Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre VI

CHAPITRE VI

Un des derniers amis de Béranger.

Cet ami n’était autre que M. Jousselin, curé de Sainte-Élisabeth du Temple, un ecclésiastique hors ligne. Je ne parle pas de ses connaissances, qui étaient fort étendues, mais particulièrement de son caractère, qui était fait de tolérance et d’aménité.

Lorsque Béranger, sur les dernières années de sa vie, vint s’installer dans la rue de Vendôme, le curé de Sainte-Élisabeth s’empressa de lui faire visite.

— C’est le voisin qui vient vous voir, lui dit-il en l’abordant.

— Je l’entends bien ainsi, monsieur le curé, répondit Béranger en souriant.

À partir de ce jour, leur liaison devint insensiblement très étroite. À l’humble table du chansonnier, Lisette ajouta souvent un couvert de plus pour le prêtre. Ces deux hommes de bien étaient nés pour s’entendre.

Chez Béranger, M. Jousselin rencontrait fréquemment des hommes de lettres : Benjamin Antier, Pierre Dupont, Charles Vincent, Gustave Mathieu. Il prenait un intérêt très vif à leur conversation, car il aimait l’art sous toutes ses formes.

Une histoire très piquante le prouvera.

Un soir, le curé de Saintc-Élisabeth amena chez Béranger un jeune homme à la chevelure blonde et à l’aspect timide. Il le lui présenta comme l’organiste de son église.

C’était M. Bazille, aujourd’hui répétiteur du chant à l’Opéra-Comique. On voit que je nomme mes personnages.

— Qu’est-ce que je peux pour votre protégé ? demanda Béranger à M. Jousselin.

Béranger cherchait constamment à se rendre utile, et pour cela il allait au-devant des occasions.

— Ah ! ne m’en parlez pas, mon voisin, le malheureux est à demi perdu… Il ne rêve, depuis quelque temps, que chants profanes, ballets, couplets de tréteau… En un mot, mon organiste a été mordu par tous les chiens enragés du théâtre.

— Il en guérira, dit Déranger.

Le curé hocha la tête.

— En attendant, il court après un sujet d’opéra que les auteurs lui refusent avec une unanimité parfaite. Aucun d’eux ne veut s’exposer à travailler pour un inconnu, quelque mérite qu’ils lui trouvent.

— Je les reconnais bien là.

— Il a vu tour à tour M. Scribe, M. de Saint-Georges, je ne sais plus qui encore. Partout il a été éconduit.

— Ah ! si j’étais plus jeune, dit Béranger, comme je lui écrirais son opéra !

— Vous, mon cher voisin ?

— Certainement. Ignorez-vous donc que j’ai fait jouer autrefois un vaudeville au théâtre de la rue de Chartres ?… un vaudeville, presque un opéra comique.

— Et qui s’appelait…

Attila… rien que cela. Mais le temps des regrets est passé. Revenons à votre organiste.

Son regard s’était arrêté avec bienveillance sur M. Bazille.

Il réfléchit un instant, puis il lui dit :

— Pourquoi ne vous adressez-vous pas à Alexandre Dumas ?

— J’y ai souvent pensé, répondit M. Bazille, mais…

— Mais quoi ?

— Je n’ai jamais osé… Lui si grand, moi si petit… De quel front me présenter à lui sans recommandation ?

— Eh bien ! dit Béranger, allez le trouver de ma part ; je le connais, il a bon cœur, il fera certainement quelque chose pour vous.

— Eh quoi ! cher maître, s’écria M. Bazille, vous m’autorisez à me prévaloir de votre illustre nom ?

— Absolument ; allez chez Dumas.

— Seul ?…

— Non, ajouta Béranger avec son inexprimable sourire ; allez-y avec M. le curé.

M. Jousselin était loin de s’attendre à ce coup droit ; il fit un soubresaut sur sa chaise.

— Avec moi ! s’écria-t-il plein de surprise.

— Certainement.

— Et pourquoi ?

— Parce que M. Bazille est non seulement votre protégé, mais votre organiste, et que nul mieux que vous ne peut attester son talent.

— C’est vrai, dit M. Jousselin ; cependant…

— Soyez assuré, M. le curé, ajouta Béranger, que vous vous trouverez en face d’un homme parfaitement élevé.

— Je n’en doute pas, mais…

M. Bazille hasarda timidement :

— Je crois que M. Béranger a raison ; la présence de mon vénéré pasteur doublera certainement l’intérêt que je peux inspirer.

M. Jousselin sourit à son tour, et dirigeant son index vers le malin chansonnier, qui semblait guetter ses impressions :

— Ah ! maître fourbe, dit-il, vous croyez me jouer un tour… Eh bien ! vous n’en aurez pas le démenti… J’accompagnerai mon cher enfant, mon organiste, chez M. Alexandre Dumas… et nous verrons bien !

— Vous verrez un homme charmant, complètement digne de vous apprécier tous les deux, répondit Béranger.

Il fut fait comme l’avait décidé l’auteur du Dieu des bonnes gens. Un beau matin, le curé et l’organiste se dirigèrent vers la demeure d’Alexandre Dumas. Le plus tremblant des deux n’était pas le prêtre.

Ceux qui ont connu Dumas seront persuadés de l’accueil cordial qu’il fit à ses visiteurs et comprendront l’enthousiasme qu’excita en lui la recommandation de Béranger.

— Quoi ! vous venez de la part de Béranger ! de mon vieil ami Béranger ! Béranger s’est souvenu de moi ! Entrez, entrez vite, messieurs !

Lorsque M. Jousselin eut décliné son titre :

— Gageons, dit Alexandre, Dumas, que je devine le but de votre visite, monsieur le curé.

— Prenez garde, monsieur Dumas, vous pourriez vous tromper.

— Vous venez pour vos pauvres.

Et déjà l’excellent homme courait à son secrétaire.

— Quand je vous le disais ! fit M. Jousselin ; vous n’y êtes pas du tout.

— Alors ?… interrogea Dumas, dont les regards pétillants allaient de l’un à l’autre.

— C’est un peu embarrassant pour moi à expliquer.

— Allez toujours, monsieur le curé.

— Nous venons vous demander….

— Quoi ?

— Un poème.

Dumas éclata de rire.

— Un poème, monsieur le curé ! Est-ce bien possible ? Vous vous êtes trompé de porte, vous avez cru entrer chez Milton ou Camoëns. Un poème ! mais on n’en fait plus depuis la Henriade de votre ennemi personnel, M. de Voltaire.

— Je ne suis l’ennemi de personne, pas même de M. de Voltaire, répondit doucement le prêtre.

Le gros rire de Dumas durait toujours.

— Un poème ! répéta-t-il ; vous venez me demander un poème ! C’est beaucoup d’honneur que vous me faites, en vérité. Comment vous le faut-il, monsieur le curé ? dites-le-moi. Est-ce un poème comme la Divine Comédie de Dante, comme la Messiade de Klopstock, comme les poèmes de l’Inde ?…

M. Jousselin et M. Bazille se regardaient d’un air confus.

— Je vois que je me suis mal exprimé, dit le premier ; le poème que nous venons solliciter de votre bonne grâce n’est qu’un poème d’opéra.

— Un libretto, ajouta M. Bazille d’une voix si faible qu’on l’entendait à peine.

— À la bonne heure ! dit Dumas ; et pour qui ce libretto, s’il vous plaît ? Ce n’est pas pour Béranger, je pense ?

— Ni pour moi, dit naïvement le curé.

— Je le comprends.

— C’est pour mon organiste que voici… Ah ! monsieur Dumas, si vous saviez quel beau talent a ce garçon ! Que ne pouvez-vous venir l’entendre un de ces dimanches ?

— J’irai dimanche prochain, dit Dumas.

— Pourquoi faul-il que la musique sacrée ne lui suffise pas ? Les hommes ne sont jamais contents de leur sort. Bazille mourra s’il n’a pas un livret d’opéra.

— D’opéra comique, murmura M. Bazille.

— J’entends bien, dit Dumas ; mais c’est que ce n’est pas précisément mon genre… Je n’ai fait qu’un seul livret d’opéra comique, et encore ne suis-je pas bien sûr qu’il soit de moi.

Il voulait parler de Piquillo, musique de Monpou.

— Vous voulez rire, reprit le curé de Sainte-Élisabeth ; tous les genres vous sont familiers.

— Croyez-vous ?

— C’est du moins ce que Béranger prétendait l’autre jour.

— Monsieur le curé, vous êtes un homme d’esprit, dit Alexandre Dumas.

Et se tournant vers M. Bazille :

— Jeune homme, touchez là, je vous promets votre livret.

Dumas promit tout ce qu’on voulut ce jour-là.

Il promettait encore au bas de l’escalier, en reconduisant ses visiteurs.

Le bon curé ne se possédait pas de joie.

Je tiens cette histoire de M. Bazille lui-même, — qui, entre parenthèses, — n’eut jamais son livret d’opéra comique.

Le brave M. Jousselin avait gardé dans sa mémoire tous les détails de cette visite, qu’il racontait encore peu de jours avant sa mort à M. Bloch, un israélite, un autre de ses voisins et de ses amis.