Petites Misères de la vie conjugale/2/14


LA DERNIÈRE QUERELLE.


Dans tous les ménages, maris et femmes entendent sonner une heure fatale. C’est un vrai glas, la mort de la jalousie, une grande, une noble, une charmante passion, le seul véritable symptôme de l’amour, s’il n’est pas toutefois son double. Quand une femme n’est plus jalouse de son mari, tout est dit, elle ne l’aime plus. Aussi, l’amour conjugal s’éteint-il dans la dernière querelle que fait une femme.


AXIOME.

Dès qu’une femme ne querelle plus son mari, le minotaure est assis dans un fauteuil au coin de la cheminée de la chambre à coucher, et il tracasse avec le bout de sa canne ses bottes vernies.


Toutes les femmes doivent se rappeler leur dernière querelle, cette suprême petite misère qui souvent éclate à propos d’un rien, ou plus souvent encore à l’occasion d’un fait brutal, d’une preuve décisive. Ce cruel adieu à la croyance, aux enfantillages de l’amour, à la vertu même, est en quelque sorte capricieux comme la vie. Comme la vie, il n’est le même dans aucun ménage.

Ici peut-être l’auteur doit-il chercher toutes les variétés de querelles, s’il veut être exact.

Ainsi, Caroline aura découvert que la robe judiciaire du syndic de l’Affaire-Chaumontel cache une robe d’une étoffe infiniment moins rude, d’une couleur agréable, soyeuse ; qu’enfin Chaumontel a des cheveux blonds et des yeux bleus.

Ou bien Caroline, levée avant Adolphe, aura vu le paletot jeté sur un fauteuil à la renverse, et la ligne d’un petit papier parfumé, sortant de la poche de côté, l’aura frappée de son blanc, comme un rayon de soleil entrant par une fente de la fenêtre dans une chambre bien close ; — ou elle aura fait craquer ce petit billet en serrant Adolphe dans ses bras et lui tâtant cette poche d’habit ; — ou elle aura été comme instruite par le parfum étranger qu’elle sentait depuis quelque temps sur Adolphe, et elle aura lu ces quelques lignes :

« Haingra, séjé ce que tu veu dire avaic Hipolite, vien e tu vairas si jen thême. »

Ou ceci :

« Hier, mon ami, vous vous êtes fait attendre, que sera-ce demain ? »

Ou ceci :

« Les femmes qui vous aiment, mon cher monsieur, sont bien malheureuses de vous tant haïr quand vous n’êtes pas près d’elles ; prenez garde, la haine qui dure pendant votre absence pourrait empiéter sur les moments où l’on vous voit. »

Ou ceci :

« Faquin de Chodoreille, que faisais-tu donc hier sur le boulevard avec une femme pendue à ton bras ? Si c’est ta femme, reçois mes compliments de condoléance sur tous ses charmes qui sont absents, elle les a sans doute mis au Mont-de-Piété ; mais la reconnaissance en est perdue. »

Quatre billets émanés de la grisette, de la dame, de la bourgeoise prétentieuse ou de l’actrice parmi lesquelles Adolphe a choisi sa belle (selon le vocabulaire Fischtaminel).

Ou bien Caroline, amenée voilée, par Ferdinand, au Ranelagh, a vu de ses yeux Adolphe se livrant avec fureur à la polka, tenant dans ses bras une des dames d’honneur de la reine Pomaré ; — ou bien Adolphe se sera pour la septième fois trompé de nom et aura, le matin en s’éveillant, appelé sa femme Juliette, Charlotte ou Lisa ; — ou bien un marchand de comestibles, un restaurateur, envoie en l’absence de monsieur des notes accusatrices qui tombent entre les mains de Caroline.


PIÈCES DE L’AFFAIRE-CHAUMONTEL


À LA PARTIE FINE.
DOIT À PERRAULT M. ADOLPHE.


Livré chez madame Schontz, le 6 janvier 18..,
un pâté de foie gras
22 fr. 50 c.
Six bouteilles de divers vins 70 »
Fourni à l’Hôtel du Congrès, le 11 février, n° 21,
un déjeuner fin, prix convenu
100 »

Total 192 fr. 50 c.


Caroline étudie les dates et retrouve dans sa mémoire des rendez-vous relatifs à l’Affaire-Chaumontel. Adolphe avait désigné le jour des Rois pour une réunion où l’on devait enfin toucher la collocation de l’Affaire-Chaumontel. Le 11 février, il avait rendez-vous chez le notaire pour signer une quittance dans l’Affaire-Chaumontel.

Ou bien… Mais vouloir formuler tous les hasards, c’est une entreprise de fou.

Chaque femme se rappellera comment le bandeau qu’elle avait sur les yeux est tombé ; comment, après bien des doutes, des déchirements de cœur, elle est arrivée à ne faire une querelle que pour clore le roman, pour mettre le signet au livre, stipuler son indépendance, ou commencer une nouvelle vie.

Quelques femmes sont assez heureuses pour avoir pris les devants, elles font cette querelle en manière de justification.

Les femmes nerveuses éclatent et se livrent à des violences.

Les femmes douces prennent un petit ton décidé qui fait trembler les plus intrépides maris. Celles qui n’ont pas encore de vengeance prête pleurent beaucoup.

Celles qui vous aiment pardonnent. Ah ! elles conçoivent si bien, comme la femme appelée ma Berline, que leur Adolphe soit aimé des Françaises, qu’elles sont heureuses de posséder légalement un homme dont raffolent toutes les femmes.

Certaines femmes à lèvres serrées comme des coffres-forts, à teint brouillé, à bras maigres, se font un malicieux plaisir de promener leur Adolphe dans les fanges du mensonge, dans les contradictions ; elles le questionnent (voir la misère dans la misère) comme un magistrat qui questionne le criminel, en se réservant la jouissance fielleuse d’aplatir ses dénégations par des preuves directes à un moment décisif. Généralement, dans cette scène capitale de la vie conjugale, le beau sexe est bourreau là où, dans le cas contraire, l’homme est assassin.

Voici comment : Cette dernière querelle (vous allez savoir pourquoi l’auteur l’a nommée dernière) se termine toujours par une promesse solennelle, sacrée, que font les femmes délicates, nobles, ou simplement spirituelles, c’est dire toutes les femmes, et que nous donnons sous sa plus belle forme.

— Assez, Adolphe ! nous ne nous aimons plus ; tu m’as trahie, et je ne l’oublierai jamais. On peut pardonner, mais oublier, c’est impossible.

Les femmes ne se font implacables que pour rendre leur pardon charmant : elles ont deviné Dieu.

— Nous avons à vivre en commun comme deux amis, dit Caroline en continuant. Eh bien ! vivons comme deux frères, deux camarades. Je ne veux pas te rendre la vie insupportable, et je ne te parlerai jamais de ce qui vient de se passer…

Adolphe tend la main à Caroline : celle-ci prend la main, la lui serre à l’anglaise. Adolphe remercie Caroline, entrevoit le bonheur : il s’est fait de sa femme une sœur, et il croit redevenir garçon.

Le lendemain, Caroline se permet une allusion très-spirituelle (Adolphe ne peut pas s’empêcher d’en rire) à l’Affaire-Chaumontel. Dans le monde, elle lance des généralités qui deviennent des particularités sur cette dernière querelle.

Au bout d’une quinzaine, il ne se passe pas de jour où Caroline n’ait rappelé la dernière querelle en disant : ─ C’était le jour où j’ai trouvé dans ta poche la facture Chaumontel ; Ou : ─ C’est depuis notre dernière querelle… ; ou : ─ C’est le jour où j’ai vu clair dans la vie, etc. Elle assassine Adolphe, elle le martyrise ! Dans le monde, elle dit des choses terribles.

— Nous sommes heureuses, ma chère, le jour où nous n’aimons plus : c’est alors que nous savons nous faire aimer… Et elle regarde Ferdinand.

— Ah ! vous avez aussi votre Affaire-Chaumontel, dit-elle à madame Foullepointe.

Enfin, la dernière querelle ne finit jamais, d’où cet axiome :

Se donner un tort vis-à-vis de sa femme légitime, c’est résoudre le problème du mouvement perpétuel.