Petites Misères de la vie conjugale/2/13


HUMILIATIONS.


À la gloire des femmes, elles tiennent encore à leurs maris, quand leurs maris ne tiennent plus à elles, non-seulement parce qu’il existe, socialement parlant, plus de liens entre une femme mariée et un homme, qu’entre cet homme et sa femme ; mais encore, parce que la femme a plus de délicatesse et d’honneur que l’homme, la grande question conjugale mise à part, bien entendu.


axiome.

Dans un mari, il n’y a qu’un homme ; dans une femme mariée, il y a un homme, un père, une mère et une femme.

Une femme mariée a de la sensibilité pour quatre, et pour cinq même, si l’on y regarde bien.

Or, il n’est pas inutile de faire observer ici que, pour les femmes, l’amour est une absolution générale : l’homme qui aime bien peut commettre des crimes, il est toujours blanc comme neige aux yeux de celle qui aime, s’il l’aime bien. Quant à la femme mariée, aimée ou non, elle sent si bien que l’honneur, la considération de son mari sont la fortune de ses enfants, qu’elle agit comme la femme qui aime, tant l’intérêt social est violent.

Ce sentiment profond engendre pour quelques Carolines des petites misères qui, par malheur pour ce livre, ont un côté triste.

Adolphe s’est compromis. N’énumérons pas toutes les manières de se compromettre, ce serait tomber dans des personnalités. Ne prenons pour exemple que de toutes les fautes sociales, celle que notre époque excuse, admet, comprend et commet le plus souvent ; le vol honnête, la concussion bien déguisée, une tromperie excusable quand elle a réussi, comme de s’entendre avec qui de droit pour vendre sa propriété le plus cher possible à une ville, à un département, etc.

Ainsi, dans une faillite, pour se couvrir (ceci veut dire récupérer sa créance), Adolphe a trempé dans des actes illicites qui peuvent mener un homme à témoigner en cour d’assises. On ne sait même pas si le hardi créancier ne sera pas considéré comme complice.

Remarquez que, dans toutes les faillites, pour les maisons les plus honorables, se couvrir est regardé comme le plus saint des devoirs ; mais il s’agit de ne pas laisser trop voir, comme dans la prude Angleterre, le mauvais côté de la couverture.

Adolphe embarrassé, car son conseil lui a dit de ne paraître en rien, a recours à Caroline ; il lui fait la leçon, il l’endoctrine, il lui apprend le Code, il veille à sa toilette, il l’équipe comme un brick envoyé en course, et il l’expédie chez un juge, chez un syndic. Le juge est un homme en apparence sévère, qui cache un libertin ; il garde son sérieux en voyant entrer une jolie femme, et il dit des choses excessivement amères sur Adolphe.

— Je vous plains, madame, vous appartenez à un homme qui peut vous attirer bien des désagréments ; encore quelques affaires de ce genre, et il sera tout à fait déconsidéré. Avez-vous des enfants ? pardonnez-moi cette question ; vous êtes si jeune, qu’il est bien naturel… Et le juge se met le plus près possible de Caroline.

— Oui, monsieur.

— Oh ! bon Dieu ! quel avenir ! Ma première pensée était pour la femme ; mais maintenant, je vous plains doublement, je songe à la mère… Ah ! combien vous avez dû souffrir en venant ici… Pauvres, pauvres femmes !

— Ah ! monsieur, vous vous intéressez à moi, n’est-ce pas ?…

— Hélas ! que puis-je ? fait le juge en sondant Caroline par un regard oblique. Ce que vous me demandez est une forfaiture, je suis magistrat avant d’être homme…

— Ah ! monsieur, soyez homme seulement…

— Savez-vous bien ce que vous dites-là… ma belle dame !…

Là, le magistrat consulaire prend en tremblant la main de Caroline.

Caroline, en songeant qu’il s’agit de l’honneur de son mari, de ses enfants, se dit en elle-même que ce n’est pas le cas de faire la prude, elle laisse prendre sa main, elle résiste assez pour que le galant vieillard (c’est heureusement un vieillard) y trouve une faveur.

— Allons ! allons ! belle dame, ne pleurez pas, reprend le magistrat, je serais au désespoir de faire couler les larmes d’une si jolie personne, nous verrons, vous viendrez demain soir m’expliquer l’affaire, il faut voir toutes les pièces ; nous les compulserons ensemble…

— Monsieur…

— Mais il le faut…

— Monsieur…

— N’ayez pas peur, belle dame, un juge peut savoir accorder ce qu’on doit à la justice, et… (il prend un petit air fin) à la beauté.

— Mais, monsieur…

— Soyez tranquille, dit-il en lui tenant les mains et les pressant, et ce grand délit, nous tâcherons de le changer en peccadille. Et il reconduit Caroline atterrée d’un rendez-vous ainsi proposé.

Le syndic est un jeune homme gaillard, qui reçoit madame Adolphe en souriant. Il sourit à tout, et il la prend par la taille en souriant avec une habileté de séducteur qui ne permet pas à Caroline de se révolter, d’autant plus qu’elle se dit : ─ « Adolphe m’a bien recommandé de ne pas irriter le syndic. »

Néanmoins Caroline, ne fût-ce que dans l’intérêt du syndic, se dégage et lui dit le : ─ « Monsieur !… » qu’elle a répété trois fois au juge.

— Ne m’en voulez pas, vous êtes irrésistible, vous êtes un ange, et votre mari est un monstre ; car dans quelle intention envoie-t-il une syrène à un jeune homme qu’il sait inflammable ?

— Monsieur, mon mari n’a pu venir lui-même ; il est au lit, bien souffrant, et vous l’avez menacé d’une si terrible façon, que l’urgence…

— Il n’a donc pas d’avoué, d’agréé…

Caroline est épouvantée de cette observation, qui dévoile une profonde scélératesse chez Adolphe.

— Il a pensé, monsieur, que vous auriez des égards pour une mère de famille, pour des enfants…

— Ta, ta, ta, répond le syndic. Vous êtes venue pour attenter à mon indépendance, à ma conscience, vous voulez que je vous livre les créanciers ; eh ! bien, je fais plus, je vous livre mon cœur, ma fortune ; il veut sauver son honneur, votre mari ; moi, je vous donne le mien…

— Monsieur, dit-elle en essayant de relever le syndic qui s’est mis à ses pieds, vous m’épouvantez !

Elle joue la femme effrayée et gagne la porte en sortant de cette situation délicate, comme savent en sortir les femmes, c’est-à-dire en ne compromettant rien.

— Je reviendrai, dit-elle en souriant, quand vous serez plus sage.

— Vous me laissez ainsi… prenez garde ! votre mari pourra bien s’asseoir sur les bancs de la Cour d’assises ; il est le complice d’une banqueroute frauduleuse, et nous savons de lui bien des choses qui ne sont pas honorables. Ce n’est pas sa première incartade ; il a fait des affaires un peu sales, des tripotages indignes, vous ménagez bien l’honneur d’un homme qui se moque de son honneur comme du vôtre.

Caroline, effrayée de ces paroles, lâche la porte, la ferme et revient.

— Que voulez-vous dire, monsieur ? dit-elle furieuse de cette brutale bordée.

— Eh bien ! l’affaire…

— Chaumontel ?

— Non, cette spéculation sur les maisons qu’il faisait bâtir par des gens insolvables.

Caroline se rappelle l’affaire entreprise par Adolphe (voyez jésuitisme des femmes) pour doubler ses revenus ; elle tremble. Le syndic a pour lui la curiosité.

— Asseyez-vous donc là. Tenez, à cette distance je serai sage, mais je pourrai vous regarder…

Et il raconte longuement cette conception due à Du Tillet le banquier, en s’interrompant pour dire : ─ Oh ! quel joli pied, petit, menu… Madame seule a le pied aussi petit que cela… Du Tillet donc transigea… ─ Et quelle oreille… vous a-t-on dit que vous aviez l’oreille délicieuse ?… ─ Et Du Tillet eut raison, car il y avait déjà jugement. ─ J’aime les petites oreilles… laissez-moi faire mouler la vôtre, et je ferai tout ce que vous voudrez. ─ Du Tillet profita de cela pour faire tout supporter à votre imbécile de mari… ─ Oh ! la jolie étoffe, vous êtes divinement mise…

— Nous en étions, monsieur ?…

— Est-ce que je sais ce que je dis en admirant une tête raphaélesque comme la vôtre ?

Au vingt-septième éloge, Caroline trouve de l’esprit au syndic : elle lui fait un compliment et s’en va sans connaître à fond l’histoire de cette entreprise qui, dans le temps, a dévoré trois cent mille francs.

Cette petite misère a d’énormes variantes.

Exemple : Adolphe est brave et susceptible ; il est à la promenade aux Champs-Élysées, il y a foule, et dans cette foule certains jeunes gens sans délicatesse se permettent des plaisanteries à la Panurge : Caroline les souffre sans avoir l’air de s’en apercevoir pour éviter un duel à son mari.

Autre exemple : Un enfant du genre Terrible, dit devant le monde :

─ Maman, est-ce que tu laisserais Justine me donner des gifles ?

— Non, certes…

— Pourquoi demandes-tu cela, mon petit homme ? dit madame Foullepointe.

— C’est qu’elle vient de donner un fameux soufflet à papa, qui est bien plus fort que moi.

Madame Foullepointe se met à rire, et Adolphe, qui pensait à faire la cour à madame Foullepointe, se voit plaisanté cruellement par elle après avoir eu (voir les dernières querelles) une première-dernière querelle avec Caroline.