Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu/09

LETTRE À JOË BOUSQUET

12 mai 1942.
Cher ami,

Tout d’abord, merci encore de ce que vous venez de faire pour moi[1]. Si, comme j’espère, c’est efficace, cela aura été fait non pour moi, mais à travers moi pour d’autres, de jeunes frères à vous qui doivent vous être infiniment chers, pris dans le même destin. Quelques-uns peut-être vous devront, aux approches de l’instant suprême, la douceur d’un échange de regards.

Vous avez ce privilège parmi tous que pour vous l’état actuel du monde est une réalité. Plus peut-être même que pour ceux qui en ce moment tuent et meurent, blessent et sont blessés, et qui, surpris, ne savent où ils sont ni ce qui leur arrive, qui, comme c’était jadis votre cas, n’ont pas les pensées de cette situation. Pour tous les autres, les gens d’ici par exemple, ce qui se passe est pour quelques-uns, très peu, un confus cauchemar, pour la plupart une vague toile de fond, un décor de théâtre, dans les deux cas de l’irréel.

Vous, depuis vingt ans, vous refaites par la pensée ce destin qui avait pris et lâché tant de gens, qui vous a pris pour toujours, et qui revient maintenant prendre à nouveau des millions d’hommes. Vous êtes maintenant, vous, prêt pour le penser. Ou si vous ne l’êtes pas encore tout à fait — je crois que vous ne l’êtes pas — vous n’avez plus du moins qu’une coquille à percer pour sortir des ténèbres de l’œuf dans la clarté de la vérité, et vous en êtes déjà à frapper contre la coquille. C’est une image très antique. L’œuf, c’est ce monde visible. Le poussin, c’est l’Amour, l’Amour qui est Dieu même et qui habite au fond de tout homme, d’abord comme germe invisible. Quand la coquille est percée, quand l’être est sorti, il a encore pour objet ce même monde. Mais il n’est plus dedans. L’espace s’est ouvert et déchiré. L’esprit, quittant le corps misérable abandonné dans un coin, est transporté dans un point hors de l’espace, qui n’est pas un point de vue, d’où il n’y a pas de perspective, d’où ce monde visible est vu réel, sans perspective. L’espace est devenu, par rapport à ce qu’il était dans l’œuf, une infinité à la deuxième, ou plutôt à la troisième puissance. L’instant est immobile. Tout l’espace est empli, même s’il y a des bruits qui se font entendre, par un silence dense, qui n’est pas une absence de son, qui est un objet positif de sensation, plus positif qu’un son, qui est la parole secrète, la parole de l’Amour qui depuis l’origine nous a dans ses bras.

Vous, une fois hors de l’œuf, vous connaîtrez la réalité de la guerre, la réalité la plus précieuse à connaître, parce que la guerre est l’irréalité même. Connaître la réalité de la guerre, c’est l’harmonie pythagoricienne, l’unité des contraires, c’est la plénitude de la connaissance du réel. C’est pourquoi vous êtes infiniment privilégié, car vous avez la guerre logée à demeure dans votre corps, qui depuis des années attend fidèlement que vous soyez mûr pour la connaître. Ceux qui sont tombés à vos côtés n’ont pas eu le temps de ramener sur leur sort la frivolité errante de leurs pensées. Ceux qui sont revenus intacts ont tous tué leur passe par l’oubli, même s’ils ont donné l’apparence de se souvenir, car la guerre est du malheur, et il est aussi facile de diriger volontairement la pensée vers le malheur que de persuader à un chien, sans dressage préalable, de marcher dans un incendie et de s’y laisser carboniser. Pour penser le malheur, il faut le porter dans la chair, enfoncé très avant, comme un clou, et le porter longtemps, afin que la pensée ait le temps de devenir assez forte pour le regarder. Le regarder du dehors, étant parvenue à sortir du corps, et même, en un sens, de l’âme. Le corps et l’âme restent non seulement transpercés, mais cloués sur un lieu fixe. Que le malheur impose ou non littéralement l’immobilité, il y a toujours immobilité forcée en ce sens qu’une partie de l’âme est toujours, continuellement, inséparablement collée à la douleur. Grâce à cette immobilité la graine infinitésimale d’amour divin, jetée dans l’âme peut à loisir grandir et porter des fruits dans l’attente, ἐν ὑπομονῆ selon l’expression divinement belle de l’Évangile. On traduit in patientia, mais ὑπομἐνειν, c’est tout autre chose. C’est rester sur place, immobile, dans l’attente, sans être ébranlé ni déplacé par aucun choc du dehors.

Heureux ceux pour qui le malheur entré dans la chair est le malheur du monde lui-même à leur époque. Ceux-là ont la possibilité et la fonction de connaître dans sa vérité, de contempler dans sa réalité le malheur du monde. C’est la fonction rédemptrice elle-même. Il y a vingt siècles, dans l’Empire romain, le malheur de l’époque était l’esclavage, dont la crucifixion était le terme extrême.

Mais infortunés ceux qui ayant cette fonction ne l’accomplissent pas.

Quand vous dites que vous ne sentez pas la distinction du bien et du mal, prise littéralement, cette parole n’est pas sérieuse, puisque vous parlez d’un autre homme en vous, qui est évidemment le mal en vous ; vous savez bien — et dans les cas d’incertitude un examen attentif peut, au moins la plupart, du temps, amener à savoir — ce qui dans vos pensées, vos paroles et vos actes nourrit cet autre à vos dépens, ce qui vous nourrit aux siens. Ce que vous voulez dire, c’est que vous n’avez pas encore consenti à reconnaître cette distinction comme celle du bien et du mal.

Ce consentement n’est pas facile, car il engage sans retour. Il y a une espèce de virginité de l’âme à l’égard du bien qui ne se retrouve pas plus, une fois le consentement accordé, que la virginité d’une femme après qu’elle a cédé à un homme. Cette femme peut devenir infidèle, adultère, mais elle ne sera plus jamais vierge. Aussi a-t-elle peur quand elle va dire oui. L’amour triomphe de cette peur.

Pour chaque être humain, il y a une date, inconnue de tous et de lui-même avant tout, mais tout à fait déterminée, au-delà de laquelle l’âme ne peut plus garder cette virginité. Si avant cet instant précis, éternellement marqué, elle n’a pas consenti à être prise par le bien, elle sera aussitôt après prise malgré elle par le mal.

Un homme peut à tout moment de sa vie se livrer au mal, car on s’y livre dans l’inconscience et sans savoir qu’on introduit en soi une autorité extérieure ; l’âme boit un narcotique avant de lui abandonner sa virginité. Il n’est pas nécessaire d’avoir dit oui au mal pour en être saisi. Mais le bien ne prend l’âme que quand elle a dit oui. Et la crainte de l’union nuptiale est telle qu’aucune âme n’a le pouvoir de dire oui au bien tant que l’approche presque immédiate de l’instant limite où son sort sera éternellement fixé ne la presse pas d’une manière urgente. Chez les uns l’instant limite peut se placer à l’âge de cinq ans, chez d’autres à l’âge de soixante ans. D’ailleurs ni avant qu’il ait été franchi ni après il n’est possible de le situer, car ce choix instantané et éternel n’apparaît que réfracté dans la durée. Chez ceux qui longtemps avant d’en approcher se sont laissé prendre par le mal, l’instant limite n’a plus de réalité. Le maximum qu’un être humain puisse faire, c’est, jusqu’à ce qu’il en soit tout proche, de garder intacte en lui la faculté de dire oui au bien.

Il me paraît certain que pour vous l’instant limite n’est pas venu. Je n’ai pas le pouvoir de scruter les cœurs, mais il me semble qu’il y a des signes qu’il n’est plus éloigné. Votre faculté de consentement est certes intacte.

Je pense qu’après que vous aurez consenti au bien vous percerez l’œuf, après un certain intervalle peut-être, mais sans doute court ; l’instant où vous serez au dehors, il sera pardonné à cette balle qui est un jour entrée au centre de votre corps, et en elle à tout l’univers qui l’avait dirigée.

L’intelligence a un rôle pour préparer le consentement nuptial à Dieu. C’est de regarder le mal qu’on a en soi-même et de le haïr. Non pas essayer de s’en débarrasser, simplement le discerner ; et même avant d’avoir dit oui à son contraire, y maintenir le regard fixé suffisamment pour sentir la répulsion.

Je crois que chez tous peut-être, mais surtout chez ceux que le malheur a touchés, et surtout si le malheur est biologique, la racine du mal, c’est la rêverie. Elle est l’unique consolation, l’unique richesse des malheureux, l’unique secours pour porter l’affreuse pesanteur du temps ; un secours bien innocent ; d’ailleurs indispensable. Comment serait-il possible de s’en passer ? Elle n’a qu’un inconvénient, c’est qu’elle n’est pas réelle. Y renoncer par amour de la vérité, c’est vraiment abandonner tous ses biens par folie d’amour et suivre celui qui est en personne la Vérité. Et c’est vraiment porter la croix. Le temps est la croix.

Il ne faut pas le faire tant que l’instant limite n’est pas proche, mais il faut reconnaître la rêverie pour ce qu’elle est ; et même pendant qu’on en est soutenu, ne pas oublier un instant que sous toutes ses formes, les plus inoffensives en apparence par la puérilité, les plus respectables en apparence par le sérieux et par les rapports avec l’art, ou l’amour, ou l’amitié (et pour beaucoup la religion), sous toutes ses formes sans exception elle est le mensonge. Elle exclut l’amour. L’amour est réel.

Je n’oserais jamais vous parler ainsi si mon esprit avait élaboré toutes ces pensées. Mais, quoique je ne veuille accorder à de telles impressions aucun crédit, j’ai vraiment malgré moi le sentiment que Dieu, par amour pour vous, dirige tout cela vers vous à travers moi. De même, il est indifférent que l’hostie consacrée soit faite d’une farine de la plus mauvaise qualité, même aux trois quarts pourrie.

Vous dites que je paye mes qualités morales par de la défiance envers moi-même. Mais l’explication de mon attitude envers moi-même, qui n’est pas de la défiance, qui est un mélange de mépris, de haine et de répulsion, se situe plus bas, au niveau des mécanismes biologiques. C’est la douleur physique. Depuis douze ans je suis habitée par une douleur située autour du point central du système nerveux, du point de jonction de l’âme et du corps, qui dure à travers le sommeil et n’a jamais été suspendue une seconde. Pendant dix ans elle a été telle, et accompagnée d’un tel sentiment d’épuisement, que le plus souvent mes efforts d’attention et de travail intellectuel étaient à peu près aussi dépourvus d’espérance que ceux d’un condamné à mort qui doit être exécuté le lendemain. Souvent beaucoup plus, quand ils apparaissaient tout à fait stériles, et sans fruit même immédiat. J’étais soutenue par la foi, acquise à l’âge de quatorze ans, que jamais aucun effort de véritable attention n’est perdu, même s’il ne doit jamais avoir ni directement ni indirectement aucun résultat visible. Pourtant un moment est venu où j’ai cru être menacée, par l’épuisement et par l’aggravation de la douleur, d’une si hideuse déchéance de toute l’âme que pendant plusieurs semaines je me suis demandé avec angoisse si mourir n’était pas pour moi le plus impérieux des devoirs, quoiqu’il me parût affreux que ma vie dût se terminer dans l’horreur. Comme je vous l’ai raconté, seule une résolution de mort conditionnelle et à terme m’a rendu la sérénité.

Peu de temps auparavant, étant déjà depuis des années dans cet état physique, j’avais été ouvrière d’usine, près d’un an, dans des usines de mécanique de la région parisienne. La combinaison de l’expérience personnelle et de la sympathie pour la misérable masse humaine qui m’entourait et avec laquelle j’étais, même à mes propres yeux, indistinctement confondue, a fait entrer si avant dans mon cœur le malheur de la dégradation sociale que depuis lors je me suis toujours sentie une esclave, au sens que ce mot avait chez les Romains.

Pendant tout cela le mot même de Dieu n’avait aucune place en mes pensées. Il n’en a eu qu’à partir du jour, il y a environ trois ans et demi, où je n’ai pas pu la lui refuser. Dans un moment d’intense douleur physique, alors que je m’efforçais d’aimer, mais sans me croire le droit de donner un nom à cet amour, j’ai senti, sans y être aucunement préparée — car je n’avais jamais lu les mystiques — une présence plus personnelle, plus certaine, plus réelle que celle d’un être humain, inaccessible et aux sens et à l’imagination, analogue à l’amour qui transparaît à travers le plus tendre sourire d’un être aimé. Depuis cet instant le nom de Dieu et celui du Christ se sont mêlés de plus en plus irrésistiblement à mes pensées.

Jusque-là ma seule foi avait été l’amor fati stoïcien, tel que l’a compris Marc-Aurèle, et je l’avais toujours fidèlement pratiqué. L’amour pour la cité de l’univers, pays natal, patrie bien-aimée de toute âme, chérie pour sa beauté, dans la totale intégrité de l’ordre et de la nécessité qui en sont la substance, avec tous les événements qui s’y produisent.

Le résultat a été que la quantité irréductible de haine et de répulsion liée à la souffrance et au malheur s’est entièrement retournée sur moi-même. Et c’est une très grande quantité, parce qu’il s’agit d’une souffrance présente à la racine même de chaque pensée, sans aucune exception.

C’est au point que je ne peux absolument pas m’imaginer la possibilité qu’aucun être humain éprouve de l’amitié pour moi. Si je crois à la vôtre, c’est seulement pour autant qu’ayant confiance en vous et ayant reçu de vous l’assurance de cette amitié, ma raison me dit d’y croire. Mais pour mon imagination elle n’en est pas moins impossible.

Cette disposition de l’imagination me fait vouer une reconnaissance d’autant plus tendre à ceux qui accomplissent cette chose impossible. Car l’amitié est pour moi un bienfait incomparable, sans mesure, une source de vie, non métaphoriquement, mais littéralement. Car non seulement mon corps, mais mon âme elle-même empoisonnée tout entière par la souffrance étant inhabitable pour ma pensée, il faut qu’elle se transporte ailleurs. Elle ne peut habiter en Dieu que de courts espaces de temps. Elle habite souvent dans les choses. Mais il serait contre nature qu’une pensée humaine n’habitât jamais dans quelque chose d’humain. Ainsi littéralement l’amitié donne à ma pensée toute la part de sa vie qui ne lui vient pas de Dieu ou de la beauté du monde.

Vous pouvez par là concevoir quel bienfait vous m’avez accordé en m’accordant la vôtre.

Je vous dis ces choses parce que vous pouvez les comprendre, car il y a dans votre dernier livre une phrase où je me suis reconnue, sur l’erreur où sont vos amis quand ils croient que vous existez. C’est là une disposition de la sensibilité intelligible seulement à ceux pour qui l’existence elle-même est directement et continuellement sentie comme un mal. Pour ceux-là il est certes facile de faire ce que le Christ demande, se nier soi-même. Trop facile peut-être. C’est peut-être sans mérite. Cependant je crois que cette facilité est une immense faveur.

Je suis convaincue que le malheur d’une part, d’autre part la joie comme adhésion totale et pure à la parfaite beauté, impliquant tous deux la perte de l’existence personnelle, sont les deux seules clefs par lesquelles on entre dans le pays pur, le pays respirable, le pays du réel.

Mais il faut que l’un et l’autre soient sans mélange, la joie sans aucune ombre d’insatisfaction, le malheur sans aucune consolation.

Vous me comprenez bien. Cet amour divin qu’on touche tout au fond du malheur, comme la résurrection du Christ à travers la crucifixion, et qui constitue l’essence non sensible et le noyau central de la joie, ce n’est pas une consolation. Il laisse la douleur tout à fait intacte.

Je vais vous dire quelque chose de dur à penser, plus dur encore à dire, presque intolérablement dur à dire à ceux qu’on aime. Pour quiconque est dans le malheur le mal peut peut-être se définir comme étant tout ce qui procure une consolation.

Les joies pures qui, selon les cas, ou bien se substituent pour un temps ou bien se superposent à la souffrance, ne sont pas des consolations. Au contraire, on peut souvent trouver une consolation dans une sorte d’aggravation morbide de la souffrance. Tout cela est clair pour moi, mais je ne sais si je l’exprime convenablement.

La paresse, la chute dans l’inertie, tentation à laquelle je succombe très souvent, presque tous les jours, je pourrais dire toutes les heures, est une forme particulièrement méprisable de la consolation. Cela m’oblige à me mépriser.

Je m’aperçois que je n’ai pas répondu à votre lettre, et pourtant j’ai bien des choses à en dire. Ce sera pour une autre fois. Aujourd’hui je me contenterai de vous en remercier.

Yours most truly.
Simone Weil.


Je vous mets ci-joint le poème anglais que je vous avais récité, Love ; il a joué un grand rôle dans ma vie, car j’étais occupée à me le réciter à moi-même, à ce moment où, pour la première fois, le Christ est venu me prendre. Je croyais ne faire que redire un beau poème, et à mon insu c’était une prière.

  1. Joë Bousquet, à qui Simone avait envoyé son Projet d’une formation d’infirmières de première ligne, lui avait répondu par une lettre d’approbation dont Simone comptait se servir.