Pensées de toutes les couleurs/S’ILS N’ÉTAIENT PAS MORTS/Le Prince impérial

Calmann-Lévy, éditeurs (p. 221-224).


LE PRINCE IMPÉRIAL

(1856-1879)



Il aurait cinquante-cinq ans…

Le joli enfant d’autrefois est devenu un bel homme, puis un homme « encore très bien ». Toujours séparés par la raie de côté, ses cheveux frisés grisonnent seulement aux tempes. La moustache est toujours fine. Les yeux bleus si doux — les yeux de l’Impératrice — s’allongent en amandes sous des sourcils en accent circonflexe. Au milieu du front, une ride perpendiculaire et profonde dit seule les angoisses d’une âme qui a souffert. Les oreilles sont toujours épaisses et trop écartées du crâne, seule imperfection de cette charmante tête…

Depuis l’Année terrible, le prince a beaucoup réfléchi, beaucoup travaillé. Écolier assez indiscipliné jadis, sous le préceptorat d’Augustin Filon, il est devenu, aussitôt après la mort de son père, le digne héritier des Napoléon ? Son goût est très vif pour l’histoire militaire. Il sait à fond toutes les campagnes des grands capitaines anciens et modernes. Il est excellent cavalier et grand fusil. En Écosse, dans les battues de grouses, il a fait, sur ces oiseaux si difficiles, d’invraisemblables doublés. Les Anglais le tiennent en grande estime sportive. Il a beaucoup voyagé. Il a été cinq fois aux Indes. Il a fait deux fois le tour du monde. Au cours de leurs déplacements réciproques, il s’est rencontré à différentes reprises avec le duc d’Orléans, son camarade d’exil. On a causé de bonne amitié, mais « chasse » exclusivement. À Londres — où il a sa résidence habituelle et d’où il va souvent voir l’Impératrice — il est très apprécié, très aimé. L’âme britannique, si dure pour Napoléon le Grand, est acquise à celui que beaucoup continuent encore d’appeler le Petit Prince…

Mais le fils de Napoléon III est mélancolique. Il compare sa destinée à celle de son cousin le duc de Reichstadt. Les analogies, en effet, sont frappantes. Tous deux ont quitté la France, très jeunes encore, à la suite d’une mission étrangère. Au moins le duc de Reichstadt, lui, a-t-il eu la consolation de mourir jeune…

Ce soir, le Prince est particulièrement triste. Pour tuer le temps, il est allé passer la soirée à Greenwich, avec quelques amis. On a dîné en plein air. Et, en fumant un cigare, le « Petit Prince » quinquagénaire regarde les étoiles et regrette de ne pas être mort, jadis, au Zoulouland…


Pour l’arracher à sa tristesse, les amis du Prince le conjurent d’oublier le passé douloureux, le présent incertain ; de ne songer qu’à l’avenir. Jamais, affirment-ils les chances de remonter sur le trône n’ont été aussi grandes. La France ne veut plus d’un « essai loyal » vieux de plus de quarante ans. Elle est prête à acclamer Napoléon IV…

Le Petit Prince hoche la tête. Il sait encore ce sonnet d’Oronte et se sent las d’« espérer toujours ».