Perdu (p. 108-122).

PERDU

RÉCIT DE LA VIE DE PROVINCE
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE

Depuis nombre d’années le bruit courait à Longfield que miss Horatia Dane avait eu jadis un amoureux qui s’était perdu en mer. Peu à peu, d’une façon ou d’une autre, ses connaissances avaient découvert ou deviné tout le roman. La vie de miss Dane s’était écoulée dans une sorte de veuvage. Elle avait bien l’air, disait-on, d’une personne qui a une histoire… Comme si chacun de nous n’avait pas une histoire ! Mais le silence même qui enveloppait celle-ci lui donnait plus de prestige.

Les habitants de Longfield témoignaient beaucoup de déférence à miss Horatia. Sa famille avait été, de génération en génération, aimée autant que respectée ; elle était la dernière du nom et habitait seule la vieille maison aux pierres de laquelle son cœur semblait presque dévotement attaché. C’était un grand bâtiment carré, très haut, avec une rangée de fenêtres pointues pratiquées dans le toit et un porche imposant flanqué de massifs de lilas. Une longue procession de peupliers la précédait comme deux lignes de sentinelles montant la garde de chaque côté du chemin. Le père de miss Horatia était mort vingt années auparavant ; depuis, sa complète solitude ne semblait pas peser à l’orpheline, quoiqu’elle fût toujours grave et sérieuse avec une certaine majesté lente et une réserve excessive dans toutes ses manières. Des parents fort âgés venaient quelquefois de loin lui rendre visite ; ils n’apportaient pas grande gaieté. Un jour cependant, la plus jeune de ses cousines s’invita gentiment à l’improviste. Fille d’un ingénieur civil, chargé de la construction de chemins de fer dans le Far-West, elle avait fait de grands voyages avant que l’idée lui prît de renouer avec la vieille cousine, qu’elle n’avait pas vue depuis son enfance. Lorsqu’elle parla de ce projet comme d’une escapade, son père se mit à rire en l’avertissant de l’austérité qui régnait dans cet intérieur, où l’on ne s’amusait guère ; mais l’intrépide ne se laissa point décourager, et, en somme, le temps qu’il lui fut donné de passer à Longfield fut un temps heureux, heureux — surtout pour miss Horatia. Un rayon de soleil était entré chez elle avec le frais visage et les vingt ans de Nelly. Elle lui demanda timidement d’abord, puis avec instance de demeurer auprès d’elle tout l’été, même l’automne, au lieu d’une quinzaine.

Quand les gens du village virent miss Dane regarder affectueusement, à l’église et dans leurs promenades, cette jeunesse qui portait son nom, ils se dirent que Nelly aurait tout l’argent de la bonne demoiselle si elle jouait bien son jeu. Mais Nelly n’avait aucun sentiment mercenaire ; elle restait volontiers auprès de sa cousine parce qu’elle s’était mise à l’aimer. Peut-être même idéalisait-elle un peu ses qualités. La froideur, qui donnait tant de prix aux moindres paroles d’approbation sorties de cette bouche peu prodigue en compliments, lui semblait cent fois préférable à l’amabilité banale des personnes qu’elle avait le plus souvent rencontrées ; celles-là passaient en cinq minutes de l’indifférence à l’intimité, puis vous oubliaient également vite. C’est souvent le cas dans le monde.

Nelly, en outre, aimait à plaire, et jamais elle n’avait eu autant de succès qu’auprès de miss Dane et de sa vieille servante Mélisse. Les deux femmes écoutaient son babil joyeux sans se lasser jamais ; elles la trouvaient adroite comme une fée, l’aiguille à la main ; elles s’émerveillaient de ses toilettes. Nelly était élégante à peu de frais, raisonnable avec cela, économe et toujours occupée. Miss Horatia ne cessait de lui rendre cette justice ; Mélisse approuvait sans résistance, quoiqu’elle fût rarement de l’avis d’autrui, et le vieux domestique, André, un entêté à qui sa maîtresse même ne demandait rien sans mille précautions préalables, se serait mis dans le feu pour miss Nelly. Sans doute miss Nelly n’aurait pu souffrir la pensée de vivre sa vie entière au milieu de ces vénérables antiques, mais, en passant, c’était fort doux. Elle évitait avec soin tout ce qui aurait pu choquer les opinions surannées de miss Dane et ne montrait que le meilleur d’elle-même. Bientôt les gens du village furent tous de ses amis : une jeune fille fait de rapides conquêtes à la campagne, quand elle est jolie, avenante et versée dans les modes de la ville. On subissait d’ailleurs involontairement l’effet de ce tact qui ne s’acquiert que dans le monde, par un commerce habituel avec des personnalités différentes.

Nelly ne passa pas beaucoup de semaines à Longfield avant d’entendre parler des fameuses fiançailles de miss Horatia. Une de ses nouvelles amies lui dit d’un ton de confidence :

— Est-ce que votre cousine n’a jamais causé avec vous du jeune homme qu’elle devait épouser ?

— Non, répondit Nelly, dont la curiosité s’éveilla très vite.

Dès cet instant, elle ouvrit les yeux et les oreilles pour saisir au vol les moindres indices qui pouvaient se rapporter au roman qu’on lui avait fait entrevoir.

Mélisse devait connaître mieux que personne les affaires de la famille. Elle chercha donc l’occasion de l’interroger.

Un matin que miss Horatia, ayant pris son ombrelle no 2, — l’ombrelle à franges, — était descendue majestueusement au village pour faire quelques acquisitions qu’elle n’eût confiées à personne, Mélisse commença d’écosser des petits pois sur le seuil de la cuisine. Aussitôt Nelly vint par le jardin, d’un air d’innocente flânerie, s’asseoir auprès d’elle en proposant de l’aider.

— Vous vous verdirez les doigts, dit la vieille. N’en prenez pas la peine. Je n’ai rien à faire que cela.

— Je n’ai rien à faire non plus, répondit Nelly, se mettant à son aise sur les marches bien balayées. Si mes doigts sont verts, ils peuvent se laver. Poussez donc le panier de mon côté ou bien j’éparpillerai partout les cosses et puis vous me gronderez.

Tout en aidant Mélisse de son mieux, elle cherchait un moyen de la mettre sur la pente de l’histoire qui l’intriguait si fort.

— Bon ! s’écria tout à coup la servante, j’ai oublié de dire à miss Ratia d’apporter des citrons pour mon gâteau. Et nous n’avons presque plus de moutarde et elle ne peut pas manger son rôti sans moutarde… tout juste comme autrefois le colonel… Je n’ai jamais vu de famille avoir le goût de la moutarde autant que celle-là. Chaque famille, du reste, a ses habitudes. Je m’étais pourtant endormie hier soir en répétant : citron, moutarde, moutarde, citron, et ce matin j’ai attaché un fil à mon petit doigt pour ne pas oublier. C’est à croire que je perds toutes mes facultés.

Il était rare que Mélisse se montrât aussi communicative, Nelly résolut d’en profiter. Attaquant la question avec courage après deux minutes de silence :

— Mélisse, dit-elle, quel était donc ce jeune homme que ma cousine a dû épouser dans le temps ? Il est curieux que je n’en sache rien et que mon père ne m’en ait jamais parlé.

— Je n’en sais pas plus long que vous peut-être, répliqua Mélisse en épluchant ses pois beaucoup plus vite. Jamais je n’ai entendu miss Ratia prononcer seulement son nom. Et pourtant elle a deviné que je voyais clair…, nous nous entendons. Des bavards, comme il y en a, m’ont dit qu’elle l’avait rencontré pendant une visite à sa grand’tante de Salem. Il s’appelait Carrick et devait se marier, paraît-il, à son retour du voyage dans lequel il s’est perdu. Il serait devenu alors patron d’un navire… Oh ! leur amitié n’a pas duré longtemps… Les gens n’ont rien su qu’après.

— Vous dites qu’il s’est noyé ? demanda Nelly.

— Personne n’a plus entendu parler du navire, qui aura péri tout entier quelque part dans les mers du Sud ; voilà ce qu’on suppose. Pendant des mois, des années, miss Ratia et toute la famille ont espéré quand même…, mais aucune nouvelle n’est jamais venue. Dame ! le coup a été rude quoiqu’elle n’en ait rien montré. Ils sont comme cela, tous les Dane, ils gardent pour eux ce qu’ils ont sur le cœur. Vous êtes la première Dane que j’aie vu avoir une langue bien pendue… Sans doute vous tenez cela du côté de votre défunte mère. Je sais seulement que cette dent de baleine avec un vaisseau dessiné dessus, qui est sur la cheminée de sa chambre, vient de ce jeune Carrick ; s’il lui a donné d’autres souvenirs, je ne les connais pas.

Un silence se fit. Nelly avait le cœur serré en songeant à cette longue attente du navire perdu et à la vie solitaire de sa pauvre cousine. N’était-il pas curieux que miss Horatia, si peu capable d’audaces d’aucune sorte, se fût attachée à un marin, elle aussi ? Nelly avait quelques raisons particulières pour s’intéresser à la marine.

— Ma foi ! reprit Mélisse, ça vaut peut-être mieux… On dit qu’il n’était pas déjà si excellent sujet, et quand une femme possède une bonne maison, comme celle-ci, avec de quoi vivre, elle a raison d’y rester bien tranquille. Ce n’est pas moi qui donnerais le certain pour l’incertain, ajouta Mélisse d’un air de décision hautaine, comme si elle eût été assiégée par une armée de soupirants.

Nelly ne put s’empêcher de sourire. Il eût été difficile, en effet, de venir à bout d’une pareille citadelle.

Les pois verts étaient écossés cependant. Mélisse dit d’un air mécontent qu’elle serait forcée de flâner jusqu’à l’heure où le dîner pourrait être mis en train. Pour que Mélisse crût faire son devoir, il fallait que chaque partie de son ouvrage s’emboîtât exactement à l’autre, sans aucune interruption. Elle eût volontiers reproché à Nelly d’avoir abrégé sa besogne.

La jeune fille, tout en l’écoutant se gourmander elle-même, trempait ses mains blanches dans un bassin de cuivre auprès du puits. Il était encore de bonne heure, le soleil ne devait pas atteindre de longtemps ce côté de la maison ; les volubilis roses et bleus étaient dans toute leur fraîcheur ; ils couraient sur des fils tendus régulièrement au-dessus de la fenêtre. Tout était en ordre dans cette cour, sauf les grandes joubarbes, qui s’échappaient de leur caisse, empiétant çà et là, quoi que pût faire et dire Mélisse.

— Ça se fourre partout, répétait cette dernière, et ça ne sert à rien, mais la mère de Mademoiselle les a rapportées avec elle quand elle est venue d’Angleterre en Amérique, après son mariage : voilà pourquoi on les garde.

Tout était souvenir dans la demeure de miss Horatia ; pour cette raison surtout, Nelly s’y plaisait, elle qui avait été accoutumée aux cités neuves de l’Ouest. Sa vie errante et active lui faisait trouver du charme à cet ensemble de choses immuables qui s’étaient perpétuées d’année en année, échappant au changement. Lorsqu’elle ouvrit la barrière du jardin, qui grinçait comme de fatigue, elle remarqua combien le bois était lisse et poli à la place où tant de mains l’avaient usé. Le jardin lui-même où elle se promenait maintenant l’enchantait, bien qu’elle eût vu des jardins plus magnifiques. Il était à l’ancienne mode avec des plates-bandes d’herbes potagères, des rangées irrégulières de groseilliers, des buissons de roses d’où jaillissait la hampe élevée des lis, un chèvrefeuille beaucoup plus vieux qu’elle et des allées droites qui invitaient à la méditation.

Nelly cueillit un petit bouquet de roses tardives et le déposa sur la table du salon. La large porte du vestibule était ouverte, mais les volets verts restaient fermés, laissant cette pièce dans les demi-ténèbres fraîches et un peu tristes qu’aimait miss Horatia, ennemie déclarée du grand soleil et surtout des mouches. À peine Nelly, aveuglée par la lumière éclatante du dehors, voyait-elle assez pour se diriger à travers les chambres. Cependant elle trouva un verre à champagne, le remplit d’eau et y plaça ses fleurs. Puis, s’habituant à l’obscurité, elle regarda deux silhouettes posées sur la cheminée. C’étaient les portraits d’un oncle de miss Dane et de sa femme. Nelly se rappelait que sa cousine lui avait dit la veille qu’elle ressemblait à ce vieux monsieur. Vraiment, il lui était impossible de discerner la ressemblance, mais ces portraits lui suggérèrent soudain d’autres pensées ; elle se détourna brusquement et courut droit à la chambre de miss Horatia où il y avait d’autres silhouettes attachées au mur, des hommes parmi elles, de jeunes hommes avec le nom au-dessous. Elle les examina très attentivement. Hélas ! ce n’étaient que les frères de miss Horatia. Peut-être y avait-il quelque part cependant, peinte sur ivoire et enfermée dans son étui de maroquin, une miniature du fiancé disparu ; elle espérait bien la découvrir un jour. Cette histoire du pauvre marin, enlevé si jeune au bonheur, hantait son imagination ; sa cousine devenait, pour elle, beaucoup plus intéressante qu’elle ne l’avait été jusque-là. Combien de larmes elle avait dû verser avant d’arriver à cette résignation placide !

Miss Horatia la surprit plongée dans des réflexions attendries, mais elle-même ne semblait pas être dans une veine romanesque.

— Il va faire, dit-elle, terriblement chaud, et je me suis tracassée depuis ce matin, parce que j’avais oublié en sortant de dire à André de cueillir ces groseilles blanches pour la femme du ministre. J’avais promis qu’elle les aurait de bonne heure. Voudriez-vous appeler Mélisse, ma chérie ?

Mélisse, qui préparait une tarte, ne se dérangea point sans grogner.

— Comme si le ministre ne pouvait pas attendre… S’agiter ainsi pour des groseilles blanches ! André avait à faire ferrer les chevaux ; il n’était pas près de revenir ! Enfin, puisqu’elle n’avait pas de citron pour son pound-cake, elle pouvait, à la rigueur, aller les cueillir elle-même… Il le fallait apparemment.

Nelly laissa miss Dane dans le salon obscur où elle écrivait une lettre et courut rejoindre Mélisse au soleil, derrière les groseilliers. Son énorme capeline de guingan l’avertit de l’endroit où elle était à genoux, une corbeille devant elle, se parlant à elle-même, dans un vague courroux contre la vie et les ennuis qu’elle apporte.

— Ce que votre cousine veut, elle le veut bien et elle le veut tout de suite, dit-elle à Nelly, qui procédait à dépouiller l’autre côté du groseillier ; autant essayer de faire changer de place à la lune que de lui faire, à elle, changer d’avis ! Elle se sacrifierait, ma parole, pour ces gens du presbytère qui croient que le monde est créé pour eux. Ils en reviendront, ils en reviendront ! Moi, je ne me mettrais pas en quatre comme ça au service de M. le ministre. Nous ne nous entendons guère sur son compte, miss Ratia et moi. Ce n’est pas qu’il prêche mal… non, et il est venu me voir quand j’ai été malade, au moment où il s’installait ici, et il m’a fait le bien qu’il a pu, mais croirez-vous qu’en priant le bon Dieu pour moi, au pied de mon lit, il a répété plus d’une douzaine de fois : « Cette vieille servante !… » Cette vieille servante ! répéta Mélisse avec indignation, je ne me trouve pas si vieille aujourd’hui encore et il y a dix ans de cela ! Non pas que j’aie la prétention d’être jeune…, mais on dirait vraiment que je ne me tiens plus sur mes jambes, que j’aurai bientôt un siècle, quoi !

Nelly se mit à rire, et la figure de Mélisse n’en devint que plus renfrognée, tandis qu’elle s’attaquait au groseillier suivant.

— Voilà donc pourquoi vous n’aimez pas le ministre ?

— J’espère bien, mademoiselle, qu’il ne suffira jamais de pareilles vétilles pour me tourner contre un prêtre, lui fut-il vertement répondu.

— Je me demande, reprit Nelly, si peu encouragée qu’elle fût à poursuivre la conversation, je me demande si ma cousine ne possède pas un portrait de ce capitaine Carrick ?

— Il n’était point capitaine, répliqua Mélisse ; j’ai entendu dire qu’il devait avoir un commandement à son prochain voyage, voilà tout.

— Et vous ne l’avez jamais vu ? Il n’est jamais venu chez elle ?

— Ma foi, non. Ils se sont rencontrés à Salem, où elle passait cet hiver-là, et puis il s’est embarqué. Tout ce que je sais, c’est qu’on a offert à miss Ratia plus d’un bon parti ; elle a toujours refusé. Je suppose que son cœur était resté enseveli au fond de la mer avec lui.

Cette phrase sentimentale dans la bouche de Mélisse parut si drôle à Nelly, qu’elle se baissa pour cueillir des grappes tout près de terre, et que, pendant quelques minutes, il lui fut impossible de poser de nouvelles questions.

— Mais bien des fois j’ai vu, j’ai senti, qu’elle pensait à lui, reprit Mélisse d’un ton ému qui, cette fois, toucha profondément la jeune rieuse. Elle se trouvait bien seule, allez ! Elle et son père, le colonel, ne causaient pas librement ensemble ; elle gardait tout pour elle. La seule fois qu’elle m’ait dit un mot de sa peine, il y aura sept ans à la fin de décembre… On avait dressé un bel arbre de Noël dans la sacristie de l’église, et elle y alla ; j’y allai aussi. Tout ce qui, dans la paroisse, pouvait marcher, ou seulement se traîner, était là ; ces diables d’enfants faisaient un train !… De mon temps, on leur aurait tiré les oreilles jusqu’à les arracher, mais aujourd’hui, on souffre tout à la marmaille. Ils nous cassaient donc la tête. Voilà que tout à coup je cherche des yeux miss Ratia, et je ne l’aperçois plus ; on me dit qu’elle était partie. Je rentre bien vite à la maison… Pas de lumière ; la peur me prend, l’idée qu’elle est malade… Mais c’est elle-même qui m’ouvre la porte, et, la lampe allumée, je vois qu’elle a pleuré. Je lui demande : — « Est-ce que vous avez reçu quelque mauvaise nouvelle ? » Mais elle me répond : « — Non, non… » Et se remet à pleurer si fort, que cela faisait pitié. « — Mélisse, me dit-elle, je ne me suis jamais sentie si seule que ce soir au milieu de ces petits. C’est une chose affreuse que d’être seule au monde. » Naturellement je ne pouvais rien répondre. Je lui ai préparé une bonne tasse de thé, qui a paru lui faire du bien ; mais elle ne s’est couchée tout de même qu’à trois heures du matin, cette nuit-là ; et moi je n’ai pu fermer l’œil que lorsque je l’ai entendue remonter. Dame ! elle est tout pour moi, miss Ratia. Je n’ai pas de famille, moi non plus. C’est la mère de mademoiselle qui m’a prise, orpheline, à l’hospice. Je me rappelle que, quand je suis venue ici, j’étais si petite, qu’il me fallait un tabouret pour monter dessus quand j’aidais à laver la vaisselle. On m’a toujours donné tout ce qu’il me fallait, et je fais tout ce que bon me semble ; si je voulais j’aurais une aide tous les jours. Cela n’empêche pas que je me sois aussi quelquefois sentie seule, et je parie que miss Ratia s’en est bien aperçue !

Nelly s’attendrit sincèrement sur l’humble histoire de Mélisse ; elle n’aurait pas cru ce vieux cœur susceptible de loger tant d’affection. Les gens s’étonneront toujours qu’une châtaigne ne soit pas épineuse au dedans comme elle l’est au dehors. Quand la digne servante fut retournée dans sa cuisine, elle rentra, elle aussi, mais pour prendre son chapeau et descendre la longue rue bordée d’ormes chenus, à la recherche des citrons oubliés. Ces citrons furent déposés discrètement sur la table de la cuisine, et personne ne lui en dit rien ; seulement il y avait, à l’heure du thé, deux délicieux pound-cakes, l’un rond et l’autre en forme de cœur, sur une assiette de Chine bleue, auprès de sa tasse.

Après avoir pris leur thé, les deux cousines s’assirent dehors, la plus âgée sur un fauteuil à dossier droit, la plus jeune sur le pas de la porte. Les rainettes et les grillons chantaient à l’envi ; les étoiles se laissaient entrevoir parmi les branches, les ormes se détachaient lourds et noirs sur le ciel, et une petite brise soufflait le parfum des lis jusque dans la maison.

Miss Horatia frappait les bouts de ses doigts les uns contre les autres. Sans doute, elle ne pensait à rien de particulier. Elle avait passé une journée paisible, sauf l’épisode des groseilles ; et ces malheureux fruits étaient en somme arrivés à temps au presbytère. Miss Horatia avait reçu la lettre d’affaires qu’elle attendait. Il n’y avait donc rien à regretter dans le présent, rien à craindre pour le lendemain.

— Ma cousine, demanda Nelly, êtes-vous bien sûre d’être contente de m’avoir ici ? Est-ce que vraiment je ne vous dérange pas ?

— Certes, non, répondit miss Horatia, sans aucune manifestation de sensibilité. La présence de jeunes hôtes m’est infiniment agréable, quoique j’aie pris l’habitude de la solitude et que j’en souffre moins que vous n’en souffririez, je suppose.

— J’en souffrirais beaucoup, dit doucement la jeune fille.

— Vous en prendriez l’habitude comme moi, répliqua miss Dane. Oui, chère, je suis heureuse de plus en plus de votre séjour ici, et je ne puis me faire à l’idée d’un prochain départ.

Elle passa la main sur les cheveux de Nelly comme pour s’excuser d’avoir parlé froidement d’abord, et cette caresse rare produisit son effet.

— Mon père ne me manque pas trop, poursuivit franchement Nelly, parce que je suis si accoutumée à le voir aller et venir, mais il y a d’autres personnes dont l’absence laisse chez moi un grand vide. Vous ai-je parlé jamais de George Forest ?

— Je crois me rappeler ce nom, en effet.

— Eh bien, il est dans la marine, lieutenant ; il est parti pour un long voyage et… il me manque beaucoup… beaucoup… Heureusement je ne tarderai pas à recevoir de ses nouvelles.

— Votre père approuve-t-il ce choix ? demanda miss Dane avec quelque raideur. Vous êtes bien jeune encore, et je déplorerais une imprudence, une légèreté de votre part. N’exposez pas votre bonheur à l’étourdie, mon enfant.

— Oh ! mon père le connaît bien et fait grand cas de lui… Il ne s’opposera pas… Seulement, George est parti pour si longtemps ! Trois années, je suppose. Il va en Chine et au Japon.

— J’ai connu de plus longs voyages, dit miss Dane d’une voix altérée.

Se levant brusquement, elle s’éloigna, mais Nelly la vit revenir au bout de quelques minutes. Elle lui fit mille questions anxieuses et bienveillantes, bref en apprit plus long sur la vie et sur les sentiments de sa jeune amie en cette seule soirée que dans tous les jours précédents. Le sujet n’était pas épuisé quand Mélisse apporta les bougeoirs à dix heures, l’heure immuable du coucher de sa maîtresse. Cette nuit-là d’ailleurs, miss Dane ne se coucha pas ; elle resta assise près de la fenêtre de sa chambre à réfléchir.

La lune se leva tard, et après un peu de temps, miss Horatia éteignit les bougies, qui avaient brûlé jusqu’au bout. Chacune des années qui s’étaient écoulées depuis le dernier et lamentable voyage de Joe Carrick avait augmenté l’affection qu’elle lui gardait, Horatia étant de ces femmes qui s’attachent de plus en plus aux souvenirs du passé à mesure qu’ils s’éloignent davantage. C’est assez naturel en somme. Les grands chagrins de notre jeunesse deviennent quelquefois l’enchantement de notre âge mûr ; nous ne pouvons nous les rappeler sans sourire. Nous découvrons que la vie a été meilleure que nous ne l’avions cru, quand nous regardons en arrière. Miss Dane en était venue à aimer son fiancé mort beaucoup plus peut-être qu’elle ne l’eût aimé vivant ; à force d’y penser, elle avait fait d’un fugitif épisode tout le roman de son existence ; elle ne se demandait plus, comme autrefois, s’il eût été bien raisonnable d’épouser Joe, elle se souciait de moins en moins que ses amis et voisins, la sachant obstinément fidèle à un souvenir, fissent là-dessus toute sorte de réflexions. Pauvre Joe Carrick ! Si gai, si beau, si tendre ! Comme il l’avait regardée ce jour où il sortit du port de Salem sur le Chevalier ! Si elle avait pu se douter seulement qu’elle ne le reverrait plus jamais… Cependant ses pensées changèrent de cours à la fin. Dieu, après cette épreuve, lui avait épargné bien des peines et accordé de nombreuses bénédictions.

— Que la volonté de Dieu soit faite ! se dit-elle en rabattant un volet entre elle et le clair de lune.

Tandis qu’elle rallumait sa bougie, elle se sentait presque coupable :

— Quelle réprimande j’adresserais à Nelly, si elle passait la moitié de la nuit à contempler la lune ! Je suis vieille… Ces sortes de choses sont ridicules… Mais la nuit était si belle !… J’aurais voulu voir la lune briller derrière la cime des arbres.

Nelly cependant dormait du sommeil du juste dans la chambre voisine.

Le lendemain, à déjeuner, sa cousine était aussi calme, aussi réservée que jamais, et lui proposa de faire quelques visites dans l’après-dinée.

Aussitôt Nelly pensa naturellement à la robe qu’elle devait mettre. Celle qui fut choisie avait besoin de certaines réparations ; de sorte que le déjeuner terminé, elle s’établit avec sa boîte à ouvrage dans la salle à manger, une jolie pièce où miss Dane passait volontiers la matinée, sous prétexte de surveiller de là sa cuisine, qui n’avait nul besoin d’être surveillée ; en réalité c’était sans doute pour entendre une voix humaine, ne fût-ce que la voix peu mélodieuse de Mélisse, qui, ce matin-là, par parenthèse, chantonnait des psaumes tout en vaquant à sa besogne.

Nelly cependant fredonnait, l’aiguille à la main, une petite chanson :

Que feras-tu, ma mie, quand je serai loin,
Ma voile blanche ouverte au vent, la mer entre nous ?

Et miss Horatia allait et venait, montait l’escalier, redescendait, occupée de mille rangements.

Il se trouva que la robe avait besoin de plus de retouches que Nelly ne l’avait pensé d’abord. Les heures s’écoulèrent ; tout était silence dans la maison et dans le jardin, quand soudain un pas lourd cria sur le sable ; puis on frappa très fort à la porte de la cuisine.

Cette porte s’ouvrit, une voix d’homme demanda si on ne pourrait pas lui donner quelque chose à manger.

— Je crois bien que oui, répondit Mélisse. Entrez.

Les mendiants étaient peu nombreux à Longfield, et miss Dane ne souffrait pas que l’on sortît affamé de sa maison. Mélisse chercha donc dans le garde-manger ; Nelly l’entendit placer plusieurs assiettes sur la table de la cuisine.

— Ne prenez pas tant de peine, dit l’homme en approchant sa chaise. On n’est pas difficile ! J’ai couché dans une vieille grange abandonnée, à trois ou quatre milles d’ici, et le souper n’y valait rien.

— Vous allez loin ? demanda Mélisse.

— À Boston. Je suis décidément trop vieux pour voyager à pied. Si l’on y allait en bateau seulement ! L’eau et moi nous sommes de vieilles connaissances. Voilà, ma foi, un royal morceau de bœuf. Vous ne pourriez pas me donner à présent un pichet de cidre ?…

Ceci fut insinué très humblement, toutefois Mélisse ne se laissa pas attendrir.

— Non, pas de cela, répondit-elle résolument, — et la conversation devint languissante.

Miss Dane descendait de sa chambre au moment même.

— Voudriez-vous rester dans la cuisine ? lui dit tout bas la vieille bonne. Il y a là une espèce de mendiant qui a l’air étranger. Je lui trouve mauvaise mine, et je n’aimerais pas le laisser tout seul. Le temps de mettre le couvert… Il aura vite fini son repas du train dont il dévore.

Miss Dane la suivit sans répondre et, en la voyant, le vagabond se leva à demi.

— Bonjour, madame ! dit-il avec une politesse qui n’est pas toujours celle des gens de cette sorte.

Aussitôt que Mélisse fut loin, il reprit : « Je suppose que vous n’avez pas de cidre ? » mais sans plus de succès que la première fois, miss Dane ayant remarqué qu’il paraissait avoir déjà beaucoup trop bu.

— Est-ce loin d’ici Boston ? poursuivit-il sans insister.

— Quatre-vingts milles.

— C’est que je voyage lentement. Les marins ne font pas de bons marcheurs.

— Vraiment, dit miss Dane, vous avez été marin ?

— Je n’ai jamais été que cela, répondit l’homme qui semblait disposé à bavarder.

Il avait mangé comme un chien vorace ; on eût dit qu’il mourait de faim, et maintenant il se reposait. C’était un vieillard pauvrement et malproprement vêtu, la face rouge, les épaules voûtées ; en le regardant bien, on pouvait cependant discerner encore que ses traits avaient dû être beaux avant la misère, avant l’ignominie.

— Je n’ai jamais été que cela, répéta-t-il. Gamin, je me suis sauvé de chez mes parents pour prendre la mer et j’y suis resté jusqu’à ce qu’on m’ait trouvé trop vieux pour servir même de cuisinier.

Le fait d’être bien reçu chez une dame telle que miss Dane éleva peut-être ses pensées, pour un instant, au-dessus de leur niveau ordinaire, qui était des plus bas :

— C’est la boisson qui m’a perdu, ajouta-t-il. J’aurais dû être autre chose. Personne ne me méprisait quand j’étais jeune… au contraire. J’ai été second, tel que vous me voyez, sur un navire de premier ordre, et je ne devais pas tarder à passer capitaine… Mais voilà… le bateau se perdit justement dans cette traversée… il se perdit corps et biens… Il n’y eut que trois hommes de sauvés ; on nous recueillit sur une jonque chinoise. Elle avait la peste à bord ; mes camarades moururent ; je fus malade, mais j’en réchappai. Nous étions dans un enfer là-dessus, comprenez-vous ? Quand je débarquai seul, je montai sur une vieille coquille de noix qui prétendait vouloir doubler le Cap et qui se trouva être un nid de pirates. Bref, je m’en allai au diable avec eux, et depuis j’ai toujours dégringolé.

— Il n’est jamais trop tard pour se corriger, dit sentencieusement Mélisse, qui traversait la cuisine au moment même.

— Cela vous est facile à dire, répondit le vagabond. Moi je suis trop vieux, le pli est pris. Quoi que je fasse, je m’en vais en dérive… On finit par n’être plus le maître chez soi. Bah !…

IL se mit à rire avec une insouciance qui serra le cœur de miss Dane.

— Ne parlez pas ainsi, dit-elle.

— Voyons, madame, franchement, qu’est-ce que vous voulez que fasse une vieille épave comme moi pour gagner sa vie ? Qui donc m’y aiderait, si j’étais tenté d’essayer ? Ce ne serait pas vous, n’est-ce pas ? Et encore je ne crois pas que l’on m’ait nulle part si bien traité. Je suis un homme fini.

Mais son accent n’était plus sincère ; il était retombé à son rang de mendiant.

— Ne pourriez-vous entrer dans quelque refuge ?… Il y en a de spéciaux pour les marins. C’est chose si triste de voir sans foyer, errant par les chemins, un homme de votre âge ! N’avez-vous donc pas d’amis, personne qui s’intéresse à vous ?…

En parlant miss Dane le regardait avec une fixité singulière ; tout à coup elle changea de couleur, ses traits se décomposèrent. Quelque chose l’avait frappée qui l’épouvantait. On pourrait pâlir ainsi devant l’apparition de quelque spectre effroyable.

— Non, dit l’homme ; ma famille était, — vous ne le croiriez pas, — une des meilleures de Salem. Je ne me suis plus montré dans la ville où notre nom a été honorablement porté autrefois. Mes parents sont morts quand j’étais petit, c’est ma grand’mère qui m’a élevé. Près de quarante ans se sont passés, voyez-vous, avant que je rentre dans mon pays. J’ai rencontré quelquefois dans les ports des gens que je connaissais, mais je les ai toujours évités. La plus grande partie de ma vie s’est passée à l’étranger. En ai-je vu du pays !… Tenez, j’avais une bonne femme en Australie… Je ne sais plus où j’ai traîné mes vieux os. Partout, il me semble. J’ai dépensé une couple de fortunes, le diable sait comment… Et me voilà !… nom de…

Il termina par un affreux juron.

Nelly cousait toujours dans la salle à manger, mais elle n’entendait plus. Quelques minutes auparavant la porte ouverte jusque-là était retombée avec lenteur en gémissant. La pierre ronde que Mélisse mettait toujours pour la retenir avait été déplacée. Nelly en éprouva de l’ennui, car elle était curieuse ; il n’arrivait plus jusqu’à elle qu’un murmure confus de voix. N’était-il pas étrange que sa cousine restât si longtemps à causer avec ce vagabond ? De telles familiarités n’étaient point dans ses habitudes. Sans doute il demandait de l’argent… Allait-elle lui en donner pour encourager sa fainéantise et son ivrognerie ?

Quelque temps se passa encore puis le vieux sortît, en trébuchant, de la cuisine.

— Je vous suis bien obligé, dit-il, prêt à s’éloigner. C’est peut-être la dernière fois qu’on me traite comme si j’étais un gentleman. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour votre service ?

Il parlait en hésitant, avec le secret désir que son offre ne fût pas acceptée.

— Non, rien, répondit miss Dane. Non, merci. Adieu.

Et il s’en alla.

Nous avons dit que ce misérable avait été, l’espace de quelques minutes, élevé par une bienfaisante influence un peu au-dessus de lui-même ; à peine avait-il gagné la porte qu’il redevint ce qu’il était d’ordinaire :

— Du diable si elle ne m’a pas donné un billet de 10 dollars ! Elle aura cru qu’il était d’un dollar, pour sûr ! Je vais me sauver le plus vite que je pourrai, avant qu’elle ne s’en soit aperçue et qu’elle n’envoie quelqu’un après moi !

Des visions de rasades sans nombre et d’autres choses dans lesquelles le vieux matelot était encore capable de trouver du plaisir traversèrent son cerveau hébété.

— Comme elle me regardait, la vieille dame !… Est-ce que je l’aurais connue dans le temps, par hasard ? Mais non, je ne suis jamais venu de ce côté-ci.

Et il poussa le long de la route poudreuse.

Ce soir-là, il se soûla très fort, et le lendemain il continua sa route, Dieu sait où.

Cependant Nelly et Mélisse avaient entendu un bruit singulier dans la cuisine, comme celui que fait un corps en tombant. Elles s’élancèrent pour trouver miss Horatia évanouie, ce qui ne lui était jamais arrivé. La chaleur, expliqua-t-elle, et puis toute la matinée elle avait eu un peu mal à la tête. Cette faiblesse était venue brusquement…

Elles l’aidèrent à regagner le salon, Mélisse lui apporta un cordial, Nelly se mit à l’éventer pendant qu’elle gisait sur le canapé. Un instant elle appuya tendrement sa joue ronde et fraîche contre la main amaigrie de miss Horatia. Jamais elle n’a su le bien qu’elle avait fait ce jour-là.

Tout le monde oublia le vieux vagabond au milieu de l’émoi qui suivit sa visite, tout le monde, sauf miss Dane qui se rappelait avec un frisson d’horreur l’instant précis où elle avait découvert, dans son regard, dans sa voix, quelque chose qui lui était familier.

Presque aussitôt elle l’avait reconnu, lui, son premier, son unique amour… Les années l’avaient terriblement changé… Il s’était bien nommé une épave, une épave sans valeur, informe, irréparablement dégradée, qui, morceau par morceau, s’engloutissait dans l’abîme.

Et elle l’avait aimé ! Depuis elle y pensa souvent. Et elle l’avait regretté pendant des années ! Et elle avait pu se croire aimée encore plus qu’elle n’aimait, n’ayant jamais douté que le navire perdu ne se fût englouti en même temps qu’un cœur fidèle…

Peu à peu elle s’habitua au fardeau de ce nouveau secret ; elle frémit en se représentant la vie qu’elle eût menée avec lui, elle remercia Dieu de lui avoir épargné tant de honte et de désespoir. La distance entre eux était devenue immense. Cette femme si généralement estimée, dont l’existence tout entière avait été irréprochable et bien gardée, comprenait à peine ce que c’est que l’infamie, avant d’avoir vu échouer, à sa porte, l’homme qui avait été Joe Carrick. Lui qu’elle avait toujours vu jeune et d’une charmante élégance, avec les yeux du souvenir, être réduit à cet état de décrépitude, de malpropreté sordide ! Dieu merci encore, il ne l’avait pas reconnue, elle… La position eût été trop pénible pour tous les deux ! Et cependant elle songeait avec une surprise attristée qu’elle ne se serait pas crue changée aussi complètement.

Combien leurs deux routes dans la vie avaient été différentes ! Elle le plaignait, elle pleura sur lui plus d’une fois ; elle eût donné beaucoup pour apprendre qu’il était mort. Déchu à ce degré !… Pourtant, il aurait pu être, avec cette volonté si énergique et ce courage, un brave et honnête homme. Mais toute sa force avait été tournée contre le bien.

— Que Dieu lui pardonne ! répétait à chaque instant miss Horatia.

Une sorte de remords la poursuivait ; peut-être n’aurait-elle pas dû le laisser partir, peut-être n’aurait-elle pas dû le perdre de vue ainsi pour toujours.

Hélas ! il lui eût été impossible de faire autrement. La pitié qu’elle ressentait pour lui ressemblait à celle que Dieu peut avoir pour le pécheur. Elle avait pitié des entraînements auxquels il avait cédé, elle avait pitié même de ses vices volontaires, elle souffrait. C’en était fait de son roman. Néanmoins, les gens du village en parlèrent encore tout bas aux étrangers. Ni Nelly ni Mélisse ne surent de quelle façon navrante elle avait perdu, pour la seconde fois, celui qui l’avait aimée. Personne ne s’aperçut du moindre changement ; la fidèle Mélisse remarqua seulement que la dent de baleine avait disparu de sa place dans la chambre de miss Dane, qui vieillissait à vue d’œil, au dire de ses amis.

Maintenant, elle est tout de bon une vieille femme. Mais, bien qu’elle reconnaisse que quelque chose manque à sa vie, elle se montre aussi tranquillement satisfaite que jamais du sort que lui a fait la Providence. C’est le contentement de l’hiver plutôt que celui de l’été ; les fleurs sont depuis longtemps fanées, ensevelies sous la neige.

Sarah O. Jewett.
Traduction de Th. Bentzon.