Persuasion (1818)
Traduction par Letorsay.
Librairie Hachette et Cie (p. 34-46).
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CHAPITRE V


Le jour fixé pour la visite de l’amiral et de sa femme à Kellynch, Anna crut devoir aller se promener, puis elle regretta de les avoir manqués.

Mme Croft et Élisabeth se plurent réciproquement, et l’affaire qu’elles désiraient toutes deux fut bientôt conclue. L’amiral était si gai, si ouvert, son caractère était si généreux et si confiant, que Sir Walter fut influencé favorablement. Il lui fit un accueil d’autant plus poli, qu’il savait par M. Shepherd que l’amiral le considérait comme un modèle de bonnes manières.

La maison, l’ameublement, les parterres, les conditions du bail, tout fut trouvé bien, et les clercs de M. Shepherd se mirent à l’œuvre sans changer un mot aux arrangements préliminaires.

Sir Walter déclara sans hésiter que l’amiral était le plus beau marin qu’il eût encore vu, et alla jusqu’à dire que, s’il se faisait coiffer par son valet de chambre, il ne craindrait point d’être vu en sa compagnie.

L’amiral, avec une cordialité sympathique, dit en sortant à sa femme :

« Je pensais bien, ma chère, que tout s’arrangerait, malgré ce qu’on nous a dit à Tauton. Le baronnet n’est pas un aigle, mais il n’est pas méchant. »

On voit que, de part et d’autre, les compliments se valaient.

Les Croft devaient prendre possession à la Saint-Michel, et Sir Walter proposait d’aller à Bath le mois précédent. Il n’y avait pas de temps à perdre pour se préparer.

Lady Russel savait qu’Anna ne serait pas consultée dans le choix de l’habitation nouvelle. Elle aurait voulu ne la conduire à Bath qu’après Noël ; mais, devant s’absenter de chez elle, elle ne pouvait lui donner l’hospitalité en attendant. Anna, tout en regrettant de ne pouvoir jouir à la campagne des mois si doux de l’automne, sentait qu’il valait mieux ne pas rester.

Mais un devoir à remplir l’appela ailleurs. Marie, qui était souvent souffrante, et qui s’écoutait beaucoup, avait besoin d’Anna à tout propos. Elle se trouva indisposée, et demanda, ou plutôt réclama, la compagnie de sa sœur. « Je ne puis m’en passer, » écrivait Marie ; et Élisabeth avait répondu :

« Anna n’a rien de mieux à faire que de rester avec vous ; on n’a pas besoin d’elle à Bath. »

Être réclamée comme une aide, quoique d’une manière peu aimable, vaut encore mieux que d’être repoussée. Anna, heureuse d’être utile et d’avoir un devoir à remplir, consentit aussitôt.

Cette invitation soulagea lady Russel d’un grand embarras. Il fut convenu qu’Anna n’irait pas sans elle à Bath, et qu’elle partagerait son temps entre Uppercross-Cottage et Kellynch-Lodge.

Tout était donc pour le mieux, mais lady Russel fut saisie d’étonnement en apprenant que Mme Clay allait à Bath avec Sir Walter et Élisabeth, qui la considéraient comme une compagne très utile pour leur installation. Lady Russel s’inquiéta, et fut surtout affligée de l’injure qu’on faisait à sa filleule en lui préférant Mme Clay.

Anna était devenue insensible à ces affronts, mais elle sentait également l’imprudence d’un tel arrangement. Joignant à une grande dose d’observation la connaissance malheureusement trop complète du caractère de son père, elle prévoyait les plus fâcheux résultats de cette intimité. Elle ne croyait pas qu’il eût encore aucune velléité d’épouser Mme Clay, qui était marquée de la petite vérole, avait de vilaines dents et de lourdes mains, toutes choses qu’il critiquait sévèrement en son absence. Mais elle était jeune et d’une figure agréable, et son esprit délié, ses manières assidues avaient des séductions plus dangereuses qu’un attrait purement physique.

Anna sentait si vivement le danger, qu’elle ne put s’empêcher de le faire voir à sa sœur. Elle avait peu d’espoir d’être écoutée, mais elle pensait qu’Élisabeth serait plus à plaindre qu’elle-même, si une pareille chose arrivait, et qu’elle pourrait lui reprocher de ne l’avoir pas avertie.

Elle parla, et Élisabeth parut offensée ; elle ne pouvait concevoir comment un aussi absurde soupçon était venu à sa sœur. Elle répondit avec indignation que son père et Mme Clay savaient parfaitement se tenir à leur place.

« Mme Clay, dit-elle avec chaleur, n’oublie jamais qui elle est. Je connais mieux que vous ses sentiments, et je vous assure qu’en fait de mariage, ils sont particulièrement délicats. Elle réprouve plus fortement que personne toute inégalité de condition et de rang.

« Quant à mon père, je n’aurais jamais cru qu’il pût être soupçonné, lui qui ne s’est pas remarié à cause de nous. Si Mme Clay était une très belle personne, je reconnais que sa présence ici serait dangereuse, non pas que rien au monde puisse engager mon père à faire un mariage dégradant ; mais parce qu’il pourrait éprouver un sentiment qui le rendrait malheureux. Je crois que la pauvre Mme Clay, qui, malgré tous ses mérites, n’a jamais passé pour jolie, peut rester ici en toute sûreté. On croirait que vous n’avez jamais entendu mon père parler de ses imperfections, et vous l’avez entendu vingt fois. Ces dents, et ces marques de petite vérole ! Je suis moins dégoûtée que lui, et j’ai connu une personne qui n’en était pas défigurée. Mais il en a horreur, vous le savez.

— Il n’y a presque point de défaut physique, dit Anna, que des manières agréables ne puissent faire oublier.

— Je pense très différemment, dit Élisabeth d’un ton sec. Des manières agréables peuvent rehausser de beaux traits, mais elles ne peuvent en changer de vulgaires. Mais comme j’ai à cela plus d’intérêt que personne, je trouve vos avis inutiles. »

Anna fut très contente d’avoir achevé ce qu’elle avait à dire, et crut avoir bien agi. Élisabeth, quoique mécontente de l’insinuation, pouvait en faire son profit.

Le landau mena à Bath pour la dernière fois Sir Walter, Élisabeth et Mme Clay. Ils étaient tous de très bonne humeur, et Sir Walter était même disposé à rendre un salut de condescendance aux fermiers et aux paysans affligés qui se trouveraient sur son passage.

Pendant ce temps, Anna, triste mais calme, montait à la Lodge, où elle devait passer la dernière semaine.

Son amie n’était pas plus gaie : elle sentait très vivement cette séparation.

La respectabilité de cette famille lui était aussi chère que la sienne, et l’habitude avait rendu précieuses les relations quotidiennes. Il était pénible de regarder les jardins déserts, et encore plus de penser aux nouveaux propriétaires. Pour échapper à cette triste vue, et pour éviter les Croft, elle s’était décidée à s’en aller quand Anna la quitterait. Elles partirent donc ensemble, et Anna descendit à Uppercross, première station du voyage de lady Russel.

Uppercross est un village de moyenne grandeur, qui, il y a quelques années, était tout à fait dans le vieux style anglais. Il contenait seulement deux maisons supérieures d’apparence à celles des fermiers et des laboureurs : celle du squire avec ses hauts murs, ses portes massives et ses vieux arbres, solide et antique ; et la cure, compacte, ramassée, enfermée dans un jardin bien soigné, avec une vigne et des poiriers palissant les murs. Mais, au mariage du jeune squire, la ferme avait été changée en cottage pour sa résidence ; et le Cottage Uppercross, avec sa véranda, ses fenêtres françaises, et ses autres agréments, attirait l’œil du voyageur à un quart de mille, aussi bien que l’imposante Great-House avec ses dépendances.

Anna était venue souvent là. Elle connaissait les chemins d’Uppercross aussi bien que ceux de Kellynch. Les deux familles se voyaient si souvent, allant à toute heure l’une chez l’autre, qu’Anna fut presque surprise de trouver Marie seule.

Mais étant seule, elle devait nécessairement être souffrante et de mauvaise humeur. Marie, mieux douée qu’Élisabeth, ne valait pas sa sœur Anna comme intelligence et comme caractère.

Quand elle était bien portante, heureuse et entourée, elle était gaie et aimable, mais la moindre indisposition l’abattait. Elle n’avait aucune ressource contre la solitude, et, ayant hérité de la personnalité des Elliot, elle était toujours prête à se croire négligée et méconnue.

Physiquement, elle était inférieure à ses deux sœurs et n’avait jamais été que ce qu’on appelle généralement « une belle fille ».

En ce moment, elle était couchée sur un divan dans le salon, dont l’élégant ameublement avait été fané par quatre étés successifs et la présence de deux enfants.

L’arrivée d’Anna fut saluée par ces mots :

« Ah ! vous voilà enfin ! je commençais à croire que vous ne viendriez pas. Je suis si malade que je puis à peine parler. Je n’ai pas vu depuis le matin une créature vivante.

— Je suis fâchée de vous trouver souffrante, répondit Anna, vous m’aviez donné jeudi de bonnes nouvelles de votre santé.

— Oui, je parais toujours mieux portante que je ne suis. Depuis quelque temps, je suis loin d’aller bien. Je ne crois pas, dans toute ma vie, avoir été si souffrante que ce matin. J’aurais pu me trouver mal, et personne pour me soigner. Ainsi lady Russel n’a pas voulu entrer ? je ne crois pas qu’elle soit venue ici trois fois cet été. »

Anna s’étant informée de son beau-frère, Marie lui répondit :

« Charles est à la chasse ; je ne l’ai pas aperçu depuis sept heures du matin. Il a voulu partir, quoiqu’il ait vu combien j’étais souffrante ; il disait ne pas rester longtemps, mais il est une heure, et il n’est pas rentré. Je n’ai pas vu une âme pendant toute cette longue matinée.

— Vous avez eu vos petits garçons avec vous ?

— Oui, tant que j’ai pu supporter leur bruit ; mais ils sont si indisciplinés qu’ils me font plus de mal que de bien. Le petit Charles ne m’écoute pas, et Walter devient aussi méchant que lui.

— Vous allez bientôt vous trouver mieux, dit gaiement Anna. Vous savez que je vous guéris toujours. Comment se portent vos voisins de Great-House ?

— Je n’en sais rien, je ne les ai pas vus aujourd’hui, excepté M. Musgrove, qui s’est arrêté et m’a parlé à la fenêtre, mais sans descendre de cheval, quoique je lui aie dit combien j’étais souffrante. Personne n’est venu près de moi. Cela ne convenait pas aux misses Musgrove ; sans doute elles n’aiment pas à se déranger.

— Elles peuvent encore venir, il est de bonne heure.

— Je n’ai pas besoin d’elles ; elles parlent et rient beaucoup trop pour moi. Je suis très malade, Anna. C’était peu aimable à vous de ne pas venir jeudi.

— Ma chère Marie, rappelez-vous les bonnes nouvelles que vous m’avez données de votre santé. Le ton de votre lettre était gai, et vous disiez que rien ne pressait pour mon arrivée ; et puis mon désir était de rester avec lady Russel jusqu’à la fin. J’ai été si occupée que je ne pouvais quitter Kellynch plus tôt.

— Mon Dieu ! qu’avez-vous eu à faire ?

— Beaucoup de choses : je ne puis tout me rappeler. J’ai fait une copie du catalogue des livres et tableaux de mon père. J’ai été souvent au jardin avec Mackensie, tâchant de lui faire comprendre quelles sont les plantes d’Élisabeth destinées à lady Russel. J’ai eu mes livres, ma musique à arranger, et à refaire toutes mes malles, pour n’avoir pas compris d’abord ce qu’il fallait emporter. Enfin, j’ai été visiter toutes les maisons de la paroisse. Tout cela prend beaucoup de temps.

— Ah ! mais vous ne me parlez pas de notre dîner chez les Pools, hier ?

— Vous y êtes donc allée ? Je croyais que vous aviez dû y renoncer ?

— Oh ! j’y suis allée ! Je me portais très bien hier. Jusqu’à ce matin je n’étais pas malade ; n’y pas aller aurait semblé singulier.

— J’en suis très contente : j’espère que vous vous êtes amusée ?

— Pas trop. On sait d’avance le dîner et les personnes qui y seront. Quel ennui de n’avoir pas une voiture à soi ! M. et Mme Musgrove m’ont emmenée, et nous étions trop serrés. Ils sont si gros, et occupent tant de place ! J’étais entassée au fond avec Henriette et Louise. Voilà très probablement la cause de mon malaise. »

La patience et la bonne humeur d’Anna apportèrent bientôt un soulagement à Marie, qui put s’asseoir, et espéra pouvoir se lever pour dîner. Puis, oubliant qu’elle était malade, elle alla à l’autre bout de la chambre, arrangea des fleurs, mangea quelque chose et se trouva assez bien pour proposer une petite promenade.

« Où allons-nous ? dit-elle : sans doute vous n’irez pas à Great-House avant qu’on vous ait fait visite ?

— Mais si, dit Anna ; je ne suis pas sur l’étiquette avec les dames Musgrove.

— Oh ! c’est à elles de venir, elles doivent savoir ce qui est dû à ma sœur. Cependant nous pouvons y entrer avant de faire notre promenade. »

Anna avait toujours trouvé très fâcheuse cette façon de comprendre les relations ; mais, croyant qu’on avait à se plaindre de part et d’autre, elle avait cessé de s’en occuper. Elles allèrent à Great-House. On les introduisit dans un antique parloir carré, au parquet brillant et orné d’un maigre tapis. Mais les filles de la maison donnaient à cette pièce l’air de désordre indispensable, avec un grand piano à queue, une harpe, des jardinières, et de petites tables dans tous les coins. Oh ! si les originaux des portraits accrochés à la boiserie, si les gentilshommes habillés de velours brun, et les dames, en satin bleu, avaient vu ce bouleversement de l’ordre et de la propreté ! Les portraits eux-mêmes semblaient saisis d’étonnement !

Les Musgrove, comme leur maison, représentaient deux époques. Les parents étaient dans le vieux style anglais, les enfants, dans le nouveau. M. et Mme Musgrove étaient de très bonnes gens, affectueux et hospitaliers, sans grande éducation et sans aucune élégance. Leurs enfants avaient un esprit et des façons plus modernes. La famille était nombreuse, mais c’étaient encore des enfants, excepté Charles, Louise et Henriette, jeunes filles de dix-neuf et vingt ans, qui avaient rapporté à la maison le bagage ordinaire des talents de pension, et n’avaient, comme mille autres jeunes filles, rien à faire, que d’être gaies, heureuses, et suivre les modes. Leurs vêtements étaient parfaits, leurs figures assez jolies, leur esprit extrêmement bon, et leurs manières simples et agréables. Elles étaient très appréciées à la maison, et très recherchées au dehors. Anna les trouvait fort heureuses ; mais cependant, soutenue, comme nous le sommes tous, par le sentiment de sa supériorité, elle n’aurait pas voulu changer contre toutes leurs jouissances son esprit cultivé et élégant.

Elle n’enviait que la bonne intelligence qui semblait régner entre elles, et cette mutuelle affection qu’elle-même avait si peu connue. Elles furent reçues très cordialement, et Anna ne trouva rien à critiquer. La demi-heure s’écoula en causerie agréable, et Anna ne fut pas peu surprise de voir les misses Musgrove les accompagner à la promenade sur l’invitation pressante de Marie.