Pensées et Impressions/Le Psychologue

Texte établi par Jules Bertaut, E. Sansot et Cie (Petite Collection “Scripta brevia”) (p. 51-60).




LE PSYCHOLOGUE



Un être humain ne me parait jamais que le résultat de ce que les lois ont mis dans sa tête, et le climat dans son cœur.

Un homme âgé et sans gloire est trop heureux de pouvoir faire du mal à un jeune homme qui a fait plus que lui.

Les convenances sont comme des lois destinées pour les gens médiocres et par des gens médiocres.

La convenance exacte, c’est la pensée continue du convenable, l’absence complète de l’individualité.

Plus un homme est sot, plus il est de niveau avec le monde.

Quand tu verras un homme qui ne désire plus rien vivement, sois sûr que la fortune ou la gloire de cet homme ne croîtra plus.

Le grand homme est comme l’aigle, plus il s’élève, moins il est visible, et il est puni de sa grandeur par la solitude de l’âme.

La plupart des hommes ont un moment dans leur vie où ils peuvent faire de grandes choses, c’est celui où rien ne leur semble impossible

Pour un homme bien né, être grossier c’est comme parler une langue étrangère qu’il a fallu apprendre et qu’on ne parle jamais avec aisance. Que de gens haut placés parlent cette langue aujourd’hui avec une rare facilité !

En général, l’homme bon, c’est l’homme heureux, et le bonheur n’est pas de posséder, mais de réussir.

On admire la supériorité d’autrui dans un genre dont on conteste la supériorité ; mais vouloir faire sincèrement reconnaître à un être humain la supériorité d’un autre dans un genre dont il ne puisse contester la suprême utilité, c’est lui demander de cesser d’être soi-même, ce que personne ne peut demander à personne.

On rit, par une jouissance d’amour-propre, à la vue subite de quelque perfection que la faiblesse d’autrui nous fait voir en nous.

La politesse et la civilisation élèvent tous les hommes à la médiocrité, mais gâtent et ravalent ceux qui seraient excellents.

Il faut une certaine force d’âme dans un homme pour qu’il puisse considérer ce qui nuit ou sert à son bonheur sans que l’extrême intérêt qu’il prend au sujet dont on discute ne lui fasse venir les larmes aux yeux et ne trouble ainsi sa vue.

Un homme, dans les transports de la passion, ne distingue pas les nuances et n’arrive jamais aux conséquences immédiates.

Vouloir, c’est avoir le courage de s’exposer à un inconvénient.

Dans nos mœurs, c’est l’esprit accompagné d’un degré de force très ordinaire qui est la force. Encore même notre force, grâce à la nature de nos armes, n’est plus une qualité physique, c’est du courage.

Les conseils de la vieillesse éclairent sans réchauffer, comme le soleil d’hiver.

On n’est pas né pour la gloire lorsqu’on ne connaît pas le prix du temps.

Rien n’annonce le génie, peut-être l’opiniâtreté serait-elle un signe.

On cherche à adoucir ce qu’on dit à l’homme qu’on n’aime pas et à aggraver ce qu’on dit à l’homme qu’on aime. C’est qu’on sent qu’on a de quoi le dédommager.

Les caractères qui ont le malheur d’être au-dessus des misères qui font l’occupation de la plupart des hommes n’en sont que plus disposés à s’occuper uniquement des choses qui, une fois, ont pu parvenir à les toucher.

On n’a point généralement une idée juste des sacrifices que font faire les grandes passions. S’il en est des autres comme de l’amour, ceux qui les font ne les sentent pas.

La tristesse lorsqu’on connaît le monde, prouve qu’on a des passions que l’impossibilité de les satisfaire n’a pas encore pu guérir. La tristesse de qui ne connaît pas le monde prouve la lâcheté qui désespère de réussir.

On acquiert un grand esprit, non pas en apprenant beaucoup par cœur, mais en comparant beaucoup les choses qu’on voit ; il faut beaucoup méditer, et, quoiqu’on voie, tâcher d’en savoir la cause.

La marche ordinaire du xixe siècle est que, quand un être puissant et noble rencontre un homme de cœur, il le tue, l’exile, l’emprisonne ou l’humilie tellement que l’autre a la sottise d’en mourir de douleur.

Malheur à l’homme d’étude qui n’est d’aucune coterie, on lui reprochera jusqu’à de petits succès fort incertains, et la haute vertu triomphera en le volant.

Les gens un peu délicats ont ce malheur bien grand au xixe siècle : quand ils aperçoivent de l’exagération, leur âme n’est plus disposée qu’à inventer de l’ironie.

L’amour exclusif de l’argent est, selon moi, ce qui gâte le plus la figure humaine. La bouche surtout, exempte de toute sympathie chez les gens à argent, est souvent d’une atroce laideur.

Hélas ! toute science ressemble en un point de la vieillesse dont le pire symptôme est la science de la vie qui empêche de se passionner et de faire des folies pour rien.

Une collection de baïonnettes ou de guillotines ne peut pas plus arrêter une opinion qu’une collection de louis ne peut arrêter la goutte.

Les gens riches sont bien injustes et bien comiques lorsqu’ils se font juges dédaigneux de tous les péchés et crimes commis pour de l’argent.

Plus on plaît généralement, moins on plaît profondément.

Avoir le caractère solide, c’est avoir une longue et ferme expérience des mécomptes et des malheurs de la vie. Alors l’on désire constamment ou l’on ne désire pas du tout.

Une résolution forte change sur le champ le plus extrême malheur en un état supportable.

C’est l’école du malheur qui manque souvent au mérite des jeunes gens faits pour être les plus aimables.

Le degré de bonheur dont on est susceptible se mesure sur le degré de force des passions.

Le seul danger des âmes grandes est de prendre des secs pour leurs égales, et de se mettre à les aimer comme elles savent aimer ; alors que de douleurs !

Ce qui fait les âmes élevées, c’est leur propre sensibilité, c’est l’ennui intérieur, allié naturel de tous les sots qui l’attaquent ; c’est cet allié qui leur donne trop souvent la victoire.

Une âme élevée se met bien au-dessus de certaines choses que le monde dispense ; mais elle a souvent la faiblesse de laisser apercevoir qu’elle prise certaines choses desquelles, sans cela, le monde n’eût pas songé à la priver.

Ce qui lie les amitiés dans le monde, c’est la possibilité de se séparer à chaque instant ; un ami sent la possibilité de ne plus voir son ami.