Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu/11

Pour être en cas d’extrême malheur cloué sur la croix même du Christ, il faut porter en son âme, au moment où le malheur survient, non pas seulement la graine divine, mais l’arbre de vie déjà formé.

Autrement, on a le choix entre les croix qui étaient de part et d’autre de celle du Christ.

On ressemble au mauvais larron quand on cherche une consolation dans le mépris et la haine des compagnons d’infortune. C’est là l’effet le plus commun du véritable malheur. C’était le cas dans l’esclavage à Rome. Ceux qui s’étonnent quand ils aperçoivent un tel état d’esprit chez les malheureux y tomberaient presque tous eux-mêmes si le malheur les touchait.

Pour ressembler au bon larron, il suffit de se rendre compte que, dans quelque degré de malheur qu’on soit plongé, on a mérité au moins cela. Car avant d’être réduit à l’impuissance par le malheur, on s’est certainement rendu complice par lâcheté, inertie, indifférence ou ignorance coupable, de crimes qui ont mis d’autres êtres dans un malheur au moins aussi grand. Sans doute on ne pouvait généralement pas empêcher ces crimes, mais on pouvait dire qu’on les blâmait. On a omis de le faire, ou même on les a approuvés, ou du moins on a laissé dire autour de soi qu’on les approuvait. Le malheur qu’on subit n’est pas en stricte justice un châtiment trop grand pour cette complicité. On n’a pas le droit d’avoir compassion de soi-même. On sait qu’au moins une fois un être parfaitement innocent a souffert un malheur pire ; il vaut mieux diriger la compassion vers lui à travers les siècles.

Chacun peut et doit se dire cela, car il y a des choses tellement atroces dans nos institutions et nos mœurs que nul ne peut légitimement se croire absous de cette complicité diffuse. Certainement chacun s’est rendu coupable au moins d’indifférence criminelle.

Mais en plus chaque homme a le droit de désirer avoir part à la Croix même du Christ. Nous avons un droit illimité de demander à Dieu tout ce qui est bien. Ce n’est pas dans de telles demandes qu’il convient d’être humble ou modéré.

Il ne faut pas désirer le malheur ; cela est contre nature ; c’est une perversion ; et surtout le malheur est par essence ce qu’on subit malgré soi. Si on n’est pas plongé dedans, on peut seulement désirer qu’au cas où il surviendrait il constitue une participation à la Croix du Christ.

Mais ce qui est en fait perpétuellement présent, ce que par suite il est toujours permis d’aimer, c’est la possibilité du malheur. Les trois faces de notre être y sont toujours exposées. Notre chair est fragile ; n’importe quel morceau de matière en mouvement peut la percer, la déchirer, l’écraser ou encore fausser pour toujours un des rouages intérieurs. Notre âme est vulnérable, sujette à des dépressions sans causes, pitoyablement dépendante de toutes sortes de choses et d’êtres eux-mêmes fragiles ou capricieux. Notre personne sociale, dont dépend presque le sentiment de notre existence, est constamment et entièrement exposée à tous les hasards. Le centre même de notre être est lié à ces trois choses par des fibres telles qu’il en sent toutes les blessures un peu graves jusqu’à saigner lui-même. Surtout tout ce qui diminue ou détruit notre prestige social, notre droit à la considération, semble altérer ou abolir notre essence elle-même, tant nous avons pour substance l’illusion.

Cette fragilité presque infinie, on n’y pense pas quand tout va à peu près bien. Mais rien ne force à ne pas y penser. On peut continuellement la regarder, et continuellement en remercier Dieu. Non seulement remercier pour la fragilité elle-même, mais aussi pour cette faiblesse Plus intime qui transporte cette fragilité au centre même de l’être. Car c’est cette faiblesse qui rend possible, éventuellement, l’opération qui nous clouerait au centre même de la Croix.

Nous pouvons penser à cette fragilité, avec amour et reconnaissance, à l’occasion de n’importe quelle souffrance grande ou petite. Nous pouvons y penser dans les moments à peu près indifférents. Nous pouvons y penser à l’occasion de toutes les joies. On ne le devrait pas si cette pensée était de nature à troubler ou à diminuer la joie. Mais il n’en est pas ainsi. La joie en devient seulement d’une douceur plus pénétrante et plus poignante, comme la fragilité des fleurs de cerisiers en accroît la beauté.

Si l’on dispose ainsi la pensée, au bout d’un certain temps la Croix du Christ doit devenir la substance même de la vie. C’est cela sans doute que le Christ a voulu dire quand il conseillait à ses amis de porter chaque jour leur croix, et non pas, comme on semble croire aujourd’hui, la simple résignation aux petits ennuis de chaque jour, que l’on nomme parfois des croix, par un abus de langage presque sacrilège. Il n’y a qu’une croix, c’est la totalité de la nécessité qui emplit l’infinité du temps et de l’espace, et qui peut, en certaines circonstances, se concentrer sur l’atome qu’est chacun de nous et le pulvériser totalement. Porter sa croix, c’est porter la connaissance qu’on est entièrement soumis à cette nécessité aveugle, dans toutes les parties de l’être, sauf un point si secret de l’âme que la conscience ne l’atteint pas. Si cruellement qu’un homme souffre, si une partie de son être est intacte, et s’il n’a pas pleinement conscience qu’elle a échappé par hasard et reste à tout moment exposée aux coups du hasard, il n’a aucune part à la Croix. Il en est ainsi surtout si la partie de l’être demeurée intacte, ou du moins plus ou moins épargnée, est la partie sociale. C’est pourquoi la maladie est d’un usage nul si l’esprit de pauvreté, dans sa perfection, ne s’y ajoute pas. Un homme parfaitement heureux peut en même temps pleinement jouir du bonheur et porter sa croix, s’il a réellement, concrètement et à tout moment la connaissance de la possibilité du malheur.

Mais il ne suffit pas de connaître cette possibilité, il faut l’aimer. Il faut aimer tendrement la dureté de cette nécessité qui est comme une médaille à double face, la face tournée vers nous étant domination, la face tournée vers Dieu étant obéissance. Il faut la serrer dans nos bras, même si elle nous présente ses pointes et qu’en l’étreignant nous les fassions entrer dans notre chair. Quiconque aime est heureux, dans l’absence, de serrer jusqu’à le faire pénétrer dans la chair un objet appartenant à l’être aimé. Nous savons que cet univers est un objet appartenant à Dieu. Nous devons remercier Dieu du fond du cœur de nous avoir donné pour souveraine absolue la nécessité, son esclave insensée, aveugle et parfaitement obéissante. Elle nous mène avec le fouet. Mais étant soumis ici-bas à sa tyrannie, il suffit que nous choisissions Dieu pour notre trésor, que nous mettions en Dieu notre cœur ; et dès maintenant nous verrons l’autre face de cette tyrannie, la face qui est pure obéissance. Nous sommes les esclaves de la nécessité, mais nous sommes aussi les fils de son Maître. Quoi qu’elle nous ordonne, nous devons aimer le spectacle de sa docilité, nous qui sommes les enfants de la maison. Toutes les fois qu’elle ne fait pas ce que nous voulons, qu’elle nous force à subir ce que nous ne voulons pas, il nous est donné par l’amour de passer à travers elle et de voir la face d’obéissance qu’elle montre à Dieu. Heureux ceux qui ont souvent cette précieuse occasion.

La douleur physique intense et longue à cet unique avantage, que notre sensibilité est faite de manière à ne pas pouvoir l’accepter. Nous pouvons nous habituer, nous complaire, nous adapter à n’importe quoi sauf à cela, et nous nous adaptons pour avoir l’illusion de la puissance, pour croire que nous commandons. Nous jouons à nous imaginer que nous avons choisi ce qui nous est imposé. Quand un être humain est transformé à ses propres yeux en une sorte de bête à peu près paralysée et tout à fait répugnante, il ne peut plus avoir cette illusion. C’est mieux encore si cette transformation s’est accomplie par la volonté des hommes, par l’effet d’une réprobation sociale, à condition que ce soit un acte d’oppression en quelque sorte anonyme et non pas une persécution honorable. La partie charnelle de notre âme n’est sensible à la nécessité que comme contrainte, et n’est sensible à la contrainte que comme douleur physique. C’est la même vérité qui pénètre dans la sensibilité charnelle par la douleur physique, dans l’intelligence par la démonstration mathématique, et dans la faculté d’amour par la beauté. Aussi Job, une fois le voile de chair déchiré par le malheur, voit-il à nu la beauté du monde. La beauté du monde apparaît quand on reconnaît la nécessité comme substance de l’univers, et l’obéissance à un Amour parfaitement sage comme substance de la nécessité. Cet univers dont nous sommes un fragment n’a pas d’autre être que d’être obéissant.

La joie sensible a une vertu analogue à celle de la douleur physique quand elle est si vive, si pure, quand elle dépasse tellement l’attente, que nous nous reconnaissons aussitôt incapables de nous procurer nous-mêmes rien de semblable ou de nous en assurer la possession. De telles joies ont toujours la beauté pour essence. La joie pure et la douleur pure sont deux aspects de la même vérité infiniment précieuse. Heureusement, car grâce à cela on a le droit de souhaiter à ceux qu’on aime la joie plutôt que la douleur.

La Trinité et la Croix sont les deux pôles du christianisme, les deux vérités essentielles, l’une joie par faite, l’autre parfait malheur. La connaissance de l’une et de l’autre et de leur mystérieuse unité est indispensable, mais ici-bas nous sommes placés par la condition humaine infiniment loin de la Trinité, au pied même de la Croix. La Croix est notre patrie.

La connaissance du malheur est la clef du christianisme. Mais cette connaissance est impossible. Il est impossible de connaître le malheur sans l’avoir traversé. Car la pensée répugne tellement au malheur qu’elle est aussi incapable de se porter volontairement à le concevoir qu’un animal, sauf exception, est incapable de suicide. Elle ne le connaît que par contrainte. Il est impossible de croire sans y être contraint par l’expérience que tout ce qu’on a dans l’âme, toutes les pensées, tous les sentiments, toutes les attitudes à l’égard des idées, des hommes et de l’univers, et surtout l’attitude la plus intime de l’être envers lui-même, tout cela est entièrement à la merci des circonstances. Même si on le reconnaît théoriquement, ce qui est déjà très rare, on ne le croit pas avec toute l’âme. Le croire avec toute l’âme, c’est cela que le Christ appelait non pas, comme on traduit d’ordinaire, renoncement ou abnégation, mais se nier soi-même, et c’est la condition pour mériter d’être son disciple. Mais quand on est dans le malheur ou qu’on l’a traversé, on ne croit pas davantage à cette vérité, on pourrait presque dire qu’on y croit encore moins. Car la pensée ne peut jamais vraiment être contrainte, elle a toujours licence de se dérober par le mensonge. La pensée placée par la contrainte des circonstances en face du malheur fuit dans le mensonge avec la promptitude de l’animal menacé de mort et devant qui s’ouvre un refuge. Parfois, dans sa terreur, elle s’enfonce dans le mensonge très profondément ; aussi arrive-t-il souvent que ceux qui sont ou qui ont été dans le malheur aient contracté le mensonge comme un vice, au point quelquefois d’avoir perdu en toute chose jusqu’au sens même de la vérité. On a tort de les en blâmer. Le mensonge est tellement lié au malheur que le Christ a vaincu le monde du seul fait qu’étant la Vérité, il est resté la Vérité jusqu’au fond même de l’extrême malheur. La pensée est contrainte de fuir l’aspect du malheur par un instinct de conservation infiniment plus essentiel à notre être que celui qui nous écarte de la mort charnelle ; il est relativement facile de s’exposer à celle-ci quand, par l’effet des circonstances ou les jeux de l’imagination, elle ne se présente pas sous l’aspect du malheur. On ne peut regarder le malheur en face et de tout près avec une attention soutenue que si on accepte la mort de l’âme par amour de la vérité. C’est cette mort de l’âme dont parle Platon quand il disait « philosopher, c’est apprendre à mourir », qui était symbolisée dans les initiations des mystères antiques, qui est représentée par le baptême. Il ne s’agit pas en réalité pour l’âme de mourir, mais simplement de reconnaître la vérité qu’elle est une chose morte, une chose analogue à la matière. Elle n’a pas à devenir de l’eau ; elle est de l’eau ; ce que nous croyons être notre moi est un produit aussi fugitif et aussi automatique des circonstances extérieures que la forme d’une vague de la mer.

Il faut seulement savoir cela, le savoir jusqu’au fond de soi-même. Mais Dieu seul a cette connaissance de l’homme, et ici-bas ceux qui ont été engendrés d’en haut. Car on ne peut pas accepter cette mort de l’âme si on n’a pas en plus de la vie illusoire de l’âme une autre vie ; si on n’a pas son trésor et son cœur hors de soi ; non seulement hors de sa personne, mais hors de toutes ses pensées, hors de tous ses sentiments, au-delà de tout ce qui est connaissable, aux mains de notre Père qui est dans le secret. Ceux qui sont ainsi, on peut dire qu’ils ont été engendrés à partir de l’eau et de l’Esprit. Car ils ne sont plus autre chose qu’une double obéissance, d’une part à la nécessité mécanique où ils sont pris du fait de leur condition terrestre, d’autre part à l’inspiration divine. Il n’y a plus rien en eux qu’on puisse appeler leur volonté propre, leur personne, leur moi. Ils ne sont plus autre chose qu’une certaine intersection de la nature et de Dieu. Cette intersection, c’est le nom dont Dieu les a nommés de toute éternité, c’est leur vocation. Dans l’ancien baptême par immersion, l’homme disparaissait sous l’eau ; c’est se nier soi-même, avouer qu’on est seulement un fragment de la matière inerte dont est faite la création. Il ne reparaissait que soulevé par un mouvement ascendant plus fort que la pesanteur, image de l’amour divin dans l’homme. Le symbole qu’enferme le baptême, c’est l’état de perfection. La promesse liée au baptême est celle de désirer et demander à Dieu cet état, perpétuellement, inlassablement, aussi longtemps qu’on ne l’a pas obtenu, comme un enfant affamé ne se lasse pas de demander à son père du pain. Mais à quoi engage une telle promesse, on ne peut pas le savoir tant qu’on n’a pas été en présence de la face terrible du malheur. En ce lieu seulement, face à face avec le malheur, peut être contracté l’engagement véritable, par un contact plus secret, plus mystérieux, plus miraculeux encore qu’un sacrement.

La connaissance du malheur étant naturellement impossible aussi bien à ceux qui l’ont qu’à ceux qui ne l’ont pas éprouvé, elle est également possible aux uns et aux autres par faveur surnaturelle. Autrement le Christ n’aurait pas épargné le malheur à celui qu’il chérissait par-dessus tous, après lui avoir promis qu’il le ferait boire dans sa coupe. Dans les deux cas, la connaissance du malheur est une chose bien plus miraculeuse que la marche sur les eaux.

Ceux que le Christ reconnaît comme ayant été ses bienfaiteurs, ce sont ceux dont la compassion reposait sur la connaissance du malheur. Les autres donnent capricieusement, irrégulièrement, ou au contraire trop régulièrement, par l’effet ou des habitudes imprimées par l’éducation, ou de la conformité aux conventions sociales, ou de l’orgueil, ou d’une pitié charnelle, ou du désir d’une bonne conscience, bref, par un mobile qui les concerne eux-mêmes. Ils sont hautains, ou prennent un air protecteur, ou expriment une pitié indiscrète, ou laissent sentir au malheureux qu’il est seulement à leurs yeux un exemplaire d’une certaine espèce de malheur. De toute manière leur don est une blessure. Et ils ont leur salaire ici-bas, car leur main gauche n’ignore pas ce qu’a donné leur main droite. Leur contact avec les malheureux ne peut se faire que dans le mensonge, car la vraie connaissance des malheureux implique celle du malheur. Ceux qui n’ont pas regardé la face du malheur ou ne sont pas prêts à le faire ne peuvent s’approcher des malheureux que protégés par le voile d’un mensonge ou d’une illusion. Si par hasard soudain dans le visage d’un malheureux la face du malheur apparaît, ils s’enfuient.

Le bienfaiteur du Christ, en présence d’un malheureux, ne sent aucune distance entre lui et soi-même ; il transporte en l’autre tout son être ; dès lors le mouvement d’apporter à manger est aussi instinctif, aussi immédiat, que celui de manger soi-même quand on a faim. Et il tombe presque aussitôt dans l’oubli, comme tombent dans l’oubli les repas des jours passés. Un tel homme ne songerait pas à dire qu’il s’occupe des malheureux pour le Seigneur ; cela lui paraîtrait aussi absurde que de dire qu’il mange pour le Seigneur. On mange parce qu’on ne peut pas s’en empêcher. Ceux que le Christ remerciera donnent comme ils mangent.

Ils donnent bien autre chose que de la nourriture, des vêtements ou des soins. En transportant leur être même dans celui qu’ils secourent, ils lui donnent pour un instant cette existence propre dont il est privé par le malheur. Le malheur est essentiellement destruction de la personnalité, passage dans l’anonymat. Comme le Christ s’est vidé de sa divinité par amour, le malheureux est vidé de son humanité par sa mauvaise fortune. Il n’a plus d’autre existence que cette mauvaise fortune elle-même. Aux yeux d’autrui et à ses propres yeux, il est entièrement défini par sa relation avec le malheur. Quelque chose en lui qui voudrait bien exister est continuellement rejeté dans le néant, comme si l’on frappait à coups redoublés sur la tête d’un homme qui se noie. Il est, selon les cas, un pauvre, un réfugié, un nègre, un malade, un repris de justice, ou toute autre chose de ce genre. Les mauvais traitements et les bienfaits dont il est l’objet sont pareillement dirigés vers le malheur dont il est un exemplaire parmi beaucoup d’autres. Ainsi mauvais traitements et bienfaits ont la même efficacité pour le maintenir de force dans l’anonymat et sont deux formes de la même offense.

Celui qui en voyant un malheureux transporte en lui son être fait naître en lui par amour, au moins pour un moment, une existence indépendante du malheur. Car bien que le malheur soit l’occasion de cette opération surnaturelle, il n’en est pas la cause. La cause est l’identité des êtres humains à travers toutes les distances apparentes que met entre eux le hasard de la fortune.

Transporter son être dans un malheureux, c’est assumer son malheur pour un moment, prendre volontairement ce dont l’essence même consiste à être imposé par contrainte et contre la volonté. C’est là une impossibilité. Le Christ seul l’a fait. Le Christ seul peut le faire, et les hommes dont le Christ occupe toute l’âme. Ceux-là, en transportant leur être propre dans le malheureux qu’ils secourent, mettent en lui, non pas réellement leur être propre, car ils n’en ont plus, mais le Christ lui-même.

L’aumône ainsi pratiquée est un sacrement, une opération surnaturelle par laquelle un homme habité par le Christ met réellement le Christ dans l’âme d’un malheureux. Le pain ainsi donné, s’il s’agit de pain, équivaut à une hostie. Ce n’est pas là un symbole ou une conjecture, mais une traduction littérale des paroles mêmes du Christ. Car il dit : « C’est à moi que vous l’avez fait. » Il est donc dans le malheureux affamé ou nu. Mais non pas par l’effet de la faim ou de la nudité, car le malheur par lui-même n’enferme aucun don d’en haut. Cela ne peut être que par l’opération du don. Que le Christ soit en celui qui donne d’une manière parfaitement pure, c’est évident ; qui donc pourrait être le bienfaiteur du Christ, sinon lui-même ? Il est d’ailleurs facile de comprendre que seule la présence du Christ dans une âme peut y mettre la vraie compassion. Mais l’Évangile nous révèle en plus que celui qui donne par véritable compassion donne le Christ lui-même. Le malheureux qui reçoit ce don miraculeux a le choix d’y consentir ou non.

Un malheureux, si le malheur est complet, est privé de tout rapport humain. Il n’y a pour lui que deux espèces de relations possibles avec les hommes, celles où il ne figure que comme une chose, qui sont aussi mécaniques que la relation entre deux gouttes d’eau voisines, et l’amour purement surnaturel. La région intermédiaire lui est interdite. Il n’y a place dans sa vie que pour l’eau et l’Esprit. Le malheur consenti, accepté, aimé, est vraiment un baptême.

C’est parce que le Christ est seul capable de compassion que pendant son séjour sur terre il n’en a pas obtenu. Étant en chair ici-bas, il n’habitait à l’intérieur de l’âme d’aucun de ceux qui l’entouraient ; dès lors nul ne pouvait avoir pitié de lui. La douleur l’a contraint à solliciter la compassion, et ses amis les plus proches la lui ont refusée. Ils l’ont laissé souffrir seul. Jean lui-même a dormi. Pierre avait été capable de marcher sur les eaux, mais il n’était pas capable d’avoir pitié de son maître tombé dans le malheur. Ils se sont réfugiés dans le sommeil pour ne plus le voir. Quand la Miséricorde elle-même devient malheur, où trouverait-elle du secours ? Il aurait fallu un autre Christ pour avoir pitié du Christ malheureux. Au cours des siècles suivants la compassion pour le malheur du Christ a été un des signes de la sainteté.

L’opération surnaturelle de l’aumône, contrairement à celle, par exemple, de la communion, n’exige pas une complète connaissance. Car ceux que le Christ remercie répondent : « Seigneur, quand donc ?… » Ils ne savaient pas qui ils avaient nourri. Rien même n’indique, d’une manière générale, qu’ils aient eu aucune connaissance du Christ. Ils ont pu l’avoir ou non. L’important est qu’ils aient été justes. Dès lors le Christ en eux s’est donné lui-même sous forme d’aumône. Heureux les mendiants, puisqu’il y a possibilité pour eux de recevoir peut-être une fois ou deux en leur vie une telle aumône.

Le malheur est vraiment au centre du christianisme. L’accomplissement de l’unique et double commandement « Aime Dieu », « Aime ton prochain », passe par le malheur. Car quant au premier, le Christ a dit « Nul ne va au Père sinon par moi. » Il a dit aussi « Comme Moïse a élevé le serpent dans le désert, de même il faut que le fils de l’homme soit élevé, afin que quiconque croit en lui possède la vie éternelle. » Le serpent est ce serpent d’airain qu’il suffisait de regarder pour être préservé des effets du venin. On ne peut donc aimer Dieu qu’en regardant la Croix. Et quant au prochain, le Christ a dit qui est le prochain envers qui l’amour est commandé. C’est ce corps nu, sanglant et évanoui qu’on aperçoit gisant sur la route. C’est d’abord le malheur qu’il nous est commandé d’aimer, le malheur de l’homme, le malheur de Dieu.

On reproche souvent au christianisme une complaisance morbide à l’égard de la souffrance, de la douleur. C’est une erreur. Dans le christianisme, il ne s’agit pas de la douleur et de la souffrance, qui sont des sensations, des états d’âme, où il est toujours possible de chercher une volupté perverse. Il s’agit de bien autre chose. Il s’agit du malheur. Le malheur n’est pas un état d’âme. C’est une pulvérisation de l’âme par la brutalité mécanique des circonstances. La transmutation d’un homme à ses propres yeux, de l’état humain à l’état d’un ver à demi écrasé qui s’agite sur le sol, n’est pas une opération où même un perverti puisse se complaire. Un sage, un héros, un saint non plus ne s’y complaisent pas. Le malheur est ce qui s’impose à un homme bien malgré lui. Il a pour essence et pour définition cette horreur, cette révolte de tout l’être chez celui dont il s’empare. C’est à cela même qu’il faut consentir par la vertu de l’amour surnaturel.

Consentir à l’existence de l’univers, c’est notre fonction ici-bas. Il ne suffit pas à Dieu de trouver sa création bonne. Il veut encore qu’elle-même se trouve bonne. À cela servent les âmes attachées à de minuscules fragments de ce monde. Telle est la destination du malheur, de nous permettre de penser que la création de Dieu est bonne. Car tant que les circonstances se jouent autour de nous en laissant notre être à peu près intact, ou seulement à demi entamé, nous croyons plus ou moins que notre volonté a créé le monde et le gouverne. Le malheur nous apprend tout d’un coup, à notre très grande surprise, qu’il n’en est rien. Si alors nous louons, c’est vraiment la création de Dieu que nous louons. Et où est la difficulté ? Nous savons bien que notre malheur ne diminue aucunement la gloire divine. Il ne nous empêche donc aucunement de bénir Dieu à cause de sa grande gloire.

Ainsi le malheur est le signe le plus sûr que Dieu veut être aimé de nous ; c’est le témoignage le plus précieux de sa tendresse. C’est tout autre chose qu’un châtiment paternel. Il serait plus juste de le comparer aux querelles tendres par lesquelles de jeunes fiancés s’assurent de la profondeur de leur amour. On n’a pas le courage de regarder la face du malheur ; autrement, au bout de quelque temps, on verrait que c’est le visage de l’amour ; comme Marie-Madeleine s’est aperçue que celui qu’elle prenait pour un jardinier était quelqu’un d’autre.

Les chrétiens voyant la place centrale du malheur dans leur foi, devraient pressentir que le malheur est en un sens l’essence même de la création. Être des créatures, ce n’est pas nécessairement être malheureux, mais c’est nécessairement être exposé au malheur. L’incréé seul est indestructible. On demande pourquoi Dieu permet le malheur, on pourrait aussi bien demander pourquoi Dieu a créé. Cela, il est vrai, on peut bien se le demander. Pourquoi Dieu a-t-il créé ? Il semble tellement évident que Dieu est plus grand que Dieu et la création ensemble. Du moins cela semble évident si l’on pense Dieu comme être. Mais on ne doit pas le penser ainsi. Dès qu’on pense Dieu comme amour on sent cette merveille de l’amour qui unit le Fils et le Père à la fois dans l’unité éternelle du Dieu unique et par-dessus la séparation de l’espace, du temps et de la Croix.

Dieu est amour et la nature est nécessité, mais cette nécessité, par l’obéissance, est un miroir de l’amour. De même Dieu est joie et la création est malheur, mais c’est un malheur resplendissant de la lumière de la joie. Le malheur enferme la vérité de notre condition. Ceux qui préfèrent apercevoir la vérité et mourir que vivre une existence longue et heureuse dans l’illusion verront seuls Dieu. Il faut vouloir aller vers la réalité ; alors, croyant trouver un cadavre, on rencontre un ange qui dit : « Il est ressuscité. »

La seule source de clarté assez lumineuse pour éclairer le malheur est la Croix du Christ. À n’importe quelle époque, dans n’importe quel pays, partout où il y a un malheur, la Croix du Christ en est la vérité. Tout homme qui aime la vérité au point de ne pas courir dans les profondeurs du mensonge pour fuir la face du malheur a part à la Croix du Christ, quelle que soit sa croyance. Si Dieu avait consenti à priver du Christ les hommes d’un pays et d’une époque déterminée, nous le reconnaîtrions à un signe certain, c’est que parmi eux il n’y aurait pas de malheur. Nous ne connaissons rien de pareil dans l’histoire. Partout où il y a le malheur, il y a la Croix, cachée, mais présente à quiconque choisit la vérité plutôt que le mensonge et l’amour plutôt que la haine. Le malheur sans la Croix, c’est l’enfer, et Dieu n’a pas mis l’enfer sur terre.

Réciproquement, les chrétiens si nombreux qui n’ont pas la force de reconnaître et d’adorer dans chaque malheur la Croix bienheureuse n’ont pas de part au Christ. Rien ne montre mieux la faiblesse de la foi que la facilité avec laquelle, même parmi les chrétiens, dès qu’on parle du malheur, on passe à côté du problème. Ce qu’on peut dire sur le péché originel, la volonté de Dieu, la Providence et ses plans mystérieux, que néanmoins on croit pouvoir essayer de deviner, les compensations futures de toute espèce dans ce monde et dans l’autre, tout cela ou bien dissimule la réalité du malheur ou bien reste sans efficacité. Le vrai malheur, une seule chose permet d’y consentir, c’est la contemplation de la Croix du Christ. Il n’y a rien d’autre. Cela suffit.

Une mère, une épouse, une fiancée, qui savent celui qu’elles aiment dans la détresse et ne peuvent ni le secourir ni le rejoindre voudraient au moins subir des souffrances équivalentes aux siennes pour être moins séparées de lui, pour être soulagées du fardeau si lourd de la compassion impuissante. Quiconque aime le Christ et se le représente sur la Croix doit éprouver un soulagement semblable dans l’atteinte du malheur.

En raison du lien essentiel entre la Croix et le malheur, un État n’a le droit de se séparer de toute religion que dans l’hypothèse absurde où il serait parvenu à supprimer le malheur. À plus forte raison n’en a-t-il pas le droit quand il fabrique lui-même des malheureux. La justice pénale coupée de toute espèce de lien avec Dieu a véritablement une couleur infernale. Non pas par les erreurs de jugement ou l’excès de sévérité, mais indépendamment de tout cela, en elle-même. Elle se salit au contact de toutes les souillures, et n’ayant rien pour les purifier elle devient elle-même si souillée que les pires criminels peuvent encore être dégradés par elle. Son contact est hideux pour quiconque a en soi quelque chose d’intègre et de sain ; ceux qui sont pourris trouvent même dans les peines qu’elle inflige une sorte de quiétude plus horrible encore. Rien n’est assez pur pour mettre de la pureté dans les lieux réservés aux crimes et aux peines sinon le Christ, lui qui fut un condamné de droit commun.

Mais comme c’est seulement la Croix qui est nécessaire aux États et non pas les complications du dogme, il est désastreux que la Croix et le dogme soient liés d’un lien si solide. Ce lien a enlevé le Christ à ses frères les criminels.

La notion de la nécessité comme matière commune de l’art, de la science et de toute espèce de travail est la porte par où le christianisme peut entrer dans la vie profane et la pénétrer de part en part. Car la Croix, c’est la nécessité elle-même mise en contact avec le plus bas et le plus haut de nous-mêmes, avec la sensibilité charnelle par l’évocation de la souffrance physique, avec l’amour surnaturel par la présence de Dieu. Par suite toute la variété des contacts que peuvent avoir avec la nécessité les parties intermédiaires de notre être y est impliquée.

Il n’y a, il ne peut y avoir, dans quelque domaine que ce soit, aucune activité humaine qui n’ait pour suprême et secrète vérité la Croix du Christ. Aucune ne peut être séparée de la Croix du Christ sans pourrir ou se dessécher comme un sarment coupé. Nous voyons cela se passer sous nos yeux, aujourd’hui, sans le comprendre, et nous nous demandons où gît notre mal. Les chrétiens comprennent moins encore que les autres, car, sachant que ces activités sont historiquement bien antérieures au Christ, ils ne peuvent se rendre compte que la foi chrétienne en est la sève.

Si nous comprenions que la foi chrétienne, sous des voiles qui en laissent passer la clarté, porte des fleurs et des fruits en tous les temps et tous les lieux où il se trouve des hommes qui n’ont pas la haine de la lumière, cette difficulté ne nous arrêterait pas.

Depuis l’aube des temps historiques, jamais, sauf pendant une certaine période de l’Empire romain, le Christ n’a été aussi absent que maintenant. Les anciens auraient jugé monstrueuse cette séparation de la religion et de la vie sociale que même la plupart des chrétiens aujourd’hui trouvent naturelle.

Il faut que le christianisme fasse partout couler sa sève dans la vie sociale ; mais il est fait néanmoins avant tout pour l’être seul. Le Père est dans le secret, et il n’y a pas de secret plus inviolable que le malheur.

Il y a une question qui n’a absolument aucune signification, et bien entendu aucune réponse, que normalement nous ne posons jamais mais que dans le malheur l’âme ne peut pas s’empêcher de crier sans cesse avec la monotone continuité d’un gémissement. Cette question c’est : pourquoi ? Pourquoi les choses sont-elles ainsi ? Le malheureux le demande naïvement aux hommes, aux choses, à Dieu, même s’il n’y croit pas, à n’importe quoi. Pourquoi faut-il précisément qu’il n’ait pas de quoi manger, ou qu’il soit épuisé de fatigue et de traitements brutaux, ou qu’il doive prochainement être fusillé, ou qu’il soit malade, ou qu’il soit en prison ? Si on lui explique les causes de la situation où il se trouve, ce qui d’ailleurs est rarement possible à cause de la complication des mécanismes qui interviennent, ce ne sera pas pour lui une réponse. Car sa question, pourquoi, ne signifie pas : par quelle cause, mais : à quelle fin ? Et bien entendu on ne peut pas lui indiquer de fins. À moins d’en fabriquer de fictives, mais cette fabrication n’est pas une bonne chose.

Le singulier, c’est que le malheur d’autrui, sauf quelquefois, non pas toujours, celui d’êtres très proches, ne provoque pas cette question. Tout au plus on la pose une fois distraitement. Mais celui qui entre dans le malheur, cette question s’installe en lui et ne s’arrête plus de crier. Pourquoi. Pourquoi. Pourquoi. Le Christ lui-même l’a posée. « Pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Le pourquoi du malheureux ne comporte aucune réponse, parce que nous vivons dans la nécessité et non dans la finalité. S’il y avait de la finalité dans ce monde, le lieu du bien ne serait pas l’autre monde. Chaque fois que nous demandons la finalité au monde, il la refuse. Mais pour savoir qu’il la refuse, il faut la demander.

C’est seulement le malheur qui nous oblige à la demander, et aussi la beauté, car le beau nous donne si vivement le sentiment de la présence d’un bien que nous cherchons une fin sans jamais en trouver. Le beau aussi nous oblige à nous demander : pourquoi ? Pourquoi cela est-il beau ? Mais rares sont ceux qui sont capables de prononcer en eux-mêmes ce pourquoi pendant plusieurs heures de suite. Le pourquoi du malheur dure des heures, des jours, des années ; il ne cesse que par épuisement.

Celui qui est capable non pas seulement de crier, mais aussi d’écouter, entend la réponse. Cette réponse, c’est le silence. C’est ce silence éternel que Vigny a reproché amèrement à Dieu ; mais il n’avait pas le droit de dire quelle est la réponse du juste à ce silence, car il n’était pas un juste. Le juste aime. Celui qui est capable non seulement d’écouter mais aussi d’aimer entend ce silence comme la parole de Dieu.

Les créatures parlent avec des sons. La parole de Dieu est silence. La secrète parole d’amour de Dieu ne peut pas être autre chose que le silence. Le Christ est le silence de Dieu.

Il n’y a pas d’arbre comme la Croix, il n’y a pas non plus d’harmonie comme le silence de Dieu. Les Pythagoriciens saisissaient cette harmonie dans le silence sans fond qui entoure éternellement les étoiles. La nécessité ici-bas est la vibration du silence de Dieu.

Notre âme fait continuellement du bruit, mais il est un point en elle qui est silence et que nous n’entendons jamais. Quand le silence de Dieu entre dans notre âme, la perce et vient rejoindre ce silence qui est secrètement présent en nous, alors désormais nous avons en Dieu notre trésor et notre cœur ; et l’espace s’ouvre devant nous comme un fruit qui se sépare en deux, car nous voyons l’univers d’un point situé hors de l’espace.

Il n’y a que deux voies possibles pour cette opération, à l’exclusion de toute autre. Il n’y a que deux pointes assez perçantes pour entrer ainsi dans notre âme, ce sont le malheur et la beauté.

On serait souvent tenté de pleurer des larmes de sang en pensant combien le malheur écrase de malheureux incapables d’en faire usage. Mais à considérer les choses froidement, ce n’est pas là un gaspillage plus pitoyable que celui de la beauté du monde. Combien de fois la clarté des étoiles, le bruit des vagues de la mer, le silence de l’heure qui précède l’aube viennent-ils vainement se proposer à l’attention des hommes ? Ne pas accorder d’attention à la beauté du monde est peut-être un crime d’ingratitude si grand qu’il mérite le châtiment du malheur. Certes il ne le reçoit pas toujours ; mais en ce cas il est puni par le châtiment d’une vie médiocre, et en quoi une vie médiocre est-elle préférable au malheur ? D’ailleurs, même en cas de grande infortune, la vie de tels êtres est probablement toujours médiocre. Autant qu’on peut faire des conjectures sur la sensibilité, il semble que le mal qui est dans un être lui soit une protection contre le mal qui vient l’assaillir du dehors sous forme de douleur. Il faut espérer qu’il en est ainsi, et que Dieu a réduit miséricordieusement à peu de chose, chez le mauvais larron, une souffrance tellement inutile. Il en est bien ainsi, et même c’est là la grande tentation qu’enferme le malheur, du fait que le malheureux a toujours la possibilité de souffrir moins en consentant à devenir mauvais.

C’est seulement pour celui qui a connu la joie pure, ne fût-ce qu’une minute, et par suite la saveur de la beauté du monde, car c’est la même chose, c’est pour celui-là seul que le malheur est quelque chose de déchirant. En même temps c’est celui-là seul qui n’a pas mérité ce châtiment. Mais aussi pour lui ce n’est pas un châtiment, c’est Dieu même qui lui prend la main et la serre un peu fort. Car s’il reste fidèle, tout au fond de ses propres cris il trouvera la perle du silence de Dieu.