Pensées et Impressions/Le Cosmopolite

Texte établi par Jules Bertaut, E. Sansot et Cie (Petite Collection “Scripta brevia”) (p. 61-76).




LE COSMOPOLITE



On est bien autrement convaincu de ce qu’on a vu que de ce qu’on a lu.

Tout se fait par mode en France, même les déclarations du jury.

A tout prendre, je préfère le provincial ignorant des beautés de son pays au provincial enthousiaste. Quand un habitant d’Avignon me vante la fontaine de Vaucluse, il me fait l’effet d’un indiscret qui vient me parler d’une femme qui me plaît, et qui la loue en termes pompeux précisément des beautés qu’elle n’a pas et à l’absence desquelles je n’avais jamais songé. Sa louange devient un pamphlet ennemi.

La France est certainement le pays de la terre où votre voisin vous fait le moins de mal ; ce voisin ne vous demande qu’une chose, c’est de lui témoigner que vous le regardez comme le premier homme du monde.

Le Français ne voit la bravoure que sous l’air tambour-major.

L’Italien adore son Dieu par la même fibre qui lui fait idolâtrer sa maîtresse et aimer la musique. C’est que pour lui il entre beaucoup de crainte dans l’amour.

La tyrannie de l’opinion, et quelle opinion ! est aussi bête dans les petites villes de France qu’aux Etats-Unis d’Amérique.

La patrie de Voltaire, de Molière et de Courier est depuis longtemps la ville de l’esprit ; mais le pays entre la Loire, la Meuse et la mer ne peut sentir les beaux-arts. Pourquoi ? Il aime le joli et hait l’énergie.

Les hommes de cette race [anglaise] ne sentent la vie que lorsqu’ils se mettent en colère… C’est avoir un obstacle à surmonter qu’il leur faut.

L’esprit et le génie perdent vingt-cinq pour cent de leur valeur en abordant en Angleterre.

La civilisation étiole les âmes. Ce qui frappe surtout, lorsqu’on revient de Rome à Paris, c’est l’extrême politesse et les yeux éteints de toutes les personnes qu’on rencontre.

L’envie me paraît être le plus grand obstacle au bonheur des Français.

Un beau climat est le trésor du pauvre qui a de l’âme.

Point de graces et beaucoup d’affectation, pas l’ombre du naturel : voilà ce qui fait d’un fort Allemand un des êtres les plus ridicules qu’on puisse rencontrer.

Les Anglais, en général, ne peuvent pas avoir d’esprit.

Chez une nation où la vanité est la passion dominante, un mot spirituel pare à tout.

En France, nous confondons l’air grand avec l’air grand seigneur ; c’est à peu près le contraire. L’un vient de l’habitude des grandes pensées, l’autre de l’habitude des pensées qui occupent les gens de haute naissance.

Un provincial est toujours un peu moins arriéré et un peu moins envieux au moment où il vient de lire un journal ; c’est le contraire du Parisien que le journal hébété.

J’ai une inclination naturelle pour la nation espagnole. Ces gens-là se battent depuis vingt-cinq ans pour obtenir une certaine chose qu’ils désirent. Ils ne se battent pas savamment ; un dixième seulement de la nation se bat ; mais, enfin, ce dixième se bat, non pour un salaire, mais pour obtenir un avantage moral.

Ce qui me charme dans les Espagnols, c’est l’absence complète de cette hypocrisie qui n’abandonne jamais l’homme comme il faut de Paris. Les Espagnols sont tout à leur sensation actuelle. De là les folies qu’ils font par amour, et leur profond mépris pour la société française basée sur des mariages conclus par des notaires.

En Angleterre, la mode est un devoir ; à Paris, c’est un plaisir.

Je pense que les hommes de mérite de l’an 1850 seront pris pour la plupart loin de Paris. Pour faire un homme distingué, il faut à vingt ans cette chaleur d’âme, cette duperie, si l’on veut, que l’on ne rencontre guère qu’en province ; il faut aussi cette institution philosophique et dégagée de toute fausseté que l’on ne rencontre que dans les bons collèges de Paris.

Il ne faut jamais demander de l’héroïsme à un gouvernement.

Quoi qu’on en dise, le Français, surtout en province, n’a nullement le sentiment des arts ; je me hâte d’ajouter qu’il a celui de la bravoure, de l’esprit et du comique.

La bravoure tient probablement à la vanité et au plaisir de faire parler de sol ; combien ne voit-on pas de maréchaux de France sortis de la Gascogne !

La cause du mauvais goût chez les Français, c’est l’engouement. Ce qui tient à une autre circonstance plus fâcheuse, le manque absolu de caractère.

En Angleterre, l’aristocratie méprise les lettres. A Paris, c’est un chose trop importante. Il est impossible pour des Français habitant Paris de dire la vérité sur les ouvrages d’autres Français habitant Paris.

Dans le malheur, le Français le plus brave perd la netteté de son esprit ; ce courage qui ne consiste pas uniquement à se faire tuer lui manque net.

Le climat ou le tempérament fait la force du ressort. L’éducation ou les mœurs, le sens dans lequel ce ressort est employé.

En France, où le caractère manque, c’est aux galères que se trouve la réunion des hommes les plus singuliers. Ils ont la grande qualité qui manque à leurs concitoyens, la force du caractère.

Le peuple italien est moins éloigné que nous des grandes actions : il prend quelque chose au sérieux. En France, dès qu’on a expliqué avec esprit le pourquoi d’une bassesse, elle est oubliée.

Quand on veut savoir l’histoire, il faut avoir le courage de la regarder en face.

La vérité triste et crue sur beaucoup de choses ne se rencontre à Paris que dans la conversation de quelque vieil avoué d’humeur acariâtre. Tout le reste de la société se plaît à jeter un voile sur le vilain côté de la vie. L’excès du déguisement devient quelquefois ridicule parmi les gens qui ont eu le malheur de naître très nobles et très riches ; mais en général cette manière de représenter la vie fait le charme de la société française.

Toute vraie passion ne songe qu’à elle. C’est pourquoi, ce me semble, les passions sont ridicules à Paris où le voisin prétend toujours qu’on pense beaucoup à lui.

En France il n’y a point de vérités : il n’y a que des modes ; il est donc parfaitement inutile de démontrer qu’il est utile de faire telle ou telle chose.

Les villes de province haïssent Paris et l’imitent ; il est plaisant de voir ces deux dispositions se succéder tous les quarts d’heure dans l’âme d’un provincial.

Le gouvernement anglais est le seul en Europe qui me paraisse valoir la peine d’être étudié. Partout ailleurs, c’est un despote, bonhomme au fond, mais timide et trompé à plaisir par des nobles ou des généraux remplis de haine, mais plus ou moins imbéciles.

La fortune d’un certain lieutenant d’artillerie a rendu fous tous les Français pour un demi siècle au moins.

A vrai dire il n’y a plus de tournure d’état en France. Le seul état qui gâte encore un peu son homme, c’est celui de savant… A cette exception prés, chacun est affecté en raison directe de son peu d’esprit et de la masse d’argent et d’importance sociale qu’il possède.

C’est par suite d’une erreur d’optique que les patois semblent plus naïfs et plus aimables que les langues employées pour les choses tristes et raisonnables de la vie. Si l’on ne pouvait parler aux femmes qu’une certaine langue, fût-ce l’allemand de Vienne, cette langue nous semblerait bientôt l’emporter en grâce sur toutes les autres.

Les femmes italiennes ont du caractère contre tous les accidents de la vie, excepté contre la plaisanterie qui leur semble toujours une atrocité.

Si le provincial est excessivement timide, c’est qu’il est excessivement prétentieux ; il croit que l’homme qui passe à vingt pas de lui sur la route n’est occupé qu’à le regarder ; et si cet homme rit par hasard, il lui voue une haine éternelle.

On ne sait rien faire bien en province, pas même mourir.

Il n’y a pas d’opinion publique à Paris sur les choses contemporaines ; il n’y a qu’une suite d’engouements se détruisant l’un l’autre, comme une onde de la mer effaçant l’onde qui la précédait.

Tout ce qui est profond n’est ni compris ni admiré en France : Napoléon le savait bien ; de là ses affectations, ses airs de comédie qui l’eussent perdu auprès d’un public italien.

De la nécessité politique du journal dans les grandes villes naît la triste nécessité du charlatanisme, seule et unique religion du xixe siècle.

Le grand malheur de l’époque actuelle, c’est la colère et la haine impuissante. Ces tristes sentiments éclipsent la gaieté naturelle au tempérament français.

Tôt ou tard, les provinciaux et les étrangers s’apercevront que tous les articles des journaux français sont dictés par la camaraderie ; on ne lira plus les jugements littéraires des journaux de Paris, on ne leur demandera que ce qu’ils peuvent seuls fournir au monde, de l’esprit actuel et qu’il est impossible de révoquer en doute.

A Paris, ce sont les notaires qui font les mariages. Ce seul fait, qui, à la vérité, est cruel, nous expose aux plaisanteries de toute l’Europe et même à quelque chose de plus.

L’essentiel pour faire la conquête d’une Italienne, c’est d’avoir l’âme exaltable. L’esprit français, qui prouve du sang-froid, est un obstacle.

De nos jours on a trouvé le secret d’être fort brave sans énergie ni caractère. Personne ne sait vouloir ; notre éducation nous désapprend cette grande science. Les Anglais savent vouloir ; mais ce n’est pas sans peine qu’ils font violence au génie de la civilisation moderne ; leur vie en devient un effort continu.

Un des caractères du siècle de la Révolution (1789-1832) c’est qu’il n’y ait point de grand succès sans un certain degré d’impudeur et même de charlatanisme décidé.

Les pauvres gens qui peuplent la Trappe sont des malheureux qui n’ont pas eu tout à fait assez de courage pour se tuer. J’excepte toujours les chefs qui ont le plaisir d’être chefs.

L’immense respect pour l’argent, grand et premier défaut de l’Anglais et de l’Italien, est moins sensible en France, et tout à fait réduit à de justes bornes en Allemagne.

Les Romains paraissent méchants au premier abord ; ils ne sont qu’extrêmement méfiants, et avec une imagination qui s’enflamme à la plus légère apparence. S’ils font des méchancetés gratuites, c’est un homme rongé par la peur, et qui cherche à se rassurer en essayant son fusil.

Si je disais, comme je le crois, que la bonté est le trait distinctif du caractère des habitants de Paris, je craindrais beaucoup de les offenser.

« Je ne veux pas être bon. »

En France, les hommes qui ont perdu leur femme sont tristes ; les veuves, au contraire, gaies et heureuses. Il y a un proverbe parmi les femmes sur la félicité de cet état. Il n’y a donc pas d’égalité dans le contrat d’union.

Le ridicule effraye l’amour. Le ridicule impossible en Italie, ce qui est de bon ton à Venise est bizarre à Naples, donc rien n’est bizarre. Ensuite rien de ce qui fait plaisir n’est blâmé. Voilà qui tue l’honneur bête, et une moitié de la comédie.

En France, la province, pour tout ce qui regarde les femmes, est à quarante ans en arrière de Paris… Manque de naturel, grand défaut des femmes de province… Celles qui jouent le premier rôle dans leur ville, pires que les autres.

C’est un malheur d’avoir connu la beauté italienne : on devient insensible. Hors de l’Italie, on aime mieux la conversation des hommes.

Aujourd’hui, j’estime Paris. J’avoue que, pour le courage, il doit être placé au premier rang, comme pour la cuisine, comme pour l’esprit. Mais il ne m’en séduit pas davantage pour cela. Il me semble qu’il y a toujours de la comédie dans sa vertu.