Petites Misères de la vie conjugale/1/06


LA LOGIQUE DES FEMMES.


Vous croyez avoir épousé une créature douée de raison, vous vous êtes lourdement trompé, mon ami.


axiome.

Les êtres sensibles ne sont pas des êtres sensés.

Le sentiment n’est pas le raisonnement, la raison n’est pas le plaisir, et le plaisir n’est certes pas une raison.

— Oh ! monsieur !

Dites : ─ Ah ! Oui, ah ! Vous lancerez ce ah ! du plus profond de votre caverne thoracique en sortant furieux de chez vous, ou en rentrant dans votre cabinet, abasourdi.

Pourquoi ? comment ? qui vous a vaincu, tué, renversé ? La logique de votre femme, qui n’est pas la logique d’Aristote, ni celle de Ramus, ni celle de Kant, ni celle de Condillac, ni celle de Robespierre, ni celle de Napoléon ; mais qui tient de toutes les logiques, et qu’il faut appeler la logique de toutes femmes, la logique des femmes anglaises comme celle des Italiennes, des Normandes et des Bretonnes (oh ! celles-ci sont invaincues), des Parisiennes, enfin des femmes de la lune, s’il y a des femmes dans ce pays nocturne avec lequel les femmes de la terre s’entendent évidemment, anges qu’elles sont !

La discussion s’est engagée après le déjeuner. Les discussions ne peuvent jamais avoir lieu qu’en ce moment dans les ménages.

Un homme, quand il le voudrait, ne saurait discuter au lit avec sa femme : elle a trop d’avantages contre lui, et peut trop facilement le réduire au silence. En quittant le lit conjugal où il se trouve une jolie femme, on a faim, quand on est jeune. Le déjeuner est un repas assez gai, la gaîté n’est pas raisonneuse. Bref, vous n’entamez l’affaire qu’après avoir pris votre café à la crème ou votre thé.

Vous avez mis dans votre tête d’envoyer, par exemple, votre enfant au collége. Les pères sont tous hypocrites, et ne veulent jamais avouer que leur sang les gêne beaucoup quand il court sur ses deux jambes, porte sur tout ses mains hardies, et frétille comme un tétard dans la maison. Votre enfant jappe, miaule et piaule ; il casse, brise ou salit les meubles, et les meubles sont chers ; il fait sabre de tout, il égare vos papiers, il emploie à ses cocottes le journal que vous n’avez pas encore lu.

La mère lui dit : ─ Prends ! à tout ce qui est à vous ; mais elle dit : ─ Prends garde ! à tout ce qui est à elle.

La rusée bat monnaie avec vos affaires pour avoir sa tranquillité. Sa mauvaise foi de bonne mère est à l’abri derrière son enfant, l’enfant est son complice. Tous deux s’entendent contre vous comme Robert Macaire et Bertrand contre un actionnaire. L’enfant est une hache avec laquelle on fourrage tout chez vous. L’enfant va triomphalement ou sournoisement à la maraude dans votre garde-robe ; il reparaît caparaçonné de caleçons sales, il met au jour des choses condamnées aux gémonies de la toilette. Il apporte à une amie que vous cultivez, à l’élégante madame de Fischtaminel, des ceintures à comprimer le ventre, des bouts de bâtons à cirer les moustaches, de vieux gilets déteints aux entournures, des chaussettes légèrement noircies aux talons et jaunies dans les bouts. Comment faire observer que ces maculatures sont un effet du cuir ?

Votre femme rit en regardant votre amie, et vous n’osez pas vous fâcher, vous riez aussi, mais quel rire ! les malheureux le connaissent.

Cet enfant vous cause, en outre, des peurs chaudes quand vos rasoirs ne sont plus à leur place. Si vous vous fâchez, le petit drôle sourit et vous montre deux rangées de perles ; si vous le grondez, il pleure. Accourt la mère ! Et quelle mère ! une mère qui va vous haïr si vous ne cédez pas. Il n’y a pas de mezzo termine avec les femmes : on est un monstre, ou le meilleur des pères.

Dans certains moments, vous concevez Hérode et ses fameuses ordonnances sur le massacre des innocents, qui n’ont été surpassées que par celles du bon Charles X !

Votre femme est revenue sur son sofa, vous vous promenez, vous vous arrêtez, et vous posez nettement la question par cette phrase interjective :

— Décidément, Caroline, nous mettrons Charles en pension.

— Charles ne peut pas aller en pension, dit-elle d’un petit ton doux.

— Charles a six ans, l’âge auquel commence l’éducation des hommes.

— À sept ans, d’abord, répond-elle. Les princes ne sont remis, par leur gouvernante au gouverneur, qu’à sept ans. Voilà la loi et les prophètes. Je ne vois pas pourquoi l’on n’appliquerait pas aux enfants des bourgeois les lois suivies pour les enfants des princes. Ton enfant est-il plus avancé que les leurs ? Le roi de Rome…

— Le roi de Rome n’est pas une autorité.

— Le roi de Rome n’est pas le fils de l’Empereur ?… (Elle détourne la discussion.) En voilà bien d’une autre ! Ne vas-tu pas accuser l’impératrice ? elle a été accouchée par le docteur Dubois, en présence de…

— Je ne te dis pas cela…

— Tu ne me laisses jamais finir, Adolphe.

— Je te dis que le roi de Rome… (ici vous commencez à élever la voix), le roi de Rome, qui avait à peine quatre ans lorsqu’il a quitté la France, ne saurait servir d’exemple.

— Cela n’empêche pas que le duc de Bordeaux n’ait été remis à sept ans à M. le duc de Rivière, son gouverneur. (Effet de logique.)

— Pour le duc de Bordeaux, c’est différent…

— Tu conviens donc alors qu’on ne peut pas mettre un enfant au collége avant l’âge de sept ans ? dit-elle avec emphase. (Autre effet.)

— Je ne dis pas cela du tout, ma chère amie. Il y a bien de la différence entre l’éducation publique et l’éducation particulière.

— C’est bien pour cela que je ne veux pas mettre encore Charles au collége, il faut être encore plus fort qu’il ne l’est pour y entrer.

— Charles est très-fort pour son âge.

— Charles ?… Oh ! les hommes ! Mais Charles est d’une constitution très-faible, il tient de vous. (Le vous commence.) Si vous voulez vous défaire de votre fils, vous n’avez qu’à le mettre au collége… Mais il y a déjà quelque temps que je m’aperçois bien que cet enfant vous ennuie.

— Allons ! mon enfant m’ennuie, à présent ; te voilà bien ! Nous sommes responsables de nos enfants envers eux-mêmes ! il faut enfin commencer l’éducation de Charles ; il prend ici les plus mauvaises habitudes ; il n’obéit à personne ; il se croit le maître de tout ; il donne des coups et personne ne lui en rend. Il doit se trouver avec des égaux, autrement il aura le plus détestable caractère.

— Merci ; j’élève donc mal mon enfant ?

— Je ne dis pas cela ; mais vous aurez toujours d’excellentes raisons pour le garder.

Ici le vous s’échange, et la discussion acquiert un ton aigre de part et d’autre. Votre femme veut bien vous affliger du vous, mais elle se blesse de la réciprocité.

— Enfin, voilà votre mot ! vous voulez m’ôter mon enfant, vous vous apercevez qu’il est entre nous, vous êtes jaloux de votre enfant, vous voulez me tyranniser à votre aise, et vous sacrifiez votre fils ! Oh ! j’ai bien assez d’esprit pour vous comprendre.

— Mais vous faites de moi Abraham tenant son couteau ! Ne dirait-on pas qu’il n’y a pas de colléges ? Les colléges sont vides, personne ne met ses enfants au collége.

— Vous voulez me rendre aussi par trop ridicule, reprend-elle. Je sais bien qu’il y a des colléges, mais on ne met pas des garçons au collége à six ans, et Charles n’ira pas au collége.

— Mais, ma chère amie, ne t’emporte pas.

— Comme si je m’emportais jamais ! Je suis femme et sais souffrir.

— Raisonnons.

— Oui, c’est assez déraisonner.

— Il est bien temps d’apprendre à lire et à écrire à Charles ; plus tard, il éprouverait des difficultés qui le rebuteraient.

Ici, vous parlez pendant dix minutes sans aucune interruption, et vous finissez par un : ─ Eh bien ? armé d’une accentuation qui figure un point interrogeant extrêmement crochu.

— Eh bien ! dit-elle, il n’est pas encore temps de mettre Charles au collége.

Il n’y a rien de gagné.

— Mais, ma chère, cependant monsieur Deschars a mis son petit Jules au collége à six ans. Viens voir des colléges, tu y trouveras énormément d’enfants de six ans.

Vous parlez encore dix minutes sans aucune interruption, et quand vous jetez un autre :

─ Eh bien ?

— Le petit Deschars est revenu avec des engelures, répond-elle.

— Mais Charles a des engelures ici.

— Jamais, dit-elle d’un air superbe.

La question se trouve, après un quart d’heure, arrêtée par une discussion accessoire sur : « Charles a-t-il eu ou n’a-t-il pas eu des engelures ? »

Vous vous renvoyez des allégations contradictoires, vous ne vous croyez plus l’un l’autre, il faut en appeler à des tiers.


AXIOME.

Tout ménage a sa cour de cassation qui ne s’occupe jamais du fond et qui ne juge que la forme.

La bonne est mandée, elle vient, elle est pour votre femme. Il est acquis à la discussion que Charles n’a jamais eu d’engelures.

Caroline vous regarde, elle triomphe et vous dit ces ébouriffantes paroles : ─ Tu vois bien qu’il est impossible de mettre Charles au collége.

Vous sortez suffoqué de colère. Il n’y a aucun moyen de prouver à cette femme qu’il n’existe pas la moindre corrélation entre la proposition de mettre son enfant au collége, et la chance d’avoir ou de ne pas avoir des engelures.

Le soir, devant vingt personnes, après le dîner, vous entendez cette atroce créature finissant avec une femme sa longue conversation par ces mots : ─ Il voulait mettre Charles au collége, mais il a bien vu qu’il fallait encore attendre.

Quelques maris, dans ces sortes de circonstances, éclatent devant tout le monde, ils se font minotauriser six semaines après ; mais ils y gagnent ceci, que Charles est mis au collége le jour où il lui échappe une indiscrétion. D’autres cassent des porcelaines en se livrant à une rage intérieure. Les gens habiles ne disent rien et attendent.

La logique de la femme se déploie ainsi dans les moindres faits, à propos d’une promenade et d’un meuble à placer, d’un déménagement. Cette logique, d’une simplicité remarquable, consiste à ne jamais exprimer qu’une seule idée, celle qui formule leur volonté. Comme toutes les choses de la nature femelle, ce système peut se résoudre par ces deux termes algébriques : Oui ─ Non. Il y a aussi quelques hochements de tête qui remplacent tout.