Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu/12

Fragment d’une lettre à Maurice Schumann qui accompagnait cette « Théorie des sacrements »

Cher ami,

Vous trouverez là quelques réflexions sur les sacrements, dont quelques mots dits par vous au sujet de la communion m’ont fait penser qu’elles pouvaient n’être pas sans intérêt pour vous.

Je n’ai aucun droit, évidemment, à avoir une théorie des sacrements.

Mais par cette raison même, s’il y en a une qui par erreur se pose en moi, j’ai l’obligation de l’en faire sortir.

À d’autres de discerner ce que cela vaut et d’où cela vient.

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THÉORIE DES SACREMENTS

La nature humaine est ainsi agencée qu’un désir de l’âme, tant qu’il n’a pas passé à travers la chair au moyen d’actions, de mouvements, d’attitudes qui lui correspondent naturellement, n’a pas de réalité dans l’âme. Il n’y est que comme un fantôme. Il n’agit pas sur elle.

Sur cet agencement est fondée la possibilité d’un certain contrôle de soi au moyen de la volonté, par la liaison naturelle entre la volonté et les muscles.

Mais si l’exercice de la volonté peut, dans une mesure d’ailleurs limitée, empêcher l’âme de tomber dans le mal, il ne peut pas par lui-même augmenter dans l’âme la proportion du bien à l’égard du mal.

Si on n’a pas assez d’argent à son gré dans son portefeuille, il faut aller en chercher davantage dans une banque. Ce n’est pas chez soi qu’on le trouvera, puisqu’il y manque.

Le bien que nous n’avons pas en nous, nous ne pouvons pas, quelque effort de volonté que nous fassions, nous le procurer. Nous ne pouvons que le recevoir.

Nous le recevons infailliblement, à une seule condition. La condition est le désir. Mais non pas le désir d’un bien partiel.

Seul le désir dirigé directement sur le bien pur, parfait, total, absolu, peut mettre dans l’âme un peu plus de bien qu’il n’y en avait avant. Quand une âme se trouve dans cet état de désir, son progrès est proportionnel à l’intensité du désir et au temps.

Mais seuls les désirs réels agissent. Le désir de bien absolu, lui aussi, est efficace pour autant et seulement pour autant qu’il est réel.

Mais les mouvements et attitudes du corps ne pouvant avoir d’objets qu’ici-bas, comment pourrait-il y avoir pour ce désir passage dans l’état de réalité à travers la chair ?

Cela est impossible.

Là où il est certain qu’une chose indispensable au salut est impossible, il est certain qu’il existe réellement une possibilité surnaturelle.

Pour tout ce qui concerne le bien absolu et le contact avec lui, la preuve par la perfection (parfois faussement nommée preuve ontologique) est non seulement valable, mais la seule valable. Cela résulte immédiatement de la notion même de bien. Elle est au bien ce qu’est à la nécessité la démonstration géométrique.

Pour que le désir de bien absolu passe à travers la chair, il faut qu’un objet d’ici-bas soit par rapport à la chair le bien absolu, à titre de signe et par convention.

Qu’il soit le bien absolu par rapport à la chair, cela ne veut pas dire qu’il est un bien de la chair. Il est par rapport à la chair le bien absolu de l’esprit.

Une convention relative aux choses d’ici-bas peut être conclue et ratifiée entre hommes, ou entre un homme et lui-même.

Une convention relative au bien absolu ne peut être ratifiée que par Dieu.

(Cette idée de ratification divine est, dans le canon de la messe, ce qui précède immédiatement la Consécration.)

Une ratification divine implique nécessairement une révélation directe de Dieu, et peut-être même implique-t-elle nécessairement l’Incarnation.

Seules peuvent être signes de Dieu les choses qui ont été établies comme telles par Dieu.

Par une convention établie par Dieu entre Dieu et les hommes, un morceau de pain signifie la personne du Christ. Dès lors, du fait qu’une convention ratifiée par Dieu est infiniment plus réelle que la matière, sa réalité de pain, tout en demeurant, devient simple apparence relativement à la réalité infiniment plus réelle que constitue sa signification.

Dans les conventions établies entre hommes, la signification d’une chose a moins de réalité que la matière qui la compose. Dans une convention établie par Dieu, c’est le contraire. Mais la signification divine l’emporte infiniment plus en degré de réalité sur la matière que ne fait la matière sur la signification humaine.

Si on croit que le contact avec le morceau de pain est un contact avec Dieu, en ce cas, dans le contact avec le pain, le désir de contact avec Dieu, qui était seulement une velléité, passe par l’épreuve du réel.

De ce fait même, et parce que, dans ce domaine, désirer est l’unique condition pour recevoir, il y a entre l’âme et Dieu un contact réel.

Dans les choses d’ici-bas, la croyance est productrice d’illusion. C’est seulement à l’égard des choses divines et au moment où une âme a son désir et son attention tournés vers Dieu que la croyance a pour vertu de produire du réel, et cela par l’effet du désir. La croyance productrice de réalité a pour nom la foi.

La grâce est à la fois ce qui nous est le plus extérieur et le plus intérieur. Le bien ne nous vient pas du dehors, mais il ne pénètre en nous que le bien auquel nous consentons. Le consentement n’est réel qu’au moment où la chair le rend tel par un geste.

Nous ne pouvons nous transformer nous-mêmes, nous ne pouvons qu’être transformés, mais nous ne pouvons l’être que si nous voulons bien. Un morceau de matière n’a pas la vertu de nous transformer. Mais si nous croyons qu’il l’a par le vouloir de Dieu, et que pour ce motif nous le fassions entrer en nous, nous accomplissons réellement un acte d’accueil envers la transformation souhaitée, et de ce fait elle descend sur l’âme du haut du ciel. Par là le morceau de matière avait la vertu supposée.

Le sacrement est un arrangement qui correspond d’une manière irréprochable, parfaite, au double caractère de l’opération de la grâce, à la fois subie et consentie, et à la relation de la pensée humaine avec la chair.

Il y a une double condition pour cette vertu de la croyance dans le mécanisme surnaturel du sacrement.

Il faut que l’objet du désir ne soit pas autre chose que le bien unique, pur, parfait, total, absolu et inconcevable pour nous. Beaucoup de gens mettent le mot Dieu comme étiquette sur une conception qu’a fabriquée leur âme ou qu’a fournie le milieu environnant. Il y a beaucoup de conceptions de ce genre, qui ressemblent de plus ou moins près au vrai Dieu, mais que l’âme peut penser sans avoir en fait l’attention orientée hors de ce monde. En ce cas la pensée, quoique en apparence occupée de Dieu, continue à séjourner dans ce monde, et la croyance, selon la loi de ce monde, est fabricatrice d’illusion, non de vérité.

Cet état n’est pourtant pas sans espérance, car le nom de Dieu et celui du Christ ont par eux-mêmes une telle vertu qu’ils peuvent avec le temps en sortir l’âme et la tirer dans la vérité.

La seconde condition est que la croyance en une certaine identité entre le morceau de pain et Dieu ait pénétré l’être tout entier au point d’imprégner non pas l’intelligence, qui ne peut avoir là aucune part, mais tout le reste de l’âme, l’imagination, la sensibilité, presque la chair elle-même.

Quand ces deux conditions existent, et que l’approche du contact avec le pain est sur le point de soumettre le désir à l’épreuve du réel, il se passe réellement quelque chose dans l’âme.

Tant qu’un désir n’a pas de contact avec le réel, il ne se produit pas autour de lui un conflit dans l’âme. Par exemple si un homme désire sincèrement s’exposer à la mort comme soldat pour son pays, et s’il est dans l’impossibilité de commencer même aucune démarche pour y parvenir, si par exemple il est à demi paralysé, son désir ne sera pas combattu dans l’âme par la crainte de la mort.

Si un homme a la possibilité soit d’aller dans la bataille soit de s’y soustraire, s’il décide d’y aller, s’il fait des démarches en ce sens, s’il réussit, s’il est sous le feu, s’il est envoyé à une mission extrêmement périlleuse, s’il est tué ; il est presque certain qu’à un moment quelconque de cette marche au devoir, la crainte de la mort se lèvera dans l’âme et sera combattue. Le moment peut être situé à n’importe quel point de cette marche selon le tempérament et selon la nature de l’imagination. C’est seulement à l’approche de ce moment que le désir de s’exposer à la mort est devenu réel.

Il en est de même pour le désir du contact avec Dieu. Tant qu’il n’est pas encore réel, il laisse l’âme dans le repos.

Mais quand les conditions d’un véritable sacrement existent et que le sacrement va avoir lieu, l’âme se sépare.

Une partie de l’âme, qui peut sur le moment être imperceptible à la conscience, aspire au sacrement ; elle est la part de la vérité dans l’âme ; car « celui qui fait la vérité va à la lumière ».

Mais toute la partie médiocre de l’âme répugne au sacrement, le hait et le craint beaucoup plus que la chair d’un animal ne recule pour fuir la mort qui va le prendre. Car « quiconque fait des choses médiocres hait la lumière ».

Ainsi commence une séparation entre le bon grain et l’ivraie.

Le Christ a dit : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. » Et saint Paul : « La parole de Dieu est vivante et agissante et tranchante par-dessus tout glaive à double tranchant, et pénètre jusqu’à la séparation de l’âme et de l’esprit, de l’ossature et de la moelle, et discrimine les sentiments et les pensées du cœur. »

La communion est alors un passage à travers le feu, qui brûle et détruit une parcelle des impuretés de l’âme. La communion suivante en détruit encore une parcelle. La quantité du mal contenu dans une âme humaine est finie ; ce feu divin est inépuisable. Ainsi au bout de ce mécanisme, malgré les pires défaillances, à moins qu’il n’y ait trahison et refus délibéré du bien, ou que la mort ne survienne accidentellement avant la fin, le passage dans l’état de perfection est infaillible.

Plus est réel le désir de Dieu et par suite le contact avec Dieu à travers le sacrement, plus est violent le soulèvement de la partie médiocre de l’âme ; soulèvement comparable à la rétraction d’une chair vivante qu’on serait sur le point de mettre dans du feu. Il a selon les cas principalement couleur de répulsion, ou de haine, ou de peur.

Quand l’âme est dans un état où l’approche du sacrement est plus pénible que la marche vers la mort, elle est tout près d’un seuil au-delà duquel le martyre est facile.

Dans son effort désespéré pour survivre et pour échapper à la destruction par le feu, la partie médiocre de l’âme, avec une activité fébrile, invente des arguments. Elle les emprunte à n’importe quel arsenal, y compris la théologie et tous les avertissements sur les dangers des sacrements indignes.

À condition que ces pensées ne soient absolument pas écoutées par l’âme où elles surgissent, ce tumulte intérieur est infiniment heureux.

Plus est violent le mouvement intérieur de recul, de révolte et de crainte, plus il est certain que le sacrement va détruire beaucoup de mal dans l’âme et la transporter beaucoup plus près de la perfection.

« Le grain de sénevé est la plus petite des graines. »

L’atome imperceptible de bien pur logé dans l’âme par un mouvement de désir réel vers Dieu est cette graine. S’il n’est pas arraché par une trahison consentie, il en sortira infailliblement avec le temps des branches où se poseront les oiseaux du ciel.

Le Christ a dit (Marc, 4, 26) : « Le royaume de Dieu, c’est comme si un homme jette du grain dans la terre, puis dort et veille la nuit et le jour, et le grain germe et s’allonge sans que lui-même sache comment. Automatiquement la terre porte le fruit : d’abord l’herbe, puis l’épi, puis la plénitude du grain dans l’épi. Et quand elle a fourni le grain, il envoie la faux, parce que la moisson est là. »

Quand l’âme a une fois franchi un seuil par un contact réel avec le bien pur — ce dont le tumulte intérieur devant le sacrement est peut-être un signe certain — il n’est plus rien demandé d’elle sinon de l’attente immobile.

L’attente immobile, cela ne veut pas dire l’absence d’activité extérieure. L’activité extérieure, pour autant qu’elle est rigoureusement imposée par les obligations humaines ou par des commandements particuliers de Dieu, est une partie de cette immobilité de l’âme ; rester en deçà ou aller au-delà dérange également l’attitude d’attente immobile.

Une activité exactement égale à ce qui est commandé est une condition pour l’attente de l’âme, comme, chez un enfant qui étudie, l’immobilité du corps est une condition pour l’attention.

Mais, comme l’immobilité physique est autre chose que l’attention, est par elle-même sans efficacité, de même les actes prescrits pour l’âme parvenue dans cet état.

De même que l’homme vraiment attentif n’a pas besoin de se contraindre à l’immobilité pour provoquer en soi l’attention, mais au contraire, dès que sa pensée s’applique à un problème, suspend naturellement, automatiquement les mouvements qui la gêneraient, de même les actes prescrits découlent automatiquement d’une âme en état d’attente immobile.

Tant que la perfection est loin, ils sont fréquemment mélangés de peine, de douleur, de fatigue, d’une apparence de lutte intérieure, de défaillances souvent graves ; mais pourtant, tant qu’il n’y a pas eu dans l’âme trahison consentie, il y a dans leur accomplissement quelque chose d’irrésistible.

L’homme ne peut se dispenser des actes prescrits, mais ce n’est pas pour autant qu’il agit qu’il est susceptible d’être aimé par Dieu.

« Qui de vous, ayant un esclave qui laboure ou garde les bêtes, quand il revient des champs lui dira : « Viens vite et étends-toi pour manger » ? Ne dira-t-il pas : « Prépare mon repas, ceins-toi, sers-moi à manger et à boire, et après cela tu mangeras et tu boiras toi-même » ? Et aura-t-il aucune gratitude pour l’esclave parce qu’il a exécuté ses ordres ? De même vous, quand vous aurez fait tout ce qui vous est prescrit, dites : « Nous sommes des esclaves sans valeur ; ce à quoi nous étions obligés, nous l’avons fait. » (Luc, 17, 7.)

L’esclave qui reçoit l’amour, la gratitude et jusqu’au service de son maître n’est pas celui qui laboure et fait la moisson. C’en est un autre.

Non pas qu’il y ait à choisir entre deux manières de servir Dieu. Ces deux esclaves représentent la même âme sous deux relations différentes, ou encore deux parties inséparables de la même âme.

L’esclave qui sera aimé est celui qui se tient, debout et immobile près de la porte, en état de veille, d’attente, d’attention, de désir, pour ouvrir dès qu’il entendra frapper.

Ni la fatigue, ni la faim, ni les sollicitations, les invitations amicales, les injures, les coups ou les railleries de ses camarades, ni les rumeurs qui peuvent circuler autour de lui, selon lesquelles son maître serait mort, ou encore irrité contre lui et résolu à lui faire du mal, rien ne dérangera si peu que ce soit son immobilité attentive.

« Vous, soyez semblables à des hommes qui attendent leur maître à son retour d’une noce, afin que, lorsqu’il arrivera et frappera, ils puissent aussitôt lui ouvrir. Heureux ces esclaves, qu’à son arrivée le maître trouvera éveillés. En vérité, je vous le dis, lui, il se ceindra, et eux, il les fera étendre devant sa table, et il passera devant eux pour les servir. »

L’état d’attente ainsi récompensé est ce qu’on nomme d’ordinaire patience.

Mais le mot grec, ὺπομονή, est infiniment plus beau et chargé d’une signification différente.

Il désigne un homme qui attend sans bouger, en dépit de tous les coups par lesquels on essaie de le faire bouger.

χαρποφοροῦσιν ἐν ὑπομονῇ

« Ils porteront des fruits dans l’attente. »