Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu/05

RÉFLEXIONS SANS ORDRE
SUR L’AMOUR DE DIEU

Notre être même, à chaque instant, a pour étoffe, pour substance, l’amour que Dieu nous porte. L’amour créateur de Dieu qui nous tient dans l’existence n’est pas seulement surabondance de générosité. Il est aussi renoncement, sacrifice. Ce n’est pas seulement la Passion, c’est la Création elle-même qui est renoncement et sacrifice de la part de Dieu. La Passion n’en est que l’achèvement. Déjà comme Créateur Dieu se vide de sa divinité. Il prend la forme d’un esclave. Il se soumet à la nécessité. Il s’abaisse. Son amour maintient dans l’existence, dans une existence libre et autonome, des êtres autres que lui, autres que le bien, des êtres médiocres. Par amour il les abandonne au malheur et au péché. Car s’il ne les abandonnait pas, ils ne seraient pas. Sa présence leur ôterait l’être comme la flamme tue un papillon.

La religion enseigne que Dieu a créé les êtres finis à des degrés différents de médiocrité. Nous constatons que nous autres humains nous sommes à la limite, l’extrême limite au-delà de laquelle il n’est plus possible de concevoir ni d’aimer Dieu. Au-dessous de nous il n’y a que les animaux. Nous sommes aussi médiocres, aussi loin de Dieu qu’une créature raisonnable peut l’être. C’est un grand privilège. C’est pour nous que Dieu doit faire le plus long chemin s’il veut aller jusqu’à nous. Quand il a pris, conquis, transformé nos cœurs, c’est nous qui avons le plus long chemin à faire pour aller à notre tour jusqu’à lui. L’amour est proportionnel à la distance.

C’est par un amour inconcevable que Dieu a créé des êtres tellement distants de lui. C’est par un amour inconcevable qu’il descend jusqu’à eux. C’est par un amour inconcevable qu’eux ensuite montent jusqu’à lui. Le même amour. Ils ne peuvent monter que par l’amour que Dieu a mis en eux quand il est allé les chercher. Et cet amour est le même par lequel il les a créés si loin de lui. La Passion n’est pas séparable de la Création. La Création elle-même est une espèce de passion. Mon existence elle-même est comme un déchirement de Dieu, un déchirement qui est amour. Plus je suis médiocre, plus éclate l’immensité de l’amour qui me maintient dans l’existence.

Le mal que nous voyons partout dans le monde sous forme de malheur et de crime est un signe de la distance où nous sommes de Dieu. Mais cette distance est amour et par suite doit être aimée. Ce n’est pas qu’il faille aimer le mal. Mais il faut aimer Dieu à travers le mal. Quand un enfant en jouant brise un objet précieux, la mère n’aime pas cette destruction. Mais si plus tard son fils s’en va au loin ou meurt, elle pense à cet accident avec une tendresse infinie parce qu’elle n’y voit plus qu’une des manifestations de l’existence de son enfant. C’est de cette manière qu’à travers toutes les choses bonnes et mauvaises, indistinctement, nous devons aimer Dieu. Tant que nous aimons seulement à travers le bien, ce n’est pas Dieu que nous aimons, c’est quelque chose de terrestre que nous nommons du même nom. Il ne faut pas essayer de réduire le mal au bien en cherchant des compensations, des justifications au mal. Il faut aimer Dieu à travers le mal qui se produit, uniquement parce que tout ce qui se produit est réel, et que derrière toute réalité il y a Dieu. Certaines réalités sont plus ou moins transparentes ; d’autres sont tout à fait opaques ; mais derrière toutes indistinctement il y a Dieu. Notre affaire est seulement d’avoir le regard tourné dans la direction du point où il se trouve, soit que nous puissions ou non l’apercevoir. S’il n’y avait aucune réalité transparente, nous n’aurions aucune idée de Dieu. Mais si toutes les réalités étaient transparentes, nous n’aimerions que la sensation de la lumière et non pas Dieu. Quand nous ne le voyons pas, quand la réalité de Dieu n’est rendue sensible à aucune partie de notre âme, alors, pour aimer Dieu, il faut vraiment se transporter hors de soi. C’est cela aimer Dieu.

Pour cela il faut avoir constamment le regard tourné vers Dieu, sans jamais bouger. Autrement comment connaîtrions-nous la bonne direction quand un écran opaque s’interpose entre la lumière et nous ? Il faut être tout à fait immobile.

Rester immobile ne veut pas dire s’abstenir d’action. Il s’agit d’immobilité spirituelle, non matérielle. Mais il ne faut pas agir, ni d’ailleurs s’abstenir d’agir, par volonté propre. Il faut faire seulement en premier lieu ce à quoi on est contraint par une obligation stricte, puis ce qu’on pense honnêtement nous être commandé par Dieu ; enfin, s’il reste un domaine indéterminé, ce à quoi une inclination naturelle nous pousse, à condition qu’il ne s’agisse de rien d’illégitime. Il ne faut faire d’effort de volonté dans le domaine de l’action que pour remplir les obligations strictes. Les actes qui procèdent de l’inclination ne constituent évidemment pas des efforts. Quant aux actes d’obéissance à Dieu, on y est passif ; quelles que soient les peines qui les accompagnent, ils n’exigent pas d’effort à proprement parler, pas d’effort actif, mais plutôt la patience, la capacité de supporter et de souffrir. La crucifixion du Christ en est le modèle. Même si, vu du dehors, un acte d’obéissance semble s’accompagner d’un grand déploiement d’activité, il n’y a en réalité au-dedans de l’âme que souffrance passive.

Il y a un effort à faire qui est de loin le plus dur de tous, mais il n’est pas du domaine de l’action. C’est de tenir le regard dirigé vers Dieu, de le ramener quand il s’est écarté, de l’appliquer par moments avec toute l’intensité dont on dispose. Cela est très dur parce que toute la partie médiocre de nous-mêmes, qui est presque tout nous-mêmes, qui est nous-mêmes, qui est ce que nous nommons notre moi, se sent condamnée à mort par cette application du regard sur Dieu. Et elle ne veut pas mourir. Elle se révolte. Elle fabrique tous les mensonges susceptibles de détourner le regard.

Un de ces mensonges, ce sont les faux dieux qu’on nomme Dieu. On peut croire qu’on pense à Dieu alors qu’en réalité on aime certains êtres humains qui nous ont parlé de lui, ou un certain milieu social, ou certaines habitudes de vie, ou une certaine paix de l’âme, une certaine source de joie sensible, d’espérance, de réconfort, de consolation. En pareil cas la partie médiocre de l’âme est en complète sécurité ; la prière même ne la menace pas.

Un autre mensonge, c’est le plaisir et la douleur. Nous savons très bien que certaines omissions ou certaines actions causées par l’attrait du plaisir ou la crainte de la douleur nous forcent à détourner le regard de Dieu. Quand nous nous y laissons aller, nous croyons avoir été vaincus par le plaisir ou la douleur ; mais c’est très souvent une illusion. Très souvent le plaisir et la douleur sensibles sont seulement un prétexte que prend la partie médiocre de nous-mêmes pour nous détourner de Dieu. Par eux-mêmes ils ne sont pas si puissants. Il n’est pas si difficile de renoncer à un plaisir même enivrant, de se soumettre à une douleur même violente. On le voit faire quotidiennement par des gens très médiocres. Mais il est infiniment difficile de renoncer même à un très léger plaisir, de s’exposer même à une très légère peine, seulement pour Dieu ; pour le vrai Dieu, pour celui qui est dans les cieux et non pas ailleurs. Car quand on le fait, ce n’est pas à la souffrance qu’on va, c’est à la mort. Une mort plus radicale que la mort charnelle et qui fait pareillement horreur à la nature. La mort de ce qui en nous dit « je ».

Quelquefois la chair nous détourne de Dieu, mais souvent, quand nous croyons que les choses se passent ainsi, c’est en réalité le contraire qui se produit. L’âme incapable de supporter cette présence meurtrière de Dieu, cette brûlure, se réfugie derrière la chair, prend la chair comme écran. En ce cas, ce n’est pas la chair qui fait oublier Dieu, c’est l’âme qui cherche l’oubli de Dieu dans la chair, qui s’y cache. Il n’y a pas alors défaillance, mais trahison, et la tentation d’une telle trahison est toujours là tant que la partie médiocre de l’âme l’emporte de beaucoup sur la partie pure. Des fautes en elles-mêmes très légères peuvent constituer une telle trahison ; elles sont alors infiniment plus graves que des fautes en elles-mêmes très graves causées par une défaillance. On évite la trahison, non par un effort, par une violence contre soi-même, mais par un simple choix. Il suffit de regarder comme étrangère et ennemie la partie de nous-mêmes qui veut se cacher de Dieu, même si elle est presque tout nous-mêmes, si elle est nous-mêmes. Il faut prononcer en soi-même perpétuellement une parole d’adhésion à la partie de nous-mêmes qui réclame Dieu, même quand elle n’est encore qu’un infiniment petit. Cet infiniment petit, tant que nous y adhérons, croît d’une croissance exponentielle, selon une progression géométrique analogue à la série 2, 4, 8, 16, 32, etc., comme fait une graine, et cela sans que nous y soyons pour rien. Nous pouvons arrêter cette croissance en lui refusant notre adhésion, la ralentir en négligeant d’user de la volonté contre les mouvements désordonnés de la partie charnelle de l’âme. Mais néanmoins cette croissance, quand elle s’opère, s’opère en nous sans nous.

L’effort mal placé vers le bien, vers Dieu, est encore un piège, un mensonge de la partie médiocre de nous-mêmes qui cherche à éviter la mort. Il est très difficile de comprendre que c’est un mensonge, et c’est pourquoi il est très dangereux. Tout se passe comme si la partie médiocre de nous-mêmes en savait beaucoup plus que nous sur les conditions du salut, et c’est ce qui force à admettre quelque chose comme le démon. Il y a des gens qui cherchent Dieu à la manière de quelqu’un qui sauterait à pieds joints dans l’espoir qu’à force de sauter toujours un peu plus haut il finira un jour par ne plus retomber, par monter jusqu’au ciel. Cet espoir est vain. Dans le conte de Grimm intitulé Le Vaillant petit Tailleur, il y a un concours de force entre le petit tailleur et un géant. Le géant lance une pierre en haut, si haut qu’elle met très, très longtemps avant de retomber. Le petit tailleur, qui a un oiseau dans sa poche, dit qu’il peut faire beaucoup mieux, que les pierres qu’il lance ne retombent pas ; et il lâche son oiseau. Ce qui n’a pas d’ailes finit toujours par retomber. Les gens qui sautent à pieds joints vers le ciel, absorbés par cet effort musculaire, ne regardent pas le ciel. Et le regard est la seule chose efficace en cette matière. Car il fait descendre Dieu. Et quand Dieu est descendu jusqu’à nous, il nous soulève, il nous met des ailes. Nos efforts musculaires n’ont d’efficacité et d’usage légitime que pour écarter, pour mater tout ce qui nous empêche de regarder ; c’est un usage négatif. La partie de l’âme capable de regarder Dieu est entourée de chiens qui aboient, mordent et dérangent tout. Il faut prendre un fouet pour les dresser. Rien n’interdit d’ailleurs, quand on le peut, d’employer pour ce dressage des morceaux de sucre. Que ce soit par le fouet ou le sucre — en fait on a besoin des deux, en proportion variable selon les tempéraments — l’important est de dresser ces chiens, de les contraindre à l’immobilité et au silence. Ce dressage est une condition de l’ascension spirituelle, mais par lui-même il ne constitue pas une force ascendante. Dieu seul est la force ascendante, et il vient quand on le regarde. Le regarder, cela veut dire l’aimer. Il n’y a pas d’autre relation entre l’homme et Dieu que l’amour. Mais notre amour pour Dieu doit être comme l’amour de la femme pour l’homme, qui n’ose s’exprimer par aucune avance, qui est seulement attente. Dieu est l’Époux, et c’est à l’époux à venir vers celle qu’il a choisie, à lui parler, à l’emmener. La future épouse doit seulement attendre.

Le mot de Pascal « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé » n’est pas la véritable expression des rapports entre l’homme et Dieu. Platon est bien plus profond quand il dit : « Se détourner de ce qui passe avec toute l’âme ». L’homme n’a pas à chercher, ni même à croire en Dieu. Il doit seulement refuser son amour à tout ce qui est autre que Dieu. Ce refus ne suppose aucune croyance. Il suffit de constater ce qui est une évidence pour tout esprit, c’est que tous les biens d’ici-bas, passés, présents ou futurs, réels ou imaginaires, sont finis et limités, radicalement incapables de satisfaire le désir d’un bien infini et parfait qui brûle perpétuellement en nous. Cela, tous le savent et se l’avouent plusieurs fois en leur vie, un instant, mais aussitôt ils se mentent afin de ne plus le savoir, parce qu’ils sentent que s’ils le savaient ils ne pourraient plus vivre. Et ce sentiment est juste, cette connaissance tue, mais elle inflige une mort qui conduit à une résurrection. Cela, on ne le sait pas d’avance, on pressent seulement la mort ; il faut choisir entre la vérité et la mort ou le mensonge et la vie. Si on fait le premier choix, si on s’y tient, si on persiste indéfiniment à refuser de mettre tout son amour dans les choses qui n’en sont pas dignes, c’est-à-dire dans toutes les choses d’ici-bas sans exception, cela suffit. Il n’y a pas de question à se poser, de recherche à faire. Si un homme persiste dans ce refus, un jour ou l’autre Dieu viendra à lui. Comme Électre pour Oreste, il verra, entendra, étreindra Dieu, il aura la certitude d’une réalité irrécusable. Il ne deviendra pas par là incapable de douter ; l’esprit humain a toujours la capacité et le devoir de douter ; mais le doute indéfiniment prolongé détruit la certitude illusoire des choses incertaines et confirme la certitude des choses certaines. Le doute concernant la réalité de Dieu est un doute abstrait et verbal pour quiconque a été saisi par Dieu, bien plus abstrait et verbal encore que le doute concernant la réalité des choses sensibles ; toutes les fois qu’un tel doute se présente, il suffit de l’accueillir sans aucune restriction pour éprouver combien il est abstrait et verbal. Dès lors le problème de la foi ne se pose pas. Tant qu’un être humain n’a pas été pris par Dieu, il ne peut pas avoir la foi, mais seulement une simple croyance ; et qu’il ait ou non une telle croyance n’importe guère, car il arrivera aussi bien à la foi par l’incrédulité. Le seul choix qui s’offre à l’homme, c’est d’attacher ou non son amour ici-bas. Qu’il refuse d’attacher son amour ici-bas, et qu’il reste immobile, sans chercher, sans bouger, en attente, sans essayer même de savoir ce qu’il attend ; il est absolument sûr que Dieu fera tout le chemin jusqu’à lui. Celui qui cherche gêne l’opération de Dieu plus qu’il ne la facilite. Celui que Dieu a pris ne cherche plus du tout Dieu au sens où Pascal semble employer le mot de chercher.

Comment pourrions-nous chercher Dieu, puisqu’il est en haut, dans la dimension que nous ne pouvons pas parcourir ? Nous ne pouvons marcher qu’horizontalement. Si nous marchons ainsi, cherchant notre bien, et si la recherche aboutit, cet aboutissement est illusoire, ce que nous aurons trouvé ne sera pas Dieu. Un petit enfant qui soudain dans la rue ne voit pas sa mère à ses côtés court en tous sens en pleurant, mais il a tort ; s’il a assez de raison et de force d’âme pour s’arrêter et attendre, elle le trouvera plus vite. Il faut seulement attendre et appeler. Non pas appeler quelqu’un, tant qu’on ne sait pas s’il y a quelqu’un. Crier qu’on a faim, et qu’on veut du pain. On criera plus ou moins longtemps, mais finalement on sera nourri, et alors on ne croira pas, on saura qu’il existe vraiment du pain. Quand on en a mangé, quelle preuve plus sûre pourrait-on vouloir ? Tant qu’on n’en a pas mangé, il n’est pas nécessaire ni même très utile de croire au pain. L’essentiel est de savoir qu’on a faim. Ce n’est pas une croyance, c’est une connaissance tout à fait certaine qui ne peut être obscurcie que par le mensonge. Tous ceux qui croient qu’il y a ou qu’il y aura un jour de la nourriture produite ici-bas mentent.

La nourriture céleste ne fait pas seulement croître en nous le bien, elle détruit le mal, ce que nos propres efforts ne peuvent jamais faire. La quantité de mal qui est en nous ne peut être diminuée que par le regard posé sur une chose parfaitement pure.