Antony et Cie (p. 43-55).

III

TRÈS AMÉRICAINE

Le baiser si longtemps attendu n’avait pas fait couler les torturantes larmes qui noient les yeux des vierges à la première communion d’amour.

Elle s’était relevée, Paula, de la couche de gazon, transfigurée au contact radieux des cieux brûlants, et elle avait senti passer, sur sa chair androgyne, des flammes qui la léchaient avec des chaleurs voluptueuses.

D’un seul coup son corps s’était éveillé. Elle n’eut pas à subir cet affreux espace qui sépare l’instant de la défloraison de l’aurore du plaisir. La chute avait été grandiose, avec toutes les magnificences ; sa douleur s’était cambrée, sur le tombeau du viol demandé, et sa gorge s’était soulevée à la peur sanglante aussi bien qu’à la pâmoison. Mais le délire charmant avait eu la victoire ; et, au lendemain, elle regretta le mal de la première minute qui s’était métamorphosé, sous la tiédeur des caresses et le miel du baiser, parce qu’elle savait, de divination, qu’elle n’aurait plus, jamais, à parcourir ce chemin fleuri, où les pas d’initiation avaient eu des épines, pour la savoureuse consommation des baumes d’amour divin.

Il lui faudrait donc, maintenant, marcher à travers des roses, sans plus s’ensanglanter les doigts. Ce serait la cueillette du plaisir dépourvue du contraste dans lequel palpite l’effroyable nausée passionnelle avec des étincelles de magnifique dégoût.

Elle aurait voulu que des trompes chantantes eussent zébré le ciel de modulations de cuivre, et, qu’emportés par les vents en tempête, les accents de triomphe heurtés aux sonores échos, renvoyés de monde en monde, à travers les océans, dans l’argent des vagues écumeuses, eussent conquis l’infini du réel et clamé à tous la grande nouvelle : Hier, à minuit, dans le parc de l’hôtel, la fille de Johnson, Paula, a été prise par un noble de France, sur une couche de gazon, à l’heure des rosées, et la vierge a connu les enchanteurs martyres passionnels ; elle s’est réveillée du mal d’amour, transportée dans un ciel d’infinie béatitude, et sa bouche riait aux pleurs de ses yeux pour bénir l’événement charnel de la résurrection animale, pour la conquête féconde des joies humaines.

Et, de son lit, où, inendormie, elle rêvait de l’extase venue, il lui semblait entendre la mugissante orchestration des trompettes lâchées, soufflant de la terre jusqu’au ciel le triomphe de sa défaite, précurseur des victoires de lendemains dorés aux crinières blondes des anges de volupté.

Ah ! les lendemains qui lui ouvraient les bras !

Paula se leva de sa couche, et contempla le grand lit où son corps prenait si peu de place. Après une toilette soignée, elle inonda ses bras, sa poitrine maigre, ses jambes, ses cheveux de parfums. Nue dans la chambre de toilette, devant les glaces luxurieuses qui la reflétaient toute, elle essaya de se trouver belle. Elle chercha des sourires, oh ! pas seulement les sourires des lèvres, mais tous ces autres sourires du corps, qui naissent à chaque fossette, dans l’ombre de chaque pli, dans les duvets soyeux des bras relevés et de la nuque pâle.

— Reviendrait-il ? pensait-elle. Quand reviendrait-il ? Elle l’attendait déjà, déjà elle l’espérait, ce triomphateur qu’elle n’aimait pas et qu’elle désirait parce qu’il avait été la moitié de son bonheur, du seul bonheur venu dans sa vie inféconde.

Lorsqu’elle se fut parée d’une simple robe de soie grise, coquette, assise dans son boudoir d’énervée, seule, horriblement seule, pendant de longues heures elle resta silencieuse et immobile, toujours prête pour son roi de plaisir.

Gaston de Plombières se fit annoncer, en effet, confirmant ce qu’elle avait pressenti :

— Faites entrer ici, dit-elle.

Lorsqu’ils furent en face l’un de l’autre, dans le demi-jour du boudoir, les deux bêtes se regardèrent puis se baisèrent gloutonnement à la bouche, et s’aimèrent.

Ils s’aimèrent encore.

Ils s’aimèrent de nouveau.

Ils s’aimèrent autant qu’ils purent s’aimer.

Enfin :

— J’étais venu, Paula, vous faire mes adieux, dit Gaston, je retourne en France, demain.

Paula fixa son amant et lui demanda :

— Pourquoi partez-vous ?

— Parce que je t’aime assez aujourd’hui, pour avoir peur de trop t’aimer bientôt.

Il avait le front dans ses cheveux, la bouche près de sa bouche, il avait les bras autour de ses reins. Elle l’attira jusqu’à sa bouche, qui, un moment, aspira le baiser.

— Vous ne m’aimez pas, dit-elle.

— Adieu, Paula.

— Vous partez ?

— Adieu.

Elle le fixa quelques secondes et dit :

— Si je vous ordonnais de rester… pour mon plaisir ?

— Je ne vous obéirais pas.

— Adieu, donc, dit-elle.

Elle lui tendit la main, Gaston la baisa, puis, après s’être éloigné d’un pas, la considérant, les yeux ardents, il se jeta sur elle, l’embrassa, l’enlaça, lui mordit la bouche, la nuque, toute sa chair apparente, et avant qu’elle eut ouvert les yeux, il disparut sous la portière lourde, vers les salons voisins.

Paula se vit seule, elle referma les yeux, et, lasse, sur le satin pourpre où elle avait fait sa dernière moisson de plaisir, elle s’endormit d’un lourd sommeil sans rêves, jusqu’au soir, heureuse, sans crainte, ivre.

À regret, le marquis de Plombières avait passé la porte de l’hôtel de Johnson.

Sur l’avenue, dans une voiture, attendait Suzanne de Chantel.

Gaston ouvrit la portière et, quand il fut près de la cabotine :

— Eh bien ! demanda-t-elle, c’est fini ?

— Fiche-moi la paix, répondit Gaston.

— Oh ! la, la, si je veux, la paix ! Ce n’est guère utile, vois-tu ? mon cher, de jouer avec moi les grands airs, je m’assieds dessus !

— Tu n’es qu’une imbécile. C’était un coup superbe, la fortune, oui la fortune…

— Et alors…

— Pour nous deux.

— J’en ferai mon deuil et toi idem. Est-ce que tu crois, par exemple, que je vais te laisser filer, après avoir emplumé ta carcasse de la galette gagnée à coups de gosier et le reste ? Pas de ça, Lisette ! Tu n’épouseras personne, personne ; et si je veux te faire l’honneur de t’épouser, moi, au moins, tu seras vacant. Tu as eu le temps de lui faire des adieux à ton laideron, hein ! des adieux complets. Je ne suis pas jalouse, mais je suis ta femme et je reste ta femme. Prends les autres, prends-en tant que tu pourras, je pose mon veto à la question de mariage.

— Je ferai ce que je veux, et tout ce que tu dis et rien…

— Essaye un peu ! Je me charge de renseigner Johnson sur ton compte, monsieur le marquis Gaston de Plombières ! Nous verrons comment sera accueilli Gaston Plombier, ex-garçon coiffeur, rasta et marlou, entretenu par Mlle Suzanne de Chantel…

— Pétasse de trentième ordre !

— Pour te servir, chéri. Ah ! mon cher, ce que j’ai envie de te caresser la bobine à coups de poings ! tu ne t’en fais pas une idée ! Ça me démange, vois-tu. Et si tu ne clos ton bec…

— Je vais te planter mon pied quelque part à mon tour, prends garde !

— Tu te rebiffes ! Trop jeune, mon petit ! Je t’ai pourtant démontré par a + b comment je retourne les pierrots de ta sorte. Ne me monte pas, car, rentrés au poulailler, je te ratisserai les côtes… Tu n’es qu’un daim, parlons d’autres choses. Combien avons-nous en caisse ?

— Soixante-quinze mille.

— Sont-ils bêtes ces Américains ! Soixante-quinze… et autant de bijoux, ça fait cent cinquante. Bon ! j’ai mon plan : un appartement très chic, deux canassons… et l’avenir. Mon vieux, dans six mois, à Paris, nous aurons cent mille francs de rentes. Et tu n’embrasses pas ta Suzon ?

Il l’embrassa.

— Si tu avais voulu nous les aurions eus dans six semaines…

— N’en parlons plus, je ne veux pas. Est-ce que tu crois que je ne voyais pas clair dans ton jeu ? Elle t’amusait cette planche, oui, elle t’amusait ; dans quinze jours tu l’aurais aimée, elle aurait très bien pu t’aimer, tu es assez beau, c’est ta seule qualité ; et c’était pour moi le placage à brève échéance. Tiens, tu aurais été assez salop pour ne pas même me faire une rente ! Oh ! je te connais, va, tu ne vaudrais pas un pet de lapin, si tu avais de la galette.

Le bateau qui partait de New-York huit jours plus tard avait, parmi ses passagers, le marquis et la marquise de Plombières.

Paula fut heureuse du départ de son amant, inconsciemment, sans s’expliquer pourquoi. Elle acquérait ainsi un droit de liberté d’action qu’elle sentait compromis, ayant à ses côtés un homme qu’elle ne voulait pas pour la vie.

Elle pensa à se marier. Le mariage n’est il pas le moyen le plus sûr qu’une femme puisse trouver pour se rendre libre ?

Un matin que son père n’était pas encore ivre, elle lui fit part de sa résolution, et lui demanda un mari.

— Qui veux-tu ? demanda Johnson.

— N’importe lequel, répondit Paula.

M. Johnson ne demanda pas plus d’explications, il pria deux ou trois de ses amis de répandre le bruit que sa fille avait renoncé au célibat, et le mois suivant elle épousait le fils d’un armateur ruiné, M. de San-Pedro.

De San-Pedro, avec la dot que lui fit sa femme, releva ses affaires et laissa sa femme tranquille.

Paula, alors, résolut de faire un voyage en Europe. Elle avait envie de connaître les grandes villes du Vieux Monde, de ce Vieux Monde que les livres lui avaient montré comme le séjour enchanteur des amours.

Elle souffrait, dans sa nature hystérisée par les désirs constants et que nul baiser ne venait calmer.

Elle pensait à Paris, oh ! ce Paris, le paradis de ses rêves où le plaisir devait couler comme un grand fleuve.

Elle se souvint du marquis parti qu’elle allait revoir là-bas, et qu’elle allait surprendre, et qu’elle allait aimer.

Elle s’embarqua pour le Havre, seule. Elle n’avait même pas daigné informer son mari de son voyage, et son père seulement vint l’accompagner au paquebot.

— J’irai te rejoindre. Paula, lui dit-il.

À l’arrière du navire, debout, joyeuse, elle agita son mouchoir de dentelle pour dire adieu à son père demeuré sur le quai, et lorsqu’elle ne distingua plus rien, elle s’assit sur un banc de la passerelle, et se laissa rêver à la musique des vagues.