Persuasion (1818)
Traduction par Letorsay.
Librairie Hachette et Cie (p. 28-33).
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CHAPITRE IV


Ce n’était pas M. Wenvorth le ministre, mais Frédéric Wenvorth, son frère, qui, nommé commandant après l’action de Saint-Domingue, s’était établi, en attendant de l’emploi, dans le comté de Somerset, dans l’été de 1806, et avait loué pour six mois à Montfort. C’était alors un jeune homme remarquablement beau, intelligent, spirituel et brillant, et Anna était une très jolie fille, douce, modeste, gracieuse et sensée. Ils se connurent, s’éprirent rapidement l’un de l’autre. Ils jouirent bien peu de cette félicité exquise. Sir Walter, sans refuser positivement son consentement, manifesta un grand étonnement, une grande froideur et une ferme résolution de ne rien faire pour sa fille. Il trouvait cette alliance dégradante, et lady Russel, avec un orgueil plus excusable et plus modéré, la considérait comme très fâcheuse. Anna Elliot ! avec sa beauté, sa naissance, son esprit, épouser à dix-neuf ans un jeune homme qui n’avait d’autre recommandation que sa personne, d’autre espoir de fortune que les chances incertaines de sa profession, et pas de relations qui puissent l’aider à obtenir de l’avancement ! La pensée seule de ce mariage l’affligeait ; elle devait l’empêcher si elle avait quelque pouvoir sur Anna.

Le capitaine Wenvorth avait eu de la chance et gagné beaucoup d’argent comme capitaine ; mais il dépensait facilement ce qui arrivait de même, et il n’avait rien acquis. Plein d’ardeur et de confiance, il comptait obtenir bientôt un navire. Il avait toujours été heureux, il le serait encore.

Cette confiance, exprimée avec tant de chaleur, avait quelque chose de si séduisant, qu’elle suffisait à Anna ; mais lady Russel en jugeait autrement. Ce caractère ardent, cette intrépidité d’esprit, lui semblaient plutôt un mal. Il était brillant et téméraire ; elle goûtait peu l’esprit, et elle avait pour l’imprudence presque un sentiment d’horreur. Elle condamna cette liaison à tous égards.

Combattre une telle opposition était impossible pour la douce Anna. Elle aurait pu résister au mauvais vouloir de son père, même sans être encouragée par un regard ou une bonne parole de sa sœur ; mais lady Russel ! qu’elle avait toujours aimée et respectée, si ferme et si tendre dans ses conseils, ne pouvait pas les donner en vain. Son opposition ne provenait pas d’une prudence égoïste : si elle n’avait pas cru consulter plus encore le bien du jeune homme que celui de sa filleule, elle n’aurait pas empêché ce mariage.

Cette conscience du devoir rempli fut la principale consolation de lady Russel, dans cette rupture.

Elle en avait grand besoin, car elle avait à lutter contre l’opinion, et contre Wenvorth. Celui-ci quitta le pays.

Quelques mois avaient vu le commencement et la fin de leur liaison ; mais le chagrin d’Anna fut durable. Ce souvenir assombrit sa jeunesse, et elle perdit sa fraîcheur et sa gaieté.

Sept années s’étaient écoulées depuis, et le temps seul avait un peu effacé ces tristes impressions. Aucun voyage, aucun événement extérieur n’était venu la distraire. Dans leur petit cercle, elle n’avait vu personne qu’elle pût comparer à Wenvorth ; son esprit raffiné, son goût délicat, n’avaient pu trouver l’oubli dans un attachement nouveau.

Elle avait vingt-deux ans, quand un jeune homme, qui bientôt après fut agréé par sa sœur, sollicita sa main. Lady Russel déplora le refus d’Anna, car Charles Musgrove était le fils aîné d’un homme dont l’importance et les propriétés ne le cédaient qu’à Sir Walter. Il avait un bon caractère, de bonnes manières, et lady Russel se serait réjouie de voir Anna mariée aussi près d’elle et affranchie de la partialité de son père.

Mais Anna n’avait accepté aucun avis, et sa marraine, sans regretter le passé, désespéra presque, en lui voyant refuser ce mariage, de la voir entrer dans un état qui convenait si bien à son cœur aimant et à ses habitudes domestiques.

Ce sujet d’entretien fut écarté pour toujours, et elles ne purent savoir ni l’une ni l’autre si elles avaient changé d’opinion ; mais Anna, à vingt-sept ans, pensait autrement qu’à dix-neuf. Elle ne blâmait pas lady Russel ; cependant si une jeune fille dans une situation semblable lui eût demandé son avis, elle ne lui aurait pas imposé un chagrin immédiat en échange d’un bien futur et incertain.

Elle pensait qu’en dépit de la désapprobation de sa famille ; malgré tous les soucis attachés à la profession de marin ; malgré tous les retards et les désappointements, elle eût été plus heureuse en l’épousant qu’en le refusant, dût-elle avoir une part plus qu’ordinaire de soucis et d’inquiétudes, sans parler de la situation actuelle de Wenvorth, qui dépassait déjà ce qu’on aurait pu espérer.

La confiance qu’il avait en lui-même avait été justifiée. Son génie et son ardeur l’avaient guidé et inspiré. Il s’était distingué, avait avancé en grade, et possédait maintenant une belle fortune ; elle le savait par les journaux, et n’avait aucune raison de le croire marié.

Combien Anna eût été éloquente dans ses conseils ! Combien elle préférait une inclination réciproque et une joyeuse confiance dans l’avenir à ces précautions exagérées qui entravent la vie et insultent la Providence !

Dans sa jeunesse on l’avait forcée à être prudente plus tard elle devint romanesque, conséquence naturelle d’un commencement contre nature. L’arrivée du capitaine Wenvorth à Kellynch ne pouvait que raviver son chagrin.

Elle dut se raisonner beaucoup, et fut longtemps avant de pouvoir supporter ce sujet continuel de conversation. Elle y fut aidée par la parfaite indifférence des trois seules personnes de son entourage qui avaient le secret du passé, et qui semblaient l’avoir oublié ; le frère de Wenvorth avait connu, il est vrai, leur liaison, mais il avait depuis longtemps quitté le pays ; c’était en outre un homme très sensé et un célibataire. Elle était sûre de sa discrétion.

Mme Croft, sœur de Wenvorth, était alors hors d’Angleterre avec son mari ; Marie, sœur d’Anna, était en pension ; et les uns par orgueil, les autres par délicatesse ne l’avaient pas initiée au secret.

Anna espérait donc que l’arrivée des Croft ne lui amènerait aucune mortification.