Antony et Cie (p. 57-76).

IV

LA TRAVERSÉE

Durant les huit jours de la traversée qui s’accomplit par un temps superbe, Paula de San-Pedro, en contact direct de tous les instants avec les passagers, savoura prodigieusement son bonheur d’être seule et d’être libre. Comme aussi elle était la seule passagère qui voyageait sans compagnie ; bien qu’elle ne fut pas belle, ni même jolie, elle eut la joie de sentir les hommes suivre ses pas dans ses promenades sur la dunette, ou rester, auprès d’elle, accoudés aux bastingages.

Dès le premier soir, à l’heure où les étoiles posent leurs diamants sur le ciel, elle fut abordée, en face de la porte de sa cabine, par un homme, qui, après les vagues paroles qui s’imposent sur mer : « Une mer magnifique, madame ! Vous ne souffrez pas de la mer, madame ? Le capitaine assure que nous aurons beau temps jusqu’à la fin… » etc., etc., lui parla de la langueur poétique qui ennuage la pensée et le cœur, à la vue de l’Océan, au murmure infini et cadencé des lames.

Et, tout doucement, il amena la conversation sur les hasards des rencontres. Hier, on ne se connaissait pas ; aujourd’hui, on sympathise, avant l’amour qui viendra demain.

À voix presque basse, passionnel et mélancolique, romanesque, il parla de ceux qui ont la bonne fortune d’aimer ; et il se plaignit, d’une voix attristée, d’être seul et de n’avoir personne sur la terre à qui penser, à qui rêver, à qui envoyer des baisers à travers l’espace.

Comme elle lui demanda d’où il venait, qui il était, où il allait ?

— Je viens de faire un long voyage, comme ingénieur, à travers l’Amérique, et, ma mission finie, je retourne à Paris, où je suis né.

— Vous êtes Parisien ?

— Oui, madame.

— Je vais aussi à Paris. Parlez-moi de Paris.

La nuit complètement tombée enveloppait le vaisseau, et, seuls, ainsi que des étoiles plus rapprochées, des feux brillaient au haut des mâts. La brise s’était levée, molle et fraîche. Le capitaine avait ordonné à ses matelots de hisser les voiles. Il y eut des grincements de poulies, le vaisseau se pencha et glissa plus vite sous le vent.

— Il fait froid, dit-elle.

— Je ne veux pas vous retenir ici, répondit-il. Et pourtant j’étais heureux de parler avec vous de mon Paris que j’aime tant et que je vais revoir, après deux ans d’absence, avec bonheur.

— Si vous voulez, accompagnez-moi dans ma cabine, et vous me ferez du thé en me parlant encore de votre Paris.

Le jeune homme accepta et suivit Paula.

Elle ouvrit une petite malle, y prit un nécessaire à thé, et lorsque le thé fut prêt :

— Oh ! je vous invite et je n’ai qu’une tasse. Je n’avais point prévu que je pouvais recevoir dans ma cabine.

Il but après elle.

Sous la lueur hurlante de la lampe électrique, incendiée toute, Paula était presque belle. Assise au bord de sa couchette, les yeux ardents, la narine palpitante, elle offrait un étrange mélange de froideur, à la fois respectueuse et séductrice.

Son compagnon était près d’elle et la regardait, contemplativement. Il parlait maintenant du Paris qui aime et fait la fête, d’un Paris qu’il connaissait mal, seulement par ouï-dire, parce que sa fortune et le temps consacré aux études ne lui avaient pas permis d’y vivre.

Peu à peu, très vite cependant, l’intimité s’établissait entre les deux jeunes gens. Elle lui dit qu’elle était mariée, qu’elle était riche et qu’elle n’avait, non plus, jamais été heureuse, comme elle aurait voulu.

Les malheureux, quelle que soit la somme du mal souffert — et l’on souffre à tous les degrés des situations sociales — s’entendent et se comprennent.

Inconsciemment, ils se rapprochèrent, leurs mains se frôlèrent, elle se laissa baiser les doigts, leurs yeux se fixèrent et ils s’éclairèrent de la belle lueur du désir.

Il baisait les bras, nus jusqu’au coude, sous la manche ; il chercha un nid, dans les frissons du cou, pour y mettre ses lèvres. Elle recevait les baisers, extatiquement nerveuse, et, sans oser y répondre encore, s’offrait de plus en plus.

Enfin, brusquement, l’homme baisa les yeux de Paula, ses yeux pâles et vifs, et, l’éloignant de la longueur de ses bras, pour la regarder, pour la contempler, pour la posséder de ses yeux de mâle avide, il la ramena sur lui, contre sa poitrine, et imposa aux lèvres de la femme le baiser de sa bouche.

Longtemps, il la tint sous l’étreinte. Son souffle gonflait sa pauvreté de gorge.

Alors, doucement, il dénoua les cheveux de Paula, semant des caresses dans leur ombre colorée, meurtrissant sa bouche encore de baisers hâtifs, muets et doux. Et, il la prit avec ardeur, mêlant son être affolé de continence à la rage contenue du corps de cette femme qui se donnait en lionne, en grande amoureuse, aidant au plaisir de toutes ses forces, et qui lui labourait les reins de ses ongles durs, tandis que, de ses dents, elle lui mordait les épaules et le cou.

Après le plaisir, Paula, comme transfigurée, se leva radieuse. Son visage trouva de la beauté dans son ardeur éveillée.

Ce fut elle qui, point lassé, redemanda à boire à la source de volupté, et elle cria, entre ses baisers, des paroles d’amour, d’une voix contenue, bâillonnée par les baisers de l’amant, qui aspirait la joie puissante à la coupe toujours pleine, et offerte encore, des plaisirs charnels.

Silencieusement, après l’avoir couchée dans son petit lit, il ouvrit la porte et se glissa dans sa cabine pour y rêver et y dormir.

Le lendemain, au déjeuner en commun, ils se retrouvèrent.

Mais Paula, durant la vie qui s’ouvrait pour ses sens encore si neufs, encore si peu meurtris, ne devait pas être l’amante qui s’attarde aux baisers pareils de la pareille bouche du même amant.

Elle n’aimait pas un homme, elle aimait l’homme, cause de volupté.

Aimait-elle même l’homme ? N’aimait-elle pas plutôt sa force, ses reins noués par la sève de joie, le plaisir qu’il donnait ?

Elle aimait l’amant, juste à l’heure d’amour. Elle aimait, d’avance, l’amour qui viendrait, qu’elle devinait, qu’elle souhaitait.

Cependant, sans se rendre compte de cet égoïsme dans la joie reçue, elle éprouvait un surcroît de jouissance, à la sensation que l’homme qui se mêlait à elle, s’évanouissait, comme elle, dans une égalité de spasme.

Aimait-elle le plaisir seul ?

Qui sait ?

Elle aimait plutôt encore le mélange des êtres, elle aimait la double bête, le monstre charmant formé de lui et d’elle, elle adorait le sacrifice où elle était la prêtresse du prêtre, où elle était l’héroïne du héros. L’essence de joie qui naissait de l’accouplement était la chose sainte qui remplissait et dominait toutes ses sensations.

Tous les hommes lui semblaient égaux devant la joie, parce que tous devaient être pareils pour la possession ; elle se croyait l’égale de toutes les femmes, parce qu’elle sentait qu’aucune, plus qu’elle-même n’était capable de se donner avec une plus grande fougue, et de concevoir une plus grande quantité de plaisir.

Elle annihilait sa situation de femme pour concentrer toute son énergie dans son action bestiale.

C’était l’amour, il n’y avait plus rien.

On lui donnait du plaisir ! Que pouvait lui faire l’amour du sentiment et l’amour du cerveau ? Elle voulait et ne comprenait que l’amour de chair. Douée, hystériquement, d’une large nervosité capable de recevoir — et de répondre — aux plus grandes capacités possibles de tressaillements de ses nerfs, elle voulait atteindre à la sans cesse et renouvelée scène où son martyre se transformait, dans les caresses, en d’infinies béatitudes.

C’est ainsi que le soir, bercée encore par le souvenir de sa dernière nuit, sans reconnaissance déjà pour l’homme qui était venu la couvrir de sa sueur et lui baiser la bouche, elle fut heureuse d’entendre, cadencée au hurlement monotone et déchirant de l’Océan, la voix du docteur du bord qui chantait des vers faits pendant ses nuits de traversée, et dans lesquels il célébrait pourtant des nuits d’amour.

Maigre et bizarrement pâle, la face peuplée de vice, allongé comme une couleuvre, et nerveux, Michel Landier aborda d’un seul coup le langage léger qui frôle et chatouille les oreilles des femmes.

Il lui parla de motifs d’amour inentendus, insoupçonnés.

Paula, vibrante déjà, aspirait les effluves des plaisirs qui passaient sur les lèvres de cet homme qui n’avait même pas pris la peine de s’attarder aux nuances qui préparent la demande d’amour. Il lui avait tout de suite dit qu’elle possédait un corps — il l’avait deviné — comme il les aimait ; que de ce corps, il sentait qu’il pourrait faire sortir des vibrations extraordinaires.

Il se compara à l’artiste qui empoigne une harpe — Paula était la harpe — et tire, des cordes tendues, des mélodies et des cris de rage, des notes aiguës et des notes de râles.

— Votre corps est plein de ces cordes vibrantes où les doigts découvrent le sublime de la joie. Mais, hélas ! continua-t-il, les meilleurs instruments sont quelquefois obligés de misérablement pleurer sous des doigts inhabiles… Tous n’ont pas la science du plaisir.

— Et vous… dit-elle.

— Je l’ai conquise. Je l’ai voulu conquérir parce que, de bonne heure, j’ai su comprendre que dans la caresse tenait toute la vie. C’est là seulement que se trouve concentré le bonheur humain. Toutes les autres joies matérielles, toutes les autres joies idéales, que sont-elles, si on les compare aux magnifiques abîmements dans lesquels s’engouffrent les êtres ? Que deviennent-elles, ces pauvres joies ? En revanche, l’amour brutal comprend l’idéal parce qu’il comprend tout. Le cœur s’émeut, sans s’en rendre compte, quand les nerfs chantent ; l’esprit s’éveille pour les projets et les ambitions quand le plaisir permet un repos. C’est du plaisir que naissent toutes les forces morales, et c’est par lui aussi que se perpétue l’humanité.

Et devenu philosophe :

— Croiriez-vous, madame, dit-il encore, qu’on ose se plaindre dans notre pays, chez nous, dans cette France si bien faite pour l’amour, de ce qu’on ne produit plus assez d’enfants ? Et des censeurs, censeurs de morale, ne veulent pas qu’on parle d’amour… Ils refusent le droit aux poètes de célébrer des magnificences de l’acte passionnel. Ils se plaignent de la dépopulation, et ils disent ou laissent comprendre que l’acte de la polluation est dégradant, et qu’il faut le cacher comme une honte.

« Au contraire, les anciens s’aimaient où ils voulaient, au gré du hasard, au gré du désir. Les jardins et les forêts étaient des paradis d’amour. Sous les roses et dans les bosquets, chantaient toujours les sanglants et radieux cantiques où la joie, sur un lit triomphal de fleurs, étourdissait des plus intimes parfums les acteurs en délire. Ah ! ils savaient aimer, au point que les femmes n’oubliaient jamais au milieu de quelles extases elles avaient été fécondées ; l’extase même avait englouti ce souvenir : le mal de la maternité ; et, à peine relevées, elles couraient, avides, au plaisir généreux, au bon plaisir, sans s’inquiéter des larmes qui pourraient venir durant le pénible châtiment des grossesses. Le mal était si petit devant l’immensité des joies ! »

Encore, le docteur Landier revint à la note sifflante qui pénètre les chairs comme la bise pénètre et siffle dans les cordages ; il lui dit qu’il voudrait l’aimer, qu’il voudrait lui donner du plaisir et, dans elle, en chercher autant qu’il en voyait dormir dans l’immensité de ses yeux d’acier, dans l’or de ses prunelles, en or comme les étoiles.

— Venez, dit-elle, vous me rendez folle !

Il n’y avait point eu besoin de supplications, de prières ; il l’avait conquise, comme les vrais hommes à femmes ont l’audace de prendre les femmes, parce qu’ils savent ne souhaiter et n’entreprendre la conquête que des femmes qu’ils sentent pouvoir être soumises.

— Retirez-vous, seule, je vous rejoindrai dans votre cabine, dit-il ; il ne faut pas qu’on me voie entrer chez vous.

Et lui-même s’éloigna.

À peine était-il parti, que l’amant de la veille, qui guettait le docteur et Paula, s’approcha d’elle. Mais avant qu’il put dire une seule parole :

— Je me retire, au revoir, demain si je vais mieux.

Quelques minutes après, le docteur trouvait Paula, seule, dans la cabine, prête pour l’inconnu d’amour promis.

Il tint toutes ses promesses.

Mais la nuit de Paula fut douloureuse. Le plaisir qui l’avait envahie avec tant de rage, la secouait encore, longtemps après le dernier baiser. Elle avait été heureuse, mais le bonheur s’était trop attardé aux cordes nerveuses, aux cordes ultra-sensibles ; et, vingt fois, elle avait été sur le point d’être prise de crise.

Le sommeil heurté, pénible encore, dans lequel elle s’agitait, ne lui procurait aucun repos ; mais il était lui-même la cause d’une lassitude nouvelle.

Du feu brûlait son cerveau, son cœur battait dans sa poitrine, et chaque pulsation avait une parcelle de souffrance.

L’homme du plaisir repassait et demeurait toujours devant ses yeux. Sa maigreur et son mauvais rire se mêlaient dans une auréole ; ses paupières rougies, aux cils rares, couvraient un regard libertin ; ses mains la frôlaient et l’énervaient de leurs doigts secs et longs. Mais surtout elle entendait sa voix murmurer, en chuchotements, des paroles insensées, des folies inconnues qui étaient, elles aussi, pour quelque chose dans le plaisir qui l’avait terrassée.

Cependant, elle le désirait encore ; elle aurait voulu qu’auprès d’elle l’instrument du martyre aimé eût semé sur son corps les délicieuses tortures qui l’avaient fait se pâmer et pleurer avec des rires.

Le lendemain, ce fut Paula qui demanda au docteur de venir encore.

Toute la fin du voyage s’écoula donc en plein amour.

Et ce fut avec une véritable terreur qu’elle apprit l’approche des côtes de la France.

La fatigue croissante, avec les soirs de joie, appelait en effet d’autres fatigues. Râlante, elle appelait d’autres râles.

Ne sachant même pas si elle aimait l’homme, mais affamée du plaisir qu’il donnait, elle pensait, aux heures de solitude, tristement, qu’elle ne pourrait attacher cet homme à elle, et demeurer, toujours, sous la pénétrante prunelle de ses yeux, sous la domination constante de sa puissance.

Et le paquebot en toilette, cuivres luisants, fleuri de son pavillon, glissait avec une rapidité effrayante sur la mer transparente.

Déjà les mouettes, les grands oiseaux blancs marins, étaient plus nombreux. Depuis le matin, on avait croisé trois navires. Les matelots, affairés, couraient sur le pont et préparaient le débarquement.

Les passagers, tous aux bastingages, armés de jumelles ou de lorgnettes, fouillaient l’horizon, cherchant la terre.

Il semblait que les machines, donnant un effort suprême pour arriver plus tôt, soufflaient avec plus de rage dans leur cage profonde. Le navire lui-même tressaillait dans sa carcasse de fer, palpitant comme une bête surmenée dans un immense galop.

Plus courtes, les lames n’imposaient plus à la bête d’acier la cadence de leur valse ; elle passait sans tanguer, majestueuse, forte, sifflante, crevant l’eau de son poitrail aigu.

On allait, sans voiles.

Les commandements du capitaine hurlaient de la passerelle. La vie renaissait à bord, effroyablement active ; les treuils grinçaient, la machine soufflait, le navire trépidait. Maintenant, le pont s’encombrait de colis de toutes sortes, montés par les treuils du flanc du paquebot.

Enfin, une ligne claire apparut soudain dans un éclat de soleil.

C’étaient les côtes de France.

Paula aurait voulu dire au moins adieu à son amant, au docteur, à cet homme qui l’avait faite heureuse et qui lui avait donné tant de plaisirs d’amour.

Elle ne le vit point.

Il était là, près d’elle, et elle ne pouvait lui dire qu’elle était reconnaissante, et qu’elle se souviendrait.

Et ces côtes qui devenaient plus distinctes…

Dans quelques heures, on serait au port.

Ces quelques heures passèrent avec une rapidité inouïe, affolante.

Paula était déjà une abandonnée, et, si elle n’eût eu de la honte, elle aurait pleuré.

Une lueur d’espoir vint la consoler :

Paris avait des joies encore plus grandes, peut-être !

Inconsciente, rêveuse, accoudée au-dessus de l’abîme, elle laissait ses yeux passer sur les vagues bleues, au ras du navire, où des ronds d’écume moutonnaient comme des points de neige sur un miroir ancien.

L’agitation grandit encore autour d’elle, déjà on préparait la passerelle qui donnerait accès au ponton.

Les sirènes soufflèrent lamentablement d’abord, triomphalement ensuite, parsemant leurs voix de notes déchirées et aiguës.

Paula sourit. Il lui semblait que ces voix hurlantes étaient la parodie monstrueuse des cris d’amour.

Et elle pensa que les machines, à la fin de leurs efforts, ressentaient aussi des jouissances comparables à celles qu’elle connaissait, et qu’elles gueulaient au plaisir, comme elle avait crié, elle aussi, dans la superbe et magnifique extase qui l’avait tant de fois anéantie en quelques jours.

Une barque accosta le paquebot, un homme monta, le pilote, et il prit le commandement de la marche.

Le vaisseau avait changé de capitaine.

Les sirènes poussèrent encore de longues plaintes, les râles suprêmes. Le navire fit une courbe et entra lentement, sûrement et avec majesté, dans le port.

Il y eut un brouhaha insensé parmi tout le monde, et, empressés, les voyageurs débarquèrent.

Paula jeta un regard derrière elle, un regard inquiet, et, une des dernières, dit adieu à ce navire, à cette cabine, à l’homme qu’elle ne voyait pas, qu’elle n’avait pas revu de tout le jour, et, inconsciemment, se trouva à terre, donna un ordre à un cocher de voiture venu à sa rencontre, et seule, bien seule, lasse maintenant, effroyablement lasse, se trouva dans un autre monde, dans une rue, parmi des maisons, avec un soleil miroitant dans les feuilles libres d’immenses platanes.