Perdue dans la Révolution russe (1917-1918)/01

Perdue dans la Révolution russe (1917-1918)
Revue des Deux Mondes6e période, tome 50 (p. 836-862).
02  ►

PERDUE


DANS LA

RÉVOLUTION RUSSE...

(1917-1918)



I


J’ai groupé ici les choses et les gens, tels qu’ils me sont apparus pendant la Révolution, du fond d’une ambulance de Pétrograd où j’ai rempli l’office de sœur de charité depuis le mois de mai 1915. Les soldats que j’ai eu à soigner formaient l’unique lien qui me rattachait à la vie extérieure ; ils ont, sans le savoir, tissé la trame de ces récits, et quand ils n’emplissent pas la scène de leur foule enfantine et bruyante, ils agissent à l’arrière-plan : c’est à leur chevet que j’ai vécu la Révolution, et c’est leur âme qui anime ces pages.

Je n’ai pas la prétention d’écrire une histoire, non plus que de prononcer un réquisitoire ou une plaidoirie. Les faits sont trop récents : la perspective manque à l’historien ; quant aux doctrines politiques, que d’autres en versent aux esprits la brûlante liqueur ! Ce ne sont ici que des impressions, des souvenirs, des esquisses. Impressions personnelles sans doute, objectives pourtant, dans la mesure où peuvent l’être des impressions.

Si l’on estime que je n’ai su voir que bien peu de chose dans une des révolutions les plus considérables de l’histoire, qu’on se rappelle mon humble rôle : je n’ai voulu donner ici que de brèves échappées sur de grands événements. Une sœur de charité soignait les blessés dans le calme et la paix des salles blanches et ne levait la tête que lorsque la rue entrait à l’hôpital...


ÉVOCATION D’UNE AUTRE ÉPOQUE


I. — UN LAZARET DE L'UNION DES VILLES SOUS L’EMPIRE


Le jour où j’ai quitté l’ambulance entourée de tamaris, où je servais, en pays basque, depuis le début de la guerre, j’éprouvai une lourde tristesse. Ce coin de France a gardé la meilleure partie de moi-même. Là, j’ai vu tout ce qu’il y a de noble et de beau dans l’âme du soldat français, à quelque milieu social qu’il appartienne. Les humbles sont les plus grands ; jamais on ne surprend une ombre de servilité, même chez les plus modestes d’entre eux, chez les plus déshérités et les plus pauvres. Aux heures de spleen où j’ai peine à respirer, je songe à la vie de la petite ambulance de là-bas, et l’air me semble plus léger.

Quand je dus traverser les pays neutres, où les gens s’amusaient, je fus étreinte par la sensation d’un sacrilège... On sortait de France comme d’une église... Je me consolai à l’idée de travailler dans ma patrie au chevet des soldats russes. Je leur raconterais comment leurs frères d’armes se battent et meurent : alors leur propre souffrance leur paraîtrait plus facile à supporter, et ils ne se sentiraient plus aussi seuls dans la lutte mondiale.

A Torneo, il faisait froid, quoiqu’on fût au mois de mai. Beaucoup de gendarmes et de tchinovniks : on entrait en Russie. Nous arrivâmes à Petrograd tard dans la soirée. Je voyais pour la première fois ma mère dans ses voiles de veuve. Dans notre maison, ce qui me frappa ce fut l’impression du grand vide qu’y avait laissé la mort de mon père. Le lendemain matin, j’allai au cimetière. Tous ceux que j’avais l’habitude de voir autour de la table de mes parents, n’existaient plus. Une tristesse, telle que je n’en avais jamais connu, s’appesantit sur moi.

Extérieurement, la ville n’avait pas changé d’aspect. On ne respirait pas comme en France une atmosphère de guerre. J’obtins la place de curatrice d’un lazaret de l’Union des villes. L’ère du travail allait s’ouvrir pour moi dans mon pays natal... En attendant, par une sorte de paradoxe, je souffrais de me sentir dépaysée. J’avais conscience d’être observée par les médecins et les sœurs : les malades étaient gênés devant moi. Souvent, j’étais prise d’un grand découragement, mes pensées s’envolaient vers la France, vers la maisonnette au jardin de tamaris où j’étais toujours la bienvenue.

Ici, toute individualité disparaissait dans l’uniformité de la masse grise, et incolore. Les soldats n’avaient pas d’opinion personnelle : ils répétaient des phrases toutes faites qu’on leur avait apprises au régiment, ou celles que disait le camarade. Quand on causait avec eux à cœur ouvert, ils ne vous comprenaient pas et c’est tout juste s’ils ne se méfiaient pas de vous.

Ces êtres passifs et résignés à leur sort ne réagissaient qu’au côté matériel de la vie. Encore leurs exigences étaient-elles tout à fait rudimentaires : manger, dormir, retourner un jour au village. La guerre ne les intéressait que si le théâtre des opérations leur était connu : les causes, le but les laissaient indifférents. Si l’on insistait, on obtenait une réponse de ce genre : « Je suis de Kostroma ! »

Ils ne parlaient même pas des événements : ils essayaient de les oublier. Ils croquaient des noisettes, grignotaient une pomme, regardaient des images ou jouaient de l’harmonica. Souvent, à travers les salles, on entendait de loin les sons plaintifs de la balalaika. Les autres blessés, couchés sur leurs lits de fer, écoutaient en rêvant ; probablement ces chansons leur rappelaient leur foyer. Ils ne lisaient pas les journaux, la majorité d’entre eux se composant d’illettrés. Ils souffraient cruellement de l’ennui, et toutefois ne faisaient rien pour le combattre : l’insouciance et la paresse primaient tout.

Pour leur donner la possibilité d’apprendre un métier et de gagner un peu d’argent, on organisa au lazaret un atelier. On alla même jusqu’à les payer pour leur apprentissage. Alors commença en eux une lutte entre le désir d’avoir quelques sous et le plaisir de rester couchés à rêver. Je passais des heures entières à tâcher de les convaincre qu’ils devaient travailler. Je finis par le leur demander comme un service personnel. Alors, généralement ils se laissaient faire, mais leur refrain était toujours le même : « A quoi bon ? »

Souvent, au crépuscule, une sœur ou une autre jouait du piano ; les malades s’asseyaient en rond autour d’elle. Ils entonnaient en chœur une chanson, et cette mélodie vous transportait tantôt dans le steppe lointain, tantôt dans le hameau natal. La nuit tombait et les soldats demeuraient à chanter jusqu’à l’heure de la prière du soir.


II. — UNE AUDIENCE CHEZ L’IMPÉRATRICE A TSARSKOÉ-SÉLO (DÉCEMBRE 1916)


L’impératrice Alexandra-Fedorovna s’intéressait aux travaux des ouvroirs. Les invalides de notre lazaret décidèrent de lui montrer ce dont ils étaient capables. Je fus chargée de porter à l’Impératrice le présent qu’ils avaient confectionné à son intention : elle voulut bien m’accorder une audience.

J’arrivai à Tsarskoé par une belle matinée hivernale. La voiture de la cour me déposa devant le palais Alexandre. Je n’avais plus eu l’honneur de voir la souveraine depuis mai 1905. Je n’eus pas longtemps à attendre : au bout de quelques minutes, la demoiselle d’honneur de service, la baronne Buxhoevden, me dit que Sa Majesté désirait me voir. Dans son salon, rempli de meubles de style moderne, de fleurs et de photographies, se tenait la blonde Tsarine.

Grande et élancée, elle avait vraiment un port royal. Sa robe de soie mauve tombait en plis souples autour d’elle, un bouquet de violettes de Parme à la ceinture. Une longue rangée de perles encerclait son cou et lui descendait aux genoux. Très belle, avec un masque tragique, ce qui me frappa en elle ce fut l’ombre qui emplissait ses yeux, reflet avant-coureur de la destinée toute proche. Elle me reçut avec simplicité et aménité, sans aucune trace de cet aspect hautain qu’on lui voyait en public. Il paraît d’ailleurs que cette apparence de froideur et de dédain cachait une timidité maladive. Elle m’adressa la parole dans le russe le plus pur où rien, sauf une pointe d’accent, ne décelait l’étrangère. Elle s’enquit de tout ce qui concernait notre ouvroir, en termes qui dénotaient une connaissance approfondie de ce genre de questions. Elle insistait pour qu’on ne fatiguât pas les invalides, et qu’on leur rendit la vie plus douce. Ses intentions étaient excellentes ; par malheur, elle n’avait ni le mot, ni le geste qui concilient à une souveraine la popularité. L’audience dura plus d’une demi-heure. L’Impératrice me témoigna une grande bienveillance, ce qui ne laissa pas de m’étonner : je savais que le nom de mon père lui était devenu insupportable depuis le manifeste du 17 octobre 1905. Évidemment je n’étais plus à cette heure pour elle Mme Narischkine-Witte, mais une sœur de charité, curatrice d’un lazaret.

Je quittai Tsarskoé sans me douter du sort terrible qui guettait ses maîtres. Pourtant l’expression tragique de l’Impératrice, si belle et si majestueuse, me poursuivait. Je retournai en ville avec Mme Voeikoff. A la sortie du parc, nous croisâmes la voiture de Protopopoff, qui se rendait au palais. La route traversait la forêt. Les sapins, dans leurs robes d’un vert sombre, avaient jeté sur leurs épaules un manteau blanc, pailleté de givre. Les flocons de neige tombaient comme de grandes étoiles qui faisaient de la terre un autre ciel. La lune montait dans le firmament et souriait à travers les branches des arbres. L’air était vif et piquant. L’auto glissait silencieusement, et rien ne rompait le charme de cette forêt russe de décembre, qui gardait pour elle ses secrets.

En rentrant en ville, nous apprîmes le meurtre de Raspoutine. C'est cet événement que le ministre de l’Intérieur, dont nous avions croisé la voiture à Tsarskoé, allait annoncer à la Tsarine. Quel coup effroyable pour elle, qui croyait à la sainteté du personnage et à sa mission sur terre ! Raspoutine disait toujours que, si quelque malheur lui arrivait, l'Empire croulerait avec la dynastie : elle avait foi en lui. Désormais la vie allait être une torture pour cette femme, souveraine et mère, qui adorait son mari et ses enfants, surtout le frêle et beau tsarévitch Alexis.

L’année se terminait sur un présage funèbre.


III. — LES DERNIERS JOURS DE L'ANCIEN RÉGIME


Soudain Petrograd fut pris d’une frénésie de plaisir. Les réceptions en l’honneur des représentants alliés alternaient avec les spectacles de bienfaisance. Moi-même, j’avais organisé au théâtre Marie, à la fin de janvier, une représentation pour les invalides avec le concours des artistes les plus connus. Ce fut une soirée inoubliable. La présence des envoyés de l’Entente et de la majorité des ambassadeurs donnait à la fête un éclat particulier. Les hymnes de leurs pays furent joués parmi l’enthousiasme général. Tout ce que la capitale du Tsar blanc possédait comme aristocratie, notabilités, richesses, se trouvait ce soir-là réuni au théâtre Marie.

Les élégantes avaient profité de l’occasion pour mettre de côté leurs toilettes sévères du temps de guerre et ruisselaient de perles et de diamants. Ces têtes blondes et brunes de Slaves, où la nonchalance orientale se mariait à la grâce parisienne, emplissaient ce cadre bleu et argent de beauté et de séduction. Parmi ce luxe et cette magnificence émergeaient les coiffes blanches des sœurs et les tuniques brunes des invalides.

Les artistes, électrisés, jouaient et chantaient comme s’ils avaient voulu graver pour l’éternité le souvenir de leur art dans l’âme des assistants. La Kousnetsova faisait revivre les souffrances de l’inconstante Manon. La Lipkovskaya incarnait l’espièglerie charmante de Rosine : Beaumarchais a dû rêver d’elle en écrivant le Barbier de Séville. La Kcheinskaya, dans Don Quichotte, semblait quelque étourdissante création échappée au pinceau de Goya ; et puis elle devenait une Colombine délicieuse de grâce légère et de galanterie. Le spectacle finit, comme il avait commencé, par les sons majestueux du Boje Tsaria chrani réclamé sans fin par ce public vibrant de patriotisme. On saluait dans les accords puissants de l’hymne national le souverain commandant en chef de l’armée, qui devait la mener au combat et la guider vers la victoire.

Hélas ! nous dansions sur un volcan. A la Douma, les orateurs dénonçaient la faiblesse du régime et cinglaient de leur mépris les ministres dirigeants, tandis que l’Empereur était au front et que l’Impératrice soignait ses enfants malades. L’orage grondait sourdement dans le lointain : ici personne n’envisageait la possibilité d’une révolution. Pourtant, cette folie d’amusement, n’était-ce pas le dernier sursaut de l’agonie ?

Le samedi 23 février, on donna au théâtre Alexandre La Mascarade de Lermontoff. Une fastueuse mise en scène évoquait les fêtes que Potemkine offrit à la grande Catherine en son palais de Tauride. Il était impossible d’imaginer rien de pareil : un conte des Mille et une Nuits dans un décor romantique. Plusieurs membres de la famille impériale, de leur loge, goûtaient le charme unique de cette merveilleuse vision d’art.

Le spectacle finit tard. Il faisait froid. Les autos filaient dans la nuit bleue. A la lueur des réverbères qui en éclairaient brusquement l’intérieur, on entrevoyait de frileuses silhouettes de femmes enveloppées dans leurs fourrures. Les bijoux qui brillaient à leur cou et dans leurs cheveux, étincelaient des feux de l’arc-en-ciel. Le rêve où elles s’abîmaient les emportait loin, bien loin de la réalité présente. Cependant de nouvelles voitures ne cessaient de déposer une jeunesse insouciante aux portes des restaurants à la mode. L’archet magique de Goulesco ou les chants passionnés des bohémiens chassaient de ces têtes folles tout ce qui n’était pas joie, gaité facile, plaisir du moment.


LA RÉVOLUTION


I. — DANS UNE MAISON MITRAILLÉE


Samedi, 25 février 1917.

Malgré les préparatifs d’offensive et l’excellent état moral du front, à l’intérieur l’horizon s’assombrit. A Petrograd, on sent un mouvement fébrile. Les queues devant les boulangeries s’allongent. Naguère on y entendait des plaintes vagues, d’ordre général : ce sont maintenant d’âpres récriminations, des accusations violentes contre le gouvernement. Si des troubles surgissent, notre quartier peut devenir dangereux : c’est l’artère principale qui relie la ville à la banlieue. Le Kamennoostrovsky où nous habitons rejoint parle pont Troitzky le Quai de la Cour, par celui de Kammeny les îles. Aux deux extrémités se trouvent le Vasseli Ostrow et la Viborskayastorona, centre ouvrier.

A cinq minutes de marche de chez nous, par la belle allée rappelant un peu celle des Champs-Élysées, se dresse l’élégant hôtel de la Kchesinskaïa[1]. De son petit belvédère, on a une vue splendide sur la Neva avec ses palais somptueux de l’autre côté de la rive. En face, la forteresse Pierre et Paul projette sa flèche dorée, et ses murs sombres descendent à pic dans le fleuve.

En cette saison tout le paysage donne l’impression de quelque chose de vaste, de calme, de majestueux. La neige, en couche épaisse sur le sol, étouffe le bruit des voitures et des pas. Les arbres couverts de givre brillent comme des diamants sous les rayons d’un soleil boréal. À la tombée de la nuit, les passants ressemblent à des ombres glissant dans la brume. Par moments, la lune soulève le voile opaque qui la cache et se découvre avec son malicieux sourire ; puis de nouveau elle disparait derrière ses plis de nuages. Quel dommage si le cours des événements rompait le charme extraordinaire qui se dégage de cette nature endormie sous la neige !

Oui, en cas d’émeute, notre maison est bien mal située. D’un côté elle s’adosse à l’immense immeuble de Lidval, d’où des machines infernales furent descendues dans nos cheminées en 1906. De l’autre côté, elle longe une affreuse petite rue, la Passadskaïa. Derrière notre jardin s’étend un terrain vague. De tous les côtés on peut pénétrer sans être vu dans notre cour. Quant à attendre aucune protection des hommes à notre service, pure illusion : un concierge poltron, un vieux domestique ramolli, le dvornik[2], actuellement infirmier du lazaret et son aide, un imbécile, cela ne compte pas.

Pour plus de sécurité, j’avais conseillé à ma mère de prier le préfet, Balk, de rétablir devant notre porte le poste de police qui s’y trouvait du vivant de mon père. Il a répondu que l’état de siège venant d’être proclamé, le général Khabalow détenait seul tous les pouvoirs ; néanmoins, il ferait son possible pour nous venir en aide.

Le bruit court que des femmes ont mis à sac les halles, près de l’aquarium. Les Cosaques empêchent les rassemblements. L’orage se rapproche.

Dimanche, 26 février.

La situation empire d’heure en heure. Ce matin, pendant sa promenade quotidienne, ma mère a vu des gamins arrêter les tramways. Ils les renversaient pour en faire des barricades. En face du lazaret, au Bolchoï Prospekt, la boulangerie de Philipoff a été pillée, ses immenses vitres brisées. Sur les plaies béantes de la devanture on a hâtivement cloué des planches. Les magasins ferment. Qui peut, rentre chez soi. Partout des soldats. A chaque coin de rue, des groupes stationnent malgré l’interdiction sévère qui défend les attroupements. D’ailleurs les nouvelles sont différentes, suivant les quartiers. L’atmosphère devient de plus en plus lourde.

Une course urgente pour l’ambulance m’oblige à aller de l'autre côté de la Neva. Au coin du Nevsky, près du Palais Stroganoff, nous entendons des cris et le piétinement des chevaux. La cavalerie charge la foule. Le cocher veut faire un détour, mais les rues voisines sont aussi barrées par les troupes. Il secoue tristement sa vieille tête et dit : « Cela ne va pas bien, madame, cela ne va pas. Il vaut mieux rentrer. Si nous nous attardons, nous risquons de trouver les ponts démontés. » Je suis son conseil et lui ordonne de rebrousser chemin. Nous téléphonons à plusieurs personnes généralement bien informées : les unes sont sorties, les autres ne savent rien. Les nouvelles les plus fantastiques circulent. En dépit de tout, les gens continuent à s’amuser et à danser ; aujourd’hui, il doit y avoir petit souper chez la Princesse R. en l’honneur du Grand-Duc B. Quelle lugubre soirée ! Une vague de tristesse vous envahit. On se sent comme à la veille d’un grand départ, las et découragé. A travers les lourdes draperies des fenêtres parvient le sifflement des autos qui se succèdent à rapides intervalles. Puis des bruits de foule. Puis plus rien...

Pour dissiper ce sentiment d’angoisse, on prend un livre. Les yeux parcourent les lignes, mais la pensée s’évade au loin. Au bout de quelques minutes, le volume tombe des mains... Je regarde par la croisée la rue de nouveau plongée dans le silence. Peut-être la tranquillité se rétablit-elle... Voici que, dans la pièce à côté, le téléphone tinte éperdument. Quelque chose de grave sans doute ! L’horloge marque minuit passé. La voix que j’entends est celle de Nini Voeikoff[3], affolée. On tire épouvantablement dans leur quartier, près de leur maison. Elle me supplie de dire à Rodzianko[4] que sa mère est malade et ne peut supporter cette émotion, qu’elle l’implore de faire cesser la fusillade. Je l’apaise d’un mot. Quelle idée enfantine dans un moment où peut-être se joue l’existence de l’empire ! Pauvres femmes naïves, pourquoi ne partent-elles pas plutôt pour Tsarskoé ?

Demain lundi à onze heures doit avoir lieu la messe funèbre pour l’anniversaire de la mort de mon père. Mais le couvent Alexandre Nevsky est si loin ! Pourra-t-on y accéder ?... Et le bruit recommence ! Dans la nuit, les sons s’exagèrent... Si seulement je pouvais dormir, ne plus penser à rien, dormir !...

Lundi, 21 février.

Nous voilà en pleine révolution. Les uns pleurent, les autres délirent de joie. Les événements se précipitent avec une telle rapidité que la compréhension humaine n’arrive pas à les suivre. Seuls peut-être les leaders des partis étaient au courant. La masse du public ignorait tout, comme d’ailleurs le gouvernement. En tout cas, on n’ajoutait aucune importance aux bruits qui couraient en ville. Presque à la veille de la catastrophe, Balk disait : « Qu’une émeute éclate, il suffira de quelques centaines de Cosaques pour rétablir l’ordre... »

Mon pressentiment se réalise. Impossible de songer même à aller au service funèbre pour mon père. Par la fenêtre, nous voyons la foule grossir à chaque instant. Ce n’est plus une réunion d’hommes, c’est un véritable mascaret humain qui se porte avec un grondement sourd vers le rivage opposé. De l’autre côté du pont Troitzky, les mitrailleuses sont en pleine action et refoulent cette masse obscure et obstinée. Mais, pareille à l’océan déchaîné, elle ne connaît pas d’obstacles sur son chemin et submerge sous ses vagues tout ce qui lui résiste. Elle passe. De loin on entend les canons qui tonnent, les mitrailleuses qui claquent.

Quelques nouvelles de ce qui se passe de l’autre côté de la ville nous arrivent par téléphone. On se bat dans les rues ; les révolutionnaires essayent de s’emparer de l’arsenal. Au Kamennoostrovsky, durant les moments d’accalmie, on sort hâtivement pour attraper une feuille volante que les autos vous jettent au passage.

Les malheureux Frédéricks[5] semblent le point de mire de la haine populaire. La foule qui déferle sous nos fenêtres pousse des cris de mort à leur adresse. Elle lance aussi contre nous de peu flatteuses épithètes. Notre maison, malgré sa grande simplicité, attire l’attention : complètement à l’écart, elle se détache par sa blancheur et chacun la remarque. Comme toujours en pareil cas, des individus louches se faufilent dans la cohue et attisent les passions.

Au chant de la Marseillaise, la foule, maintenant victorieuse, se dirige en colonnes denses vers la Douma pour saluer le gouvernement provisoire. Des automobiles réquisitionnés filent à toute vitesse, arborant le drapeau rouge. Ils sont pleins de soldats, fusils chargés. Dans beaucoup de ces véhicules on voit des sœurs de charité et des étudiants.

Les Frédéricks m’inquiètent ; leur téléphone est coupé ; je veux essayer de parler au docteur Karpinsky qui les soigne. Il me dit qu’il les croit à Tsarskoé... Tout d’un coup, j’entends comme un bruit de pierres qui heurtent les vitres. Pan, Pan, Pan : c’est en réalité une grêle de balles. Ma mère m’appelle d’une voix angoissée. Je me précipite en haut chez les enfants qu’on cache au fond du couloir. Les soldats prétendent qu’un coup de fusil aurait été tiré de notre toit : de deux côtés, on mitraille notre maison.

Une foule hurlante s’amasse, veut pénétrer à l’intérieur. Si on ne la laisse pas entrer, elle forcera les grilles. Si elle entre, que fera-t-elle ? Les balles sifflent partout : on n’a pas eu le temps de fermer les portes entre les chambres. Dans un coin, les enfants immobiles, muets, mais calmes...

Une bande de soldats fait irruption : ils réclament les armes que, parait-il, nous cachons chez nous. Notre réponse ne les satisfaisant pas, ils se mettent à fouiller partout avec leurs baïonnettes. En fait d’armes, ils trouvent chez mon petit garçon un fusil de bois et une vieille carabine allemande qu’on lui a rapportée du front : faute de mieux, ils s’en emparent. Même l’armoire aux jouets de ma fille, âgée de cinq ans, leur semble suspecte : elle n’échappe pas à la perquisition. Soudain surgit un enseigne militaire : s’adressant à ma mère, il lui dit :

— N’ayez aucune crainte, comtesse : il ne vous sera fait aucun mal. J’ai entendu le coup de fusil parti du toit. La

foule voulait détruire votre maison. Heureusement, me voici. J’ai expliqué aux soldats que vous n’étiez pas des ennemis du peuple. S’ils veulent chercher des armes, qu’ils le fassent ; mais qu’ils ne laissent pas la foule forcer l’entrée !

Ma mère le remercie, lui demande son nom.

— Vous ne me reconnaissez pas, madame ? J’ai joué chez vous à une soirée dans l’orchestre du grand-duc Boris.

Quel changement de rôles ! Un petit musicien inconnu nous sauvait ! Sans lui, la foule qui stationnait dans notre cour pouvait nous écharper. Après avoir parcouru notre habitation du grenier à la cave, sans rien trouver, et s’être excusés de leur méprise, nos visiteurs importuns s’en vont. Avec quel soupir de soulagement nous voyons disparaître la silhouette du dernier d’entre eux ! Nous en sommes quittes pour un peu d’émotion et beaucoup de vitres brisées par la mitraille. Ces vitres, impossible de les remplacer en ce moment. Aussi, dans les chambres, le froid est glacial ; le vent y souffle de partout : si le thermomètre baisse encore, ce sera intolérable.

Ce n’est pas fini : le domestique revient porteur d’un nouvel ultimatum des soldats. A tout prix, il leur faut une auto. Il a beau leur expliquer que notre voiture est vendue depuis un an, on ne le croit pas. Ma mère descend elle-même, pour parlementer. Brutal et impérieux, braquant sur elle son revolver, un soldat lui ordonne d’ouvrir le garage. Le garage est vide. Les hommes n’ont plus qu’à s’en aller. Je dois dire qu’ils me témoignent quelques égards ; mon costume de sœur de charité endort un pou leur méfiance : la coiffe blanche et la croix rouge d’infirmière leur inspirent encore un certain respect.

Par des amis nous voudrions obtenir un sauf-conduit de la Douma, mais il n’est guère possible de déranger à un pareil moment Rodzianko. Tout notre quartier souffre de la même insécurité. On fait la chasse aux sergents de ville et aux agents de l'Okhrana[6]. Seuls restés fidèles à l’ancien régime, on les débusque des maisons où ils se cachent et on les massacre, car ils refusent de se rendre. On emmène sous bonne escorte les malheureux policiers couverts de sang ; on en fusille une grande partie derrière la Maison du Peuple. Quelle horrible vision que celle de ces hommes traqués, battus, poursuivis jusque dans les clochers d’église, escortés jusqu’à l’endroit de leur trépas par la populace qui les insulte ! La haine déchaînée est quelque chose de hideux !

Tout le monde, dans la rue, montre au doigt notre demeure et accompagne ce geste de remarques hostiles. Chaque détachement de soldats se croit obligé de stationner devant cette maison suspecte. Nos murs portent de nombreuses traces de balles. Si nous n’obtenons pas un sauf-conduit, que deviendrons-nous ? Les domestiques sont terrifiés, depuis que l’on pourchasse les agents. Notre concierge surtout est tremblant : je ne serais pas étonnée d’apprendre qu’il ait servi dans la police secrète. Le bruit court dans le quartier qu’on va cerner cette nuit la maison de Lidval où se dissimulent plusieurs Okraniks[7]. Charmante perspective !

Dehors le calme semble renaître. Nous en avons terriblement besoin après une journée pareille. Nous nous coucherons tout habillées en prévision de nouvelles perquisitions, mais nous nous coucherons. Je tombe de fatigue et la tête me tourne, à la suite de toutes ces impressions, l’une plus pénible que l’autre. Une nouvelle page de la vie s’ouvre pour nous : hier nous avons tourné celle qui ne reviendra jamais plus...

Mardi 28 février.

Hier à minuit, Tutrumoff, secrétaire à l’Union des Villes, m’a apporté un papier à l’estampille révolutionnaire.

Ce document certifie que je suis la curatrice du lazaret 226 au Bolchoi Prospekt. Munie de cette pièce d’identité, je vais ce matin à la chancellerie du commandant du quartier demander aide et protection... Cependant, on ne fait que sonner à notre porte. Nous avons beau protester : c’est chaque fois à recommencer. Pendant le dîner, un homme se présente avec un groupe d’élèves du gymnase, le fusil au bras. Il se dit membre du bureau de la presse de la Douma et, avec beaucoup de volubilité, nous explique que, sur je ne sais quelle recommandation, il fut jadis reçu par mon père. Il a gardé un souvenir reconnaissant à sa mémoire pour l’audience qui lui fut accordée. Ayant appris que nous, venions d’être molestées, il considère qu’il est de son devoir de nous secourir. En effet, le soir il nous apporte un papier de la Douma attestant que notre maison doit être à l’abri des perquisitions. La patrouille de miliciens qui l’accompagne a l’ordre de surveiller notre immeuble et de nous protéger. Que pourraient faire, en cas de danger, ces jeunes gens, presque des enfants ? Et pourtant, nous nous sentons un peu rassurées.

Décidément, c’est aujourd’hui la série des visites imprévues. Encore un individu qui demande à nous parler. C’est un homme d’un certain âge, de manières polies, déférentes, doucereuses, pas du tout nouveau régime. Il se met entièrement à notre disposition et nous prie avec insistance de lui téléphoner au moindre ennui. Il dit à ma mère :

— Le défunt comte me rendait si aimablement mon salut, quand je le croisais le matin à la promenade ! Il était si simple, si avenant !

Puis il cite une liste interminable de personnages en vue qu’il a rencontrés. Qui peut-il bien être ? A supposer qu’il connaisse toute la haute société, il ne peut cependant, si l’on en juge par sa mine, appartenir qu’à une condition sociale des plus modestes. Ma mère lui demande son nom. Tout s’éclaire. C’est un certain Zaplatkine : en temps ordinaire, il remplit les fonctions d’homme d’affaires d’Alexandroff, le propriétaire de l’Aquarium[8]. Il en est, en réalité, le manager du music-hall. En cette qualité, il a vu défiler entre les murs de l’établissement beaucoup de gens haut placés. Nous le remercions de ses offres de services : désormais, en Zaplatkine réside tout notre espoir.

Demain on replacera les vitres et peut-être alors notre vie pourra-t-elle reprendre son cours normal. Les signes apparents de notre mésaventure une fois enlevés, la maison suspecte se retrouvera semblable aux autres.

Mercredi, 1er mars.

Enfin, le calme est revenu. Ce n’est pas pour longtemps. Ce matin, la femme de charge arrive pâle et tremblant de tous ses membres ; elle nous annonce que la maison est cernée : à toutes les portes sont postées des sentinelles. Le concierge vient de s’évanouir de peur. Pendant qu’il exhibait le papier de la Douma, un soldat l’a menacé de sa baïonnette, vociférant que nous cachions d’anciens policiers. A tout prix il faut prévenir Zaplatkine. Mais comment -lui téléphoner ? Déjà, des soldats circulent dans l’appartement : les téléphones sont gardés. Seul l’appareil de ma chambre est encore à noire disposition. J’appelle... Comme par un fait exprès, le numéro du commissariat n’est pas libre,.. J’entends la voix des soldats qui fouillent la maison, leurs pas qui se rapprochent. Les voilà dans la pièce voisine... Dieu soit loué ! J’ai enfin la communication !

Zaplatkine tient parole : au bout de quelques minutes, il arrive avec des miliciens. Il était temps : les soldats commençaient à briser la porte de la cave : d’ailleurs plusieurs d’entre eux étaient déjà ivres. Invités à présenter leur mandat, ils n’en purent rien faire, et pour cause. On les mena au poste où ils eurent à subir un interrogatoire. Ce n’étaient que de vulgaires malfaiteurs, déguisés en militaires, qui pillaient les maisons.

Pour aujourd’hui du moins, nous pouvons espérer un peu de tranquillité. Après le déjeuner, je m’apprête à sortir. A peine suis-je au pied de l’escalier, je me heurte à une nouvelle troupe de soldats, des vrais ceux-là, ce qui n’empêche pas que leur officier ne soit déjà dans les vignes du Seigneur. Ma mère les accompagne. Pour moi, je reste à la porte d’entrée avec un sergent du régiment de Préobrajensky qui monte la garde. Je lui explique en camarade l’inutilité de perquisitionner chez nous. Personnellement il n’y tient guère : cela dépend de ses compagnons.

Enfin ils redescendent et, déçus, se mettent à discuter entre eux. Recommencer leurs recherches ou les abandonner ? Ils hésitent.

— Sestriza, répondez-nous et nous vous croirons : avez-vous des armes cachées dans la maison ? Nous avons foi dans votre parole : vous êtes des nôtres, vous comprenez notre âme !

Leur respect pour mon costume nous débarrasse de leur présence : ils partent. Mais on comprend l’énervement qui résulte d’intermèdes de ce genre ; les enfants, eux, sont déjà habitués ! Ils ouvrent tout de suite leurs armoires à jouets, pour montrer qu’elles ne contiennent pas d’armes.

On apporte à l’instant les journaux du soir. L’Empereur abdique en son nom et au nom de l’héritier du trône, il se désiste en faveur du grand duc Michel. L’aube d’un nouveau règne va poindre.

3 mars.

Le grand-duc Michel renonce a la couronne. Ce seul geste change toute la face des choses.

Aujourd’hui, pour la première fois, je suis allée de l’autre côté de la Neva avec la princesse G... Nous avons dû faire un détour énorme par le pont de la Cour. Le trafic sur le pont Troitsky est encore suspendu. Beaucoup de monde dans les rues. Le drapeau rouge flotte sur le Palais d’Hiver. Une quantité de gens sont dans la jubilation, étalent une fureur de libéralisme, affirment que telles ont toujours été leurs convictions et que jamais ils n’en ont eu d’autres. J’aime mieux l’attitude de mon vieux cocher, qui, fidèle aux anciens principes, hoche la tête à la vue de toutes ces nouveautés.


III. — UNE FAMILLE DE MINISTRES DE L'ANCIEN RÉGIME SOUS LA RÉVOLUTION


Enfin, je suis parvenue à retrouver la trace des Frédéricks. Après des vicissitudes sans nombre, voilà ces malheureuses femmes logées dans l’appartement des Voeikoff. Je les ai vues : l’impression a été navrante. La vieille comtesse, toujours malade, ignore que sa maison a été rasée. Elles m’ont frappée par la dignité de leur maintien, bien que la douleur la plus intense se lût dans l’expression de leurs regards, dans l’intonation de leurs voix. Je n’ai pu causer avec la vieille comtesse : trop souffrante et trop ébranlée, elle ne reçoit personne.

Ses deux filles m’ont fait le récit de leur douloureuse odyssée. Incapables d’imaginer que les événements dussent prendre cette tournure, l’idée ne leur est pas venue de déménager. Du reste, leur mère souffrait cruellement d’une otite. C’est ainsi qu’elles n’avaient pas pris la précaution de partir pour Tsarskoé-Selo, où du moins elles auraient trouvé un abri. Quand elles s’y décidèrent, il était trop tard. Envahie par les soldats et par la foule, déjà la maison était au pillage. Les émeutiers brisaient tout ce qui leur tombait sous la main ; puis, ils mettaient le feu. Malgré les protestations et les supplications des filles, ils n’épargnèrent même pas la chambre de leur mère. Ils s’y ruèrent, baïonnette au fusil. Le chien voulut leur barrer le passage en se jetant au travers de la porte ; il fut assommé d’un coup de crosse.

La pauvre malade, abattue par la fièvre qui la minait, se vit tout à coup entourée par une bande de soldats qui lui dirent :

— Il faut partir, grand’mère, la maison brûle !

Elle ne comprenait pas. Pour rien au monde, elle ne consentirait à quitter sa demeure. L’incendie gagnait du terrain ; on voyait monter d’épaisses colonnes de fumée ; rien n’y faisait : elle s’obstinait à rester. Enfin, ses filles et l’infirmière parvinrent à l’arracher de son lit. On l’enveloppa dans une pelisse. Les soldats la transportèrent ainsi de sa maison en flammes au lazaret de la garde à cheval, situé en face, où on accepta de l’abriter pour la nuit.

Qu'on imagine le lugubre cortège ! Cette vieille femme de quatre-vingts ans, presque mourante, portée par ces soldats qui venaient de détruire sa maison, le foyer où elle avait vécu heureuse, choyée et adulée par tous ; ses deux filles bousculées, insultées par la foule qui les talonnait comme une meute affamée ; et, fermant la marche le chien blessé, sa plaie béante au côté, mais ne se résignant pas à quitter la maîtresse qu’il avait été incapable de défendre. Ils s’en allaient lentement, sous les cris et les huées de la populace, qui menaçait de les écharper ; ils allaient, courbés sous l’injure, l’âme en déroute, vers quel lointain et douloureux exil ? Ce qui avait été jadis l’élégant et somptueux hôtel du ministre de la Cour n’était plus qu’un monceau de ruines et de cendres encore fumantes, sur lesquelles dansait une plèbe enivrée et féroce.

Pas un objet n’avait pu être sauvé. Ni ses bijoux et ses papiers enfermés dans des meubles dont elle avait la clé, ni son crucifix, ni son alliance restée sur la table auprès du lit. Les domestiques, occupés à déménager leurs propres affaires, se souciaient fort peu de veiller sur ce qui appartenait à leurs anciens maîtres, en qui ils voyaient maintenant des ennemis. Ces trois femmes innocentes, qui de leur vie n’avaient jamais fait de mal à personne, telles furent les premières victimes de la Révolution. Dans le lazaret du régiment au sein duquel le comte avait passé sa vie, qu’il avait commandé pendant sa jeunesse et dont un escadron portait son nom, les trois fugitives croyaient quelles ne seraient plus inquiétées. Elles se trompaient. Le personnel supérieur qui, peut-être, aurait souhaité leur montrer des égards, n’eut pas le courage de prendre leur parti. Dès qu’on eut vent de leur présence, sanitaires et malades exigèrent le renvoi immédiat de ces suppôts du tsarisme, qu’ils accusaient d’avoir vendu la Russie à l’Allemagne. Terrorisée, l’administration se soumet. Voilà de nouveau à la rue ces malheureuses, errant avec leur mère malade parmi la fusillade générale. Les portes jadis les plus largement ouvertes leur sont closes, même celle de l’ancien commandant de leur régiment. Tous ont peur d’abriter sous leur toit la femme et les filles du ministre de la Cour. Elles sont suspectes, donc dangereuses.

Seul, un pasteur anglais qui habite le quartier, consent à les cacher, sous un nom d’emprunt, dans un Nursing home, à la Torgovaia. Elles logent toutes trois dans une petite chambre, la malade couchée sur un lit de sangle, dans le dénuement le plus complet. Du moins, elles ont trouvé un asile.

De telles secousses, morales et physiques, étaient au-dessus des forces d’une femme aussi âgée que la comtesse Frédéricks et malade. Elle est reprise de délire ; elle ne se souvient plus de rien. Ses filles, mortes d’anxiété pour elle, ne connaissent même pas le sort de leur père. Elles tremblent qu’on ne découvre leur retraite ; pourtant elles veulent à tout prix faire venir leur médecin. Malgré d’immenses difficultés, le docteur, qui avait soigné de longues années le comte, obtint un permis de circulation et arriva jusqu’à elles. Leur semblant de tranquillité ne dura guère. Une amie, ayant appris leur adresse, s’y rendit et demanda la comtesse Frédéricks. La nouvelle s’ébruita que les trois dames inconnues n’étaient pas des Anglaises, mais la femme et les filles du ministre de la Cour. Incontinent elles furent mises en demeure de quitter le home : on n’avait le droit d’y accepter que des compatriotes...

Affolée, Mme Voeikoff part à pied de la Torgovaia pour l’ambassade d’Angleterre, située à l’autre bout de la ville. Cela demandait un courage réel, car lia fusillade continuait. Hélas ! elle oubliait que les ambassades étrangères évitaient avec un soin minutieux de s’immiscer dans les affaires intérieures de la Russie, se refusant le droit d’intervenir sous aucun prétexte. Ainsi, les dernières de ses illusions disparaissaient dans les brouillards glacés de la réalité. Quel retour ! Consternée, n’entendant même plus les balles qui sifflent de tous les côtés, elle songe qu’elle n’est plus l’épouse du commandant du palais de l’Empereur, général à la suite de Sa Majesté, mais la femme d’un criminel, accusé de toutes les trahisons, prisonnier à la forteresse Pierre et Paul. C’est comme telle en effet qu’elle est traitée maintenant. L’espoir d’une aide quelconque s’évanouit.

Tristes épaves, personne ne veut les recueillir ! Cependant, étant donné l’état de santé de la comtesse, la situation ne pouvait se prolonger. Désespérées, ses filles prirent la résolution, — combien dangereuse ! — de s’installer, le temps qu’elles pourraient, dans l’appartement de Voeikoff, à la Moika. Évidemment, ce n’était pas un lieu sûr. Du moins elles y retrouveraient des effets, des meubles familiers. C’était un pied-à-terre que Nini Voeikoff avait aménagé pour y descendre, quand elle venait de Tsarskoé-Sélo. Maintenant ce modeste logis lui apparaissait comme une oasis enchantée. La malade pourrait se coucher dans un bon lit et dormir. Ah ! oui, dormir, puisqu’elle le pouvait encore. Elle ignorait les événements : son mari prisonnier à la Douma, son gendre à la forteresse, ses souverains détenus à Tsarskoé. Tout ce qu’elle aimait, tout ce qu’elle était habituée à vénérer, n’existait plus. Combien terrible serait le réveil !

Habiter dans une maison de la couronne, près des locaux de l’ancienne dvortsovaia Okhrana[9], c’était pour mes pauvres amies aller au-devant d’un désastre. Il ne manqua pas de se produire. En pareil lieu, comment fussent-elles passées inaperçues ? Sur-le-champ, les petits employés et les serviteurs du palais qui habitaient le même immeuble leur avaient fait transmettre la prière de le quitter. Le souvenir de la maison des Frédéricks, incendiée et démolie, les obsédait : ils ne se souciaient pas de s’exposer aux colères de la foule, par la faute des nouvelles venues. Celles-ci, dans leur naïveté, invoquaient le droit commun. On ne pouvait pourtant pas les jeter comme cela dehors ! Il fallait leur laisser le temps de trouver un autre toit. Ce n’était pas une grâce qu’elles imploraient, c’était le privilège du plus humble des fonctionnaires qu’elles revendiquaient. Il était clair que le sens de la tragédie qu’elles traversaient leur échappait complètement. En vain, les quelques personnes raisonnables qui les entouraient leur expliquaient-elles comme moi que nous étions en pleine Révolution. Par malheur, la haine populaire s’acharnait contre leur père et contre le mari de l’une d’elles. Elles avaient échappé une première fois : il ne fallait pas tenter le destin. La sœur de charité qui soignait la comtesse, annonçait son départ pour le front : que feraient-elles seules avec cette mère âgée, malade et privée de soins ?

Une scène qui eut lieu devant moi me décida à agir sans les consulter. Gomme je me trouvais auprès de Mme Voeikoff, on vint l’avertir que le gérant désirait lui parler ; la sachant vive et emportée, je l’accompagnai. Ce gérant, hier sans doute un bonhomme obséquieux et plat, lui intima devant moi, d’un ton péremptoire et grossier, la sommation suivante : puisque, contrairement à leur promesse de ne rester que quelques jours dans ce logement, elles y demeuraient encore, il venait de la part des locataires leur signifier une fois pour toutes, leur congé. Elles seraient mises à la porte de force, si elles ne vidaient pas les lieux de leur propre gré.

Sans doute, avaient-elles déjà tant souffert que leur sensibilité s’était émoussée : elles semblaient ne plus se rendre compte du danger. Moi, je le voyais. On sentait la menace planer. Comme un oiseau de proie, elle rétrécissait sans cesse ses cercles, elle fondait déjà sur elles. Pour conjurer un péril si pressant, je résolus de parvenir jusqu’à Glebow, jadis vice-président de l’Union des villes, aujourd’hui maire élu par la population de la capitale de la Russie libre. Mon service au lazaret m’avait mis en relations avec lui ; il m’avait produit l’impression d’un homme impulsif et bon : il ne refuserait sûrement pas de secourir de malheureuses femmes.

Je me rendis à la Douma municipale : là, je tombai dans une épouvantable cohue. Le maire était retenu à une conférence très importante, paraît-il : je ne pus l’approcher. A son défaut, et malgré le trouble et la confusion qui régnaient dans cet édifice, je trouvai, parmi les conseillers municipaux, quelques hommes de bonne volonté, qui essayèrent de me venir en aide ; mais leurs démarches restèrent infructueuses. Aucune clinique privée ne voulait de mes pauvres amies. Je compris que ces grandes blessées ne pouvaient être réellement en sûreté que dans une communauté de la Croix-Rouge. Rodzianko[10] en était le commissaire honoraire. Je ne le connaissais malheureusement pas et je ne savais comment parvenir jusqu'à lui. Tout à coup, j’entends dire autour de moi :

— Voici le colonel Engelhardt !

Engelhardt ! Le commandant de la Douma ! Un homme de petite taille, avec une grande barbe, l’aspect assez sympathique. Je me nomme, j’expose le cas des trois infortunées, je le supplie de me donner un sauf-conduit pour le Palais de Tauride.

— C’est bien difficile, me répond-il ; pourtant, venez avec moi !

Nous montons dans un auto, un soldat armé à l’avant de la voiture, et partons à toute vitesse. Arrivés à la Douma, il me fait passer pour une envoyée du comité de ravitaillement. Les couloirs regorgent de monde : des soldats, des étudiants, des civils. Le bruit des machines à écrire, les voix humaines, tout cela se confond dans un vacarme sourd, continu, pareil au bruissement d’une forêt d’automne, quand le vent souffle à travers les arbres. Nous allons droit à une porte sur laquelle on lit : « Comité Provisoire de la Douma. » Mon compagnon m’y introduit et promet de venir me rechercher. Rodzianko n’est pas encore arrivé.

De nouveau, on m’oppose un refus :

— Seul le président de la Douma peut faire ce que vous désirez. Il n’est pas ici, revenez ce soir !

J’avais l’impression que, si je ne parvenais pas à voir Rodzianko maintenant, je ne retrouverais jamais plus une telle occasion. Pourtant, après des heures d’attente, j’allais me retirer.

— Vous avez de la chance, voilà le président !

On lui transmet ma prière : échec complet. Je me décide alors à l’aborder. Ce fut notre première entrevue. Encore en chapeau et en pardessus, l’expression morose et peu avenante, il a l’air fatigué, déprimé. Quand je me suis nommée et que j’ai exposé ma requête, il m’interrompt avec brusquerie :

— Ce sont elles qui vous ont envoyée ici ?

Révoltée par ce manque de cœur, je lui réponds, non sans vivacité :

— Je suis venue de mon propre gré ; il s’agit d’une vieille femme malade et de ses filles, étrangères à la politique ; j’estime qu’elles ont droit à beaucoup de sympathie, à un peu de protection. On m’affirme que vous seul pouvez leur venir en aide.

Il se radoucit et demande :

— Mais que voulez-vous que je fasse ?

— Donnez l’ordre à la Croix-Rouge de les recevoir toutes trois à l’une de ses communautés.

— Soit.

Le lendemain matin, une ambulance de la Croix-Rouge venait chercher la comtesse Frédéricks. Mais alors ce fut une bien autre affaire. La comtesse refusa net de partir. De son côté, un de ses amis, le général Svetchine, par l’intermédiaire de l’ambassadeur de France, avait trouvé des chambres à l’hôpital français. Il n’eut guère plus de succès que moi, et ne parvint pas à vaincre l’obstination de la malheureuse vieille dame. Cependant je sentais qu’il n’y avait pas une minute à perdre. Tout ce que publiaient les journaux au sujet de Voeikoff et de son beau-père était en partie inexact ou absolument faux. C’était le moyen d’exciter encore l’opinion publique contre ces deux hommes et leurs proches. Les tables et les murs de l’appartement de Voeikoff étaient couverts de photographies de la famille impériale. Si jamais la foule entrait dans la maison, la vue de ces objets rappelant l’ancien régime déchaînerait une catastrophe.

On disait le plus grand bien du docteur Urevitch, professeur à l’Académie de médecine, maintenant Préfet de la ville. J’allai donc à la Gorochovaia[11]. J’y trouvai un désordre inimaginable. Dans la salle d’attente s’entassait une foule énorme. Par la porte, qui s’ouvrait constamment, on apercevait des caisses nombreuses remplies d’argenterie et d’objets de valeur. Elles étaient gardées par des matelots débraillés, parlant haut. Personne ne semblait savoir ce qu’il avait à faire. Après une longue attente, je vis sortir Urevitch. Je lui dis que je m’adressais au médecin, à l’homme de cœur, non au préfet. Il m’écouta avec beaucoup d’attention et répondit en soupirant :

— J’aurais beau donner des sauf-conduits aux Frédéricks, quelle valeur auraient-ils pour la foule ? Nous n’en sommes pas les maîtres. Mon seul conseil est de cacher ces dames chez des amis ou dans un hôpital, pour les faire oublier.

— Ne pourrait-on les acheminer vers la Finlande ?

— Malheureusement non. Elles n’obtiendraient pas de passeport.

Ainsi, il se déclarait impuissant. Du moins se montra-t-il d’une grande affabilité : il me promit de téléphoner au gérant de ne pas créer de nouveaux ennuis à mes amies.

... Je viens de voir la comtesse Frédéricks. J’en suis encore toute bouleversée. J’évoque son image dans le décor où elle m'apparut, la dernière fois qu’elle me reçut dans sa maison de la Potchtamskaya. Elle s’enchâssait, précieuse, dans son salon aux teintes fanées. Petite, mince, ses cheveux blancs bien ondulés encadrant des traits où s’évoquaient les traces d’une ancienne beauté, elle dégustait son thé parfumé dans des tasses de porcelaine diaphane. Ses mains fines et transparentes se détachaient sur sa robe de taffetas noir. Un collier de grosses perles s’enroulait autour de son cou. Élégante, intelligente, fine, elle ne manquait pas d’esprit et l’avait parfois mordant. Tant de vivacité se dégageait de sa personne qu’on en oubliait son âge : tout de suite la conversation avec elle prenait un tour aimable et familier. Elle s’intéressait aux choses les plus futiles comme aux plus sérieuses. D’ailleurs, adorant son mari, toujours inquiète à son sujet quand il s’absentait.

Aujourd’hui, combien le tableau était différent ! Dans une modeste chambre aux meubles de campagne, j’aperçus une toute petite vieille ; les cheveux tirés, la figure grosse comme une noisette, dévorée par les charbons ardents de ses yeux, agrandis et brûlants d’un éclat fiévreux. Elle portait une robe de chambre de velours émeraude, et ce luxe, ridicule en un pareil moment semblait une dernière offense du faste de jadis à la misère présente. C’était cela, la comtesse Frédéricks, naguère crainte et courtisée par tous ! On lui cachait encore la captivité de son mari, la destruction de son home incendié, et qu’elle-même était traquée comme une malfaitrice. Un moment, quand nous fûmes seules, elle me dit : « Voyez-vous, Vera, je n’ai absolument rien que cette robe de chambre verte. Je ne puis donc pas sortir comme cela. Tout, absolument tout, est resté à la maison. Mes filles prétendent que les vitres sont brisées, elles ne veulent pas que j’y aille. Soyez bonne ! Vous connaissez Maklakoff[12]. Priez-le de m’obtenir une autorisation pour que je puisse prendre mes effets à la Potchtamskaya. » Maklakoff représentait pour elle ce qu’il y avait au monde de plus farouchement révolutionnaire... Elle me dit encore quelle sécurité c’était pour elle de savoir à un pareil moment son mari à la Stavka auprès de l’Empereur. Quel chagrin c’eût été pour lui de s’en séparer en ces heures d’épreuves ! L’ironie de la situation me mit les larmes aux yeux... Hélas ! ce calme trompeur ne devait pas être de longue durée, et elle ne fut pas longtemps avant d’apprendre la vérité. Une visiteuse maladroite lui fit des condoléances pour sa maison détruite. Dès qu’elle put se tenir debout, sans en avoir parlé à ses filles, elle prit un fiacre et alla visiter ce qui avait été son foyer. Elle erra comme un fantôme à travers les ruines calcinées, recherchant les traces des lieux qu’elle avait aimés.

Son calvaire ne faisait que commencer. Elle le gravit avec une magnifique résignation. Ces trois femmes auraient eu le droit de se plaindre de leur sort ; elles ne le firent jamais. Elles s’apitoyaient sur la triste destinée de leur souverain et pleuraient sur la Russie. Elles appréhendaient la fin de sa grandeur, la guerre impossible à terminer glorieusement quand la Révolution consumait le pays à l’intérieur. Elles peuvent servir d’exemple à des milliers de personnes qui se considèrent comme des victimes : celles qui ont vraiment souffert se taisent et supportent leur sort sans rien dire.

... Maintenant, la vieille comtesse sait tout. Elle sait que son mari est prisonnier à l’hôpital évangélique. Si elle ne va pas le voir, c’est qu’elle est clouée au lit par la maladie. Ses filles sont en route, toute la journée ; l’une va visiter son père, l’autre son mari ; elle les envie, ne se doutant pas, ne pouvant pas s’imaginer comment sont traités les détenus. Les soldats qui montent la garde auprès du comte ne le laissent jamais seul un instant, même quand il reçoit les soins que nécessite son état de santé. Ils craignent qu’il ne s’échappe. La nuit, quand parfois le sommeil le gagne, c’est pour avoir bientôt le rappel brutal de sa captivité : en rouvrant les yeux il voit des baïonnettes braquées sur lui. Ce sont les soldats qui s’amusent à effrayer ce vieillard, la noblesse et la droiture personnifiées. Durant sa longue vie, on ne peut relever contre lui une pensée, un geste qui ne fussent, à la lettre, ceux d’un chevalier sans peur et sans reproche. Il ne comprenait pas pourquoi on le gardait, sans lui faire subir d’interrogatoire. Il insistait pour qu’on le jugeât. Certes, il restait fidèle à l’Empereur, profondément attaché et dévoué à son souverain, monarchiste au fond de l’âme. Mais était-ce un crime ? Ceux-là seuls qui ne connaissaient pas la réalité des choses pouvaient croire qu’il eût été en son pouvoir de changer le cours des événements.

Après des démarches sans nombre et de multiples expertises médicales, on promit d’alléger son sort. En effet, au bout de quelque temps, les soldats furent bannis de sa chambre : ils se tenaient à la porte. Quand on ferma pour l’été le lazaret évangélique, on transféra le comte à l’hôpital français, où on lui laissa un peu plus de liberté. C’est là qu’eut lieu sa première entrevue avec sa femme. Ces deux êtres avaient tout perdu. Il ne leur restait que leur commune affection, leur tendresse l’un pour l’autre. Seule richesse de tant de richesses évanouies !

Naguère, les trois femmes, surtout la mère et la fille cadette, délicate de santé, vivaient comme des plantes tropicales dans une serre, d’où le jardinier éloigne tout ce qui peut nuire, blesser, effleurer. Un souffle de vent, un soupçon d’humidité étaient toute une affaire. Famille étroitement unie dont les membres s’adoraient. Était-on sorti par quelque mauvais temps, les deux sœurs étaient dans des transes l’une pour l’autre. Une voiture de cour les mettait hors de toute atteinte fâcheuse, en cas de bousculade ou de cohue. Tous étaient chapeau bas devant elles. Maintenant elles couraient à pied à travers la pluie et la grêle ; un vieux manteau sur les épaules, un fichu sur la tête remplaçaient les riches fourrures : il fallait passer inaperçues. Le tramway, si encore on y trouvait de la place, tenait lieu de l’élégant coupé attelé à l’anglaise. On ne parlait plus du temps qu’il faisait, on parlait des souffrances du père et du mari. On se couchait la mort dans l’âme en se demandant ce qu’apporterait le lendemain.

Mme Voeikoff passait ses journées à faire la queue à la forteresse pour apercevoir son mari rien qu’un moment. La malheureuse frémissait à l’idée de ce qui arriverait si la foule et les soldats du dehors parvenaient à pénétrer dans l’enceinte des murs. Déjà l’on écrivait et l’on disait que le régime des détenus était trop doux. Les martyrs pour la liberté avaient autrement souffert ! Dans les couloirs de la forteresse se rencontraient les femmes et les mères des prisonniers. Elles avaient été les heureuses de cette terre : maintenant, persécutées et haïes, elles tremblaient pour leurs proches. Résignées à tout, elles supportaient les pires humiliations, crainte de nuire à ceux qu’elles aimaient. On n’osait rien apporter aux détenus. Dans les casemates régnaient une humidité et un froid terribles. La santé de tous, surtout celle des vieillards, déclinait rapidement. Voeikoff lui-même, qui était jeune et robuste, commençait à perdre la vue. Plusieurs furent relâchés plus tard : ce ne sont plus des hommes, mais des ruines ! A la fin, gouvernement et geôliers s’aperçurent que ce vieux ministre était et ne pouvait être qu’inoffensif. Après de longs mois, ils le relâchèrent : il était entièrement brisé au moral comme au physique.

Je ne revis les Frédéricks qu’en octobre. Ils habitaient en ville l’appartement des Grabbé[13] où ils s’étaient réfugiés.

Ici du moins, le cadre rappelait, quoique vaguement, leur vie d’autrefois. La comtesse était plus vaillante. On voyait reparaître en elle par moments des traces de l’ancienne énergie. Elle s’attachait aux détails de la vie quotidienne qui l’indignaient : le ton des serviteurs - devenu arrogant, — ceux-là même qui jadis tremblaient, rien qu’au son de sa voix, — le manque de respect et d’empressement des fonctionnaires, quand elle était obligée de s’adresser aux divers bureaux de l’administration. Elle se rendait si peu compte de l’état des choses, qu’elle n’arrivait pas à comprendre le fait suivant . on lui avait pris ses autos, les bijoux trouvés sous les décombres, et on ne lui avait même pas payé d’indemnité ! — C’est vraiment inouï ! s’exclamait-elle.

Voeikoff était toujours prisonnier, mais on l’avait transféré dans un hôpital pour lui faire l’opération de la cataracte.

Les événements se succédaient avec une rapidité prodigieuse, et l’avenir chaque jour s’assombrissait davantage. Trop vieux pour revoir jamais la Russie telle qu’il la désirait, il ne restait à ce couple d’un autre temps qu’une consolation : revivre en songe les jours écoulés, les jours qui ne reviendront plus. D’autres viendraient, mais ceux-là, ils ne les reverraient jamais ! Ils n’aspirent plus qu’au repos, ils n’ont qu’un désir, c’est que rien ne vienne troubler leur solitude, tandis qu’enfoncés dans leur fauteuil, au coin du feu, ils évoquent les jours d’autrefois. Les étincelles crépitent dans la cheminée, et l’image du passé se réveille. Au dehors, rien que la morne étendue et le vent qui souffle. On entend parfois les rumeurs vagues de la ville, étrangère et hostile, qui s’agite quelque part là-bas. Mais cela passe comme un grondement lointain d’orage, et, de nouveau, le salon retombe au silence. Seuls, au crépuscule de leur vie, les deux vieillards s’absorbent dans une rêverie pareille, cependant que, dans le soir d’hiver, la flamme monte avec sa chanson monotone.


Vera Narischkine-Witte.

(A suivre.)

  1. Danseuse célèbre qui, depuis les dernières années du règne de l’empereur Alexandre III jusqu’à la guerre de 1914 fut la gloire du ballet russe. Femme très habile, elle sut se créer une situation exceptionnelle et des personnages du rang le plus élevé l’honorèrent de leur amitié.
  2. Personne chargée de maintenir l’ordre extérieur dans chaque maison, de contrôler les passeports et de se maintenir en rapports avec la police.
  3. Mme Voeikoff, fille aînée du comte Frédéricks, ministre de la cour, femme du commandant du Palais, général à la suite de l’Empereur.
  4. Président de la Douma.
  5. Les Frédéricks jouèrent un rôle très important dans la société de Petrograd par leur situation prépondérante à la Cour. Le comte Frédéricks occupa le poste de ministre de la Cour depuis 1896 jusqu’en 1917, la comtesse était dame à portrait des Impératrices, la plus grande distinction pour une femme que la souveraine puisse conférer, — et sa fille cadette demoiselle d’honneur.
  6. Police secrète sous le régime impérial.
  7. Hommes au service de l’Okhrana.
  8. Music-hall de Petrograd.
  9. Police secrète du palais.
  10. Rodzianko, président de la troisième et de la quatrième Douma. 11 était, au début de la Révolution, l’homme le plus populaire de Russie.
  11. Ancienne préfecture de police. Les bolcheviks devaient la transformer plus tard en siège central pour la Commission de la lutte avec la Contre-Révolution.
  12. Orateur connu, membre du barreau, député à la Douma, ambassadeur du gouvernement provisoire à Paris.
  13. omte Grabbé, ancien commandant des cosaques de l’Empereur.