Arthus Bertrand (Tome 1p. 185-198).


V.

LE LÉONIDAS.


J’avais arrêté mon passage à bord du trois-mâts américain, le Léonidas. Le capitaine m’envoya prévenir que le départ était fixé au dimanche 1er septembre 1833, à midi.

Je me levai, ce jour-là, de très grand matin, n’ayant pas de domestique pour m’aider à faire mes malles et autres préparatifs de voyage. J’eus plusieurs lettres à écrire : toutes ces occupations firent, pour quelques instants, trêve aux chagrins dont mon ame était oppressée. Au milieu de tous mes apprêts de départ j’eus beaucoup de visites : je dus aux embarras du moment l’apparence calme avec laquelle je les reçus. Ces personnes venaient me faire leurs adieux, les unes par affection, le plus grand nombre par curiosité. Le pauvre Chabrié ne pouvait rester en place ; il allait et venait alternativement de la chambre au balcon, craignant que ces visiteurs importuns ne s’aperçussent de son émotion ; de grosses larmes roulaient dans ses yeux ; sa voix était altérée ; il n’osait dire une parole ; sa douleur m’accablait.

Nous étant aperçus que le Léonidas s’apprêtait à lever l’ancre, je congédiai toutes mes visites. Je ne connaissais ces gens-là que depuis peu de temps ; mais nous étions en pays étranger, les uns étaient venus de France avec moi, les autres étaient mes compatriotes, parlaient ma langue et mon cœur se serrait à les voir s’éloigner.

Je restai quelques instants seule avec Chabrié. — Oh ! dit-il, Flora, jurez-moi que vous m’aimez, que vous serez à moi, que je vous reverrai bientôt ; car, si vous ne le faites, je n’aurai pas la force de vous voir partir.

— Cher ami, ai-je besoin de vous jurer que je vous aime ? ma conduite ne vous le prouve-t-elle pas ? Quant à l’union que nous projetons Dieu seul sait l’avenir qui nous est réservé !

— Mais votre volonté, Flora ! répétez-moi que, dès ce moment, je peux vous regarder comme ma femme. Oh ! répétez-le.

J’aurais bien voulu éviter de lui renouveler une promesse que je savais bien ne pouvoir tenir ; mais sa douleur m’effraya. Je craignis qu’il ne pût la maîtriser, et, pressée par son expression déchirante, par la crainte que David ou toute autre personne entrant ne le trouvât tout en pleurs, je promis que je serais sa femme et que je resterais en Amérique à partager sa bonne ou sa mauvaise fortune. Le malheureux, ivre de joie, était trop vivement ému pour s’apercevoir de la profonde douleur qui m’accablait. Il ne sentit pas dans ses étreintes qu’il ne pressait qu’un cadavre incapable de lui rendre la moindre caresse. Il me quitta, ne se sentant pas la force de m’accompagner, et je partis avec M. David pour me rendre à bord. Je fis mes adieux à madame Aubrit et saluai la foule de Français que je rencontrai sur mon chemin avec un sang-froid qui m’étonnait moi-même, et qui provenait de l’état d’étourdissement dans lequel je me trouvais.

Nous étions dans le canot : je gardais le silence et n’étais attentive qu’à maintenir au dedans de moi la douleur qui me dévorait, quand M. David me dit : — Mademoiselle Flora nous allons passer devant le Mexicain. Ne voulez-vous pas dire adieu à ce pauvre Mexicain que vous ne reverrez peut-être plus ? — Ces paroles firent sur moi un effet inconcevable. Il me prit un tremblement subit auquel je fus incapable de résister ; mes dents claquaient. M. David s’en apercevant, je lui dis que j’avais froid ; je craignis un instant de ne pouvoir plus soutenir ma tête.

M. Briet, Fernando, Cesario, tous étaient sur le pont pour me saluer et me dire adieu : je ne pouvais prononcer une parole : — Pourquoi donc nous quittez-vous mademoiselle Flora ? me cria M. Briet. Pauvre demoiselle ! disaient les autres, quel courage il faut qu’elle ait ! Tous répétaient le mot adieu ! il retentissait dans mon cœur déchiré. Je le leur rendis en agitant mon mouchoir. Je baissais la tête, me cachais dans mon voile et en murmurant adieu ! adieu ! j’invoquais la mort.

Nous montâmes à bord du Léonidas, où nous trouvâmes une foule immense d’Anglais et d’Américains qui venaient accompagner leurs amis. M. David, après m’avoir fortement recommandée au capitaine, me conduisit à ma cabane avec le stuard[1] qu’il engagea à me servir avec zèle ; tous deux se mirent à m’aider à ranger mes effets et à disposer ma cabane. Ensuite M. David me prenant à part, me dépeignit la manière d’être des étrangers avec qui j’allais vivre, afin que je me tinsse en garde contre des hommes envers lesquels une femme doit être plus que réservée si elle veut être respectée. Il y avait dans la chambre plusieurs Anglais ou Américains assis autour d’une table et buvant du grog. Je devins le point de mire de tous ces étrangers : ils causaient en anglais et je voyais qu’ils me prenaient pour sujet de conversation. Leurs ricanements, leurs regards effrontés me faisaient soulever le cœur. Je sentis combien j’étais seule au milieu de ces hommes, aux vices immondes, qui méconnaissaient les égards dus à une femme et à la première des lois sociales, la décence. Ce spectacle, qui donnait tant de vérité aux conseils de M. David, m’attristait profondément. J’éprouvais déjà toutes les horreurs de l’isolement. M. David, s’en aperçut, il s’efforça de raffermir mon courage, de ranimer ma confiance en moi-même, et l’ancre étant levée, il me dit adieu. Je l’accompagnai sur le pont, et, après l’avoir vu s’embarquer dans son canot, je m’assis sur l’arrière du bâtiment, où je restai jusqu’à ce qu’on vînt m’en arracher.

Ce qui se passait en moi me serait difficile à décrire. Mon cœur était si gonflé par le chagrin, mes membres si fatigués, tout était tellement confus dans ma pauvre tête affaiblie, et moi si débile, que les bruits divers, les objets disparates dont j’étais environnée me donnaient le plus étrange cauchemar, réalisaient pour moi le plus bizarre chaos. Il y avait, ce jour-là, une grande fête en ville à l’occasion d’une revue de la garde nationale du Chili ; j’en entendais les fanfares, je voyais tout le monde bien paré, j’y assistais, donnant le bras à Chabrié ; mais peu à peu je vis Valparaiso s’éloigner ; les vaisseaux de la rade ne paraissaient plus que des jouets d’enfants, tant ils étaient devenus petits. Le bruit du port, les aboiements des chiens, le chant du coq, rien n’arrivait plus à mon oreille. Oh ! mon Dieu ! encore une fois je perdais terre : alors une douleur violente s’empara de mon cœur ; je repris mes sens, mais ce fut pour maudire ma destinée. Ce que j’avais souffert depuis mon enfance, ma position actuelle, tout s’offrit simultanément à mes yeux. Ces souvenirs étaient si pleins de vie, que je ressentais ensemble les peines passées et les chagrins présents. Mon désespoir me faisait concevoir les plus funestes pensées. J’étais penchée sur la rampe du navire ; depuis quelques instants, je regardais fixement la maison du consul anglais qui est située au sommet de la plus haute montagne de Valparaiso et qui par degrés se perdait à l’horizon. Mes yeux, fatigués, retombèrent sur l’eau ; j’éprouvais un désir étrange, une vive jouissance même à l’idée de m’y plonger et d’engloutir avec moi, dans l’immensité de la mer, les chagrins que je traînais à ma suite. Je ne sais ce qui serait arrivé de ce désir qui, à chaque moment, prenait plus de force, si le capitaine et un docteur, auxquels je n’avais pas encore parlé, n’étaient venus m’obliger à quitter ma place pour me conduire en bas, dans la chambre. Je voulus résister ; mais le mal de mer, qui s’était emparé de toutes mes forces, paralysa ma volonté. On me mena dans ma cabane je m’y couchai et, par bonheur, le mal de mer fut si fort, que bientôt il ne me resta plus une seule idée.

Je passai une nuit affreuse. À l’approche du matin, mes souffrances se calmèrent un peu : je m’endormis, et ne me réveillai que vers deux heures de l’après-midi. Le capitaine et le docteur m’importunèrent alors de leurs pressantes sollicitations pour m’engager à prendre quelque chose. À la fin, impatientée, je consentis, pour me débarrasser de leurs prières réitérées, à manger un peu de soupe, j’y ajoutai une tasse de café à l’eau ; je me trouvai effectivement mieux après ce léger repas. Je me levai et montai sur le pont. Mon premier mouvement fut de tourner les yeux dans la direction de Valparaiso. Mais, hélas ! il n’y avait plus rien…, rien que le ciel et l’eau. Je me sentis oppressée, et un soupir s’échappa de ma poitrine. Je m’assis sur le banc destiné aux passagers ; mon état de faiblesse me dispensait de parler et, n’y étant nullement disposée, je me mis à observer attentivement mes nouveaux compagnons de voyage.

Le capitaine était un de ces Américains du nord, dont l’esprit est circonscrit dans la profession qu’ils ont embrassée. Lourd, matériel, la bonté résultait, chez lui, du tempérament plutôt que de l’éducation. Je lui avais été particulièrement recommandée, à Valparaiso, par les consignataires de M. Chabrié : il avait pour moi le plus grand respect et toutes les complaisances et attentions que son imagination pouvait lui suggérer. Nous devînmes de suite bons amis, autant que nous pouvions le devenir en parlant des langues différentes, lui, l’anglais seulement, et moi, le français et l’espagnol, qu’il ne comprenait.

Il y avait trois passagers américains, outre le docteur. Un d’eux était un homme assez commun, et ne parlait ni le français ni l’espagnol : puis un jeune homme de dix-neuf ans, d’un très joli physique, d’une humeur sombre et mélancolique, il était atteint du spleen : on lui faisait faire un voyage aussi long uniquement dans l’espoir de le guérir ; mais c’est en vain qu’il avait passé sous toutes les latitudes du globe ; il languissait toujours, nulle amélioration ne se manifestait dans son état : il semblait aspirer à une autre vie et n’être venu dans ce monde que pour mieux apprécier celui auquel il était destiné. Il me fut impossible de parler beaucoup avec lui ; il ne comprenait que quelques mots d’espagnol et nullement le français.

Le troisième Américain mérite une mention spéciale : âgé de vingt-quatre à vingt-six ans d’une petite taille, bien fait, gracieux dans tous ses mouvements, extrêmement blond, la peau tachetée de rousseurs, les traits fins et réguliers, mais manquant de cette expression mâle qu’on aime à voir dans un homme, il parlait assez passablement l’espagnol et entendait un peu le français, quoiqu’il ne le parlât pas, et avait, chose rare parmi les Américains, un excellent ton et tout l’extérieur d’un homme habitué à la bonne société. C’était un fashionable de bon goût, qui, même à bord, changeait tous les jours de toilette, et sa mise présentait toujours un ensemble de formes et de couleurs admirable d’harmonie. Il était recherché en tout, avait beaucoup d’ordre, sans que, cependant, on aperçût de l’affectation en rien. Toutefois, sa manière d’être semblait provenir de règles apprises et en être l’expression exacte. Il employait la matinée à ses écritures commerciales ; après le dîner, il lisait, jouait de la flûte ou du flageolet, puis chantait. C’était le beau idéal, le parfait modèle du transatlantique gentleman ; mais on sentait en lui l’absence de ce laisser-aller qui donne tant de charme aux relations intimes. La règle dominait l’homme dans tous les détails de la vie. Doué de tact et de discernement, il était trop en garde de lui-même pour dévier jamais d’un plan de conduite dans lequel tout paraissait avoir été prévu. En un mot, l’inspiration ou la spontanéité ne se manifestaient dans rien de ce qu’il faisait. Comme nous apprécions nos talents en proportion de la peine que nous avons eue à les acquérir, je serais assez disposée à croire que ce fashionable américain avait une haute idée de lui-même. Né à New-York, il se nommait Pierre Vanderwoort. Par tous les avantages extérieurs qu’il s’était donnés, il devait avoir obtenu des succès de salon ; mais quelle distance immense il y a entre l’homme que l’art social a ainsi modelé et celui que la Providence a destiné à primer dans une partie quelconque ; à être éminent comme artiste, comme savant ou comme écrivain ; enfin à marcher en avant de ses semblables ? celui-là domine la règle en tout et ne la subit en rien.

Dès le premier moment que j’examinai M. Vanderwoort, je vis que j’étais en même temps l’objet de son observation ; mais je ne pouvais deviner quel effet je produisais sur lui : sa physionomie peu expressive ne laissait pas trahir sa pensée.

J’arrive au docteur, M. Victor de Castellac. Pour la première fois de ma vie, peut-être, je rencontrais en lui un homme que je ne pouvais réussir à classer. Ce docteur me dit avoir trente-trois ans : je lui en aurais donné vingt aussi bien que quarante. Il était Français ; et, s’il ne me l’eût dit, je n’aurais pu distinguer à quelle nation il appartenait. Parlant français sans aucun accent de localité, on ne pouvait discerner dans quelle province de France il était né, et son ton, ses manières, ses habitudes, son costume, sa conversation n’indiquaient pas plus un pays qu’un autre, ne trahissaient aucune profession. Je m’aperçus que le docteur m’examinait aussi avec une curiosité mêlée de surprise. Je ne savais, dans le moment, à quoi l’attribuer ; plus tard, je vis que l’attention du public de Valparaiso dont, à mon insu, j’avais été l’objet, avait fait naître au docteur l’envie de me connaître.

Je fus malade les deux premiers jours ; mais ensuite je me trouvai mieux : mes forces physiques revinrent, et, avec elles, mes forces morales. J’approuvais ma conduite ; je me sentais le courage d’y persister et de lutter contre les obstacles auxquels je m’attendais. Le contentement de moi-même me rendit toute ma gaîté.

Nous nous liâmes d’entretien, le docteur et moi : je me mis à parler de Paris, d’Alger, de mille choses avec un entraînement dont moi-même j’étais étonnée. Nous causions sur tous les sujets, mais particulièrement sur Paris, auquel il me ramenait toujours, parce qu’il ne connaissait presque pas cette ville, ayant passé toute sa vie, depuis sa sortie du collège, dans les colonies espagnoles. Le fashionable américain s’efforçait de comprendre ce que nous disions ; il saisissait le sens de quelques phrases, et devinait souvent le surplus. Il me laissa enfin pénétrer l’opinion qu’il s’était formée de moi et de M. de Castellac ; j’en eus plus de liberté pour m’égayer avec lui aux dépens de ce pauvre docteur, qui prêtait un peu à rire, dans une foule d’occasions.

M. de Castellac, après être resté six ans au Mexique, où il avait amassé une très jolie fortune, vint à Paris en 1829. Il confia tout son argent à MM. Vassal et Cie, pensant que la maison de banque de ces messieurs était une de celles qui lui offraient le plus de garanties. La révolution de 1830 arriva ; ces messieurs firent faillite et le docteur perdit en un seul jour le fruit de six années de travail. Il fut d’abord inconsolable, resta un an à Paris, y mangea ses dernières ressources en cherchant à s’y tirer d’affaire et à recueillir quelques débris de sa fortune perdue ; puis enfin, prenant son parti, il se résigna à retourner en Amérique pour tenter d’y gagner de nouvelles richesses. Cette fois il avait donné la préférence au Pérou et se dirigeait sur la ville de Cuzco.

Le docteur était très bavard et surtout très curieux : au fond, excellent homme, quoique égoïste et méfiant, parce qu’il connaissait le monde, et, comme M. David, en avait été victime.

Nous eûmes une traversée très heureuse : le huitième jour, à neuf heures du soir, nous jetâmes l’ancre dans la baie d’Islay (côte du Pérou).

  1. Le stuard est, à bord des bâtiments anglais le domestique qui sert la chambre.