Petits Mémoires littéraires (Monselet)/Chapitre V

CHAPITRE V

Auber. — Emile de Girardin. — Du bonheur en politique.

Je le vois toujours, dans sa petite et fine taille, avec sa face de grenouille, impassible, mais intelligente cependant ; ses sourcils épais et gris, ses favoris arrêtés court, sa bouche comme morte ; une physionomie non sans rapport avec celle de Scribe, n’attirant ni ne repoussant la sympathie. On vous aurait dit : « Voici un homme de loi ! » Vous auriez répondu : « Je n’en suis pas surpris. »

Correctement vêtu, de ceux dont le peuple dit ; propre comme un sou.

Auber a été un des heureux de ce monde. Il n’a point connu les épreuves des commencements. Né d’un père riche et ami des artistes, il n’a eu qu’à se laisser aller à la vie facile et élégante, pour laquelle il avait d’ailleurs toutes les dispositions. Lorsque la fantaisie le prit de devenir compositeur, — car la vocation impérieuse n’a jamais existé, — il obéit doucement à cette fantaisie.

Il avait trente ans lorsque ses amis et amies l’engagèrent à travailler pour le théâtre, et il n’eut pas d’abord à s’applaudir de les avoir écoutés.

Son premier poème d’opéra-comique, le Séjour militaire, lui fut fourni par un homme assez expérimenté, mais qui ce jour-là n’eut pas la main heureuse, — Bouilly, — l’auteur de Fanchon la Vielleuse et de l’Abbé de l’Épée. Bouilly crut faire un cadeau véritable au jeune Auber en lui donnant cette piécette, « tableau fidèle des espiègleries de plusieurs jeunes officiers de dragons, s’amusant à égayer leur séjour dans une petite ville. »

Il faut entendre le bonhomme Bouilly raconter dans ses Souvenirs les obstacles qu’il eut à renverser pour faire arriver son protégé à la scène. L’appui de Cherubini et de Méhul ne lui fut pas inutile. « Ils déclarèrent que la partition du Séjour militaire n’était à la vérité qu’un ballon d’essai, mais qu’il renfermait un gaz qui ne demandait qu’à se développer. »

Cette image de ballon est chère à Bouilly, qui y revient quelques pages plus loin en constatant le succès d’Auber devant le public. « Son ballon d’essai s’éleva très heureusement dans les airs, sans essuyer la moindre intempérie ; il est vrai que Gavaudan et sa charmante femme étaient dans la nacelle, et dirigeaient sa course. »

Ou le bonhomme Bouilly avait une taie sur l’œil, ou il n’était pas exigeant en fait de succès, car, de l’aveu de tous les contemporains, le Séjour militaire fut une de ces vestes qui datent dans une carrière.

En ce temps-là, comme en ce temps-ci, du moment que deux auteurs n’étaient pas tout à fait siffles, ils tombaient volontiers dans les bras l’un de l’autre. Le jeune Auber ne faillit pas à cet usage, s’il faut en croire ce vieux malin de Bouilly. « Il vint, après la première représentation de notre ouvrage, se jeter dans mes bras avec l’élan de la joie et de la reconnaissance ; et je lui dis, en partageant la douce émotion qu’il éprouvait… »

Écoutez, oh ! écoutez l’extraordinaire discours du père Bouilly :

« N’oubliez jamais que le moyen le plus sûr de vous faire un nom c’est de vous livrer avant tout à la vérité du chant. Laissez vos rivaux, sacrifiant au goût du jour, mettre la statue dans l’orchestre ; placez-la toujours sur le théâtre, c’est-à-dire dans la bouche de vos acteurs. »

Une statue dans une bouche !

Et l’on parle de nos Prud’hommes !

Ces choses-là se passaient en 1813. Le Séjour militaire eut pour résultat de tenir Auber éloigné du théâtre pendant cinq ou six ans. Au bout de ce temps, il s’adressa à Planard, qui ne valait guère mieux que Bouilly.

Planard lui délivra, l’un après l’autre, deux pots de pommade, c’est-à-dire deux livrets étiquetés : le premier la Bergère châtelaine ; le second, Emma ou la Promesse imprudente. Vous voyez cela d’ici. Auber, qui commençait déjà à n’être plus le jeune Auber, triompha de ces deux produits ; — mais il ne se trouva complètement que lorsqu’il eut rencontré Scribe. Ce jour-là, il y eut rupture complète avec le ridicule.

Alors, il se sentit complètement maître de l’Opéra-Comique, et même de l’Opéra, et l’on sait ce que cette association a valu d’œuvres charmantes à ces deux théâtres.

Je ne suis pas ici pour apprécier la valeur d’Auber.

Je ne veux qu’ajouter quelques traits à une figure essentiellement parisienne, — si parisienne qu’on s’attend encore involontairement d’un instant à l’autre à la croiser au bout d’une rue.

Auber avait beaucoup de relations, mais peu d’amitiés. Il était défiant comme un Normand. Pourtant les habitudes de la vie de Paris le rapprochèrent insensiblement du docteur Véron.

Tous les deux étaient vieux garçons et vieux garçons endurcis. Tous les deux étaient des « épicuriens » attardés, Véron avec plus de morgue et de suffisance, Auber avec plus de discrétion et de distinction. Tous les deux avaient des points de vue semblables sur les choses et les hommes. Je ferai pourtant des réserves en faveur de Véron, qui avait ou qui s’était procuré le goût des objets d’art, des tableaux de maîtres, de l’ameublement, — tandis qu’Auber était logé comme un pire bourgeois, avec deux ou trois bustes en plâtre bronzé et des gravures d’héritage.

Tous les deux, ces êtres sans famille, s’étaient rencontrés dans leur goût des petites loges profondes de l’Opéra et de l’Opéra-Comique, où chanteuses, danseuses et même figurantes briguaient l’honneur de venir à tour de rôle occuper une chaise derrière ces sultans sexagénaires.

Et puis, quand la représentation touchait à sa fin, leurs voitures les attendant, tous les deux s’en allaient parfois finir la soirée rue des Moulins, chez la, Guérin, une contrefaçon moderne de la Gourdan ou de la Fillon, s’attablant à une partie de cartes ou de dominos, gais si l’on veut, spirituels assurément, mais toujours avec cette froideur de deux vieux garçons qui n’ont que des distractions d’apparat.

Véron, lorsque l’ambition lui poussa d’écrire les Mémoires d’un bourgeois de Paris, consacra un de ses premiers chapitres à l’éloge d’Auber. — Ah ! comme il le préférait ce Meyerbeer, dont le Robert le Diable avait commencé sa fortune cependant ! — Auber était son idéal, sa moyenne, juste ce qu’il lui fallait de mélodie et de rêverie à ce gros parvenu. L’autre, l’homme de génie, troublait sa digestion avec ses cuivres.

Le docteur ou plutôt le bourgeois de Paris s’exprimait en ces termes :

« M. Auber cache tant qu’il peut l’esprit le plus attique et le plus charmant ; sa prétention, c’est d’être paresseux. Les femmes, les chevaux, les boulevards, le bois de Boulogne et la musique, c’est tout ce qu’il aime. Il se rappelle avoir traversé la Manche, dès sa première jeunesse, pour se rendre en Angleterre, mais il n’a jamais fait d’autre infidélité à son Paris… J’ai assisté à la répétition générale de la Muette, dans les derniers jours de février 1828 ; j’aurais parié que M. Auber avait été chercher ses inspirations et ses pittoresques mélodies sous le beau ciel de Naples ; il les avait trouvées, soit au trot dans une allée du bois de Boulogne, soit dans des causeries intimes avec les beautés, aux séductions engageantes, de nos théâtres lyriques. »

Les beautés ! quel style ! Et les beautés aux séductions engageantes ! Allons ! le docteur Véron n’écrivait pas mieux que le papa Bouilly…

Les dernières années d’Auber sont connues, très connues même. Directeur du Conservatoire, on voudrait pouvoir jeter et épaissir quelques voiles sur ce que certaines gazettes appelaient sa « galanterie proverbiale ». On est plus que clément en France. Le petit père Auber a fréquemment recommencé, — ou essayé de recommencer, — à son bénéfice, son dernier succès : Un premier jour de bonheur.

Tout était antithèse dans sa vie : il habitait, au No 24 de la rue Saint-Georges, une maison qui avait le triste, le glacial et le sombre d’un tombeau. Le docteur Piogey, qui lui a succédé, en a fait un musée brillant et riant.

Où s’en est allée la fortune considérable d’Auber ? À des parents éloignés et obscurs, m’a-t-on dit. Au moins, Rossini avait fondé une rente pour les vieux musiciens pauvres.


L’œuvre imprimée d’Émile de Girardin est considérable. Rien que les Questions de mon temps représentent un ensemble de douze volumes in-octavo. Mon temps ! le temps d’Émile de Girardin ! La vérité est qu’il a mis de son encre partout, qu’il est intervenu dans une foule de questions et d’événements.

N’a jamais eu, par exemple, le sentiment littéraire qu’à un très mince degré. Et cependant il l’a deviné chez les autres. Tous les hommes de lettres les plus fameux lui ont passé par les mains pendant son directorat de la première Presse. Il est allé chercher (poussé par le sens du succès, et un peu aussi par les conseils de sa femme, Delphine Gay) Balzac, Théophile Gautier, Méry, Eugène Sue, et même je ne dirai pas les petits, mais les demi-aperçus d’alors, tels que Gérard de Nerval, Édouard Ourliac, Marc Fournier, Paul Meurice. Grâce à cet instinct, il a fait du feuilleton de la Presse, pendant une dizaine d’années, — jusqu’en 1848, — un recueil littéraire d’une valeur aussi haute que la Revue des Deux-Mondes et la Revue de Paris.

Quant à lui, pour son usage personnel, il se contentait du premier style venu, style d’affaires, style de prospectus, style d’affiches. Pourvu qu’il se fit comprendre, il n’en demandait pas davantage. Petit à petit cependant il s’est fabriqué une sorte de manière avec des demandes, des réponses, des apostrophes, une armée de petits alinéas, des épigraphes, des titres voyants : Confiance ! confiance !Sécurité ! sécurité ! — Où allons-nous ?

Un article de M. de Girardin se reconnaissait à dix pas.

Je ne m’entends pas beaucoup (autant dire pas du tout) aux questions d’impôts et de budget, aux agissements financiers, aux conversions de rentes, aux fondations de banques ; mais on a souvent répété autour de moi que M. Émile de Girardin était des plus habiles à ce jeu. Il aurait dans ces derniers temps donné de nouvelles preuves de son expérience. Toujours de son siècle et de son heure !

Il me paraît oiseux de s’étendre sur le polémiste. J’estime que cette faculté, qui a pourtant fait beaucoup pour sa réputation, était une des plus secondaires chez lui. Il n’y apportait qu’une force maîtresse : l’insistance. C’était la supériorité du boule-dogue, qui ne lâche pas prise. Girardin n’a jamais ce qui s’appelle turlupiné un adversaire ; lorsqu’il le jugeait digne d’une riposte (et c’est un honneur qu’il ne faisait pas à tout le monde), il lui enfonçait du premier coup ses crocs dans la gorge et le secouait, le secouait, jusqu’à perte de respiration et de sang.

On l’a vu dans sa dernière polémique avec le vieux Villemessant. Ce fut un spectacle digne des beaux jours de l’ancienne barrière du Combat. Il fallut que la galerie criât : Assez ! assez !

Une des prétentions qui semblent lui avoir le plus tenu à cœur est la prétention d’être un auteur dramatique. En cela comme en beaucoup d’autres choses, il croyait apporter des formules nouvelles. Il y avait en effet du nouveau dans la Fille du Millionnaire, une pièce en quatre actes, représentée au théâtre Cluny, et qui inaugurait la comédie financière. Mais ce nouveau-là ne toucha que médiocrement le public ; la moindre petite fleur, bleue aurait bien mieux fait son affaire.

Je fis à cette époque le compte rendu suivant de la Fille du Millionnaire :

premier acte

Testaments, scellés, biens, terres, code, patrimoines, ascendants, descendants, majorais, notaires, plaidoiries, agent, douaires, actions, chemins de fer, revenus, intérêts, juge de paix, honoraires, quatre cent mille francs, expropriation, dot, fortune, la Bourse, épargnes, affaires, héritiers, référé, procès-verbal, hypothèques, baux, seing privé, pensions, collatéraux, litige, douze cent mille francs, timbre, appoint, consignation, immeubles, ventes, coupons, partage, divisions.

deuxième acte

Administration, liquidation, déficit, escompte, la Bourse, emprunt, transaction, dossiers, six millions, mémoires, reports, banques, coulisse, dette, quotité, jeu, usine, banqueroute, viaduc, commerce, télégraphie, locomotives, primes, vendeurs, acheteurs, volés, voleurs, fonds, la Bourse, échanges, fusions, panique, finance, opérations, achats, gouvernement, statuts, obligations, comptoirs, entreprises, fourneaux, dix pour cent, la Bourse, caisse, reçus, prix, réunions, marché, conventions, arriéré, stipulations, articles, cession, bureaux.

troisième acte

La Bourse, contrat, placement, clients, ruine, loterie, solidarité, dividendes, apports, traitements, inscriptions. Ponts et Chaussées, garanties, entrée en jouissance, expertises, licitation, quatre cent neuf mille francs, concurrence, syndicat, grand livre, échéances, délégation, la Bourse, onze millions, effets, enregistrement, fidéi-commis, codicille, saisie, enquête, inventaire, donation, cession, règlements, valeurs, dépenses, avances, assemblées, lingots, tarifs, commandite, liquidation, cote, consolidés, onze cent mille francs.

quatrième acte

Industrie, négociation, hausse, faillite, avoués, deux milliards, bordereau, la Bourse, compte courant, déroute, compagnies, actionnaires, rentes, bilan, monnaies, impôts, contentieux, arrérages, canaux, commission, circulation, surveillance, émissions, expéditions, six cent mille francs, douze cent mille francs, succursales, estimations, coupures, espèces, recouvrements, billets, taux, sommes, or, argent, billon, millions, la Bourse, la Bourse, la Bourse, etc, etc., etc.

Sainte-Beuve avait un faible pour M. Émile de Girardin. Ses Lettres à la Princesse l’attestent en vingt endroits. Était-ce affaire de relations personnelles seulement ? Non ; cet esprit réservé se sentait attiré par cet esprit agressif. La prudence aime l’audace. Les gens d’intérieur se mettent volontiers aux fenêtres pour voir passer les bruyants militaires. Supposons que Sainte-Beuve n’ait pas connu M. de Girardin et n’ait pas échangé avec lui le pain et le sel de la princesse Mathilde Demidoff, il s’en serait néanmoins occupé, il l’aurait lu et il en aurait parlé, n’eût-ce été que pour faire niche à Véron.

Au cours des deux articles qu’il lui a consacrés sur le tard dans ses Lundis, on remarque une tendresse qui se traduit presque ingénument

« Il paraît difficile, dit-il, de conquérir ce nom à la littérature, et cependant c’est ce que je voudrais faire jusqu’à un certain point. »

Après beaucoup de peine, Sainte-Beuve parvient à rassembler deux ou trois petites citations, qu’il essaie de faire passer pour des exemples de style qui s’ignore.


Qui ne se rappelle cet homme gras et rose, aux cheveux blonds naturellement frisés, aux yeux bleus, la tête légèrement renversée par l’envahissement de l’estomac et du ventre ? C’était Ernest Picard. Il ressemblait vaguement à un Jules Janin rajeuni ; il avait comme Janin un épanouissement de santé, un débordement de bien-être.

Ernest Picard restera comme le type d’une certaine bourgeoisie particulière à l’empire. Tout était bourgeois en lui, dans le sens bon du mot. Et d’abord son nom bourgeois de Picard ; j’affirme qu’il lui eût été difficile de s’appeler autrement. Pour moi, je ne le vois point sous le nom de Valençay ou de Noirmont.

Picard ! et comme correctif Ernest. Avec cela, de l’argent plein son berceau, une jeunesse enjouée. À trente ans, il ne lui manquait rien pour incarner le parfait bourgeois de Paris. Eh bien ! si, il lui manquait d’être… actionnaire du Siècle. Il le devint bientôt, — et dès lors il fut complet.

On le poussa dans la politique plutôt qu’il n’y entra de son gré. Il avait été bon avocat, il fut bon député. Il avait le sens pratique des choses, un jugement droit, l’habitude des affaires et sa belle humeur tranchant sur le tout. On sait la situation exceptionnelle qu’il se fit du premier coup à la Chambre, par la vivacité de ses interruptions, la prestesse de ses apostrophes, l’à-propos et le mordant de ses répliques. Il s’y acquit bientôt une réputation d’enfant terrible.

D’opinion bien caractérisée, on ne lui en connut pas, il n’en afficha pas. Jules Favre a dit : « Son idéal était la vérité, la justice, la liberté. » Avec de pareilles phrases on ne se compromet jamais et l’on évite bien des explications. Aussi chacun des biographes et des portraitistes d’Ernest Picard l’a-t-il un peu arrangé à sa fantaisie.

Un de ceux-ci, M. Platel, a fait de lui, avec plus ou moins de vraisemblance, un joli sceptique.

« Au fond du cœur, dit-il, M. Picard trouvait que tout allait mieux qu’il ne le disait à ses amis politiques. Il ne désirait pas vivement la’ chute de ce gouvernement qui, en lui donnant le monopole d’une opposition maligne, lui faisait une situation pleine de charme. Il avait la popularité sans craindre des rivaux. »

Et encore :

« M. Picard avait apporté dans le commerce de la politique l’honnêteté que ses ancêtres avaient dans leur boutique. Possédant à merveille tout le solfège oratoire, il a redit, sans notes vibrantes, l’éternelle chanson d’opposition qui séduisit nos pères et séduira nos fils. »

Quelquefois, pour être juste, la chanson de M. Ernest Picard haussait le ton. Il vibrait alors. On l’entendit bien dans la séance du 19 mars 1861, lors de sa revendication d’un conseil municipal électif.

— Paris est aux Parisiens comme la France est aux Français ! s"écria-t-il ; quand nous rendrez-vous Paris ?

— Nous ne vous le rendrons jamais, répondit M. Billault.

— Nous le reprendrons, alors ! riposta Ernest Picard.

À ce moment, il eut quelque chose d’un Mirabeau de la rue des Bourdonnais.

Peut-être ne croyait-il pas être si bon prophète, ou du moins prophète à si courte échéance.

Les événements de 1870 arrivèrent, précipités comme l’ouragan. Ernest Picard se trouvait tout désigné pour le pouvoir.

On a apprécié diversement son rôle pendant ces jours néfastes. L’opinion presque générale est qu’il fut, comme plusieurs autres, au-dessous de sa tâche. Ce qui lui fit surtout défaut, ce fut la foi républicaine. Il agissait sans conviction. On ne fait pas de bonne besogne dans ces conditions-là.

À la dernière heure, il lâcha pied, laissant Paris se débrouiller comme il le pourrait, et il alla se réfugier à Versailles.

Pouvait-il agir autrement ? L’avenir répondra, et peut-être d’une façon sévère. L’avenir est exigeant, parce qu’il est désintéressé ; l’avenir rêve des héroïsmes souvent irréalisables ; il se complaît dans des attitudes de Romains mourant sur leurs chaises curules. Depuis longtemps on ne fabrique plus de ces chaises-là à Paris. Encore une industrie que les chemins de fer ont ruinée !

En résumé, le temps de la guerre fut un mauvais temps pour Ernest Picard. Le pauvre homme y perdit momentanément ses belles couleurs ; il y gagna des amertumes inconnues et des rancunes étranges contre les hommes généralement.

Le cataclysme passé, il se remit peu à peu de son ébranlement et redevint non pas tout à fait l’homme qu’il était autrefois, — la secousse avait été trop forte, — mais l’homme d’heureuse chance qu’il fut toujours. Il vécut à nouveau sur son ancienne opposition et en recueillit des récompenses inattendues. Après avoir été l’enfant terrible de l’empire, il fut l’enfant gâté de la république. Et cependant quelle grise mine ne lui faisait-il pas ! Cela alla un jour jusqu’à réclamer le rétablissement du cautionnement pour les journaux.

Que n’a-t-il pas été ? Ou n’a-t-il pas atteint ? La république a fait successivement d’Ernest Picard un ministre de l’intérieur, un ministre des finances, un ambassadeur, un sénateur. On est allé jusqu’à lui offrir le gouvernement de la Banque de France, — mais il a refusé.

Le bonheur l’a poursuivi jusqu’au seuil de la tombe, car il est mort le jour même du fameux 16 Mai. C’était ce qui s’appelle fausser la compagnie et décliner les responsabilités au moment le plus difficile