Petites Misères de la vie conjugale/1/12

LES RISETTES JAUNES.


Arrivé dans ces eaux, vous jouissez alors de ces petites scènes qui, dans le grand opéra du mariage, représentent les intermèdes, et dont voici le type.

Vous êtes un soir seuls, après dîner, et vous vous êtes déjà tant de fois trouvés seuls que vous éprouvez le besoin de vous dire de petits mots piquants, comme ceci, donné pour exemple.

— Prends garde à toi Caroline, dit Adolphe, qui a sur le cœur tant d’efforts inutiles, il me semble que ton nez a l’impertinence de rougir à domicile tout aussi bien qu’au restaurant.

— Tu n’es pas dans tes jours d’amabilité !…


règle générale.

Aucun homme n’a pu découvrir le moyen de donner un conseil d’ami à aucune femme, pas même à la sienne.

— Que veux-tu, ma chère ! peut-être es-tu trop serrée dans ton corset, et l’on se donne ainsi des maladies…

Aussitôt qu’un homme a dit cette phrase n’importe à quelle femme, cette femme (elle sait que les buscs sont souples) saisit son busc par le bout qui regarde en contre-bas, et le soulève en disant, comme Caroline :

— Vois, on peut y mettre la main ! jamais je ne me serre.

— Ce sera donc l’estomac…

— Qu’est-ce que l’estomac a de commun avec le nez ?

— L’estomac est un centre qui communique avec tous les organes ?

— Le nez est donc un organe ?

— Oui.

— Ton organe te sert bien mal en ce moment… (Elle lève les yeux et hausse les épaules.) Voyons ! que t’ai-je fait, Adolphe ?

— Mais rien, je plaisante, et j’ai le malheur de ne pas te plaire, répond Adolphe en souriant.

— Mon malheur, à moi, c’est d’être ta femme. Oh ! que ne suis-je celle d’un autre !

— Nous sommes d’accord !

— Si, me nommant autrement, j’avais la naïveté de dire, comme les coquettes qui veulent savoir où elles en sont avec un homme : « Mon nez est d’un rouge inquiétant ! » en me regardant à la glace avec des minauderies de singe, tu me répondrais : « Oh ! madame, vous vous calomniez ! D’abord, cela ne se voit pas ; puis c’est en harmonie avec la couleur de votre teint… Nous sommes d’ailleurs tous ainsi après dîner ! » et tu partirais de là pour me faire des compliments… Est-ce que je dis, moi, que tu engraisses, que tu prends des couleurs de maçon, et que j’aime les hommes pâles et maigres ?…

On dit à Londres : Ne touchez pas à la hache ! En France, il faut dire : Ne touchez pas au nez de la femme…

— Et tout cela pour un peu trop de cinabre naturel ! s’écrie Adolphe. Prends-t’en au bon Dieu, qui se mêle d’étendre de la couleur plus dans un endroit que dans un autre, non à moi… qui t’aime… qui te veux parfaite, et qui te crie : Gare !

— Tu m’aimes trop, alors, car depuis quelque temps tu t’étudies à me dire des choses désagréables, tu cherches à me dénigrer sous prétexte de me perfectionner… J’ai été trouvée parfaite, il y a cinq ans…

— Moi, je te trouve mieux que parfaite, tu es charmante !…

— Avec trop de cinabre ?

Adolphe, qui voit sur la figure de sa femme un air hyperboréen, s’approche, se met sur une chaise à côté d’elle. Caroline, ne pouvant pas décemment s’en aller, donne un coup de côté sur sa robe comme pour opérer une séparation. Ce mouvement-là, certaines femmes l’accomplissent avec une impertinence provocante ; mais il a deux significations : c’est, en terme de whist, ou une invite au roi, ou une renonce. En ce moment, Caroline renonce.

— Qu’as-tu ? dit Adolphe.

— Voulez-vous un verre d’eau et de sucre ? demande Caroline en s’occupant de votre hygiène et prenant (en charge) son rôle de servante.

— Pourquoi ?

— Mais vous n’avez pas la digestion aimable, vous devez souffrir beaucoup. Peut-être faut-il mettre une goutte d’eau-de-vie dans le verre d’eau sucrée ? Le docteur a parlé de cela comme d’un remède excellent…

— Comme tu t’occupes de mon estomac !

— C’est un centre, il communique à tous les organes, il agira sur le cœur, et de là peut-être sur la langue.

Adolphe se lève et se promène sans rien dire, mais il pense à tout l’esprit que sa femme acquiert ; il la voit grandissant chaque jour en force, en acrimonie ; elle devient d’une intelligence dans le taquinage et d’une puissance militaire dans la dispute qui lui rappelle Charles XII et les Russes. Caroline, en ce moment, se livre à une mimique inquiétante : elle a l’air de se trouver mal.

— Souffrez-vous ? dit Adolphe pris par où les femmes nous prennent toujours, par la générosité.

— Ça fait mal au cœur, après le dîner, de voir un homme allant et venant comme un balancier de pendule. Mais vous voilà bien : il faut toujours que vous vous agitiez… Êtes-vous drôles… Les hommes sont plus ou moins fous…

Adolphe s’assied au coin de la cheminée opposé à celui que sa femme occupe, et il y reste pensif : le mariage lui apparaît avec ses steppes meublés d’orties.

— Eh bien ! tu boudes ?… dit Caroline après un demi-quart d’heure donné à l’observation de la figure maritale.

— Non, j’étudie, répond Adolphe.

— Oh ! quel caractère infernal tu as !… dit-elle en haussant les épaules. Est-ce à cause de ce que je t’ai dit sur ton ventre, sur ta taille et sur ta digestion ? Tu ne vois donc pas que je voulais te rendre la monnaie de ton cinabre ? Tu prouves que les hommes sont aussi coquets que les femmes… (Adolphe reste froid.) Sais-tu que cela me semble très-gentil à vous de prendre nos qualités… (Profond silence.) On plaisante, et tu te fâches… (elle regarde Adolphe), car tu es fâché… Je ne suis pas comme toi, moi : je ne peux pas supporter l’idée de t’avoir fait un peu de peine ! Et c’est pourtant une idée qu’un homme n’aurait jamais eue, que d’attribuer ton impertinence à quelque embarras dans ta digestion. Ce n’est plus mon Dodofe ! c’est son ventre qui s’est trouvé assez grand pour parler… Je ne te savais pas ventriloque, voilà tout…

Caroline regarde Adolphe en souriant : Adolphe se tient comme gommé.

— Non, il ne rira pas… Et vous appelez cela, dans votre jargon, avoir du caractère… Oh ! comme nous sommes bien meilleures !

Elle vient s’asseoir sur les genoux d’Adolphe, qui ne peut s’empêcher de sourire. Ce sourire, extrait à l’aide de la machine à vapeur, elle le guettait pour s’en faire une arme.

— Allons, mon bon homme, avoue tes torts ! dit-elle alors. Pourquoi bouder ? Je t’aime, moi, comme tu es ! Je te vois tout aussi mince que quand je t’ai épousé… plus mince même.

— Caroline, quand on en arrive à se tromper sur ces petites choses-là… quand on se fait des concessions et qu’on ne reste pas fâché, tout rouge… sais-tu ce qui en est ?…

— Eh bien ? dit Caroline inquiète de la pose dramatique que prend Adolphe.

— On s’aime moins.

— Oh ! gros monstre, je te comprends : tu restes fâché pour me faire croire que tu m’aimes.

Hélas ! avouons-le ! Adolphe dit la vérité de la seule manière de la dire : en riant.

— Pourquoi m’as-tu fait de la peine ? dit-elle. Ai-je un tort ? ne vaut-il pas mieux me l’expliquer gentiment plutôt que de me dire grossièrement (elle enfle sa voix) : « Votre nez rougit ! » Non, ce n’est pas bien ! Pour te plaire, je vais employer une expression de ta belle Fischtaminel : « Ce n’est pas d’un gentleman ! »

Adolphe se met à rire et paye les frais du raccommodement ; mais au lieu d’y découvrir ce qui peut plaire à Caroline et le moyen de se l’attacher, il reconnaît par où Caroline l’attache à elle.