le feu de la vie se consume et s’éteint. § 7[509]. C’est là ce qui fait que dans la vieillesse les moindres accidents suffisent pour causer rapidement la mort. La chaleur est alors très faible, parce que la plus grande partie en a été dépensée pendant le cours de la vie. Du moment qu’il y a la plus petite surexcitation dans le poumon, la chaleur s’éteint très vite ; et si elle s’éteint ainsi par le plus léger mouvement, c’est qu’en quelque sorte il n’y a plus dans l’être qu’une flamme très faible et insensible. § 8[510]. Voilà aussi pourquoi, dans la vieillesse, la mort est sans douleur. L’animal meurt sans éprouver aucune souffrance violente ; et la délivrance de l’âme se fait, sans même qu’on la sente le moins du monde.

§ 9[511]. Toutes les maladies qui durcissent le poumon, soit par des tubercules, soit par des sécrétions, soit par l’excès d’une chaleur maladive, comme celle que donne la fièvre, rendent la respiration plus fréquente, parce que le poumon ne peut point assez complètement se dilater en s’élevant, ni se contracter ; et enfin, quand les animaux ne peuvent plus du tout faire ce mouvement, ils meurent en rendant des soupirs.


CHAPITRE XVIII.

Définition générale de la naissance, de la jeunesse, de la vieillesse, de la vie et de la mort, rapportées toutes à la chaleur naturelle, selon qu’elle commence, subsiste ou s’éteint.


§ 1[512]. La naissance n’est donc que le premier conflit de l’âme nutritive avec la chaleur ; la vie, c’est la persistance de ce conflit ; la jeunesse, c’est le développement de cette partie essentielle qui refroidit l’animal ; la vieillesse en est la destruction ; la maturité de l’âge est le milieu entre l’une et l’autre. § 2[513]. La fin et la destruction, quand elles sont violentes, sont l’extinction et l’étouffement de la chaleur, qui peut en effet périr également par ces deux causes ; mais la destruction naturelle de cette même chaleur, quand elle se produit parce qu’elle a beaucoup duré, et que son temps est complet, se nomme, dans les plantes, le desséchement, et dans les animaux, la mort. § 3[514]. La mort, qui vient de la vieillesse, est la consomption de cette partie devenue, par l’action de l’âge, impuissante à refroidir l’animal.

§ 4[515]. Nous avons donc expliqué ce que sont la naissance, la vie et la mort, et les causes qui les produisent dans les animaux.


CHAPITRE XIX.

Résumé sur les fonctions du poumon et des branchies.


§ 1[516]. Tout cela nous fait aussi comprendre évidemment pourquoi les animaux qui respirent sont étouffés dans l’eau, et les poissons, dans l’air. C’est que le refroidissement se produit chez les uns au moyen de l’eau, chez les autres au moyen de l’air ; et que les uns et les autres en sont privés s’ils changent de lieu. § 2[517]. C’est là également la cause du mouvement des branchies dans les uns, et du poumon dans les autres. Ces organes, en se dilatant et en se contractant, font que ceux-ci aspirent et expirent l’air, et que ceux-là reçoivent et rejettent le liquide. § 3[518]. Enfin, la disposition de cet organe est telle qu’on va la décrire.


CHAPITRE XX.

Théorie de la palpitation du cœur et du pouls : le pouls comparé à l’ébullition des liquides qui chauffent : simultanéité du battement des veines, qui toutes dépendent du cœur.


§ 1[519]. Il y a trois phénomènes relatifs au cœur qui semblent avoir la même nature, et qui cependant ne sont pas identiques ; ce sont : la palpitation, le pouls et la respiration.

§ 2[520]. La palpitation est la concentration de la chaleur propre du cœur, causée par le refroidissement, qui peut être ou simplement excrétoire, ou délabrant, comme dans la maladie appelée battement de cœur, dans d’autres maladies analogues, et dans les grandes frayeurs. Ainsi, les gens frappés d’effroi sont tout refroidis dans les parties supérieures. La chaleur, en se réfugiant vers le cœur, et en s’y concentrant, y produit cette agitation ; elle s’y presse en un si petit espace que parfois les animaux s’éteignent et meurent de peur ; et c’est une affection toute morbide.

§ 3[521]. Quant à la pulsation du cœur, qui est continuelle et ne cesse pas, comme on le voit, elle ressemble beaucoup à ce mouvement qu’on remarque dans les boutons, et qui est accompagné de douleur, parce qu’un tel changement du sang n’est pas naturel. Ce mouvement a lieu jusqu’à ce que le mal venu à maturité suppure. § 4[522]. Ce phénomène n’est pas sans analogie avec l’ébullition. L’ébullition, en effet, se produit quand le liquide est vaporisé par la chaleur ; il se gonfle alors parce que sa masse devient plus considérable. Dans les boutons qu’on n’ouvre pas, la pulsation s’arrête quand l’humeur, devenant plus épaisse, se change en pus. L’ébullition se termine par la chute du liquide hors du vase qui le renferme. § 5[523]. Mais pour le cœur, le gonflement causé par la chaleur dans l’humeur qu’y apporte sans cesse la nourriture, produit le pouls, parce que ce gonflement soulève la membrane extérieure du cœur ; et ce mouvement se fait continuellement, parce que l’humeur dont se forme la nature du sang y arrive aussi sans interruption. § 6[524]. C’est dans le cœur, en effet, que le sang est d’abord élaboré ; et l’on peut voir ceci bien évidemment dans les premiers instants de la génération. Bien qu’alors les veines ne soient pas encore distinctement formées, le cœur se montre ayant déjà du sang ; et si le pouls est plus rapide dans les jeunes animaux que dans les vieux, c’est que dans les premiers l’évaporation est plus considérable que dans les seconds. § 7[525]. Toutes les veines ont un battement ; et elles battent toutes en même temps, parce qu’elles dépendent toutes du cœur. Comme le cœur est toujours en mouvement, les veines y sont aussi ; et leur mouvement est simultané tant que le cœur le leur donne.

§ 8[526]. Ainsi donc, la palpitation du cœur est le mouvement de résistance qui se fait à la concentration du froid ; et le pouls est la vaporisation de l’humeur échauffée.


CHAPITRE XXI.

Mécanisme de la respiration dans le poumon : inspiration et expiration causées par l’action réciproque et contraire de l’air et de la chaleur vitale l’un sur l’autre. — Mécanisme analogue des branchies.


Quelques mots sur la santé et la maladie, dont l’étude appartient au naturaliste presque autant qu’au médecin.


§ 1[527]. La respiration a lieu, quand la chaleur augmente dans la partie où est le principe nutritif ; cette chaleur a besoin d’aliment, comme toute autre chose, et même plus que toute autre, puisque c’est elle qui est cause que toutes les autres parties du corps s’alimentent. § 2[528]. Il faut donc nécessairement, quand elle s’augmente, qu’elle soulève l’organe où elle est. On pourrait, du reste, comparer assez bien la conformation de cet organe aux soufflets dont on se sert dans les forges ; et de fait, la forme du cœur et celle du poumon ne s’en éloignent pas beaucoup. Ce dernier organe est double ; car le principe nutritif doit être au centre de la force vitale. § 3[529]. Le poumon, en prenant plus de volume, se soulève ; et une fois qu’il est soulevé, il faut nécessairement que toute la partie qui l’entoure le soit aussi. C’est ce qui arrive évidemment quand on respire ; on élève alors la poitrine, parce que le principe qui est renfermé dans cette partie du corps en fait autant. Dans ce mouvement d’élévation du poumon, il arrive nécessairement, comme dans les soufflets, que l’air du dehors, qui est froid, y entre ; et par le froid qu’il apporte, il apaise et éteint l’ardeur excessive du feu. § 4[530]. De même que quand la chaleur s’augmentait, le poumon devait se soulever, de même quand elle diminue, il faut qu’il se contracte ; et au moment de cette contraction, l’air qui y était entré doit en sortir de nouveau. Il est froid quand il entre ; il est chaud quand il sort, parce qu’il a été en contact avec la chaleur qui est dans cet organe. Ceci a lieu surtout chez les animaux qui ont le poumon rempli de sang, parce que le sang tombe sur les vaisseaux nombreux qui sont dans le poumon et qui ressemblent à autant de canaux. A chacun de ces vaisseaux correspondent autant de veines, de telle sorte que le poumon, tout entier, paraît plein de sang.

§ 5[531]. L’entrée de l’air dans le poumon se nomme inspiration, et sa sortie, expiration. Ce double mouvement se produit sans la moindre discontinuité, tant que l’animal vit et continue de mouvoir régulièrement cet organe ; aussi la vie consiste précisément à inspirer et à expirer.

§ 6[532]. C’est absolument de la même manière qu’a lieu, dans les poissons, le mouvement des branchies. La chaleur qui pénètre le sang de ces parties venant à se soulever, les branchies se soulèvent également et laissent pénétrer l’eau ; une fois que l’eau est descendue au cœur par les vaisseaux et qu’elle l’a refroidi, l’animal contracte ses branchies et rejette le liquide. Mais la chaleur qui réside dans le cœur se soulevant constamment, elle reçoit aussi constamment l’élément qui la refroidit.

§ 7[533]. Ainsi, vivre et ne pas vivre consistent, en définitive, pour les uns à respirer, et pour les autres à recevoir l’eau.

§ 8[534]. Tel est à peu près tout ce qu’on avait à dire sur la vie et la mort, et sur les divers phénomènes qui se rattachent à toute cette recherche.

§ 9. Quant à la santé et à la maladie, il appartient, non pas seulement au médecin, mais encore jusqu’à un certain point, au naturaliste, d’en expliquer les causes. Il doit savoir en quoi elles différent, et comment on en observe les différences ; et ce qui prouve bien que ce sont là des études tout à fait limitrophes, c’est qu’il n’y a pas un médecin habile et laborieux qui ne s’occupe des faits de la nature, et ne croie devoir en tirer ses principes, de même que les plus habiles parmi les naturalistes aboutissent presque toujours à des principes de médecine.

  1. Antérieurement, dans le Traité de l’Ame, que tous ces opuscules ont pour but de compléter. — Dans tous les êtres qui jouissent de la vie, Aristote accorde la vie aux plantes comme aux animaux, parce qu’elles ont la faculté nutritive. Traité de l’Ame, livre II, chap. II, — Spéciales…. communes, soit aux animaux, soit aux plantes : le texte a toute cette portée ; mais Aristote s’occupera exclusivement des animaux dans ce traité et dans les suivants ; il n’y sera plus question des plantes, parce qu’il ne doit plus s’occuper de la nutrition. — En commençant par les choses principales, le texte dit mot à mot : « Premièrement par les choses premières. » J’ai repoussé cette traduction littérale, parce qu’elle me semble un peu obscure.
  2. Communes…. spéciales. Ces expressions semblent avoir moins d’extension que dans le paragraphe précédent. Il ne s’agit plus ici que des animaux, et non pas en général des êtres qui jouissent de la vie. Tous les animaux n’ont pas toutes les facultés. Quelques-unes sont communes à tous sans exception ; d’autres sont spéciales à certaines espèces. — En commun et l’âne et au corps. Voir le Traité de l’Âme, I, I, 9 et suiv. — La plupart des animaux. Cette restriction confirme l’explication qui vient d’être donnée dans ce paragraphe des mots « communes, spéciales, » employés un peu plus haut.
  3. D’autres fonctions, Aristote se sert ici, comme plus haut, d’un pluriel neutre ; j’ai dû ajouter un substantif qu’il ne donne pas. Il en résulte que son expression est plus vague, et par conséquent plus générale que celle de la traduction. Le sommeil et la veille, la respiration, sont bien des fonctions ; mais ce terme ne convient plus très-bien à la jeunesse et à la vieillesse, à la vie et à la mort, qui ne sont plus, à proprement parler, des fonctions, et qui sont de simples phénomènes. Mais si le terme de phénomènes s’appliquait à ces dernières idées, il ne convenait plus aux premières : tout considéré, j’ai préféré celui de fonctions. — Communément à tous les êtres qui jouissent de la vie. Il faut entendre qu’Aristote veut parler de fonctions autres que celles qu’il vient de nommer un peu plus haut ; car alors ce serait lui faire attribuer même aux plantes le sommeil, la respiration, etc. La veille et le sommeil, la jeunesse, etc. Cette énumération prépare les traités qui vont suivre celui-ci, et donne à peu près l’ordre dans lequel ils doivent se succéder. — La vie et la mort. Dans le Traité de la Longévité, ch. 1, § 4, Aristote semble promettre un ouvrage spécial sous ce titre.
  4. Nous analyserons, dans les traités qui suivront. — Phénomènes. On a pu prendre ici ce mot, après l’énumération qu’Aristote vient de faire.
  5. De la santé et de la maladie. Voir dans le Traité de la Respiration, ch. XXII, § 9, les mêmes idées et presque les mêmes expressions. Aristote semble encore promettre un traité spécial sur la santé et la maladie, Traité de la Longévité, ch. 2, § 4, en ne comptant d’ailleurs s’occuper de ce sujet a qu’autant que le comporte la philosophie de la nature. » Alexandre d’Aphrodise semble douter qu’Aristote ait jamais publié un ouvrage spécial sur la Santé et la Maladie.—Il est probable qu’ici Aristote a en vue les travaux d’Hippocrate. C’est aussi sans doute de cette opinion du philosophe qu’est venu plus tard cet axiome : « Ubi desinit physicus, ibi incipit medicus. »
  6. Dans le Traité de l’Ame, passuim, mais spécialement II, II, 4 ; II, V. 1 ; I, XII, 1, etc. — Nous avons essentiellement distingué, Traité de l’Ame, II, II, 4.
  7. Exposée dans le Traité de l’Ame, III, XII, 8, et II, II, 5 et II, II, III, 2, 7 ; III, XIII, 1 et 2. — Le goût, en vue de l’alimentation. La même théorie se retrouve dans le Traité de l’Ame, III, XII, 7. D’autres fois, c’est le sens du toucher qu’Aristote reconnaît pour le sens de l’alimentation, ch., II, III, 8. Il est vrai qu’il fait toujours du goût une sorte de toucher, II, X, 1 ; III, XII, 7. — Qui a le sens du goût. Telle est la leçon que propose Alexandre d’Aphrodise, et que donnent aussi deux manuscrits par l’édition de Berlin. Je n’ai pas hésité à l’adopter, en ce qu’elle rend la pensée plus directe et plus claire. Les commentateurs, tels que saint Thomas, et, plus tard, Nic. Leonicus Thomeus et Simon Simoni, la rappelèrent sans l’accepter. La leçon ordinaire est : « La saveur ; est l’affection propre de la partie nutritive de l’âme. » Il est certain qu’Aristote n’a point admis dans l’âme une partie à laquelle il ait attribué spécialement la fonction du goût, tandis qu’il y admet, au contraire, la partie nutritive. Néanmoins je crois la variante d’Alexandre d’Aphrodise préférable, sans condamner aussi formellement que lui celle qu’il repousse, et qu’on peut aussi adopter : le sens en est satisfaisant,
  8. Pour assurer leur conservation…. assurer leur bien-être. Voir dans le Traité de l’Ame, III, XI, 3, une pensée toute pareille. § 10. C’est la vue. Voir la théorie de la vision, Traité de l’Ame, II, VII, 1, et son usage, III, XIII, 3. Aristote reconnaît aussi que la vue est le principal de nos sens, III, 14. Il faut se rappeler encore le bel éloge qu’il en fait au début de la Métaphysique.. — Bien qu’indirectement. Ceci est expliqué à la fin même de ce paragraphe. — Les propriétés communes. Voir Traité de l’Ame, II, VII, 3 ; III, I, 5. — Les différences du son, qui peut venir aussi de choses inanimées. — Elle fournit aussi, Alexandre retranchait le mot « aussi. » indirectement, c’est l’ouïe. L’ouïe ne reçoit directement que les sons articulés ; c’est l’entendement seul qui comprend ce que ces sons signifient. — Le langage qui est cause que l’homme s’instruit, et peut instruire les autres. Voir la dernière phrase du Traité de l’Ame. — Mais indirectement, ou « accidentellement, » pour prendre l’expression péripatéticienne, qu’Aristote a encore employée plus haut. — Les mots ne sont jamais que des signes. Voir une expression toute semblable, Herméneia, ch. I, § 2. C’est peut-être à ce paragraphe que se rapporte la citation du Traité de l’Âme faite dans l’Herméneia, ch. X, § 4. — Les aveugles-nés sont plus intelligents. C’est que l’homme apprend plus de l’homme que de la nature ; c’est que, dans le premier cas, l’individu a pour lui les travaux même de la société dans laquelle il vit et de celle qui l’a précédé ; dans l’autre, il est réduit à ses seules forces personnelles. On sait combien la remarque d’Aristote est vraie ; c’est peut-être la première fois qu’elle a été faite.
  9. Antérieurement, dans le second livre du Traité de l’Ame.
  10. Pour savoir précisément quel est le corps. Ce n’est pas ainsi qu’en général les commentateurs ont compris cette phrase ; la rattachant à celle qui précède, ils la comprennent de la manière suivante : « Pour savoir dans quels organes sensibles du corps est naturellement placé chacun des sens. » La version que j’ai adoptée me semble plus claire et à la fois plus d’accord avec tout ce qui suit. — Dans les éléments des corps. Voir dans le Traité de l’Ame, I, II, §§ 6 et 20, et I, V, § 5 et suiv., la discussion des théories qui ont rapproché l’âme des éléments des choses — À imaginer un cinquième élément. Selon Alexandre, ceci concerne les théories pythagoriciennes, qui reconnaissent un cinquième élément, moins subtil que l’air et plus léger que l’eau, lequel servait transmettre les odeurs, et répondait spécialement à l’odorat. Alexandra croit, en outre, voir ici une allusion aux théories du Timée de Platon ; mais cette conjecture paraît peu probable ; car Platon dit positivement, en parlant de l’odorat, « qu’aucun élément n’a été disposé pour recevoir telle ou telle odeur. » Voir la traduction de M. Cousin, p. 190. Il n’est pas à croire qu’Aristote se soit mépris.
  11. Unanimement, Aristote citera plus bas Empédocle et Timée. Démocrite aussi semble avoir partagé cette opinion. — Surtout dans les ténèbres. Dans ce cas, évidemment la lumière et les étincelles qu’on croit voir ne viennent point du dehors ; elles viennent par conséquent de l’intérieur de l’œil ; et voilà comment quelques philosophes soutenaient que la vue était de feu, puisque d’elle-même elle produisait un phénomène de ce genre. — Une autre question, Aristote essaye de la résoudre au paragraphe suivant, en expliquant le phénomène même qui le fait maître — L’œil le voit lui-même. Voir la fin du paragraphe qui suit.
  12. Les corps lisses brillent naturellement. Ceci paraît trop général : il n’y a que certains corps lisses qui aient cette propriété. Cette observation, vraie ou fausse, est déjà consignée dans le Traité de l’Ame, II, VII, 4. Aristote, dans ce passage, tout en citant les corps phosphorescents, qu’il rappelle aussi plus bas, dit que la langue grecque n’a pas de mot général pour désigner cette qualité particulière dans les corps ; ainsi l’expression de « lisses » dont il se sert ici, et ailleurs encore, n’est peut-être pas, même pour lui, fort exacte. — Paraît être lisse. Ainsi l’œil produit ces étincelles parce qu’il est lisse, et non point parce qu’il est de feu, comme l’ont cru ceux qu’Aristote réfute. Voilà sa réponse pour l’explication du phénomène. — Mais ce qui fait voir. Voilà sa réponse pour la question que ce phénomène soulève, et qu’il a indiquée. La rapidité du mouvement par lequel on divise l’œil, en quelque sorte, fait que l’organe devient deux, et qu’une de ses parties voit tandis que l’autre est vue. Cette explication peut paraître insuffisante, mais je ne sais si la physiologie moderne peut en donner une meilleure. On peut voir, du reste, dans Alexandre d’Aphrodise et dans Albert le Grand, une très-longue discussion sur les diverses difficultés que peut présenter tout ce paragraphe.
  13. Ainsi qu’Empédocle l’assure. Plus bas, Aristote cite les vers mêmes d’Empédocle. — Ainsi qu’on l’avance dans le Timée, comme le soutient Timée. Voir le limée de Platon, traduction de M. Cousin, page 145. Les opinions de Platon, qu’Aristote défigure quelquefois, sont ici assez fidèlement reproduites. — Ne se rencontre dans la lumière, Alexandre propose et défend une variante qui consiste à substituer le mot « d’obscurité ou ténèbres » a celui de « lui-même. » Cette variante, qu’approuve aussi saint Thomas, ne semble pas inadmissible ; mais comme aucun manuscrit ne l’autorise, je conserve le texte ordinaire. Leonicus Thomasus a défendu les opinions de Platon contre les critiques d’Aristote et celles d’Alexandre. — Et que l’obscurité se produisît. Cette fin de la phrase pourrait servir à justifier la variante qu’Alexandre propose un peu plus haut. — Pour la lumière, il n’y a rien de pareil. Ceci, au contraire, confirme le texte vulgairement reçu.
  14. Voici les expressions dont il se sert, sans doute dans son poème de la Nature, qui contenait cinq mille vers, au rapport de Diogène de Laërce, et dont il nous reste près de cinq cents. — Le feu dès longtemps renfermé, Platon semble faire allusion à cette expression dans le Timée, p. 144, en supposant que le premier organe que les dieux fabriquèrent, « ce fut l’œil, qui nous apporte la lumière. » — Par les émanations des objets qu’on voit, Platon rappelle dans le Ménon cette doctrine d’Empédocle ; voir la traduction de M. Cousin, p. 156.
  15. Que la vue est de l’eau. Voir le paragraphe suivant, où cette opinion est développée et défendue. — Mais il se trompe. Dans ce paragraphe, Aristote ne fera que réfuter l’erreur de Démocrite. — L’image se produit…. dans cette propriété de l’œil. Dans ces deux passages, le texte est obscur, parce que l’expression d’Aristote est tout indéterminée ; il se contente d’employer un pronom démonstratif au neutre, sans substantif. Alexandre d’Aphrodise explique le second membre de phrase un peu différemment : « La vue ne consiste pas dans l’image, » La traduction que j’ai donnée me semble se rapprocher davantage du contexte. Simon Simoni avait déjà indiqué cette interprétation, qui ne diffère que très-peu de l’autre. — Dans l’être qui voit, ou « dans le sens qui voit. » Ici encore l’expression d’Aristote est indéterminée. — Signalé par Démocrite. J’ai ajouté ces mots pour être parfaitement clair. — Réflexion. C’est l’expression exacte ; car évidemment Aristote veut parler ici de l’action des miroirs : le mot grec pourrait signifier aussi « réfraction, » et Aristote l’a employé quelquefois en ce sens en parlant des rayons brisés dans l’eau — L’œil est seul à voir, parce qu’il est lisse.
  16. Que la vue soit de l’eau. Voilà la première opinion de Démocrite, mentionnée au paragraphe précédent, et qu’Aristote n’approuve qu’avec restriction. — En tant qu’elle est diaphane. Voir la théorie du diaphane, Traité de l’Ame, II, VII, 1 et suiv. — Et le reçoit mieux que l’air, Le mot grec est assez obscur, et je ne suis pas certain d’en avoir bien saisi le sens. On comprend bien que l’eau conserve mieux le diaphane, parce qu’elle est plis solide que l’air ; mais il ne paraît pas qu’elle le reçoive mieux ou plus facilement. — Qui n’ont pas de sang, tels que les insectes. Voir Traité de l’Ame, II, VIII, 9, et II, IX, 5. — Sont revêtus d’une peau dure, id., II, IX, 2 et 7.
  17. C’est une opinion dénuée de toute raison. C’est de l’opinion de Platon qu’il s’agit. Voir le Timée, traduction de M. Cousin, p. 145. — Ainsi que quelques-uns le soutiennent. C’est Platon, et peut-être aussi Empédocle et les Pythagoriciens. — Une combinaison de lumière à lumière. C’est une idée qu’exprime Platon, id., ib., mais sans se servir des termes mêmes qu’Aristote semblerait ici vouloir reproduire. On peut voir dans Alexandre d’Aphrodise la longue discussion qu’il a consacrée à la défense des théories d’Aristote contre celle de Platon. Albert le Grand a aussi très-amplement commenté ce passage, et les détails dans lesquels il entre prouvent qu’il avait étudié assez profondément l’anatomie de l’œil, qu’il appelle « un miroir animé. »
  18. On a dit ailleurs, Traité de l’Ame, II, VII, 1, 5 et suiv. — Le mouvement passant par cet intermédiaire. Dans le Traité de l’Ame, Aristote a établi que le propre de la couleur, c’est de mettre en mouvement ce qu’il appelle le diaphane, lequel peut être dans l’air ou dans l’eau. Le mouvement causé dans le diaphane par la couleur produit dans l’œil l’acte de la vision, qu’Aristote rapporte à l’âme.
  19. En dedans qu’en dehors sans lumière. Ainsi Aristote admet qu’il y a de la lumière au dedans de l’œil, comme l’admet Platon ; mais il ne suppose pas, comme Platon, que cette lumière doive sortir de l’œil pour que l’acte de la vision s’accomplisse. — Puisqu’il n’est pas de l’air. Voir plus haut, § 7 : « ce qui sort des yeux, quand on les perd, c’est de l’eau. » — Pas plus que l’organe sensible de l’âme. Alexandre proposait ici une variante qui éclaircirait un peu le texte, mais qu’aucun manuscrit ne donne : « Pas plus que la puissance de l’âme sensible. » Le texte, tel qu’il est, offre à peu près le même sens, bien qu’en termes moins précis. On peut voir, dans le Traité de l’Ame, qu’Aristote admet un centre commun où aboutissent toutes les perceptions, et où l’âme peut les comparer ; c’est le sens commun : elle n’est donc pas placée à l’extrémité de chacun des organes, liv. III, ch. II, §§ 1 et 10 et suiv. — Et qu’il puisse recevoir la lumière, non pas la lumière qui vient du dehors, mais celle qui, suivant l’hypothèse d’Aristote, est dans l’intérieur de l’œil, et qu’il est fait pour recevoir et conserver. — Les pores des yeux. J’ai conservé l’expression même d’Aristote. Il s’agit évidemment des nerfs optiques. — Le diaphane et ce qu’on appelle la pupille. L’action de la lumière et le jeu de la pupille devenaient inutiles du moment que le nerf optique, tranché par la blessure, ne pouvait plus transmettre la sensation jusqu’à l’encéphale.
  20. Chacun des sens à quelque élément. Alexandre suppose, et peut-être a-t-il raison, qu’Aristote expose ici, non sa propre pensée, mais celles des philosophes dont il a parlé au début de ce chapitre, § 1, et qu’il a semblé désapprouver du moins en partie. — La partie de l’œil qui voit est de l’eau. C’est ce qu’Aristote vient de soutenir lui-même, en prouvant avec Démocrate cette opinion, que ne partageaient ni Empédocle ni Platon. Voir plus haut, 5 6 et suiv. — Que ce qui entend et perçoit les sons est de l’air. Voir le Traité de l’Âme, liv. II, ch. VIII, § 6, où cette théorie est directement soutenue par Aristote et en son propre nom. — L’odorat est du feu. Dans le Traité de l’Âme, liv. II, ch. IX, consacré à la théorie de l’odorat, Aristote ne s’est point prononcé sur ce point ; mais les paragraphes qui terminent le présent chapitre semblent prouver qu’il admet cette théorie.
  21. L’organe… l’est en puissance. Voir la même pensée Traité de l’Ame, II, I, 8. — La chose sentie qui fait que le sens est en acte, id., II, XII, 2, et III, II, 4 — N’est primitivement, ou essentiellement. — Une sorte d’exhalaison fumeuse, Voir dans la Météorologie la théorie de cette exhalaison, liv. II, ch. IV et passim. — La matière du froid est chaude en puissance. La matière dont se compose le cerveau est, en fait, en acte, la plus froide de toutes les parties du corps ; mais en puissance, elle est chaude ; et par là elle est en rapport avec l’organe de l’odorat, qui est du feu. — À celle de l’odorat J’ai ajouté ces mots pour être plus clair. —— Le cerveau est la plus humide. Voir le Traité du Sommeil, ch. III, § 16.
  22. Quant au toucher, il se rapporte à la terre. Aristote semble encore ici poursuivre pour son propre compte la théorie qui rapproche les sens des éléments. — Goût n’est qu’une espèce de toucher. Voir le traité de l’Ame, où ce principe est répété plusieurs fois, II, X, I ; III, XII, 7, et passim. — Rapprochés du cœur. C’est la traduction littérale ; mais il ne faut pas entendre ceci dans le sens de la proximité matérielle. Évidemment le goût n’est pas plus rapproché du cœur que la vue ou l’ouïe ; le toucher lui-même ne l’est pas davantage puisqu’il est répandu dans toutes les parties du corps. Seulement, dans les théories d’Aristote, le goût et le toucher tiennent plus que les autres sens au cœur, qui est pour le système péripatéticien le centre des nerfs et de la sensibilité.
  23. Sur les parties sensibles du corps. Il semble que cette conclusion ne s’accorde pas très-bien avec tout ce qui précède dans ce chapitre.
  24. Et le toucher. Alexandre d’Aphrodise a remarqué le premier, et avec toute raison, que cette expression n’était peut-être pas très-juste, à cause de sa concision même, et que « toucher » voulait dire ici : « ce qui est perçu par le toucher. » Tous les commentateurs ont répété cette remarque d’après Alexandre. Notre langue n’a pas non plus de mot spécial. — Dans le Traité de l’Ame, liv. II, ch. V et suiv. Aristote a présenté une théorie générale de la sensibilité, et ensuite une théorie particulière de chacun des sens spéciaux. — Le goût et enfin aussi le toucher. Aristote ne parlera ni de l’un ni de l’autre de ces sens dans ce traité. Sans doute, il aura trouvé suffisant ce qu’il en a dit dans le Traité de l’Ame. — Nous commencerons par la couleur. Dans le Traité de l’Ame, il a commencé aussi par la vision.
  25. Que nous avons appelées vision et audition, Traité de l’Ame, III, II, 4. — C’est ce qui a été discuté dans le Traité de l’Ame, id., II, V, 2, et III, II, 4 et suiv.
  26. Il a été dit dans ce même ouvrage, id., II, VII, 2 et suiv. — Par accident, ou « indirectement, » Aristote n’a pas fait cette restriction dans le Traité de l’Ame. Du reste, elle se comprend fort bien d’après ce qui suit. La lumière n’est la couleur du diaphane qu’accidentellement, puisqu’il faut un corps igné dans le diaphane pour qu’il y ait lumière. — Qui reçoit aussi sa dénomination de cette propriété, d’être diaphane. Le texte n’est pas tout à fait aussi précis que ma traduction. — Une force commune, à tous les corps. — Qui n’existe pas séparément, des corps dans lesquels elle est. Saint Thomas croit qu’Aristote a ici intention de critiquer Platon. Cette conjecture paraît peu probable. — Dans les autres. Quelques éditions donnent : « Dans d’autres corps. » La leçon que j’ai suivie, d’après l’édition de Berlin, semble la vraie.
  27. Pour les corps, sous-entendez « solides, » comme Alexandre le fait remarquer. — Pour cette force particulière. C’est là traduction exacte. Peut-être serait-il mieux de dire « propriété, » parce que la diaphanéité dans les corps est plutôt une propriété qu’une force. La limite extrême des corps, c’est leur surface ; celle dit diaphane sera la couleur, comme il sera dît plus bas, au § 6.
  28. Le diaphane indéterminé, c’est-à-dire qui n’est pas considéré dans un corps particulier, mais qui est considéré d’une manière toute générale. — Qui est dans les corps, « solides, » comme plus haut.
  29. C’est là précisément ce qu’est la couleur. Voir plus bas, § 8, où la même pensée est répétée, et ou la couleur est nettement définie : la limite du diaphane. — Il faut penser, au contraire. On voit qu’Aristote est bien loin de ces théories qui refusent de reconnaître la couleur pour une propriété des corps, et qui la placent tout entière dans la sensation.
  30. L’eau et l’air même. Quoique dans ces deux corps le diaphane soit tout a fait indéterminé, la coloration s’y fait à peu près comme dans les corps solides. — Et l’éclat qu’ils prennent quelquefois. Je n’ai pas voulu traduire avec plus de précision. Quelques commentateurs ont donné au mot qu’emploie Aristote un sens plus déterminé ; ils ont cru qu’il s’agissait de la coloration particulière que l’air et l’eau prennent au lever du soleil, à l’aurore. — Dans une substance tout indéterminée. L’air et l’eau ne sont pas terminés par eux-mêmes ; ils ne le sont que par les corps qui les environnent et leur donnent des limites. — À moins que le milieu qui les entoure. Ainsi, pour prendre l’exemple même de quelques commentateurs, si l’on regarde les objets à travers un verre coloré, ils prennent pour nos yeux la couleur de ce verre. — De l’une et de l’autre part, c’est-à-dire dans les corps indéterminés et dans les corps déterminés. — Et il est plus ou moins dans tous. Voir plus haut, § 3. « Diaphane » a donc pour Aristote, et dans ses théories, un tout autre sens que celui que nous lui donnons ordinairement, ou plutôt ce mot a bien plus de portée. Pour nous, un corps est diaphane quand il laisse passer la lumière au travers de ses pores ; pour Aristote, tout corps est diaphane, c’est-à-dire susceptible de couleur. C’est là une distinction qu’il ne faut jamais perdre de vue, si l’on veut bien comprendre toute cette théorie.
  31. La couleur est dans une limite. Voir plus haut, § 6. — La limite du diaphane dans un corps déterminé. Voilà pour les corps solides ; mais Aristote étend cette définition aux corps indéterminés, l’air et l’eau. — Qui sont diaphanes. Aristote se sert ici, pour exprimer l’idée de diaphane, d’un pluriel, tandis que pour exprimer « le diaphane, » il n’a jamais pris qu’un singulier. — À proprement parler. J’ai ajouté ces mots pour être plus précis. — Tels autres corps analogues. On peut entendre pour l’air toutes les vapeurs, de quelque genre qu’elles soient, ou plutôt, comme nous dirions aujourd’hui, tous les gaz aériformes ; et pour l’eau, tous les liquides. — Même ceux qui paraissent avoir une couleur propre, l’huile, par exemple. C’est ainsi que je crois devoir restreindre le sens de cette petite phrase ; les commentateurs, en général, l’ont beaucoup plus étendu : ils ont cru qu’Aristote revenait ici à l’idée des corps solides et déterminés qui ont une couleur propre. Il me semble que le contexte s’oppose à cette explication, et qu’il ne s’agit toujours que des corps qui, tout en étant analogues a l’air et à l’eau, peuvent cependant avoir une couleur propre que ces deux-là n’ont pas.
  32. Des corps déterminés. J’ai ajouté ces mots qui sont justifiés par tout le contexte, et qui rendent la pensée beaucoup plus claire. — De même dans les corps. Cette théorie, bien qu’elle ne soit pas vraie, est cependant extrêmement ingénieuse ; et Aristote a bien senti que l’opposition du blanc et du noir supposait dans la lumière un changement également considérable : d’une part, il admet le diaphane ; et de l’autre, il le supprime, comme la science moderne admet la réflexion ou l’absorption des rayons lumineux pour expliquer les mêmes phénomènes. — Le blanc et le noir. Aristote semble en faire ici les couleurs primitives. Voir le petit Traité des Couleurs qui est apocryphe.
  33. Quant aux autres couleurs. Quelques commentateurs, entre autres saint Thomas et Simon Simoni, et peut-être même Albert le Grand, ont pensé qu’Aristote exposait ici non une théorie personnelle, mais les théories de quelques philosophes antérieurs, et particulièrement des Atomistes : rien dans le texte ne justifie cette conjecture, que rien non plus n’y détruit. — Voilà donc un moyen. Aristote ne dit pas que ce moyen soit à lui ou à d’autres. — Beaucoup d’autres couleurs que le blanc et le noir. Ceci ne peut guère expliquer que l’origine du gris ; mais il est difficile, pour ne pas dire impossible, d’expliquer, en suivant cette voie, des couleurs telles que le rouge et le bleu.
  34. Le rapport des parties entre elles. Il s’agit toujours des parties noires et blanches, les seules couleurs qui, dans ce système, concourent à la génération de toutes les autres. — Soit par excès, soit par défaut, qui n’ont entre elles d’autre rapport que celui d’une quantité plus considérable d’une part, moins considérable de l’autre, sans qu’on puisse assigner à cette quantité une proportion régulière. — Comme pour les accords des sons. On sait quels ont été les travaux des Pythagoriciens avant Aristote, et ceux de son élève Aristoxène. — Telles que le pourpre, l’écarlate. On voit que dans ce système, ce sont les combinaisons diverses du noir et du blanc qui doivent produire les couleurs les plus opposées à ces deux-là. — Qui ne sont pas exprimables en nombres, mais qui n’en sont pas moins le résultat des combinaisons variées dit blanc et du noir. — Sont ordonnées régulièrement, suivant une proportion régulière qu’on pourrait assigner en nombres. — N’est pas régulière. J’ai ici paraphrasé plutôt que traduit. Le texte dit mot à mot : « Lorsqu’elles ne sont pas pures. » On doit entendre qu’il s’agit non pas de la pureté ordinaire que peuvent avoir les couleurs, mais de la régularité de la proportion qu’elles suivent. — Voilà donc une première manière. Léonicus, à l’exemple de plusieurs autres commentateurs, croit qu’Aristote expose ici une opinion qui n’est pas la sienne.
  35. Une seconde. Aristote ne dît pas que cette seconde explication lui appartienne plus que la première : il ne dit pas non plus qu’elle appartienne à d’autres. — Les unes à travers les autres, par superposition et non par juxtaposition, comme dans le premier système. C’est là le vrai sens de ce passage, comme le prouve ce qui suit ; tous les commentateurs ne l’ont pas bien compris. — Qu’on a d’abord exposée, plus haut, § 11. — Un certain rapport, numérique. Aristote semble toujours admettre qu’il n’y a que deux couleurs primitives » le blanc et le noir.
  36. Comme le voulaient les anciens. Évidemment il s’agit ici des atomistes Leucippe et Démocrite, et peut-être aussi d’Empédocle. — Ne sont que des émanations des corps. Dans le Traité de l’Ame, Aristote soutient que la lumière ne peut être une émanation, et qu’elle est un simple mouvement, II, VIII, 9 et suiv., II, X, I. — L’intermédiaire indispensable à la sensation. Le texte dit mot à mot : « L’intermédiaire de la sensation, » — Le mouvement reçu de la chose sensible.. Voir le Traité de l’Ame, II, XI, 7. — Et non par des émanations. Quelques éditions retranchent la négation, et alors il faudrait traduire un peu autrement, bien que le sens restât le même : « Plutôt que de l’expliquer par le toucher que produiraient les émanations, » ou joint aux émanations. Le sens que j’ai préféré, d’après l’édition de Berlin, me semble plus direct et plus clair.
  37. Ainsi donc, pour les couleurs placées les unes à côté des autres. J’ai conservé la concision du texte, qui est un peu obscur, comme l’ont remarqué tous les commentateurs. Aristote veut dire évidemment : « Dans le premier système qui explique la génération des couleurs, en supposant que le blanc et le noir, placés l’un à côté de l’autre, dans diverses proportions, donnent naissance à toutes les autres couleurs, » — Une grandeur invisible. Voir plus haut, § 10.
  38. Mais dans l’autre cas, c’est-à-dire dans le système qui explique la génération des couleurs par la superposition des unes sur les autres. Voir plus haut,§ 12. — Étant mobile. Je préfère cette leçon, qu’adopte aussi Albert le Grand et que donnent plusieurs manuscrits, à la leçon vulgaire que reproduit l’édition de Berlin : « Étant immobile. » Saint Thomas et Simoni ont pris beaucoup de peine pour expliquer cette dernière leçon ; l’autre est beaucoup plus claire ; et le reste de la phrase la justifie complètement et même l’exige. — Aussi elle paraît autre. Ainsi, dans ce second système, le résultat est absolument le même que dans le premier ; voir plus haut la fin du § 10.
  39. Dans ce cas, c’est-à-dire en admettant que les grandeurs du blanc et du noir qui se combinent sont visibles et non pas invisibles, comme dans la supposition que combat Aristote. Quelques commentateurs admettent ici une forme interrogative, que donne un simple changement d’accent, mais qui ne paraît pas nécessaire. — Quand on regarde de loin. Ceci est un fait d’observation parfaitement certain.
  40. Dans ce qui va suivre. La fin de ce chapitre ne prouve pas précisément ce qu’indique ici Aristote ; mais ce peut être une conséquence tirée des principes qu’il pose.
  41. Ainsi que le croient quelques philosophes. Les commentateurs ne disent pas quels sont les philosophes qu’Aristote veut ici désigner. Il est probable que ce sont les Atomistes. — Les formes les plus petites possible. Il semblerait d’abord, d’après ce qui suit, qu’Aristote entend parler ici non pas des atomes, mais des individus qui, comme leur nom l’indique, sont les parties indivisibles et les plus petites possible de l’espèce. Il répète, en effet, la même expression en parlant plus bas des individus, hommes, chevaux, etc.; et il s’ensuivrait que ce que le texte ajoute, « et qui échappent à nos sens, » paraîtrait tout à fait contradictoire. Mais ce membre de phrase doit être regardé comme une restriction du premier ; et il a pour but de limiter la mixtion, comme l’entendent quelques philosophes, à ces parties des corps qui sont assez ténues pour échapper à nos observations. — Et en restant tout ce qu’ils sont, quand ce sont des individus tout entiers, comme dans les exemples qu’Aristote va citer. — Au Traité de la Mixtion. Il semble que ce soit un traité particulier qu’Aristote veuille désigner ici, ainsi qu’à la fin du paragraphe ; mais tous les commentateurs s’accordent à reconnaître dans cette citation la fin du Traité de la Génération et de la Corruption, où l’on trouve en effet cette théorie de la mixtion, édition 4e Berlin, p. 397, a et b. Il est possible que le petit Traité de la Mixtion ait été fondu dans cet ouvrage : ou peut-être l’expression d’Aristote, au lieu de désigner un traité spécial, ne désigne-t-elle qu’une théorie. — Dans ce dernier sens. En parlant d’un mélange où se mêlent des individus entiers, et non des particules. — Pareilles à celles-là. J’ai ajouté ces mots pour être plus clair. — Absolument. Aristote, pour exprimer ici un mélange de particules, emploie la même expression dont il vient de se servir pour exprimer un mélange d’individus. Ceci ajoute encore a la confusion, si ce n’est à l’obscurité de ce paragraphe. La pensée est très-claire, mais les détails ne le sont pas. Il me semble qu’on pourrait tout éclaircir par le simple déplacement de ce membre de phrase, « et qui échappent à nos sens, » qu’on renverrait après, « en restant tout ce qu’ils sont, les uns avec les autres. » En adoptant ce léger changement, que malheureusement n’autorise aucun manuscrit, on pourrait traduire tout ce paragraphe de la manière suivante : « S’il y a mixtion des corps, ce n’est pas seulement, comme le croient quelques philosophes, par la juxtaposition des formes les plus petites ; mais les corps peuvent aussi se combiner d’une façon absolue et du tout au tout… Dans ce premier sens…, etc. Il me semble que si l’on acceptait cette modification, le texte n’offrirait plus aucune difficulté. — Dans le Traité de la Mixtion. Aristote se sert ici d’un pluriel au lieu d’un singulier qu’il a employé plus haut. Ce petit changement donnerait encore plus de vraisemblance à la conjecture qui verrait en ceci la citation, non d’un traité spécial, mais d’une simple théorie.
  42. Mais il est évident. Aristote donne ici sa propre opinion après avoir exposé celle des autres. — Et ce n’est pas parce qu’elles…. Peut-être, pour que la pense fût complète, faudrait-il dire : « Et ce n’est pas seulement parce qu’elles…. ; » car Aristote ne rejette pas tout à fait cette théorie, comme le prouve la fin du paragraphe. — Des différences incommensurables du plus au moins. J’ai ici paraphrasé plutôt que traduit, afin de rendre la pensée plus claire.
  43. Nous avons déjà parlé ailleurs, au Traité de la Génération et de la Corruption, édit. de Berlin, ch. X, p. 327, a et b. — Nous dirons plus loin. Voir plus loin dans ce traité, ch. VI.
  44. Du son et de la voix dans le Traité de l’Ame, II, VIII, 4 et 9. Ici Aristote ne traitera point du ton spécialement, bien qu’il ait semblé l’annoncer plus haut. Voir ch. III, § 2.
  45. Parlons ici de l’odeur. Voir plus loin, ch. V. — Sont à peu près les mêmes. Voir le Traité de l’Ame, II, IX, 2 et suiv. — Que tous les autres animaux. Id., ibid. — Le toucher plus délicat. Id., ibid. — Une sorte de toucher. Id., III, XII, 7.
  46. D’abord la nature propre de l’eau, c’est d’être sans saveur. Ceci semble une sorte d’axiome admis par toutes les écoles. Aristote a établi aussi, comme on principe incontestable, que l’humide était indispensable pour la sensation du goût, Traité de l’Ame, II, X, I et suiv. — Qui soit en quelque sorte le germe. Alexandre croit que cette seconde théorie est celle de Démocrite : cette conjecture semble tout à fait certaine à Simoni, parce qu’Aristote emploie ici un mot qui est propre au système de Démocrite. — Ou bien enfin. Cette troisième opinion est rapportée par les commentateurs à Anaxagore ; rien ne contredit cette hypothèse.
  47. Quand on les a détachés de l’arbre. Je préfère ce sens, parce qu’il s’accorde mieux avec tout le contexte » et qu’il rend la réfutation plus frappante. Mais on peut comprendre aussi, comme le remarque Alexandre, que l’écorce des fruits est incisée, et que cette simple circonstance suffit pour apporter dans leur saveur des modifications, qui dès lors ne tiennent plus à l’eau que leurs racines puisent dans la terre. — Apparemment. J’ai ajouté ce mot pour être plus clair. — Dans l’intérieur même du fruit. Ici encore le texte peut être compris de manière à rester d’accord avec l’autre explication que propose Alexandre. — Soit que. L’expression d’Aristote n’est pas tout à fait aussi précise. Mais cette alternative que je mets dans ma traduction se trouve exprimée dans la phrase précédente : « Au soleil ou au feu. »
  48. Il ne se peut pas davantage. C’est la seconde opinion citée au § 3, elle est sans doute de Démocrite. — Comme d’une même nourriture. Ceci peut s’entendre aussi, comme le veut Alexandre, du corps humain, ou une même nourriture produit des nerfs, des muscles, des os, des tendons, etc. ; ou bien d’une manière plus spéciale, on peut l’appliquer aux plantes, où Souvent la saveur du fruit n’est pas la même que celle des feuilles, du bois, des racines, comme dans le figuier, pour prendre l’exemple que citent les commentateurs.
  49. Quelques modifications. Par l’action du soleil ou du feu ; voir la fin du § 3 ci-dessus. — Par la puissance…. cette puissance. Cette répétition est dans le texte ; j’ai cru devoir la conserver. — Elle est même plus légère que l’huile. Tout ce passage concernant l’huile ne fait que ralentir ici la pensée, et n’importe en rien au sujet. C’est peut-être une interpolation. — Tous les liquides qui ont de la saveur. Le texte dit littéralement : « Toutes les saveurs. » — Ne fait que contribuer. J’ai ici paraphrasé un peu le texte pour le rendre plus clair.
  50. Plusieurs anciens naturalistes. Il paraîtrait, d’après un passage d’Alexandre d’Aphrodise, dans son commentaire sur le second livre de la Météorologie, qu’Aristote désigne ici Métrodore et Anaxagore ; voir le début du second livre de la Météorologie, édit. d’Ideler, t. I, p. 269. — Il y a beaucoup de sources, Alexandre renvoie ici à l’ouvrage de Théophraste, intitulé de l’Eau, où toutes ces questions semblent avoir été traitées : cet ouvrage n’est pas parvenu jusqu’à nous.
  51. C’est le sec qui est ce contraire, et le sec est surtout dans la terre, comme Aristote le dit quelques lignes plus bas. — Dans le Traité des Éléments. Alexandre et tous les commentateurs à sa suite ont prétendu qu’Aristote voulait désigner ici son Traité de la Génération et de la Corruption ; et, en effet, ces questions y sont traitées, liv. II, édit. de Berlin, p. 328 et suiv. Dans le catalogue de Diogène de Laërte, on trouve un Traité des Éléments, en trois livres.
  52. Ainsi donc, de même. Voilà l’opinion personnelle d’Aristote sur la diversité des saveurs : elles sont produites, selon lui, par ces trois causes réunies : l’humide, le sec et la chaleur. C’est ainsi qu’il modifie en partie la troisième opinion ; et cette modification était déjà indiquée à la fin du § 6. — Toutes les qualités quelle doit avoir. Le texte dit littéralement : « La rend telle. »
  53. En le faisant passer de la puissance à l’acte. Il faut se rappeler toute la théorie d’Aristote sur la sensibilité, qui n’est pour lui qu’une simple puissance tant que l’objet extérieur ne vient pas, en agissant sur elle, la faire passer à l’acte ; voir Traité de l’Ame, II, V, 2 et suiv. — On apprend ce qu’on ne sait point. J’ai paraphrasé le texte pour qu’il fut parfaitement clair ; voir, du reste, cette comparaison déjà employée, Traité de l’Ame, liv. II, I, 3 et suiv. — On contemple ce qu’on sait, ld., ibid.
  54. Une privation. Aristote veut simplement désigner par là les contraires : ainsi le doux est la privation de l’amer, etc. — Du sec qui peut nourrir. Léonicus remarque avec raison que le « sec qui peut nourrir » se confond ici avec le sec perceptible au goût. — Qu’il n’y a pas plus de sec sans humidité dans les aliments que peut prendre l’animal. — Que s’assimilent les animaux, et aussi les plantes, d’après les théories exposées dans le Traité de l’Ame, liv. II, ch. IV. — Sensibles au toucher. Id., ibid., § 13. — Dans le Traité de la Génération. Le texte n’achève pas le titre de ce traité tel que nous le possédons aujourd’hui. Les commentateurs croient que c’est le Traité de la Génération et de la Corruption ; mais cette question n’y est pas discutée tout au long ni directement, comme Aristote le promet ici : ce serait peut-être plutôt le Traité de la Génération des Animaux. — C’est la chaleur. Voir le rôle attribué à la chaleur, Traité de l’Ame, II, IV, 16. — L’être qui se nourrit. J’ai ajouté ces mots. — Amères et salées, ne prenant que les parties douces.
  55. Dans l’organisation intérieure. J’ai ajouté ce dernier mot pour que la pensée fût plus complètement rendue. — Que de ce qui est doux. Aristote a expliqué à la fin du paragraphe précédent l’action de la chaleur sur les parties légères de la nourriture : ce sont celles-là qui surnagent et qui nourrissent l’animal, parce qu’elles sont douces ; les parties amères et salées, qui sont plus lourdes, ne sont pas vaporisées par la chaleur, et n’entrent point dans la nutrition.
  56. Se forment du mélange du blanc et du noir. Voir plus haut cette théorie, ch. III, §§ 9 et 10. — Précis. J’ai ajouté ce mot pour compléta la pensée. —— Le gras est la saveur du doux. Le gras et le doux se confondent : notre langue ne peut offrir d’expressions plus convenables pour rendre celles d’Aristote. — Le salé, etc. Il y aurait ici huit saveurs et non sept, si l’on ne réunissait en une seule le gras et le doux. C’est ce que quelques commentateurs n’ont pas assez remarqué. — Ces espèces sont au nombre de sept. Il est très-remarquable que l’antiquité, tout en partant de principes faux, soit arrivée au vrai en ce qui concerne le nombre des couleurs primitives. Il faut voir, du reste, des théories tout à fait analogues dans le Timée de Platon, pour les saveurs, p. 188, et pour les couleurs, p. 194, trad. de M. Cousin. Aristote a beaucoup emprunté à son maître, tout en le modifiant ; mais ces théories sont, selon toute apparence, antérieures même à Platon ; voir l’édit. de Timée de M. Henri Martin, t. II, p. 285 et suiv.
  57. Démocrite et la plupart des naturalistes. On ne voit pas bien comment ceci se rattache à ce qui précède : ce n’est qu’au § 16 qu’Aristote reviendra à la véritable question, c’est-à-dire à celle des saveurs. Quelques commentateurs, et entre autres Simoni, ont remarqué ce vice de rédaction. Il est bien vrai que, pour expliquer l’erreur de Démocrite en ce qui concerne les saveurs, Aristote remonte à son erreur générale sur la sensibilité ; mais la pensée pouvait être présentée d’une manière plus nette et plus directe. — Ne fût qu’une sorte de toucher. Aristote, qui blâme ici cette opinion, l’a soutenue en partie lui-même, Traité de l’Ame, III, XIII, 1 ; seulement il a montré les différences du toucher, qui n’a pas besoin d’un intermédiaire pour sentir les objets, et des autres sens qui tous ont absolument besoin d’un intermédiaire.
  58. Les perceptions communes, Aristote a distingué profondément ces deux ordres de perceptions, Traité de l’Ame, II, VI, 3. — Le rude et le lisse, l’aigu et l’obtus. Ces perceptions ne sont pas, dans le Traité de l’Ame, énumérées parmi les perceptions communes. Id., ibid. — Ne se trompent pas sur les perceptions propres. Traité de l’Ame, II, VI, 2. — Il y a des naturalistes. C’est l’erreur inverse de celle qui vient d’être réfutée. — Pour expliquer le blanc et le noir, qui sont des perceptions propres. — L’un est rude, et l’autre, lisse, perceptions communes, suivant la théorie exposée dans ce paragraphe.
  59. Démocrite confond aussi les saveurs et les figures. Voilà le véritable point de la discussion. — Appartiendrait… bien plutôt. J’ai mis ici un conditionnel pour indiquer que ce n’est point la pensée d’Aristote. — Si aucun d’eux. J’ai dît paraphraser le texte pour en rendre toute la force. — Plutôt au goût. En admettant les théories de Démocrite. — Des autres figures. Le mot « autres, » que donnent quelques manuscrits et quelques éditions, et que n’a point adopté celle de Berlin, me semble indispensable. C’est la aussi l’opinion d’Alexandre d’Aphrodise, comme le prouve son commentaire. Cette conséquence absurde sous laquelle Aristote prétend accabler la théorie de Démocrite, serait, sans ce mot, beaucoup moins évidente. — Ajoutons. Nouvelle objection contre la théorie de Démocrite, qui, réduisant les saveurs aux figures, ne peut expliquer l’opposition des saveurs contraires. — Les figures étant infinies, tandis qu’au contraire les saveurs sont limitées ; voir plus haut, § 13. — Car comment. Aristote omet ici une idée intermédiaire, comme le remarque Alexandre : « Or les saveurs ne sont pas infinies ; car si elles l’étaient, comment, etc. »
  60. Cette partie de l’histoire de la nature qui concerne les végétaux. Alexandre d’Aphrodise fait remarquer qu’il n’y a point d’ouvrage d’Aristote sur les plantes, et que Théophraste seul a écrit sur ce sujet. Cette observation d’Alexandre suffirait à elle seule pour infirmer l’authenticité du Traité des Plantes qui est compris habituellement parmi les œuvres d’Aristote. En effet, Aristote ne dit point qu’il a étudié ou qu’il étudiera, personnellement ces faits ; il parle d’une manière toute générale. Cependant, Simoni prétend retrouver, à la fin du second livre du Traité des Plantes, la discussion qui est indiquée ici.
  61. La même marche, celle qu’il a suivie pour expliquer les couleurs et les saveurs. — L’effet que le sec produit dans l’humide. Voir au chapitre précédent, § 9, comment Aristote explique l’origine des saveurs : l’humide filtre à travers le sec et le terreux. — L’humide sapide. La saveur produit l’odeur en se répandant soit dans l’air, soit dans l’eau, où elle trouve un milieu qui est propre à la dégager et à la transmettre. — En un autre genre. Le genre des odeurs. — Ici aussi pour les odeurs. Le texte est beaucoup moins précis : j’ai dû l’être plus que lui pour être clair. — Mais le diaphane est odorable. Même remarque. On pourrait encore entendre que ce sont l’air et l’eau qui sont odorables ; mais j’ai préféré, à cause de ce qui suit, rapporter au diaphane l’adjectif neutre qu’Aristote emploie sans y joindre de substantif déterminé. Dans le Traité de l’Ame, II, VII, 9, Aristote a dit que le milieu propre des odeurs n’avait pas de nom spécial. — La sécheresse sapide. Aristote vient de dire quelques lignes plus haut : « L’humide sapide. » Des commentateurs ont cru qu’il avait voulu désigner une même chose par des mots aussi différents. C’est une erreur : dans sa théorie, l’humide sapide forme les saveurs, d’où naît la sécheresse sapide qui forme les odeurs.
  62. L’odoration. On peut entendre ici l’acte ou la qualité de l’odoration : l’expression du texte est tout indéterminée. — Certainement ils perçoivent les odeurs. Aristote a déjà constaté ce fait. Traité de l’Ame, II, VII, 9. Les poissons sont attirés de fort loin par l’odeur de leur proie ; id., II, IX, 5. — Ne respirent point à la manière des autres animaux qui vivent dans l’air ; mais respirent par des branchies. — Sera précisément l’odeur. Définition de l’odeur ; Aristote ne l’a point donnée, dans le Traité de l’Ame, d’une manière aussi précise ; voir le Traité de l’Ame, II, IX, 4 et suiv ; et spécialement, § 8. — Ces qualités. Le texte est un peu moins précis et par suite moins clair.
  63. Que toute cette modification. Ainsi Aristote fait venir l’odeur de la saveur : ceci résulte de la définition même qu’il vient de donner. — De la saveur et de la sécheresse. Il est singulier de dire que la mer a de la sécheresse ; mais c’est le sel de la mer qui, dans les théories d’Aristote, représente l’élément sec, comme le remarque Alexandre d’Aphrodise. — L’or est sans odeur. Alexandre fait observer que ce qui prouve que l’or est sans odeur, c’est qu’il n’est jamais atteint, comme l’est le fer, par la rouille ; la rouille était considérée par les anciens comme une sorte d’exsudation de l’élément humide. On peut voir, du reste, pour des détails analogues, le quatrième livre de la Météorologie.
  64. L’exhalaison fumeuse. Voir dans la Météorologie, liv. I, IV, 2, la distinction que fait Aristote entre les deux espèces d’évaporation, dont l’une vient de l’eau, et l’autre, de la terre et de l’air ; c’est cette seconde qui est l’exhalaison fameuse, parce que la terre est sèche dans son principe ainsi que l’air. — En fumée. Ce qui revient à prendre l’exhalaison fumeuse pour l’odeur. — Tantôt comme une vapeur. La vapeur venant de l’humide. — Tantôt comme une exhalaison. L’exhalaison venant du sec. — Comme on l’a dit au début même du paragraphe, ou au premier livre de la Météorologie, ch. IV, § 2. — Une espèce de terre. Alexandre d’Aphrodise croit qu’Aristote entend parler de la cendre et de la suie. — Comme on vient de le dire plus haut, § 2. — Dans ce système. J’ai ajouté ces mots. — Aux émanations, par lesquelles Empédocle et Platon essayaient d’expliquer la vision ; voir plus haut, ch. II, § 4. — (Pour la vue)… (Pour l’odeur). J’ai ajouté ces mots pour rendre la pensée parfaitement claire ; et c’est aussi le sens que les commentateurs donnent a ce passage.
  65. La sécheresse sapide. Voir plus haut, § 1.
  66. Agit également dans l’air. C’est-à-dire, produit l’odeur dans l’air, comme il produit la saveur dans les liquides. — À certains égards, ou « pour certaines odeurs. » — L’odeur l’est dans l’air et dans l’eau. Voir plus haut, § 2. — La chaleur qui met en mouvement. Voir plus haut, ch. IV, § 11.
  67. Comme quelques-uns le disent. C’est l’opinion de Platon, voir le Timée, p. 190, trad. de M. Cousin. — Ainsi que nous l’avons dit au paragraphe précédent. — C’est indirectement, ou, comme dit le texte, « par accident » : c’est la première espèce d’odeurs. Ce qui suit explique fort bien pourquoi c’est indirectement qu’elles sont agréables et désagréables : c’est parce qu’elles poussent l’animal à sa nourriture ou l’en éloignent. — Comme les saveurs. Le texte est moins précis. — Qu’indirectement et par accident. J’ai mis ici cet deux expressions, dont l’une ne fait que paraphraser l’autre. — Mais il y en a d’autres. Voilà la seconde espèce d’odeurs. — Agréables par elles-mêmes, ou désagréables ; Aristote ne le dit pas ; mais la chose est évidente : et tous les commentateurs l’ont bien senti. — Elles feraient plutôt le contraire, et c’est là ce qui justifie le mot piquant de Strattès contre Euripide. Alexandre d’Aphrodite nous apprend que Strattès était un poète comique. — Des deux sensations diverses, l’une par le goût, l’autre par l’odorat.
  68. Est propre à l’homme. Voir plus loin, §§ 10 et 11. — Comme on vient de le dire au paragraphe précédent. — Classer ainsi. C’est-à-dire, par rapport aux saveurs. — La frigidité même qui règne autour du cerveau. Voir plus loin le Traité du Sommeil, ch. III, § 16, où ces théories sont répétées et développées. — Comme un moyen puissant de santé, parce qu’elle réchauffe le cerveau ; voir le paragraphe suivant. — Bien évidemment elle remplit cette fonction. Aristote aimait beaucoup les odeurs, comme on sait : et c’est sans doute un goût personnel qu’il érige ici en théorie ; voir Diogène de Laërte, vie Aristote.
  69. Souvent la nourriture. C’est la traduction fidèle du texte ; mais il s’agit ici, comme le remarque Simoni, et comme le prouve le commentaire d’Alexandre, non pas précisément de la nourriture, mais de l’odeur qui provient de la saveur de la nourriture. — Odeur bonne en soi-même, qui plairait, même quand elle ne serait pas dans les aliments.
  70. Mais aux hommes. Voir le paragraphe suivant, et plus haut, § 8. — Par leur organisation, parce qu’ils ont des poumons. — Indirectement et par surcroît. J’ai mis ici deux expressions au lieu d’une ; mais je n’ai pas pu rendre l’espèce de jeu de mots qui est dans le texte. — J’ai tâché de conserver l’image du texte, qui n’est peut-être pas très-juste.
  71. Spécialement, et non exclusivement, comme le prouve le paragraphe antérieur. — L’homme est pour ainsi dire le seul. On doit remarquer combien cette observation est vraie et ingénieuse, quelle que soit d’ailleurs la cause finale qu’Aristote assigne a ce phénomène.
  72. Afin de ne pas faire deux organes. D’après ce principe, si souvent répété par Aristote, que la nature ne fait rien en vain.
  73. Ainsi, les poissons. Voir plus haut, § 2. — Des qualités nutritives. L’expression est peut-être un peu trop concise ! mais la pensée est claire. L’odeur ne nourrit pas ; mais elle révèle la nourriture que cherche l’animal. — Pour leur miel. Même remarque : pour les fleurs dont elles tirent leur miel. — De petites fourmis. L’édition de Berlin, par le simple changement d’une lettre, dit : « Petites fourmis. » La leçon la plus ordinaire que donnent divers manuscrits est : « Grandes fourmis. — Knipes, ou sknipes, selon d’autres manuscrits. Aristote en parle encore, Histoire des Animaux, IV, VII, 43, édit. de Schneider. § 14. C’est uniquement en respirant. Voir le Traité de l’Ame, II, VII, 9. — Ce n’est peut-être pas de la même façon. Aristote va expliquer dans ce qui suit la différence qu’il signale ; et alors peut-être faudrait-il ajouter, pour que la transition fût bien marquée : « Et voici comment. » Je n’ai pas osé faire cette addition, qui ne serait guère dans les habitudes concises d’Aristote. — Fait lever la partie. Le texte est un peu moins précis. — Comme une sorte de couvercle. C’est le nez proprement dit. — Quand ils n’aspirent pas. Voir Traité de l’Ame, II, IX, 6. — Dans les animaux qui ne respirent point, et c’est le cas de ceux dont il est parlé ici. — Les animaux à yeux durs. Voir le Traité de l’Âme, II, IX, 2 et 7. — Et voient sur-le-champ. Sans avoir besoin d’un mouvement particulier des paupières.
  74. Qui sentent mauvais par eux-mêmes. Il faut se rappeler la distinction faite plus haut, § 7, entre les odeurs agréables ou mauvaises, indirectement ou directement — Ces corps ne leur soient nuisibles. Alors c’est indirectement qu’ils fuient la mauvaise odeur.
  75. Qui touchent directement leurs objets. On peut voir toute cette théorie développée dans le Traité de l’Ame, II, XI, 7 ; voir la théorie de chacun des sens et particulièrement celle du toucher. — Que le toucher. J’ai ajouté ces mots pour compléter la pensée. — Et dans le diaphane. Voir plus haut, § 1. — De teinture et d’ablution. Voir plus haut, § 6. — Et dans le fluide. Aristote veut sans doute par là désigner l’air, comme le croit saint Thomas, d’après Alexandre d’Aphrodise.
  76. L’odeur a ou n’a pas d’espèces. Toute cette discussion sur l’odeur est remplie des observions et des vues les plus ingénieuses. Reid, à certains égards, moins complet qu’Aristote ; voir Recherches sur l’Entendement humain, ch. II, sur l’odorat.
  77. Ne sont pas simples eux-mêmes. Voir le Traité de l’Ame, liv. III, ch. XII, 5 et ch. XIII, I. — Comme dans les végétaux. Alexandre croit qu’Aristote veut désigner ici les gommes et les excroissances que présentent souvent les végétaux. — Solidité corporelle. J’ai conservé le mot même du texte. — Au lieu qui sert à respirer. Et, par exemple, dans l’homme ; elle va au poumon, et non à l’estomac qui nourrit, et où elle devrait aller si les théories pythagoriciennes étaient vraies
  78. Il contribue à la santé. Voir plus haut, § 8. — La sensation même. J’ai conservé la concision du texte, qui est assez clair. — Ce que nous venons de dire plus haut § 8, § 20. Sur chacun des organes des sens. Voir plus haut la note sur le titre même de ce traité au début. Aristote n’a, du reste, parlé ici que de la vue, du goût et de l’odorat.
  79. Tout corps étant divisible à l’infini. Sans traiter directement cette question, Descartes semble l’avoir comprise et résolue comme le fait Aristote. Dans une de ses lettres à Morus, t. X, p. 194, édit. de M. Cousin, il pose ces maximes, qui semblent pour lui le résultat d’un système : « Qu’il n’est point nécessaire que toute matière soit sensible ; qu’au contraire il n’y en a point qui ne soit entièrement insensible, si elle est divisée en parties beaucoup plus petites que celles de nos nerfs, et si elles ont d’ailleurs chacune en particulier un mouvement assez rapide. » — Ou bien cette division infinie. Le texte n’est pas aussi précis. — Si la force se divise à l’infini. Je prends le mot de « force » et non celui de « puissance, » à cause de l’acception toute spéciale qu’Aristote donne à ce dernier mot : il s’agit ici de la propriété des corps de se diviser à l’infini. L’édition de Berlin supprime ce membre de phrase, qui, sans être indispensable, complète cependant la pensée, et que donnent la plupart des éditions et des commentateurs. On ne pourrait facilement juger, d’après le commentaire d’Alexandre d’Aphrodite, s’il avait cette phrase. — Que toute grandeur, quelque petite qu’elle pût être.
  80. S’il en était autrement. C’est-à-dire, si l’on n’admettait pas que toute grandeur doit être sensible. — Le sensible serait composé de parties qui échapperaient à nos sens. Il est assez remarquable que Voltaire renouvelle cet argument dans des termes presque semblables ; voir la correspondance avec Frédéric, lettre XIX, 1737 : « Si ces premiers principes sont indivisibles, simples, sans étendue, il s’ensuivrait alors qu’ils ne seraient pas corps ; il se trouverait que la matière ne serait pas composée de matière, et que les corps ne seraient pas composés de corps : ce qui serait un peu étrange. » Le bon sens est en ceci d’accord avec la philosophie. — De parties mathématiques. Les êtres mathématiques ne sont que des abstractions, comme le remarque Alexandre ; voir aussi le Traité de l’Ame, liv. I, I, à la fin, et III, VII, 7, où cette idée est nettement exprimée.
  81. Est-ce par l’intelligence. Il faut voir dans le Traité de l’Ame, III, V, l’immense intervalle qu’Aristote met toujours entre la sensibilité et l’entendement. — En même temps que l’organe les sent. Toute cette phrase n’est exprimée dans le texte que par un adverbe et une conjonction. L’idée est fort importante, comme l’on voit ; et je crois que c’est bien là le sens de ce passage ; mais l’édition de Berlin et quelques autres suppriment une conjonction, et joignent alors cette phrase à la suivante, où elle perd le sens spécial que je lui donne. Ce sens me paraît tout à fait d’accord avec le contexte.
  82. Et que les corps soient composés de parties insensibles. J’ai ajouté cette paraphrase pour que la pensée fut parfaitement claire. — Des grandeurs indivisibles, des atomes, comme Leucippe et Démocrate qui avaient soutenu ce système. — Le problème serait résolu. Voir plus haut, § 4 ; et il y aurait des corps qui échapperaient à nos sens, parce qu’ils seraient divisés à l’infini. — Les études sur le Mouvement. Les commentateurs, Alexandre en tête, n’hésitent pas à reconnaître dans cette indication les Leçons de Physique, dont la fin est consacrée, en effet, à prouver que les atomes sont impossibles.
  83. La solution de ces questions, posées au § 4. — Les sensations spécifiquement causées par… Le texte dit mot à mot : « Les espèces de la couleur…. » — Ce sont les contraires qui sont les extrêmes. Voir la définition des contraires dans la Métaphysique, liv. V, X. — Dans tous les autres sens, ou d’une manière plus générale, « dans toutes les autres choses. »
  84. Ainsi donc, tout corps continu. Voici comment les commentateurs expliquent ce passage : Si à un corps on enlève le dixième de sa quantité, puis de ce qui reste encore, un dixième, et en continuant toujours ainsi, le nombre de ses parties peut être infini ; car la seconde opération ne prendra qu’un centième du corps entier, la troisième un millième, etc. Mais si on enlève des parties toujours égales, le corps sera bientôt épuisé ; en deux fois, si ce sont des moitiés ; en trois, si ce sont des tiers ; en quatre, si ce sont des quarts, etc. — Qu’enlève la division. J’ai ajouté ces mots pour être plus clair. — Quant à ce qui n’est pas continu. La couleur, par exemple : en tant que couleur, elle n’est pas continue ; mais elle a diverses espèces.
  85. Pour des espèces. Il faut entendre ici, comme au paragraphe précédent, le mot « espèces » dans le sens d’intensité. Il y a un degré de ténuité où les qualités des corps cessent d’être perceptibles pour nous. Il y a un certain degré d’intensité où elles commencent à être perçues. Il n’y a pas plus de discontinuité dans ces divers degrés qu’il n’y en a entre les parties diverses dont se compose matériellement le corps ; et c’est là ce qu’Aristote veut exprimer en disant que « la continuité se retrouve toujours en elles. » — Distinguer avec soin l’acte de la puissance ; voir Traité de l’Ame, II, V, 2 et suiv. — Le son du dièse. Il paraît que le dièse, pour les Grecs, était un quart de ton : pour nous, ce n’est qu’un demi-ton. — Aux autres sens. Il n’a été question jusqu’à présent que de la vue et de l’ouïe.—Elles sont visibles. Il semble qu’il faudrait ici, pour répondre à la généralité de l’idée, « sensibles » au lieu de « visibles ; » mais les manuscrits ne donnent point de variante. — Elle n’est en acte. Elle n’est réellement une ligne d’un pied. — Qui dépasse la sensation, c’est-à-dire qui lui échappe par sa petitesse même. J’ai conservé en partie l’image du mot grec.
  86. On voit donc. C’est la réponse d’Aristote à la question posée au début de ce chapitre. — Elles sont sensibles en puissance. — Et ne le sont pas en acte. — Aux impressions causées par les couleurs. Le texte dit seulement : « Il faut que les couleurs soient limitées en nombre, etc. » L’expression est un peu obscure, parce qu’elle est trop concise : j’ai cru devoir la développer.
  87. On pourrait demander encore. J’ai ajouté ce dernier mot pour bien distinguer cette seconde question de la première, — Les objets sensibles, en admettant le système des émanations, comme l’a fait Démocrite. — Ou les mouvements partis de ces objets. Ce qui est le système d’Aristote. — Quelle que soit d’ailleurs la sensation. Quel que soit le sens auquel l’objet se rapporte. — Sur le milieu qu’ils traversent. Le texte est un peu moins précis ; mais j’ai voulu rendre par là la force de la préposition qui indique le mouvement. — Du corps odorant. J’ai ajouté ces mois afin d’être plus clair. — Que longtemps après le coup. C’est en comparant les perceptions de la vue et de l’ouïe qu’on a pu mesurer la rapidité du son. — En est-il de même…. de la lumière. Aristote soutiendra le contraire plus bas, § 14. — Traverse… l’espace intermédiaire. C’est là ce qu’a constaté la science moderne, qui en est revenue à l’opinion d’Empédocle : on a pu mesurer exactement la marche de la lumière du soleil jusqu’à la terre. — Cette théorie, du reste, semble fort rationnelle. Aristote n’adopte pas cependant cette opinion, malgré l’approbation qu’il y donne ; voir plus bas, § 14. Il est remarquable qu’il apporte des arguments en faveur de cette théorie pour l’abandonner un peu plus loin. — Avant même qu’il fût aperçu de nous. Ceci est aujourd’hui démontré. — Il marchait encore dans l’espace. C’est ainsi qu’il y a des étoiles dont la lumière ne nous attire qu’en plusieurs années.
  88. La sensation du son que l’on entend. Le texte est beaucoup plus concis : la clarté m’a fait une loi de le développer un peu : la pensée d’Aristote revient à ceci : « En supposant même que dans la sensation proprement dite, il n’y ait point de succession appréciable, il y en a toujours une dans le phénomène lui-même, comme on le voit manifestement dans le son qui ne parvient à l’ouïe qu’après un temps esses long, » — Les altérations qu’éprouve l’articulation. Ici encore j’ai dû paraphraser plutôt que traduire, afin d’être clair.
  89. En est-il donc ainsi. C’est-à-dire la lumière et la couleur nous sont-elles transmises successivement, ou bien nous arrivent-elles tout d’un coup ? — D’abord, ce n’est pas. Il serait difficile de dire si cet argument est pour ou contre la théorie de la transmission : selon qu’on l’interprète, il peut servir à la soutenir ou à la renverser. C’est ce dernier sens qu’en général les commentateurs ont adopté et qu’exige le contexte. — Ainsi qu’on l’a montré. J’ai dû ajouter ces mots pour rendre la force de l’imparfait qu’emploie le texte. Il peut s’agir ici soit des Catégories, soit de la Métaphysique, où a été développée la théorie des Relatifs : Catégories, ch. VII, et Métaphys., V, XV.
  90. Ou bien doit-on croire. Argument contre la transmission successive de la lumière : il n’y a que l’odeur et le son qui traversent ainsi un milieu avant d’arriver à nos sens. — Cette transmission successive. Le texte dit simplement : « cela, » — N’en est pas moins divisible, ou « divisé, » pour traduire plus littéralement. — Qu’il se peut… et que cela ne se peut pas. La fin du paragraphe expliquera et conciliera cette contradiction apparente. — Dans des conditions qui sont autres, ou simplement : « Qu’une autre personne. » Le texte peut offrir également ces deux sens. — Devrait être séparée d’elle-même, pour être sentie par des personnes séparées, au lieu de Pétre par une seule. — Mais ne peut-on pas répondre. Le texte n’est pas aussi précis ; mais le sens est très-clair. — Numériquementspécifiquement. Voilà ce qui concilie la contradiction apparente signalée plus haut.
  91. Mais le son et l’odeur. Le texte dit simplement : « Ces choses. » — Ces phénomènes ne se produiraient pas. Le texte est encore ici tout indéterminé.
  92. La lumière est, parce qu’elle est un être particulier. Voir la définition de la lumière, Traité de l’Ame 9 II, VII, 2 et 5. La lumière est l’acte du diaphane, qui est le milieu spécial de la lumière. — Elle n’est pas un simple mouvement. Ceci ne paraît pas tout à fait d’accord avec les théories du Traité de l’Ame ; Aristote y a établi que la couleur met le diaphane en mouvement, II, VII, 1 et 5 : il est vrai qu’il y a établi aussi que la lumière n’est ni un corps ni une émanation d’un corps. Il est donc probable que la lumière est uniquement pour lui un mouvement d’altération, et non un mouvement de déplacement comme le son et l’odeur. Il distingue partout avec soin ces deux espèces de mouvement ; mais au fond, la lumière n’en reste pas moins un mouvement. — Peuvent s’altérer en masse. C’est là ce qu’Aristote semble penser de la lumière, et alors il repousserait complètement la théorie d’Empédocle, rappelée plus haut, § 9 : il ne voudrait point supposer que la lumière mit un certain temps à nous venir du soleil, mais pourtant il ajoute dans ce qui suit une restriction qui limite son opinion et la rapproche beaucoup de celle d’Empédocle. Les choses dans lesquelles se passe un mouvement d’altération peuvent l’éprouver de proche en proche ; et c’est là précisément ce qu’admet la science moderne dans la théorie des vibrations. La lumière se propage de proche en proche depuis le soleil jusqu’à la terre. — Mais il est possible encore. Voilà comment l’opinion d’Aristote se rapproche de celle d’Empédocle. — S’altère d’un seul coup. C’est cependant ce qu’Aristote semblait d’abord soutenir pour la lumière. — Nous pourrions sentir. Il n’est pas aisé de rattacher ceci à ce qui précède ni à ce qui sait ; peut-être est-ce une interpolation ; mais peut-être aussi Aristote veut-il dire seulement que le liquide peut s’altérer par une saveur, comme une masse d’eau s’altère de proche en proche par l’action du feu ou celle du froid.
  93. Pour les sens qui ont besoin d’un intermédiaire. Aristote eût peut-être mieux fait d’indiquer spécialement ces sens, puisqu’il va faire une exception pour la lumière, qui, elle aussi, a bien un milieu, comme l’odeur et le son. — Les sensations éprouvées n’ont pas lieu en même temps que se produit le phénomène qui les doit causer. — Par la cause qu’on vient de dire au paragraphe précédent, et qui réduit la lumière à une simple altération.
  94. Sentir deux choses à la fois. Cette question est, comme l’on voit, fort ingénieuse ; et, bien résolue, elle peut jeter beaucoup de jour sur l’action de la sensibilité. Aristote est, ce semble, le seul psychologue qui se la soit posée. — Un plus fort mouvement. Il faut limiter cet axiome à la sensibilité. Quand elle est fortement émue par un objet, elle ne sent point un objet qui l’émeut moins vivement. De deux maux, l’un plus faible, l’autre plus fort, on ne sent que le dernier, si la différence est considérable. C’est sur ce principe que tout fondée tous les remèdes de médecine appelés dérivatifs. — Beaucoup mieux sentir une chose. L’expression est peut-être un peu vague : j’aurais dû beaucoup allonger la phrase pour la rendre plus précise : peut-être aussi on pourrait traduire : « Plus distinctement » au lieu de « beaucoup mieux, » J’ai cru devoir laisser l’indétermination du texte. — La tonique…. la quinte. J’ai pris nos expressions musicales actuelles, qui ne répondent peut-être pas très-exactement à celles d’Aristote. Mais la pensée est fort claire. — Ces sensations. Le texte dit d’une manière plus vague : « Ces choses. » — Et c’est ce qui arrive. C’est-à-dire que les sensations se gênent mutuellement. — Qui se réunissent en une seule. Comme dans les exemples qu’Aristote vient de citer, deux saveurs réunies en une seule, deux couleurs, deux sons. — Le plus grand se sent moins. Cette conséquence paraît fausse : il est bien vrai que le plus petit mouvement disparaît ; mais le plus fort s’en accroît, à ce qu’il semble, au lieu d’en être diminué. — De sa force. Le texte dit simplement : « Lui enlève quelque chose. » — Ou du moins. La restriction paraît en effet très-nécessaire.
  95. Il y a donc certaines choses. Il faut restreindre ceci aux sensations : le principe n’est pas pris dans toute sa généralité, comme la suite le prouve. — Dont les extrêmes sont des contraires. Comme la couleur dont les extrêmes, le blanc et le noir, sont des contraires ; comme le son, dont les extrêmes sont le grave et l’aigu, etc. — Si ce n’est indirectement. Voir le Traité de l’Ame, III, II, 10 et 13, sur le rôle du sens commun qui réduit à l’unité les sensations diverses.
  96. La pensée générale de ce paragraphe est très-claire : Aristote veut dire que deux perceptions simultanées ne sont pas possibles pour un seul et même sens, et qu’à plus forte raison elles ne le sont pas pour des sensations, qui s’adressent à des organes divers ; mais si l’ensemble est clair, les détails ne le sont pas également ; et Simoni a remarqué avec raison qu’Aristote n’avait pas été ici très-fidèle à sa concision ordinaire (verbosius certe quam soleat). — Le mouvement…, serait simultané. J’ai conservé l’expression du texte, qui est peut-être un peu obscure à force d’être concise. — Ne soient mêlées, et alors elles n’en forment plus qu’une seule. — Pour l’unité, ou « pour ce qui est réduit à l’unité. » — Est simultanée à elle-même, C’est ce qui vient déjà d’être dit quelques lignes plot haut. — Que l’on sente à la fois, et alors il n’y a plus qu’une seule chose et non deux. — Sensation en acte. Voir, pour l’explication de cette expression, Traité de l’Ame, II, V, 1. — Spécifiquement un, c’est-à-dire un en espèce ou en genre : ainsi, c’est la sensation une en puissance et non en acte qui perçoit le blanc et le noir, lesquels sont un spécifiquement, comme appartenant tous deux à la couleur et au sens de la vue ; mais il faut deux sensations en acte pour percevoir d’abord le blanc et ensuite le noir. — Deux sensations en acte, ou « effectives. » — Ainsi donc. Voilà la première conclusion de tout ce raisonnement : « On ne peut avoir deux perceptions simultanées par un seul sens ; à plus forte raison, etc. » — Ce qui est un en espèce. Le blanc, qui spécifiquement est un avec le noir, et est dans le même genre que lui, celui de la couleur. — Et par le sens qui perçoit, La vue, si, par exemple, il s’agit de couleurs diverses. — Et par la manière dont cet objet agit. La sensation que cet objet donne à l’organe : la vue ne confond pas le blanc avec le noir, quoiqu’ils soient tous deux des couleurs, parce que l’un agit sur elle différemment de l’autre. — Dans un des cas. Quand le sens juge l’une des deux couleurs ou l’une des deux saveurs. — Il juge autrement… des contraires. Il les discerne l’un de l’autre. — Les objets qui se correspondent, qui, dans chaque genre, occupent une place analogue et correspondante. Ce qui suit explique clairement cette expression.
  97. Et que les contraires ne puissent jamais. Voir les Catégories, ch. XI, et la Métaphysique, liv. V, ch. X. — Qu’on ne peut pas… les sentir tous les deux à la fois. C’est que la plupart des sensations sont contraires, comme la suite le prouve ; et voilà comment Aristote peut tirer de la nature des contraires un argument de plus en faveur de son opinion. — Les choses qui ne sont pas contraires, qui, sans être contraires, participent cependant de la nature des contraires. — Parmi les couleurs. J’ai ajouté ces mots que justifie le contexte. — Au noir…. au blanc…. Qui sont des contraires dont participent les nuances intermédiaires. — Au doux…. à l’amer. Même remarque. — À des opposés. qui sont aussi des contraires. — La tonique et la quinte. Ce sont les mêmes expressions déjà employées plus haut, § 1. — Comme une seule et même chose. Et alors il n’y a plus une double sensation, — Et c’est ainsi seulement. C’est-à-dire, quand les deux phénomènes se réunissent en un seul. — Du grand au petit, ou de l’impair au pair. Ces expressions obscures peuvent s’entendre de la tonique et de la quinte, entre lesquelles on peut remarquer un rapport de ce genre. — Des choses analogues. La suite explique ce qu’Aristote entend par ce mot. — Les autres, c’est-à-dire les analogues de genre différent.
  98. On a prétendu quelquefois. Les commentateurs ne disent pas à qui s’adresse cette critique. Il est possible que l’opinion combattue ici ait appartenu soit aux Pythagoriciens, soit même à quelques-uns des disciples d’Aristote, qui, comme Aristoxène ont cultivé la musique et en ont fondé la théorie mathématique. — Voir et entendre à la fois. D’un seul sens, pour lequel on nie la simultanéité, on peut aller à deux sens différents pour lesquels on la niera à bien plus forte raison. — Qui séparent la vue et l’ouïe. J’ai ajouté ces mots afin d’être plus clair. — Que cela n’est pas exact. C’est par la négative qu’Aristote résoudra la question. — Quelque autre chose, ou « quelque autre homme, » comme le veulent les commentateurs. J’ai cru devoir prendre l’expression la plus générale possible : le texte la permet aussi bien que l’autre. — On ne peut point ignorer sa propre existence ou celle de la chose. J’ai dû ajouter ce complément pour rendre toute la pensée du texte. — Qu’on ne sent pas et qu’on sent. Contradiction absurde, qui est la conséquence du principe posé, et qui prouve combien il est faux.
  99. En outre, il n’y aura plus de temps. Tout ce paragraphe a de l’obscurité, ainsi que le remarque Alexandre d’Apbrodise lui-même. La pensée générale en est claire, mais les détails ne le sont pas. Aristote veut prouver que si l’on admet qu’une partie du temps, ou une partie de l’étendue est imperceptible pour nous, on détruira par là toute notion du temps et toute notion de l’étendue ; car le même raisonnement pourra s’adresser à toutes les parties du temps ou de l’étendue, et les détruira toutes les unes après les autres. J’ai dû souvent paraphraser plutôt que traduire, parce que le texte est parfois très concis. — Retranchons CB. Pour bien comprendre ce passage, il faut tracer une ligne dont les deux extrémités seraient désignées par A et B et le milieu par C. — Qu’on voit la terre entière. Conséquence absurde pour l’étendue. — Et que l’on marche durant l’année entière. Conséquence absurde pour le temps. — Serait bon pour AC. La partie du temps ou de retendue qu’on suppose perceptible. — Et l’on ne sent jamais le tout. Ainsi ce raisonnement détruit la partie qu’on supposait perceptible, tout aussi bien que celle qu’on supposait imperceptible ; et alors disparaît toute notion de temps ou d’étendue. — On sent les choses tout entières. Sans qu’il y ait aucune parcelle qui échappe à nos sens. — Dans ce qui précède. Voir plus haut toute la discussion du ch. VI, et particulièrement § 7.
  100. Pour revenir à la première question. Aristote lui-même semble blâmer la longueur des développements qui précèdent, et qui ont presque fait perdre de vue la question principale. — Dans une seule partie de l’âme. La suite prouve que c’est bien là le sens qu’il faut donner à ce passage. On pourrait croire aussi qu’il ne s’agit que d’un temps un et indivisible : plusieurs commentateurs s’y sont trompés. — Et dans un temps indivisible. Comme l’idée de temps ne reparaît plus dans le reste du paragraphe, la pensée serait plus claire si l’on retranchait ici ce mot ; mais aucun manuscrit n’autorise cette suppression ; et le commentaire d’Alexandre d’Aphrodise ne peut laisser le moindre doute. — Qu’elle serait tout entière continue. Je fais rapporter ceci à l’âme : la plupart des commentateurs le font rapporter au temps indivisible et continu. C’est la aussi le premier sens qu’adopte Alexandre d’Aphro-dise ; mais il revient ensuite à celui que j’adopte, en donnant une variante qui n’a pas, d’ailleurs, d’importance par elle-même. Je crois ce second sens préférable, parce qu’il est plus d’accord avec le contexte. — Plusieurs parties qui seront identiques en espèce. C’est-à-dire que dans la vue, il y aurait plusieurs parties qui pourraient voir également, et non une seule qui serait faite pour voir tous les objets visibles. — Sont dans le même genre. C’est-à-dire, sont tous des objets visibles : ainsi les objets étant du même genre : les parties qui les perçoivent doivent être entre elles de même espèce. — Sans doute. Alexandre d’Aphrodise prétend que, par cette expression de doute, Aristote veut faire entendre qu’il n’a pas suffisamment examiné ce sujet. — Le même phénomène que pour les yeux. J’ai du un peu développer le texte, qu’Alexandre trouve obscur. — De plus, il s’ensuivrait. Si l’on admettait que l’on peut percevoir plusieurs choses à la fois par différentes parties de l’Ame. — Sont différentes, et, par conséquent, on ne sentirait pas les choses en même temps. — Sans la faculté spéciale, etc. J’ai un peu développé le texte. — De sensation sans cet acte. Voir le Traité de l’Ame, II, V. 2 et suiv.
  101. Mais si l’âme perçoit les sensations. Alexandre d’Aphrodise voudrait ici corriger le texte et introduire deux négations, parce qu’il comprend qu’il s’agit d’un temps un et indivisible, et non point d’une partie indivisible de l’Ame. J’ai conservé la leçon ordinaire. — De sens différents. J’ai ajouté ces mots pour être plus clair. — Dans une partie une et indivisible. Je fais rapporter le texte, qui est indéterminé, à une partie de l’Ame et non au temps, comme le font là plupart des commentateurs : il me semble que tout le contexte s’arrange beaucoup mieux du sens que j’adopte. — Car il était plus facile. Le raisonnement se suit très-bien dans ce passage ; en admettant la petite addition que j’ai dû faire plus haut : « De sens différents, » C’est ainsi que le commentaire de Leonicus explique le texte ; et j’adopte entièrement cette explication qui rend inutile la correction proposée par Alexandre ; et que confirme ce qui suit — La partie qui sent est une aussi. Voir le Traité de l’âme, III, II, 1 et suiv. — Une unité qui sente tout. C’est le sens commun. — Ainsi qu’on l’a dit précédemment, Voir le Traité de l’Ame ; III, II, 1 et suiv où ceci est développé.
  102. Peut-on donc expliquer ceci. J’ai dû paraphraser au peu le texte afin d’être tout à fait intelligible. Saint Thomas remarque avec raison que ce passage est obscur parce qu’il est concis, et qu’Aristote s’en réfère probablement aux explications données dans le Traité de l’Ame. — C’est comme indivisible…. d’un en acte…. elle devient divisible. Voir le Traité de l’Ame, III, II, 1 et 13 surtout. Le sens commun, qui réunit les perceptions de tous les autres et les compare peut être, comme le point, indivisible, en tant qu’il est le centre où se joignent les diverses lignes, ou divisible, en tant qu’il est le commencement des unes et la fin des autres. — Ou bien encore. Seconde explication du problème posé au début de ce chapitres — Tout en gardant son unité numérique. C’est là le caractère essentiel de la substance ; voir les Catégories, ch. V, § 21. — Ne sont pas séparées les unes des autres, en ce sens qu’elles se passent dans une seule et même substance. — Si la manière d’être de la substance qui reçoit ces modifications. — Est autre par sa manière d’être. Ce sont les expressions mêmes du Traité de l’Ame, III, II, 13 et 15. — Pour les choses de genre différent. Par exemple, les couleurs et les saveurs. — Pour les choses d’espèce différente. Par exemple, le blanc et le noir, dans les couleurs ; le doux et l’amer, dans les saveurs, etc. — Seulement, le rapport n’est pas le même. On pourrait entendre encore le texte autrement, et traduire : « Mais rationnellement ce n’est pas par la même faculté. » C’est-à-dire, si en réalité il n’y a qu’une seule faculté, rationnellement on y peut distinguer diverses manières d’être.
  103. A une certaine grandeur. C’est là ce qu’Aristote voulait prouver par ce qui précède. — D’indivisible. C’est-à-dire, de chose sans grandeur, sans dimensions appréciables. — L’on ne peut pas voir. Aristote prend ici l’exemple de la vue ; mais cette remarque s’étend, comme la suite le prouve, à l’ouïe et à l’odorat ; et elle concerne ainsi tous les sens qui ne touchent pas directement leurs objets. — Serait à la fois visible et invisible. Conséquence absurde qui établit par conséquent la proposition contraire, à savoir que nos sens ne perçoivent que ce qui a une certaine dimension.
  104. Ce paragraphe, que l’édition de Berlin rejette au commencement du traité suivant, appartient à celui-ci, comme le prouve l’ordre des idées, et aussi le commentaire d’Alexandre d’Aphrodise, que tous les éditeurs ont suivi avec raison. — Les organes des sens. Voir plus haut, ch. I, § 1, la note sur le titre de ce traité. — De la mémoire et du souvenir. Notre langue n’a pu me fournir un verbe tiré du même radical que le mot « mémoire, » comme le fait le texte grec. J’ai conservé autant que je l’ai pu cette parité, puisque le mot de « souvenir » est pour nous un verbe en même temps qu’un substantif.
  105. Qu’est-ce que la mémoire ? La faculté par laquelle on se souvient des choses. — Qu’est-ce que c’est que se souvenir ? L’acte même de cette faculté ; voir plus haut la note sur la fin du traité précédent. — Et cette faculté. Le texte dit mot à mot : « Modification, passion. » — Et l’acte qui constitue le souvenir. J’ai dû paraphraser le texte pour faire sentir toute la force du mot qu’emploie Aristote. — En effet. Il y a ici une idée intermédiaire que supprime le texte : « Ces deux choses ne sont pas identiques : on peut distinguer entre la faculté et l’acte par lequel elle se manifeste. » En effet, etc. — Qui ont de la mémoire. C’est-à-dire dont le mémoire garde fidèlement les souvenirs qu’on lui confie — Et qui se ressouviennent par réminiscence. J’ai dû paraphraser le texte pour faire sentir la différence qu’Aristote établit entre une mémoire fidèle et une mémoire facile. — Qui ont le plus de mémoire. Qui retiennent les choses le plus fidèlement. — Avec le plus de facilité. J’ai dû continuer ici à paraphraser. — Les commentateurs rappellent avec raison que, dans le Traité de l’Âme, Aristote a établi que la dureté ou la mollesse des chairs, suivant les individus, influait sur l’intelligence ; Traité de l’Ame, II, IX, 9. La distinction que fait ici Aristote entre la mémoire fidèle et la mémoire facile, peut nous servir à comprendre celle qu’il faut faire entre la mémoire et la réminiscence. La mémoire est la faculté dont le souvenir est l’acte ; mais le souvenir peut être volontaire ou involontaire. Quand la volonté intervient dans le souvenir, c’est, à proprement parler, la réminiscence. La théorie spéciale en sera présentée au chapitre second : voir plus loin. — Descartes, sans avoir traité directement de la mémoire, a cependant indiqué quelques traits d’une théorie qui peut-être était toute faite dans son esprit, bien qu’il ne l’ait pas exposée. Il distingue, comme Aristote (voir plus bas, § 5), deux espèces de mémoire, l’une corporelle et l’autre intellectuelle, qu’il ne confond jamais. Voir les lettres, t. Vili, p. 215, 239, 271, édit. de M. Cousin ; t. IX, p. 167, et t. X, p. 147, 137, 160. Il est bien à regretter que Descartes ne se soit pas étendu davantage sur ce sujet.
  106. Les objets auxquels s’applique la mémoire, ou peut-être plus brièvement : « Les objets de la mémoire. » Peut-être aussi faudrait-il plutôt le singulier à la place du pluriel ; mais j’ai dû suivre le texte. — Une science de l’espérance. C’est la traduction littérale des mots dont se sert Aristote. — La divination. Voir plus loin le petit traité spécial sur ce sujet. — On se dit dans l’âme. Voir la même pensée exactement dans Descartes, t. X, p. 157. C’est là aussi pour lui le caractère essentiel de la mémoire. Sur ce point il est tout péripatéticien, comme sur quelques autres encore.
  107. La conception intellectuelle. Je crois que c’est bien là tout le sens du mot dont se sert Aristote : quelques commentateurs ont cru qu’il signifiait « l’imagination » : voir le paragraphe suivant. — Espérance, et conjecture. — Par cette faculté même qui sert à percevoir, ou « sentir. » J’ai préféré le mot « percevoir », parce que la signification en est peut-être un peu plus large.
  108. Dans le Traité de l’Ame, liv. III, ch. III. — On ne peut penser sans images. Traité de l’Ame, III, III, 4, et III, VII, 3. — Le phénomène qui se passe. Michel d’Ephèse et, après lui, les autres commentateurs avertissent qu’Aristote fait ici une parenthèse qui s’étend jusqu’à la fin du paragraphe. Ils trouvent ce passage fort obscur : cette dernière critique n’est pas très juste, et ce qu’Aristote dit ici de l’entendement est fort clair, quand on se rappelle ce qu’il en a dit dans le Traité de l’Ame, III, V et suiv. — Qu’on démontre. J’ai ajouté ces mots pour compléter la pensée. — En le pensant par l’entendement. J’ai dû paraphraser le texte pour en rendre toute la portée. — Devant les yeux, par l’imagination. — Avec une dimension quelconque. L’exactitude de cette observation psychologique serait peut-être contestable. — Abstraction de cette grandeur. Voir Traité de l’Ame, III, IV, 8 ; voir aussi une pensée analogue dans les Derniers Analytiques, I, X, 10. — De la nature seule des quantités. J’ai ajouté le mot « seule, » pour faire mieux comprendre qu’il s’agit des quantités en tant que quantités, et non de leurs dimensions particulières. — Ailleurs, sans doute dans la Métaphysique ; car dans le Traité de l’Ame cette question est indiquée, mais non discutée, III, IV, 8. Il est possible aussi que ce texte signifie simplement : « C’est une autre question de savoir comment il se fait, etc. » II serait, du reste, difficile de dire dans quelle partie de la Métaphysique cette question aurait été traitée. — Affection du sens commun. Voir le Traité de l’Ame, III, II, 10. — Par le principe même de la sensibilité, la connaissance de ces idées, des idées de grandeur, mouvement, temps ; voir le Traité de l’Ame, II, VI, 3.
  109. La mémoire des choses intellectuelles. Aristote reconnaît, comme Descartes, cette seconde espèce de mémoire ; mais la mémoire intellectuelle n’est pour lui qu’une mémoire indirecte ; en effet la mémoire s’applique aux objets sensibles dont les images sont les indispensables matériaux de l’entendement ; voir plus haut, § 1. — Indirectement, ou par accident. — Pensée par l’intelligence ou « intelligible, » ce qui se rapprocherait davantage du texte. — Qu’au principe sensible. L’opinion de Descartes est un peu plus large, bien qu’au fond elle puisse se confondre avec celle d’Aristote. — D’aucun être mortel. Aristote veut sans doute désigner par là, comme le remarque Leonicus, les brutes. L’homme est mortel, en effet, et cependant il a l’intelligence. Mortel veut peut-être dire ici un être chez qui tout meurt : l’âme de l’homme, au contraire, a une parcelle divine qui ne meurt pas ; voir le Traité de l’Ame, III, V, 2. — Maintenant. Dans l’état actuel des choses dans la nature telle que nous la connaissons. — Comme nous l’avons dit plus haut, § 2. — Sans cette faculté. Ce sont les choses intelligibles qui ne seraient point sans les images ; voir plus haut, § 4.
  110. La modification, ou l’impression : nous dirions aujourd’hui : « Le phénomène. » — De l’esprit. J’ai ajoute ces mots pour que la pensée fût claire. — Que l’impression, ou la modification ; mot à mot : « Passion. » — Et dans cette partie du corps qui perçoit la sensation, le sens commun, le principe sensible lui-même. — La perception. Le texte dit littéralement : « La possession. » — Par la violence de l’impression. Il faut entendre ceci dans le sens restreint que donne ma traduction et qu’exige le contexte. Mais un pourrait l’entendre aussi dans un sens plus large : « Ceux qui sont sous le coup d’une passion violente n’ont pas la mémoire ; » et ceci ne serait pas moins vrai. — Sont dans un grand mouvement. C’est la traduction littérale : il ne s’agit point évidemment ici du mouvement que le corps peut se donner en se déplaçant, il s’agit seulement du mouvement causé aux nerfs et a l’esprit par la force même de l’impression reçue, ou la simple ardeur de l’âge qui donne au sang plus d’activité. — Comme le plâtre. J’ai un peu paraphrasé le texte : l’image est peut-être un peu singulière, mais elle n’en est pas moins belle. — Ils coulent en effet. C’est la continuation de la métaphore de l’eau courante ; l’expression est hardie ; Aristote en a très rarement de pareilles. — Trop humides. Ceci peut se rapporter à ceux qui sont trop lents. — Ceux-là sont trop durs. Ceci se rapporte moins bien à ceux qui sont trop vifs.
  111. De cette impression de l’esprit. Même remarque qu’au paragraphe précédent. — Ou de l’objet même qui l’a produite. On suit combien la question est ingénieuse et délicate : bien éclaircie, elle expliquerait à fond ce merveilleux phénomène de la mémoire. Il n’y a pas de psychologiste moderne qui ait porté dans ces recherches plus de sagacité ni plus de science qu’Aristote. La psychologie écossaise n’a été ni plus fine ni plus exacte. — On contemple en soi. J’ai ajouté ces deux derniers mots pour rendre la pensée plus claire. — Ainsi, l’animal peint sur le tableau. Comparaison ingénieuse et assez frappante. — La notion que l’âme contemple. J’ai paraphrasé le texte pour le rendre dans toute sa force. — Une représentation de l’esprit. Même remarque. Aristote emploie d’ailleurs ici le même mot qu’il vient d’employer. — Une image. L’expression dont se sert ici Aristote est toujours consacrée par lui aux images de l’esprit, aux images qui forment l’imagination. L’image n’est pas la même chose que la copie : ce dernier mot est réservé aux choses purement matérielles.
  112. Quand le mouvement de cet objet. Les commentateurs ont, en général, compris qu’il s’agissait ici de l’objet extérieur faisant impression sur la sensibilité. Je crois, au contraire, d’après le contexte, qu’il s’agit du phénomène seul de l’esprit. — Ainsi, c’est-à-dire dans ce qu’il est par lui-même, indépendamment de l’autre objet dont il est sa copie. — Quand elle considère l’objet. Michel d’Éphèse, et tous les commentateurs après lui, ont remarqué que ceci n’était guère qu’une répétition de ce qui précède.
  113. Quand des mouvements de ce genre, c’est-à-dire qui doivent former l’acte de la mémoire : il faut se rappeler que la sensation ne s’applique jamais qu’au présent, qu’à l’actuel, tandis que la mémoire s’applique au passé. On ne sait si la chose est présente, ou si elle l’a jadis été : si un la perçoit actuellement pour la première fois, ou si on ne l’a pas déjà perçue. — De croire penser une chose, comme si elle se présentait à nous pour la première fois. — Croire…. en même temps. J’ai dû ajouter ces mots pour que la pensée fût claire et complète : peut-être n’aurait-il pas fallu dire seulement : « Et de nous souvenir ; » car alors nous avons bien réellement un souvenir. — Contemplant la chose même, qu’il pense et dont il ne se souvient pas. — L’image d’une autre chose. Le texte dit simplement : « Comme d’une autre. » Il semble que la suite de la pensée exigerait ici précisément la négation : il n’y a point de variante en ce sens, et je n’ai osé faire un changement aussi grave. On voit par le contexte que, dans cette première partie du paragraphe, il doit s’agir d’un souvenir qu’on prend pour une pensée nouvelle, puisque dans la seconde qu’Aristote prétend opposer, il s’agit au contraire d’une pensée nouvelle que l’on prend pour un souvenir. — Antiphéron d’Orée. Alexandre d’Aphrodise parle, d’après Aristote, de cet Antiphéron, dans son commentaire-sur le troisième livre de la Météorologie ; voir l’édition d’Ideler, t. II, p. 121. Il paraît qu’Antiphéron était sujet aussi à des hallucinations de la vue, qui tenaient à quelque infirmité de l’œil. — Qui ont eu des extases. Le mot d’extase est pris ici dans son sens propre, déplacement, bouleversement, changement d’état, et non dans le sens spécial où l’entend le mysticisme. — Considère, comme la copie. Ainsi, plus haut, l’esprit doit considérer une copie qui lui semble n’en être pas une.
  114. L’exercice et l’étude. Le texte n’a qu’un seul mot au pluriel ; on pourrait traduire aussi : « Les méditations, » comme l’ont fait plusieurs commentateurs. La suite explique, du reste, ce qu’Aristote entend par là.
  115. La présence dans l’esprit de l’image. Le texte dit seulement : « La possession de l’image. » — Le principe même de la sensibilité, le sens commun, qui nous donne la notion du temps ; voir le Traité de l’Ame, II, VI, 3. Le sens commun qui perçoit le mouvement perçoit aussi le temps que le mouvement mesure ; et l’organe du sens commun, dans les théories péripatéticiennes, c’est le cœur, comme le remarque Léonicus. Le cœur est pour Aristote le principe de la vie.
  116. De la Réminiscence. Michel d’Éphèse et, après lui, d’autres commentateurs ont cru devoir expliquer ici d’une manière générale la réminiscence, et montrer en quoi elle diffère de la mémoire. La réminiscence est, selon eux, l’acte par lequel nous complétons un souvenir incomplet. Il y a donc dans la réminiscence non pas un simple acte de mémoire, mais de plus un effort de notre intelligence pour réunir les fragments de souvenir que nous possédons déjà, et reconstituer le souvenir tout entier.
  117. Dans nos Essais. C’est ainsi que je crois pouvoir traduire les deux mots grecs qui, littéralement, signifient : « Dans les Discours Epichérématiques, » ou d’argumentation. Thémistius comprend que ce sont des ouvrages écrits d’une manière populaire, et où Aristote évitait les discussions trop profondes : ce qui justifie en partie ma traduction. Michel d’Éphèse croit que ce sont les Problèmes qui sont désignés ainsi, et les commentateurs ont souvent adopté cette conjecture. Mais les Problèmes, du moins tels que nous les possédons actuellement, ne renferment rien sur la mémoire, comme Léonicus le marque. Diogène de Laërce, dans son catalogue, parle aussi de Discours Épichérématiques ; mais ces discours sont en trois livres, selon lui : ce qui prouverait encore qu’il n’est pas question des Problèmes. — Ainsi. Il semble, par cette expression, qu’Aristote ne fait ici que résumer ce qu’il a développé ailleurs. — Qu’on recouvre la mémoire. Ce qui serait la réminiscence. — Une première notion. Je comprends le texte en ce sens avec Michel d’Ephèse. Quelques commentateurs ont compris que l’on acquière la mémoire dès l’origine, qu’on fait le premier acte qui constitue la mémoire. Cette interprétation ne s’accorde pas avec le contexte.
  118. Et toute récente qu’elle est. Le texte dit mot à mot : « Dans un instant indivisible et dernier. » Je ne sais si la périphrase que j’ai prise rend suffisamment la pensée ; mais je n’aurais pu l’exprimer dans toute sa portée qu’en la développant outre mesure. Aristote veut dire qu’au moment même indivisible où l’objet achève de faire l’impression qu’il doit produire, cette impression est défit dans l’être qui la subit. — Qui la subit. Le texte emploie le même radical que pour le mot d’« impression. » Notre langue n’a pu m’offrir les mêmes analogies. — Qu’on se rappelle, en revenant sur le passé. — Ce qu’on sait, actuellement en le sentant ou en le pensant. On ne peut donc confondre ces deux phénomènes, pas plus qu’on ne peut confondre ces deux moments du temps ; mais par une impropriété de langage, on peut dire qu’on se rappelle une chose qu’on apprend, par exemple, pour la seconde fois.
  119. Se souvenir par la réminiscence. Aristote dit seulement : « Se souvenir ; » et Léonicus remarque avec raison que le mot qui exprime un simple acte de mémoire doit signifier ici, d’après le contexte, un véritable acte de réminiscence. — Une impression qu’on a éprouvée, car alors ce serait un simple acte de mémoire. — De l’une des choses qui ont été dites. Tout ce paragraphe, qui est fort important, puisque c’est l’essence même de la réminiscence qui y est exposée, est obscur, comme le remarque Michel d’Éphèse. Aristote veut dire sans doute que la réminiscence consiste, par exemple, à se rappeler, à l’aide d’une seule chose qui a été dite, toutes celles dont elle était accompagnée. Je n’ai pu rendre la traduction plus claire, sous peine de refaire le texte. — Le souvenir et la mémoire. J’ai suivi l’édition de Berlin qui donne ici un nominatif au lieu d’un datif ; et avec ce simple changement d’accent, il n’est pas besoin de forcer le sens du texte, comme le propose Léoicus. — Une partie des choses qui se reproduit. En entendant ainsi l’expression dont se sert Aristote, la nature de la réminiscence appariait clairement. — Car la même personne. Ceci fait suite non pas au dernier membre de phrase, mais à celui qui le précède ; si la réminiscence ne faisait que reproduire les choses absolument et de toutes pièces, on pourrait la confondre avec cette science qui nous apprend une seconde fois ce que nous avions déjà su. — Plus complet que celui d’où l’on part pour apprendre. Ceci se comprend fort bien ; dans la réminiscence, l’état de l’esprit est plus complet en ce qu’il a quelque fragment de souvenirs ; au contraire, c’est en quelque sorte de vide que part l’esprit pour apprendre quelque chose pour la première fois. On pourrait, par de simples changements d’accents, entendre cette fin du paragraphe de la manière suivante : « Un état plat complet de l’esprit d’où l’on part pour apprendre le reste de la chose. » Le paragraphe suivant pourrait justifier cette conjecture, qui, du reste, n’a pas pour elle les manuscrits.
  120. Tel mouvement, dans les choses ; on pourrait aussi comprendre : « telle émotion » dans l’esprit. — Il déterminera. Nécessairement, sous-entendu. — Une seule impression qui les émeut. Le texte dit : « Mouvement » ou émotion. — D’émotions, ou de mouvements, comme aussi dans les phrases suivantes. J’ai préféré émotions toutes les fois qu’il s’est agi de mouvements qui se passent dans la sensibilité. — Celle-ci, c’est-à-dire celle que nous cherchons dans l’acte de la réminiscence. J’ai dû conserver la concision du texte. — Sont identiques…. simultanés à celui que l’un cherche.
  121. Sans même chercher, c’est-à-dire qu’il suffit d’un fragment de souvenir qui nous vient à l’esprit, sans intervention de la volonté, pour réveiller le souvenir entier. — Qu’il nous importe de retrouver. J’ai ajouté ces mots pour compléter la pensée et la rendre parfaitement claire. — Dont nous venons de parler, c’est-à-dire les mouvements ou émotions qu’ont provoqués les choses semblables ou contraires, ou les choses voisines ; voir le paragraphe précédent.
  122. Nous avons réminiscence. La texte dit encore ici : « Nous nous souvenons. » Comme plus haut, au § 4, je crois qu’il s’agit ici de la réminiscence : Michel d’Ephèse et Léonicus sont aussi de cet avis. — Sans recherche préalable, c’est-à-dire par un simple acte de mémoire.
  123. Qu’elles donnent à l’esprit. J’ai ajouté ces mots pour que la pensée fût claire et complète. — Que mal et péniblement. On pourrait encore comprendre le texte un peu autrement : « Les choses qui sont mal en ordre ne se retiennent que difficilement. » — D’un second apprentissage des choses qu’on avait sues jadis, mais que depuis l’on a oubliées. — Qui viennent après le premier point d’où l’on est parti. Le texte dit mot à mot : « A ce qui est après le principe. » — C’est qu’on ne se souvient plus, ou plutôt qu’on ne peut plus faire acte de réminiscence ; voir plus haut §§ 7 et 4. — Hors d’état de se rappeler. Il faut encore entendre ceci dans le sens de la réminiscence. — Fort bien chercher, sans avoir aucune donnée préalable dont la possession constituerait précisément l’acte de la réminiscence. — Par réminiscence. J’ai dû ajouter ces mots pour que la pensée fût précise : le texte a simplement indiqué le souvenir, la mémoire, sans la nuance particulière de la réminiscence qu’il s’agit pourtant de déterminer. — La faculté motrice. On voit dans quel sens restreint il convient d’entendre ici ces mots : c’est la force qui s’applique à remuer les divers souvenirs d’où l’on tirera le souvenir complet que l’on cherche. — Comme on l’a dit. Ceci paraît un résumé général de tout ce qui précède plutôt qu’une répétition précise de ce qui aurait déjà été dit. — Des choses…. les plus étrangères. J’emprunte cette leçon, très ingénieuse et certainement très vraie, bien qu’elle n’ait pas pour elle l’autorité des manuscrits, à M. Hamilton, dans sa note D, aux œuvres complètes de Reid. Dans cette note, M. Hamilton a traduit et commenté avec une rare sagacité et une immense érudition toute la théorie d’Aristote sur la réminiscence. J’ai connu trop tard cet excellent travail, dont j’aurais été fort heureux de profiter. La leçon vulgaire, dans ce passage, est : « Des lieux communs, » et les commentateurs ont cru qu’il s’agissait des lieux communs de Rhétorique et de Topique. M. Hamilton, par le changement d’une lettre unique, a su découvrir la leçon qui peut seule s’accorder avec le contexte : je n’ai pas hésité à adopter cette correction toute grave qu’elle est ; et je crois qu’en étudiant ce passage, il sera très facile d’en reconnaître la justesse. On peut d’ailleurs se permettre, dans une traduction, ce qu’on ne risquerait pas dans une édition du texte.
  124. Le principe général d’où l’on doit partir. J’ai suivi l’édition de Berlin, dont la leçon me paraît préférable à toute autre, parce qu’elle s’accorde mieux avec le contexte. — Avant ce point. Le texte dit simplement : « Antérieurement. » — Que l’on pense, pour retrouver l’objet même que l’on cherche. — Si l’on ne se rappelle pas. Tout ce passage a été trouvé fort obscur par tous les commentateurs ; et de fait il est presque inintelligible en conservant la leçon ordinaire. J’ai pu y rétablir une clarté suffisante en déplaçant simplement un membre de phrase, et en mettant le premier celui qui d’ordinaire n’est que le second. Cette transposition n’est point autorisée par les manuscrits ; mais j’ai cru cependant pouvoir me la permettre, parce qu’elle suffit pour tout éclaircir. — Quand on est à GH, c’est-à-dire quand on va dans un certain sens ; et ici, par exemple, ce serait à droite, en ne s’en tenant qu’à l’exemple graphique et littéral. — J’ai adopté, du reste, la variante donnée par un manuscrit cité dans l’édition de Berlin. — Soit à D, c’est-à-dire à ce qui précède E à gauche. — Soit à E, c’est-à-dire à ce qui suit E à droite : tous les commentateurs ont reconnu qu’ici l’expression du texte était insuffisante. — Si l’on cherche G ou F. Ici encore le texte paraît insuffisant ; mais les manuscrits n’offrent aucune variante ; et pour le rétablir, il faudrait supprimer ce membre de phrase, ou en supposer un autre tout entier, qu’il serait d’ailleurs facile de suppléer. — Et toujours de même. Si la série était plus longue que celle qu’on a supposée.
  125. Excite en nous le souvenir, L’acte de la réminiscence amène un souvenir entier. — Aller à F ou à D. Il aurait été peut-être plus clair de prendre l’une des deux lettres antérieures à C, au lieu de deux lettres qui le suivent. — L’acte de l’esprit produit cette succession. J’ai dû ici paraphraser le texte pour le rendre plus clair. — Qui sont contre nature. Cette antithèse est dans l’original. — Surtout quand on s’éloigne…. Le texte est beaucoup plus concis. — Estropie. Le texte dit mot à mot : « Fait un solécisme. »
  126. L’explication de la réminiscence. Ici finit la théorie de la réminiscence considérée à part. Le reste du chapitre sera consacré à la comparaison de la réminiscence et de la mémoire.
  127. De plus important ici, soit pour la réminiscence, soit pour la mémoire, auxquelles ces observations sont communes. — Quelques théories, celles d’Empédocle et de Platon ; voir plus haut, Traité de la Sensation, ch. II, §§ 4 et 5. — Ces choses, c’est-à-dire les grandeurs. — Quand elles n’existent pas. Il n’est pas besoin que la sensibilité s’applique à des choses actuelles et présentes pour que l’esprit les comprenne. Il suffit qu’il en ait reçu une fois l’impression pour qu’il se les représente même en leur absence. — Par un mouvement proportionnel. J’adopte la leçon que donne l’édition de Berlin : l’autre leçon, que donnent quelques éditions, est beaucoup moins satisfaisante, en ce qu’elle s’accorde moins bien avec le contexte, et qu’elle est moins précise.
  128. Quelle différence… Toute la pensée de ce paragraphe reste obscure, comme le remarque Michel d’Ephèse, quoique Aristote essaye de l’éclaircir par des lettres. Le sens général se comprend bien mais les détails sont très embarrassés. Aristote veut montrer par des figures géométriques qui sont proportionnelles, comment la proportion s’établit dans l’esprit entre les impressions qu’il a des objets et ces objets eux-mêmes ; et il soutient que, soit que l’on considère les réalités, ou les traces qu’elles ont laissées dans la mémoire, les rapports restent toujours les mêmes, et que l’esprit peut juger des uns aussi bien que des autres. — Ces choses-là mêmes avec des dimensions égales à celles de la réalité. — À des distances de temps. J’ai ajouté ces deux derniers mots qu’exige, ce me semble, la pensée pour être nette. — Prenons un exemple. Pour bien suivre cette démonstration, il faudrait tracer une figure géométrique qui serait construite de la façon suivante : un triangle dont le sommet serait en bas et la base en haut, porterait à son angle inférieur la lettre A, à son angle de gauche la lettre B, à son angle de droite la lettre E. Deux lignes CD, FG seraient parallèles à la base. Ce premier triangle serait intérieur à un second disposé de la même façon, et portant les lettres K, L., H et I, répondant aux lettres A, F, C. B de l’autre. Son angle de gauche serait marqué M. C’est là la figure qu’ont en général donnée les commentateurs, et à l’aide de laquelle on peut suivre le texte tel que je l’ai traduit. Les lettres varient beaucoup, comme on devait s’y attendre, d’un manuscrit à l’autre. Celles que j’ai adoptées s’accommodent à la figure que je viens de décrire. J’avoue, du reste, que la démonstration d’Aristote aurait été beaucoup plus claire s’il eût conservé la forme ordinaire. — Car ces lignes [FG, BE]. J’ai ajouté la parenthèse pour que la pensée fût tout à fait précise.
  129. Quand le mouvement de l’objet, dans l’esprit, tout aussi bien que le mouvement du temps. — Acte de mémoire, et de réminiscence, comme l’ont remarqué les commentateurs ; car ceci s’adresse également aux deux phénomènes. — Seulement. J’ai ajouté ce mot pour faire sentir toute la force de la pensée. — Sans la mesure du temps, même remarque.
  130. Il semble assez difficile de justifier l’interposition de ce paragraphe, qui ne fait que répéter ce qui a été dit plus haut, ch. 1, § 1. Mais Aristote veut sans doute récapituler ici toutes les différences de la mémoire et de la réminiscence ; et il rappelle celle qu’il a déjà signalée antérieurement.
  131. Que par le temps. Il est probable que ceci veut désigner la durée plus ou moins longue qu’ont un acte de mémoire et un acte de réminiscence. — Une sorte de raisonnement, où intervient en partie une volonté libre et active, comme il est dit un peu plus bas.— De raisonnement, de syllogisme. J’ai mis les deux mots pour être plus clair, quoiqu’il n’y en ait qu’un seul dans le texte.
  132. Que le corps lui a transmise. Le texte dit simplement : « Dans une telle image, » Le contexte me semble justifier les mots que j’ai ajoutés. — Se ressouvenir, par réminiscence. — Aux gens mélancoliques. Cette observation, que l’on peut très aisément constater, est pleine de sagacité et de justesse. — D’arrêter leur réminiscence. Le texte est un peu moins précis. — Au siège de la sensibilité. Dans les théories péripatéticiennes, c’est le cœur, comme l’ont remarqué tous les commentateurs.
  133. Leur réaction même. Le texte est assez vague, bien qu’au fond la pensée soit assez claire. — Contre ces mêmes organes qui les ont excitées. Le texte dit simplement : « Contre le même. » J’ai cru devoir développer cette idée, qui, dans le texte, reste obscure. — Alors affecte, c’est-à-dire quand l’esprit n’est plus maître de lui-même.
  134. Sur le siège de la sensibilité. Voir plus haut la note du § 17. — Dès l’origine, c’est-à-dire à partir du premier moment qu’ils y ont été éprouvés. — Directement et facilement. Le texte n’a qu’un seul mot : « Aller tout droit. »
  135. Ceux qui sont trop jeunes. Voir plus haut une idée toute pareille, ch. 1, §, 6. Toutes ces observations physiologiques d’Aristote sont aussi exactes qu’ingénieuses : il n’est pas une faculté de l’esprit qui dépende plus que la mémoire de l’état général du corps et de sa constitution. Chacun peut s’en convaincre en s’observant soi-même. — À celles des nains. Les enfants ont en effet pendant très longtemps la tête tout à fait disproportionnée.
  136. Et sur l’acte qu’elle produit. Aristote prend ici un mot dont le radical est le même que celui du mot mémoire. Notre langue ne m’a pas offert d’égales ressources. — Je puis remarquer, en terminant ce petit traité, que depuis Aristote aucun psychologiste n’a traité de la mémoire plus profondément que lui. on peut voir ce qu’a fait l’École Écossaise.
  137. Le sommeil et la veille. Aristote a déjà annoncé cette étude, sans d’ailleurs l’avoir approfondie, dans le Traité de la Sensation, ch. 1, § 3, et dans le Traité de l’Ame, III, IX, 4.
  138. Ce que c’est que rêver. Ce sera l’objet du traité qui suivra celui-ci. — Qu’on rêve toujours. C’est une opinion que, dans ces derniers temps, on a soutenue comme si elle était toute nouvelle. — De cette continuité des rêves. Le texte dit simplement : « Si cela arrive. »
  139. Découvrir l’avenir dans les songes. C’est là l’objet du petit Traité de la Divination. — Une chose impossible. C’est là au fond l’opinion d’Aristote ; mais il faut voir comment il la soutient dans l’ouvrage spécial qu’il lui a consacré. — La volonté des dieux. Le texte dit seulement : « Le divin. » — Les phénomènes spontanés, c’est-à-dire qu’on ne peut rapporter à aucune cause bien connue. — Aristote traitera plus tard de ces divers sujets ; dans le présent ouvrage, il n’étudie que le sommeil et la veille. Voir les traités qui suivent celui-ci.
  140. Sont opposées. Voir la théorie des opposés dans les Catégories, ch. X, et dans la Métaphysique, liv. V. ch. X.
  141. L’opposition du sommeil et de la veille. Le texte est un peu moins précis, — Des mouvements qui s’accomplissent en lui. Il ne s’agit pas ici des sensations que peuvent causer les visions et les organes intérieurs : les commentateurs ont compris en général, et je me range à leur avis, qu’il s’agissait des actes de la pensée dont l’homme a conscience.
  142. Puisque l’acte se rapporte…. la puissance. Voir Traité de l’Ame, II, V, 2, le rapport de l’acte à la puissance dans la sensibilité, et aussi Métaphysique, V, 12. — En tant qu’acte. Traité de l’Ame, ibid. — Par le moyen du corps. Id., III, III, 1 ; II, II, 6, et III, IV, 5.— Dans et autres ouvrages. Le Traité de l’Ame, passim et surtout II, III, et III, XII. — Peut être séparée. Traité de l’Ame, I, V, 27 ; II, II, 2 et suiv. — Ni sommeil ni veille. On sait que la science moderne reconnaît dans les plantes des fonctions analogues à celles du sommeil et de la veille. — Séparable ou inséparable. Voir le Traité de l’Ame, I, V, 26 et 27. — Par sa fonction et par son essence, telles que les conçoit la raison.
  143. Pour la même raison, c’est-à-dire parce que le sommeil et la veille sont des contraires. — À la fois, ce qui ne veut pas dire en même temps : l’animal ne peut jamais avoir l’une de ces deux facultés sans l’autre. — De sensation ou de sensibilité. — Le principe sensible. L’âme, qui, dans les théories péripatéticiennes, réside surtout dans le cœur. — Dans ce paragraphe, Aristote ne fait guère que répéter ce qu’il a déjà dit plus haut, mais sans le démontrer : il ne le démontrera qu’au paragraphe suivant.
  144. Pour tous les organes. L’expression du texte est un peu plus générale : le contexte m’a autorisé à la rendre plus particulière. — Sans discontinuité, sans que son action naturelle cessât un instant. — Par le libre exercice de la sensibilité. Le texte dit mot à mot : « Parce que la sensibilité est délivrée, déliée. » — Et qu’il faille toujours. C’est ce principe qui était sous-entendu au paragraphe précédent ; il était indispensable à la démonstration, qui n’est donnée que dans celui-ci.
  145. Une impuissance de continuer…. Le texte dit mot à mot : « Une impuissance à cause de l’excès de la veille. » — Que d’ailleurs…. Cette parenthèse ne paraît pas très-nécessaire, et elle gêne un peu le développement de la pensée. — Et réellement. J’ai ajouté ces deux mots pour que la pensée fût tout à fait claire. — Quand on dort. Voir dans le Traité de l’Ame une distinction analogue, II, 1, 5. — Puisse finir par le réveil, parce que tout animal qui dormirait toujours ne serait pas vraiment sensible, et c’est cependant la sensibilité qui constitue essentiellement l’animal, I, II, 2, et II, II, 4.
  146. Les yeux durs. Voyez sur cette expression le Traité de l’Ame, III, IX, 2 et 7. — À l’explication qu’on en donne. L’expression d’Aristote est ici un peu vague ; et l’on ne saurait dire s’il entend parler d’une explication qu’il aurait personnellement donnée.
  147. Le caractère essentiel de l’animal. Voir le Traité de l’Ame, I, II, 2, et II, II, 4. — Et nous avons dit, plus haut, § 9. — Or, les végétaux. La comparaison qu’Aristote fait ici des végétaux aurait peut-être exigé qu’il dit au début du paragraphe : « On voit donc que les animaux seuls, etc. » — De peine et de plaisir. Il paraît, d’après les commentateurs, que dans l’école de Platon ou avait quelquefois prêté aux plantes des sentiments de peine et de plaisir. — On peut trouver que tout ce chapitre, surtout dans la seconde partie, a un peu de prolixité. C’est un fait à remarquer ; car il est fort rare dans Aristote.
  148. S’il y en a plusieurs. Aristote se prononcera tout à la fois pour la pluralité et l’unité : suivant lui, le sens qui est vraiment affecté par le sommeil, c’est le sens commun qui recueille les impressions de tous les autres, et sans lequel elles n’auraient pas lieu.
  149. Dans le Traité de l’Âme, III, I, 4. — Véritablement. Le texte dit : « Absolument. » Les commentateurs pensent que ce mot est ajouté par Aristote pour exclure les rêves dans lesquels on sent, mais dans lesquels aussi les sensations qu’on éprouve sont très-différentes des sensations ordinaires. — La sensation même de cet état. Les commentateurs ont, en général, compris ce texte un peu autrement : « Il sentirait par ce sens, » ce qui ne paraît qu’une répétition inutile.
  150. Une fonction spéciale et une fonction commune. Voir sur ce point, la discussion du Traitéde l’Ame, III, II. — Les saveurs douces…. les couleurs blanches. Id., III, II, 10. — Qui domine tous les autres. Mot à mot : « L’organe maître. »
  151. Surtout au toucher. Dans le Traité de l’Ame, le sens commun ne se confond pas autant avec le sens du toucher ; et Aristote, au contraire, y a fait pour le sens du toucher une théorie toute spéciale. — Dans nos études sur l’Ame. Aristote a, en effet, souvent montré ce rapport intime du toucher aux autres sens ; voir le Traité de l’Ame, II, II, 5 et 11 ; II, III, 2 et 7 ; II, XI, 2 et 8 ; III, XII, 5 ; III, XIII, 1. — Des affections de ce sens. Il semble que le sommeil et la veille ne se rapportent qu’au toucher, et la pensée d’Aristote paraît très-positive ; cependant ce qui précède prouve que c’est au sens commun plutôt qu’au toucher qu’il attribue ces fonctions. — Qui soit commun à tous. Voir le Traité de l’Ame, II, II, 8 et 11 ; II, III, 2 et 7 ; III, XII, 6 ; III, XIII, 1. — En effet. Léonicus trouve ce paragraphe fort obscur ; c’est exagérer : la pensée pourrait être rendue plus clairement ; mais elle est très-intelligible. — Agir ensemble. En effet, les sens divers n’agissent pas simultanément, ou du moins l’âme ne peut percevoir à la fois deux sensations diverses ; voir plus haut le Traité de la Sensation, ch. VII, § 9, et toute cette discussion. — Commune. J’ai cru devoir ajouter ce mot. — En repos à la fois, puisqu’ils agissent séparément.
  152. Même à ce point de vue, ou bien ; « Même en ce qui concerne les autres sens. » — Qui domine tous les autres. Voir plus haut, § 3, n. — Tous les autres aboutissent. C’est bien du sens commun qu’il s’agit, et non pas seulement du toucher ; voir le paragraphe précédent, n. — Dans l’impuissance où ils sont alors de sentir. Ils sont impuissants, non pas parce que le sommeil les atteint, mais parce qu’il atteint le sens principal sans lequel les autres ne sont rien. — Dans l’impuissance des sens. Et cependant alors il n’y a pas de sommeil. — Quelques dérangements d’esprit. Mot à mot : « Démences. » — Saisis par les veines du cou. Évidemment, Aristote veut parler de l’évanouissement que l’on peut causer par la compression des carotides : c’est une asphyxie que l’on cause ainsi. — Par une cause fortuite. Comme la compression des artères du cou. Aristote dit « les veines, » ne distinguant pas les veines des artères ; voir plus loin, ch. III, § 3. — Dans le principe même qui nous sert à tout sentir. C’est évidemment le sens commun, et non point le toucher avec lequel Aristote a semblé le confondre.
  153. La cause qui détermine. Le texte dît simplement : « Par quelle cause a lieu le sommeil. » L’idée est ici tout indéfinie, précisément à cause des développements qui suivent.
  154. Plusieurs espèces de causes. Peut-être cette digression sur les causes n’était-elle pas ici très-nécessaire. Ce sont, du reste, les quatre causes exposées dans la Métaphysique, V, 2, et VIII, 4. Voir aussi les Derniers Analytiques, liv. II, ch. XI. — En vue de quelque fin. Système des causes finales qu’Aristote a toujours soutenu ; voir Traité de l’Ame, II, IV, 5 ; III, IX, 6 ; III, XII, 3. — L’une ou l’autre de ces facultés. Parce que la pensée n’est pas réunie à la sensibilité dans tous les animaux. — De certaines facultés. La pensée et la sensibilité, par exemple. — Certaines autres. Par exemple, le sommeil et la veille, conséquences de l’exercice des autres facultés.
  155. Nous dirons plus tard. Voir plus loin, ch. III. — Qui n’ont pas de sang. Le texte dit simplement : « Les autres animaux, » en les opposant à ceux qui ont du sang. Les animaux qui n’ont pas de sang, dans les théories d’Aristote, sont les insectes, les mollusques, etc.; voir le Traité de l’Ame, II, IX, 5 et 6, n. — De ces derniers êtres. Il semble qu’il faudrait ici le singulier, mais les manuscrits n’offrent pas de variante.
  156. Antérieurement ailleurs. Dans tout le Traité de l’Ame et particulièrement, II, II, 2, IL, IV, 6, et III, I et suiv. Le corps ayant trois lieux déterminés. Aristote semble adopter ici les divisions admises par Platon dans le Timée. — Ce principe est le lieu. C’est la traduction littérale : peut-être eût-il mieux valu de dire : « Ce principe est dans le lieu. » — Qui environne le cœur. J’ai préféré cette tournure, qui se rapproche du texte, plutôt que de dire simplement « le cœur. » — Et de la sensibilité supérieure. Le texte dit : « Maîtresse. » Voir plus haut, §§ 3 et 5, nn. — Celui du refroidissement. Voir plus loin tout le Traité de la Respiration. — Qui respirent. Les animaux qui vivent dans l’air. — Qui sont refroidis par l’eau. Qui vivent dans l’eau et qui en tirent le refroidissement nécessaire à la conservation de la vie. — Plus tard. Dans le Traité spécial de la Respiration. — à ailes pleines, c’est-à-dire dont les ailes sont d’une seule membrane et non divisées en plumes comme dans les oiseaux ; voyez la note de Schneider dans son édition de l’Histoire des Animaux, t. III, p. 21 et 22.
  157. Mais il est impossible. Ce paragraphe semble une digression assez peu utile. — Intérieur et congénial. J’ai ajouté le premier mot : le texte n’a que le second. — Voilà aussi, à ce qu’il semble…. Ceci s’éloigne encore plus de la question du sommeil.
  158. Peut lui être propre. Par exemple, un acte de sa volonté ou une sensation venue des viscères. — Ou étrangère. Causée par les objets du dehors.
  159. Plus loin sur ce sujet. Dans le Traité spécial des Réves.
  160. Dans nos Problèmes. Cette discussion ne se retrouve pas dans les Problèmes, tels que nous les possédons aujourd’hui ; voir plus haut une indication analogue et une lacune pareille, Traité de la Mémoire, ch. II, § 2, n.
  161. Les circonstances physiologiques, comme le prouvent toutes des discussions de ce chapitre.
  162. Dès qu’il a la sensibilité, c’est-à-dire dès sa naissance. On pourrait entendre aussi : « Puisqu’il a la sensibilité ; » et cette seconde version s’accorderait bien avec les théories du Traité de l’Ame, où il a été établi que la sensibilité ne vient jamais qu’après la nutrition ; voir liv. II, II, 2 et suiv., et II, III, 7. — La nature du sang. C’est la traduction littérale : cela revient à dire : le sang avec ses propriétés naturelles. — En définitive. Après toutes les élaborations successives que subissent les aliments lorsqu’ils ont été ingérés. — Le fluide qui correspond. Le texte dit simplement : « Ce qui correspond. » — Et le principe des veines, c’est le cœur. C’est là, comme on le sait, le principe péripatéticien emprunté à Platon ; voir le Timée, p. 198, trad. de M. Cousin ; et ce principe est exact en un certain sens. De plus, Aristote faisait aussi du cœur le principe des nerfs, ce qui n’est exact en aucune façon. — Par l’anatomie. On peut entendre qu’il s’agit ici de l’anatomie en général ; mais ce sont peut-être les Traités d’Anatomie dont parle Diogène de Laërte dans son catalogue. Il y mentionne un ouvrage d’anatomie en huit livres, et un autre qui paraît avoir été un abrégé de celui-là. J’ai tâché de conserver dans ma traduction l’indécision du texte, qui, d’ailleurs, a le pluriel au lieu d’un singulier que j’emploie. — Les lieux propres à les recevoir. L’estomac et le tube intestinal. — Évaporation. C’est le mot dont se sert Aristote : on peut le trouver peu exact ; ce serait plutôt « transmission, » ou tout autre mot analogue. C’est-à-dire vers le cœur. J’ai cru pouvoir ajouter cette paraphrase justifiée par le contexte. — Dans le Traité de la Nourriture. Ce traité a malheureusement péri ; mais on voit par ce passage quel devait en être le contenu. Michel d’Éphèse semble croire qu’il s’agit seulement du Traité des Parties des Animaux et de l’Histoire des Animaux. Diogène de Laërte ne le mentionne pas dans son catalogue ; Aristote a semblé l’indiquer dans un passage du Traité de l’Ame, II, 10, n. — Du mouvement. On peut entendre qu’il s’agit seulement du mouvement spécial qui amène le sommeil ; voir dans le chapitre précédent, § 9, une expression pareille, qui doit être entendue ici en un sens restreint.
  163. Je le répète. Voir plus haut, ch. II, § 5, la même pensée déjà exprimée. — La suffocation. Id., ib. Seulement, ici l’idée d’Aristote est rendue d’une manière à la fois plus concise et plus claire. — Ceci offre donc quelque difficulté. Il est donc difficile d’admettre que le sommeil ne soit qu’une impuissance de sentir ; car l’impuissance de sentir ne peut se confondre avec le sommeil dans une foule de cas. — Il se pourrait aussi. Mais ceci n’est point ; donc le sommeil n’est pas une simple impossibilité de sentir. Aristote n’ajoute pas ce développement, qui eût cependant été utile pour compléter la pensée. — À une même explication. La pensée n’est pas ici fort claire. Aristote veut-il dire que l’explication qu’il donnera du sommeil s’appliquera également à la syncope ? ou entend-il parler d’une explication différente qu’il se réserve de donner ultérieurement ?
  164. Comme nous l’avons dit au paragraphe précédent, et plus haut, ch. II, § 5. — L’évaporation…. la nourriture. Voir plus haut, § 2, une expression identique. — Comme les flots de l’Euripe. Peut-être la coin-paraison est-elle un peu ambitieuse. On sait que l’Euripe avait un flux et un reflux assez sensible, phénomène qui se répète sur plusieurs points des côtes de la Méditerranée ; mais qui devait paraître fort extraordinaire à ceux qui n’avaient pas vu l’Océan. — Et fait sommeiller. Porte au sommeil sans le produire encore tout à fait. — L’explication que donne ici Aristote est ingénieuse, et elle est vraie dans bien des cas ; mais peut-être rattache-t-il le sommeil trop étroitement à la nutrition. Il semblerait, d’après ses théories, que la digestion, avec toutes ses suites, est à peu près indispensable pour le sommeil : on peut voir par l’expérience de chaque jour qu’il n’en est rien. On dort fort souvent sans que l’estomac ait reçu depuis longtemps des aliments. Ce qui n’empêche pas que, comme le remarque Aristote, le repas aussi ne provoque très-souvent le sommeil. D’une manière générale, il semble que c’est la fatigue de la veille et le besoin de réparation qui causent le sommeil le plus ordinairement.
  165. Le vin. Il est assez singulier qu’Aristote classe le vin parmi les narcotiques : il eût fallu ajouter : Le vin pris en grande quantité. Au contraire, pris avec mesure, il contribuerait plutôt à prolonger la veille par la légère excitation qu’il produit toujours.
  166. Le sommeil. Le texte est indéterminé. Je le fais rapporter au sommeil, qui est le sujet spécial que traite ici Aristote ; mais il pourrait se rapporter aussi à l’évaporation dont il est question dans la phrase précédente. — De relâcher le corps. Notre langue ne m’a point présenté un mot plus convenable. Celui dont se sert Aristote est lui-même assez vague en grec. Voir l’explication qu’il en donne en développant cette idée, Traité de la Génération des Animaux, liv. I, ch. XVIII, édit. de Berlin, p. 724, b, 27. — Et de liquéfier. J’ai dû employer deux mots pour rendre toute la force du mot grec.
  167. Est sujette aussi à ce lourd sommeil. J’ai ajouté les derniers mots pour compléter la pensée qui est rendue d’une manière très-concise.
  168. Qui les rend épileptiques. Le texte est un peu vague ; et l’on pourrait aussi comprendre qu’il s’agit de l’épilepsie en général, et non des convulsions des enfants en particulier ; mais le paragraphe précédent et le suivant se rapportent aux enfants : il est naturel de penser que celui-ci les concerne également, du moins en partie ; et la grammaire s’accommode mieux aussi de cette explication. — Quand on dort, ou quand ils dorment, en rapportant ceci plus spécialement aux enfants.
  169. Le vin ne vaut rien aux enfants. Observation très-exacte et très-ingénieuse ; mais on peut trou-ver qu’ici elle fait un peu digression, surtout à cause du développement que lui donne Aristote. — De couleur foncée. Mot à mot : « Noir ; » peut-être est-ce certains vins rouges qu’Aristote veut ici désigner.
  170. D’abord immobiles. Ils seraient engourdis par une sorte de congestion cérébrale. — Qui ont de petites veines. Toutes ces observations physiologiques sont parfaitement exactes, si d’ailleurs les explications qu’en donne Aristote sont contestables. — Dans le genre des nains. Voir plus haut le Traité de la Mémoire, ch. II, §§ 19 et 20.
  171. L’intérieur de leur corps est toujours froid. Ici encore on ne peut qu’admirer l’exactitude d’Aristoter — Il n’y a pas chez eux une évaporation abondante. Tous les mélancoliques, en effet, souffrent et se plaignent d’une sorte de sécheresse intérieure qui gêne toutes les fonctions ; et voilà comment les bains tièdes leur sont en général si favorables. — Grands mangeurs. C’est là un fait certain et qu’ont reconnu tous les physiologistes qui se sont occupés de ces affections : les mélancoliques digèrent mal et mangent beaucoup, en général, parce que l’assimilation à l’intérieur se fait d’une façon très-incomplète. — Une chair dure. Fait encore très-exact, et qui tient à toutes les causes qu’Ariatote vient d’énumérer et à celle qu’il ajoute ; voir Hippocrate, Traité des Maladies, article de la Consomption dorsale.
  172. Est une sorte de concentration. Je ne sais si la science moderne pourrait donner du sommeil une explication plus satisfaisante. — À la cause qu’on a dite, c’est-à-dire à l’influence de la digestion sur le cerveau. — Dans le sommeil. Léonicus et plusieurs autres traducteurs semblent avoir eu ici une leçon différente : « Dans la contemplation, dans la pensée. » Aucun manuscrit ne l’autorise : j’ai suivi l’édition de Berlin. — Si, d’ailleurs, il est vrai que l’on se remue souvent dans le sommeil, il est vrai au moins aussi souvent qu’on ne se remue pas. — On se refroidit. Je ne sais si cette observation est aussi exacte que les précédentes. — Par exemple, les pieds. Celle-ci est vraie.
  173. On pourrait cependant demander. L’objection est très-juste, et Aristote a bien fait de la prévenir. — Le corps. J’ai ajouté ces mots pour compléter la pensée. — Réduit à l’impuissance. C’est la traduction littérale de l’original.
  174. C’est alors comme le feu. Le texte est un peu moins précis ; et j’ai dû le paraphraser pour le rendre parfaitement clair. — Ainsi qu’on l’a déjà dit. Voir plus haut la fin du § 4 et suiv. — En sens contraire. Id., ibid. Voir la comparaison de ce double mouvement avec le flux et le reflux de l’Euripe.
  175. Vient à être soustraite. Plus haut, §§ 4 et 12 ; il a été établi que le sommeil a besoin, et est en général précédé, d’un refroidissement. — Qui se tienne debout. Je crois qu’on peut soutenir cette affirmation, comme le fait Aristote. La station des oiseaux est fort différente de la nôtre ; et celle des singes n’est qu’accidentelle. Le texte dit mot à mot : « Qui soit droit. » — Et bientôt. J’ai ajouté ce dernier mot ; le texte ne l’a pas, et il est d’ailleurs un peu moins précis que ma traduction. Par « l’imagination, » Aristote entend l’apparition des rêves. — Les explications que l’on vient de donner. Cette phrase incidente peut paraître ici assez singulièrement placée. On pourrait aussi ne lui point donner la forme interrogative ; mais le sens en serait alors encore moins satisfaisant.
  176. Comme on l’a dit ailleurs. On peut comprendre qu’il s’agit d’ouvrages autres que celui-ci ; mais il est possible encore que cette indication se rapporte simplement à ce qui vient d’être dit, un peu plus haut, soit dans le § 14, soit dans les paragraphes précédents. J’adopterais cependant plutôt la première conjecture. Si l’on joignait ce petit membre de phrase à ce qui suit, au lieu de le faire rapporter à ce qui précède, on pourrait croire qu’il s’agit du Traité de la Sensation, où, ch. V, § 8, les mêmes idées sur la frigidité du cerveau ont été déjà présentées. — Vaporisé par la chaleur du soleil. Le phénomène de la pluie est ici, comme on le voit, parfaitement décrit. — Se condensant. Le mot grec est tout à fait l’équivalent de celui-là. — L’évaporation des excrétions, ou excrémentitielle.
  177. La ténuité et l’étroite dimension. Je ne sais si l’anatomie confirmerait tout à fait cette théorie d’Aristote. — Et qu’elle est devenue dominante, sur le froid causé par l’évaporation des aliments. — La plus substantielle. Le texte dit mot à mot : « La plus corporelle. » — Le plus léger et le plus pur. Voir plus haut le Traité de la Sensation, ch. V, § 8. — Soit ailleurs. On peut croire qu’il s’agit, en général, de tous les traités qu’Aristote a consacrés aux diverses parties de l’histoire naturelle. § 18. La veine médiane est commune aux deux ventricules. Il n’est pas besoin de faire remarquer que ces détails anatomiques ne sont pas très-exacts ni très-complets ; ils semblent prouver cependant qu’Aristote avait disséqué des cadavres humains. — Mais ces détails…. à d’autres études. Sans doute aux Traités de la Génération des Animaux et des Parties des Animaux. On se rappelle qu’Aristote avait fait aussi divers traités d’anatomie ; et ce sont peut-être ces ouvrages qu’il veut désigner ici.
  178. Ce paragraphe entier semble être une répétition assez peu nécessaire de ce qui précède. — On s’éveille. Il est clair qu’Aristote ne parle ici que des phénomènes réguliers et normaux, tels que les présente l’état de santé.
  179. Telle est donc la cause qui fait dormir. Résumé de tout ce petit traité. — De l’élément substantiel. Le texte dit mot à mot : « Du corporel. » — Le principe sensible…. du principe sensible. Le texte dit dans ces deux cas : « Le premier organe de la sensation ; » ma traduction a dû être plus précise.
  180. Se montre le rêve. J’ai tâché de conserver l’image du texte. — De l’entendement ou de la sensibilité. Voir le Traité de L’Âme pour les théories spéciales sur ces deux facultés, qu’Aristote n’a nulle part plus complètement opposées qu’il ne le fait ici. — De notre être. Le texte dit mot à mot : « qui sont en nous ». Voir aussi le Traité de l’Âme, III, IV, 5 et III, VIII, 3.
  181. Certaines choses communes. Voir le Traité de l’Âme. II, VI, 3. — Nous ne sentons rien durant le sommeil. Voir la théorie spéciale sur l’impuissance de la sensibilité durant le sommeil, plus haut, Traité du Sommeil, Ch. I, §. 5 et suiv. — Que nous sentons le rêve. Peut-être eût-il mieux valu dire : « Que nous connaissons le rêve ». Mais j’ai dû conserver l’expression du texte, tout en la trouvant peu exacte.
  182. Par la simple opinion. Ce qui suit expliquera clairement ce qu’Aristote entend par l’opinion : c’est le mouvement de l’esprit, qui, de la substance de l’objet, se porte aux qualités qui le distinguent. Du reste, cette idée de l’opinion est, en général, assez vague dans Aristote ; voir le Traité de l’Ame, III, III, 4 ; Derniers Analytiques, I, XXXIII, 1 et II, XIX, 8 ; et Topiques, VIII, XIII, 1. On peut voir dans Platon, République, V, p. 315, trad. de Mr. Cousin, des théories beaucoup plus satisfaisantes et plus arrêtées. — Qui se présente alors. J’ai ajouté ce dernier mot. — Qu’il est blanc ou qu’il est beau. Qualités diverses de cet objet que nous avons d’abord perçues dans son existence substantielle, indépendamment de tout accident. — Sans le secours de la sensation, chargée de nous apprendre d’abord l’existence même de l’objet. — La simple opinion. Le texte dit simplement, comme plus haut : « l’opinion ». — Tout aussi réellement que dans la veille. Le texte, plus concis, dit : « également ». — Nous en pensons encore quelque chose, c’est à dire, nous portons un jugement ; nous nous formons une opinion de cet objet. L’opinion, ainsi entendue, se confond alors avec la perception, comme l’entend la philosophie Ecossaise. — Au-delà des images, ou bien « outre les images ».
  183. En observant les règles de la mnémonique. Aristote se sert aussi de cette comparaison pour expliquer le rôle de l’imagination ; Traité de l’Ame, III, III, 4. On retrouve encore une indication de l’art de la mnémonique dans les Topiques, VIII, XIV, §. 4. — Ils se remettent encore sous les yeux. C’est l’expression dont se sert à peu près Aristote dans le passage du Traité de l’Ame qui vient d’être cité. — Dans le lieu qui reçoit les images. Le texte dit seulement : « Dans le lieu ». J’ai rajouté le reste pour être plus clair ; mais cette fin du paragraphe est difficile à comprendre ; et la pensée, malgré les explications des commentateurs reste obscure. Aristote veut dire que dans le rêve, il y a autre chose encore que de simples images ; qu’il y a des actes de l’intelligence indépendamment des sensations reçues, et qu’on peut s’en convaincre en essayant, après le réveil, de refaire son rêve. Il paraît que quelques éditions ont eu une autre variante : « Quelque autre chose dans le lieu des images ». C’est la variante qu’adopte Leonicus : je l’ai repoussée parce qu’elle n’a pour elle l’autorité d’aucun manuscrit.
  184. La représentation, ou l’image. — N’est pas toujours un rêve, ou peut-être, « n’est pas toute entière un rêve ». — Et que ce que pense par l’entendement. — Par l’opinion. On sait la différence qu’Aristote met entre l’opinion et l’entendement ; voir plus haut, § 3.
  185. La cause qui fait. Aristote ne dit pas ici quelle est cette cause. Il revient encore sur ces hallucinations des malades dans l’état de veille, plus loin, ch. II, § 12. — On a beau savoir. Je préfère comprendre le mot grec dans le sens de « savoir » plutôt que dans le sens de « voir ». Voir le Traité de l’Ame, III, III, 10. — Deux facultés identiques. Voir au Traité de l’Ame, la théorie de l’imagination, III, III, § 1. — Quelque chose de vrai. Ce serait peut-être plutôt « quelque chose de réel ». J’ai conservé l’expression grecque. — Mais on suppose. Opinion que combat Aristote : peut-être eût-il pu l’indiquer plus nettement. — On ne voit rien… on ne sent rien. Voir plus haut la théorie du sommeil, dans le Traité du Sommeil, ch. I, § 4 et suiv. — Mais il se peut. Ceci est une suite de réponse à la question qui précède. — Alors. J’ai rajouté ce mot. — Ainsi, tantôt l’opinion. Ceci ne semble pas une conséquence très rigoureuse de ce qui précède.
  186. N’appartient. Sous-entendu : « exclusivement » ; car elle leur appartient en partie, d’après tout ce qui précède. — Absolument. Peut-être ce mot s’applique-t-il aussi, dans la pensée d’Aristote, à ce qui précède, aussi bien qu’à cette phrase même. Il paraît indispensable dans les deux cas.
  187. C’est là une affection de la sensibilité. Une affection d’un certain genre.
  188. Dans le Traité de l’Âme, III, III. — Est la même chose que la sensibilité. Ce n’est pas tout à fait ce qui a été dit dans le Traité de l’Ame. L’imagination n’y est pas complètement confondue avec la sensibilité, § 4. L’imagination ne peut exister sans la sensibilité ; mais elle en est profondément distinguée au § 7. — Le mouvement produit… Ce sont, en effet, les expressions du Traité de l’Ame, III, III, 13. — D’une manière absolue. Comme image que nous reconnaissons bien pour un rêve. — Soit d’une manière quelconque, c’est à dire de vrai et de faux, de sommeil et de veille.
  189. Il est donc évident. Il semble en effet que cette conséquence s’est fait longtemps attendre, et qu’elle aurait pu être donnée un peu plus tôt. Voir une observation pareille au chapitre suivant, § 4.
  190. Les circonstances qui accompagnent le sommeil. Aristote ne traitera pas ce sujet spécial dans ce qui va suivre. Il semblerait, au contraire, traiter plutôt des circonstances de l’état de veille, et des conséquences qu’entraîne l’exercice de la sensibilité. Je ne vois pas que les commentateurs aient fait cette remarque, qui est pourtant fort exacte. Les manuscrits, d’ailleurs, n’offrent pas de variante. Aristote ne reviendra au sommeil qu’au chapitre suivant.
  191. Les sensations sont actuelles, c’est à dire, tout le temps qu’elles durent et qu’elles agissent réellement sur nous.
  192. A cessé de les toucher, au moment même où ils ont été lancés, soit dans l’air, soit dans un liquide. — De simple altération. Voir dans les Catégories, ch. XIV, §§ 3 et 4, ce qui concerne le mouvement d’altération, ou la modification. Ce mouvement, en opposition à ceux qui précèdent, se fait sans aucun déplacement dans l’espace. — Échauffé par une chaleur quelconque. La répétition est dans le texte. — Dans l’organe siège de la sensibilité. Le texte n’est pas tout à fait aussi précis. — N’est qu’une sorte d’altération, qui complète l’animal loin de le diminuer ou de le faire souffrir ; voir le Traité de l’Ame, II, V, 5.
  193. Ceci est bien frappant. Observation frappante, en effet, et parfaitement juste. — Faire cesser la sensation. Le texte dit, par une métaphore, « transporter la sensation », la déplacer. — Sourdement causé. J’ai ajouté le mot « sourdement » pour rendre toute la force de l’expression grecque. — Soit blanche, soit jaune. Je crois que ceci peut s’entendre à toutes les couleurs, surtout au rouge, et en général à toutes les nuances éclatantes. — Leonicus a remarqué que tout ce paragraphe est un peu prolixe : « Consuetae sibi brevitatis oblitus esse plane videtur ». La remarque est vraie ; mais on pourrait presque l’étendre à tout le traité, qui est fort clair, d’ailleurs, précisément parce qu’il n’a pas la concision habituelle d’Aristote. Voir aussi au chapitre précédent, § 10.
  194. Les autres choses. J’ai ajouté « autres » pour que la pensée fût plus complète et plus claire. — Et de même pour tout le reste. Cette observation a été plusieurs fois répétée dans le Traité de l’Ame, II, XII, 3 ; III, IV, 5 ; III, XIII, 2.
  195. Une preuve de la rapidité. Voici une digression qui justifie la remarque faite plus haut par Leonicus. — Quand les miroirs sont parfaitement nets. Je ne sais si la physiologie moderne peut confirmer ou nier cette observation d’Aristote ; mais si l’on voulait faire cette expérience, il faudrait se rappeler que les miroirs des anciens étaient de métal et non de glace, comme les nôtres.
  196. Elle agit elle-même. Peut-être cette conséquence n’est-elle pas très juste, même en admettant les faits que rapporte ici Aristote. La vue n’agit pas dans ce cas en tant que vue : c’est une émanation qui sont des yeux et se répand sur le miroir, tout comme elle pourrait sortir et sort peut-être de toute autre partie du corps ; et c’est ce qu’Aristote semble lui-même indiquer un peu plus bas. — Or, la nature du sperme. La remarque est physiologiquement très vraie ; mais elle ne semble pas ici bien placée.
  197. C’est absolument comme pour les étoffes. On peut trouver encore que ceci est une digression assez peu utile. Voir plus bas, § 11. — Les plus blanches et les plus propres. Il n’y a qu’un seul mot dans le texte. — Les mouvements les plus faibles. Il faut comprendre ici le mot de « mouvements » dans le sens de « changements, modifications » plutôt que dans le sens de déplacement. — Un essuiement, et le frôlement d’un liquide. Les mots dont se sert ici Aristote n’ont pas d’équivalents exacts dans notre langue. Il aurait fallu, pour les rendre, une longue paraphrase qui aurait changé toute la forme des expressions. — Les vieux miroirs. Voir plus haut, § 7, à la fin.
  198. Ceci prouve donc. Voir plus haut, § 7, au début ; il ne semble pas, d’ailleurs, qu’Aristote ait bien directement prouvé la question qu’il s’était posée. — Qu’il réagit lui-même, mais non pas en tant qu’organe des couleurs.
  199. Pour en revenir à la question. Cette expression semblerait indiquer qu’Aristote lui-même a senti qu’il s’était laissé aller à une bien longue digression. — Qui ressort de tout ce que nous avons dit. Je ne sais si cette conséquence est bien réellement démontrée de tout ce qui précède, et si le raisonnement est très conséquent.
  200. Se trompent très aisément, ou « sont très aisés à tromper ». — Dans les accès de la fièvre. Rapprochement très ingénieux et fondé sur des observations très exactes.
  201. De juger les choses. C’est l’entendement, l’intelligence. — Et qui reçoit en elle les images. La sensibilité ou l’imagination. — Le soleil paraît. Voir plus haut, ch. I, § 6, la même idée a déjà été exprimée. — Superposition des doigts. C’est l’expérience qu’on fait faire si souvent aux enfants, pour sentir une boulette de pain entre l’index et le second doigt placé au-dessus. — Le témoignage de la vue. Leonicus rappelle à ce sujet un beau vers de Plaute, où un seul témoin oculaire est mis au-dessus de dix témoins auriculaires. La proportion que le poète établit n’est peut-être pas très exacte ; mais il est certain qu’en général nous nous en rapportons plus à la vue qu’à tout autre sens. — Est lui-même, soit par un mouvement interne qui a modifié l’organe indépendamment de l’objet extérieur, soit par un déplacement total de l’être qui sent. — Je veux dire, par exemple. Plus haut, § 5, Aristote a cité aussi l’effet consécutif que produit la vue longtemps prolongée des eaux courantes d’une fleuve. — Que le rivage. Qui ne bouge pas et ne peut causer réellement notre sensation.
  202. Bien des choses. Le texte dit : « ces choses » ; et cette indication, selon moi, se rapporte à ce qui suit et non à ce qui précède. — Qu’on nomme le sommeil. Aristote revient à la théorie du sommeil, dont il s’était écarté durant tout le chapitre précédent ; voir plus haut, ch. II, § 1.
  203. Qui agissent sur nous. Qui sont actuelles : on doit se rappeler le sens spécial qu’ont ces mots dans le système péripatéticien. — Les plus délicates. Mot à mot : « les petites choses ». — Et se font sentir. J’ai ajouté ceci pour compléter la pensée. — Reflux de la chaleur du dehors au dedans. Voir plus haut au Traité du Sommeil, ch. III, § 12.
  204. Pareil aux petits tourbillons. C’est un phénomène dont l’observation est très facile et se présente fréquemment. — Se répète continuellement. Le texte dit simplement : « a lieu continuellement ». — Et sur lesquels ils se brisent. J’ai ajouté cette dernière phrase pour rendre toute la force de l’expression grecque.
  205. Immédiatement. J’ai ajouté ce mot pour compléter la pensée. — Est très considérable. Peut-être aurait-il été plus conséquent de dire : « trop considérable ». — C’est tout à fait comme dans un liquide. Cette comparaison est exacte et frappante. — Malsains et incomplets. Il n’y a qu’un seul mot dans le texte. — Venant des esprits. Il faut prendre ici le mot « d’esprits » dans le sens de « vent, souffle » comme l’indique l’expression grecque.
  206. La séparation s’y est faite. Voir plus haut des théories analogues dans le Traité du Sommeil, ch. III, § 19. — Complets et sains. Le texte n’a ici qu’un seul mot, comme au paragraphe précédent.
  207. Même tout éveillé. C’est ainsi que j’entends ce passage, et je fais également rapporter à la veille ce qui suit. Quelques commentateurs, qui ont peut-être eu un texte différent, font encore rapporter tout ceci au sommeil ; et ils supposent qu’Aristote a voulu dire que tout en dormant on pouvait sentir comme si l’on était éveillé. L’observation est sans doute très vraie ; mais le contexte ne se prête pas à ce sens. — Semble être mue, durant la veille, comme dans le cas cité plus haut par Aristote, où le mouvement du vaisseau nous fait croire au mouvement du rivage ; voir plus haut, ch. II, § 13. — C’est par le toucher. Voir plus haut, id. ibid. — Dans ces divers cas. J’ai ajouté ce petit membre de phrase pour compléter le sens que je donne à tout ce passage. — N’admet pas par l’opinion, pour rendre toute la force de l’expression grecque. — En dernier ressort. Le texte dit : « ce qui surjuge » : c’est l’entendement. — Et n’ait plus de mouvement propre. Je suis l’édition de Berlin, qui met ici une négation d’après l’autorité de trois manuscrits. Il en est plusieurs qui la suppriment ; mais le sens est alors moins satisfaisant.
  208. Comme nous l’avons dit. Voir plus haut, ch. III, § 12. — Pour que nous confondions les objets entre eux. Mot à mot : « ce qui a une faible ressemblance paraît cela ».
  209. Durant le sommeil, en effet. Voir plus haut le Traité du Sommeil, et particulièrement, ch. III. — Dans cette concentration. Le texte dit encore : « dans ce mouvement », j’ai cru devoir éviter cette répétition. — Au-dessus des autres… le premier… un second. Le texte est un peu moins précis. — À ces grenouilles factices. Michel d’Éphèse, et, après lui, les autres commentateurs, expliquent ceci : d’ordinaire on avait, dans cette petite expérience assez ingénieuse, cinq grenouilles de bois enduites de sel, qu’on déposait successivement dans l’eau : quand le sel était fondu, elles remontaient à la surface dans l’ordre inverse où on les avait fait descendre au fond. — Perdus. Le texte dit mot à mot : « dissous ». L’image est un peu différente.
  210. Ainsi qu’on l’a dit. Plus haut, § 1 et suiv. — La véritable sensation, perçue durant la veille. — Dans les organes. J’ai ajouté ceci pour rendre la force de l’expression grecque. — Qu’elle était Coriscus. Le texte dit seulement : « dont on dit cela ». — Dans le sommeil. J’ai ajouté ces mots pour être plus clair. — À moins que… Cette phrase est un peu embarrassée dans ma traduction qui, en ceci, reproduit fidèlement le texte.
  211. Qu’il presse. J’ai ajouté ces mots pour rappeler plus clairement un petit phénomène que chacun connaît. On sait qu’en pressant le globe de l’œil on voit les objets doubles, tout simples qu’ils sont. — La chose double. Leonicus semble croire qu’Aristote veut rappeler ici la petite expérience de la superposition des doigts, dont il a été question plus haut, ch. II, § 13. — Il croirait, par l’opinion. Les Ecossais diraient ici : « mais de plus, il la percevrait double réellement ». — Il ne pensera pas. Même remarque. — Si l’on a conscience de la perception. Le texte n’est pas aussi précis. Ce membre de phrase, du reste, ne fait que répéter celui qui précède. Selon Michel d’Ephèse, quelques manuscrits donnaient ici une variante : « la sensation de la partie sensible ». Ce qui signifierait également le rêve. L’édition de Berlin ne donne pas de variante.
  212. Capables de produire des images. Le texte dit mot à mot : « fantastiques ». — Endormi profondément. J’ai ajouté ce dernier mot pour rendre toute la portée du texte. — En sursaut. J’ai ajouté ceci pour être plus clair. — Si l’on s’y prend avec quelque adresse. L’expression dont se sert Aristote justifie ce membre de phrase : « il surprendra comme surprend un voleur ». — Ne sont que des mouvements dans les organes. L’observation est fort ingénieuse ; mais elle n’est pas facile à faire.
  213. Que je viens de citer, dans les paragraphes précédents. — Ces autres apparences, comme ces spectres que l’imagination des enfants tout éveillés voit dans les ténèbres. — Sont libres. Voir plus haut la définition du sommeil, Traité du Sommeil, ch. I, §§ 8 et 9.
  214. Car d’abord il se peut. Observation très exacte. — D’autres répondent aux questions, ce sont surtout les gens portés au somnambulisme. Ces phénomènes sont très fréquents dans l’enfance. Chacun a pu les observer.
  215. L’un des deux étant absolu. Ainsi, durant la veille, il se peut que l’on dorme en partie ; durant le sommeil, il se peut que l’on veille également. — Les vraies pensées. Par le mouvement naturel de l’esprit qui se continuerait durant le sommeil, si l’on doit tirer une telle conséquence de ce que dit ici Aristote. — Mais l’image produite… Voilà la dernière définition du rêve ; et tout ce qui précède a pour but de la justifier. Peut-être la physiologie moderne accorderait-elle en général, au jeu naturel des organes intérieurs, plus que ne le fait ici Aristote, et accorderait-elle un peu moins aux impressions du dehors.
  216. Il y a des gens. Chacun peut vérifier, par son expérience personnelle, combien ces observations d’Aristote sont exactes, quelles que soit d’ailleurs la valeur des explications qu’il en donne. — Quand on dort aussitôt après le repas. Peut-être cette observation-ci serait-elle contestable. J’ai ajouté le mot « aussitôt ». On dort en général après le repas ; mais on ne rêve pas en général dans ce lourd sommeil. — Dans tous les tempéraments. Voir plus haut les conditions physiologiques du sommeil, Traité du Sommeil, ch. III. — Une affection quelconque. Peut-être Aristote veut-il désigner par là l’effet des maladies.
  217. Également embarassant. Dans le cours du traité, Aristote se prononce contre la divination plus nettement qu’il ne le fait ici. Mais on ne doit pas s’étonner qu’un philosophe se soit préoccupé de ce sujet. Du temps d’Aristote, c’était une croyance fort répandue, comme il le remarque lui-même, et l’on peut ajouter qu’elle l’était parmi les gens les plus éclairés. Il suffit de lire Xénophon et l’Anabase, liv. I, chap. VII ; III, 1 ; IV, 3 ; V, 6 et VI, 1. Dans l’Odyssée, on peut voir l’importance donnée au songe de Pénélope, chant XIX, V. 540 et suiv. Dans l’Iliade, chant II, V. 6, le songe vient de la part de Jupiter visiter Agamemnon. — Platon, en rapportant ce passage dans la République, liv. II, p. 120 de la trad. de M. Cousin, semble blâmer cette superstition. Elle n’en était pas moins très-autorisée et très-répandue. Dans la Bible, on sait quel rôle jouaient également les songes, témoin celui de Pharaon et tant d’autres. Dans le Deutéronome, XIII, 1, il est ordonné de tuer les faux prophètes et les interprètes des songes qui s’élèvent contre la doctrine de Dieu. Au Moyen Age, Saint Thomas, dans sa Somme, secunda secundae, questio 95, autorise la divination, pourvu qu’elle soit faite à bonne intention, et qu’on ne s’entende pas avec le démon. De nos jours, cette superstition n’est pas détruite. Aristote a donc bien fait de la combattre de son temps. Une chose assez singulière, c’est que Cicéron, qui, dans son Traité de la Divination, est du même avis qu’Aristote, ne semble pas avoir connu son traité. On ne saurait cependant douter que cet ouvrage ne soit authentique. — Platon paraît avoir cru à la possibilité de la divination ; voir le Timée, p. 201, trad. de M. Cousin.
  218. L’opinion générale. Il y a donc quelque courage à s’élever contre un préjugé si répandu.
  219. Car en supposant. La raison que donne ici Aristote est aussi simple que puissante ; voir plus bas, ch. II, § 1, une autre objection non moins forte.
  220. De telles croyances, ou « de tels faits » : le texte est complètement indéterminé. J’ai préféré le sens de « croyances » pour que la réprobation d’Aristote fût encore plus directe.
  221. De certains phénomènes. J’ai pris ce terme un peu vague, afin qu’il pût s’adapter aux pensées qu’Aristote doit développer plus bas, § 6 et suiv. — La lune est cause des éclipses du soleil. Dans les Derniers Analytiques, II, XVI, 1, Aristote attribue les éclipses de soleil à l’interposition de la terre entre le soleil et la lune. — Entre dans le disque du soleil. Le texte est moins explicite. — Pour la définition du Signe, voir les Premiers Analytiques, II, XXVII, 2 et suiv.
  222. Par exemple. Voir aussi plus bas, § 9. — Les médecins habiles. Aujourd’hui la médecine néglige à peu près complètement les signes de maladie qu’on pourrait tirer de la nature des rêves : évidemment c’est un tort, et le conseil que donne Aristote est excellent. L’état général du corps et de la santé influe beaucoup sur les rêves. — Sans être versés. Quelques éditions retranchent à tort la négation.
  223. Disparaissent et nous échappent. Voir plus haut, Traité des Rêves, ch. III, § 2 et 14, une observation analogue. — Un tout petit bruit. Observation très-exacte : on sait assez quels sont les effets du cauchemar, quand il est causé par quelque objet matériel qui presse l’une des parties de notre corps.
  224. Sont toujours très-faibles. Voir la même idée autrement appliquée, Réfutation des Sophistes, ch. XXIV, § 6.
  225. Il n’est pas plus absurde. Les rapports de nos actions pendant la veille à nos rêves pendant la nuit, et des rêves aux actions, sont très-exacts ; et l’on peut les observer très-fréquemment.
  226. Les causes ou les signes. Voir plus haut, § 5.
  227. Du cercle ordinaire des choses. Le texte n’est pas tout à fait aussi précis dans ce passage entier. — Quand on se souvient d’une chose, ou « d’une personne », comme semble l’indiquer la suite du contexte. — Dans les rêves. Mot à mot : « Dans les sommeils ». — De la réalité qui vient à la suite. Le texte est un peu moins développé. — Je le répète. Voir plus haut, § 5 à la fin.
  228. Il y a des animaux qui rêvent. Voir plus haut, ch. I, § 3. — Pour leur révéler l’avenir. Le texte dit seulement « Pour cela ». L’œuvre des génies… conduite par des génies. Aristote semblerait ici se rapprocher des opinions du Timée ; voir la traduction de M. Cousin, p. 137 et suiv. Voir aussi la Métaphysique, XII, VIII.
  229. Ce qui prouve encore ceci. C’est-à-dire que les songes ne sont pas envoyés par la divinité. — Léonicus, qui croit, avec l’orthodoxie, aux songes envoyés par Dieu, suppose qu’Aristote a connu en partie cette vérité, et il appuie cette conjecture sur le paragraphe précédent et sur l’intervention des génies : il accumule en outre des preuves nombreuses, pour démontrer que toute l’Académie et l’Ecole Néoplatonicienne surtout, ont admis l’origine divine des songes ; et il cite l’opinion de Psellus, qui soutient que les génies ne se communiquent qu’à ceux qui en sont dignes ; voir plus haut, ch. I, § 1. n. — Tout à fait inférieurs. Voir, id., § 3. — Ces joueurs qui doublant toujours. J’adopte la leçon de l’édition de Berlin. Quelques manuscrits portent une leçon différente : « Ceux qui finissent par l’emporter dans la lutte ». Le sens reste au fond tout à fait le même, et il est assez clair. — Par attraper quelque chose. J’ai pris cette tournure familière pour conserver les allures vulgaires du proverbe. — Ici, c’est à dire dans le cas des mélancoliques.
  230. Dans les grands corps de la nature. Le texte dit seulement : « Dans les corps ». — Les plus belles résolutions. Cette comparaison toute morale a ici quelque chose qui étonne.
  231. Tout ce qui doit arriver. L’expression n’a peut-être pas ici toute la netteté désirable, bien que la pensée se comprenne fort bien : il aurait fallu paraphraser le texte pour le rendre plus précis. — Ce sont là des faits qui ne portent pas leurs conséquences naturelles et présumées.
  232. Que nous avons indiquées, dans le chapitre précédent, § 6. — Des temps, des distances. Voir plus haut, ch. I, § 4. — Sans avoir aucun de ces caractères. Le texte dit : « Sans être aucune de ces choses ». — Celle de Démocrite. Voir les fragments de Démocrite, édition de Mullach, p. 408. On a souvent rappelé cette opinion de Démocrite.
  233. Ainsi, quand on agite l’eau ou l’air. Aristote a déjà employé une comparaison analogue, Traité des Rêves, ch. III, § 4. — Certain mouvement, certaine sensation. Aristote donnerait ainsi une cause presque toute extérieure aux rêves ; voir plus haut, ch. III, § 1 et suiv. — De quelque façon, ou « en quelque lieu ». J’ai préféré le premier sens comme étant plus d’accord avec le contexte. — Sont plus sensibles durant la nuit. Voir plus haut, ch. I, § 7, et le Traité des Rêves, ch. III, § 2.
  234. Aux plus sensés des hommes. Voir plus haut, § 2.
  235. La pensée de ces gens-là… aveuglément. Voir un peu plus haut, § 11, ce qui est dit des mélancoliques.
  236. Aux transports extatiques. On voit qu’Aristote prend ici le mot d’extase dans son sens étymologique et vrai : « Ceux dont l’état est déplacé, dont l’état est bouleversé. Les commentateurs croient qu’il veut désigner les Pythonisses et les prêtres inspirés. — Qui leur sont personnels. Le texte dit : « Propres ». Cette observation est profondément vraie. — Ne les troublent pas. Mot à mot : « Ne les enivrent pas ». — Comme réduits en pièces. Le texte emploie une métaphore tout à fait pareille.
  237. Et de même que tout éloignés qu’ils sont. Le texte n’est pas tout à fait aussi précis, mais la pensée me semble incontestable.
  238. À cause de la violence de leurs sensations. Le texte est plus vague. — De plus loin… plus sûrement. Le texte a des positifs au lieu de comparatifs. — Philaegide. On ne connaît pas autrement ce poëte. Léonicus suppose ingénieusement une variante qui consiste à lire : Philénis, au lieu de Philaegide. Philénis était une courtisane qui avait fait des poëmes érotiques fort licencieux. Le texte, selon moi, s’accommoderait très-bien de cette conjecture, si toutefois je l’ai bien compris.
  239. Qui reproduiraient exactement les choses. Le texte n’est pas tout à fait aussi précis, j’ai dû le développer un peu. — Ainsi que nous l’avons déjà dit. Voir plus haut, § 6, et Traité des Rêves, ch. III, § 4. — Brise le rêve et l’empêche… J’ai dû ici paraphrase le texte.
  240. Telle est donc. Résumé de tout le traité. — Tirée des songes. Peut-être cette expression eût-elle été plus convenable pour le titre même du traité.
  241. Il faut étudier maintenant. Je ne sais pourquoi l’édition de Berlin a supprimé cette phrase que donnent la plupart des éditions et des manuscrits. C’est elle qui justifie la place qu’occupe le petit traité suivant : il se rattache d’ailleurs, comme tous ceux qui précèdent ou qui viennent après, aux questions déjà discutées dans le Traité de l’Ame.
  242. Dans d’autres ouvrages. Michel d’Éphèse, et après lui tous les commentateurs, ont reconnu qu’il s’agit ici du Traité de la Marche des Animaux. Ainsi, évidemment, les deux ouvrages doivent être séparés, et ne peuvent être placés l’un à la suite de l’autre, comme l’a fait l’édition de Berlin. Il semble, du reste, que Michel d’Éphèse ne plaçait celui-ci qu’après le Traité de la Respiration. — Le principe général. Ce passage confirme le titre tel que je l’ai adopté. C’est bien toujours la question du Traité de l’Ame.
  243. Antérieurement établi. Ces théories se trouvent dans le huitième livre des Leçons de Physique, et dans le douzième livre de la Métaphysique, ch. 7. On peut voir aussi le Traité de l’Ame, III, II, 5 ; III, IX, 7 ; III, C, 8, qui reproduit ces principes.
  244. À l’aide de la seule raison. C’est ce qu’Aristote semble avoir fait dans la Physique et dans la Métaphysique. — Observables. Le texte dit : « Sensibles. » — Ces faits eux-mêmes doivent nous servir à fonder des théories générales. La science moderne ne pourrait pas mieux dire, et l’on voit que ce principe est fort ancien ; l’Histoire des Animaux suffirait à elle seule pour le démontrer. Voyez la même théorie, Derniers Analytiques, I, XXXI, 5. — Et les théories doivent toujours s’accorder avec eux. Il est impossible d’exposer plus nettement ce que c’est qu’une loi dans la phénomènes naturels. L’induction Baconienne n’était pas chose nouvelle, comme on le voit, quand Bacon l’a proclamée, à ce qu’il a cru, pour la première fois.
  245. Que quelque chose soit en repos. C’est la théorie du premier moteur, du moteur immobile ; Métaphysique, XII, VII. — Dans les animaux mêmes. Le but de ce traité est de montrer comment la loi générale du mouvement s’applique aux animaux en particulier. — Simple et double. Ceci est expliqué par ce qui suit, plus bas, § 6. Le texte dit mot à mot ; « Un et deux. »
  246. Dans un diamètre. Pour représenter graphiquement la pensée d’Aristote, il faudrait tracer, comme l’ont fait les commentateurs depuis Michel d’Éphèse, un cercle dont le centre serait A : le diamètre serait D, B ; et un rayon AC : l’arc CB représenterait le mouvement du membre, de la première position qu’il occupait à celle qu’il prend ensuite. — Mais ici. Quand il s’agit des mathématiques.
  247. Les points qui sont dans les articulations. L’expression du texte est tout à fait indéterminée. — Le principe. Le point d’où part le mouvement du membre entier. — L’olécrane. Qui est l’apophyse postérieure de l’extrémité supérieure du cubitus. — Comme pour le membre entier. Composé de la cuisse et de la jambe.
  248. Que chaque chose. J’ai conservé toute l’indécision du texte : sans doute la pensée d’Aristote va ici au delà du mouvement particulier des membres, dont il vient de parler. Le début du chapitre suivant semblerait le prouver.
  249. Tout repos. Comme dans les exemples qu’Aristote vient de citer pour la flexion des membres. — Et une immobilité absolue. Ceci ne s’appliquerait exactement à la terre, sur laquelle marchent les animaux, qu’en admettant l’immobilité de la terre, comme le fait Aristote.
  250. Jusqu’à l’univers entier. On connaît la phrase de la Métaphysique, XII, VII, p. 1072, b, 14, édit. de Berlin : « C’est à ce principe que sont suspendus le ciel et la nature, » — Tout ce qui se meut. Id., Ibid. § 3. Que les rats n’en trouvent dans la terre. Bien que la comparaison puisse paraître singulière et peu élégante, l’idée n’en est pas moins parfaitement juste. — Le liquide et l’air. Ces détails ne pouvaient guère venir, au temps d’Aristote, que d’un naturaliste aussi éclairé que lui.
  251. Ce qui est ainsi dans l’immobilité. Ce paragraphe paraît d’abord contredire ce qui a été exposé plus haut, ch. 1, § 4 et suiv.; mais il faut bien comprendre la différence qu’Aristote veut mettre entre ces deux pensées. Pour les mouvements qui se passent dans l’animal lui-même, il faut qu’il y ait en lui un point immobile et un point qui se meut. Mais pour le mouvement total qui transporte l’animal entier d’un lieu à un autre, il faut qu’il y ait en dehors de lui quelque chose qui en diffère du tout au tout, et qui soit immobile, pour qu’il puisse s’y appuyer tout entier. Ce quelque chose dans le mouvement de la marche, c’est la terre : pour le mouvement universel, c’est le moteur immobile.
  252. Si toutefois il pouvait souffler. Pour Titye, géant d’une force prodigieuse, et qui, suivant la Mythologie, couvrit de son corps neuf arpents lorsqu’Apollon et Diane l’abattirent pour venger l’honneur de Latone, on comprend bien que, malgré toute sa force, il ne pourrait faire bouger le bateau. Mais pour Borée, il n’en est pas de même : si l’on admet la donnée des peintres, il a son point d’appui en lui-même, puisqu’il tire son souffle de son propre sein ; dès lors, qu’il suit dans le bateau ou dehors, il peut toujours le faire mouvoir selon la puissance même de son souffle. Il semble donc que cette seconde partie de la pensée d’Aristote n’est pas très juste.
  253. Soit en effet que le souffle soit faible. Il semble qu’en consultant les faits les plus ordinaires, Aristote aurait pu s’apercevoir que ceci n’était pas fort exact. Quand, par notre propre souffle, nous communiquons le mouvement à quelque chose, nous n’avons pas besoin certainement de nous appuyer sur un point ferme et résistant, comme lorsque nous voulons pousser un bateau.
  254. Parce que la terre. Objet extérieur sur lequel on s’appuie.
  255. Ici, une question peut être posée. Aristote résoudra cette question affirmativement, et il soutiendra pour sa part que le principe qui meut le monde est en dehors du monde. C’est toute la doctrine de la Métaphysique, liv. XII ; et l’on voit par la combien le Péripatétisme est éloigné du Panthéisme. — D’une part. La pensée pourrait être exprimée plus clairement : Aristote veut dire que, de toute façon, il faut toujours nécessairement arriver à un principe immobile, soit que le moteur agisse directement sur l’univers, soit qu’il agisse par des intermédiaires. — Cette force. Le texte est plus vague : « Cela…. quelque chose. » — De ce qui meut le ciel, c’est-à-dire, de l’intermédiaire par lequel le mouvement est transmis. J’ai ajouté « le ciel » pour que la pensée fût plus complète. — De ce qui est mû. Et ici c’est le ciel.
  256. On a donc raison de prétendre. Aristote supprime ici une idée intermédiaire qui servirait beaucoup d’éclaircir sa pensée : « Si l’on admet que, dans le ciel, il y ait une partie immobile et une partie mobile, il y aura comme une sorte de déchirement des diverses parties du ciel. » On a donc raison, etc. — Une sphère. Cette expression générale pourrait être appliquer à la sphère que l’univers entier est censé former.
  257. Quelque puissance capable de mouvoir le ciel entier. — Aucun être mathématique. J’ai ajouté ce dernier mot. — N’a de réalité substantielle. Ce n’est qu’une abstraction de l’esprit.
  258. Et aux choses qu’ils mettent en mouvement. J’ai suivi la leçon de l’édition de Berlin : quelques éditions en donnent une autre qui semble aussi très admissible : « Et les êtres qui se meuvent par eux-mêmes. » J’ai préféré la première, parce qu’elle me semble se rapporter mieux à ce qui a été dit plus haut, sur la nécessité d’un point d’appui immobile, pour que les animaux puissent communiquer le mouvement aux êtres inanimés : voir plus haut, ch. II, § 7.
  259. S’être trompés. C’est ainsi que je crois devoir comprendre l’expression du texte : quelques commentateurs la comprennent en un sens moins positif : « Sembleraient avoir eu la pensée de faire d’Atlas, etc. » Je préfère le premier sens, qui est plus d’accord avec ce qui suit. Voir la Métaphysique, V, XXIII. — La terre est immobile. C’est la théorie qu’a toujours soutenue Aristote contre celle de Platon et des Pythagoriciens, qui se rapprochait davantage des théories modernes.
  260. La force de ce qui meut. J’ai conservé l’indécision du texte ; en précisant davantage l’expression, j’aurais prêté d’Aristote des formules qui ne sont pas les siennes. On reconnaît sans peine, d’ailleurs, la force d’inertie. — Entre les repos. « Contraires » sous-entendu. — Quand deux forces sont égales. Il en parle plus bas, § 7. Ce sont les principes élémentaires de la statique.
  261. Il n’en faut pas moins. Il semble que la suite de la pensée exigerait tout le contraire, afin que ce passage fût parfaitement d’accord avec ce qui suit, et même avec ce qui précède. Les manuscrits ne donnent point ici de variante. Voir plus bas, ch. IV, § 2. — Également à la force qui fait mouvoir le ciel entier. — Primitivement, c’est-à-dire, par son essence. — Et qui ne meut pas. Qui reçoit le mouvement sans le transmettre.
  262. La force d’inertie de la terre. C’est la traduction exacte des expressions qu’emploie le texte. — Mais si cela est impossible. Il semble cependant que ce suit là une conséquence nécessaire de l’opinion qui admet l’immobilité de la terre, comme l’a fait Aristote. Il paraît, d’un autre côté, que ses théories bien connues sur le moteur immobile devaient le conduire à supposer que la terre est mobile ; c’est peut-être une contradiction.
  263. Les mouvements des parties du ciel. Le ciel signifie ici l’univers entier : ses parties sont, suivant les commentateurs, les éléments, le feu, la terre, etc., et les grands corps qui décrivent des orbites plus ou moins considérables dans les cieux ; voir plus bas, § 4.
  264. D’un mouvement quelconque. Le texte dit simplement : « Du mouvement. » — De déplacement. J’ai ajouté ces mots pour que la pensée fût plus complète. — Son poids ne l’est pas davantage. Aristote a ici toute raison ; mais il ne se doutait pas certainement, qu’un jour viendrait, où la science serait en état de déterminer le poids de la terre, avec une précision presque mathématique.
  265. Mais le mot Impossible a plusieurs sens. Ceci se rapporte à ce qui suit ; et Aristote établit, au § 4 que le ciel nous paraît incorruptible et indissoluble, non pas relativement, mais nécessairement. Il est impossible, de nécessité aimable, que rien ne puisse détruire parce qu’il n’y a pas de mouvement supérieur au sien. Il faut donc bien entendre ce qu’on dit, quand on parle de cette impossibilité qui concerne le ciel. — Impossible de voir la voix. Impossibilité absolue et naturelle que rien ne peut changer. — Les habitants de la lune. Sorte d’impossibilité relative, puisqu’on voit la lune, sans que la force de notre vue puisse aller jusqu’à voit ce qui s’y passe.
  266. Une nécessité que le ciel. Nécessité absolue. — Cette nécessité disparaît. Et alors la théorie qui ne peut l’admettre est une théorie fausse. — Dans la théorie dont nous parlons ici, et qui consisterait à croire qu’il y a dans la nature une force supérieure à la force d’inertie qui tient la terre en repos. — Il est très possible, en effet, d’après cette théorie, mais non pas d’après la théorie d’Aristote. — Et le corps supérieur. L’éther, placé au-dessus même de la région du feu. — Ces choses seront détruites les unes par les autres. C’est-à-dire la terre, par la force qui serait supérieure à son inertie ; et le feu, par une force qui lui serait également supérieure. — Simple possibilité, qui se réaliserait dans un temps quelconque, plus ou moins éloigné.
  267. Ailleurs. Les commentateurs, en général, ne disent pas dans quel ouvrage Aristote a traité cette question qu’il réserve ici. Saint Thomas pense qu’il s’agit du premier livre du Traité du Ciel et du huitième livre des Leçons de Physique, où, en effet, sont discutées des questions analogues à celle-ci.
  268. Mais se peut-il donc. Aristote revient ici à la question principale qu’il s’était posée plus haut, ch. III, § 1. — Un principe immobile. Quelques éditions donnent : « Un principe éternel et immobile. » — Qui ne fasse point partie, et qui, par conséquent, lui soit extérieur. — Dans l’univers. C’est la question même du douzième livre de la Métaphysique, ch. VII : « C’est a ce principe que sont suspendus le ciel et la terre. » Plus haut, ch, II, § 2.
  269. Que le principe du mouvement fût à l’extérieur. Voir plus haut, ch. III, § 8. — Celle qu’exprime Homère. Iliade, chant VIII, v. 20. — Qui vient d’être indiquée, plus haut, § 4. — S’il dépend d’un principe immobile. Ce membre de phrase est tout seul dans l’original, et n’est pu complété par celui qui suit, et que j’ai cru devoir ajouter. Ainsi isolé, il a quelque chose de singulier, sans d’ailleurs être obscur ; et déjà Léonicus proposait de le mettre au début même de la phrase, où il serait certainement mieux placé.
  270. Dans les animaux, quand ils meuvent l’une des parties qui les composent ; voir plus haut, ch. 1, § 6. — Quelque chose. J’ai conservé l’expression tout indéterminée du texte.
  271. Est-il besoin de quelques principes intérieurs. Le texte est beaucoup moins précis ; mais j’ai dû ajouter ce développement, pour que la pensée fût suffisamment claire. — D’une chose différente d’elles. Et de là la nécessité d’un premier moteur immobile pour communiquer le mouvement à l’univers, qui, sans lui, resterait en repos.
  272. On a, du reste, traité. Voir plus haut, ch. I, § 4 et suiv. — Et l’on a montré. Id., ibid.
  273. C’est là ce qui reste obscur. Cette question est décidée affirmativement dans le douzième livre de la Métahysique, ch. VIII ; et il semble étrange qu’Aristote laisse ici le problème irrésolu. — L’étude… est toute différente. Elle appartient, en effet, à la Métaphysique.
  274. Sur les choses du dehors. Voir plus haut, ch. II, § 2 et suiv. — Dans l’acte de la respiration. J’ai ajouté ces mots : les détails qui suivent peuvent paraître ici assez singulièrement placés ; rien ne les a suffisamment préparés.
  275. D’une des parties. Le texte n’est pas tout à fait aussi précis. — Dans l’espace. Mouvement de locomotion, opposé au mouvement qui se fait sur place et dans l’intérieur même de l’animal. — Sa modification et son changement. Le texte dit simplement : « Altération. » Voir les Catégories, ch. XIV, § 3.
  276. Dans un autre ouvrage. Dans l’ouvrage spécial de la Génération et de la Destruction. — L’est bien en effet. Je n’adopte pas ici la ponctuation de l’édition de Berlin ; je garde celle des éditions ordinaires. Le sens, qui est ainsi assez gravement modifié, me paraît préférable. Avec la ponctuation donnée par l’édition de Berlin, il faudrait entendre qu’il s’agit du mouvement initial de la génération et de la destruction, et non du mouvement universel. — Et de la modification. Mot à mot : « Altération. » — Autrement, ce mouvement initial. C’est ainsi que j’entends ce membre de phrase, qui reste fort obscur dans les explications qu’on en donne ordinairement. Aristote veut dire, ce me semble, que si le mouvement universel n’était pas antérieur à la génération et à la destruction des êtres, il cesserait d’être nécessaire.
  277. Développements. Mot à mot : « Générations. » — Modifications Mot a mot : « Altérations. »
  278. Dans les ouvrages qui lui ont été spécialement consacrés. Voir le Traité de l’Ame, III, IX et suiv.; et aussi une partie du premier livre, où sont discutées les théories antérieurs sur le mouvement de l’âme ; ch. II et le chapitre suivant.
  279. De la Philosophie Première. On sait assez que c’est là le titre que donnait Aristote lui-même à l’ouvrage qu’on a nommé plus tard Métaphysique. Saint Thomas croit qu’il s’agit du huitième livre des Leçons de Physique, et du premier livre du Traité du Ciel. — Le mobile éternel…. le premier moteur. Voir la Métaphysique, liv. XII, VIII.
  280. Quel est le principe du mouvement dans l’animal. C’est le sujet spécial de ce traité. — Qui ne se meuvent pas mutuellement. Comme semblent le faire les éléments dont l’univers est composé ; le feu, par exemple, qui, par le mouvement propre qui le porte en haut, peut mouvoir aussi divers corps. Ce passage, du reste, demeure obscur, et les commentateurs ne l’ont pu suffisamment éclairci, quelqu’aient été leurs efforts.
  281. Les principes. Aux principes énumérés ici, quelques éditeurs ajoutent la sensation et la passion. Je n’ai pas cru devoir admettre cette leçon, parce qu’aucun manuscrit ne la donne. Elle serait, du reste, assez d’accord avec le contexte, au paragraphe suivant.
  282. À l’intelligence et à l’instinct, ou « l’appétit. » Voir le Traité de l’Ame, III, X, 1, où la même théorie est exposée. Ont le même rôle que l’intelligence. Aristote se hâte d’expliquer lui-même dans quel sens il comprend ceci. — Des facultés de connaître. Mot à mot « Critiques jugeantes. » — Ailleurs, Traité de l’Ame, liv. II et III. — En général à l’instinct ou à « l’appétit ». — Qui sont les premiers moteurs, voir le Traité de l’Ame, III, X, I. je suis ici la leçon de l’édition de Berlin ; celle que donnent d’autres éditions est beaucoup moins bonne « La préférence appartient ici et par suite l’objet conçu par l’intelligence leur appartient aussi. » La leçon que j’adopte est tout-à-fait conforme aux théories du Traité de l’Ame, que l’autre contredit. — Dans toute sa généralité. Le texte dit : « Mais non pas tout le bien. » — En tant qu’il est le but. Voir pour toute cette théorie le Traité de l’Ame, III, X.
  283. Le bien réel. J’ai ajouté ce dernier mot pour mieux marquer l’opposition.
  284. Le mobile éternel…. l’éternel moteur. Voir la Métaphysique, liv. XII, ch. VIII. — Se rapporte à un autre que lui-même. Mot à mot : « Être relatif à un autre. »
  285. Le désir…. Mot à mot : « L’appétit et la partie appétitive. » Voir le Traité de l’Âme, II, III, 1. — Déjà mus eux-mêmes, par l’objet extérieur qu’ils poursuivent et qui est leur but. — Dans l’animal. J’ai ajouté ces mots pour que la pensée fût plus complète. — Quelque modification. Mot a mot : « Altération. » Voir, pour tout ceci, le Traité de l’Ame, III, IX et suiv. Les théorie sont de part et d’autre identiques.
  286. Mais comment se peut-il. La question est certainement fort ingénieuse, et je crois qui Aristote est le seul qui l’ait discutée.
  287. Qu’il en est ici. Aristote n’exprime qu’une partie de sa pensée. Pour la bien comprendre, il faut la compléter comme le font les commentateurs. Dans l’intelligence, on doit distinguer deux états très différents. Dans le premier, elle ne songe qu’à connaître l’objet qu’elle étudie, et dès qu’elle le connaît, elle s’y arrête et le contemple ; c’est donc un repos. Dans l’autre, au contraire, elle ne veut connaître que pour agir ; c’est un mouvement et non plus une inactive spéculation. — Des choses immobiles. Michel d’Ephèse croit qu’Aristote veut désigner par ce mot les mathématiques ; il me semble que la pensée est plus générale, et qu’il s’agit de tous les intelligibles, des essences et des idées, comme dirait le Platonisme. Voir sur cette distinction de l’intelligence spéculative et de l’intelligence pratique, le Traité de l’Ame, III, X, 2. — Pour la pensée. Le texte dit mot à mot : « Ici. » J’ai cru devoir être plus précis. — Dans l’ordre du mouvement. Même remarque ; le texte dit mot a mot : « Là. » — Tout homme peut marcher. Syllogisme en Barbara, premier mode de la première figure. — Aucun homme ne peut marcher. Syllogisme en Celarent, deuxième mode de la première figure ; voir les Premiers Analytiques, I, ch. IV, §§ 4 et 5. — Il reste sur-le-champ en repos. Pour que la conclusion fût syllogistiquement plus régulière, Aristote aurait dû prendre une tournure négative : « Sur-le-champ, il ne marche pas. » — J’ai besoin de me couvrir. On peut trouver qu’il y a ici quelque redondance. — Qu’on a posé. J’ai ajouté ces mots pour que la pensée fût complète.
  288. D’où l’action doit sortir. Mot à mot : « Qui agissent. » — Ne regarde pas…. à la seconde proposition. C’est alors ce qu’on nomme, dans la logique vulgaire, un enthymème, mot, du reste, qu’Aristote n’emploie pas en ce sens ; voir les Premiers Analytiques, II, XXVII.
  289. Voilà aussi pourquoi. Observation fort ingénieuse et très vraie.— Sélance énergiquement. J’ai taché de rendre toute la force de l’expression grecque : au lieu de « énergiquement, » peut-être vaudrait-il mieux mettre « actuellement. » — Soit l’interrogation que, dans l’argumentation l’un des interlocuteurs fait pour s’éclairer. — Soit l’entendement. Qui pense et prépare les éléments de l’action. — Dit le désir. Il faut remarquer ces métaphores : elles sont très justes ; mais Aristote n’en use que très rarement.
  290. À l’action, la sens du mot grec emporte l’idée d’une action qui ne sort pas de l’animal qui la produit on la souffre ; voir cette distinction dans la Politique, liv. I, ch. II, § 6. — Est en définitive le désir. Voir le Traité de l’Âme, III, X, 5. — Se produise sur le dehors. J’ai été obligé de paraphraser pour bien faire sentir toute la force des mots grecs.
  291. Il en est absolument comme dans les automates. Il est curieux de noter ces faits, qui prouvent que l’art de la mécanique était déjà très avancé du temps d’Aristote ; Voir aussi les statues de Dédale qui marchaient toutes seules, Politique, liv. I, II, § 5. — Le petit chariot. Ceci est appliqué de nos jours aux jouets d’enfants. Je dois prévenir que je m’éloigne complètement ici de l’explication donnée généralement par les commentateur : ils croient tous qu’il ne s’agit que des chars ordinaires dont Aristote essaye d’expliquer la marche, toute connue qu’elle peut être. Le texte se prête à l’interprétation que j’en donne ; et après avoir parlé des automates, il me semble tout à fait naturel qu’Aristote parle d’une petite machine qui s’en rapproche beaucoup. — Comme dans les cylindres. Les commentateurs n’ont pas cherché à éclaircir ceci : il est probable qu’Aristote vent désigner ces cylindres à demi coniques dont on se sert pour écraser des pierres, par exemple, et dont une des extrémités, la moins grosse, fait centre. On peut voir des machines de ce genre dans les fabriques de ciment ou de plâtre.
  292. Et l’appareil des nerfs. J’ai conservé le mot grec ; mais c’est évidemment des muscles et non des nerfs qu’il s’agit ici.
  293. Modification intérieure. Mot à mot : « Altération. » — Puisque si les roues…. en dedans. La pensée n’est pas très claire : je l’ai traduite littéralement ; mais pour la rendre plus intelligible, il eût fallu la développer et en changer la forme. Aristote veut dire qu’une altération intérieure, du genre de celles que subissent nos nerfs et nos muscles, suffirait pas pour modifier le mouvement de ces automates. — Modification interne. Comme plus haut. Aristote explique, du reste, au paragraphe suivant ce qu’on doit entendre par les modifications de ce genre.
  294. Modifications…. modifications. Mot à mot : « Altérations. » — L’espèce, l’idée. J’ai mis deux mots au lieu d’un, pour que la pensée fût plus claire. — Que se forme la pensée. Quelques éditions portent : « Que cause le mouvement. » — Il suffit de penser. Observation très vraie, et qui de plus était très neuve au temps d’Aristote.
  295. Modifications. Comme plus haut. — C’est comme le gouvernail. Voir les Questions de Mécanique, question 5, où l’action du gouvernail est expliquée par celle du levier.
  296. Parvient jusqu’au cœur. On peut rapprocher ces théories de celle de Descartes dans le Traité des Passions de l’Ame. Elle s’en rapproche sur beaucoup de points.
  297. Comme on l’a dit. Voir au chapitre précédent, § 5, et dans le Traité de l’Ame. III, X, 2 et 6. — Du corps. J’ai ajouté ces mots pour compléter la pensée. — Si dans le détail. J’ai un peu développé le texte pour qu’il fût plus clair.
  298. Avec toute évidence dans les passions. On ne saurait rapprocher avec trop de soin tout ceci des théories analogues de Descartes dans son Traité des Passions de l’Âme. Les idées sont les mêmes de part et d’autre, quelle que soit d’ailleurs la valeur qu’on leur accorde. — Des mêmes effets que les choses elles mêmes. — Aux principes des différents organes. Ces principes sont les muscles et les os : les différents organes sont les parties diverses du corps, soit les membres, soit le viscères intérieurs. — Admirablement. Mot a mot : « Rationnellement bien, » conformément à la raison. — De la coagulation à la fluidité. Ces faits sont certainement exacts, et je crois que la physiologie moderne les admettrait, bien qu’elle les exprimât d’ailleurs en d’autres termes.
  299. Que nous avons si souvent indiquée. Aristote avait fait un ouvrage spécial sur l’Action et la Passion : il le cite lui-même dans le Traité de l’Ame, II, V, 1, n. Voir les Catégories, ch. IX, 1, et la Métaphysique, V, XXI. Il pourrait s’agir aussi du Traité de la Génération et de la Corruption, si l’on en croit les commentaires de Simplicius et de Philopon sur repassage du Traité de l’Âme. — L’être pense qu’il faut marcher. Voir plus haut, ch. VII, § 3.
  300. Est d’être relatives les unes aux autres. Voir les Catégories, ch. VII.
  301. Et l’on a dit. Voir plus haut, ch 1, § 4
  302. Antérieurement. Id., ibid. et suiv., et surtout § 7.
  303. Inanimé, un bâton, par exemple. Aristote veut prouver que le principe du mouvement est placé plus haut que le membre même qui est mû ; et pour développer cette pensée, il se sert d’une comparaison. Si pour le bâton que tient la main, on ne peut pas dire que le principe du mouvement soit précisément dans la main, il ne sera pas davantage dans l’olécrane pour la main, mon plus que dans l’épaule pour le bras entier : de proche en proche, il faudra remonter jusqu’au principe interne de locomotion, qui est dans l’âme. — Ni dans l’extrémité du bâton. Le texte n’est pas aussi précis. — Ni dans la main. Même remarque. J’ai dû, pour être clair, développer un peu le texte. — Factices. J’ai ajouté ce mot dont l’idée est comprise dans la force de l’expression grecque.
  304. Ainsi donc, il est impossible. Ce paragraphe n’est que le complément de celui qui précède ; mais il n’est pas moins obscur que lui, à cause de son extrême concision et des termes un peu vagues qu’emploie Aristote. — Qui soit aussi. J’ai ajouté ce dernier mot que justifie le contexte : Dans un principe qui soit à la fois principe d’une chose et fin d’une autre, comme la main l’est à l’égard du bâton, le carpe à l’égard de la main, l’olécrane à l’égard de l’avant-bras, etc. — Plus extérieure que celle-là. J’ai conservé l’indécision du texte Aristote entend sans doute, « par une partie plus extérieure que celle-là, » une partie du membre supérieure à la main, au carpe, à l’olécrane, etc. C’est cette dernière partie qu’il veut désigner probablement par l’expression : « Celle-là. » « Extérieure » se confond ici avec « supérieure. » — De la main elle-même. Le texte dit simplement : « De cela. » — Dans le carpe. Aristote arrête ici cette énumération ; mais l’on voit qu’il pouvait la pousser plus loin en remontant du carpe à l’olécrane, de l’olécrane à l’épaule, etc. — Pour le carpe. Le texte dit seulement : « Ici. » Peut-être faut-il entendre l’olécrane. — Toute la partie inférieure qui est continue. Tout l’avant-bras avec la main, et au besoin aussi avec le bâton qu’elle tient. — Cette conclusion montre quelle est ici la pensée d’Aristote, et elle éclaircit, du moins en partie, tout ce qui précède.
  305. Soit à droite, soit à gauche. Après avoir prouvé que le principe moteur n’est pas à l’extrémité de membres, Aristote veut prouver qu’il ne dépend pas non plus de l’action des diverses parties du corps l’une sur l’autre en largeur, et qu’il ne vient pas de l’action de la droite sur la gauche, ou de la gauche sur la droite. — Se donner simultanément des mouvements contraires, c’est-à-dire que la droite peut avoir un mouvement contraire à celui qu’a la gauche, et réciproquement. — Par l’immobilité du côté droit. Voir plus haut, ch. 1, §§ 4 et 7, la nécessité d’un point immobile pour qu’un mouvement quelconque soit possible. — Dans le centre de l’être. Le cœur, qui est au centre, sans être cependant tout à fait au milieu.
  306. Dans un égal rapport. Il est aussi le centre des parties prises en longueur, comme il est le centre des parties prises en largeur. — Ceux qui viennent de la colonne vertébrale. Il faut entendre les mouvements des membres inférieurs qui viennent se rattacher à la colonne, plutôt qu’ils n’en partent réellement, bien que sans elle ils ne fussent pas possibles.
  307. Comme nous l’avons dit. Cette indication peut se rapporter aux divers ouvrages d’Aristote, où il a parlé de ce rôle du cœur ; Des Parties des Animaux, liv. II, ch. I, p. 647, b, 5, édit. de Berlin, III, IX, p. 666, a, 31, id.; et dans une foule d’autres passages, comme dans le Traité de la Respiration, plus loin, ch. XV, § 4. Mais il est assez singulier qu’il n’ait pas mentionné un fait aussi grave dans le Traité de l’Ame, où il a parlé tout au long de la sensibilité. — Le lieu du corps qui entoure le principe. C’est le cœur et toutes les parties qui y tiennent.
  308. La partie centrale du corps. Le siège de la sensibilité, et, par suite, du mouvement. — Sur la ligne ABC. Cet exemple graphique ne sert pas beaucoup à éclaircir pensée. — Une grandeur réelle. Le texte dit simplement : « Une grandeur. » J’ai ajouté l’adjectif pour que la pensée fût plus claire. Les deux principes qui sont en A, C’est-à-dire les deux mouvements divers qui ont leur principe en A, origine de tous deux, quoiqu’ils soient différents.
  309. Outre ces deux principes. Le texte est un peu moins précis. — Quelque autre qui meuve sans être mû. Au moins relativement ; car, d’une manière absolue, il n’y a que le moteur immobile, c’est-à-dire Dieu, qui remplisse cette condition. — Feraient mouvoir leurs jambes. Comparaison qui peut paraître assez singulière. — À la fois. J’ai ajouté ces mots pour rendre la force de l’expression grecque ; et le début même de ce chapitre les justifie. — Dont nous venons de parler. Le texte est un peu moins explicite. — Est placée dans cette grandeur. On sait qu’Aristote a toujours placé l’âme dans le cœur. Voir plus loin le Traité de la Respiration, ch. XVI, § 1, et une foule de passages dans les divers ouvrages d’histoire naturelle.
  310. Suivant cette théorie. Soit celle qui vient d’être exposée dans le chapitre précédent, soit celle qui a été exposée dans le Traité de l’Ame, III, IX et suiv., et spécialement, III, X, 5. — L’intermédiaire. « Le milieu, le moyen, » dit le texte. — Corps animés…. quelque corps. La répétition est dans l’original ; ceci se rapporte à ce qui a été dit plus haut, au chapitre précédent, § 5. — Peut être passif. Il serait peut-être plus exact de dire qu’il « doit nécessairement » être passif ; mais j’ai dû rester fidèle au texte. — Ce qui meut par sa propre nature. — Par l’intermédiaire de laquelle il agisse. J’ai ajouté ceci pour que la pensée fût complètement claire : ce qui suit justifie cette addition.
  311. Qui leur est inné, qui fait partie de leur nature, et qui est l’intermédiaire par lequel l’âme agit sur le corps. — Nous avons dit ailleurs. Michel d’Éphèse semble croire qu’Aristote veut désigner ici le Traité de la Nourriture : voir le Traite de l’Ame, Il, IX, 16, n. Saint Thomas croit qu’il s’agit du Traité de la Génération des Animaux. Léonicus répète cette indication et y ajoute le petit Traité du Souffle, où, en effet, cette question a été discutée ; mais ce petit ouvrage est certainement apocryphe, bien qu’on y retrouve assez souvent la pensée d’Aristote. — Qui, dans les articulations, meut et est mû. Voir plus haut, ch. I, § 4.
  312. Le principe de la vie. Le texte dit simplement : « Le principe. » — Pour ceux qui en ont un…. pour ceux qui n’en ont pas. J’ai développé ceci pour que la phrase et la pensée fussent complètes.— Paraît. L’expression grecque n’emporte point avec elle la nuance de doute que présente l’expression française. Aristote veut dire que le souffle inné est placé dans le cœur, comme on peut s’en convaincre par l’observation des faits.
  313. Nous rechercherons ailleurs. Saint Thomas et Léonicus croient qu’il s’agit du Traité de la Génération des Animaux. Ce dernier ajoute aussi le Traité de la Génération et de la Corruption. — Et cette recherche, c’est-à-dire, de savoir si les autres parties de l’animal restent toujours les mêmes, et jusqu’à quel point elles changent par le mouvement naturel de la vie. — De l’animal. J’ai ajouté ces mots.
  314. Du mouvement. Je suis ici l’édition de Berlin ; quelques éditions donnent le pluriel. — Que l’organe qui doit servir d’intermédiaire au mouvement. — Relativement aux corps ignés, aux corps qui sont de la nature du feu. — Aux éléments contraires, c’est-à-dire, à la terre et aux éléments qui s’en rapprochent et qui s’éloignent du feu.
  315. Par un changement d’altération survenu en soi. Le texte est plus précis. Le souffle inné subit un changement de ce genre, soit qu’il se dilate, soit qu’il se resserre ; et, par conséquent, il ne meut pas lui-même ; il ne meut qu’après avoir été mû. — De certaines qualités. J’ai ajouté ces mots.
  316. Par quelle partie. Le souffle inné. — Nous en avons dit la cause. Dans tout ce qui précède.
  317. Comme une cité régie par de bonnes lois. Comparaison très belle qu’il faut d’autant plus remarquer que ces formes de style sont très rares dans Aristote.
  318. Mouvements involontaires…. qui ne sont pas volontaires. Les mouvements involontaires sont tout à fait soustraits à notre volonté ; les mouvements qui ne sont pas volontaires n’y sont soustraits qu’en partie ; nous pouvons, en partie, agir sur eux. Il eût peut-être fallu rendre ici les distinctions encore plus précises. Les exemples qu’ajoute Aristote servent, du reste, à éclaircir sa pensée. Voir la Morale à Nicomaque, liv. III, ch. I.
  319. Pour prendre des exemples. Le texte est un peu moins précis. — Ne disposent souverainement. N’en disposent qu’en partie. Voir le Traité de l’Ame, III, IX et suiv.
  320. Mais comme les modifications. Aristote veut expliquer ici la cause des mouvements involontaires dans certaines parties de notre corps ; mais tout ce passage est obscur. — Modifications. Le texte dit : « Altérations. » — Changent…. changements. La répétition est dans le texte. Quelques éditions ont ici une négation que ne semblent pas autoriser les manuscrits ; j’ai suivi l’édition de Berlin.
  321. Des parties qu’on vient de nommer. Le cœur et les parties génitales : voir plus haut, § 2. — Léonicus semble avoir eu pour ces deux paragraphes un texte un peu différent et peut-être meilleur ; mais les manuscrits cités par l’édition de Berlin ne donnent point de variantes analogues. Voici tout ce passage d’après la version latine de Leonicus : « Mais comme il faut que les animaux soient modifiés par des causes naturelles, et que quand les parties se modifient, les unes se développent et les autres diminuent, de telle façon qu’elles se meuvent et changent suivant des changements qui se succèdent naturellement les uns aux autres, il s’ensuit que les causes naturelles de mouvements, et les mouvements irréguliers des parties qu’on a nommées, n’ont lieu non plus que par une modification qui survient. » Je regrette qu’aucune autorité suffisante n’appuie cette leçon, qui est plus satisfaisante que le texte ordinaire. — Ainsi qu’on l’a dit antérieurement. C’est sans doute le Traité de l’Ame qu’Aristote veut désigner ; voir liv. III, les théories de l’intelligence et de l’imagination.
  322. Ce sont celles-là. Le cœur et l’appareil génital. — Un animal séparé. Ceci a été, depuis Aristote, mille fois répété, surtout pour les parties génitales. — Le cœur renferme les principes des sensations. Voir plus haut, ch. IX, § 3. — Comme une espèce d’animal. Aristote ne savait certainement pas dire si vrai le microscope nous permet aujourd’hui de voir dans le sperme de tous les animaux des animalcules vivants et de formes variées, suivant les diverses espèces. Aristote, du reste, emprunte tout ceci à Platon ; voir le Timée, p. 241, trad. de M. Cousin.
  323. Suivant chacune des lettres…, écrites ici. J’ai ajouté le dernier mot. Les commentateurs représentent la pensée du texte par un triangle qui a les lettres ABC à ses trois angles. A étant au sommet, B à droite et C à gauche : A représente le cœur ; et les autres lettres, les parties droites et gauches du corps. Michel d’Ephèse a déjà cette explication, qui s’appuie sans doute sur les traditions de l’École. — De B, il va à C. Michel d’Éphèse semble avoir eu une négation qui donnerait un sens tout contraire : De B il ne peut aller à C.
  324. Désignées plus haut. J’ai ajouté ceci pour être plus clair : la pensée, d’ailleurs, ne peut laisser le moindre doute. — La matière propre. Cette observation serait confirmée par la physiologie moderne.
  325. Sur les parties. Il semble, d’après ceci, que ce traité ne devrait venir qu’après le Traité des Parties des Animaux. — De la sensibilité, de la mémoire…. Ce sont les opuscules qui précèdent celui-ci. — Du mouvement commun. Ceci confirme le titre que j’ai donné à cet opuscule.
  326. Étudier la génération. Le Traité de la Génération des animaux n’est pas d’ordinaire classé après celui-ci. Léonicus remarque avec raison que dans beaucoup de passages d’Aristote, l’ordre indiqué ici n’est plus conservé. Voir plus haut le début de cet opuscule et la note. — Après le petit Traité du Mouvement des Animaux, Léonicus, à l’imitation de Michel d’Éphèse, a placé le Traité de la Marche des Animaux.
  327. Recherchons maintenant. Rien n’indique comment ce petit traité se lie à celui qui le précède immédiatement : plus bas, § 4, on verra comment il se rattache aux ouvrages antérieurs et à ceux qui le suivent.
  328. Le début nécessaire de cette recherche. Et de toutes les autres auxquelles Aristote a pu se livrer : c’est là sa méthode générale. — Et pour les plantes. Il y a dans les œuvres d’Aristote un Traité des Plantes ; mais il est apocryphe. C’est un disciple d’Aristote, Théophraste, qui a eu la gloire de fonder, sans doute sous les inspirations de son mettre, cette partie de la science de la nature. — Une existence annuelle. C’est là encore une distinction dont la science moderne tient le plus grand compte.
  329. Les commentateurs, et Léonicus entre autres, ont remarqué que dans ce paragraphe la pensée n’était pas présentée d’une manière très nette.
  330. Du sommeil et de la veille. Voir plus haut le petit traité de ce nom. — De la vie et de la mort. Voir plus loin le début du Traité de la Jeunesse et de la Vieillesse. Aristote semble y avoir compris le Traité de la Vie et de la Mort qu’il indique ici. Voir le Traité de la Respiration, ch. XXI, § 8. — De la maladie et de la santé. Voir la fin du Traité de la Respiration, ch. XXI, § ont donné ce titre à ces huit ou dix lignes. — La philosophie de la nature. C’est la traduction littérale. Dans la Morale à Nicomaque, à la fin, Aristote se propose d’achever la philosophie des choses humaines, en traitant de la politique.
  331. De genre à genre. Ce serait plutôt d’espèce à espèce, comme le remarque Pierre d’Auvergne, à qui appartient le commentaire inséré dans les œuvres de saint Thomas ; car l’homme et le cheval sont des espèces dans le genre animal. — Le genre des hommes. Même remarque. — Celles des climats froids vivent moins longtemps. Je ne sais si la science moderne ne pourrait pas contredire ces observations. On sait qu’Hippocrate a consacré en partie le Traité des Airs, des Eaux et des Lieux, aux questions que touche ici Aristote. Voir l’édition et la traduction générales d’Hippocrate, par M. Littré, t. II, avec les notes excellentes qu’il y a jointes.
  332. Et les corps analogues. La terre, l’air et l’éther peut-être. — De génération, ou « de production. » — Comme l’est une maison, qui peut perdre plusieurs de ses pierres ou de ses parties, sans cesser pour cela d’être une maison.
  333. Pour les choses qui ne sont pas naturelles. Le texte dit simplement : « Pour les autres. »
  334. Qui ne sont point de nature. Remarque analogue. — De la destruction des choses naturelles. Le texte dit seulement : « La conséquence des choses naturelles. »
  335. Si…. l’âme n’existe point naturellement, par sa nature, par sa propre nature. C’est la théorie soutenue dans le Traité de l’Âme ; la pensée, pour Aristote, n’est que la suite même des pensées. Voir le Traité de l’Âme, I, ch, 13, et la préface, p. XXXVII. — Comme il ne paraît pas qu’il en soit ainsi pour elle. Aristote semble repousser l’hypothèse qu’il vient de faire, et qui cependant est d’accord avec toutes ses théories. — Son union avec le corps. L’âme, selon Aristote, est la forme du corps, tandis qu’il ne fait pas de la science la forme de l’âme. Il faut interroger le Traité de l’Âme sur toutes ces graves questions.
  336. On pourrait bien avec raison. Ces considérations sur la destruction des corps se rattachent à la question de la longévité, sans doute, mais elles en sont cependant un peu éloignées ; et peut-être eût-il été convenable de les moins développer ici. — Par cela seul qu’il ne rencontre pas de contraires.
  337. Les choses qui existent dans les contraires, c’est-à-dire qui ne sont que les attributs des substances contraires, et qui ne sont pas elles-mêmes des substances. — Qu’accidentellement. Voir au chapitre précédent, § 4, les exemples que cite Aristote, et qui font bien comprendre ce qu’il veut dire ici. — Qui sont dans les substances, c’est-à-dire qui sont substances eux-mêmes : les éléments. — Ne sont détruits par accident. Ils le sont en tant que substances : ils sont essentiellement détruits. — La substance n’est l’attribut d’aucun sujet. Voir les Catégories, ch. II, § 2, et ch. § 12.
  338. Ou bien ne peut-on pas dire. C’est la formule habituelle sous laquelle Aristote présente les objections qu’il fait à ses propres théorie. — Ainsi, le chaud ou le droit. Pris pour exemples de tous les contraires en général : le chaud contraire du froid : le droit contraire du courbe. — Peuvent bien être dans toutes les parties de la matière, mais à la condition que leurs contraires y seront avec eux. C’est ce que dit Aristote indirectement par la phrase qui suit. — Car alors les modifications des choses en seraient séparées. Michel d’Éphèse et Léonicus remarquent avec raison que cette phrase est très obscure à cause de sa concision. Aristote vent dire que si toute la matière n’avait qu’une même qualité, si elle n’avait que chaleur, par exemple, comme il n’y aurait pas place pour les contraires, il faudrait admettre que les contraires sont séparés des choses mêmes ; car l’expérience nous prouve tous les jours crue les choses ont des contraires : or, il est impossible que les contraires soient séparés des choses dont ils sont les contraires ; donc ils existent dans ces choses. — Pas de changements, et, par suite, de contraires. — Il est probable qu’Aristote veut combattre ici quelques-unes des théories de Platon : la chaleur et les autres qualités ne peuvent subsister à part ; elles sont toujours dans une portion de matière sans laquelle elles ne pourraient exister. La pensée est sans doute très juste ; mais elle est rendue bien obscurément.
  339. Le feu des régions supérieures. Le texte ne donne pas de sujet à la phrase, et il reste tout à fait vague. J’ai cru devoir compléter la pensée ; et il me semble évident, d’après le contexte, qu’il s’agit du feu des régions supérieures, de l’éther, dont il a été question plus haut, § 1, et dont il sera question aussi, à ce qu’il semble, dans le paragraphe qui suit. — Laisse un résidu, parce qu’il s’entretient et se nourrit, et que toute alimentation produit toujours un résidu après elle. Voir dans le Traité de l’Âme les rapports de l’aliment au corps qu’il nourrit, II, IV, 9.
  340. Dans ce cas même. Les commentateurs ont en général compris que l’adverbe dont se sert ici Aristote signifiait : « Sur notre terre, ici-bas. » Le sens que j’ai adopté me semble préférable, parce qu’il se lie mieux à ce qui précède. — Le feu soit indestructible. Le texte n’a qu’un adjectif neutre ; il n’a pas de sujet spécial. — Une petite flamme. Ceci a fait croire à quelques commentateurs que, dans les deux paragraphes précédents, il s’agissait, non pas du feu des régions supérieures, mais du feu tel que nous le voyons sur notre terre. Voir Traité des Rêves, ch. III, §
  341. Les êtres les plus grands. Les considérations qui terminaient le chapitre précédent se rapprochaient du sujet spécial de ce traité. Aristote y revient ici directement ; et toutes les observations qu’il fait dans ce chapitre sont d’une exactitude remarquable. — Des plantes qui sont annuelle. Plus haut, ch. I, § 2. — L’abeille. Qui n’a pas de sang. Voir le Traité de l’Âme, II, IX, 6, n., sur les animaux exsangues.
  342. D’une manière générale. Il faut bien remarquer qu’Aristote se défend ici de rien préciser. — Parmi les végétaux. Les découvertes de la science moderne ont mis ceci hors de doute : les couches successives dont se forment les arbres, et qui répondent chacune à une année, ont prouvé que certains arbres vivaient plusieurs milliers d’années. — Ensuite. Toujours d’une manière générale. — Outre d’autres avantages. C’est ainsi, je crois, qu’il faut entendre ce passage ; il est beaucoup moins clair à la manière dont les commentateurs l’ont en général compris. Selon eux, il s’agit « d’autres animaux. »
  343. Dans l’explication suivante. Je crois que la science moderne adopterait encore cette explication, du moins en partie. — La vieillesse est froide et sèche. Ceci est vrai et général. — Étant le chaud, le froid, etc. On sait que le distinction de ces quatre qualités naturelles s’est pas d’Aristote. Elle est déjà tout au long dans Hippocrate. — Qu’elles sont d’air. Peut-être cette théorie n’est-elle pas aussi fausse qu’elle le semble d’abord. Il est certain, par exemple, que la graisse pèse moins que la chair dans le corps humain ; et l’on peut supposer que sa légèreté relative vient de l’air même qu’elle contient.
  344. Ainsi que je viens de le dire. Voir la fin du chapitre précédent.
  345. Ceci explique. Cette explication est très ingénieuse ; elle concilie les faits cités dans le précédent chapitre, et qui pourraient paraître contradictoires. — Du côté de la qualité, c’est-à-dire, en chaleur. Il ne paraît pas, du reste, qu’Aristote ait poussé très loin ses comparaisons sur les températures propres des diverses espèces des animaux. Mais on voit qu’il était sur la voie ; et beaucoup de ses observations de physiologie comparée auraient pu le mener à celle-là.
  346. D’autres animaux ont un suc différent de la graisse. Le texte est un peu moins précis, et la tournure de la phrase a même quelque chose d’obscur.
  347. Trop de résidu. Ici la pensée d’Aristote est très générale : dans le paragraphe suivant il la rendra plus particulière ; et, dans un cas comme dans l’autre, elle est parfaitement vraie. Les sécrétions trop abondantes, de quelque genre qu’elles soient, fatiguent et épuisent l’être qui les subit.. — Soit par une maladie qu’il cause. Je crois que la physiologie moderne admettrait parfaitement ces théories et ces distinctions. — C’est d’être contraire. Voir plus haut, ch. 3, § 4.
  348. Voilà pourquoi les animaux lascifs. Observation profonde et parfaitement exacte. — Qui ont beaucoup de sperme. Peut-être serait-il plus exact de dire : « Qui perdent beaucoup de sperme » ; car il n’est pas probable qu’Aristote veuille dire que les individus qui ont beaucoup de sperme, sans d’ailleurs l’émettre fréquemment, vieillissent plus vite que ceux qui seraient moins continents. Mais cette observation est peut-être vraie d’espèce à espèce ; car là où la nature a fait une sécrétion abondante de sperme, le colt est fréquent, et par conséquent la vie est courte. Il faut lire dans Hippocrate, Traité des Maladies, l’article de la Consomption dorsale, pour voir jusqu’à quel point sont exactes pour l’homme les généralités énoncées ici par Aristote. Il faut lire aussi l’excellent ouvrage dans lequel le docteur Lallemand a approfondi ce très vaste et très grave sujet : Des pertes séminales involontaires.
  349. Est sèche aussi. Voir plus haut, § 1.
  350. Plus chaud. Je crois que la physiologie moderne reconnaît aussi ces faits, et qu’elle a constaté qu’en général la température propre des mâles est supérieure à celle des femelles.
  351. Les mêmes animaux. Il faut entendre ceci des espèces plutôt que des individus. — Par la même cause. Voir plus haut, § 2 : peut-être, d’ailleurs, ces faits ne sont-ils pas très exacts. Dans ce qui suit, Aristote justifie et explique cette théorie. — Sont énormes. Cette observation est parfaitement juste.
  352. L’humidité chaude. Voir plus haut, § 1. — Ou qui n’en ont pas. Les insectes, par exemple, sont beaucoup moins nombreux dans les climats froids ; et ils finissent par disparaître tout à fait à mesure qu’on s’avance vers le pôles. — Ils y sont beaucoup plus petits. On sait que ceci est parfaitement vrai
  353. C’est l’être lui-même qui alors se consume. Métaphore aussi vraie qu’ingénieuse, et que la chimie de notre temps ne ferait que confirmer par ses observations sur la nutrition et l’entretien de la vie. — Une grande flamme. Voir plus haut, ch. III, § 6. — Qui est le principe de la digestion. Voir le Traité de l’Âme, II, XV, 16, et III, 3. I, 3.
  354. Humides…. aqueux. Aristote distingue, parce que l’humidité peut être chaude, tandis que l’humidité de l’eau est froide.
  355. Les animaux qui n’ont pas de sang. Voir le Traité de l’Âme, II, IX, 6, n., et plus haut, ch. XV, § 1. — Ni le principe doux. Le seul qui nourrisse, suivant Aristote. Voir le Traité de l’Âme, II, IV, 9, et plus haut, Traité de la sensation et des choses sensibles, ch. IV, § 11. — Les abeilles. Parce que le miel qu’elles secrètent est doux et qu’il les nourrit.
  356. C’est dans les plantes. Voir plus haut, ch. IV, § 2, et ch. V, § 2. — Bien plus même que dans les animaux. Du moins tels que nous les connaissons aujourd’hui ; et Aristote ne pouvait parler que de ceux-là. Quant aux animaux antédiluviens, je crois que la physiologie des fossiles est trop peu avancée pour qu’on puisse rien dire de leur longévité. D’après les principes posés par Aristote sur les rapports généraux des dimensions corporelles à la longueur de la vie, il est probable que ces grands animaux dont on retrouve les débris fossiles devaient vivre très longtemps. Il est remarquable que Buffon, en comparant les végétaux et les animaux, et en empruntant plusieurs traits d’Aristote, n’ait pas touché cette question de la longévité dans ces deux ordres d’êtres. Voir Buffon, t. X, p. 262, édit. de 1831.
  357. Les plantes sont moins aqueuses. Je crois que la chimie moderne pourrait contester cette assertion peu conforme aux faits.
  358. Quant à la longévité naturelle des arbres. On peut rapprocher ceci de ce que dit Buffon, t. X, p. 8 et suiv., édit. de 1831. — Excepté les insectes. Aristote ne veut pas dire que les insectes se rajeunissent comme les arbres ; mais seulement il veut indiquer que les plantes ont avec les insectes des rapports qu’elles n’ont pas avec les autres animaux ; voir le paragraphe suivant. — Leurs rejetons sont constamment différents. Buffon, id., ibid., n’a pas hésité à dire que chaque année le bouton qui se forme est « un petit arbre qui s’ajoute aux autres. »
  359. Ainsi qu’on vient de le dire, au paragraphe précédent. — Ils vivent après qu’on les a divisés. Voir le Traité de l’Âme, I, V, 25 ; II, II, 8, et spécialement I, IV, 18. — Dans toutes ses parties. Voir Buffon, t. X, p. 8, et suiv., édit. de 1831.
  360. Pour les boutures. La remarque pourrait s’appliquer aussi à la greffe.
  361. En quelque sorte. Parce qu’elle n’avait pas une partie, dans le sens où Aristote l’entendait tout à l’heure. Buffon dit à peu près la même chose, t. X, p. 283, édit. de 1831. § 7. — Les mâles. Voir la même observation plus haut, ch. V, § 8. — Se rapproche du nain. Voir le Traité du Sommeil, ch. III, § 10. — Celles qui ont une tête considérable. Mot à mot : « Une tête pesante. » la tête, dans les plantes c’est la racine, comme Aristote l’explique. — Sa tête, c’est la racine. Voir le Traité de l’Âme, II, I, 6, et II, IV, 7, où Aristote établit que les racines, dans la plante, font les fonctions de la bouche et de la tête dans les animaux. Voir aussi le Traité de la Jeunesse et de la Vieillesse, ch. 1, § 6. — Ce sont les arbres dont les racines sont considérables et qui vivent très longtemps. — À la partie inférieure. D’après les théories exposées ici, ce serait la partie la plus éloignée de la terre, celle qu’on appellerait la plus haute. Voir le Traité de la Jeunesse et de la Vieillesse, ch. I, § 2. Il faut remarquer que le palmier, qui, suivant Aristote lui-même, vit très longtemps (voir plus haut, ch. IV, § 2), a cependant ses fruits en haut, tout comme les céréales et les plantes annuelles.
  362. Dans le Traité des Plantes. On sait que le traité qui, sous ce nom, est compris dans les œuvres d’Aristote, n’est pas de lui. Voir plus haut, ch. I, § 2.
  363. La jeunesse et la vieillesse, la vie et la mort. C’est ce qu’Aristote fera dans le petit traité qui suit celui-ci. — Nous aurons fini toutes nos recherches sur les animaux. Ceci ne veut pas dire tout à fait que ces divers traités doivent être nécessairement placés à la suite des ouvrages d’histoire naturelle ; voir plus haut le début du Traité sur le Principe général du Mouvement dans les Animaux.
  364. Les causes de la respiration. Voir le traité suivant, consacré tout entier a l’étude de cette importante fonction. — Dans certaines espèces d’animaux. Il semble que cette restriction n’est pas très-exacte. Tous d’ailleurs l’appareil dont la nature les ait cloués pour cette fonction ; mais Aristote semble ne pas admettre ce principe général ; Traité de l’Ame, I, 15.
  365. La question de l’âme. Dans le Traité de l’Ame. — S’il est impossible que son essence soit le corps, Traité de l’Ame, I, I, 9 et 10, I, V, 1 ; II, II, 44 ; II, I, 4 et 7 ; II, IV, 3. — Dans une certaine partie du corps. Id., II, I, 13. — Dans un de ces corps. On sait que ce corps, ou plutôt cette partie du corps, c’est le cœur, selon les théories d’Aristote ; voir plus haut, le Traité du Principe général du Mouvement dans les Animaux, ch. IX, § 3. — Quant aux diverses parties. Voir le Traité de l’Ame, II, rv, 7 ; III, IX, 2.
  366. Et dont on peut dire qu’ils vivent. Il faut se rappeler qu’en grec le mot qui signifie « vivre » est le radical même du mot qui signifie « animal. » Je n’ai pu conserver cette analogie, parce que dans notre langue « vivre et être animé » ne sont pas des expressions dont le sens soit tout à fait identique. — Un être, par cela seul qu’il vit. Voir le Traité de l’Ame, III, XII, 2, et II, II, 4. — C’est cette faculté. Id., ibid., et I, II, 2. Toutes les théories exposées ici sont parfaitement d’accord avec celles qui sont exposées dans le Traité de l’Ame. — Par sa façon d’être. Voir dans le Traité de l’Ame, III, II, 13, des expressions tout à fait pareilles à celles-ci.
  367. Un sens commun. Voir le Traité de l’Ame, III, II, 1. — Cette partie est le milieu. Voir plus haut le Traité du Principe général du Mouvement, ch. IX, § 3. — Où est la sensation pour nous. Ceci est exact de la vue, mais ne l’est peut-être pas également de l’ouïe et de l’odorat : nous entendons un bruit, et sentons une odeur qui vient de derrière nous.
  368. Le principe qui les nourrit. Voir dans le Traité de l’Ame la théorie de la nutrition, II, IV, 1 et suiv. Cette partie centrale, c’est le cœur. — La partie par laquelle entre la nourriture. C’est pour cela qu’Aristote regarde les racines comme le haut de la plante.
  369. La disposition de ces parties. C’est ce qui depuis a fait dire si souvent que le végétal était un animal renversé. — Le privilège d’avoir sa partie haute. Idée bien des fois répétée, et consacrée définitivement par les beaux vers d’Ovide. — Les racines. Voir le traité précédent, ch. VI, § 7.
  370. Qui sont complets. Qui ne sont pas monstrueux et difformes. — L’une par où, etc. Ces trois parties sont à peu près celles qu’indique déjà Platon dans le Timée, p. 197 et suiv., trad. de M. Cousin.
  371. Tous les animaux qui marchent. Dans cette généralité, les reptiles ne sembleraient pas être compris parmi les animaux qui marchent ; ils y rentrent cependant, comme l’indique la fin de ce paragraphe. Les reptiles ont en eux des parties qui ont la même destination que les pieds et les cuisses dans les animaux plus élevés.
  372. Au centre de ces trois parties, Platon relègue, au contraire, la partie nutritive dans le bas-ventre, où elle semble, en effet, mieux placée ; voir le Timée, p. 199, trad. de M. Cousin. Mais c’est au cœur qu’Aristote rapporte la nutrition et le principe de la vie. — Et aussi par la raison. Àristote ne développe pas cette seconde partie de sa pensée comme il développe la première ; mais l’on comprend qu’il veut dire que la partie nutritive étant vraiment la seule essentielle, du moment qu’elle subsiste, il est tout simple que l’animal continue de vivre. — Beaucoup d’animaux. Voir le Traité de l’Ame, I, IV, 18, et I, V, 36.
  373. En acte cette partie est une. Voir le Traité de l’Ame, id., ibid.
  374. Pour les végétaux. Même remarque. — Il peut sortir plusieurs arbres. Par la bouture, par exemple.
  375. On dira ailleurs, sans doute dans le Traité des Plantes, dont il a été déjà question plus haut, Traité de la Longévité, ch. VI, § 8. — Quand on les sépare du tronc. Le texte est un peu moins précis.
  376. Actuellement une. Voir plus haut, § 4. — Au principe sensible. Voir le Traité de l’Ame, I, V, 36.
  377. Les instruments indispensables, ou les organes. Voir une observation toute pareille dans le Traité de l’Ame, ibid.
  378. Plusieurs animaux soudés ensemble. Métaphore très-ingénieuse qui a été, depuis Aristote, bien souvent employée pour expliquer la nature des polypes et des vers. — Une sorte d’affection analogue, etc. Le texte est plus précis ; mais j’ai dû le paraphraser pour le rendre clair. — Comme les tortues. Ce mit a été vérifié bien des fois depuis Aristote, et sur d’autres animaux encore que les tortues. On peut trouver que toute cette digression, quoique fort intéressante, est un peu longue, et que l’on est bien loin du sujet ; voir plus bas, ch. IV, § 5
  379. De ces faits. C’est-à-dire, de la divisibilité et de la permanence de la vie, même après que la division a eu lieu. Voir le chapitre précédent, § 5 et suiv.
  380. Quand elles viennent de semence. La description que donne Aristote dans ce qui suit est fort exacte. — Toutes les graines ont deux valves. Ceci n’est vrai que des plantes dicotylédones, comme les appelle la botanique moderne. On pourrait aussi comprendre le texte un peu différemment, et la théorie d’Aristote serait alors plus juste : « Dans toutes les graines qui ont deux valves. » Mais cette interprétation serait, grammaticalement, peut-être un peu forcée.
  381. Le principe du rameau. Quand il s’agit de la greffe. — Et en est en même temps le centre. Quand il s’agit de bouture. — Enlever le tronc. Si l’on veut faire une bouture. — Ou y insérer le sujet. Si l’on veut faire une greffe. — Le rameau. Dans la greffe. — Ou les racines. Dans la bouture. — On peut trouver que tout ce paragraphe est un peu embarrassé.
  382. Dans les animaux qui ont du sang. Après avoir rappelé les phases principales du développement des végétaux, Aristote passe au développement des animaux ; voir plus haut, § 1. — C’est le cœur qui se développe d’abord. Voir le Traité des Parties des Animaux, liv. ch. IV, au début, et Traité de la Génération des Animaux, II, 6. La physiologie moderne a constaté les mêmes faits. — Les faits que nous avons observés. On voit qu’Aristote savait observer les choses d’aussi près qu’on a pu le faire plus tard ; et c’est évidemment du fœtus qu’il veut parler ici. Ses recherches sur la formation de l’œuf ont été très-admirées de Buffon, t. X, p. 334, 381, 859, édit. de 1831, quoique Buffon même n’ait pas toujours su lui rendre pleine justice, p. 340, îd. — Antérieurement. Il semblerait, d’après ceci, que le traité actuel, ainsi que quelques-uns de ces opuscules, devrait venir après les grands ouvrages d’histoire naturelle ; voir plus haut le Traité dit Principe général du Mouvement dans les Animaux, ch. I, § 1. — Des Parties des Animaux. Voir ce traité, liv. III, ch. IV, p. 665, § 34, édit. de Berlin. — La nourriture définitive. Ce n’est, en effet, que sous cette forme dernière que les aliments contribuent réellement à la nutrition.
  383. Le cœur est la pièce principale. Voir le Traité des Parties des Animaux, liv. III, ch. IV, sur le rôle qu’Aristote donne au cœur. — L’âme sensible et nutritive. Id., liv. III, ch. I, p. 647, a, 28, édit. de Berlin, III, III, p. 665, a, 12. — Comme le médecin n’agit qu’en vue de la santé. Cette comparaison, toute juste qu’elle peut être, paraît ici un peu singulière, parce que rien ne l’amène.
  384. Le principe souverain de toutes les sensations. Voir les citations diverses faites dans le paragraphe précédent, et qui se rapportent à cette théorie d’Aristote sur le rôle du cœur. — L’organe commun. Voir dans le Traité de l’Ame, liv. III, ch. II, la théorie du sens commun. — Ce sont le goût et le toucher. Quelques commentateurs ont voulu trouver des raisons anatomiques pour justifier cette théorie d’Aristote, et ils ont prétendu que la névrologie pouvait la confirmer. Il est peu probable qu’Aristote s’appuie ici sur des motifs aussi profonds. La forme même de son expression semble indiquer qu’il s’en tient à des faits plus vulgaires ; il pense sans doute aux défaillances, aux syncopes, aux nausées que causent certaines impressions du goût et du toucher. Il rapporte au cœur tous ces phénomènes, ainsi que les sens qui les éprouvent. — Peuvent aussi communiquer leur mouvement. L’anatomie démontre, au contraire, très-clairement que ceci n’est pas exact. Si dans cette portion de la phrase l’expression d’Aristote pouvait laisser le moindre doute sur une pensée qu’il a d’ailleurs tant de fois exprimée, la phrase suivante serait de nature à trancher toute incertitude. Platon, ainsi qu’Hippocrate, est bien plus dans le vrai, en donnant au cerveau le rôle considérable qu’Aristote accorde ici au cœur. Descartes a peut-être aussi partagé, jusqu’à un certain point, cette erreur. Voir le paragraphe suivant. — Mais ces deux sens. Le goût et le toucher.
  385. Toutes les doctrines exprimées dans ce paragraphe sont parfaitement d’accord avec celles qui sont exposées dans le Traité de l’Ame sur le rôle de la sensibilité, et dans les autres parties du présent traité et de ceux qui le précèdent.
  386. Se rendent-ils évidemment au cœur. Voir plus haut, § 6. Deux sens, suivant Aristote, se rendent au cœur : c’est le toucher et le goût. — Quelques philosophes. C’est Hippocrate et surtout Platon ; voir le Timée, p. 197, trad. de M. Cousin. — Dans un traité différent. Voir le Traité des Parties des Animaux, liv. IV, ch. X, p. 686, édit. de Berlin.
  387. Que c’est dans le cœur. Voir plus haut, § 5. Du reste, Platon avait devancé Aristote dans ces diverses théories, vraies ou fausses. Le cœur est aussi pour lui le principe des veines et de la nutrition ; voir le Timée, p. 198, trad. de M. Cousin ; mais il n’en fait pas le centre de la sensibilité. — Qui fait croître…. qui nourrit. C’est un seul et même principe ; voir le Traité de l’Ame, II, XV, 8 et 13.
  388. La nature tâche toujours. Principe des causes finales, qu’Aristote a toujours invoqué, et dont l’usage l’a souvent aidé à comprendre et à expliquer parfaitement la nature ; voir le Traité de l’Ame, II, IV, b ; III, IV,6, et III, XII, 3. — Qui élabore définitivement. Voir plus haut, au chapitre précédent, § 1 : c’est le sang qui est la nourriture définitive du corps. — Et celui qui la reçoit. Ces expressions semblent désigner la bouche et tout l’appareil supérieur de la nutrition. Quelques commentateurs ont cru, au contraire, qu’elles désignaient les intestins et le bas-ventre. — De cette union. Le texte est moins précis.
  389. Diffère de la chose dont il se sert. C’est presque la phrase même de Bossuet, voulant démontrer la distinction de l’âme et du corps : « Il n’y a rien de plus différent de celui qui se sert de quelque chose, que la chose même dont il se sert. » Traité de la Connaissance de Dieu et de soi-même, p. 73, a, édit. de 1836. — Et de même…. de cette chose. Certaines éditions paraissent n’avoir pas eu cette phrase : l’édition de Berlin ne donne pas de variante.
  390. Si donc l’animal. Voir le chapitre précédent, § 3, et le Traité de l’Ame, II, II, 4. On peut remarquer, du reste, dans ce paragraphe comme dans le suivant, des idées déjà répétées plusieurs fois ; et Aristote ne semble pas ici très-fidèle à sa concision ordinaire. Léonicus dit avec raison : « Multus et fere nimius. »
  391. Grâce à cette chaleur naturelle. Voir le Traité de l’Ame, II, IV, 16, et I, II, 23. — Qui est en quelque sorte brûlante. Voir une pensée toute pareille dans le Timée de Platon, p. 198, trad. de M. Cousin.
  392. Ce paragraphe n’est qu’une répétition assez peu utile de ce qui précède. — Le foyer qui entretient. Le texte dit simplement : « La conservation de cette chaleur. » Le contexte autorise la métaphore dont je me suis servi.
  393. Il est étouffé. J’ai dû prendre cette expression pour mieux faire sentir la distinction qu’établit ici Aristote. — C’est la vieillesse. Aristote revient au sujet même de ce traité ; mais il y revient bien brusquement, et il le quitte de nouveau bien vite. Voir des théories analogues sur le feu, Traité de la Respiration, ch. VIII, § 6.
  394. Il y a destruction du feu. Par une cause violente, et qui lui est, en quelque sorte, étrangère. — S’éteint de lui-même. C’est le sens propre de l’expression grecque. — L’évaporation. Voir plus haut le Traité du Sommeil, ch. III, § 4.
  395. S’éteint de lui-même. Suivant la distinction faite par Aristote au § 1. — Et subsiste par elle-même. Indépendamment du grand foyer dans lequel on la place, tandis que dans le premier cas, on doit supposer que le plus petit feu s’alimente, comme le premier, par l’air qui l’entretient. La différence doit, du reste, sembler trop peu marquée. — La plus petite. J’ai ajouté ces mots qui me semblent indispensables, ainsi qu’à quelques commentateurs. On lèverait toute difficulté en traduisant : « Dans sa flamme, » et en faisant rapporter ceci à la lampe. — Ce mouvement. Le texte est moins précis que n’a dû l’être ma traduction.
  396. Un certain refroidissement. C’est par des raisons analogues que Platon explique dans le Timée la nature et le rôle du poumon, p. 198, trad. de M. Cousin. Aristote reproduira d’ailleurs ceci avec plus de développements dans le Traité de la Respiration.
  397. Un exemple bien simple. Le fait décrit ici par Aristote est très-exact, bien qu’il n’en dise pas la cause vraie, tout en paraissant cependant plusieurs fois la soupçonner. Il entrevoit le rôle que joue l’air, sans le lui attribuer d’une manière très-précise. — Un étouffoir. Ce mot de notre langue est une traduction exacte du mot grec — De respirer. Cette métaphore même prouve à elle seule qu’Aristote comprend la nécessité de l’air pour l’entretien de la combustion. — Grâce à l’air extérieur. Je crois pouvoir comprendre ainsi ce passage ; les commentateurs comprennent, en général, que le feu résiste à l’air extérieur ; c’est qu’ils mettent au datif ce que je crois pouvoir mettre à l’ablatif.
  398. Dans les Problèmes. Léonicos a remarqué avec raison qu’on ne trouvait rien de pareil dans les Problèmes, tels qu’ils nous sont parvenus. Aristote se sert d’ailleurs ici du mot même qui fait le titre actuel de ce traité. Plus haut, il a employé un mot différent ; voir plus haut, Traité de la Mémoire, ch. II, § 2, et Traité du Sommeil et de la Veille, ch. II, § 14. — Plus longtemps. Que si on ne le couvrait pas.
  399. Ainsi que nous venons de le dire. Voir plus haut, ch. II, § 4 et suiv. — Et dans le milieu qui les entoure. Le texte est un peu moins précis. — Dans le premier moment qu’on l’ingère. Aristote déduit sans doute cette théorie de l’observation ai souvent faite du frisson qu’on ressent après les repas, et avant que la digestion ait complètement commencé. L’explication qu’il donne de ce phénomène n’est pas très-exacte ; il est plus probable que ce refroidissement momentané tient à l’afflux considérable du sang vers l’estomac, qui en a besoin dans ce pénible travail.
  400. Sa chaleur naturelle. J’ai ajouté ce dernier mot, que justifie tout le contexte. — De marasme. Peut-être ce mot ne s’applique-t-il pas très-bien aux plantes. — Un coup de soleil. C’est la traduction littérale de l’expression grecque. — Des pierres d’une certaine espèce. Léonicus rapporte des passages de Théophraste et de Virgile qui rappellent ce fait : c’est une pratique encore employée aujourd’hui très-fréquemment.
  401. Dans quelques développements. C’est l’objet du Traité de la Respiration ; mais on voit que le présent traité n’aura guère justifié son titre : il n’a point exposé avec les détails nécessaires ce que sont la jeunesse et la vieillesse, la vie et la mort. On pourrait croire qu’Aristote y revient dans le traité suivant, qui a des liens si étroits avec celui-ci ; mais il n’en dit encore que quelques moto insuffisants, quoique profonds, dans le ch. XVIII du Traité de la Respiration, admirable d’ailleurs à tant d’égards.
  402. Parmi les naturalistes. On verra par la suite de ce traité qu’Aristote entend surtout parler ici d’Empédocle, de Démocrite, d’Anaxagore et de Platon. — À quelle fin. Platon, en particulier, a traité cette question ; et l’accusation générale portée ici ne peut l’atteindre. Sa solution est absolument la même que celle d’Aristote ; voir le Timée, p. 188, trad. de M. Cousin. — Que tous les animaux respirent. Il semble bien qu’en ceci les naturalistes dont parle Aristote ne se sont pas trompés ; mais c’est qu’Aristote entend sans doute qu’ils ont cru que tous les animaux respirent par des poumons, c’est-à-dire tous de la même manière : ce qui, en effet, n’est pas exact ; voir plus bas, § 2 et 4. — Pour ne pas avoir l’air. On dirait qu’Aristote prévoyait les reproches qui pourraient lui être plus tard adressés, pour cette partie de ses travaux où il expose les théories de ses devanciers. On sait quelle a été sur ce point la violence des attaques de Bacon, par exemple ; voir la préface à ma traduction de la Logique, p. CXIX.
  403. Tous les animaux qui ont des poumons respirent. Ceci montre dans quel sens Aristote a blâmé ses devanciers au paragraphe piment ; voir aussi plus bas, § 4. — Et est spongieux. Peut-être l’expression dont se sert ici Aristote n’est-elle pas assez spéciale. Le poumon peut passer pour spongieux, même dans les animaux où il est plein de sang, comme dans l’homme. La force de leur corps. C’est la traduction littérale : peut-être eût-il mieux valu dire : « Les dimensions. » — Comme le genre grenouille. Voir quelques détails sur l’œuf des grenouilles, Traité de la Génération des Animaux, liv. III, ch. III, p. 734, a, 25, édit. de Berlin, et Histoire des Animaux, II, ch. XIII, à la fin. — Ne peut recevoir l’eau comme le font les poissons, par les branchies ; voir plus loin, ch. X.
  404. Parce qu’ils ont une chaleur plus considérable. Dans le système d’Aristote, la respiration ne sert qu’à refroidir l’animal et à le faire vivre, en tempérant sa chaleur naturelle.
  405. Aucun qui respire. Voir plus haut, §§ 1 et 2. Il n’y a donc entre Aristote et quelques autres naturalistes qu’une différence de termes. Les branchies sont un appareil qu’il ne faut point confondre avec le poumon ; mais elles servent comme lui à la respiration.
  406. Et quelques autres. Le paragraphe suivant nomme Anaxagore et Diogène (d’Apollonie). — Respirent. Comme l’homme, à l’aide de poumons. Dans un ouvrage savant et très bien fait, intitulé : « Antiperipatias, de respiratione piscium diatriba, » Amsterdam, 1661, Marc. Aurel. Severinus a combattu les opinions d’Aristote et défendu celles de Démocrite, de Diogène et d’Anaxagore.
  407. Diogène, d’Apollonie. — Que pour les poissons et pour les coquillages. Il serait curieux de savoir comment ces deux philosophes expliquaient la respiration chez ces animaux, s’ils admettaient qu’elle s’y fait comme dans l’homme ; aussi Aristote explique-t-il leurs théories en quelques mots dans les deux paragraphes suivants. Il exposera lui-même une théorie de la respiration chez les poissons, ch. X et suiv.; voir plus bas.
  408. Respirent en humant l’air. Cette opinion d’Anaxagore est encore celle du vulgaire, parce qu’en effet cette explication est celle qui se présente tout d’abord. — Qui vient alors dans leur bouche. Quand l’eau en a été expulsée par le mouvement des branchies. Mais, dans cette théorie, il semble qu’il faudrait toujours que les poissons fussent à la surface de l’eau pour se mettre en rapport avec l’air extérieur. Or, évidemment, les poissons ne viennent que rarement à la surface ; il fallait donc supposer que l’air est aussi dans l’eau, pour que les poissons y puissent respirer. De là l’explication de Diogène, qu’Aristote rappelle au paragraphe suivant. Elle semble déjà un peu plus avancée que celle d’Anaxagore.
  409. Diogène suppose qu’il y a de l’air dans l’eau. Et il semble, par conséquent, qu’Anaxagore ne le supposait pas, et qu’il croyait que les poissons respirent l’air extérieur directement.
  410. L’expiration et l’aspiration. Cette observation est parfaitement juste ; mais d’après le peu qu’Aristote dit ici des théories qu’il examine, on ne sait si sa critique est fondée. — À respirer. Il semble qu’il faudrait « aspirer » au lieu de « respirer. » Les manuscrits ne donnent pas de variante, ils expirent l’air. Il faudrait « ils aspirent, » à ce qu’il semble, pour que l’opposition fût complète ; mais les manuscrits ne donnent point ici non plus de variante. — Et respirent. Même remarque. Mais on peut croire qu’Aristote fait exprès de se conformer en ceci au langage peu exact des philosophes qu’il critique. — De respirer et d’expirer. Ici encore il faudrait « aspirer » et non « respirer. » Du reste, la confusion est aussi facile en grec que dans notre langue ; et l’on peut supposer que les copistes l’auront commise, comme on la commet à tout instant dans le langage. — Et qu’aucun d’eux ne puisse expirer. Voilà l’objet principal de la critique d’Aristote. Dans les théories d’Anaxagore et de Diogène, on voit bien comment se fait l’inspiration, mais on ne voit pas comment se fait l’expiration : ils ont donc supprimé la moitié des choses, comme le dit Aristote au début du § 5.
  411. Tirent l’air de leur bouche. En admettant l’explication donnée par Anaxagore ; voir au chapitre précédent, § 3. — Ou de l’eau avec leur bouche. Suivant l’explication de Diogène, id., § 4. — Ils n’ont pas d’artère. De trachée-artère qui porte l’air aux poumons.
  412. Et qui tirent leur souffle. Pour inspirer l’air extérieur. — De l’organe. Mot à mot : « De la partie. » — Ils ne meuvent que les branchies. Ceci est une observation très délicate.
  413. Du poumon. J’ai ajouté ces mots que le contexte me semble justifier. — Ils n’ont pas en eux la moindre parcelle d’air. C’est la conclusion à laquelle Aristote veut arriver ; et l’argument qu’il donne ici est encore très ingénieux ; la physiologie moderne peut très bien en tenir compte.
  414. Tel qu’on l’explique. C’est-à-dire tel que l’expliquent Anaxagore et Diogène. — Tirent l’air de l’eau environnante. Comme le veut Diogène d’Apollonie. — Aussi l’air de leur bouche. Comme le veut Anaxagore ; voir au chapitre précédent, §§ 3 et 4. — Cette dernière supposition. Celle qui se rapporte aux hommes et aux animaux qui ont des poumons. — Cette objection est à peu près aussi décisive que les précédentes.
  415. Si les poissons respirent. Comme les hommes et les autres animaux. — Bâiller, ou palpiter. — Ce n’est certes pas par privation de nourriture. Il est probable qu’Aristote fait ici allusion à quelque théorie où cette explication avait été donnée : il ne semble pas, d’après ce qui suit, qu’on puisse la rapporter à Diogène. — Dans l’air ils prennent trop d’air. La répétition est dans le texte. — Pour les animaux terrestres. Objection analogue à celle du paragraphe précédent.
  416. Si tous les animaux respirent. Comme le veut Démocrite et d’autres naturalistes ; voir plus haut, ch. II, § 1. — Comme les insectes. Voir l’Histoire des Animaux, IV, VII, p. 331, b, 31, édit, de Berlin. —— Les scolopendres. Aristote cite encore le même fait, Traité de la Marche des Animaux, ch. VII, p. 707, a, 30, id. Voir les notes de Schneider, Histoire des Animaux, t. I, p. 227, et t. II, p. 172.
  417. Les organes intérieurs des animaux. Aristote avait le droit de faire cette critique, parce qu’il avait lui-même beaucoup disséqué et fait des traités d’anatomie, comme le prouvent et toute son histoire naturelle, et le catalogue de Diogène de Laërce. — A toujours un but. Principe des causes finales dont Aristote a fait un si vaste et si heureux usage. — Dans quelle vue…, observé cette fonction. Il est impossible de mieux marquer comment le raisonnement et l’observation peuvent mutuellement s’aider, dans l’observation de la nature.
  418. Il prétend bien. Démocrite a fait plus que les deux naturalistes dont Aristote vient de parler ; mais, suivant lui, il n’a pas encore fait assez. — Il n’a pas dit précisément. Il semble que la critique d’Aristote est ici un peu sévère, à moins qu’il ne veuille attaquer en général la théorie toute matérialiste de Démocrite, qui ne reconnaissait pas d’intelligence dans la nature. — Ne touche rien. Traduction littérale du texte, qui a la même métaphore que nous avons dans notre langue. Il faut voir, sur cette opinion de Démocrite, l’analyse détaillée qu’en donne Aristote, Traité de l’Âme, I, II, 3. Il attribue, du reste, également à Leucippe. — De cette cause. De la cause pour laquelle la respiration a été donnée aux animaux.
  419. L’âme et la chaleur. Dans le Traité de l’Âme, id., ibid., Aristote dit que Démocrite confond la vie et le souffle. — De ses sphéroïdes. Le texte dit simplement : « Des sphéroides ; » voir le Traité de l’Âme, id., ibid. — Et les écrase…. un secours. Aujourd’hui que l’on connaît la pesanteur de l’atmosphère dans laquelle vivent les animaux, on peut trouver que cette opinion de Démocrite est au fond parfaitement vraie. Sans l’air qui est dans l’intérieur du corps des animaux, ils seraient écrasés par l’effroyable pression du milieu qui les entoure. — L’âme ne s’échappe. Voir le Traité de l’Âme, id., ibid.
  420. Voilà, selon lui. Aristote ne semble pas rejeter tout à fait cette explication de Démocrite : il faut remarquer qu’elle a plus d’un rapport avec la fameuse définition de la vie telle que l’a donnée Bichat : « l’ensemble des forces qui résistent à la mort. » — Expirer. Ce mot, dans toutes les langues, a été synonyme de mourir ; et en ceci la théorie de Démocrite est vraie encore.
  421. Mais de vieillesse. Il semble, au contraire, que la théorie de Démocrite explique assez bien la mort naturelle. La critique d’Aristote est peut-être plus juste en ce qui concerne la mort violente. Ce phénomène. Soit de mort naturelle, soit de mort violente.
  422. Que Démocrite fait venir du dehors. J’ai dû ici paraphraser le texte pour le rendre clair, et tout ce qui précède justifie le développement que j’ai cru pouvoir admettre. Voir plus haut, § 9. — Et du mouvement. On peut comprendre qu’il s’agit, soit de la locomotion en général, soit du mouvement particulier qui constitue la respiration. Il semble que ce dernier sens est ici préférable. — La moindre violence. Comme le supposent les théories de Démocrite. — De croire, à la fois. Les deux faits qu’Aristote trouve ici contradictoires sont cependant réels tous les deux ; et ils tiennent l’un et l’autre à l’élasticité de l’air. — Tels sont à peu près. Bien qu’Aristote se soit étendu sur les théories de Démocrite plus que sur les précédentes, on peut trouver que cette exposition n’est pas encore assez développée pour être parfaitement claire.
  423. Ce qui a été dit plus haut. Voir plus haut, ch. I, § 1 ; ch. II ; § 1 ; ch. III, § 6. — Ne respirent pas. Il faut toujours sous-entendre : « Comme les hommes et les animaux qui ont des poumons. » — La mort, en général. Voir plus haut, § 4.
  424. Si l’on en croyait Démocrite. J’ai dû ajouter ce membre de phrase pour rendre toute la force de l’imparfait dont se sert Aristote, et qui se rapporte aux théories de Démocrite qui viennent d’être exposées. — Cette compression intérieure des atomes sphériques que nous retenons en nous.
  425. C’est tout le contraire qui arrive. Il y a ici une idée intermédiaire de sous-entendue, et dont la suppression nuit à la clarté de ce passage : « Il faudrait donc que la respiration fût plus nécessaire dans le froid que dans la chaleur ; or, c’est tout le contraire, etc. » Pierre d’Auvergne, dans son commentaire donné parmi les œuvres de saint Thomas, rétablit cet intermédiaire, et il a raison. — On peut, du reste, trouver que cette dernière partie de la réfutation n’est pas très satisfaisante ; et Léonicus a pris le parti de Démocrite contre les critiques d’Aristote, et quelquefois avec succès. Voir plus haut, ch. II, § II.
  426. L’impulsion circulaire. Le substantif dont se sert ici Aristote n’est pas emprunté, comme on pourrait le croire, à Platon : Platon n’a que le verbe et non point ce nom spécial. — Dans le Timée, Voir la traduction de M. Cousin, p. 215 et suiv. — Autres que l’homme. Ceci est vrai : la théorie de Platon n’explique que l’organisation humaine, bien que le Timée prétende à rendre compte de l’univers.
  427. Tout imaginaire. Ce mot n’est pas plus fort que celui dont se sert Aristote. — La chaleur sortant au dehors. Ces détails ne sont pas ici très exactement présentés, bien que le fond de l’exposition soit fidèle ; voir le Timée, p. 216 et 217, trad. de M. Cousin. — De cette façon, aspire et expire. Id., p. 216, ibid.
  428. L’expiration est antérieure. Le motif donné en faveur de cette théorie peut ne pas sembler très solide. — A l’aspiration. Après ces mots, l’édition de Berlin ajoute : « Or, c’est tout le contraire qui a lieu, » phrase que retranchent plusieurs manuscrits ; les commentateurs l’omettent aussi, parce qu’au début de la phrase ils ont cru que, dans le système de Platon, l’inspiration était antérieure à l’expiration. Cette leçon n’est pas admissible ; et en gardant le texte entier de l’édition de Berlin, la pensée est fort claire. Reste à savoir si la théorie qu’Aristote prête ici à Platon lui appartient bien réellement ; on peut en douter.
  429. N’ont pas dit dans quel but. Peut-être cette nouvelle critique n’est-elle pas non plus très juste contre les théories de Platon.
  430. Il est, en outre, absurde. On ne voit pas trop à quelle partie du Timée Aristote veut faire ici allusion : dans l’ouvrage de Platon, il n’y a rien de pareil ; mais peut-être cette opinion appartient-elle non pas à Platon lui-même, mais à quelques-uns de ses disciples, dont Aristote semble avoir voulu parler quand il dit dans le paragraphe précédent : « Ceux même qui soutiennent cette théorie. »
  431. Que la respiration. Il faudrait, ce semble., « l’inspiration ; » mais les manuscrits ne donnent pas de variante. — Soit l’entrée de la chaleur. Il ne semble pas non plus que ceci s’adresse à Platon : dans le Timée, p. 198, il dit positivement que le poumon a pour but de rafraîchir toute l’organisation ; et de plus, p. 218, il dit que l’air qui vient du dehors s’échauffe à l’intérieur, tandis que celui qui sort se refroidit. Il paraît que les opinions de Platon sont en ceci tout à fait d’accord avec celles d’Aristote, qui cependant les combat.
  432. On ne peut pas admettre non plus. Léonicus pense, peut-être avec raison, qu’il ne s’agit plus dans ce chapitre de Platon ; et, en effet, on ne retrouverait que difficilement dans le Timée des opinions analogues à celles qu’Aristote réfute ici. Peut-être s’agit-il du passage où Platon dit que l’air extérieur tombe sur le feu intérieur et s’échauffe : p. 218., trad. de M. Cousin. — Du combustible qu’on met sur le feu. La chimie organique, au contraire, a, de nos jours, essayé de prouver, que la respiration n’était pas autre chose qu’une combustion.
  433. Nous répéterons. Voir plus haut, ch. V. § 1, et ch. II, § 1. L’objection d’Aristote ne paraît pas ici très concluante ; car rien n’empêche de répondre que la respiration se fait chez les autres animaux qui ont des poumons comme chez l’homme, et qu’elle y joue le même rôle ; et quant à ceux qui n’en ont pas, Aristote a déjà plusieurs fois signalé cette lacune dans les théories qu’il combat. Tous ils possèdent une chaleur vitale. Voir le Traité de l’Âme, I, II, 23 ; II, IV, 16, et III, 1, 3. La chaleur est indispensable à la digestion.
  434. Plutôt de la nourriture. Id., ib.
  435. Un même organe. Ici encore on peut trouver que l’objection ne suffit pas ; car elle s’applique non pas seulement aux théories critiquées, mais encore à celle qu’on prétend y substituer. C’est toujours la bouche avec les narines qui reste l’organe unique pour l’inspiration et pour l’expiration. Dans le Timée, Platon semble distinguer deux issues ; et, par conséquent, la réfutation d’Aristote s’adresserait à d’autres ; voir le Timée, p. 217, trad. de M. Cousin. — Dans les autres fonctions. Dans les fonctions autres que la respiration.
  436. Le but de cette fonction. Voir plus haut, ch. IV, § 1, le même reproche adressé à Démocrite, et ch. V, 5 4, à Platon ou à ses disciples. — Tous les animaux respirent. Voir le début même de ce traité : c’est le point spécial qu’Aristote veut traiter et faire bien comprendre, dans toute cette discussion.
  437. Par les narines…. par l’artère. On sait que c’est une seule et même respiration, puisque les fosses nasales communiquent avec la gorge ; mais dans ce passage, Aristote semblerait croire que la respiration par le nez est différente. Évidemment, c’est ici l’expression seule qui est insuffisante, comme le prouve la suite ; voir plus bas, § 8.
  438. Dans d’autres ouvrages. Par exemple, le Traité de la Sensation, etc., ch. V. §§ 9-15 ; dans l’Histoire des Animaux, il n’est pas question de cette fonction, non plus que dans le Traité des Parties des Animaux.
  439. Empédocle ajoute. Aristote ne fait guère ici qu’analyser les vers d’Empédocle qu’il va citer plus bas. — La respiration, c’est-à-dire, pour parler plus exactement : « L’inspiration. » Aristote se conforme, du reste, à l’expression même d’Empédocle, tout inexacte qu’elle est ; voir le premier des vers cités au paragraphe suivant.
  440. Des clepsydres. Ces vers d’Empédocle ont un double mérite qu’il convient de remarquer. Il fallait une grande habileté de style pour décrire en vers un phénomène aussi compliqué, et le décrire d’une manière complète et très intelligible. En second lieu, l’explication donnée est très juste. Dans les clepsydres, et dans tous les instruments de ce genre, c’est l’air qui, comprimé ou laissé en liberté, permet ou défend à l’eau d’entrer dans le vase. Aujourd’hui les notions de physique sont très répandues ; au temps d’Empédocle elles étaient fort rares, et par conséquent très précieuses. — Il semblerait, par un passage d’une lettre de Descartes (t. VI II, p. 36, édit. de M. Cousin), que de son temps on se servait encore des clepsydres décrites par Empédocle. Je ne sais si on les connaît encore de nos jours ; mais, en tout cas, il serait à regretter qu’un instrument aussi ingénieux et aussi simple fût perdu. — À la surface du corps. Le texte dit : « Au corps extrême. » — En résonnant. C’est le sifflement que, dans certains cas, font entendre les narines. — Au dedans du vase. Ce détail seul prouverait qu’Empédocle a parfaitement compris ce phénomène. — La résistance de l’air. Même remarque. — L’air du dehors qui veut s’introduire. ld. — Cet isthme retentissant. L’expression peut paraître un peu prétentieuse, pour dire que l’eau fait du bruit, en s’échappant par les trous du vase.
  441. Ainsi que nous le disions, plus haut, § 2. — En harmonie avec les faits. Excellent principe qu’Aristote n’a pas cessé de pratiquer, et que Bacon n’a fait que renouveler au XVIIe siècle.
  442. C’est tout le contraire. Il semble bien, en effet, que dans ses théories à demi poétiques, Empédocle a confondu l’inspiration et l’expiration, et qu’en croyant décrire l’une, il ne s’est pas aperçu que c’était l’autre qu’il décrivait. — Se soulèvent les soufflets dans les forges. L’observation dit mouvement seul des côtes dans l’acte de la respiration devait mener assez naturellement à cette comparaison, qui est très juste ; voir plus loin, ch. XXI, § 2. — L’action de la chaleur soit de soulever. Parce qu’en effet la chaleur dilate. — Par un même trou. Ceci n’est peut-être pas tout à fait exact ; car le soufflet prend aussi de l’air par le trou qui lui sert à le rejeter.
  443. Une grande erreur. Voir plus haut, § 2.
  444. Telles sont donc…. jusqu’à présent. On sait que c’est la méthode d’Aristote d’examiner les théories de ses devanciers avant d’exposer les siennes. Voir le premier livre de la Métaphysique, le second de la Politique, le premier du Traité de l’Âme, et particulièrement dans ce dernier traité, I, II, 1, où Aristote donne les motifs de la méthode qu’il adopte.
  445. Antérieurement. Voir plus haut, ch. V et ch. VI, § 2, et Traité de l’Âme, I I, II, 23 ; II, IV, 16 et III, I, 3. — La digestion…. sans chaleur. C’est le motif qu’Aristote a déjà donné dans le Traité de l’Âme, II, IV, 16. — Le feu est, en effet, l’instrument universell. Aristote semble avoir incliné à une opinion un peu contraire dans le Traité de l’Âme, II, IV, 8.
  446. Premier…. première…. premier. Toutes ces répétitions sont dans le texte. — La première âme, l’âme nutritive. Voir dans le Traité de l’Âme, II, IV, la théorie de la nutrition. L’âme nutritive est appelée la première, parce que la nutrition est indispensable à toutes les autres facultés, tandis qu’elle peut au contraire se passer d’elles.
  447. Les animaux qui n’ont pas de sang. Voir le Traité de l’Âme, II, IX, 6, n : ces animaux, dans les théories d’Aristote, sont les insectes, les mollusques, etc.
  448. C’est la nature du sang. Voir plus haut la même idée, Traité du Sommeil et de la Veille, ch. III, § 2 — Car l’un est fait pour l’autre. L’expression n’est peut-être pas très exacte ; mais l’idée n’en est pas moins claire. — Le principe des veines. On sait que c’est la théorie développée par Aristote, mais qui est déjà dans le Timée de Platon ; voir le Timée, p. 198, trad. de M. Cousin ; et, dans Aristote, le Traité des Parties des Animaux, liv. III, où le ch. IV tout entier est consacré au cœur : voir aussi plus haut, Traité du Mouvement des Animaux, ch. IX, § 3. — Les veines traversent le cœur. Même observation dans le Traité des Parties des Animaux, liv. III, ch. IV, p. 666, a, 30, édit. de Berlin. — Par l’anatomie. Je crois que la science moderne admet encore ces théories : le cœur peut être considéré, en effet, comme le principe de toute la circulation du sang, artères et veines. Ce passage, du reste, prouve avec une foule d’autres qu’Aristote devait avoir poussé assez loin les recherches anatomiques.
  449. Dans le Traité de l’Âme, I, V, 27, et II, II, 4. — Sans le feu naturel. Indispensable à la digestion ; voir plus haut, § 1.
  450. Plus haut, Traité de la Jeunesse et de la Vieillesse, ch. V, § 1. — Et par des choses inanimées. Quelques commentateurs ont cru qu’il s’agissait ici des plantes qu’Aristote appellerait des êtres inanimés. Ceci est peu probable, puisque Aristote donne formellement une âme aux plantes, l’âme nutritive ; voir le Traité de l’Âme, I, V, 27 ; II, II, 3, et II, III, 2. On pourrait croire aussi qu’Aristote veut parler des corps en combustion ; mais je préfère interpréter tout ce passage dans le sens que je lui donne. Il n’est alors question que du feu naturel qui fait vivre l’animal, et qui peut être détruit soit par une cause naturelle, comme le froid, soit par une cause volontaire, comme la blessure faite par un être animé. Il me semble que cette interprétation, que ne repousse pas la grammaire, lève toutes les difficultés et rend la pensée très claire.
  451. Se consume et s’éteint lui-même. J’ai dû mettre deux mots au lieu d’un, pour bien faire comprendre toute la portée de l’expression grecque.
  452. Un certain refroidissement. C’est le rôle qu’Aristote va donner à la respiration. Platon l’avait déjà indiqué dans le Timée, p. 198, trad. de M. Cousin.
  453. Qui sont très petits. Les insectes, par exemple. — De ce genre de destruction. D’extinction naturelle. — Dans l’un ou l’autre sens. L’expression d’Aristote est ici assez obscure, comme le remarque Léonicus. « L’un ou l’autre sens » veut dire qu’il faut très peu de chose, soit pour conserver ces êtres, soit pour les détruire.
  454. Qui vivent plus longtemps. Au paragraphe suivant Aristote cite les abeilles, les guêpes, les cigales, etc.
  455. Les scarabées, peut-être les bannetons. Schneider, dans son édition de l’Histoire des Animaux, I, V, 4, n’explique pas à quel animal s’applique spécialement le nom qu’emploie ici Aristote. — Le choc de l’air intérieur contre la membrane. Le texte dit seulement : « Le choc » ou frottement. Cette explication, du reste, est exacte ; et le bourdonnement de ces insectes ne tient pas, comme on le croit vulgairement, au frottement des ailes l’une contre l’autre. Pour s’en convaincre, il suffit de tenir une cigale par les ailes ; son bourdonnement n’en continue pas moins ; voir l’Histoire des Animaux, liv. IV, IX, 2, édit. de Schneider, et le Traité du Sommeil et de la Veille, ch. II, § 11.
  456. Une légère pellicule sur des chalumeaux. On reconnaît ici le mirliton. — § 5. Celles des cigales qui sont chantantes. Voir l’Histoire des Animaux, IV, IX, 2, édit. de Schneider.
  457. Antérieurement. Plus haut, au § 4.
  458. Ce qu’on nomme étouffement. Voir plus haut, ch. VIII, §§ 6, 7, 8.
  459. Ne respirent pas. Voir plus haut, §§ 2 et 4, et l’Histoire des Animaux, liv. IV, ch. IX, au début. — Très longtemps. Ceci est exact ; mais il faut ajouter cependant qu’ils finissent par y mourir, même sans que les liquides aient les températures extrêmes dont parle Aristote, comme il le remarque d’ailleurs lui-même au paragraphe suivant. — L’humidité qui est dans leur corselet. Voir plus haut, § 2.
  460. Qui n’ont pas de sang. Dans les théories d’Aristote, ce sont les mollusques, les crustacés, etc. Voir l’Histoire des Animaux, liv. IV, ch. 1, au début, p. 523, 6, édit. de Berlin ; de la Génération des Animaux, liv. I, p. 720, b, 5 ; des Parties des Animaux, liv. IV, p. 878, a, 30, ibid. — Ainsi que les poissons. Voir plus loin, ch. XXI, § 8. — Crustacés. Voir histoire des Animaux, liv. IV, ch. 2, consacré aux crustacés, et la définition de ces animaux, id., ch. I, § 2, édit. de Schneider.
  461. Des poissons. Il serait peut-être plus exact de dire qu’ils vivent dans la vase, et non dans la terre ; mais j’ai dû traduire fidèlement le texte. Léonicus rappelle que Pline, dans le neuvième livre de son Histoire Naturelle, traduit un passage de Théophraste sur des poissons qui vivent dans la terre. Ce passage nous reste dans les œuvres de Théophraste, p. 467, édit de 1813. Il ne me semble pas qu’Aristote veuille ici parler de ces poissons dont l’existence est aises douteuse : il veut dire seulement que « la plupart des poissons » peuvent vivre dans la vase tout aussi bien que dans l’eau. L’expression dont il se sert indique nettement sa pensée ; et il ne peut vouloir dire que le plus grand nombre des poissons soient du genre de ceux dont Théophraste a parlé. L’observation serait trop évidemment fausse et Aristote n’eût pas commis cette erreur.
  462. Pour les uns. Les insectes. — Pour les autres. Les mollusques, les crustacés, etc.
  463. Qui ont un poumon…. le refroidissement. Tel est le rôle que Platon prête au poumon ; voir le Timée, p. 198, trad. de M. Cousin.
  464. Comme les poissons cartilagineux. Voir l’Histoire des Animaux, liv. VI, ch. X, au début, avec les notes de Schneider, et Traité de la Génération des Animaux, liv. III, ch. III, p. 754, a, 23, édit. de Berlin. — On l’a dit plus haut. Voir ch. I, § 2.
  465. Les hydres, les grenouilles, etc. Tous ces animaux sont amphibies : pour les phoques en particulier, voir l’Histoire des Animaux, VI, XI, 3, édit. de Schneider.
  466. En recevant l’eau dans l’intérieur de leur corps. — Cartilagineux. Voir plus haut, § 3. — Nageoires. Le texte dit mot à mot : « Ailes. » — Le cordyle. Voir l’Histoire des Animaux, VIII, II, 5, édit. de Schneider.
  467. En grec. J’ai ajouté ceci pour faire mieux comprendre l’explication étymologique que donne Aristote. « Poumon » et « souffle » ont, dans la langue grecque, le même radical. — Qu’à une seule fonction. Aristote n’a pu toujours posé ce principe d’une manière aussi absolue ; voir un peu plus loin, ch. XI, § 1, et le Traité de l’Âme, II, VIII, 10. — La nature ne fait rien en vain. Principe des causes finales ; voir plus haut, Traité du Sommeil et de la Veille, ch. II, § 7, et Traité de l’Âme, II, IV, 5 ; III, IX, 6 ; III, XII, 3.
  468. Elle se sert de la langue. Voir une observation analogue, Traité de l’Âme, Il, VIII, 10. — La respiration. Plus exactement ce serait : « l’inspiration. »
  469. Ne sont destinées qu’au refroidissement. Le texte est un peu moins précis.
  470. Nous dirons plus loin. Dans les chapitres suivants, où Aristote décrira le mécanisme des poumons et des branchies.
  471. Qui respirent, et ont des poumons. — Qui reçoivent le liquide, et ont des branchies.
  472. L’épiglotte, ou la luette. Voir l’Histoire des Animaux, I, XVI, b, p. 31, édit. de Schneider. — En contractant les parois du gosier. J’ai un peu développé le texte pour le rendre plus clair.
  473. Ainsi, quand les animaux. Il faut remarquer la netteté de cette description.
  474. Non moins vivement leur nourriture. Ceci est une explication très ingénieuse, et sans doute très vraie de l’avidité apparente et si connue des poissons. — Ils ont les dents aiguës. Cette observation n’est pas moins vraie.
  475. Ces diverses fonctions réunies. L’alimentation et la respiration ; voir, pour l’organisation des cétacés, le Traité des Parties des Animaux, liv. III, ch. VI, où le Traité de la Respiration est cité. — Ils sont sans pieds. Comme tous les poissons ; voir plus haut, ch. X, § V.
  476. La cause de leur organisation spéciale, qui leur fait rejeter l’eau par le tuyau ; voir plus bas, § 3. — Nous venons d’indiquer au chapitre précédent, § 7. Mais Aristote ne dit pas pourquoi les cétacés sont forcés de recevoir le liquide, dont cependant ils n’ont pas besoin pour le refroidissement : il dit seulement pourquoi ils le rejettent. — Quand ils sont pris dans des filets qui les empêchent de revenir à la surface de l’eau.
  477. Nécessairement prendre leurs aliments dans l’eau. Et de là pour eux la nécessité de recevoir en même temps le liquide qui s’introduit avec leur nourriture.
  478. Les crabes et les cancres. Qui sont des crustacés. — Par les opercules. Voir l’Histoire des Animaux, et les notes de Schneider, t. I, p. 205, et t. II, p. 352 et 399.
  479. Dans l’Histoire des Animaux. Il faudrait voir, dans l’Histoire des Animaux, les articles spéciaux sur chacun des êtres qui sont cités ici ; mais les détails qu’on y trouverait sur la respiration en particulier ne sont pas plus complets que ceux de ce chapitre. On a, du reste, cité plus haut les divers traités d’histoire naturelle, chaque fois qu’il a été utile de le faire pour éclaircir le texte. — Il faut qu’ils soient refroidis. Excepté les cétacés qui ont des poumons, et qui tirent leur refroidissement de l’air.
  480. Nous dirons plus tard. Voir plus loin, ch. XV, pour le poumon et ch. XXI pour le poumon et les branchies.
  481. Nous avons déjà dit. Ceci a été répété plusieurs fois, ou implicitement, ou explicitement, dans tout ce qui précède. — D’une âme également plus relevée. C’est-à-dire qui ne soit pas seulement nutritive, mais qui soit encore sensible et intelligente.
  482. Le plus pur et plus abondant. Voir l’Histoire des Animaux, liv. III, ch. XXX, p. 521, a, 3, édit. de Berlin. — Le plus droit. Voir les Parties des Animaux, liv. II, ch. VII, p. 652, a, 31, ibid. et id.; liv. III, ch, VI, p. 689, b, 5, ibid. et id.; liv. IV, ch. X, p. 687, a, 4, id. — Le poumon. J’ai ajouté ces mois comme une sorte de commentaire dans le texte même.
  483. Non moins efficace. La chose est évidente, et peut-être n’était-il pas très nécessaire de le dire.
  484. La cause nécessaire. Mot à mot : « La cause qui vient de la nécessité et du mouvement. » Cette expression désigne, suivant les commentateurs, la cause matérielle ; voir dans la Métaphysique, liv. XII, ch. VII, p. 1072, b, 14, édition de Berlin. — Sont formés d’air. C’est-à-dire que l’air prédomine dans leur constitution, comme Aristote vient de le dire de la terre, en parlent des plantes. On peut trouver ces théories assez peu exactes.
  485. Ajoute-t-il. Ces mots ne sont pas dans le texte : ils m’ont paru nécessaires ; car il est évident que ceci est la suite de la pensée d’Empédocle, et non une peinée propre à Aristote.
  486. Sur la terre. J’ai ajouté ces mots, qui sont comme un commentaire des précédents ; et le contexte les justifie tout à fait.
  487. Il ne paraît pas. Comme le soutient Empédocle. L’objection d’Aristote est parfaitement juste ; mais peut être attache-t-il trop d’importance à des opinions aussi peu exactes.
  488. Elle a été traitée spécialement, dans d’autres ouvrages, et, par exemple, dans le Traité des Parties des animaux, liv. II, ch. II, p. 648, édit. de Berlin. Empédocle est cité aussi dans ce dernier passage.
  489. Le sec et l’humide. En y ajoutant, d’après les théories mêmes d’Aristote, le chaud et le froid ; voir le Traité des Parties des Animaux, liv. II, ch. II, p. 648, b, 40, édit. de Berlin. On peut voir aussi pour ces théories le Traité de la Génération et de la Corruption, liv. II, ch. II, p. 330, a, édit. de Berlin.
  490. D’après la même théorie. Celle d’Empédocle. — Au dire d’Empédocle. L’expression dont se sert Aristote à quelque chose de dédaigneux, que conserve en partie ma traduction. — Y pousseraient. Le texte dit Mot à mot : « S’y rendraient. » Peut-être Aristote veut-il faire allusion à l’opinion d’Empédocle, rapportée plus haut § 2.
  491. Les natures. C’est la traduction littérale du texte. — Quand elles ont un excès. Ceci n’est pas contradictoire à ce qui a été dit plus haut, § 5, comme le prouve la fin même du présent paragraphe. — Il faut donc. Léonicus prétend que quelques éditions ont ici une négation. Les manuscrits ne donnent pas de variante :
  492. Ainsi que le prétend Empédocle. Résumé de la discussion indiquée au § 1.
  493. Reçoivent-ils l’air. Dans l’intérieur de leur corps.
  494. A le plus de sang. L’observation est vraie, quoique Aristote n’en donne pas les vrais motifs : ces secrets de notre organisation n’ont été bien connus que beaucoup plus tard, c’est-à-dire après la théorie d’Harvey.
  495. Du sang dans le poumon. Il faudrait traduire mot à mot, si notre langue le permettait : « Qui ont le poumon sanguin. » — Du feu vital. Le texte dit littéralement : « Du feu de l’âme. » — Est très mobile. L’expression du texte est ici très vague ; mais le sens est d’ailleurs fort clair. — L’une et l’autre de ces fonctions. Ces deux conditions. D’être très mobile et de pénétrer partout.
  496. La chaleur qui est dans le cœur. Voir plus haut le Traité de la Jeunesse, ch. III, § 9. — Voir Platon, Timée, p. 198, trad. de M. Cousin.
  497. Quant à la communication des trous. Le texte n’a qu’un seul mot qu’il a fallu rendre par cette périphrase. — Aux observations anatomiques. On voit qu’Aristote recommande toujours et avant tout l’observation directe des phénomènes. — Dans l’histoire des Animaux. Liv. I, ch. XVI, p. 496, a, édit. de Berlin.
  498. A grand besoin de refroidissement. Ce sont toutes les théories du Timée de Platon, p. 198, trad. de M. Cousin. — Qui est placée dans le cœur. Platon met, au contraire, l’âme dans le cerveau, parce qu’il voit en elle surtout l’intelligence ; Aristote, qui la confond avec la vie, devait la placer dans l’organe principal de la vie, c’est-à-dire, dans le cœur ; voir tout le Traité de l’Âme et ma préface.
  499. Sur les dissections… l’Histoire des Animaux. Voir plus haut, § 1. — Qu’un résumé de ce qui a été détaillé tout au long de l’Histoire des Animaux. — Sa pointe. J’ai conservé la traduction littérale de texte, le mot technique serait « son sommet » — Vers cette partie. L’expression du texte est aussi vague que celle dont je me sers. — Chez les poissons qui n’ont pas de cou. — Vers la bouche. Cette circonstance n’est pas spéciale aux poissons ; et chez les autres animaux, il en est de même.
  500. Dans les poissons. Ceci n’est pas dans le textes j’ai cru devoir l’ajouter pour que ce passage fût plus clair. Le contexte explique et justifie cette addition. — Ce tuyau. C’est l’expression même du texte.
  501. De même aussi. Bien que l’organisation soit différente, le mécanisme est cependant le même : la fin du paragraphe explique suffisamment la pensée d’Aristote.
  502. Ils n’en changent pas. Le fait est certain, bien que l’explication qu’en donne Aristote ne soit pas exacte ; mais ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle qu’on a su, par la chimie, pourquoi l’air respiré par les animaux se viciait, et comment il cessait d’être respirable. — C’est le contact du sang. Ceci est encore très exact : c’est le contact du sang et les modifications qui en résultent qui vicient l’air ; mais ce n’est pas en le rendant chaud, c’est en lui enlevant la partie respirable qu’il contient. — Soit par vieillesse. Voir plus haut le Traité de la Jeunesse, ch. I, § 1.
  503. Sont donc soumis. Ceci ne semble pas se rattacher assez étroitement à ce qui précède, pour que cette forme de conclusion puisse être convenablement employée. Mais il faut se rappeler que toute cette théorie sur la respiration n’a été présentée que pour expliquer la jeunesse et la vieillesse, la vie et la mort ; voir plus haut le Traité de la Jeunesse, ch. I,§ 1.
  504. Ces phénomènes s’accomplissent. Il faut se rappeler qu’Aristote a fait un traité sur la génération des animaux. — La constitution du poumon. Il semble qu’Aristote fait dépendre la mort, dans tous les cas, d’une modification dans le poumon ; peut-être cette idée devrait-elle être présentée d’une manière moins absolue. — Un principe de ce genre. C’est-à-dire, interne.
  505. Le desséchement. Le mot grec est peut-être plus spécial que celui-ci ; mais notre langue n’en a pas d’autre. Le verbe « se faner », qui est pour nous spécial aux plantes, n’a pas de substantif. — N’est pas incomplet. C’est-à-dire, qui ont pris tout le développement que leur nature comporte. Aristote explique d’ailleurs lui-même ce qu’il entend par cette expression.
  506. Pour les êtres complets. Qui ont pris leur développement entier. — Antérieurement. Voir plus haut, Traité de la Jeunesse, ch. II, § 1. Aristote y emploie à peu près les mêmes expressions qu’ici.
  507. Des insectes qui vivent après qu’on les a divisés. Aristote a souvent cité ce fait, auquel il attache une grande importance, comme le font encore les naturalistes de nos jours. Il en a parlé plusieurs fois dans le Traité de l’Âme, I, V, 26 ; II, II, 8. — Les tortues. Fait déjà cité plus haut, Traité de la Jeunesse, ch. II, § 9.
  508. Répété plusieurs fois. Voir plus haut, ch. VIII, tout entier, et spécialement, § 6. — Terreux. Il faut se rappeler, pour comprendre et peut-être pour excuser cette expression, les théories péripatéticiennes sur les éléments. — Se consume et s’éteint. Il n’y a qu’un seul mot dans le texte.
  509. Les moindres accidents. Le fait est exact, bien que peut-être l’explication ne le soit pas. — La chaleur est alors très faible. Cette observation est exacte. — Dépensée. Il faudrait ajouter : « Par la respiration, » pour rendre toute la force du mot grec. — Dans le poumon. Le texte dit : « De cette partie. »
  510. Est sans douleur. Du moins dans la plupart des cas. — La délivrance. L’expression grecque signifie littéralement que l’âme est « déliée. » Platon a employé quelquefois des expressions analogues ; mais l’on sait que ces expressions, pareilles dans le maître et dans le disciple, recouvrent des croyances très différentes ; voir le Traité de l’Âme, III, V, et la discussion de ma préface, p. XLVII.
  511. Soit par des sécrétions. Anormales et excessives. — Ce mouvement de dilatation et de contraction du poumon. C’est à peu près l’opinion qu’Aristote lui-même prête à Leucippe et à Démocrite, traité de l’Âme, I, II, 3.
  512. Le premier conflit. Mot à mot « Communication » — De ce conflit. Le texte est un peu moins précis. — La jeunesse. Voir plus haut le Traité de la Jeunesse, ch. I, § 1.
  513. L’extinction et l’étouffement. Voir plus haut, ch. VIII, § 6, sur la différence de mes deux expressions dans les théories d’Aristote. — Le desséchement. Voir au chapitre précédent, § 3.
  514. De cette partie. Le poumon, comme le prouve tout ce qui précède.
  515. La vie et la mort. Voir plus haut le Traité de la Jeunesse, ch. 1, § 1. Il semble que le Traité de la Respiration devrait finir ici ; car Aristote n’a expliqué cette fonction que pour faire mieux comprendre ce que sont la jeunesse et la vieillesse, la vie et la mort. Voir le Traité de la Jeunesse, ch. VI, § 3 ; voir aussi plus loin, ch. XXI, § 8.
  516. Qui respirent par des poumons ; voir plus haut, ch. I, § 1. — Sont étouffés dans l’eau. Voir plus haut, ch. IX, § 7. — Le refroidissement. C’est la théorie générale de Platon qu’Aristote emprunte sans le dire ; voir le Timée, p. 198, trad. de M. Cousin.
  517. Des branchies dans les uns. Voir plus haut, ch. XVI.
  518. Telle qu’on va la décrire. Ceci semble être une digression qui, tout intéressante qu’elle est, paraît ici peu à sa place.
  519. La palpitation. Mouvement anormal et désordonné du cœur. — Le pouls. Mouvement ordinaire et régulier. — La respiration. Qui semble se rapporte plus au poumon qu’au cœur.
  520. Ou simplement excrétoire. Ceci veut dire sans doute que le refroidissement peut tenir aux sécrétions ordinaires du cœur, tandis que le mot « délabrant » se rapporterait à certaines actions délétères, comme celle des poisons, par exemple. — Battement de cœur. Comme il arrive dans les anévrismes du cœur. — Meurent de peur. Le fait est très exact, et l’explication l’est aussi, du moins en partie.
  521. Comme on le voit. Par la sensation même qu’on en a perpétuellement, et comme le prouve le pouls. — Dans les boutons. Comme ceux qu’on appelle des clous. — N’est pas naturel. Tandis que le mouvement du cœur, qui est naturel, ne cause pas de douleur.
  522. Ce phénomène. Il semble que la comparaison s’applique uniquement aux boutons qui suppurent ; mais elle s’étend aussi au mouvement du cœur, comme le prouve le paragraphe suivant.
  523. Mais pour le cœur. Plempius, médecin de Louvain, s’appuyait de ce passage d’Aristote pour combattre la théorie de Descartes sur le mouvement du cœur ; voir les œuvres de Descartes, t. VII, p. 339, édit. de M. Cousin. — Ce gonflement soulève la membrane extérieure du cœur. Descartes critique surtout cette partie de l’explication d’Aristote ; et il montre en quoi sa théorie diffère de celle du philosophe grec, bien qu’il admette en partie la comparaison dont il se sert, ici., p. 344.
  524. C’est dans le cœur. On sait que la véritable théorie de l’hématose n’a été connu qu’au XVIIe siècle par les travaux d’Harvey, que Descartes a soutenus avec tant de chaleur. — L’on peut voir ceci. Cette observation a été bien souvent répétée depuis Aristote.
  525. Toutes les veines. On sait que ce sont les artères seules qui battent : j’ai dû conserver fidèlement cette erreur du texte.
  526. Le mouvement de résistance. Dans l’original, le mot qu’emploie Aristote est un composé où entre le même radical qui exprime l’idée de concentration. Je n’ai pu conserver cette analogie. — La vaporisation. Mot à mot : « La conversion en esprit, en souffle. »
  527. La respiration a lieu. Peut-être serait-il plus exact de dire : « L’inspiration. » — Puisque c’est elle…. Cette raison n’est pas très solide, et évidemment il y a ici un rapprochement qui repose sur les mots plus que sur les faits.
  528. Aux soufflets dont on se sert dans les forges. Cette comparaison a été déjà employée plus haut ; voir ch. VII, § 7. — Ce dernier organe est double. On pourrait en dire autant du cœur, composé de deux moitiés toutes semblables accolées l’une à l’autre. — Au centre de la force vitale. Voir plus haut, ch. VIII, § 2. Toutes ces répétitions doivent sembler fort inutiles.
  529. Quand on respire. Et plus exactement : « Quand on inspire. » — L’ardeur excessive du feu. Ceci ne fait que résumer toutes les théories antérieures, analogues à celles de Platon, ainsi que je l’ai fait remarquer plusieurs fois.
  530. De même que quand la chaleur. Toute cette analyse des phénomènes est parfaitement exacte.
  531. L’entrée de l’air dans le poumon. Tout ceci est très exact, mais paraît peu nécessaire, après tout ce qui a été dit antérieurement ; voir plus haut, ch. XIX. Ce n’est plus là le style d’Aristote.
  532. Le mouvement des branchies. Même remarque.
  533. Ainsi, vivre et ne pas vivre. Théories empruntées à Démocrite et à Platon ; voir plus haut, ch. IV, § 3, le Traité de l’Âme, I, II, 3, et le Timée, p. 215 et 216, trad. de M. Cousin.
  534. Tel est à peu près. Voir plus haut, ch. XVIII, § 4, et Traité de la Sensation, ch. I, § 3.