Petites Confessions/Comtesse Mathieu de Noailles
LA COMTESSE
MATHIEU DE NOAILLES
« Mais oui, je suis socialiste, anarchiste peut-être. Je crois au peuple et à la fraternité des peuples, j’ai foi dans la science qui mène à la justice et à la pitié, et j’ai l’espérance d’un avenir qui sera comme un éternel été. »
D’une voix brève, nette et chaude, Mme la comtesse de Noailles vient de jeter cette phrase avec toute la conviction d’une jeune apôtre révolutionnaire, et ma surprise est si profonde et soudaine que je ne trouve rien à répondre. Comme si j’avais rêvé, je la regarde. Elle porte une longue robe flottante de foulard bleu piqué de blanc, et ses mains qui sortent, fines et étroites, des manches aux engageantes de mousseline, serrent nerveusement le rebord doré du canapé sur lequel elle s’agenouille. Sous le casque bas de ses épais cheveux noirs, ses immenses yeux clairs illuminent d’une flamme ardente la pâleur du visage. Fragile, menue, un sourire aiguisé et mystérieux aux lèvres, on dirait une petite princesse échappée des légendes orientales. Rien autour de nous, pourtant, n’a tressailli à l’entendre. Le salon blanc, tendu de soie bleu de lin, tout encombré de bergères et de chaises à médaillons, semble toujours prêt à recevoir, dans sa lumière discrète et fleurie, avec leurs galants et leurs philosophes, les belles qui vécurent au siècle de Louis le Bien-Aimé. Le maréchal bardé de fer qui, au-dessus de moi, tient avec autorité son bâton étoilé de commandement, ne l’a pas brandi hors de son cadre d’un geste menaçant, et les deux marquis poudrés à frimas, voluptueux et frivoles, qui ornaient jadis le salon de Mme d’Houdetot n’ont pas eu, sous le verre de leurs portraits, la moue dédaigneuse des petits-maîtres d’autrefois. Les cavaliers militaires, dont je vois filer les dolmans sur l’avenue Henri-Martin, ne se doutent guère quelle âme éprise de révolte cachent ces murs devant lesquels ils passent indifférents. Alors, étonnée de mon étonnement, celle qui publia, il y a deux ans, les vers à la fois émouvants et étranges du Cœur innombrable, et dont le premier roman, à peine paru, La Nouvelle Espérance, agite déjà le Tout-Paris mondain et littéraire, reprend avec tranquillité :
— Mais oui, je suis avec ceux qui veulent pour la masse de tous les hommes plus d’équité et plus de bonheur. Oh ! je ne suis pas avec les ducs et les princes, oh non ! Voyez : n’approchons-nous pas, de plus en plus, de cet idéal, et n’y a-t-il pas, chaque jour, de nouvelles lois sociales qui répartissent mieux la justice et la liberté, et dont vous-même vous profitez ?
Ma surprise ne s’évanouit pas ; elle augmente et elle se peint sur ma figure, et aussi le doute que je conserve sur l’excellence de ce progrès et sur la possibilité de ces chimères, et je ne parviens pas à m’empêcher de murmurer :
— Je ne crois pas qu’il y ait, aujourd’hui, plus de justice ou plus de liberté. Au contraire…
Vive, enthousiaste, obstinée à me convaincre, Mme de Noailles m’interrompt :
— Si, si. Tenez, ces malheureux Espagnols de la Mano Negra, depuis quinze jours, ils sont libres, et c’est aux socialistes qu’ils le doivent. N’est-ce pas admirable, ce résultat ? Vous ne pouvez pas le nier, et vous ne nierez pas non plus que la science seule nous permettra de réformer la société selon des règles certaines. N’est-ce pas elle qui nous apporte la vérité absolue et qui délivre la foule de l’erreur ?
— Il n’y a pas de vérité absolue, fais-je en secouant la tête, et je ne comprends pas qu’il y ait des hommes assez orgueilleux pour s’imaginer la posséder et surtout vouloir l’imposer aux autres. Pour moi, je n’admettrai jamais qu’un de mes semblables m’oblige à penser comme lui.
Peut-être ai-je mis un peu d’excitation à prononcer ces mots. Mme de Noailles reste un instant muette, puis un sourire éblouissant découvre ses dents :
— Vous êtes celui qui ne veut pas qu’on l’ennuie, dit-elle amusée, avec une légère et ironique miséricorde, et, quittant le canapé, elle traverse la chambre, s’enfonce dans un fauteuil :
— Laissons la politique, voulez-vous ? ajoute-t-elle ; nous ne nous entendrons jamais.
Nous ne nous entendrons jamais, en effet, j’en ai peur, et Mme de Noailles me rappelle ces femmes curieuses et trop intelligentes qui, à la veille de 89, applaudissaient Beaumarchais et les philosophes, et travaillaient elles-mêmes à leur ruine. D’ailleurs, ce n’est pas l’utopiste disciple de M. Jaurès que je suis venu voir, c’est le poète qui comprit et aima l’âme profonde et multiple de la nature, « la lumière du jour et la douceur des choses, l’eau luisante et la terre où la vie a germé », et c’est aussi le romancier. Et je songe avec un excusable dépit que les plus belles œuvres de cet hiver ont été écrites par des femmes, La Maison du Péché, ce grave et ardent roman ; L’Inconstante, ce conte délicieux de volupté insoucieuse ; La Nouvelle Espérance enfin. Sur la table de travail, j’aperçois, d’ailleurs, à côté d’un numéro déchiré de L’Action française, les deux premiers volumes du théâtre d’Hervieu, tout près de L’Inde, de Loti, et Mme de Noailles, qui a suivi mon regard, ne contient pas une minute les éloges qui se pressent sur sa bouche. Quelle faculté de se passionner et d’admirer ! Maintenant, les noms de tous ceux qui sont les maîtres de son esprit et de sa plume, Montaigne, Michelet, Vigny, Baudelaire, Barrès, France, montent à ses lèvres. C’est d’elle-même pourtant que je voudrais qu’elle parlât. Fille d’un prince roumain et d’une Grecque, que doit-elle à ce pays où règne Carmen Sylva, et qui, situé en Orient, demeure encore latin ? Ai-je pensé tout haut ? Je ne sais ; mais Mme de Noailles a presque bondi et elle s’écrie :
— Ah ! vous croyiez que j’étais née en Roumanie, parce que je m’appelle Brancovan ? Mais non. Je suis née à Paris, aux alentours de l’Arc de Triomphe, et j’ai tout juste, à douze ans, passé une semaine au pays de mes ancêtres.
La voix baisse, s’adoucit :
— J’ai l’horreur des voyages, et le goût presque maniaque de l’habitude. Je suis un être de solitude, je m’épuise en imagination, et toute chose est pour moi si nombreuse et si riche qu’elle me suffit à elle seule. Ma vie privée m’est indifférente : je me suis détachée de toutes les obligations mondaines, je ne vais que chez des amis. Ma vie, qui est pauvre d’événements, s’écoule dans la pensée la plus violente, et mon âme est si passionnée qu’elle s’étend toujours au delà de moi-même. Et puis, j’ai trop l’angoisse de la rapidité du temps pour l’accroître encore en changeant de contrée.
— Alors, vous n’êtes pas de celles qui cherchent sous tous les cieux des aspects divers de la nature ?
— Non. N’importe quel coin du Bois de Boulogne me donne les idées les plus champêtres. Qu’est-ce que je connais ? Paris, où j’habite, la Seine-et-Oise où s’élève le château de ma belle-mère, la Haute-Savoie où tous les ans je vis trois ou quatre mois, près d’Évian, dans une propriété. Je ne veux pas en connaître davantage. Il m’est arrivé d’aller dans le Midi et d’approcher de la frontière italienne, — et j’ai souffert, comme d’un mal physique, des changements que je percevais déjà. Je n’ai pas besoin d’aller au loin chercher la nature. Je la trouve partout et je l’aime partout. Le soir plus qu’à toute heure, car c’est le soir où elle possède le plus de moments émouvants, et où elle est tout à la fois autour de moi comme un isolement et un être vivant. Je l’aime pour mille raisons, si complexes que les mots me fuient. Je l’aime pour tout ce qu’elle a, en ses différentes phases, de correspondant avec l’état humain, et je l’aime encore parce qu’étant le calme, le repos, la vie interrompue, elle renferme toutes les possibilités.
Comme le poète ressemble en cet instant à la jeune socialiste ! Ce sont les mêmes yeux brillants, la même parole emportée, la même précipitation des pensées. Elle a pour le monde des plantes la même tendresse enthousiaste que pour le monde des hommes. Tout de même, je lui rappelle les railleries dont quelques critiques l’accablèrent pour avoir dans ses vers chanté la courge, la salade, la citrouille, le haricot. Ces souvenirs l’amusent ; elle rit, puis, subitement sérieuse, elle répond :
— Eh bien ! il y a dans Werther un moment où il est parlé du chou, c’est sublime. J’aime de la nature, voyez-vous, tout ce qu’elle a de favorable à l’homme. Je chéris la terre qui nourrit. Pour moi , les plantes potagères deviennent des êtres de vie, et je leur découvre tout un côté secret et familier. Elles surgissent moins que les fleurs, elles tiennent plus au sol, elles rampent presque, elles ont toute l’âme de la terre. Et puis, elles sont belles.
Elle se penche, tend le bras :
— Il y a une infinie poésie dans le radis ! fait-elle…
Une question m’échappe :
— Étiez-vous, toute enfant, déjà sensible à cette poésie ?
— Non. C’est à dix-sept ans que cet amour de la nature a brusquement surgi en moi. J’avais déjà écrit des vers à douze ans, des vers mélancoliques et graves, où pesait le souci de la mort, bien que je fusse très heureuse. Ensuite, j’avais écrit des idylles grecques. Tout d’un coup, je n’ai plus eu de la vie qu’une idée végétale. Je regardais la nature vraiment comme la regardent les enfants qui sont près de la terre. Elle s’engouffrait dans mon cœur. Cela a duré deux ou trois ans. Le jour où j’ai pu la chanter, j’ai savouré toute la joie d’une délivrance… C’était un vase trop plein qui s’épanchait. Il fallait que j’écrive ; écrire était pour moi un acte aussi naturel que rire, pleurer, dormir.
— Mais alors, demandai-je, les vers ne vous procurent-ils plus de volupté, que vous veniez au roman ?
— Oh! j’écris toujours des vers, mais, à vrai dire, les vers m’apparaissent comme un moment unique de sincérité… Ils donnent toujours de la joie, jamais de la douleur, à cause de l’exaltation qu’ils produisent. La prose, c’est tout le contraire. Elle est le seul vêtement de tout ce que la vie a de douloureux. Le roman, c’est toute la vie, et puis, il y a une chose que je voudrais vous expliquer, et je crains de n’y pas réussir. En écrivant un roman, je ne poursuis que l’exactitude de l’émotion… comprenez-vous ? Tenez, il y a une foule de termes qui ne me semblent plus exacts. Alors, j’en prends d’autres, et je les dévie de leur premier sens. Par exemple, on s’est beaucoup moqué de moi, parce que j’ai écrit « des yeux sifflants » : on a eu tort. Les yeux que je voulais décrire, je les voyais sifflant. Un autre aurait écrit « perçants », ce n’est pas la même chose. Je ne suis pas un écrivain, j’écris comme je sens, tout bonnement.
L’aiguille recourbée de la pendule de laque vert marquait une heure. Dans l’antichambre, une voix d’enfant perla. Mme de Noailles abandonna son fauteuil, et, comme nous arrivions près de la porte, elle leva vers moi ses grands yeux où passait quelque inquiétude :
— Alors, vous allez raconter tout ce que je vous ai dit sur moi ? Mais j’ai très peur maintenant, on va me blâmer d’avoir tant parlé.
Je répondis avec simplicité :
— Je dirai même que vous êtes anarchiste, et que vous rêvez la mort par la bombe de tous les aristocrates et de tous les bourgeois.
Elle me regarda, toute surprise, presque triste, et elle eut un geste charmant d’horreur et de pitié, comme pour éloigner de son esprit une cruelle vision :
— Oh non! fit-elle, pas de hombes. pas de bombes…
Et, souriant, elle ajouta :
— Je suis une anarchiste selon l’Évangile.