Petit Zacharie, surnommé Cinabre - Ch. 9

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NEUVIÈME CHAPITRE.

Embarras d’un fidèle valet de chambre. — Comment la vieille Lise provoqua une émeute, et où le ministre Cinabre glissa par mégarde en s’enfuyant. — De quelle manière remarquable le premier médecin du prince expliqua la mort subite de Cinabre. — Comme quoi prince Barsanuph s’affligea, puis mangea des oignons crus, et comme quoi la perte de Cinabre resta irréparable.

La voiture du ministre Cinabre l’avait attendu en vain presque toute la nuit devant la maison de Mosch Terpin. On assurait de tous côtés au chasseur que son Excellence devait avoir quitté la société depuis long-temps, et celui-ci prétendait au contraire que cela était tout-à-fait invraisemblable, attendu que son Excellence n’aurait sans doute pas regagné son hôtel à pied à travers la pluie et l’orage. Lorsqu’enfin toutes les lumières furent éteintes et les portes fermées, il fallut bien que le chasseur partit avec la voiture vide. Mais à peine arrivé à l’hôtel du ministre, il réveilla aussitôt le valet de chambre pour qu’il lui dit, au nom du ciel ! si le ministre était rentré chez lui, et de quelle manière.

« Son Excellence, répliqua le valet de chambre doucement à l’oreille du chasseur, est rentrée hier à la nuit close, cela est positif : elle est au lit et dort. Mais, — ô mon bon chasseur ! — comment ! en quel état ! — Je vais tout vous raconter ; mais surtout motus ! — Je suis un homme perdu si son Excellence apprend que c’était moi qui étais dans le corridor obscur ! Ah, je perdrais ma place ! car son Excellence est, à la vérité, de petite taille, mais d’un caractère emporté et rageur au dernier point. Elle s’irrite pour peu de chose, et, dans la fureur, ne se connait plus. Hier même, elle a passé son épée nue et acérée au travers du corps d’une pauvre souris qui avait eu l’impudence de venir gambader au milieu de la chambre à coucher de son Excellence. — C’est bon ! — Donc, hier au soir, à la tombée de la nuit, je mets mon petit manteau et je veux tout doucement me faufiler dans l’arrière-boutique du marchand de vin pour y faire une partie de trictrac ; mais je vois s’agiter et se trémousser devant moi sur l’escalier quelque chose qui vient se jeter dans mes jambes à l’entrée du corridor noir, et qui, se roulant à terre, pousse un cri de chat perçant, et grogne ensuite comme… ô mon Dieu ! — chasseur ! tenez bien votre langue, mon généreux ami ! autrement c’est fait de moi !… approchez-vous un peu : — et grogne ensuite comme notre gracieuse Excellence a l’habitude de faire quand le cuisinier a laissé brûler le rôti de veau, ou bien quand quelque autre affaire d’état vient l’indisposer. »

Le valet de chambre avait soufflé ces derniers mots dans l’oreille du chasseur en tenant sa main devant sa bouche. Le chasseur recula de deux pas, prit une physionomie réfléchie, et s’écria : « Est-il possible ! —

» Oui, reprit le valet de chambre, c’était indubitablement notre gracieuse Excellence que j’ai sentie me passer entre les jambes dans le corridor noir. J’entendis après distinctement sa Grâce pousser violemment les chaises, et ouvrir l’une après l’autre les portes des appartements, jusqu’à ce qu’elle fût parvenue à sa chambre à coucher. Je n’osai pas la suivre ; mais au bout de deux petites heures environ, je me glissai près de sa porte, et je prêtai une oreille attentive. La digne Excellence ronflait absolument de la même manière qu’elle a coutume de le faire lorsqu’il se prépare quelque grand événement. — Chasseur ! il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre que ne le rêve notre sagesse ! J’ai entendu dire cela une fois sur le théâtre par un prince mélancolique tout vêtu de noir, et qui avait grand’peur d’un autre homme habillé de carton gris[1]. — Chasseur ! — Il est arrivé hier quelque chose de surnaturel qui a déterminé son Excellence à rentrer au logis. Le prince est allé chez le professeur : peut-être a-t-il dans la conversation manifesté quelque désir, mis en avant l’idée de quelque jolie réforme, — et le ministre de s’en occuper aussitôt, de quitter la noce, et de venir se mettre au travail pour le bien du gouvernement. Je m’en suis tout de suite convaincu à son ronflement. Oui, quelque événement important, décisif, se prépare. — Ô chasseur ! qui sait si tôt ou tard nous n’en reviendrons pas à porter des queues ! — Quoi qu’il en soit, cher ami, descendons pour guetter, en fidèles serviteurs, à la porte de la chambre à coucher de son Excellence, si elle repose toujours tranquillement, tandis que s’élaborent et mûrissent ses pensées intérieures. »

Tous les deux, le valet de chambre et le chasseur, se glissèrent jusqu’à la porte et prêtèrent l’oreille. Cinabre bourdonnait en nasillant comme un tuyau d’orgue, et sifflait dans les tons les plus variés et les plus étranges. Les deux domestiques restaient immobiles dans un respectueux silence ; et le valet de chambre dit avec une émotion profonde : « C’est pourtant un grand homme que notre gracieux maître le ministre ! »

Dès le grand matin, un violent tumulte vint troubler la paix de l’hôtel. Une vieille paysanne, grotesquement accoutrée d’habits de fête fanés depuis longtemps, s’était introduite dans la maison et avait demandé au portier de la conduire immédiatement auprès de son cher enfant, petit Zach. Le portier lui avait signifié que c’était son Excellence monsieur le ministre Cinabre, chevalier de l’ordre du Tigre moucheté de vert avec vingt boutons, qui habitait l’hôtel, et que personne parmi les gens de service ne se nommait ni ne se faisait appeler petit Zach. Alors cette femme s’était écriée avec les témoignages d’une joie extravagante que monsieur le ministre Cinabre avec ses vingt boutons était précisément son cher mignon de fils, petit Zach. Aux cris retentissants de la femme, aux jurements du portier, toute la maison était accourue, et le tapage devint de plus en plus fort. Quand le valet de chambre descendit pour chasser ceux qui troublaient aussi impudemment le sommeil matinal de son Excellence, on venait de jeter hors de l’hôtel la paysanne, que chacun prenait pour une folle.

Mais elle alla s’asseoir alors sur les marches de pierre de la maison en face, et elle se lamentait, en sanglottant, de ce que ces grossiers domestiques de l’hôtel ne voulaient pas la laisser pénétrer auprès de son petit Zach, devenu premier ministre. Il se rassembla peu à peu un grand concours de monde autour d’elle, et elle répétait incessamment que le ministre Cinabre n’était autre que son fils, qu’elle appelait dans son enfance petit Zach, tant et si bien que les gens ne savaient plus à la fin s’ils devaient la croire vraiment folle, ou s’il ne fallait pas soupçonner un fondement de réalité dans ses discours.

La femme ne détournait pas les yeux des fenêtres de Cinabre. Tout-à-coup elle partit d’un bruyant éclat de rire, frappa ses mains l’une contre l’autre, et s’écria au comble de la joie : « Le voilà mon petit bout d’homme chéri, mon petit farfadet, mon fillot. — Bonjour, petit Zach ! » Tous les assistants levèrent les yeux ; et lorsque l’exigu ministre, avec son habit écarlate brodé, le corps ceint du cordon de l’ordre du Tigre moucheté de vert, apparut à leurs yeux derrière la croisée de niveau avec le plafond, de sorte que toute sa personne était visible à travers les larges carreaux, tous se mirent à rire aux éclats et à crier à l’envi : « Petit Zach ! — petit Zach ! ha ! voyez-donc ce petit babouin harnaché ! — le pitoyable avorton, — la laide mandragore. — Petit Zach ! — petit Zach ! »

Le portier et tous les domestiques de Cinabre sortirent de l’hôtel pour voir ce qui causait parmi la foule cette gaîté délirante. Mais ils n’eurent pas plus tôt aperçu leur maître, qu’ils crièrent encore plus fort que les autres en riant à gorge déployée: « Petit Zach ! — petit Zach ! — sapajou ! — poucet ! — mandragore ! »

Le ministre parut alors seulement s’apercevoir que le sujet de ce tumulte étourdissant n’était autre que sa propre personne. Il ouvrit la croisée d’un mouvement impétueux, et, jetant en bas des regards étincelants de colére, il cria, tempêta, bondit comme un furieux, et menaça tout le monde de la garde, de la police, de la prison et du cachot.

Mais plus l’Excellence s’abandonnait aux transports de son courroux, plus les rires et le tapage devenaient intenses. La foule en vint bientôt à jeter contre l’infortuné Cinabre des pierres, des pommes, des légumes, tout ce qui se trouvait à portée. Le ministre fut obligé de battre en retraite.

« Dieu du ciel ! s’écria le valet de chambre effrayé, mais c’est à la fenêtre de la chambre de son Excellence que l’affreuse petite pécore s’est montrée. Qu’est-ce que cela signifie ? — Comment ce nabot ensorcelé a-t-il pu pénétrer jusque-là ? » Il court promplement en haut, mais la chambre du ministre est, comme auparavant, solidement fermée. Il se hasarde à frapper légèrement… Pas de réponse ! —

Sur ces entrefaites, le ciel sait à quel propos, de sourdes rumeurs commençaient à accréditer parmi le peuple la nouvelle que l’homoncule risible qui venait de paraître à la croisée était bien réellement petit Zach qui avait usurpé le nom orgueilleux de Cinabre, et ne devait son élévation qu’à mille autres mensonges et fraudes infâmes. On entendait retentir avec une violence croissante les cris de « À bas ! à bas le petit monstre ! il faut le dépouiller de l’habit de ministre à coups de verge, l’enfermer dans une cage et le montrer à la foire pour de l’argent ! — ou lui coller sur le corps des feuilles de papier doré et en faire un jouet pour les enfants ! — Montons ! montons ! » — Et la foule se précipita dans la cour de l’hôtel.

Le valet de chambre se tordait les mains de désespoir : « Rébellion, — une émeute ! — Excellence ! ouvrez, — sauvez-vous ! » criait-il. Mais pas de réponse. Il crut distinguer seulement un faible gémissement.

La porte intérieure de la maison fut brisée : le peuple montait l’escalier avec grand bruit et des rires farouches.

« Maintenant il y va de la vie ! » cria le valet de chambre. Et il se rua de toutes ses forces contre la porte, qui sauta hors des gonds avec fracas. — Point d’excellence ! — point de Cinabre ! —

« Excellence ! — très-gracieuse Excellence, n’entendez-vous pas les séditeux ! — Excellence ! — très-gracieuse Excellence, où êtes-vous donc fourrée, de par tous les… Que Dieu m’absolve de ce péché ! — mais où avez-vous daigné vous retirer ? »

Ainsi criait le valet de chambre en parcourant tout effaré les appartements. Mais nulle part de réponse, pas le moindre bruit. L’écho moqueur des hauts lambris de marbre répondait seul à sa voix. Cinabre semblait avoir disparu sans laisser de trace ni d’ombre. — Le calme était rétabli au-dehors ; le valet de chambre entendit la voix sonore et imposante d’une femme qui haranguait le peuple, et il vit, en jetant les yeux par une fenêtre, des groupes nombreux quitter l’hôtel en chuchottant à voix basse, et en jetant derrière eux des regards pensifs.

« L’émeute paraît apaisée, dit le valet de chambre, maintenant sa gracieuse Excellence sortira de sa cachette. » Il retourna dans la chambre à coucher, supposant que le ministre ne pouvait être que là.

Après avoir regardé partout d’un œil scrutateur, il aperçut enfin deux petites jambes minces et raides sortant d’un joli vase à anses et en argent qui restait toujours auprès de la toilette, et auquel le ministre attachait beaucoup de prix, parce que c’était un présent qu’il avait reçu du prince.

« Dieu ! — Dieu ! s’écria le valet de chambre consterné, Dieu ! — Dieu ! si je ne me trompe, voilà des petites jambes qui appartiennent à son Excellence monsieur le ministre Cinabre, mon gracieux maître ! » Il approcha, et, frissonnant d’un mortel effroi, il cria en se baissant : « Excellence ! — Excellence ! — au nom du ciel ! que faites-vous… que faites-vous, enfoncé là-dedans ! »

Mais, comme Cinabre restait silencieux, le valet de chambre comprit quel danger menaçait d’engloutir son Excellence, et qu’il était temps de mettre toute étiquette de côté. Il saisit donc Cinabre par ses petites jambes, et le retira… hélas ! mort. Morte était la petite Excellence !

Le valet de chambre éclata en bruyants sanglots ; le chasseur, tous les domestiques accoururent, on vola chercher le médecin en titre du prince. En attendant, le valet de chambre essuya son pauvre malheureux maître avec force serviettes blanches, il le mit sur le lit et le couvrit de coussins de plume et de soie, de sorte que sa petite figure ridée était seule visible.

Alors parut la demoiselle de Rosebelle. Elle avait d’abord, Dieu sait comment ! apaisé la fureur du peuple. Elle s’approcha du nain inanimé, suivie de la vieille Lise, la propre mère de petit Zach. — La mort avait réellement imprimé aux traits de Cinabre un charme qu’ils n’avaient jamais eu durant toute sa vie. Ses paupières étaient abaissées sur ses yeux, son petit nez était aminci et très-blanc, sa bouche faiblement contractée simulait l’expression du sourire, et, par-dessus tout, ses cheveux, d’un brun foucé, retombaient autour de sa tête en boucles soyeuses et magnifiques. La chanoinesse passa sa main sur la tête du nain, et aussitôt une ligne rouge brilla d’une faible lueur sous ses doigts.

« Ha ! s’écria la demoiselle les yeux rayonnants de plaisir, ha, Prosper Alpanus ! grand maître ! tu tiens parole. — Il a expié à présent tous les torts de sa destinée !…

— » Ah ! dit la vieille Lise, ah, mon bon Seigneur ! ce n’est certainement pas là mon petit Zach : il n’a jamais été aussi gentil. Je suis donc venue ici bien inutilement, et vous ne m’avez guère donné un bon conseil, ma digne demoiselle !

» Trêve de murmures ! vieille ! répliqua la chanoinesse. Si vous aviez seulement suivi fidèlement mes instructions, et si vous n’aviez pas voulu pénétrer dans cette maison avant mon arrivée, tout se serait arrangé à souhait pour vous. — Je vous répète que le pauvre petit étendu mort sur ce lit est positivement et indubitablement votre fils petit Zach.

» Alors, s’écria la vieille avec des regards de convoitise, si la petite Excellence est véritablement mon fils, j’hérite sans doute de toutes les belles choses que je vois autour de nous, de la maison entière, et de tout ce qui est dedans ?

» Non ! dit la demoiselle. Maintenant c’en est fait : vous avez perdu l’occasion de gagner du bien et de l’argent. Je vous l’ai bien prédit : votre destin n’est pas de devenir riche.

» Est-ce que je ne peux pas, reprit la pauvre femme les larmes aux yeux, est-ce que je ne peux pas du moins prendre mon pauvre petit homme dans mon tablier et l’emporter à la maison ? Notre monsieur le pasteur a tant de jolis oiseaux et de petits écureuils empaillés : il me fera empailler mon petit Zach, et je le mettrai sur mon buffet comme le voilà, avec son habit rouge, ce large ruban, et cette grande étoile qu’il a sur la poitrine ; j’en mirais ainsi un souvenir éternel.

» Voilà, s’écria la chanoinesse à moitié de mauvaise humeur, une idée tout-à-fait ridicule. Cela ne se peut pas ! »

Alors la vieille se mit à gémir et à se lamenter. « Qu’est-ce que j’ai gagné, disait-elle en sanglottant, à ce que mon petit Zach soit parvenu à de si grands honneurs et à tant d’opulence ? — Ah ! s’il était resté avec moi, si je l’avais élevé dans mon humble et pauvre condition, jamais il ne serait tombé dans cette maudite machine en argent, il vivrait encore, et il aurait peut-être attiré sur moi la faveur du sort et la bénédiction du ciel. En le portant dans ma hotte quand j’allais au bois, j’aurais excité la compassion des passants, et l’on m’aurait sans doute jeté maintes petites pièces de monnaie ; mais à présent !… »

Des pas se firent entendre dans l’antichambre. La chanoinesse poussa la vieille dehors en lui recommandant de l’attendre en bas devant la porte, et lui promettant de l’instruire, avant son départ, d’un moyen infaillible pour mettre d’un seul coup un terme à ses soucis et à ses misères.

Ensuite Rosabelverde s’approcha encore une fois tout près du nain, et elle dit d’une voix attendrie et émue de pitié profonde :

« Pauvre Zach ! — rebut d’une nature marâtre ! — j’avais eu de bonnes intentions à ton égard : peut-être y a-t-il eu de la folie de ma part à penser que le don précieux dont je te gratifiais influerait sur ton esprit et réveillerait en toi une voix qui te dirait : tu n’es pas celui pour qui l’on te prend, mais efforce-toi d’égaler en mérite ceux au-dessus de qui tu t’élèves, toi créature infime et débile, en empruntant leurs propres ailes. — Hélas ! ta conscience est restée muette, ton intelligence obscurcie n’a pas pu s’affranchir de ses langes, tu es resté entravé dans tes habitudes grossières et ton naturel stupide ! — Ah ! si tu avais su te corriger le moins du monde de ta rusticité native, tu aurais échappé à cette mort ignominieuse ! — Prosper Alpanus a fait en sorte que tu produises encore, après ta mort, aux yeux d’autrui la même illusion dont ma puissante faveur t’avait fait profiter durant ta vie. — Si je devais au moins te voir renaître sous la forme d’un joli scarabée, d’une agile souris ou d’un adroit écureuil, combien je serais contente ! — Dors en paix, petit Zach !… »

Au moment où la fée Rosabelverde quittait la chambre, le médecin du prince parut avec le valet de chambre.

« Au nom du ciel ! » s’écria le médecin à la vue de Cinabre mort, et après s’être assuré qu’aucun expédient n’était capable de le rappeler à la vie, « au nom du ciel ! comment cela est-il arrivé, seigneur camérier ?

» Ah ! répliqua celui-ci, ah, cher monsieur le docteur ! la sédition ou la révolution, c’est tout un, comme il vous plaira, faisait son train dans le vestibule avec un bacchanal effrayant : son Excellence, en peine pour sa précieuse vie, cherchait sans doute un refuge dans sa toilette, elle aura glissé, et…

» Ainsi, dit le docteur d’une voix émue et solennelle, le ministre est mort par la peur de mourir ! »

La porte s’ouvrit, et prince Barsanuph entra impétueusement dans la chambre, le visage blême, suivi de sept chambellans plus blêmes encore.

« Est-il vrai, est-il donc vrai ? » s’écria le prince. Mais il n’eut pas plus tôt aperçu le cadavre qu’il recula, et dit en levant les yeux au ciel avec l’expression de la plus amère douleur : « Ô Cinabre !… » Les sept chambellans s’écrièrent de même après lui : « Ô Cinabre !… » Et à l’exemple du prince, ils tirèrent leurs mouchoirs dont ils se voilèrent les yeux.

« Quelle perte ! reprit le prince après une pause de muet désespoir, quelle perte irréparable pour l’état ! où trouver un homme capable de porter l’ordre du Tigre moucheté de vert aux vingt boutons avec la dignité de mon cher Cinabre ! — Premier médecin ! et vous avez pu me le laisser mourir !… Dites-moi. — Comment cela est-il arrivé ? comment cela s’est-il fait ? quelle a été la cause… de quoi est mort cet homme incomparable ? » —

Le premier médecin contempla long-temps le défunt ; il le tâta à diverses places où les battements du pouls étaient autrefois sensibles ; il passa et repassa la main sur la tête de Cinabre, puis il toussa, et dit enfin : « Mon très-gracieux seigneur, si je devais me borner à effleurer la superficie des choses, je pourrais dire que le ministre est mort d’une privation complète de la faculté de respirer ; que cette privation est venue de l’impossibilité de reprendre haleine, et que cette impossibilité elle-même n’a résulté que de l’élément ou de l’humeur ambiante, dans laquelle le ministre est tombé. Je pourrais donc établir, pour ainsi dire, que le ministre est mort d’une mort humoristique. Mais loin de moi une telle sécheresse, loin de moi la manie de vouloir expliquer par de vains principes physiques ce qui ne trouve son fondement naturel et incontestable que dans le domaine du spiritualisme. — Mon gracieux souverain ! que la parole de l’homme soit libre : — le premier germe de mort, le ministre l’a trouvé dans l’ordre du Tigre moucheté de vert aux vingt boutons.

» Comment ! s’écria le prince en jetant au médecin en titre des regards enflammés de colére, comment ! que dites-vous ? — l’ordre du Tigre moucheté de vert aux vingt boutons, que le défunt portait pour le salut de l’état avec tant de grâce, tant de dignité ? la première cause de sa mort ! — Prouvez-moi cela, ou… Chambellans ! qu’en dites-vous ?

» Il faut qu’il prouve, il faut qu’il prouve ! s’écrièrent les sept pâles chambellans, ou… » Et le premier médecin poursuivit :

« Je le prouverai, mon très-gracieux et très-excellent prince, ainsi donc point d’ou… Voici ce qui en est : La plaque de l’ordre suspendue au cordon, et surtout les boutons sur le dos, agissaient pernicieusement sur les ganglions de l’épine dorsale. En même temps, l’étoile de l’ordre causait une douloureuse pression sur cette région noueuse et filamenteuse située près de l’artère mésentérique supérieure, au-dessous du diaphragme, et que nous appelons le plexus solaire, partie prédominante du système nerveux dans l’ordre des fonctions organiques.

» Cet organe dominant est dans un rapport sympathique très-complexe avec le système cérébral, et naturellement le cerveau reçoit une impression funeste des mêmes lésions dont les ganglions ont à souffrir. Or, n’est-ce pas l’action libre et normale du système cérébral, résultant de la concentration parfaite de mille rayons divergents en un foyer central, qui constitue la conscience et l’individualité ? N’est-ce pas dans la double activité des deux sphères, dans l’exercice simultané des systèmes ganglionaire et cérébral que consiste le phénomène de la vie ? — Eh bien, l’atteinte susdite troubla, pervertit chez le ministre les fonctions de l’organisme pensant. D’abord survinrent dans son esprit de sombres réflexions, l’idée pénible de voir méconnu le sacrifice qu’il s’imposait pour le bien de l’état, en gardant cet insigne aussi préjudiciable à sa santé, etc., etc. — Bref, cette influence nuisible acquit de jour en jour plus de gravité, jusqu’au moment où un désaccord total entre les systèmes cérébral et ganglionaire amena enfin une atrophie complète de la conscience, une démission absolue de la personnalité. Or, cette phase extrême, nous la désignons par le mot de mort. — Oui, très-gracieux seigneur ! déjà le sentiment du moi était annihilé dans le digne ministre Cinabre, et il était donc déjà raide mort, lorsqu’il tomba dans le vase fatal. Ainsi, sa mort n’a pas eu une cause physique, mais une cause psychique des plus abstraites.

» Premier médecin ! dit le prince avec humeur, voilà une demi-heure que dure votre bavardage, et je veux être damné si j’en ai compris une syllabe. Que voulez-vous dire par cette distinction du physique et du psychique ?

» Le principe physique, reprit le médecin, est la condition de la vie purement végétative ; le psychique, au contraire, implique l’idée de l’organisme humain, dont le caractère essentiel et vital réside dans l’âme, dans la faculté de penser.

» Je ne vous comprends pas davantage, homme incompréhensible ! s’écria le prince au comble de la mauvaise humeur.

» Je veux dire, altesse, dit le médecin, que le physique ne s’entend que de la vie purement végétative, telle qu’elle a lieu dans les plantes, et abstraction faite de la faculté pensante, tandis que le psychique se rapporte aux fonctions de l’intelligence. Or, comme celles-ci prédominent dans l’organisme humain, c’est d’elles, de l’esprit que le médecin doit toujours s’occuper en premier lieu, en ne considérant le corps que comme un humble vassal de l’esprit, fait pour se soumettre dès que le maître le veut.

» Hoho ! s’écria le prince, hoho ! premier médecin ! n’allons pas si loin ! — soignez mon corps et laissez mon esprit tranquille. Celui-ci ne m’a jamais incommodé. En vérité, premier médecin, vous êtes singulièrement obscur ; et si je n’étais pas là près du cadavre de mon ministre, et livré à mon émotion, je sais bien ce que je ferais ! — Eh bien ! Chambellans ! répandons encore ici quelques larmes à l’intention du défunt ; et nous irons après nous mettre à table. »

Le prince mit son mouchoir sur ses yeux et sanglotta : les chambellans firent de même, et puis ils partirent tous.

Devant la porte de l’hôtel se tenait la vieille Lise portant à son bras plusieurs rangées d’oignons d’un jaune doré, et les plus beaux que l’on pût voir. Le regard du prince tomba par hasard sur ces oignons : il s’arrêta, la tristesse disparut de son visage, et il dit avec un sourire gracieux et bienveillant : « Je n’ai de ma vie en vérité vu d’aussi magnifiques oignons, ils doivent avoir le goût le plus exquis. Sont-ils à vendre, ma bonne femme ?

» Oh oui ! très-gracieuse altesse ! répliqua Lise en faisant une profonde révérence, c’est avec ce commerce que je gagne ma vie, et bien péniblement, même dans les meilleurs jours. — Ah, le miel-vierge n’est pas plus doux : vous plairait-il en goûter, mon gracieux seigneur ? »

En même temps, elle présenta au prince une rangée de ses oignons les plus gros et les plus brillants. Celui-ci la prit en souriant, y porta les dents, et puis s’écria : « Chambellans ! que l’un de vous me prête son eustache ! » Quand il eut reçu le couteau, le prince pela un des oignons nettement et proprement, et il goûta de la pulpe. — « Quel goût ! quelle suavité ! quel parfum ! quel feu ! s’écria-t-il les yeux brillants de plaisir. Oui, il me semble en cet instant que je vois devant moi mon cher Cinabre défunt qui me fait signe et me dit à voix basse : « Achetez, mangez ces oignons, mon prince : le salut de l’état l’exige. »

Le prince jeta deux ou trois pièces d’or dans la main de la vieille Lise, et il fallut que les chambellans missent chacun dans leurs poches des rangées entières d’oignons. En outre, il ordonna que Lise serait exclusivement chargée de la fourniture des oignons destinés aux déjeuners du palais. C’est ainsi que la mère de petit Zach, sans devenir précisément riche, se vit désormais à l’abri de la misère et de la détresse ; et c’était bien certainement à quelque enchantement secret de la bonne fée Rosabelverde qu’elle en était redevable.

Les funérailles du ministre Cinabre offrirent un des plus pompeux spectacles qu’on eût jamais vus à Kerepes. Le prince, tous les chevaliers du Tigre moucheté de vert suivirent le convoi en grand costume de deuil. Toutes les cloches furent sonnées, et l’on tira même à plusieurs reprises deux gros mortiers que le prince avait fait faire à grands frais pour servir aux feux d’artifice. Les bourgeois, le peuple, tous pleuraient et se lamentaient de ce que l’état avait perdu son plus ferme soutien, et désespéraient de voir jamais arriver au timon du gouvernement un homme doué d’une capacité aussi rare, d’un zèle aussi infatigable pour le bien universel, d’un caractère aussi bienveillant et aussi magnanime que l’était Cinabre.

En effet, sa perte resta irréparable. Car il ne se retrouva plus jamais un ministre, au buste duquel le cordon de l’ordre du Tigre moucheté de vert avec vingt boutons pût s’adapter aussi bien qu’à l’inoubliable défunt Cinabre !

  1. Voyez Hamlet, acte premier, scène dernière.


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