Petit Zacharie, surnommé Cinabre - Ch. 10

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DERNIER CHAPITRE.

Tristes prières de l’auteur. — Comment le professeur Mosch Terpin se calma, et comme quoi Candida fut préservée de tout accès de mauvaise humeur. — Comme quoi un scarabée doré bourdonna quelque chose à l’oreille du docteur Prosper Alpanus, comment celui-ci prit congé, et comme quoi Balthasar vécut dans une heureuse union.

Nous voici arrivés au terme où celui qui écrit pour toi ces feuilles, bien-aimé lecteur, va se séparer de toi, et il se sent ému de tristesse à cette pensée ! — Il aurait encore beaucoup à te raconter sur les faits et gestes remarquables du sieur Cinabre, et il y aurait pris un vif plaisir, tant il a travaillé à cette histoire avec prédilection et d’inspiration spontanée. Cependant ! en jetant un coup d’œil rétrospectif sur tous les événements relatés et mentionnés dans les neuf chapitres qui précédent, il sent bien qu’il s’y trouve déjà tant de choses bizarres, merveilleuses et qu’une raison à jeun ne saurait admettre, qu’il courrait le danger, s’il en multipliait encore le nombre, d’abuser de ton indulgence et de se brouiller tout-à-fait avec toi, lecteur bien-aimé ! Mais avec le trouble et la tristesse qu’il a ressentis en écrivant ces mots : dernier chapitre, il t’adresse une prière : c’est de vouloir bien, par grâce, envisager d’un œil indulgent, et même favoriser d’un accueil familier les étranges figures qu’a suggérées au poète cet esprit capricieux appelé Phantasus, dont il a suivi peut-être avec trop d’abandon l’humeur bizarre et excentrique. N’en garde donc pas rancune ni au poète, ni à l’esprit fantastique. — Si tu as souri parfois, en toi-même, à tel ou tel passage, tu étais alors, ami lecteur, dans la disposition d’esprit joyeuse et naïve où te souhaitait dès son début l’auteur de ce récit ; et dès-lors, il l’espère du moins, tu lui pardonneras à cause de cela bien des écarts ! —

À la vérité, l’histoire aurait pu finir par la mort tragique du petit Cinabre ; mais n’est-il pas plus agréable de la clore par une joyeuse noce au lieu de tristes funérailles ?

Qu’il soit donc encore brièvement question de la charmante Candida et de l’heureux Balthasar.

Le professeur était autrefois un homme éclairé et judicieux, habitué, depuis bien des années, à ne s’étonner de rien au monde, conformément au précepte du sage : Nil admirari ! Mais il advint alors que, regardant toute sa science comme non avenue, et tombant à chaque pas et à tout propos de surprise en surprise, il finit par ne plus savoir même s’il était bien réellement le professeur Mosch Terpin qui avait autrefois dirigé les affaires naturelles du royaume, et par douter s’il marchait encore sur ses propres pieds autrement que la tête en bas.

D’abord, il fut très-étonné lorsque Balthasar lui présenta le docteur Prosper Alpanus comme son oncle, et lorsque celui-ci lui montra l’acte de donation qui constituait Balthasar maître absolu de la maison de campagne à une heure de distance de Kerepes, avec les bois, les prairies et les terres en dépendant. Il le fut encore davantage et en croyait à peine ses yeux, quand il vit mentionnés dans l’inventaire du mobilier un nombre infini d’effets précieux, et jusqu’à des lingots d’or et d’argent, dont la valeur surpassait de beaucoup le montant total du trésor du prince. Autre surprise lorsqu’il examina à travers le lorgnon de Balthasar le cénotaphe superbe où Cinabre avait été déposé, et qu’il lui sembla tout-à-coup qu’il n’y avait jamais eu de ministre Cinabre, mais seulement un petit magot stupide et malotru, qu’on avait considéré à tort et par déception comme un homme d’état intelligent et sage.

Mais la stupéfaction de Mosch Terpin n’eut plus de bornes quand Prosper Alpanus lui fit parcourir avec lui la maison de campagne, lorsqu’il lui montra sa bibliothèque, et d’autres choses merveilleuses, et lorsqu’il fit même devant lui plusieurs jolies expériences à l’aide de plantes et d’animaux singuliers.

Le professeur vint à s’imaginer qu’il pouvait bien se faire que toutes ses recherches sur la nature ne signifiassent rien du tout, et qu’il était lui-même enfermé comme dans un œuf dans un monde magique bigarré et incompréhensible. Cette idée le tourmenta tellement, qu’il finit par pleurer et se lamenter de peur comme un enfant. Balthasar s’empressa de le conduire alors dans la vaste cave au vin, pleine de tonneaux bien cerclés et de bouteilles amoncelées. Il lui fit entendre qu’il pourrait continuer là ses études bien mieux que dans la cave du prince, outre que le joli parc de l’habitation fournirait largement à ses explorations naturelles.

Là-dessus, le professeur se calma aussitôt.

La noce de Balthasar fut célébrée à la maison de campagne. Tous ses amis, Adrian, Fabian, Pulcher, et lui-même, furent pénétrés d’admiration à la vue de l’éclatante beauté de Candida et du charme irrésistible répandu dans toute sa personne. Cela dépendait en effet d’une influence prestigieuse. Car la fée Rosabelverde, qui, abjurant toute rancune, assistait à la noce en la qualité de chanoinesse de Rosebelle, avait elle-même habillé la fiancée, et orné sa parure des roses les plus magnifiques. D’ailleurs, on sait bien quelle séduction la main d’une fée communique à la toilette qu’elle dirige. En outre, Rosabelverde avait donné à la charmante Candida un superbe collier étincelant, dont la vertu magique consistait à préserver celle qui le portait du moindre accès de mauvaise humeur, à propos de babioles, d’un ruban mal posé, d’une coiffure manquée, d’une tache sur un fichu, etc., etc. Il en résultait aussi que le visage de Candida était empreint d’une sérénité et d’une grâce inexprimables.

Les heureux époux étaient dans un paradis de délices ; et cependant, tant était merveilleuse et efficace la secrète magie d’Alpanus, ils trouvaient encore des regards et des paroles pour leurs amis de cœur réunis autour d’eux. Prosper Alpanus et Rosabelverde veillèrent tous deux à ce que ce jour de fête fût embelli des plus rares prodiges. Partout sous les bosquets et les arbres résonnaient de voluptueux concerts, tandis que des tables magnifiques s’élevaient çà et là chargées des mets les plus délicats et de nombreux flacons de cristal pleins de vins exquis, où les convives puisaient la joie et la vigueur.

La nuit était venue. Alors on vit resplendir au-dessus des massifs d’arbres de radieux arcs-en-ciel ; des oiseaux et des insectes étincelants sillonnaient les airs où ils semaient, en agitant leurs ailes, des millions d’étincelles qui dansaient et s’entrecroisaient sans cesse de manière à former toutes sortes de figures gracieuses. Des symphonies merveilleuses accompagnaient ce spectacle, et le vent de la nuit murmurait à travers le feuillage scintillant, d’où s’exhalaient les plus suaves parfums.

Candida, Balthasar et ses amis reconnurent les effets de la puissante magie d’Alpanus ; mais Mosch Terpin, à moitié ivre, riait aux éclats en prétendant que tout cela était l’œuvre de deux gaillards endiablés, le décorateur du théâtre et l’artificier du prince.

Un son vibrant de cloches se fit entendre. Un scarabée doré et lumineux vint s’abattre sur l’épaule de Prosper Alpanus, et parut lui bourdonner tout bas quelque chose à l’oreille.

Prosper Alpanus se leva de son siège, et dit d’un ton grave et solennel : « Cher Balthasar ! charmante Candida ! — mes amis ! l’heure est venue : Lothos m’appelle — il faut que je parte. »

Alors il s’approcha des deux époux et s’entretint à voix basse avec eux. Balthasar et Candida étaient très-émus, Prosper semblait leur donner toutes sortes de bons conseils, il les embrassa tous deux tendrement.

Puis il se retourna vers la demoiselle de Rosebelle et parla également bas avec elle. Probablement, elle lui donna, au sujet d’affaires magiques et féeriques, des commissions dont il se chargea volontiers.

Pendant ce temps, une petite voiture de cristal attelée de deux libellules, que conduisait le faisan argenté, était descendue des airs.

« Adieu — adieu ! » s’écria Prosper Alpanus ; il monta dans la voiture, et s’éleva au-dessus des arcs-en-ciel resplendissants, jusqu’à ce que son équipage parût à la fin à une hauteur infinie, comme une petite étoile rayonnante, qui disparut derrière les nuages. « Une belle mongolfière ! » dit Mosch Terpin en ronflant ; et, subjugué par la force du vin, il tomba dans un profond sommeil.

Balthasar, gardant le souvenir des conseils de Prosper Alpanus, sut profiter de la possession de la merveilleuse maison de campagne. Il devint en effet un poète distingué ; et comme les autres avantages que Prosper avait vantés dans sa propriété pour devoir plaire à la charmante Candida se réalisèrent de tout point ; comme aussi Candida porta constamment le collier que la chanoinesse de Rosebelle lui avait donné en cadeau de noces, il était impossible que Balthasar ne vécût pas dans l’union la plus heureuse et la plus parfaite félicité qu’un poète ait jamais peut-être goûtée avec une jeune et jolie femme. –

C’est ainsi que le conte du petit Zacharie surnommé Cinabre a maintenant tout-à-fait une joyeuse.


FIN.



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