Pernette/Le Soldat de l’an II







CHANT DEUXIÈME


LE SOLDAT DE L’AN II



Soyons forts, dit le prêtre en posant sur la table
L’affreux papier marqué de l’aigle redoutable :
C’était vrai, voici l’ordre, et Pierre doit partir.
Nous étions trop heureux, Dieu veut nous avertir :
Pauvre mère ! Acceptons cette croix méritée ;
Imitons humblement celui qui l’a portée ;
Prions ce divin Fils de veiller sur le tien.
Toi, Pierre, mon enfant, sois homme et sois chrétien.
Mon disciple chéri, pars, béni de ton maître !
La trempe de ton cœur va se faire connaître.
Certes, l’épreuve est rude à ton âge, et c’est peu
De subir la misère et d’affronter le feu ;
Voici qu’il faut encor vivre seul, des années,
Et voir jusqu’à la paix tes amours ajournées,


Quitter Pernette, enfin, sans être son époux.
Mais qui sait l’avenir ? Vous avez Dieu pour vous.
Sage, instruit, plein d’honneur, de bravoure certaine,
Un conscrit comme toi peut faire un capitaine,
Passer de l’épaulette à la ceinture d’or…
De beaux jours, mes enfants, peuvent nous luire encor.
Allons, mère, il nous faut raffermir ce cœur tendre :
César nous prend ce fils, Dieu saura nous le rendre. »

Mais, refusant son cœur à tout espoir humain,
La mère en pleurs cachait ses yeux avec sa main :
Ses sanglots parlaient seuls dans la commune angoisse.

Pierre, à la fin, saisit le papier et le froisse,
Et se dressant d’un bond rapide, impétueux,
D’un mouvement du cou rejetant ses cheveux,
Il fit sous ses deux poings trembler la table lourde

« Quelle est donc cette loi, dit-il d’une voix sourde,
Qui m’ôte mon amour, m’ayant pris tous mes biens ?
De qui sommes-nous donc les esclaves, les chiens,
Si je n’ai plus le droit, dès qu’un papier me nomme,
D’être époux, d’être père, enfin de vivre en homme ?
Pernette m’appartient, à la vie, à la mort ;
J’aime et je suis aimé, nos parents sont d’accord ;
Il n’est contre ce droit ni droit, ni loi, ni maître ;
Dieu même à nous unir forcerait ce saint prêtre.
S’il faut m’armer ensuite et partir, j’y consens.
Mais où sont nos périls, nos ennemis pressants ?
Tous ces récits d’exploits affichés avec pompe,
Moi, je les comprends mal et je sens qu’on nous trompe.
J’ai vu combien d’enfants notre bourg a pleurés,


Et je n’ai pas de goût pour les habits dorés.
Certes, j’aime autant qu’eux, et plus qu’eux tous, peut-être,
La terre des aïeux, les champs qui m’ont vu naître,
Le clocher qui sonna mon baptême, et qui doit
Sonner mon mariage, ainsi que c’est mon droit.
Qu’on ose y faire injure aux hommes de ma race,
Vienne des étrangers m’y disputer ma place !
On verra s’il me faut tout un vain attirail,
Ma hache et mon fusil feront un fier travail.
Je suis prêt ! Mais avant, pourquoi briser mon âme ?
Pourquoi n’aurais-je pas ma Pernette pour femme ?
Tous ces héros qu’on vante et tous ces triomphants
N’avaient-ils derrière eux d’épouses ni d’enfants ?
Pour quel devoir, pour qui veut-on que je sois brave ?
Pour ce chef inconnu qui me traite en esclave.
Défendrai-je donc moins ce sol, ces murs sacrés,
Quand ils me garderont plus d’êtres adorés ;
Et si je laisse, autour de l’âtre héréditaire,
Des fils à mes aïeux et des bras à ma terre ?
Pourquoi m’armer, verser mon sang, donner mes biens,
Mourir, sinon pour ceux que j’aime et qui sont miens ?
Avant tout, que Pernette ait mon serment suprême,
Que je suive la loi de mon cœur, de Dieu même,
Que je sois libre !… Et puis je deviens, s’il le faut,
Soldat, et mon vieux sang prouvera ce qu’il vaut. »

On se tut un moment devant cette colère ;
Et toujours éclataient les sanglots de la mère.

Alors le vieux docteur, chéri dans la maison
Pour sa gaieté sereine et sa verte raison,
Redouté des trembleurs pour sa franchise rude,


S’exprima hardiment selon son habitude,
Comme nul ne l’osait sous ce joug rigoureux :

« Tu parles comme au temps des Romains ou des preux,
En fils de la nature, en guerrier d’un autre âge,
Croyant que le soldat se mesure au courage,
Qu’il marche en liberté, père, époux, citoyen,
Pour défendre les lois, sa famille et son bien.
Dans la main d’un César, et dans l’ère où nous sommes,
Les soldats ne sont plus des citoyens, des hommes :
Rangé sous le drapeau de ce fatal vainqueur,
On n’est qu’un bras sans âme, on abdique son cœur.
Moi, je t’offre un moyen d’éviter cette honte :
C’est de faire au César la guerre pour ton compte
Et de braver tout seul, à l’abri de nos bois,
Ce bandit couronné qui fait trembler les rois.
Ils appellent cela déserteur, réfractaire ;
Propos de chambellan !… Toi, fais ce qu’il faut faire
Pour rester homme libre et pour t’appartenir ;
Et va dans la montagne attendre l’avenir. »

Or, toujours sans mot dire et de pleurs inondée,
La mère sanglotait sur le lit accoudée.

De ses deux forts poignets, croisés sur son bâton,
Jacques le laboureur appuyant son menton,
Écoutait avec calme, en père, en homme sage,
Riche, et dont les avis comptaient dans le village.
Rien sur son front n’avait trahi son sentiment,
Lorsqu’on vit le vieillard se lever lentement ;
Il étendit la main, et, la tête dressée,
Comme le bon docteur, dit toute sa pensée :


« Je suis d’un autre temps, sans être encor bien vieux.
Je labourais en paix le champ de mes aïeux,
Lorsqu’un grand vent souffla, messager de tempête ;
Nos montagnes tremblaient de la base à la crête ;
L’air de tous les côtés nous jetait en courant
Des mots où respirait quelque chose de grand.
Un immense frisson de crainte et d’espérance
A travers tous les cœurs circulait par la France.
Tout sillonné d’éclairs le ciel semblait plus beau.
Chacun sentait en soi naître un homme nouveau ;
Et, durant ce travail plein d’ardente liesse,
Chaque douleur plus vive apportait sa promesse.
Tout à coup retentit le pas de l’étranger.
Et grondèrent ces mots : La patrie en danger !
Alors il se passa je ne sais quel prodige :
Le souvenir encor m’en donne le vertige :
Des villes, des hameaux, des forêts, des sillons,
Les hommes surgissaient, volaient en tourbillons,
Jeunes et vieux ; c’était la nation entière.
Un fleuve humain roulait ses flots à la frontière.
Nous partions, nous courions en chantant, en pleurant :
La Marseillaise en feu planait sur ce torrent.
On se ruait pieds nus, sans pain, à l’arme blanche ;
Les canons se taisaient noyés sous l’avalanche.
Moi, je fis comme tous ; et, sans tarder d’un jour,
Je quittai ma maison, ma vigne, mon amour,
Celle qui dans ses flancs portait déjà Pernette,
Et je passai le Rhin, croisant la baïonnette.
Je marchais hardiment, fier, presque sans émoi,
Comme si les boulets ne pouvaient rien sur moi ;
Tant nous avions au cœur une ivresse héroïque !
Et cinq ans je servis ainsi la République.


Rentré dans le manoir dont j’avais hérité,
J’ai repris le labour et ne l’ai plus quitté.
J’entends venir, depuis, maint récit de bataille,
Mais nul ne sait pourquoi l’on saigne et l’on travaille ;
Une âpre ambition met les pays en feu,
Et l’on meurt pour un homme adoré comme un dieu.
Tous les ans nous voyons de sinistres visages
Compter tous les berceaux, tous les feux des villages.
On fauche tous les ans nos robustes garçons
Comme l’orge ou le seigle au moment des moissons ;
On prend tout ce qui vaut ! Et l’on nous laisse à peine
Les impotents marqués pour une fin prochaine ;
Deux bras forts sont d’un prix qu’on ne peut plus payer.
Chaque jour le canton voit s’éteindre un foyer.
Nos filles sans maris et nos terres en friches,
C’est notre lot à tous, aux pauvres, même aux riches.
Et toi, que j’avais cru sauvé de ces hasards,
Espoir de deux maisons, soutien de deux vieillards,
Toi qui payas trois fois, et de ta terre entière,
Le droit de consoler les vieux ans de ta mère,
Voici le noir boucher qui te saisit encor !
Mais, puisqu’au lieu de sang il prend aussi de l’or,
Certes, tu t’appartiens, ayant triplé la somme…
Et moi, je te déclare affranchi de cet homme !
Moi, vieux soldat du Rhin, je connais le devoir ;
C’est de ne plus aider à ce sanglant pouvoir.
Moi, père et citoyen, je t’interdis de faire
Pour fabriquer des rois ces guerres de corsaire.
Suive qui le voudra son aigle triomphant ;
Toi, combats s’il le faut pour rester notre enfant !
Nos forêts des hauts lieux sont encore insoumises,
Un conscrit peut y fuir et sauver ses franchises.


Tout ce qui reste au sol de garçons vigoureux
Se garde au fond des bois… Eh bien, pars, fait comme eux.
S’il te manque un fusil, prends le mien, l’arme est bonne,
Nous avons fait tous deux nos preuves dans l’Argonne ! »

Les yeux du fils brillaient, approuvant ce discours ;
Et la mère pleurait, pleurait, pleurait toujours ;
Et, ne pouvant parler, elle invoqua du geste
Le vénéré pasteur, le vrai juge qui reste,
Le juge du devoir par le Ciel inspiré.

« Mes amis, mes enfants, dit le sage curé,
Mon cœur vous est ouvert ; vous savez bien si j’aime
La sainte paix, vous tous, notre Pierre lui-même ;
Si je demande à Dieu, quand je prie avec vous,
Qu’il nous donne des chefs plus justes et plus doux :
Si tous les ans je lutte, au risque qu’on me broie,
Pour que le recruteur lâche un peu de sa proie.
Mais je ne puis, moi prêtre, en nulle occasion,
Appuyer du conseil une rébellion.
La loi reste la loi, même injuste et cruelle ;
Sa force vient d’en haut : nul n’est au-dessus d’elle.
Tout un peuple obéit, nous devons obéir ;
Dieu jugera plus tard et saura qui punir.
Pour nous, suivons l’exemple et le sort de nos frères ;
Nul n’a droit de marcher par des sentiers contraires.
Celui qui, sans orgueil, fait ce que fait chacun,
Et, soumis à la loi, subit le sort commun,
Eût-il le moins bon lot et les plus sombres chances,
Il échappe au remords, la pire des souffrances.
Mais celui qui, rebelle et marchant à l’écart,
Dans les devoirs de tous veut se choisir sa part,


Qui se croit, sans nul titre, excepté du vulgaire,
Et seul contre son peuple ose se mettre en guerre,
Qui des lois et des mœurs veut remonter le cours,
Haï souvent, flétri parfois, vaincu toujours,
Ne sachant plus se prendre à rien de légitime,
Se condamne au malheur…, hélas ! peut-être au crime !

Tous restèrent saisis, le prêtre ayant parlé.
Le vieux Jacque hésitait, dans son cœur ébranlé ;
Nul n’osait plus jeter un mot dans la balance ;
Pierre baissait les yeux ; mais, rompant le silence

« Curé, dit le docteur, assez de sang humain !
Être aujourd’hui soldat, c’est être mort demain.
Et pourquoi ? Pour qu’un homme affamé de tueries
Alimente à plaisir ses longues boucheries.
Ce fils, on en ferait de la chair à canon !
Si vos lois disent oui, la nature dit non.
Otons-leur cet enfant, notre unique espérance.
Ce Corse a desséché les veines de la France !
Pour repeupler nos champs, comment feront vos lois ?
Comment reverdira le grand chêne gaulois ?
Moi, le vieux médecin, j’ai souci de la race ;
Et nul remords au cœur, certes, ne m’embarrasse,
Quand j’arrache au boucher des gars intelligents
Qui puissent faire encor souche de braves gens.
Toi, va dans nos forêts nous garder ta jeunesse,
Afin qu’un joyeux clan sous ce clocher renaisse.
La montagne offre encor, malgré les bûcherons,
Un asile, un rempart à de vaillants lurons.
Courage et bon espoir ! le dénoûment s’achève.
Ce trône fait de sang va crouler sous le glaive ;


Encore un Te Deum comme ceux d’aujourd’hui…
Nos vieux sapins branlants dureront plus que lui. »

Or, sans attendre un mot de prudence ou de blâme
Qui rompît ce conseil adopté par son âme,
Pierre, à d’autres qu’à lui sans plus avoir recours,
D’un coup de volonté trancha tous les discours.
Par les pleurs de sa mère exalté davantage,
Il lui prit les deux mains, baisa ce cher visage.
Puis, d’un ton qui ne veut plus être contredit,
Il parla, le front haut, fermement, et leur dit :

« Je ne servirai pas ! je n’aurai pas de maîtres ;
Je vivrai, je mourrai sur le sol des ancêtres ;
Je vais dans la forêt joindre les insoumis,
Et j’y ferai la guerre à mes vrais ennemis.
Mon corps ne quittera pas plus que ma pensée
Le pays de ma mère et de ma fiancée.
Si chacun doit s’armer et combattre toujours,
Je serai le soldat de mes propres amours.
Voyez ce vieux fusil, à cette cheminée ;
Je le prends, nous ferons tous deux ma destinée.
Dans les murs de Lyon, contre d’autres bourreaux,
Mon père le porta, libre et fier, en héros.
Blessé, proscrit, caché sous ce vieux toit de chêne,
Il est mort sans fléchir dans l’amour, dans la haine.
Je ne le vaudrai pas…, mais je l’imiterai.
Mère, que Dieu vous garde, et je me garderai ! »

Et la mère, achevant son muet sacrifice,
Pleurait sans écarter l’un ou l’autre calice ;
Entre ces deux périls, n’osant former un vœu,


Elle ne savait plus que demander à Dieu.
L’arrêt porté rendit à son âme hésitante
La flamme et le ressort qu’usait la pâle attente ;
Debout, elle embrassa son fils, et par trois fois
Elle arma le proscrit du signe de la croix,
Et lui dit à voix basse, au bout d’une prière,
Quelques mots… de ces mots comme en trouve une mère,
Et dont l’or pur étend sur le cœur filial
Une armure d’honneur impénétrable au mal.

Et nul ne parla plus ; et tous, cachant leurs larmes,
L’aidaient à préparer des vivres et des armes.
Et, par le bon docteur, Pierre emmené sans bruit,
Gagna le bois propice au milieu de la nuit.