Petit Traité de versification française (Grammont)/Partie II/Chapitre II

LE VERS ROMANTIQUE


Définition du vers romantique. — On appelle vers romantique un vers de douze syllabes, employé surtout par Victor Hugo et depuis lui, qui n’a pas d’accent rythmique sur la sixième syllabe. Ce vers n’a généralement que trois accents rythmiques et par conséquent trois mesures au lieu de quatre. Aussi l’appelle-t-on volontiers trimètre, alors que l’on nomme tétramètre l’alexandrin classique.

Origine du vers romantique. — Le vers romantique n’est pas né au xixe siècle, mais remonte directement au xvie. L’alexandrin de la Pléiade avait de très grandes libertés, et sa césure en particulier était souvent très faible. Il eut une double postérité au xviie siècle : le vers de la tragédie et celui de la comédie. Le premier fut réglementé par Malherbe, puis par Boileau, qui lui imposèrent une coupe syntaxique à la fin de chaque hémistiche ; le second échappa aux arrêts des législateurs. Ce dernier resta confiné dans la comédie et dans les genres dits secondaires ; il fut le vers de Molière et de La Fontaine, tandis que le vers noble était employé par Corneille et Racine.

Son emploi par les romantiques. — Quand les romantiques firent leur drame par l’union de la tragédie et de la comédie, par la fusion en un seul des deux genres que le xviie siècle avait nettement distingués, le mélange qu’ils opérèrent pour le fond ils le réalisèrent en même temps pour la forme. Comme le comique apparut dans leurs œuvres en antithèse avec le tragique, le vers de la comédie vint dans leur versification faire contraste avec celui de la tragédie.

Le trimètre romantique n’a pas remplacé le vers classique ; il s’est glissé dans ses rangs pour y produire des contrastes. C’est essentiellement un vers à effet.

Sa caractéristique. — Ayant d’une part le même nombre de syllabes que le tétramètre et d’autre part une mesure de moins, il est forcément plus rapide que le vers classique.

Pourquoi il produit un effet. — L’introduction d’un trimètre dans une série de tétramètres constitue un changement de mètre. Tout changement de mètre, produisant un contraste, frappe et éveille l’attention, qui se porte aussitôt sur ce mètre nouveau, c’est-à-dire sur les idées qu’il exprime. D’autre part ce changement de mètre consiste en la substitution d’un mètre plus rapide à un mètre plus lent.

Classification des vers romantiques d’après l’effet produit. — Tels sont les deux éléments, accroissement de vitesse et éveil de l’attention, qui permettent de comprendre tous les effets produits par l’introduction du rythme romantique dans le rythme classique.

1re catégorie : expression d’un mouvement rapide.De même que dans l’intérieur d’un vers l’emploi d’une mesure plus rapide est propre à exprimer la rapidité, de même l’arrivée d’un vers plus rapide et l’augmentation de vitesse qu’il apporte correspond bien à la représentation d’un mouvement rapide, physique ou moral :

De moment en moment le sort est moins obscur,
Et l’on sent bien | qu’on est emporté | vers l’azur.

(Hugo, Contemplations)

Enfin, dans l’air brûlant et qu’il embrase encor,
Sous le pistil géant qui s’érige, il éclate,
Et l’étami|ne lance au loin | le pollen d’or.

(Hérédia)

Leur bouche, d’un seul cri, dit : Vive l’empereur !
Puis, à pas lents, | musique en tê|te, sans fureur,
Tranquille, souriant à la mitraille anglaise,
La garde impériale entra dans la fournaise.

(Hugo, L’Expiation)

Le mouvement de la garde est peint par le trimètre. C’est un mouvement lent et non un mouvement rapide ; mais il n’y a pas là de contradiction avec les principes. L’arrivée d’un trimètre après un tétramètre constitue une accélération, et par conséquent est propre à exprimer une augmentation de vitesse, c’est-à-dire le passage d’un mouvement lent à un mouvement plus rapide ou bien, comme ici, le passage de l’immobilité à un mouvement lent, à un mouvement quelconque. Un trimètre succédant à un tétramètre peint un changement, par contraste ; c’est pourquoi, dans ce dernier exemple, le mouvement n’est pas exprimé par le vers qui contient le mot « entra », mais par celui qui nous montre que la garde s’ébranle, se met en marche ; au moment où elle entre dans la fournaise, elle ne fait que continuer son mouvement, elle ne le commence pas.

Le mouvement peut être en outre purement imaginaire ou moral ;

Hélas ! vers le passé tournant un œil d’envie,
Sans que rien ici-bas puisse m’en consoler,
Je regarde toujours ce moment de ma vie
Où je l’ai vue | ouvrir son aile | et s’envoler.

(Hugo, Contemplations)

Et des vents inconnus viennent me caresser,
Et je voudrais | saisir le monde | et l’embrasser.

(Leconte de Lisle, Glaucé)

2e catégorie : énumération synthétique à trois termes. — Toute augmentation de vitesse détermine une présentation plus rapide des idées et des images. D’autre part, le temps pendant lequel nous pouvons considérer chaque élément d’idée ou chaque idée composante est devenu proportionnellement plus court. Une accélération nous fait donc sentir, par le resserrement des sons, le groupement plus étroit des idées ou des faits. Aussi le trimètre est-il particulièrement propre à contenir une énumération à trois termes qui envisage une question sous toutes ses faces, en épuise les aspects ; grâce au rapprochement synthétique dû à l’accélération, il fait de ces trois termes un tout, une unité qui résume la question :

Et quel plaisir de voir, sans masque ni lisières,
À travers le chaos de nos folles misères,
Courir en souriant tes beaux vers ingénus,
Tantôt légers, | tantôt boiteux, | toujours pieds nus !

(Musset, Sur la Paresse)

Faisait sortir l’essaim des êtres fabuleux
Tantôt des bois, | tantôt des mers, | tantôt des nues.

(Hugo, Le Sacre de la Femme)

Et de ces trois cents coups il fit trois cents soldats,
Gardiens des monts, | gardiens des lois, | gardiens des villes.

(Hugo, Les Trois cents)

Avoir du combattant l’éternelle attitude,
Vivre casqué, | suer l’été, | geler l’hiver.

(id., Le petit Roi de Galice)

3e catégorie : mise en relief de l’idée exprimée. — Comme l’arrivée d’un trimètre après une série de tétramètres surprend l’esprit par le contraste qui en résulte, éveille l’attention et l’oblige à s’appliquer sur ce trimètre même, il est tout naturel que le trimètre contienne l’idée la plus importante d’une tirade, celle qui la résume, qui la conclut, l’idée la plus grandiose ou la plus inattendue, le fait ou l’image qui produit une antithèse avec ce qui précède, en un mot l’idée destinée à frapper l’esprit du lecteur ou de l’auditeur :

Une fraternité vénérable germait ;
L’astre était sans orgueil et le ver sans envie ;
On s’adorait | d’un bout à l’au|tre de la vie.

(id., Le Sacre de la Femme)

Et viennent opposer au passage d’un crime
Le Christ immense | ouvrant ses bras | au genre humain.

(id., L’Aigle du Casque)

Dans cet exemple l’idée contenue dans le trimètre est grandiose et en même temps fait contraste avec la précédente.

Il vit à quelques pas du seuil d’une chaumière,
Gisant à terre, | un porc féti|de qu’un boucher
Venait de saigner vif...............

(id., Sultan Mourad)

Ici le trimètre renferme le nœud du sujet ; il présente en même temps l’antithèse la plus frappante que l’on puisse opposer à Mourad, le sultan triomphant.

Ayant levé la tête au fond des cieux funèbres,
Il vit un œil | tout grand ouvert, | dans les ténèbres,
Et qui le regardait dans l’ombre fixement.

(Hugo, La Conscience)

C’est le sujet même de la pièce qui est énoncé dans le trimètre.