Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XXVII

CHAPITRE XXVII

Autre académicien. — Ernest-Wilfrid Legouvé.
— Un roman dans un pensionnat.

M. Ernest Legouvé a fait comme beaucoup d’autres : il a pris la suite des affaires de sou père, et il y a trouvé son compte. Ce n’est point un Noailles, mais c’est un Legouvé.

Son père écrivait des poèmes et des tragédies ; il écrit des tragédies et des poèmes. Son père célébrait les femmes ; il les déifie. Son père était académicien, il l’est également. Jamais homme ne fut plus complètement et plus consciencieusement recommencé. Jamais ressemblance entre un père et un fils ne fut poussée plus loin.

Legouvé père était riche, Legouvé fils est opulent. Legouvé père déclamait à ravir, Legouvé fils est un lecteur parfait. Legouvé père tenait table ouverte, Legouvé fils reçoit avec une urbanité incomparable.

Ce phénomène de continuation est d’autant plus surprenant que M. Ernest Legouvé n’a presque pas connu son père : il avait cinq ans lorsqu’il le perdit, en 1812. Plus tard, cette mort devait lui inspirer des strophes touchantes, où rinsuffisance de la forme est rachetée par la sincérité du fond :

Et pas un souvenir de lui qui me console !
Je me souviens pourtant de plus loin que cinq ans.
Et pour plus d’un objet ridicule ou frivole
J’ai mille souvenirs présents.
Je me rappelle bien mon jouet éphémère,
Le berceau de ma sœur, les meubles de satin.
Et le grand rideau jaune, et le lit de ma mère
Où je montais chaque matin.
Mais lui… rien… toujours rien…

M. Ernest Legouvé décrit ensuite son avidité à recueillir les moindres renseignements sur ce père à peine entrevu. Il interroge les contemporains et particulièrement les contemporaines :

C’est surtout dans les cœurs, sur les bouches de femme,
Que j’aime à retrouver son nom !
Leur âme comprend mieux mes regrets et son âme,
Et leur reconnaissance est son plus beau renom.
Aussi, quand j’aperçois, en racontant sa vie,
Une d’elles donner un signe de douleur,
Il me prend dans le cœur une secrète envie
De lui tendre la main, en lui disant ; Ma sœur !

Le jeune Ernest-Wilfrid Legouvé fut confié à la tutelle du digne Bouilly, l’auteur vertueux de Fanchon la Vielleuse, le conteur moral à qui l’on doit les Contes populaires, les Contes à ma fille, les Contes à mes petites amies, les Contes aux enfants de France, sans compter les Jeunes Femmes et les Mères de famille. Il faut avouer que l’enfant ne pouvait tomber en de meilleures mains, et que nul mieux que M. Bouilly ne pouvait lui transmettre intacte la tradition du Mérite des Femmes. Peut-être même Bouilly exagérait-il encore, s’il est possible, le culte professé par Legouvé père.

Bouilly plaça son pupille au collège Bourbon (tantôt Bourbon et tantôt Bonaparte), où il grandit studieusement. On ne saurait rien ou presque rien de Ces années de collège, sans les indiscrétions de M. Ch. Lefeuve, qui a doté son siècle d’Une Histoire du lycée Bonaparte, où il a relevé, avec une minutie qui ne déplaît pas aux biographes, un assez grand nombre de renseignements sur tous ses condisciples. Il y raconte comment le jeune Ernest Legouvé fut conduit dans un pensionnat de demoiselles, où son cœur battit pour la première fois, pensionnat dirigé par mademoiselle Sauvan. Cet épisode romanesque emprunte, sous la plume de M. Lefeuve, des tournures et des métaphores qui rappellent les grands jours de M. Prudhomme.

« Ernest (M. Lefeuve l’appelle Ernest tout court) était souvent le premier de sa classe, et il allait souvent chez mademoiselle Sauvan, avec Sauvan son condisciple, plus tard commissaire-priseur. Dans cette autre pension, où des leçons il passait aux conseils, et des récréations aux distractions, il apercevait au parloir ou par les fenêtres, sous les arbres du jardin, ou le dimanche à l’heure de la messe, et mieux encore le jour de la distribution des prix, une vingtaine de jeunes personnes qui n’avaient plus la moindre envie d’être prises pour des enfants. Une seule de ces pensionnaires (une seule vaut son pesant d’or !) fut distinguée parle rhétoricien, qui reconnaissait à merveille la trace de ses pas sur le sable, le frôlement de sa robe sans la voir, sa voix au milieu d’autres voix, et sa musique au piano, de bien loin. L’amour qu’elle avait inspiré au fils du poète n’était plus un mystère pour cette demoiselle ; mais le jeune homme, bien qu’il fût aimé, avait trop de fortune pour qu’elle consentît à devenir sa femme. Le bachelier, n’ayant pu venir à bout de cette résistance, que son âge motivait aussi, prit congé de Paris et voyagea beaucoup, dans l’espoir d’oublier. À son retour, il publia des vers : les Morts bizarres, puis Max, roman…⋅ La pensionnaire de mademoiselle Sauvan était devenue institutrice ; Legouvé, ayant vingt-huit ans, la décida enfin à l’épouser. »

Il est bien entendu que je laisse à l’historien du lycée Bonaparte la responsabilité des détails de ce petit roman, dont je n’aurais pas parlé sans la garantie de la chose imprimée. Tout y est, du reste, à l’honneur des deux héros. — Mais il est temps d’arriver à l’homme de lettres.

Il ne paraît pas que M. Ernest Legouvé ait hésité un seul instant à « se faire » littérateur. Obéissait-il à une vocation ou à l’instinct héréditaire ? M. Taine inclinerait vers cette dernière, supposition. Toutefois est-il qu’à sa majorité le vertueux Bouilly lui aurait remis vingt mille bonnes livres de rentes, — toujours selon M. Ch. Lefeuve, — ce qui est, dans tous les cas, une excellente base d’opérations. Avec cet esprit de méthode qui parait l’avoir continuellement guidé, M. Ernest Legouvé alla tout de suite déposer une carte de visite à l’Académie française, c’est-à-dire un discours en vers sur la Découverte de l’Imprimerie, qui fut immédiatement couronné.

Dix ans après (je passe sous silence plusieurs essais peu remarqués), il aborda le théâtre d’une façon assez brillante par un drame en cinq actes, Louise de Ligneroles, où le talent de mademoiselle Mars jeta ses dernières lueurs. Ce drame aux lignes sévères, aux situations fortes, avait été fait en collaboration avec un chef d’institution, M. Dinaux, connu déjà par sa part d’invention ou d’habileté (qui le saura ?) dans Richard d’Arlington, d’Alexandre Dumas.

Seul ensuite, M. Ernest Legouvé apporta au Théâtre-Français un autre drame, en vers celui-là, Guerrero, qui n’obtint qu’un succès d’estime. Ce résultat le replongea dans la collaboration. Mais cette fois il s’adressa au maître par excellence, à Scribe, qui l’initia aux secrets de son métier. Adrienne Lecouvreur, Bataille de Dames ou un Duel en amour (sous-titre malsonnant), les Contes de la Reine de Navarre, furent tout d’abord les fruits de cette association, fruits heureux, c’est-à-dire productifs, pièces bien agencées, bien montées et surtout bien jouées, — la première par Rachel, la seconde par madame Allan, la troisième par mademoiselle Madeleine Brohan, pour les débuts de laquelle elle avait été écrite. On réussirait à moins.

Mis en goût, M. Ernest Legouvé ne connut plus de bornes à son ambition : il se sépara de Scribe, — pour un moment, — afin de se consacrer à la confection d’une tragédie que Rachel lui avait demandée. Mais, une fois faite et livrée, cette pièce sur commande et sur mesure ne fut plus du goût de l’illustre tragédienne ; elle la refusa en donnant pour raison qu’elle lui allait mal. Médée, — qui fut jouée plus tard en italien par madame Ristori, — n’en demeura pas moins l’œuvre importante de M. Legouvé. Une tragédie ! peste !

Entre deux succès de théâtre, après la révolution de 1848, M. Ernest Legouvé, toujours à l’affût des circonstances (on a dit de lui qu’il s’entendait à soigner sa réputation comme un Hollandais à cultiver ses tulipes), obtint de faire au Collège de France un cours sur l’histoire morale des femmes. C’est ce cours qu’il a publié en un volume dont le succès a été attesté par de nombreuses éditions. La femme y est étudiée sous ses divers aspects de fille, d’amante, d’épouse et de mère, — ou plutôt défendue, car le livre de M. Legouvé, plein de zèle et d’ardeur, a toutes les allures d’un plaidoyer.

M. Ernest Legouvé était marqué du sceau académique ; ce fut donc tout naturellement que les Quarante l’admirent parmi eux. Ils lui donnèrent le fauteuil d’Ancelot, un autre faiseur de tragédies et de vaudevilles, l’auteur de Louis XI et de Madame Dubarry, de Fiesque et du Domino rose, de Marie de Brabant et de la Robe déchirée, du Maire du palais et de Point de lendemain.

Il fut reçu en séance solennelle le 28 février 1856.

Ne le voyez-vous pas d’ici, redressé, cambré, l’air satisfait, son cahier à la main, promenant des regards de triomphe sur l’auditoire ?

Il commença par quelques paroles de reconnaissance à la mémoire de son père ; puis l’éloge d’Ancelot l’amena à l’éloge de la tragédie, et incidemment à l’apologie de la collaboration. Enfin, une tirade bien sentie sur les femmes termina son discours, débité avec un art consommé.

Il lui fut répondu ceci par M. Flourens :

« Le sanctuaire de la famille, empreint de suaves et poétiques inspirations, sut conserver pour vous le secret des accords qui avaient fait vibrer la lyre du chantre du Mérite des Femmes. »

Que dites-vous de cette phrase ? Il n’y a que les savants pour se mettre en de tels frais de grâce.

Mais ne vous y fiez pas, une petite pointe malicieuse va se faire sentir tout à l’heure : « Fidèle à votre système de déification, vous nous montrez toujours le dévouement, la vertu, concentrés dans cette moitié du genre humain, si forte de l’esclavage dont vous la plaignez, si puissante de nos rigueurs, et qui vous a, prouvé, par vos succès, que sa faiblesse est, de toutes les influences de ce monde, la plus dominatrice. »

Nous retrouvons, peu de temps après sa réception, notre académicien au théâtre, tantôt seul, tantôt avec Scribe. Il n’y ressaisit pas la veine d’autrefois. Le Pamphlet échoue ; les Doigts de fée sont froidement accueillis ; on s’étonne du nombre de vers prosaïques contenus dans Un jeune homme qui ne fait rien.

En 1861, la reconnaissance le pousse à écrire, pour madame Ristori, Beatrix ou la Madone de l’art, longue comédie représentée à l’Odéon. C’était la première fois que madame Ristori allait jouer en français.

Beatrix est moins une pièce qu’une biographie de madame Ristori, qu’un poème à son génie, qu’un dithyrambe à sa beauté, qu’une ode à sa vertu. Si haut placée qu’ait été cette tragédienne dans l’admiration et dans l’estime d’une partie de ses contemporains, il est permis de regretter une apothéose aussi affligeante pour sa modestie, — en supposant de la modestie à madame Ristori. D’ordinaire, les pièces du genre de celle de M. Legouvé n’accompagnent que des exhibitions de nains on de géants ; appliquées à des talents, elles ont quelque chose de puéril ou d’offensant.

J’ai dit que M. Legouvé était un beau liseur : il détaille avec finesse, il compte des pauses, il prend des temps, il a des sourires, des inflexions, des réticences, des attitudes ; il se possède enfin. Il n’y a pas de bonne fête à l’Académie sans une lecture de M. Ernest Legouvé. Il a remplacé dans ce genre M. Viennet. Voilà pourquoi M. Legouvé a réuni en un volume ses Lectures à l’Académie.

Quelques morceaux ne sont pas dépourvus de charme, quoique en général ils visent trop à l’effet et semblent s’élancer au-devant des bravos. C’est toujours Deux Mères, Deux Sœurs, Deux Misères, Deux Hirondelles, etc.

Il y a un peu plus d’accent viril dans l’épisode de Pompéi qui commence de la sorte :

Charge-moi sur ton dos, esclave, je le veux,
Et hors de ces débris porte-moi…

Mais pour quelques traits vraiment bien venus, quelles négligences, quelles formes surannées (Las ! au lieu à d’hélas !) et surtout quelles rimes impossibles !

sans vie, à mes pieds. …sans vie, à mes pieds.
Les hommes sont vraiment des êtres singuliers !

Les dernières productions de M. Legouvé sont : À deux de jeux et Miss Suzanne, comédies ; les Deux Reines, drame en vers agrémenté de musique. Ajoutons-y une étude sur Sully. Qu’est-ce que Sully vient ici faire ? J’aime mieux les femmes, ô gué !

Faut-il me résumer ?

M. Ernest Legouvé est un homme aimable et un homme heureux. On salue le bonheur, on ne fait pas de procès à l’amabilité. Tant d’hommes supérieurs sont hautains, inabordables, grincheux ou nuageux, qu’on se sent aise en présence d’un homme et d’un talent de second rang, avenant, prêt à tout bon office, intermédiaire zélé entre les jeunes gens et l’Académie. On dirait que parfois M. Legouvé cherche à faire excuser ses succès trop faciles, sa position fortunée, en aplanissant le chemin à certains de ses confrères, sans se demander s’ils peuvent devenir ses rivaux. C’est assurément l’indice d’un caractère généreux. En outre, il a toujours compté des amitiés solides, même parmi les illustres. Jean Reynaud était de ce nombre. Eugène Sue, entre autres, se plaisait à reconnaître l’appui efficace qu’il lui avait dû aux jours de découragement. Ce sont là bien des titres pour atténuer les plaisanteries.

Et puis sa bonne volonté est immense. Il comprend tout et ne demande pas mieux que d’atteindre à tout. On l’a vu rôder autour de l’éditeur Lemerre, ce Renduel des poètes parnassiens. Lors de l’appel fait aux littérateurs pour la publication du Tombeau de Théophile Gautier, M. Ernest Legouvé n’a pas été le dernier à envoyer ce quatrain, qui rompt tout à fait avec sa manière et trahit un désir de rapprochement avec l’école nouvelle :

Souple comme un pinceau, ferme comme un burin,
Sa plume merveilleuse, en gravant sur l’airain.
Se trempe aux flots de pourpre et d’or de la fournaise,
Se baigne aux flots d’argent de l’astre Véronèse.

Tous ces indices plaident assurément en faveur de M. Ernest Legouvé ; il serait le premier auquel on n’aurait pas tenu compte de ses avances.