Éditions Georges du Cayla (p. 89-102).

CHAPITRE X

Les jours que nous passâmes à Monte-Carle furent délicieux. Mon mari cherchait par tous les moyens à me rendre le séjour agréable. Promenades, théâtre, casino, sports divers.

Maxwell avait l’habitude de descendre dans un des palaces où se retrouve toute cette clientèle si cosmopolite de la Côte d’Azur.

— Nous ferons chambre à part, me dit-il.

Il prétextait que la fatigue de nos journées si bien remplies rendait cette formalité indispensable.

— Curieuse lune de miel, pensais-je.

Effectivement, chaque soir il me conduisait à ma chambre. Puis me quittait après m’avoir souhaité tendrement une bonne nuit.

Je ne comprenais rien à son attitude.

Il m’aimait pourtant, puisqu’il n’avait pas hésité à me donner son nom. Craignait-il de froisser mes sentiments ? Attendait-il une preuve d’amour de ma part ? Je savais qu’il me faudrait jouer la comédie.

Pour le rendre heureux, je croyais devoir user de coquetterie. Il restait tendre, mais distant.

Je prenais mon bain chaque jour. Mon corps moulé dans un maillot très collant où mes formes se dessinaient à travers le tissu était suffisamment insolent et provocateur. Il se contentait pourtant de me tendre le peignoir, de me raccompagner à ma cabine.

La nuit, les désirs revenaient. Je m’agitais dans mon vaste lit. Je regrettais de ne pas avoir emmené Lou avec moi.

Une après-midi, je crus avoir remporté une victoire. Avant d’aller prendre mon bain j’avais résolu d’essayer un nouveau maillot que mon mari m’avait offert le matin.

Je me déshabillais. J’entendis mon mari qui venait me chercher. Je ne fis aucun bruit. Me croyant endormie, il pénétra dans l’appartement. Me voyant nue, il fut sur le point de se retirer. Je lui fis signe d’approcher. J’étais dans ses bras. Il m’emporta sur le lit. Il se pencha sur moi. Ses mains me caressèrent tout le long du corps. Je l’attirai. Il eut un brusque sursaut. Ses lèvres se posèrent sur les miennes. Puis il se leva. Me tapota la joue comme à une enfant trop gâtée à qui on doit refuser un caprice.

— Habillez-vous. La marée est haute, c’est l’heure du bain !

Je restais abasourdie. Presque honteuse.

Il me laissa de nouveau seule.

Nous revînmes bientôt à Paris. Une vie nouvelle s’offrait à moi.

Avec fièvre, je m’y adonnais.

J’essayais de ne plus rien désirer.

Chaque jour j’allais voir ma mère. Ma petite sœur était si jolie. Que la vie ne lui soit pas trop cruelle. Je dus manifester le désir d’emmener Lou avec moi, et on me le donna aussitôt.

Juju était toujours mon amie intime. Sous prétexte de faire son droit, elle avait quitté son foyer. Elle habitait au Quartier Latin.

C’est elle qui un jour m’apprit une nouvelle stupéfiante. Pour une femme, Guy de Saivre avait fait des dettes, puis des bêtises. Son père l’avait chassé, lui avait coupé les vivres. Je m’inquiétai de son sort. Par elle aussi j’appris que chassé de partout, il était maintenant danseur mondain dans une boîte de nuit.

Danseur mondain, lui, Guy Il recevait des pourboires. Il tendait la main.

J’hésitai longtemps, puis un soir je décidai mon mari à m’emmener au « Poisson Rouge », la boîte où, d’après Juju, Guy devait travailler.

C’était un de ces endroits cosmopolites où se retrouvent les désœuvrés, les noceurs de la capitale.

Il y avait de tout. Des Américaines débarquées du dernier paquebot côtoyaient des Scandinaves, des aventuriers, des noceurs fatigués. Toutes les races s’y mélangeaient dans une vaste salle tendue de rouge que des poissons dorés parsemaient. Tous les poissons d’ailleurs n’étaient pas en carton doré. Il y en avait de bien vivants et d’humains dans l’assistance. Mon mari semblait un peu gêné de se trouver là. Il ne comprenait pas quelle fantaisie m’y avait poussé. D’un geste autoritaire, il demanda une table au maître d’hôtel empressé. Au son d’un jazz endiablé, des couples tourbillonnaient. On paraissait s’amuser, gaieté factice, toute de snobisme.

Je jetais des regards autour de moi. Quelques jeunes gens au teint olivâtre, au smoking impeccable, aux cheveux savamment collés faisaient tourner des dames de tout âge, avec un air grave. Les danseurs mondains aux yeux de gazelle. Pauvres marionnettes en location.

— Tu aimes cette atmosphère viciée où tout est faux même la joie ? me demanda Maxwell.

Je me contentai de sourire et je continuai mon inspection. Tout à coup, je sursautai. Portant dans ses bras une grosse dame pâmée, Guy de Saivre passait près de notre table. Malgré moi, j’avais baissé la tête. Il était pareil aux autres avec plus de distinction. Il me reconnut certainement, car à la danse suivante, il s’avança vers notre table. Je rougis violemment. Il s’inclina devant nous. Demanda à mon mari la permission de m’inviter. Maxwell eut un air étonné. Il me lança un regard interrogatif. J’avais accepté. Nous rejoignîmes les danseurs.

Tout d’abord nous restâmes silencieux, puis il me murmura :

— Je ne m’attendais guère à vous rencontrer ici…

S’il avait su que c’était pour lui que j’étais venue !

— Vous avez appris mes aventures. Il essaya de sourire. Vous voyez je gagne ma vie comme je peux.

Je hochai la tête, il continua :

— Je ne me suis pas bien conduit envers vous, Irène. Je m’en repens, maintenant. Vous êtes toujours aussi jolie. Vous m’en voulez ? Ah ! si vous saviez ! Je suis un pauvre diable. J’ai besoin de votre indulgence.

Mon silence continuait, je me contentais de régler mon pas sur le sien. Il fut un peu vexé. Il me ramena respectueusement à ma place.

— Pourrai-je encore vous inviter ? me demanda-t-il.

— Naturellement ! C’est d’ailleurs votre travail.

Mon mari fouillait dans son gousset. Il devait lui tendre le pourboire d’usage.

Il fut sur le point de refuser. Je lui fis un signe. Il l’empocha et tourna vivement les talons.

Je dansai encore avec lui. Nous pûmes échanger quelques paroles. Je me montrai plus gentille. Il était heureux et daigna sourire.

Le lendemain, je devais retourner sans mon mari « Au poisson rouge », j’avais pris comme prétexte une réunion d’un club féminin. Mais j’avais entraîné Juju avec moi. Elle se montra surprise de ce caprice. Elle fut alors édifiée lorsqu’elle en découvrit le motif.

Nous retrouvâmes Guy. Il me fit souvent danser. Sur notre invitation, il accepta de prendre place à notre table.

— Je suis un des poissons rouges de ce vaste aquarium, me déclara-t-il.

— Pauvre Guy. Vous êtes plus à plaindre qu’à blâmer. Comment vivez-vous ?

— Je fais de bonnes soirées. Je suis assez demandé. Quelquefois des Américaines ou autres dames seules m’emmènent avec elles, à la fermeture de la boîte.

— Et alors ?…

— Nous dansons chez elles jusqu’au matin. D’autre fois si elles sont vicieuses, il me faut consentir à ce qu’elles me demandent. Après m’avoir payé, elles me congédient.

— Pourquoi n’essayez-vous pas de faire autre chose ?

— Que puis-je faire ?

— Votre tante accepterait de vous aider. Je puis intercéder pour vous, je la connais suffisamment.

Il refusa avec indignation.

J’avais pitié de lui. J’admirais son orgueil.

Hélas je ne l’avais pas oublié. Ma présence au « Poisson rouge » en était la preuve.

J’étais si seule. Il savait être éloquent.

Il savait jouer de la corde sensible. Il comprenait ma solitude. Mon mari ne pouvait me satisfaire, j’avais soif d’être aimée, j’aspirais à connaître cette volupté d’amour. Que pouvais-je être pour Maxwell ? Un bibelot. Une poupée d’amour capable de flatter son orgueil. Je ne l’aimais pas assez pour apaiser mes sens. Me sacrifier. Mon amour pour Guy avait été plus fort que le temps et l’épreuve.

Il m’avait tant fait souffrir. Quoique toujours presque vierge. Il avait pourtant été mon premier amant. Mon premier véritable amour.

Celui qu’on oublie jamais tout à fait.

Il n’eut pas beaucoup de peine à m’arracher un rendez-vous en dehors de cette maudite boîte où tous les vices étaient permis.

— Vous êtes un ange, Irène, me dit-il en guise de remerciements.

— Oui, un ange. Puis songeuse, j’ajoutai : … il y a même des anges pervertis ! Je peux décidément me ranger parmi eux…

Nous nous rencontrâmes l’après-midi au jardin du Luxembourg, perdus tous les deux parmi la foule de ce dimanche parisien.

Que me dit-il ? Que puis-je lui avoir dit ? Toujours est-il que je ne fis aucune difficulté pour le suivre jusqu’à l’hôtel meublé où il habitait.

Il me fit passer bien vite devant le bureau où une dame écrivait insouciante aux allées et venues de ses clients. Je me trouvais dans cette chambre de garçon où régnait le plus grand désordre. Les serviettes traînant sur le plancher. Le smoking du soir posé sur le lit.

Je trahissais ce pauvre Maxwell, j’avais une conscience pourtant, elle essayait de se faire entendre, je bouchais mes oreilles, j’ouvrais mon cœur. Mes sens réclamaient cet amant tant désiré.

Je lui abandonnais mes lèvres, je me serrais sur sa poitrine, je me laissais doucement glisser vers cette ivresse voluptueuse de la jeunesse et de l’amour.

Avec tendresse il m’enleva ma robe. Il me dévêtit entièrement. Il baisait chaque partie de mon corps et j’expirais sous sa caresse. Ses mains, si mâles, si belles, pressaient mes seins. Je fis mine de lui retirer son veston. Alors à son tour il enleva tous ses vêtements. Nous étions nus, orgueilleusement nus.

Sa poitrine forte, son corps souple, légèrement brun, bien musclé m’attirait. Ses hanches larges, bien découplées se tendaient brûlantes de volupté, son désir le poussait vers moi. Il exigeait. Il commandait. J’eus l’exquise émotion de l’appréhension vers l’inconnu. J’entendais l’appel faunesque. Je dirigeais la route. Ma folie érotique s’exhalait dans cette fusion de nos deux corps. Je souffris d’abord. Le mouvement sensuel faisait vibrer mes nerfs. Changeait en sacrifice, la douleur, en joie, la souffrance. Autour de moi dansaient les anges et les démons. Les prêtresses du dieu Phallus, les bourreaux du harem. La plainte voluptueuse se mêlait à l’ardeur du mâle. Puis tout à coup au suprême du plaisir, ce fut le spasme de la mort. La chaleur qui éteint nous laissant écroulés, anéantis, comblés.

J’étais femme. Le ciel avait daigné exaucer mes vœux. Mon rêve était devenu une réalité.