Petit dictionnaire des grands hommes de la Révolution/Préface

PRÉFACE

Tandis que nous ſommes libres, il me prend envie de faire le dénombrement des grands hommes de chaque eſpèce, qui, d’une paiſible monarchie, ont fait une ſi brillante république. Également habiles, ils ne ſont pas tous également célèbres ; & c’eſt peut-être le ſeul hommage digne d’eux, que de raſſembler leurs noms & de confondre leur gloire. La poſtérité eſt ſi ingrate ! elle jouit tranquillement de ce qu’on a fait pour elle, & rougit ſouvent de ſes bienfaiteurs ! Il faut donc la forcer à la reconnoiſſance, en lui préſentant le tableau de nos illuſtres patriotes, & en lui traçant leur caractère & leurs exploits. Je vais l’eſſayer avec toute la patience qu’exige le travail ; & ſi, par haſard, nos neveux ſe trouvoient un jour le peuple le plus heureux de la terre, ils ſauront du moins à qui s’en prendre.

Ce qu’il y a de vraiment admirable dans notre glorieuſe régénération, c’eſt que toutes les claſſes d’hommes y ont également contribué. Le pair de France, ſans crédit, s’eſt joint au ſavetier ſans pratique, pour ſauver la patrie en danger ; le guerrier mécontent a raſſuré le timide badaud, en ſe mettant ſous ſes ordres : & l’écrivain malheureux, de concert avec l’écrivain public, a chanté nos victoires ; c’eſt ſans doute à cet heureux amalgame que nous devons notre incroyable liberté. C’eſt par un accord parfait entre le rebut de la cour & le rebut de la fortune, que nous ſommes parvenus à cette misère générale qui atteſte ſeule notre égalité. Quoi de plus injuſte, en effet, que cette inégale diſtribution des biens, qui forçoit le pauvre à travailler pour le riche, ce qui donnoit à l’argent une circulation mal entendue, & à la terre une fertilité dangereuſe ! Grâces au ciel, tout eſt rétabli dans l’état ſauvage où vivoient les premiers hommes ; le parti le plus fort s’eſt trouvé naturellement le plus juſte, & comme tout le monde s’eſt mis à gouverner, les cris des mécontens ont été étouffés. Des gens mal intentionnés ont oſé reprocher à la nation le ſang qu’elle a répandu en s’emparant de l’autorité ; ils ont cru que la foible voix de l’humanité pouvoit interrompre une entrepriſe ſi importante : comme ils ſe ſont trompés, les perfides ! L’élite des Français, les braves Pariſiens, ſe ſont pénétrés d’une cruauté vraiment civique : ne voulant plus de chefs, ils n’ont ſouhaité que des victimes, & ils ont égorgé avec ignominie les indignes ſujets qui obéiſſoient à leur maître. Que ne doit-on pas auſſi aux généreux gardes-françaiſes, qui ont ſi bien ſoutenu leur réputation ! Pour ſe joindre au peuple irrité, ils n’ont pas même attendu qu’on les fit marcher contre lui, & dans l’ardeur d’abandonner leurs drapeaux, ils ont deviné la tyrannie. Quel ſpectacle admirable pour l’armée Françaiſe, que de voir quatre mille guerriers, défenſeurs nés de la majeſté du trône, abjurer un ſivil méfier, donner le ſignal d’une noble déſertion, & préférer les aumônes de la populace à la ſolde d’un grand roi ! Il ſemble que la renommée ait attaché une gloire particulière à ces illuſtres fugitifs. Ce qui fit jadis leur honte, les immortaliſe aujourd’hui ; & ſi la guerre calme leur courage, l’anarchie en fait des héros. En effet, par combien de belles actions ne viennent-ils pas de ſe ſignaler ! Depuis le brave grenadier qui tira ſur ſon officier, juſqu’à celui qui conduiſit M. de Launai à la Grève, tous ont déployé le même genre de valeur. C’eſt devant eux que les murs de la Baſtille ſe ſont écroulés ; ils s’apperçurent les premiers qu’elle n’étoit point défendue, & ils la conquirent avec cette fière aſſurance qui ne connoît point d’obſtacles : leurs noms ne ſeront donc pas les plus foibles ornemens de mon petit dictionnaire, & fi, par égard pour le lecteur, j’ai été obligé de faire un choix parmi tant de conquérans, ceux que je ne nommerai point, ne m’en devront pas moins de reconnoiſſance, & leur conſcience les conſolera aiſément de l’oubli.

Mais, c’eſt dans le parti populaire de l’Aſſemblée Nationale, que j’ai puiſé mes plus brillans caractères ; les habiles légiſlateurs qui le composent, ſe ſont tous trouvés placés pour féconder la révolution. Les injuſtes diſgraces de la cour ont donné aux uns l’énergie de la vengeance ; la ruine malheureuſe de leur fortune, a donné aux autres le génie de l’agiotage : & comme leur poſition commandoit ſans ceſſe à leur opinion, ils font reſtés juſqu’à ce jour invariables dans leurs principes. Voulant réformer la France, ils ont ſenti la néceſſité de brouiller l’état. Le peuple étoit encore retenu par quelques préjugés monarchiques & par un aveugle amour pour ſon roi. Ces grands publiciſtes lui ont ouvert les yeux ; ils lui ont fait découvrir ſon tyran dans ſon maître ; ils lui ont prouvé que les nobles n’étoient que des uſurpateurs héréditaires, puifqu’ils ofoient jouir des poſſeſſions de leurs pères ; ils lui ont abandonné les biens des prêtres, pour lui ôter juſqu’aux freins ſpirituels de la religion ; enfin, par leurs ſublimes décrets, ils ont dépouillé le foible & encouragé le fort.

C’eſt auſſi dans cet auguſte aréopage, que nous avons vu éclore des génies qui, ſans elle, ſeroient encore l’ennuyeux rebut de la ſociété. Que de miracles n’opère point le patriotiſme ! Les plus lourds eſprits de la littérature ſe ſont bientôt montrés les plus profonds de l’aſſemblée ; les plus illuſtres ignorans de la jeuneſſe Françaiſe, n’ont paru ni embaraſſés, ni déplacés dans la tribune Pariſienne : en un mot, les ennemis de la langue ſont devenus tout-à-coup les défenſeurs de la nation. On ne ſe méfie pas aſſez, dans le monde, de ces ſoudaines métamorphoſes. On s’imagine aujourd’hui qu’un homme eſt un ſot, parce qu’il eſt ſans grâces, qu’il parle mal de tout, que ſes idées même l’embarraſſent, & que la raiſon s’anéantit dans ſa bouche. L’expérience détruit tous les jours cet horrible préjugé. Si ce même homme a bien le caractère de ſa médiocrité, il obtient toujours une eſpèce de réputation ; comme il déſarme l’envie, il eſt eſtimé ſans regrets ; il abandonne l’art de plaire aux beaux eſprits, & l’amour de la gloire à l’homme à talent, & devient ce qu’on appelle un homme de mérite : voila ce qui caractériſe tous les grands hommes de la révolution. Qu’on me cite, en effet, un écrivain, un philoſophe, un académicien même qui ſe ſoit diſtingué dans ces derniers tems de trouble & de proſpérité. M. Bailly eſt le ſeul grand homme que les ſciences aient fourni à la France allarmée ; encore ne doit-il ſon élévation qu’à la ſublime ſimplicité de ſon caractère. On n’admire en lui que ce qu’on n’avoit jamais admiré, & ſes ouvrages feront indépendans de ſon immortalité. Ce ſont donc les plus ſimples mortels qui ſont aujourd’hui la gloire du nom Français ; leur médiocrité fait encore reſſortir l’éclat de leurs actions, & ce n’eſt qu'oppoſés à eux-mêmes, qu’ils peuvent étonner la poftérité. Il faut donc peindre ces fiers républicains, avec la franchiſe qu’ils méritent ; il faut empêcher leur modeſtie d’échapper à la célébrité, & il faut même leur ſauver l’honneur de rentrer dans leur première obſcurité.

Je ne me ſuis pas diſſimulé que j’avois un modèle inimitable dans l’Almanach des Grands Hommes de 1788. L’auteur de ce regiſtre immortel a ſi bien varié ſes éloges, qu’il ne m’a pas laiſſé de formes nouvelles pour encenſer mes perſonnages ; mais l’importance de mon ſujet ſera peut-être oublier la ſupériorité de ſon talent. Il n’a exhumé qu’un millier de bons écrits ; moi, je reſſuſcite un millier de grandes actions, & à obſcurité égale, le héros doit l’emporter ſur l’écrivain. Je vais donc entrer en matière, ſans m’effrayer de la rivalité, & ſi la révolution s’étend juſque ſur le bon goût, j’aurai bien des chances pour être victorieux.

Mon projet étoit d’abord d’aſſigner le profit de cet ouvrage à tous les eſtropiés du patriotiſme ; mais j’ai réfléchi que toute leur gloire venant de leur misère, ce ſeroit les dégrader que de les ſecourir, & j’ai bientôt eu honte de mon humanité. Une plus heureuſe idée s’eſt préſentée a moi. Les infirmités du corps ne demandent que nos ſoins ; mais celles de l’eſprit exigent toute notre pitié. Mille pauvres penſeurs, tels que des journaliſtes, des moraliſtes, des publiciſtes, haſardent chaque jour leur exiſtence, dans l’étalage de leurs productions. Les pauvres inſenſés ! ils fondent leur ſubſiſtance ſur nos ennuis, & ils ſe trompent encore ! on ne les achète point, & le travail n’a fait qu’irriter leur faim. Ne fera-t-il pas également beau & profitable, de les mettre à l’abri des misères de la littérature, & d’acquérir leur inaction par quelques offrandes pécuniaires. C’eſt donc à eux que je deſtine le revenu de ce dictionnaire ; dès l’inſtant qu’on l’aura mis en vente, qu’ils viennent en aſſurance, recevoir le prix de leur ſilence ; mais qu’ils s’engagent à ne plus le rompre : car, à la première rechute, on les abandonneroit à leurs talens. On payera cinquante francs par mois le repos d’un journaliſte ; cent francs celui des faiſeurs de pamphlets : & quand le produit de l’ouvrage fera épuiſé, on propoſera une quête à la nation, pour continuer une opération ſi ſalutaire.

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