Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu/04

LE CHRISTIANISME
ET LA VIE DES CHAMPS

Un village chrétien, c’est un village où on va à la messe le dimanche et où on empêche les enfants de dire des jurons.

L’ennui est la lèpre morale qui ronge les campagnes à notre époque. (Les villes aussi d’ailleurs.) Les paysans essaient d’y remédier, ou en concentrant leur attention sur l’accumulation des sous (encore faut-il qu’ils aient la possibilité d’en accumuler), ou par la recherche fiévreuse du plaisir le dimanche.

Pour loger en quelques heures une excitation de plaisir si intense qu’elle fasse traverser le désert de six jours d’ennui, il est presque indispensable d’avoir recours à l’alcool et à la débauche.

On dit que le travail est une prière. C’est facile à dire. Mais en fait ce n’est vrai qu’à certaines conditions rarement réalisées.

Seules des associations d’idées convenables, enfoncées au centre de l’esprit par des émotions intenses, permettent à la pensée de méditer sur Dieu, sans paroles même intérieures, à travers les gestes du travail.

Ce serait la tâche de l’Église de susciter ces émotions et de forger ces associations. Mais elle ne le fait guère.

Le Christ a eu des motifs pour donner à une grande partie de son enseignement une tournure si nettement agricole. Mais on n’y songe pas. Il aurait pu s’abstenir, pour l’usage qu’on en fait.

La plupart de ces paraboles agricoles ne figurent pas dans la liturgie du dimanche. Cette liturgie n’a pas de liens avec la succession des saisons de l’année. L’élément cosmique est tellement absent du christianisme tel qu’il est couramment pratiqué qu’on pourrait oublier que l’univers a été créé par Dieu. Or le paysan ne peut être en contact avec Dieu qu’à travers l’univers.

Tout récemment, la J. A. C., la « messe des paysans » composée en français sur des mélodies grégoriennes, sont des tentatives excellentes pour faire entrer le christianisme plus profondément dans la vie paysanne. Mais ce n’est pas assez.

Deux réformes seraient faciles à opérer.

Les curés des villages devraient lire à la messe, après l’évangile, imposé par la liturgie, et commenter dans leurs sermons un morceau d’Évangile ayant rapport aux travaux en cours, toutes les fois qu’un tel rapprochement est possible ; et demander aux paysans d’y penser en travaillant.

Ainsi, au moment des semailles, la parabole du Semeur, et surtout la parole « Si le grain ne meurt… ».

Quand le blé vert commence à sortir, la parabole du bon grain et de l’ivraie.

Dans les villages (rares aujourd’hui) où on fait le pain dans les fermes, la comparaison du levain avec le royaume des cieux, à n’importe lequel des moments où on fait le pain.

Dans les villages à vigne, pendant la période, assez longue, de la taille de la vigne, lecture et commentaire du passage de saint Jean « Je suis le cep et vous êtes les rameaux… ». On peut y revenir tout un hiver sans épuiser le sujet.

En été, dans les mêmes villages, la parabole des ouvriers de la onzième heure.

Toutes les autres paraboles où il est question de vignoble.

Quand on commence à presser et à boire le vin nouveau, l’histoire des Noces de Cana.

Dans les pays où on plante des arbres, au moment où on les plante, le passage du grain de sénevé qui deviendra un arbre où les oiseaux du ciel se posent (joint à tous les passages du Nouveau Testament et de la liturgie concernant l’ « arbre de la Croix »).

Dans les pays d’élevage, toutes les paraboles où figurent un pasteur et des brebis. Au printemps, tous les passages où il est question d’un Agneau.

Aux époques de fête où les gens s’invitent les uns les autres, les paraboles où il est question de banquets et d’Invités. (Ou plutôt à l’occasion des mariages, car en général il s’agit de banquets de noces.)

Dans les pays de forêt, quand il y a eu accidentellement un incendie, commentaire de la parole « Je suis venu jeter un feu sur la terre, et qu’ai-je à désirer si déjà l’incendie a pris ? ».

Et ainsi de suite pour tous les événements saisonniers ou accidentels de la vie du village qui peuvent être rapprochés d’un passage du Nouveau Testament.

(Ou même, mais avec prudence, de l’Ancien ; par exemple au printemps, le Cantique des Cantiques : « Mon amie, lève-toi et viens t’en… ».)

Il s’agit de transformer, dans la plus large mesure possible, la vie quotidienne elle-même en une métaphore à signification divine, en une parabole.

Une métaphore, ce sont des mots portant sur des choses matérielles et enveloppant une signification spirituelle. Ainsi « si le grain ne meurt… ».

Si on remplace ces mots par la chose elle-même, unie à la même signification, la métaphore est bien autrement puissante.

Ainsi le spectacle du grain qui s’enfonce dans le sillon, si le paysan qui sème est capable de lire dans ce spectacle l’âme charnelle (le « vieil homme ») qui meurt par le renoncement pour ressusciter comme nouvelle créature de Dieu.

Pour un tel semeur, les heures de semaille seraient des heures d’oraison aussi parfaites que celles de n’importe quel carme dans sa cellule, et cela sans que le travail en souffre, puisque son attention serait dirigée sur le travail.

(Soit dit en passant, à mon avis les mythologies des peuples de l’antiquité — excepté les Romains — étaient de telles métaphores, dont les initiés connaissaient la signification ; et était initié qui voulait.)

La deuxième réforme serait de faire de l’Eucharistie le centre même de la vie quotidienne dans tous les pays de vignoble et de blé.

Si le Christ a choisi le pain et le vin pour s’y incarner après sa mort, chaque jour, à travers les siècles, et non pas par exemple de l’eau et des fruits sauvages, ce n’était pas sans raison. Il y a sans doute une infinité de raisons pour une action infiniment sage. Mais en voici peut-être une.

Un homme qui travaille brûle sa propre chair et la transforme en énergie comme une machine brûle du charbon. C’est pourquoi s’il travaille trop ou s’il ne mange pas assez par rapport au travail qu’il fournit, il maigrit ; il perd de la chair. Ainsi on peut dire en un sens que le travailleur manuel transforme sa chair et son sang en objets fabriqués.

Pour le paysan, ces objets fabriqués sont le pain et le vin.

Le prêtre a le privilège de faire surgir sur l’autel la chair et le sang du Christ. Mais, le paysan a un privilège non moins sublime. Sa chair et son sang, sacrifiés au cours d’interminables heures de travail, passant à travers le blé et le raisin, deviennent eux-mêmes la chair et le sang du Christ.

Le travail manuel est ou bien une servitude dégradante pour l’âme, ou bien un sacrifice. Dans le cas du travail des champs, le lien avec l’Eucharistie, si seulement il est senti, suffit pour en faire un sacrifice.

En ce cas un paysan, en menant une vie normale, avec femme et enfants, avec des plaisirs modérés les dimanches et jours de fête, serait aussi bien placé qu’un religieux pour parvenir à la perfection. Car le travail, s’il est exécuté comme un sacrifice, vaut n’importe quel sacrifice.

On pourrait ainsi transformer complètement la vie d’un village chrétien.

Je verrais la chose ainsi.

Une cérémonie religieuse serait accomplie la veille du jour où un garçon laboure seul pour la première fois. Généralement c’est à quatorze ans. Si on renonçait à la pratique récente de faire communier les jeunes enfants, cette cérémonie pourrait être la première communion. Ainsi le lien entre l’Eucharistie et le labour s’enfoncerait dans son âme à l’occasion de cette journée enivrante. Car la journée où un garçon de quatorze ans laboure pour la première fois est enivrante.

La charrue serait bénie et consacrée à Dieu au cours de cette cérémonie. L’enfant demanderait à Dieu la grâce de toujours penser d’abord au service de Dieu et du prochain, et ensuite seulement au gain, toutes les fois qu’il touchera cette charrue, et cela jusqu’à la mort.

Cette cérémonie devrait se faire le même jour pour tous les enfants de cet âge, un dimanche ; tout le village y assisterait et communierait. Le prêtre prêcherait sur l’esprit de pauvreté, en commentant le passage « voyez les lis des champs qui ne labourent ni ne sèment… » et il expliquerait qu’il faut labourer et semer, mais avec la pensée de servir et non de gagner ; et recevoir ensuite le gain comme un don de la Providence. Il lirait aussi le passage « je suis le pain de vie… » et dirait aux enfants qu’ils vont fabriquer ce pain dont la consécration fera le pain de vie.

Il faudrait une cérémonie parallèle pour les filles, mais elle est plus difficile à imaginer.

À l’occasion de cette cérémonie, tous les hommes, après les enfants, demanderaient à Dieu pour eux-mêmes la continuation de cette même grâce, — à savoir toujours toucher la charrue dans un esprit de charité.

Après chaque récolte, dans chaque ferme, on mettrait de côté un peu de grain que les femmes moudraient et pétriraient elles-mêmes, et elles l’offriraient au curé pour l’hostie.

Chaque dimanche, le curé annoncerait : « Aujourd’hui le pain qui sera consacré vient de telle ferme ; les hommes et les femmes de cette ferme ont par leur travail donné un peu de leur substance vitale à Dieu pour que le Christ ait de quoi s’incarner sur l’autel. »

Ce jour-là, les hommes, femmes et enfants de cette ferme, patrons et domestiques, seraient au premier rang.

Cet honneur serait accordé inconditionnellement au moins une fois à chaque ferme ; mais il serait accordé plus souvent à celles où la piété et surtout la charité du prochain seraient plus grandes.

De même pour le vin, là où il y a du vignoble.

Chaque dimanche, le curé et les fidèles ensemble, nommant les travaux en cours, demanderaient à Dieu de les bénir comme devant servir à donner de la chair et du sang, d’une part au Christ sur l’autel, d’autre part aux frères du Christ qui sont les hommes ; et d’accorder aux travailleurs de les accomplir dans un esprit de patience, de sacrifice et d’amour. Au début de chaque nouvelle période de travaux, cette prière serait suivie de la bénédiction des outils.

Les dimanches où le travail trop pressant empêcherait les fidèles d’aller à l’église, le curé irait dans les champs y faire réciter cette prière et un Pater. Ainsi les paysans n’auraient pas le sentiment qu’il y a concurrence et hostilité entre le travail et l’église.

Une espèce de textes évangéliques convenant particulièrement aux paysans, ce sont tous ceux où il est question de la patience (« Ils porteront des fruits dans la patience »). Ils sont à lire et à commenter surtout dans les périodes de journées interminables de travail, ou quand le caprice du temps oblige à faire et refaire le même travail plusieurs fois.

Une autre pensée à leur développer souvent, c’est qu’en dehors de l’Eucharistie il y a une autre circonstance où le pain devient la chair du Christ. C’est quand il est donné aux malheureux dans un mouvement de compassion pure. Le Christ a dit : « J’ai eu faim et tu m’as donné à manger… » Par conséquent le pain reçu, mangé et digéré par un homme qui a faim, en devenant sa chair, devient la chair du Christ.

C’est-à-dire surtout dans les pays où il y a des gens qui ont faim.

Même en dehors des occasions où il donne, un paysan sanctifie son travail si, en travaillant, il est heureux de penser qu’il fabrique de la nourriture qui apaisera la faim des hommes. Il fabrique pour les autres de la chair et du sang en sacrifiant sa chair et son sang.

Cependant, son énergie vitale, consumée dans le travail, ne sert pas directement à produire le blé et le raisin, mais seulement à accomplir les conditions extérieures dans lesquelles ils peuvent être produits. Ce qui les produit, ce sont l’eau et la lumière qui descendent du ciel.

Le blé et le raisin sont de l’énergie solaire fixée et concentrée par l’intermédiaire de la chlorophylle ; par eux, l’énergie même du soleil entre dans les corps des hommes et les anime.

La lumière du soleil a toujours été regardée comme la meilleure image possible de la grâce de Dieu, de l’illumination du Saint-Esprit imprégnant l’âme. Quantité de textes liturgiques comparent le Christ au soleil.

Comme le Christ s’incarne dans l’Eucharistie pour être mangé par nous, ainsi la lumière du soleil se cristallise dans les plantes (et par elles dans les animaux) pour être mangée par nous. Par là toute nourriture est une image de la communion, une image du sacrifice par excellence, à savoir l’Incarnation du Christ.

Le paysan est le serviteur de cette grande œuvre. Il prépare le terrain où le soleil se cristallisera en matière solide pour nourrir les hommes.

Dès lors un autre texte qui convient particulièrement aux paysans, et qu’on ne commentera jamais assez, car il est difficile à comprendre et plus encore sentir, c’est le texte : « … pour être les fils de votre Père, celui des cieux, parce que son soleil se lève sur les méchants et les bons, et il pleut sur les justes et les injustes… Soyez donc parfaits comme votre Père céleste est parfait ».

Ce texte convient aux périodes où l’influence du soleil et de la pluie est le plus sensible ; par exemple, quand le blé ou le raisin sont en voie de maturation.

En le commentant, il faudrait inviter chaque paysan à se demander s’il se sent assez pur pour désirer que le soleil et la pluie soient réservés aux bons et aux justes ; et pour ceux qui seraient tentés de dire oui, rappeler la parabole du pharisien et du publicain.

Comme beaucoup de curés de village n’ont pas la capacité nécessaire pour commenter convenablement tous ces textes, il faudrait faire pour eux un manuel spécial à cet effet.

Au cours des longues soirées d’hiver aussi, le curé devrait encourager les fidèles à organiser parfois des veillées où il viendrait lire et commenter l’Évangile.

Et dans les périodes de travaux, il devrait parfois aller chez les uns et les autres, travailler une heure ou deux et tout en travaillant dire quelques paroles susceptibles de transformer le travail en une métaphore qui ait une signification spirituelle.

Tout cela sans excès, car la pensée de Dieu doit d’abord être dans une vie humaine comme le levain dans la pâte, comme la perle dans le champ — un infiniment petit en apparence.


*


D’une manière générale, le christianisme n’imprégnera la société que si chaque catégorie sociale a son lien spécifique, unique, inimitable avec le Christ ; et il devrait y avoir pour les prêtres des formations spéciales correspondantes.

Les Jocistes sont la première réalisation en ce genre. Leur lien inimitable avec le Christ consiste dans la pensée du Christ ouvrier. Cette pensée les enivre et les porte à un degré de pureté incroyable à notre époque.

Le lien spécifique des paysans avec le Christ est constitué par le pain et le vin de la communion (et, pour le préserver, chaque ferme devrait être encouragée à faire un peu de blé là où c’est possible). Il s’y ajoute les paraboles agricoles, dont le nombre montre que le Christ a eu pour eux une pensée particulièrement tendre.

Tous les bergers ont un lien avec Lui dans la pensée du Bon Pasteur.

Toutes les mères, par l’intermédiaire de la Vierge.

Tous les repris de justice ont avec Lui un lien de fraternité spéciale, parce qu’Il est le condamné de droit commun par excellence. Innocent, mais d’autant plus propre à être le frère des coupables — sans compter que parmi eux certains aussi sont innocents, ou l’ont été à l’origine. Il faudrait les grouper sous l’invocation du Christ condamné, comme on groupe les Jocistes sous l’invocation du Christ ouvrier. Non pas pour leur parler continuellement de repentir, car le malheur est pour beaucoup d’entre eux un obstacle plus difficile à surmonter que le crime. Pour leur enseigner que, coupables ou non, gravement ou légèrement coupables, leur malheur, qui leur est commun avec le Christ, les prépare tout particulièrement, s’ils savent en faire bon usage, à Lui ressembler.

Les mendiants ont pour lien avec Lui la parole « J’ai eu faim… ».

Les étudiants et « intellectuels » de toute espèce ont pour lien avec Lui la parole « Je suis la Vérité ». (Ce n’est pas une petite responsabilité.) Ceux qui enseignent ont à L’imiter en tant qu’Il était le « magister » ; les médecins, à cause de ses guérisons, etc.

Les juges, et d’une manière générale tous ceux qui exercent une juridiction quelconque sur leurs semblables, qui ont le pouvoir de punir, donc tous ceux qui ont un pouvoir, ont pour lien avec Lui la parole « Que celui qui est sans péché lui jette la première pierre ». Comme le Christ seul est sans péché, cela signifie qu’ils ont le droit de punir à condition seulement que le Christ habite réellement dans leur âme, et si, au moment où le châtiment va être décidé, toute leur âme fait silence pour laisser parler le Christ.

Sous un autre aspect, ils ont un lien spécial avec le Christ comme Pasteur. Et sous un autre aspect encore, en tant qu’il leur arrive d’accorder des bienfaits, leur lien avec le Christ se trouve dans la parole « J’ai eu faim et tu m’as donné à manger ».

Tous les subordonnés, tous ceux qui obéissent et exécutent ont un lien avec le Christ dans les paraboles où il est question d’esclaves — et surtout dans la parole « Il a pris la forme d’un esclave ».

Il faudrait de même, dans toute la mesure où c’est possible sans solliciter les textes, trouver et définir pour chaque aspect de la vie sociale son lien spécifique avec le Christ. Ce lien devrait être l’inspiration de chaque groupement d’action catholique.

Ainsi comme la vie religieuse est répartie en ordres qui correspondent à des vocations, de même la vie sociale apparaîtrait comme un édifice de vocations distinctes convergeant dans le Christ. Et dans chacune il faudrait quelques âmes aussi totalement vouées au Christ que peut l’être un moine ; ce qui serait le cas si ceux qui veulent se donner à Lui cessaient d’aller automatiquement dans les ordres religieux.