Petit Traité de versification française (Grammont)/Partie II/Chapitre I

L’ALEXANDRIN CLASSIQUE


Définition du rythme. — Le rythme est constitué dans toute versification par le retour à intervalles sensiblement égaux des temps marqués ou accents rythmiques.

L’alexandrin devient un vers rythmique. — Avant l’époque classique, l’alexandrin n’avait pas à proprement parler de rythme. C’était un vers syllabique, composé de deux membres ou hémistiches. À l’origine ces deux membres étaient nettement séparés l’un de l’autre par une pause ou césure. Mais quand la césure, par des affaiblissements successifs, fut devenue, comme on l’a vu p. 18, une simple coupe, il put y avoir dans le vers d’autres coupes aussi nettes que celle-là et d’autres accents toniques aussi forts ou même quelquefois plus forts que celui de la sixième syllabe.

Avant Corneille, personne, à part peut-être Régnier, ne se souciait de la place des accents toniques dans l’intérieur des hémistiches. Mais quand la coupe de l’hémistiche ne se distingua plus des autres que parce qu’elle était fixe, les bons poètes sentirent l’importance des accents toniques situés à l’intérieur des hémistiches et n’abandonnèrent plus leur place au hasard. Si bien que petit à petit, sans que personne s’en rendit exactement compte et tout en restant un vers à deux hémistiches, l’alexandrin classique devint un vers à quatre mesures, c’est-à-dire contenant quatre éléments rythmiques, terminés chacun par un accent tonique ; le deuxième et le quatrième accents toniques sont fixes sur la sixième et la douzième syllabes, et les deux autres sont variables dans l’intérieur d’un même hémistiche.

Où finissent les mesures. — Les mesures se terminent toutes avec la syllabe tonique, et quand un mot possède après sa syllabe tonique une syllabe atone, cette dernière appartient à la mesure suivante :

Je ne vous pre|sse point, | Mada|me, de nous suivre ;
En de plus chè|res mains | ma retrai|te vous livre.

(Racine, Iphigénie)

Quand la syllabe atone est à la fin du vers elle est en dehors de toute mesure, comme l’était avant le xvie siècle la syllabe atone qui apparaissait parfois à la fin du premier hémistiche. Une mesure peut donc finir dans l’intérieur d’un mot ; mais on ne doit jamais pour cela, dans la lecture, s’arrêter au milieu du mot.

Telle est la structure de notre alexandrin dans les chefs-d’œuvre de nos grands poètes classiques, c’est-à-dire à partir du premiers tiers du xviie siècle.

Les éléments de l’alexandrin. — Il y a donc dans le vers classique certains éléments fixes et immuables, certains éléments susceptibles de variété. La coupe qui sépare les deux hémistiches ne peut pas être déplacée : elle tombe obligatoirement après les six premières syllabes et coupe le vers en deux parties égales comme nombre de syllabes et comme durée. La durée de chaque hémistiche est la moitié de la durée totale. Chaque demi-vers est aussi divisé en deux parties ou mesures, se terminant chacune sous un temps marqué ou accent rythmique. Il est trop évident que si chacune des quatre mesures a trois syllabes, sa durée est approximativement égale au quart du temps total ; mais le nombre des syllabes de chaque mesure peut varier de 1 à 5.

Les exigences du rythme et le débit des vers. — Or le rythme est produit par le retour à intervalles égaux des quatre temps marqués, et, si l’un des intervalles était plus court ou plus long que les autres, le rythme serait détruit.

Les exigences du rythme obligent donc à ralentir le débit des mesures qui ont moins de trois syllabes et à accélérer celui des mesures qui en ont plus de trois.

Ces changements de vitesse ne sont pas tels que les mesures deviennent mathématiquement égales, car les vers ne se récitent pas au métronome. Mais ils sont suffisants pour être sensibles, et pour que les temps marqués paraissent à l’oreille tomber à intervalles égaux.

Utilisation des changements de vitesse. — Puisque ces ralentissements ou ces accélérations sont sensibles, il est évident qu’ils sont propres à être utilisés pour produire certains effets ; ils peuvent avoir un emploi artistique.

Les vers à allure égale. — Le vers coupé en quatre tranches égales, exigeant avec sa belle régularité un débit absolument uniforme, n’offre rien de saillant et reste parfaitement inexpressif :

Un destin | plus heureux | vous conduit | en Épire.

(Racine, Andromaque)

Où Cologne | et Strasbourg, | Notre-Dame | et Saint-Pierre.

(Musset, Rolla)

Tout au plus, s’il est question d’un mouvement, l’allure égale de ce vers contribue-t-elle à peindre la régularité de ce mouvement :

Quatre bœufs attelés, d’un pas tranquille et lent,
Promenoient | dans Paris | le monarque | indolent.

(Boileau, Lutrin)

Les mesures lentes exprimant un mouvement lent. — Mais dès qu’une mesure lente apparaît à côté d’une mesure rapide, il en résulte un contraste. Les bons poètes et les habiles versificateurs n’ont guère manqué d’en tirer parti.

Une mesure lente est naturellement propre à exprimer un mouvement lent ou prolongé :

Alors elle se couche, et ses grands yeux s’éteignent,
Et le pâle désert | rou|le sur son enfant
Les flots silencieux de son linceul mouvant.

(Musset, Rolla)

Et le char vaporeux de la reine des ombres
Mon|te, et blanchit déjà les bords de l’horizon.

(Lamartine, L’Isolement)

Les mesures rapides exprimant un mouvement rapide. — Une mesure rapide convient bien à l’expression d’un mouvement rapide :

À travers les rochers la peur | les précipite.

(Racine, Phèdre)

Il ouvre un large bec | laisse tomber | sa proie.

(La Fontaine, Fables, I, 2)

Mon ai|le me soulève | au souffle du printemps.
Le vent | va m’emporter ; | je vais | quitter la terre.

(Musset, Nuit de Mai)

Ces exemples suffisent pour faire comprendre ce genre d’effet ; ils montrent aussi qu’à côté de la mesure mise en relief il y a généralement dans le même hémistiche une mesure sacrifiée. Tout ne peut pas être en relief dans un vers, et rien ne l’est que par contraste ; c’est l’art de celui qui fait les vers et de celui qui les lit d’utiliser les ressources de la versification pour faire valoir les idées qui le demandent et qui s’y prêtent.

Les mesures lentes servant à insister sur un mot. — Tous les vers ne sont pas descriptifs et l’on n’a pas seulement des mouvements à peindre. La lenteur ou la rapidité des éléments rythmiques sont employées à des usages variés. Chacun sait que, dans la conversation ordinaire, lorsqu’on veut insister sur un mot, le mettre particulièrement en relief, on le détache du reste de la phrase soit par une intonation spéciale ou une accentuation plus forte, soit par une prononciation plus lente. En poésie une mesure lente produit un effet analogue pour faire ressortir un mot essentiel, celui qui résume une tirade ou une idée :

Fier de votre valeur, | tout, | si je vous en crois,
Doit marcher, doit fléchir, doit trembler sous vos lois.

(Racine, Iphigénie)

Et comptez-vous pour rien | Dieu | qui combat pour nous ?
Dieu | qui de l’orphelin protège l’innocence ?

(id., Athalie)

Mais vous qui me parlez d’une voix menaçante,
Oubliez-vous ici | qui | vous interrogez ?

(id., Iphigénie)

Dans un si grand revers que vous reste-t-il ? | — Moi.

(Corneille, Médée)

Veu|ve du jeune Crasse, et veu|ve de Pompée,
Fi|lle de Scipion, et, pour dire encor plus,
Romai|ne, mon courage est encore au-dessus.

(id., Pompée)

Votre fille me plut, je prétendis lui plaire
Elle est de mes serments | seu|le dépositaire.

(Racine, Iphigénie)

Jéhu, le fier Jéhu, | trem|ble dans Samarie.

(id., Athalie)

Jéhu est le dernier ennemi qu’Athalie a eu à combattre ; c’était peut-être le plus redoutable, et en montrant que maintenant il tremble, elle résume toutes ses victoires et fait comprendre par ce seul mot toute l’étendue de sa puissance.