Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre XXVI

CHAPITRE XXVI

Autre académicien. — Le duc de Noailles.

Si l’on tient à bien comprendre la présence de M. le duc de Noailles à l’Académie française, il faut nécessairement se reporter à la date de son élection, en janvier 1849, c’est-à-dire au lendemain d’une révolution qui avait inspiré de vives inquiétudes à tous les corps constitués. C’était la première élection à laquelle l’Académie procédait depuis le 24 février ; jusque-là, elle était restée muette et sombre, entendant proclamer la République, regardant les combats de juin en se voilant le front.

Lorsqu’elle crut les temps meilleurs, ou du moins calmés, elle se rappela qu’elle avait à remplacer Chateaubriand, emporté pendant la tourmente. L’occasion était belle de se montrer populaire, dans le sens le meilleur du mot, c’est-à-dire en donnant à la fois satisfaction à l’opinion publique et à la justice littéraire : elle n’avait pour cela qu’à nommer Balzac, qui voulait bien se présenter. Elle jugea plus opportun de nommer un grand seigneur.

C’était justement l’époque où la réaction commençait à « relever la tête », comme on disait alors. Personne ne la releva plus que l’Académie. Avant toutes choses, elle ne songea qu’à s’affirmer dans le sens politique, comme elle fait trop souvent. L’élection du duc de Noailles fut une protestation, presque une provocation. On y vit l’intention bien marquée de renouer la chaîne des nominations aristocratiques, en présence de la société menacée. Si l’Institut est demeuré le fils de la Convention, l’Académie française est restée la fille du cardinal de Richelieu. Elle tient de son père l’amour du despotisme.

Peut-être aussi s’était-elle imaginé qu’il était nécessaire de faire succéder un gentilhomme à un gentilhomme. Un pair de France à un autre pair de France. Elle était allée chercher parmi les grandes familles au lieu d’aller chercher parmi les grandes œuvres, et elle s’était dit que c’était là la façon la plus convenable d’honorer Chateaubriand.

L’auteur des Martyrs s’appelait, pour le monde entier, Chateaubriand ; — mais, pour l’Académie, c’était toujours M. le vicomte de Chateaubriand.

Patronnée par M. Cousin, la candidature de M. de Noailles ne rencontra que peu d’opposants. L’élection fut consommée le 11 janvier 1849 ; sur trente et un votants, M. de Noailles réunit vingt-cinq voix. Il y en eut quatre pour Balzac. J’aime à croire qu’en toute autre circonstance l’Académie française eût accordé la préférence au grand romancier ; mais, je le répète, l’Académie française tenait à une élection politique. Elle la croyait indispensable à l’esprit de son institution.

Entre l’élection et la réception de M. le duc de Noailles, il s’écoula onze grands mois, — pendant lesquels M. Patin eut tout le temps de préparer sa réponse et de s’entourer des documents relatifs au nouveau confrère que les événements lui envoyaient.

Il apprit ainsi que M. le duc Paul de Noailles était né le 4 janvier 1802, — qu’il avait poussé ses études jusqu’au bout au collège Stanislas, — et qu’entré ensuite dans les gardes du corps, compagnie de Noailles, il avait « porté le mousquet » à dix-neuf ans, et fait une partie de la campagne d’Espagne. Voilà pour l’adolescence.

À vingt-un ans, le jeune duc était pair de France. À vingt-trois, il recevait l’ordre de la Toison d’or, accordé héréditairement à la famille de Noailles par tous les souverains d’Espagne, en reconnaissance des services rendus par le maréchal de Noailles. Il faut ajouter à tous ces privilèges la faveur particulière, intime, de Charles X. Que de dons réunis sur cette jeune tête ! Quelle entrée éclatante dans la vie et dans le monde ! — M. Patin dut être ébloui…

De 1827 à 1830, le duc Paul de Noailles compléta son éducation par des voyages. Le bruit des journées de juillet le fit revenir ventre à terre à Paris. Il y arriva pour assister au renversement du trône, et il eut l’honneur de recevoir en son château de Maintenon le roi fugitif, sa famille et toute sa suite.

Ce château, qui tient une grande place dans la biographie du duc de Noailles, est un des plus beaux de France ; il est situé dans un admirable paysage, à côté d’un aqueduc aujourd’hui ruiné, qui passe à juste titre pour une merveille.

Après un court séjour à Rambouillet, où il vit se dissiper ses dernières espérances, Charle X, reprenant la route de l’étranger, alla à Maintenon réclamer l’hospitalité de son jeune ami, pour une nuit seulement.

Le duc de Noailles a voulu raconter lui-même cette auguste visite ; il n’a eu que peu de chose à faire pour dramatiser un des chapitres les plus saisissants de l’histoire de France. Voici, presque entier, ce fragment, qui, en dehors de son intérêt particulier, donnera une idée favorable de la façon d’écrire du successeur de Chateaubriand :

« Au milieu de la nuit du 3 août 1830, le bruit se répandit tout à coup que Charles X, obligé de fuir sa capitale et résidant depuis trois jours à Rambouillet, allait venir demander un asile au château de Maintenon. Aussitôt les ordres furent donnés, les appartements préparés, et, à deux heures du matin, tout se trouva prêt à recevoir le triste cortège attendu.

» La nuit était calme et pure, la lune à demi voilée, et le silence n’était encore troublé que par les pas de deux régiments de cavalerie qui défilaient sur le pont de la ville, après lesquels défila, sur le même pont, l’artillerie de la garde, mèche allumée. Cette marche guerrière et silencieuse, le bruit sourd des canons, l’aspect des noirs caissons, l’éclat de ces torches au milieu des ténèbres, présentaient l’image, hélas ! trop véritable, du convoi de la monarchie.

» À deux heures du matin, les premières voitures arrivèrent, ensuite M. le Dauphin et Madame la Dauphine, Madame la duchesse de Berry, M. le duc de Bordeaux et Mademoiselle, enfin le Roi et toute sa suite.

» En descendant de voiture, le Roi paraissait accablé ; sa tête était penchée sur sa poitrine et pliait sous le poids de ses réflexions. Il monta avec peine l’escalier qu’avait jadis monté Louis XIV, et il fut conduit dans l’appartement de Madame de Maintenon, qu’on lui avait destiné. Celui qu’avait occupé Louis XIV fait aujourd’hui partie de l’appartement public ; il y resta quelques moments avec sa famille ; puis chacun des princes se retira chez lui ; et Charles X, demeuré seul avec le maître et la maîtresse du lieu, leur adressa ces paroles :

« ’^ Je ne veux pas qu’on fasse la guerre civile en France et qu’on y verse du sang pour moi ; je m’éloigne. Mon regret est de n’avoir pu la rendre heureuse, car ç’a toujours été mon vœu le plus cher ; je voulais sa puissance et sa tranquillité. Tout mon désespoir est l’état dans lequel je la laisse. Que va-t-il arriver ?… »

» La première cour du château se trouvait remplie par les voitures, les chevaux de main, et des soldats couchés par terre. Dans la deuxième étaient quelques voitures encore, avec la compagnie des cent-suisses qui bivouaquait sur le pavé… Ces soldats couchés épars, ces faisceaux d’armes, ces chevaux, cette sorte de bivouac, tout ce désordre guerrier, au pied de ces gothiques tourelles, formait un tableau qui eût charmé les yeux, s’il n’eût affligé la pensée ; mais ce roi fugitif devant son peuple, le petit-fils de Louis XIV venant demander asile dans une demeure encore empreinte des marques de la grandeur de son aïeul, cette halte de la monarchie en marche pour l’exil en face du monument de son orgueil et de son faste passé, dont la ruine semblait regarder tristement la scène qui se passait à ses pieds : quel spectacle, sous le calme d’un ciel pur et en présence de la nature toujours immuable devant toutes les agitations des hommes !

» Le lendemain, à dix heures, Charles X entendit la messe dans la chapelle du château. Ce fut dans cette petite chapelle que l’infortuné monarque offrit à Dieu le sacrifice de la couronne qui lui était si douloureusement arrachée. C’est, en effet, à Maintenon que Charles X cessa véritablement de régner : c’est là qu’il licencia la garde royale et les cent-suisses, ne gardant pour escorte que les gardes du corps, qui l’accompagnèrent jusqu’à Cherbourg. Après la messe, le Roi remonta un instant dans sa chambre, et, à onze heures, le cortège se remit en route.

» La fille de Louis XVI portait tous les malheurs et toutes les grandeurs de sa race empreints sur son visage, habitué dès l’enfance à l’expression de la douleur. Elle s’avança vers les gardes qui étaient rangés dans la cour, et leur présenta sa main, qu’ils baisèrent en versant des larmes. Ses propres yeux en étaient remplis, et elle répétait ces paroles d’une voix émue :

« — Ce n’est pas ma faute, mes amis, ce n’est pas ma faute ! »

» M. le Dauphin embrassa l’officier qui commandait la compagnie des cent-suisses, et monta à cheval. Madame la duchesse de Berry, en demi-costume d’homme, avec un certain appareil militaire qui faisait prévoir la prise d’armes de la Vendée, monta aussi en voiture, suivie de ses deux enfants, dont le visage gracieux et inquiet tour à tour souriait innocemment à leur malheur. Le Roi partit le dernier ; il remercia avec une bonté touchante de l’hospitalité qu’il avait reçue ; puis il s’avança vers les troupes et les remercia aussi avec cet accent du cœur qu’il possédait, et dont il usait trop rarement….

» Le Roi, profondément attendri, se jeta dans sa voiture, et toute cette scène disparut bientôt, laissant dans les âmes une impression ineffaçable et attachant à ces lieux, déjà pleins de souvenirs, une nouvelle et triste célébrité. »

Le duc de Noailles ne suivit pas Charles X dans l’exil ; peut-être en eut-il un instant la tentation, mais il crut qu’il pouvait être plus utile à la cause légitimiste en restant en France. Il revint donc occuper sa place à la Chambre des pairs, et l’attitude qu’il sut y prendre, dès les premiers jours, prouva qu’il avait eu raison. Les hommes du temps de Louis-Philippe ont conservé le souvenir des discours qu’il prononça, et qui lui valurent en peu de temps une autorité et un crédit politiques qu’on obtient rarement à son âge. Un éloge de M. de Dreux-Brézé fut particulièrement et justement remarqué.

Jusqu’alors, il me semble difficile de préciser à quel point l’amour des lettres avait pu le pénétrer. Ses relations, disent les uns, ses instincts, disent les autres, le guidèrent vers l’Abbaye-aux-Bois. Je ne saurais rien avancer à cet égard. Toutefois est-il que M. de Noailles devint bientôt un des hôtes les plus assidus du salon de Madame Récamier, ce salon qui eut à un certain moment l’importance et surtout l’influence d’un grand bureau d’esprit. Il s’y trouva en contact direct et fréquent avec la plupart des intelligences supérieures de l’époque ; et, dès ce moment, il n’est pas impossible qu’il ait eu la vision de son avenir académique.

La condition d’un bagage littéraire quelconque n’était pas faite pour l’embarrasser. N’avait-il pas eu pour devanciers des grands seigneurs parfaitement innocents de tout ouvrage de tête, aux doigts absolument vierges d’encre ? Ne pouvait-il pas évoquer le souvenir du maréchal de Belle-Isle, du maréchal d’Estrées irées, du maréchal de Richelieu, du duc de Villars, du duc de la Force, du duc d’Harcourt, du duc de Coislin, du duc de Rohan-Guéménée, du prince de la Trémouille, du prince de Beauvau, tous académiciens par la grâce de Dieu ?

Cependant, par un scrupule qui l’honore, M. le duc de Noailles voulut faire bien les choses ; il tint à honneur d’attacher son nom à un livre. Ce livre il n’alla pas le chercher fort loin ; il n’eut pas même besoin de sortir de son château pour en trouver le sujet. Les annales de sa famille lui fournissaient des renseignements nombreux sur Madame de Maintenon ; il se décida à les mettre en œuvre et à refaire l’histoire de la belle marquise ; histoire, selon lui, très imparfaitement et surtout très irrévérencieusement écrite jusqu’à présent.

Il en publia deux volumes en 1848 ; le moment n’était peut-être pas heureusement choisi, mais le duc de Noailles était pressé, et ce furent ces deux premiers volumes qui l’aidèrent à conquérir le fauteuil de Chateaubriand.

Sa réception en séance publique eut lieu au mois de décembre 1849. Tout ce qu’il y avait à Paris de la haute société en train de se reconstituer, ne manqua pas à cette fête. L’Académie triomphait d’avoir son grand seigneur à jeter en défi au parti démocratique.

Une fois parvenu au but de ses vœux, on s’imagine le duc de Noailles bien empressé à continuer son Histoire de Madame de Maintenon. Erreur ! Il mit dix ans à y ajouter deux volumes. Le troisième commence par un chapitre sur Saint-Cyr, accompagné d’une note. Lisez-la bien, cette note qui n’a l’air de rien au premier aspect : « Ce chapitre a déjà été imprimé et publié à petit nombre en 1843 ; on peut même le considérer comme l’origine du présent ouvrage longtemps interrompu. Depuis cette époque, en 1853, M. Th. Lavallée a donné une histoire de la Maison de Saint-Cyr, en un volume in-8°, qui n’est que le développement des faits consignés ici, avec quelques additions dont je me suis permis de profiter. »

Malgré la bonhomie de cet avertissement, il y eut des gens d’assez mauvais ton pour se récrier, et pour déclarer que le noble écrivain en avait usé trop à son aise avec M. Lavallée. On trouva qu’il avait profité dans une mesure indiscrète d’un ouvrage qui, selon lui, n’est que le développement du sien.

Vous lui fîtes, seigneur,
En l’adoptant, beaucoup d’honneur.

Comme on le pense bien, les bonnes langues de l’opposition s’empressèrent d’exagérer l’affaire ; on n’a pas tous les jours l’occasion de turlupiner un duc.

L’Histoire de Madame de Maintenon, ainsi que nous l’avons fait entendre, a surtout pour objet de remettre en lumière les vertus — et principalement la vertu — de cette très belle, très spirituelle et très habile dame. En conséquence, c’est une protestation continuelle et continuellement indignée contre les assertions cavalières du duc de Saint-Simon. Ce Saint-Simon le tourmente sans relâche, il le rencontre à chaque instant devant lui ; c’est un homme terrible et dont il faut se débarrasser à tout prix. Il le traite d’imposteur et de lâche. Que ne le tient-il seulement au bout de son épée !

À peine en a-t-il fini ou croit-il en avoir fini avec Saint-Simon, que le duc de Noailles se retourne immédiatement vers les autres historiens et pamphlétaires. Ah ! il a entrepris là une rude besogne. « Il faudrait des volumes, — dit-il à la fin de son quatrième tome, — pour réfuter tous les mensonges et toutes les sottises qu’on a débités sur madame de Maintenon. » Le malheur est qu’il ne réfute pas toujours autant qu’il le faudrait et qu’il le voudrait. N’importe ; Mademoiselle d’Aubigné, Madame Scarron et la femme de Louis XIV, — ces trois têtes dans une couronne, — n’en demeurent pas moins à ses yeux la personnification la plus resplendissante de toutes les perfections humaines. Pour un peu plus, il en appellerait à un jugement de Dieu et jetterait son gantelet dans l’arène.

À des affirmations aussi catégoriques et aussi réitérées, il semble qu’il n’y ait rien à opposer. Quelques esprits taquins, cependant, ne se sont pas déclarés convaincus. MM. Edmond et Jules de Concourt, ces chercheurs, ont trouvé ceci ; « M. de Noailles a écrit l’histoire de Madame de Maintenon sans lire à la bibliothèque de l’Arsenal, manuscrit de Conrart, série in-folio, tome XI, page 151, la lettre suivante de Madame Scarron :

« Je hais le péché, mais je hais encore davantage la pauvreté ; j’ai reçu vos dix mille écus ; si vous voulez encore en apporter dix mille dans deux jours, je verrai ce que j’aurai à faire. Je ne vous défends pas d’espérer. »

La critique, en général, s’est peu occupée de l’ouvrage de M. le duc de Noailles. Au milieu d’une indifférence, calculée dans certains journaux, M. J.-J. Ampère eut beau jeu à rompre, des lances en faveur de notre historien. — Qu’est-ce que venait faire là M. J.-J. Ampère ? En sa qualité de voyageur, il passait sans doute par hasard. — Je croirais plutôt à une amitié d’ancienne date. Toutefois est-il que le critique-voyageur ne marchande pas la louange à l’Histoire de Madame de Maintenon.

« Ce qui frappe d’abord dans ce livre, dit-il, c’est une gravité sans raideur, qui participe, jusqu’à un certain point, du caractère du xviie siècle. M. de Noailles a rapporté du commerce de ce grand siècle je ne sais quelle dignité simple de langage trop rare aujourd’hui. Aujourd’hui, beaucoup d’écrivains sont pétulants, familiers ; ils obsèdent et tourmentent le lecteur pour attirer son attention, le traitant un peu comme les cicérone, en Italie, traitent les voyageurs qu’ils contraignent, bon gré mal gré, d’admirer à tout propos et hors de propos. Le duc de Noailles n’est point ainsi : il fait les honneurs de son sujet comme il ferait les honneurs de son château, avec une politesse calme et mesurée, mettant chaque personnage à la place qui lui convient et gardant la sienne. »

Toujours le château ! — M. de Noailles ne peut marcher dans l’histoire sans son château !