Victor Magen (1p. 115-170).



PERDITA.


Quand l’heure des soucis et des douleurs arrive pour l’esprit et pour le corps ; quand arrive l’heure de la mort, qui sonne pour les grands comme pour les petits ; oh milady ! ce n’est pas alors ce que nous avons fait pour les autres qui nous rassure et nous console !
Prison d’Édimbourg.


Affirmer qu’un roman est fondé sur des faits réels, est un stratagème tout-à-fait usé ; j’espère donc n’être pas soupçonnée de chercher par ce moyen banal à augmenter l’intérêt de l’histoire que je vais conter, quand je dirai que ses principaux incidens sont vrais. La tradition s’en est conservée dans l’une de nos provinces ; et mon héros qui jouit encore de l'estime due à ses vertus, dit quelquefois, avec le juste orgueil d’un cœur honnête, qu’il n’existe pas un nom plus populaire que le sien depuis le cap Mai jusqu’à la pointe d’Elk. Cependant ce nom, tout honorable qu’il soit, sera supprimé dans notre récit ; et nous demanderons sincèrement pardon à son possesseur de le faire paraître pour la première fois sous de fausses couleurs.

Pendant l'année 1768, un vaisseau américain qui se trouvait dans la Tamise, frêté pour Oxford, petit port de la côte orientale de Maryland, fut hêlé par un bateau dans lequel était un jeune homme. En se présentant au capitaine, cet étranger lui dit qu’ayant pris un goût décidé pour la mer, il lui offrait ses.services pour deux ans, sous la seule condition d’être doucement traité. Le capitaine, homme grossier et d’habitudes communes, s’aperçut néanmoins à l’air et au langage du jeune garçon, qu’il avait reçu une éducation distinguée, et supposant que c’était un fils ou un pupille qui cherchait à échapper à l’autorité de ses protecteurs légitimes, il refusa d’abord de l'admettre. Mais Williaom Hérion (ce fut le nom que se donna l'adolescent) , mit tant d’instance dans ses sollicitations, que le vieux marin , à qui d’ailleurs il manquait actuellement un garçon de cabine , sacrifia, comme on le fait trop souvent, ses scrupules à son intérêt, et sans questionner le jeune homme sur le droit qu’il pouvait avoir de disposer de lui-même , il lui fit signer l'engagement de le servir deux ans.

On remarqua sur le visage du nouveau venu, pendant la première journée, une vive inquiétude. Son œil se portait sans cesse sur le rivage, tant que le bâtiment descendit la Tamise, comme s’il eût attendu quelque signal auquel sa vie aurait été attachée ; et, lorsqu’on eut passé Gravesend, le dernier point d’embarcation, il fondit en larmes et se tordit les mains. Le capitaine attribuait ses pleurs aux remords ; les matelots au regret de quitter la terre natale ; et tous lui offrirent leurs rudes consolations. Calmé par leurs efforts bienveillants, par ses propres réflexions, ou peut-être par la seule influence de la jeunesse qui repousse naturellement les idées accablantes, William devint par degrés plus tranquille, quelquefois même il montrait de la gaieté. Il avait su se concilier la faveur du capitaine, vieux marin opiniâtre et absolu, qui n’aimait que trois choses en ce monde, le vin, les chansons, et le commandement.

Tout ce que nous lisons dans la fable, sur le pouvoir de la musique, était presque surpassé par les effets de la voix mélodieuse du jeune marin sur le cœur de roche du capitaine, que quarante ans de pouvoir absolu avaient rendu aussi despote qu’un pacha. Quand le vieux commandant couvrait le temps, suivant l’expression des matelots, et qu’ils sentaient la bourrasque de sa mauvaise humeur prête à éclater, Will, avec une chanson, pouvait le ramener au calme. Will devint donc un être précieux pour l’équipage. Ses compagnons disaient que c'était un garçon trop délicatement fabriqué pour la mer ; ils riaient de ses petits doigts, plus propres à manier de légers fils de soie, que de lourds cordages, et souhaitaient que Jupiter n'oubliât point d'envoyer à la première occasion un peu de barbe sur ses joues arrondies et rosées. William prenait leurs plaisanteries en bonne part et les rendait dans une juste mesure ; mais lorsqu’elles touchaient à l’indécence, une rougeur subite, une larme qui tombait de son œil baissé, exprimaient un sentiment de pudeur que ces hommes, plus grossiers que méchans, ne pouvaient s’empêcher de respecter.

Le bâtiment arriva sain et sauf eu vue des côtes du Maryland, terme de sa course, et, suivant l’usage des marins, on salua la terre par un sacrifice à Bacchus. Cette orgie d’étiquette fut aussi extravagante qu’elle pouvait l’être. Le capitaine distribua le vin et l'eau-de-vie avec une libéralité qui ne lui était pas ordinaire, et il ordonna à William de chanter à ses compagnons ses meilleures chansons. Il obéit, et de chanson en chanson, de rasade en rasade, la troupe, sortant des bornes d’une gaieté modérée, se livra d’abord aux éclats d’une joie bruyante, et son langage et ses manières devinrent enfin intolérables pour le jeune anglais , qui tâcha de s’esquiver pour aller se cacher dans la cabine, jusqu’à ce que le banquet fût terminé. Un des matelots, soupçonnant son dessein, le saisit rudement et jura qu’il le retiendrait dans ses bras. William vint à bout de se dégager, et descendit rapidement l’escalier de service, suivi de tous ses camarades criant et vociférant à l’envi. Le capitaine était à l'entrée de la cabine ; William tomba à ses pieds demi-mort de frayeur, en s’écriant : « Protégez-moi, au nom du ciel, protégez-moi ! »

Le commandant demanda la cause de ce tumulte et ordonna à ses hommes de s’éloigner du jeune garçon. Mais stimulés par le vin, encouragés par la vue de la terre, où ils allaient reprendre leur indépendance, ils bravèrent son autorité, et jurèrent qu’il n’avait pas le droit d’intervenir dans leurs divertissemens. Le pauvre William sentait déjà leurs mains s’attacher à lui, et la crainte d’un danger surmontant la crainte d’un autre, il avoua que ses habits n’étaient qu’un déguisement, et implora pitié et protection pour une malheureuse fille.

Les matelots, touchés de repentir et de compassion, se retirèrent ; mais leur brutal capitaine repoussa durement la suppliante, en jurant que c’était la première fois qu’il était trompé, que ce serait la dernière, et qu’il en aurait vengeance. Ce vieillard se targuait d’une prudence que personne, à ce qu’il croyait, n’avait jamais mise en défaut ; il comptait se retirer après ce voyage ; et sa vanité se trouva cruellement mortifiée en se voyant joué par une fille de quinze ans, au bout de quarante ans d’une infaillibilité qu'il estimait au moins égale à celle que les catholiques accordent au pape. Il conduisit la malheureuse enfant dans une plantation qu’il possédait aux environs d’Oxford, et la condamna à servir dans ses cuisines, avec ses esclaves noires, jusqu’à la fin de son engagement.

La colère du vieux marin fut encore animée par la constance avec laquelle l’étrangère refusa de lui dire le motif de son déguisement, et même de lui révéler son nom. 11 ne savait donc comment la désigner lorsqu’il avait besoin de son service, quand sa fille, qui avait vu jouer le Conte d’hiver (Winter’s tale) sur le théâtre de Philadelphie, proposa de donner à la jeune inconnue la douce appellation de Perdita.

Cependant, le capitaine fut le premier à souffrir de sa conduite vindicative, comme cela arrive assez communément. Sa femme ne cessait de lui reprocher 1 inutilité de la prise (c'était son terme) , qu’il avait amenée dans sa maison. C’était une belle dame, élevée à porter des plumes, des fleurs, des étoffes de France : elle s’entendait à tout cela et ne pouvait être bonne à rien dans un ménage. D’autre part , les filles du marin, un peu par compassion pour l’étrangère, mais surtout à cause de la comparaison qu'elles faisaient et que l'on pouvait faire de leur beauté villageoise et robuste avec les grâces délicates de la jeune anglaise, tourmentaient chaque jour leur père pour qu’il la renvoyât dans son pays. Tous les voisins elles connaissances de la famille semblaient aussi s’être donné le mot pour faire les observations sur les charmes de Perdita et les allusions à son histoire les plus propres à irriter son vieux tyran. Elle était trop ignorante des ressources que pouvaient lui offrir les lois pour tenter de se soustraire à sa puissance, et il était peu probable que personne osât l'en délivrer.

Tandis qu’elle était dans cette situation désespérée, son histoire parvint aux oreilles d’un jeune et brave marin, auquel nous donnerons le nom de Franck Stuart qui faisait partie de l’équipage du Hazard, alors dans la rade d’Oxford, prêt à faire voile pour Cowes dans l’île de Wight. Frank jouissait de l'estime méritée de son commandant, et le dimanche , veille de leur départ, il eut la permission d’aller à terre. Sa jeune imagination avait été vivement excitée par le récit des aventures de la belle étrangère, et il dirigea ses pas du côté de la plantation de son maître, dans l'espoir de l’apercevoir. En approchant de la maison, il vit que les volets en étaient fermés, et supposant que la famille était absente il s’aventura à franchir les bornes des plantations. A quelques pas de lui, il aperçut une femme assise au pied d'un arbre dans l’attitude de l'accablement le plus profond. Persuadé qu’il avait sous les yeux l’objet de sa curiosité et de son intérêt, il s’avança vers elle. Le bruit de sa marche tira la jeune fille de sa rêverie ; elle se leva et se disposait à rentrer au logis, quand sa beauté, ses malheurs inspirèrent tout à coup au jeune marin la résolution de lui offrir ses services. Il la pria de s’arrêter et de l’écouter un moment. Elle s’arrêta, le regarda comme si elle eût voulu lire au fond de son cœur. La franchise, la loyauté étaient peintes sur sa physionomie, et la confiance que l'expression de ses traits donnait à Perdita fut encore augmentée par la manière respectueuse avec laquelle il lui parla. « J’ai quelque chose d’important à vous communiquer, » dit-il, « mais veuillez vous éloigner quelque peu, nous pourrions être aperçus d'ici, » et il montrait l'habitation. Elle le conduisit à une place plus retirée des plantations, et lorsqu’ils forent hors de la vue de la maison, il lui demanda avec la franche simplicité sa profession, si elle désirait retourner en Angleterre. Elle ne put répondre qu’en joignant les mains et en versant un torrent de larmes. « C’est asses » dit-il, car chacune de ses larmes avait été une parole d une éloquence irrésistible sur son cœur, « Si vous voulez vous confier à moi, je promets devant Dieu de vous traiter comme ma propre sœur. Demain au point du jour nous mettons à la voile : faites un paquet des effets que vous voulez emporter, et trouvez-vous à minuit à la porte de cette plantation, j’y serai. Voulez-vous vous confier à moi ?... « C’est le ciel qui vous envoie, dit la pauvre fille le visage rayonnant d'espérance, » Je ne crains point de me confier à vous.

Ils se séparèrent alors, Perdita pour faire ses préparatifs, Frank pour rêver aux moyens d’exécuter sa romanesque entreprise. A l’heure indiquée ils se trouvèrent exactement au rendez-vous. Notre héroïne, contre l’usage des belles fugitives des romans, avait un bagage suffisant pour son voyage. Les filles du capitaine, touchées d’une sympathie féminine , l'avaient gratifiée de temps en temps de présens d’habits et de linge, dont elle eut soin de les remercier par une lettre qu’elle laissa sur sa table, en y joignant une bague de prix. Quelques mots de reconnaissance, d'encouragement, d’invitation à la prudence furent échangés à voix basse entre les deux jeunes gens, tandis qu’ils se hâtaient de se rendre sur la plage où Stuart avait laissé son bateau. Quand il eut aidé Perdita à y monter, et que, poussant au large, il se trouva sur l’élément où il se regardait comme chez soi, il sentit toute la valeur du dépôt que cette belle et jeune créature confiait à son honneur. Jamais aux jours de la chevalerie on ne vit un dévouement aussi pur, aussi noble, que celui de notre héros. Il avait à peine vingt ans, l'âge des entreprises hardies et de la confiance en soi-même. Combien hélas ! cette hardiesse généreuse n’est-elle pas promptement refroidie par les désappoinltemens, et cette confiance par l'humiliante expérience de la faiblesse humaine !

Stuart n’avait confié son dessein à aucun de ses camarades, il fut donc obligé d’aborder le bâtiment et d’y monter avec le moins de bruit possible. A peine avait-il eu le temps de cacher Perdita parmi des balles de tabac dans le coin le plus obscur du fond de la cale, que l'appel général se fit entendre. Il fut des premiers sur le pont ; en un instant tout fut en mouvement, les voiles furent hissées, l'ancre levée ; ils allaient s'éloigner du port, quand un signal du rivage les arrêta, et l'on vit un bateau monté par plusieurs hommes approcher du Hazard.

Ces hommes étaient le maître de Perdita, un shériff et sa suite. Ils procédèrent en vertu d*un mandat des magistrats d’Oxford à la visite du bâtiment. Le vieux capitaine affirmait en écumant de rage, que la jeune fille qu’il réclamait avait été vue la veille en conversation avec un égrillard que l'on savait appartenir à l’équipage du Hazard, il jurait ses grands dieux qu' il aurait la fugitive morte ou vive, et que son complice subirait un châtiment proportionné à son audace. Se voir trompé pour la seconde fois, jeta le vieux despote dans une fureur qui ne connaissait aucunes bornes, et il usa dans toute leur étendue des droits qu’il avait acquis sur la malheureuse enfant. Le capitaine du Hazard déclara que si quelqu'un de ses gens était trouvé coupable du fait allégué, il l'abandonnerait aux lois du pays, et pour montrer qu’il n’avait point trempé dans le complot, il permit non-seulement les recherches sur son bord, mais il les dirigea lui-même. Tous les officiers, tous les matelots furent interrogés, l'un après l'autre ; et pas un ne parut plus tranquille et plus précis dans ses réponses que Frank Stuart. Enfin, après avoir examiné chaque personne, fouillé, du moins à ce qu'ils croyaient, chaque place du bâtiment, les visiteurs furent forcés de se retirer, honteux et désappointés. Le Hazard poursuivit sa route. Frank demanda au capitaine la permission de suspendre un hamac à c6té de sa cabine, sous prétexte que l’humidité y pénétrait par une crevasse du pont. Cette demande raisonnable fut accordée sans difficultés ; et sitôt que la nuit eut fermé les yeux les plus vigilans, le jeune marin tira Perdita de la position où elle avait souffert toutes les gènes et toutes les terreurs que les esclaves africains endurent sur les vaisseaux qui les transportent de leur pays au nôtre. 11 l’enveloppa dans sa capote , et cachant ses riches tresses blondes sons son bonnet, il la conduisit en passant devant la porte ouverte de la chambre du capitaine, et tout près de ses compagnons endormis, jusquà son lit. « Vous êtes ici, » lui dit-il tout bas, « aussi en sûreté qu’un vaisseau dans le port ; » et après lui avoir donné un peu de pain et un verre de vin, il se jeta lui-même dans son hamac, l’esprit rempli de ces douces pensées que le ciel envole aux hommes vertueux pour les dédommager des peines de la journée par un sommeil paisible.

Le lendemain survint une tempête, une tempête que l'on cite encore comme la plus terrible qui ait jamais éclaté sur la baie de Chesapeake. Plusieurs passagers étaient à bord du Hazard, entre autres deux diacres qui allaient prendre les ordres sacrés dans la mère patrie. Vers la nuit l'orage redoubla de violence. En ce moment, où chaque coup de vent pouvait amener la mort, où le timide jetait des cris lamentables, où le brave restait immobile dans un désespoir silencieux ; l'activité infatigable, les inventions ingénieuses, la fermeté inaltérable de Frank, étaient les seules ressources humaines qui restassent à ses malheureux compagnons. Le capitaine, affaibli par l'âge, n'avait conservé que la présence d’esprit nécessaire pour apprécier la conduite habile du jeune Stuart ; il lui remit le commandement, et se retirant dans la cabine, il se mit en prières avec les ecclésiastiques.

Une ou deux fois Stuart quittant le pont, courut dire quelques mots d'encouragement à sa tremblante protégée ; puis il retourna à son devoir avec une nouvelle ardeur. Graces à la Providence et aux efforts de notre jeune héros, le Hazard résista à une tempête qui fournit aux matelots plus d’une histoire terrible pour les veillées de leur vieillesse. Frank devint l'objet de la reconnaissance des passagers. C’était à qui lui enverrait les meilleurs vins, les mets les plus délicats, les fruits les plus rares. Il crut fermement, d'après le penchant au merveilleux, naturel à sa profession, que le ciel avait envoyé l’orage uniquement pour disposer tous ces gens à le favoriser ainsi, et lui donner le moyen d'offrir à Perdita une nourriture convenable à sa délicatesse, « de la traiter, » disait-il , « aussi bien que la fille d’un roi le serait dans le palais de son père. »

Cependant il était dans de continuelles alarmes depuis le jour de la tempête. Le contre-maître, qu’il connaissait pour un de ces êtres médiocres qui rampent lâchement devant la force majeure, et ne peuvent voir sans dépit les succès de ceux qu’ils croient leurs égaux, ne lui pardonnait pas la supériorité accidentelle qu’il avait obtenue au moment du danger. Il cherchait constamment à le trouver en faute et à lui nuire dans l’esprit du commandant. La découverte du secret de Stuart par ce vil personnage, eut été un malheur sans remède. Peut-être la crainte de ce malheur donna-t-elle à la conduite du jeune marin quelque chose d’inquiet, de gêné, qui attira l’attention de son ennemi ; quoi qu’il en soit, ce dernier observait sans cesse Frank d’un œil soupçonneux et malveillant, et celui-ci, lorsqu’il s’en apercevait, fronçait le sourcil, mordait ses lèvres de manière à trahir la colère qu’il tâchait en vain de comprimer. Il avait été obligé de se confier à chacun des matelots, l’un après l’autre par divers accidens inévitables ; mais il avait obtenu de tous la promesse d’un silence inviolable, tant l’ascendant que son caractère décidé exerçait sur eux était puissant.

Cependant il ne permit à aucun de ses camarades de voir Perdita ni de lui adresser un seul mot ; mais dans la profonde obscurité de la nuit, quand les yeux vigilans du vieux capitaine et du contre-maître étaient fermés, il la conduisait sur le tillac pour y respirer un air pur et frais. Là elle lui donnait la seule récompense qui fut en son pouvoir, le plaisir d’entendre sa douce voix ; et Frank disait que les vents cessaient de murmurer dans les voiles pour l'écouter. En de certains momens, dans le silence absolu qui régnait autour d’eux, ces deux êtres portés doucement sur les vagues au milieu de l'immense Océan, se sentaient comme seuls dans l'univers.

En de tels instans, Frank éprouvait un désir irrésistible de connaître les événemens de la vie de cette Perdita, que le ciel, comme il en avait l'entière persuasion, avait confiée à ses soins. Il se hasarda une fois à traiter ce sujet qui touchait si intimement son cœur, en disant à la jeune fille : « Vous m’avez ordonné de vous nommer Perdita ; mais je n’aime point ce nom, il rappelle trop, à mon avis, ces romans emphatiques qui tournent la tête des jeunes filles et les portent à se lancer sans cartes ni boussoles à la recherche des mondes inconnus. » Il s’arrêta, hésita : il était évident qu’il avait pris un détour pour éviter d’avouer directement ce qu’il souhaitait. Enfin, après un court silence, il reprit ainsi : « Je m’entends mal à cacher mes pensées, il vaut mieux parler franchement. Ce n’est pas le nom auquel je trouve à redire, mais..., mais... je ne sais comment exprimer cela, sur ma foi ;... c’est que, il me semble, vous connaissez assez Frank Stuart pour lui confier votre nom véritable. »

La malheureuse fille baissa les yeux, et répondit qu’aucun nom ne pouvait lui convenir mieux que celui de Perdita.

« Alors, vous me refusez votre confiance ? »

« Ne parlez pas ainsi, mon noble, mon généreux ami, » s'écria-t-elle. « Moi, je n’aurais pas de confiance en vous ! Ne vous ai-je pas donné les plus fortes preuves de confiance ? Vous ne pouvez en douter, je vous confierais tout ce qui aurait rapport à moi seule ; mais mon nom, le nom de mon père, je m'en suis rendue indigne par ma folie, il ne m’appartient plus, et mon indiscrétion ne doit pas le flétrir. »

« Non , vous ne devez pas vous juger ainsi. Une brise légère ne suffit pas pour perdre un bon vaisseau, une seule folie de jeune fille ne peut ternir une bonne renommée. Une folie, » continua-t-il en reprenant indirectement son enquête, « si c’est une folie, elle est commune à tous tant que nous sommes. Plus d’un cœur intrépide, en voulant affronter le vent de l’amour , s’est vu entraîné par sa force. »

« Que dites-vous ? Comment avez-vous découvert ?... » s’écria Perdita très-alarmée.

Le caractère généreux de Frank dédaigna de s’emparer ainsi par surprise de la confiance de la jeune fille ; il abandonna sur-le-champ l’avantage qu’il venait de prendre sur elle. « Personne ne m’a rien appris. Je n’ai rien découvert, » dit-il, « j’ai seulement deviné, comme disent les Yankees. Mais séchez vos larmes, la mer n’a pas besoin d’un supplément d’eau salée. Croyez que Frank Stuart n’a pas asses de curiosité féminine, pour qu’il lui soit impossible de dormir tranquille sans connaître un secret. »

En dépit des mâles résolutions de Frank il ne put s’empêcher de manifester plus d’une fois sa vive curiosité sur le même sujet ; mais ses tentatives excitaient un chagrin qui paraissait si naturel et si profond, qu’il n’avait pas le courage de les continuer.

Cependant à mesure que le terme de leur course approchait , Stuart craignait de plus en plus que l’on ne découvrit sa protégée. La conséquence la moins fâcheuse de cette découverte eût été la perte de ses appointemens.

« Peu m’importe cela, » disait-il, « tant que j'aurai de la santé , de la jeunesse et que des bâtimens flotteront sur la mer, je ne saurais manquer de rien. » Mais ses camarades pouvaient perdre leur paie pour avoir gardé son secret et cette idée le troublait davantage ; toutefois il s’en consolait encore en pensant que la bourse de ces braves gens serait bientôt vide après qu'ils auraient débarqué, tandis que le souvenir d'une bonne action, trésor qui ne pouvait s'acheter avec de l’or, leur resterait toute leur vie.

Mais il avait une seule crainte contre laquelle sa philosophie ne lui fournissait aucun antidote. Il était sûr, d’après le caractère de son capitaine, qu’il croirait de son devoir ou qu’il aurait la volonté de rendre la fugitive à son premier maître du Maryland s’il la découvrait sur son bâtiment. Malgré son peu d’expérience , Frank savait que pour bien des gens le devoir est un terme synonyme de la volonté. Il n’oubliait donc aucune précaution, aucun soin pour éviter tout ce qui aurait pu amener la découverte de son secret. Rien n’égalait à cet égard sa vigilance ingénieuse. Mais hélas ! le plus agile n'obtient pas toujours le prix de la course, la victoire n’est pas toujours au plus fort.

Un soir le vent s’éleva tout à coup, et l’on eut besoin d’un cordage que le contre-maître se rappela avoir rangé lui-même en bas ; Frank offrit avec empressement d’aller le chercher ; mais le contre-maître prétendit que lui seul pouvait le trouver, et prenant une lanterne se prépara à descendre. Frank le suivit tremblant, saisi d’effroi. Il se trouva depuis dans vingt combats désespérés ; mais il a toujours affirmé qu’il ne se sentit jamais aussi semblable à un poltron qu’en ce moment. L’humeur irritable du contre-maître avait été excitée par l'obstination avec laquelle le jeune homme avait persisté dans l’offre d’aller quérir le cordage ; et lorsqu'en se retournant il le vit sur ses talons, il lui demanda aigrement pourquoi il l’espionnait ainsi ? « Le roulis est très-fort, » répondit Frank d’une voix qu’il tâchait de rendre calme, « j’ai pensé que je pourrais vous être utile pour tenir la lanterne. » Cette attention inaccoutumée fit un bon effet sur le contre-maître , et bien qu’il répliqua qu’il était fait au roulis d’un bâtiment avant que Frank fût au monde, son ton était si sensiblement adouci, que ce dernier s’aventura à le suivre. Très-heureusement, et suivant les vœux de Frank, le contre-maître dirigea ses pas vers la partie du bâtiment opposée à celle où se trouvait Perdita : le jeune homme bénissait le ciel ; mais en retournant, son compagnon fit un léger circuit et vint passer entre le hamac de Frank et sa cabine. En cet instant, le cœur du pauvre garçon cessa de battre. Le bâtiment roulait de ce côté, et le contre-maître, en s’appuyant sur le lit pour s’empêcher de tomber, s’écria : « Au nom du ciel, quel insigne fainéant avons-nous là, tandis qu’on a besoin de tout le monde là haut ! » Alors levant la lanterne pour reconnaître le coupable supposé, il découvrit la jeune fille. Pendant quelques secondes il demeura muet de surprise ; mais bientôt se rappelant la recherche d’Oxford, la vérité tout entière se dévoila à ses yeux, et se retournant vers Frank en agitant son poing fermé devant son visage. « C’était donc vous, Stuart ? » dit-il, en renforçant son geste menaçant par un horrible jurement, « vous le paierez cher. » « Oui, » répliqua Frank en s'avançant hardiment, « oui, c'est moi, et j’en rends grâce à Dieu. » Alors baissant un rideau qu’il avait arrangé devant le lit de Perdita , il lui dit qu’elle n’avait rien à craindre.

« O Frank ! » s'écria-t-elle, « où vous êtes je ne crains rien. » Cette expression involontaire de sa confiance alla droit au cœur de son protecteur. Quel homme ne serait pas touché de voir une femme, surtout une femme jeune et belle se reposer entièrement sur lui pour sa sûreté ; et Frank était dans l’âge où la sensibilité l'emporte sur toutes les autres facultés. Il prit la résolution de défendre son trésor quoi qu’il pût lui arriver. Mais la déclaration de Perdita, en stimulant son zèle chevaleresque, avait en même temps éveillé la basse jalousie du contre-maître.

« Ainsi, ma jolie miss , » dit-il , « vous croyez n'avoir rien à craindre où se trouve ce garçon ? mais apprenez de moi qu'il n’est ni capitaine, ni contre-maître, et qu'il n'a point d’ordres à donner ici, quelles que soient les vanteries qu’il a pu employer pour vous en faire accroire. Je lui prouverai cette nuit même qu'il doit obéir et non commander. » « Comment me le prouverez-vous ? » demanda Stuart d une voix qu’il s’efforçait de contenir et qui ressemblait au grognement d’un dogue prêt à s’élancer sur sa victime.

« Je vous le prouverai, mon garçon , en contant l'histoire de votre marchandise de contrebande au commandant. Voilà une jolie affaire conduite à la barbe de vos chefs ; cela équivaut à une rébellion ; car je parie que tout l’équipage est ligué avec vous. »

Stuart se rendit maître de sa colère, et descendit même jusqu'à justifier sa conduite. Il représenta au contre-maître qu’il ne gagnerait rien en divulguant son secret. Il peignit dans les termes les plus éloquens l’oppression, les souffrances qu’avait déjà endurées la pauvre fille ; il dit combien il serait cruel de la frustrer de ses espérances au moment où elles allaient se réaliser, puisqu'ils devaient arriver sous vingt-quatre heures à Cowes. 11 s’adressa à l’humanité, à la générosité, à la pitié de l’homme qui tenait sa destinée entre ses mains ; il ne le trouva accessible sur aucun point. Le sot orgueil d’avoir découvert un secret important, le plaisir d’humilier celui dont il enviait le mérite, l'emportèrent sur tous les bons sentimens du oontre-maître ; il se détourna en disant avec une joie insultante : «Je vais à l'instant faire mon devoir. »

« Arrêtez, » cria Frank en saisissant son bras avec une force qui menaçait de le briser. « Ecoutez-moi ! je jure par le dieu qui nous a créés, que si vous osez par un mot, un geste, un regard divulguer ce que vous venez de découvrir, vous n'embarrasserez pas la terre un jour de plus ! un jour, que dis-je, pas une heure, pas un instant ! Je vous eu verrai au diable aussi vite qu'une balle atteint son but. Voyez » continua-t-il en ouvrant le rideau qu’il avait précédemment tiré sur Perdita. « Quelle malice infernale faudrait-il avoir pour nuire à cette innocente créature , sans appui, sans défense ! maintenant regardez-moi, au nom de Dieu, regardez-moi ! » reprit-il d’une voix qui dominait la tempête. « Vous verrez que je parle sérieusement, et que je vous tiendrai parole. » Le contre-maître n’avait nul besoin de s'en assurrer ; il tremblait de tous ses membres. Les passions qui enflammaient les regards de Frank et dilataient ses traits, firent sur le misérable l’effet d’un coup de foudre. Attéré, confondu, il cherchait à échapper à la main de fer qui le retenait , et n'osait lever les yeux. Sa terreur abjecte changea la colère de son adversaire en mépris ; il le poussa jusqu'en dehors de la porte, et revint rassurer Perdita, en lui disant qu’elle n'avait rien à craindre de cet infâme poltron.

L’emportement de Stuart l'avait bien plus effrayée que les menaces du contre-maître. Elle avait toujours vu son protecteur tranquille comme un ruisseau qui suit doucement sa course. Il venait de lui apparaître semblable à un torrent furieux, qu’aucune force humaine ne pouvait subjuguer. Des malheurs plus grands encore que ceux qu’elle avait soufferts, s’offraient à son imagination troublée. Le contre-maître, revenu de sa première terreur, pouvait communiquer sa découverte au commandant. Si le cas arrivait, la promesse solennelle de Frank, sa résolution inébranlable lui faisait redouter que son zèle généreux pour une infortunée ne le conduisît au crime. Celle horrible pensée la poursuivait. Quand tout fut calme dans le vaisseau, l'anxiété de la jeune fille augmenta. Chaque coup de vent semblait lui reprocher le péril dans lequel son défenseur se trouvait par sa faute. Torturée par Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/151 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/152 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/153 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/154 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/155 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/156 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/157 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/158 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/159 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/160 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/161 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/162 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/163 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/164 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/165 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/166 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/167 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/168 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/169 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/170 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/171 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/172 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/173 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/174 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/175 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/176 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/177 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/178 Page:Le Salmigondis tome 1 1835.djvu/179

Je l’ai vu la semaine dernière, entouré de ses petits-enfans, racontant un des dangers imminens auxquels la Providence l’a fait échapper, à un jeune garçon qu’il affectionne particulièrement, tandis que les doigts de rose de ses jolies petites-filles taillaient des voiles pour un vaisseau en miniature que le vieillard venait de terminer. Puisse-t-il jouir long-temps de ce bonheur intérieur qu’il a si bien mérité ! puisse la faveur du ciel l’accompagner jusqu’au terme de sa course !

Miss Sedgwick