Traduction par Auguste Couat.
Texte établi par Paul FournierFeret (p. 104-131).
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Livre VI

1

La matière[1] de l’univers est docile et ductile ; mais la raison qui la gouverne n’a en elle aucun motif de faire du mal ; elle n’a aucune malice, ne fait de mal à rien et rien ne reçoit d’elle aucun tort. Or, c’est par elle que tout se produit et s’achève.

2

Qu’importe, quand tu fais ton devoir, d’avoir chaud ou froid, d’avoir sommeil ou d’avoir assez dormi, d’être blâmé ou loué, de mourir ou d’accomplir toute autre action ? Car au nombre des actes de la vie est aussi celui par lequel nous mourons[2] ; là, comme ailleurs, il suffit de bien employer le moment présent.

3

Regarde au fond des choses ; ne te laisse tromper ni sur la qualité propre[3] d’aucune d’elles ni sur sa valeur.

4

Tous les objets[4] changeront vite : ils s’évanouiront [en fumée][5], si la matière est une[6] ; sinon, se disperseront.

5

La raison qui gouverne[7] le monde sait ce qu’elle est, ce qu’elle fait et sur quelle matière elle agit.

6

La meilleure manière de le défendre est de ne pas leur ressembler[8].

7

N’aie qu’une joie et qu’un appui : passer d’une action utile à la société à une autre action utile à la société, en pensant à Dieu.

8

Le principe dirigeant[9] en chacun de nous est ce qui s’éveille et se conduit soi-même, se fait tel qu’il est et veut être, et fait que tous les événements qui lui arrivent lui paraissent tels qu’il veut qu’ils soient.

9

Tout s’accomplit suivant la nature universelle et non suivant une autre nature quelconque, enveloppe extérieure de celle-ci, ou comprise dans celle-ci, ou suspendue en dehors d’elle.

10

Ou confusion, enchevêtrement et dispersion, ou unité, ordre et Providence. Dans le premier cas, pourquoi désirerais-je m’attarder dans un pareil désordre, produit du hasard ? Quel autre souci aurais-je que de savoir « comment un jour je deviendrai de la terre »[10] ? Pourquoi me troubler ? Quoi que je fasse, le moment de la dispersion viendra pour moi. — Mais, dans l’autre cas, je vénère l’ordre des choses, je demeure ferme et plein de confiance dans celui qui le dirige.

11

Quand tu ne peux empêcher les choses qui t’entourent de rompre pour ainsi dire le rythme[11] de ta vie morale, rentre vite en toi-même et ne te laisse pas pousser hors de la mesure plus qu’il n’est nécessaire ; tu seras plus maître de conserver l’harmonie intérieure si tu ne cesses pas d’y revenir[12].

12

Si tu avais à la fois ta belle-mère et ta mère, tu aurais des soins pour la première, mais tu reviendrais sans cesse à ta mère. Voilà ce que sont pour toi la cour et la philosophie ; reviens fréquemment à cette dernière et repose-toi sur elle ; c’est par elle que la cour te paraît supportable et te supporte.

13

À propos des mets [préparés au feu] et de tous nos aliments, nous nous faisons une idée de ce qu’ils sont : ceci, par exemple, est le cadavre d’un poisson, cela le cadavre d’un oiseau ou d’un porc ; pareillement, le phalerne est le jus d’un raisin, ou bien la robe prétexte est faite des poils d’une brebis teints dans le sang d’un coquillage ; ou encore l’acte sexuel n’est que le frottement d’un nerf[13] et l’éjaculation d’une glaire accompagnée d’un certain spasme. Toutes ces idées atteignent le fond des choses et les pénètrent au point que nous en distinguons la vraie nature[14]. Agissons ainsi pendant toute notre vie, et quand nous nous faisons des choses l’idée la plus favorable[15], mettons-les à nu, voyons le peu qu’elles sont et détruisons la légende[16] qui assure leur prestige. L’orgueil est un dangereux sophiste ; c’est quand vous croyez vous attacher aux objets les plus dignes d’attention qu’il déploie le plus son charlatanisme. Voyez donc ce que Cratès dit de Xénocrate lui-même.

14

La plupart des objets que le vulgaire admire rentrent dans la catégorie[17] la plus générale, celle des choses qui ne sont que par une simple qualité première ou nature[18], comme des pierres, du bois, des figuiers, des vignes, des oliviers ; les gens un peu plus sensés[19] s’attachent plutôt aux êtres doués d’une âme vivante, comme les troupeaux, le gros bétail ; les hommes encore plus entendus[20] préfèrent les êtres pourvus d’une âme raisonnable, mais dont la raison indifférente à ce qui est universel se distingue par l’habileté technique[21] ou [par toute autre adresse], ou simplement par le fait de posséder beaucoup d’esclaves. Mais celui qui estime l’âme raisonnable, celle qui embrasse l’univers et la société universelle, ne se tourne vers aucun autre objet ; il s’applique à conserver son âme en état de se mouvoir et de se retenir[22] suivant la raison et les lois de la solidarité ; il agit d’accord avec tout ce qui est né comme lui pour cette fin.

15

Les choses se hâtent, les unes d’être, les autres de n’être plus ; à mesure qu’une chose devient, une partie d’elle-même a déjà disparu ; le monde se renouvelle par un écoulement perpétuel et de perpétuels changements[23] ; le cours ininterrompu du temps renouvelle toujours la durée infinie. Emportés par le fleuve sans pouvoir nous y arrêter jamais, est-il possible qu’un de nous s’attache à l’une de ces choses qui fuient le long des rives[24] ? C’est comme si nous nous mettions à aimer l’un de ces moineaux qui passent en volant auprès de nous ; déjà il a disparu loin de nos regards. Cette vie[25] même de chacun de nous n’est rien qu’exhalaison du sang et aspiration d’air. [Car] en quoi diffère de la simple aspiration et expiration de l’air, que nous recommençons à chaque instant, le fait de rendre une fois pour toutes, là où nous l’avons prise, cette faculté de respirer que nous avons reçue hier ou avant-hier, en naissant[26] ?

16

Ce n’est pas de transpirer comme les plantes qui a de la valeur, ni de respirer comme les animaux domestiques ou sauvages, ni de recevoir la représentation par empreinte[27], ni d’être tiré par le désir comme une marionnette, ni de se rassembler en troupeau, ni de se nourrir. Ces faits sont du même ordre que d’éliminer les produits de la digestion. Qu’est-ce qui a donc de la valeur ? Est-ce le bruit des applaudissements ? Nullement. Ce n’est donc pas non plus le bruit qu’on fait en parlant de nous, car les louanges de la multitude ne sont qu’un bruit de langues. Ainsi, voilà la gloriole mise à son tour de côté. Que reste-t-il qui ait de la valeur ? À mon avis, c’est de se mouvoir et de s’arrêter selon sa propre constitution[28] ; ce qui est aussi le but de toute étude et de tout art. Un art quelconque, en effet, s’efforce de mettre tel être ou tel objet en état de remplir l’office pour lequel il est constitué[29]. C’est ce que cherchent les vignerons en cultivant la vigne, et celui qui dompte les chevaux, et celui qui dresse les chiens. C’est aussi le but de l’éducation et de l’enseignement[30]. Voilà ce qui a de la valeur. Si ce but est atteint, tu ne chercheras à te procurer rien de plus. Ne cesseras-tu donc pas de donner du prix à beaucoup d’autres choses ? Tu ne seras donc ni libre, ni autonome, ni exempt de passions[31]. Fatalement, en effet, chacun envie, jalouse et soupçonne ceux qui peuvent lui enlever ces autres biens ; chacun tend des pièges à qui possède ce qu’il considère comme ayant du prix ; fatalement, la privation de ces biens nous trouble et nous ne cessons d’en faire des reproches aux Dieux [mêmes]. Au contraire, si tu respectes et si tu honores ta propre intelligence, tu seras content de toi-même, tu te sentiras en harmonie avec les hommes et d’accord avec les Dieux, je veux dire que tu les loueras de tout ce qu’ils t’accordent et de tout ce qu’ils ont ordonné.

17

Les éléments sont emportés en haut, en bas, en cercle[32]. Le mouvement de la vertu n’a aucune de ces directions ; c’est quelque chose de plus divin ; suivant une route difficile à découvrir, elle s’avance et atteint son but.

18

Singulière façon d’agir ! Les hommes ne veulent pas louer ceux de leur temps, qui vivent avec eux, mais ils tiennent beaucoup à être loués eux-mêmes par ceux qui naîtront après eux, qu’ils n’ont jamais vus ni ne verront jamais. C’est à peu près comme si tu t’affligeais de n’avoir pas reçu non plus les louanges de ceux qui ont vécu avant toi.

19

Parce qu’une entreprise te paraît difficile, ne juge pas qu’elle est impossible à l’homme ; si, au contraire, elle est possible et s’il appartient[33] à l’homme de l’accomplir, crois que tu peux toi-même la réaliser.

20

Dans les gymnases, l’adversaire nous a égratigné avec les ongles ou, en nous attaquant, frappé d’un coup de tête[34]. Cependant, nous ne montrons ni ressentiment ni fureur[35] et ne nous défions pas désormais de lui comme d’un traître ; nous nous mettons simplement en garde, sans voir en lui un ennemi, ni le tenir en suspicion, et nous lui conservons notre bienveillance en parant ses coups[36]. Qu’il en soit à peu près de même dans les autres circonstances de la vie ; comme si nous étions au gymnase, laissons passer souvent les coups qu’on nous porte. Il est toujours possible, je le répète, de les éviter, sans soupçon et sans haine.

21

Si l’on peut me démontrer que mes jugements et mes actes sont mauvais, et m’en convaincre, je changerai volontiers. Je cherche la vérité, et la vérité n’a jamais fait de mal à personne. Ce qui fait du mal, c’est de persister dans son erreur et dans son ignorance.

22

Moi, je fais mon devoir ; qui[37] pourrait m’en distraire ? des choses sans vie, ou des êtres sans raison, ou sans direction, qui ne connaissent pas leur route ?

23

Use avec noblesse et liberté[38], toi qui es doué de raison, des animaux et, en général, des choses et des objets[39], qui n’ont pas de raison. Quant aux hommes, qui sont doués de raison, traite-les comme faisant partie de la même communauté que toi. En toute circonstance, invoque les Dieux ; peu importe combien de temps tu agiras ainsi ; trois heures ainsi employées suffisent.

24

Alexandre le Macédonien et son muletier furent, après leur mort, réduits au même état : ou ils rentrèrent dans la même raison séminale de l’univers ; ou ils furent également dispersés parmi les atomes[40].

25

Vois combien de faits physiques et psychiques se produisent à la fois en chacun de nous dans le même laps de temps imperceptible ; ainsi tu ne seras pas étonné que des faits bien plus nombreux, ou plutôt que tout se produise à la fois dans cette unité universelle que nous nommons le monde[41].

26

Si l’on te demandait comment s’écrit le nom d’Antonin, tu énumérerais sans faire aucun effort chacune des lettres qui le composent. Mais si l’on se mettait en colère, irais-tu t’y mettre toi-même et ne continuerais-tu pas à compter doucement ces lettres une à une ? Souviens-toi donc qu’il en est de même dans la vie. Tout devoir est un total de plusieurs temps[42]. N’en omets aucun : et sans te troubler, sans répondre à la mauvaise humeur par la mauvaise humeur, suis la route qui mène à ton but.

27

N’y a-t-il pas quelque cruauté[43] à empêcher les hommes de s’élancer vers l’objet qu’ils croient leur convenir[44] et leur être utile ? Cependant tu les en empêches en quelque manière quand tu t’indignes de leurs fautes. Ils s’y portent en effet tout entiers comme vers l’acte qui convient et leur est utile. — Mais c’est faux. — Borne-toi donc à les instruire et à les éclairer, sans t’indigner.

28

La mort est le repos des sens, qui cessent de répondre au choc des objets extérieurs ; des désirs, qui ne nous agitent plus comme des marionnettes ; de l’intelligence, dont elle épargne les démarches : c’est la fin du service que nous demande la chair[45].

29

Il est honteux que, dans cette vie où mon corps ne se refuse pas à son office, mon âme renonce la première au sien[46].

30

Prends garde de faire le César, de déteindre[47], car cela arrive. Conserve-toi simple, bon, intègre[48], grave, naturel, ami de la justice, pieux, bienveillant, tendre, plein de fermeté dans l’accomplissement du devoir. Lutte pour rester tel que la philosophie a voulu te faire. Vénère les Dieux, viens en aide aux hommes. La vie est courte ; le seul fruit de notre existence sur la terre, c’est de maintenir notre âme dans une disposition sainte, de faire des actions utiles à la société[49]. Sois en tout un élève d’Antonin. Imite son énergie à agir conformément à la raison, sa constante égalité de caractère, sa pureté, la sérénité de son visage, sa douceur, son dédain de la vaine gloire, son ardeur à se rendre compte des choses. Il n’abandonnait pas une question avant de l’avoir pénétrée et nettement comprise. Il supportait les reproches injustes sans répondre par d’autres reproches ; il n’avait de précipitation en rien ; il repoussait la calomnie ; il étudiait avec attention les caractères et les actes ; il n’employait jamais l’injure ; il n’était ni timoré, ni soupçonneux, ni sophiste. Il se contentait de peu pour l’habitation, le coucher, le vêtement, la nourriture, le service ; il aimait le travail et il était magnanime. Il pouvait, grâce à sa sobriété, attendre jusqu’au soir sans avoir besoin de se soulager en dehors de son heure accoutumée. Imite sa fidélité et sa constance dans ses amitiés, sa facilité à supporter la contradiction, son empressement à approuver ceux qui lui montraient une meilleure solution. Il était pieux sans superstition. Ressemble-lui, afin que ta dernière heure te trouve, comme lui, la conscience tranquille[50].

31

Reprends tes sens et reviens à toi. Quand tu te seras réveillé, quand tu auras reconnu que tu étais troublé par des rêves, alors, les yeux bien ouverts, regarde les choses comme tu les regardais autrefois[51].

32

Je suis composé d’un corps et d’une âme. Au corps, tout est indifférent[52], car il ne peut [même pas] s’intéresser à rien. À la pensée[53], tout est indifférent de ce qui n’est pas ses opérations. Mais toutes ses opérations [du moins] sont en son pouvoir. Entre elles toutes, d’ailleurs, elle ne s’occupe que de celles du moment présent[54]. Celles qui appartiennent à l’avenir et au passé lui sont actuellement indifférentes.

33

La peine que supporte ou la main ou le pied n’est point contraire à sa[55] nature tant que le pied remplit son office de pied et la main son office de main. Pareillement, la peine que supporte l’homme en tant qu’homme n’est pas contraire à sa nature tant qu’il remplit son office d’homme. Or, si elle n’est pas contraire à sa nature, elle n’est pas non plus un mal pour lui.

34

De quelles voluptés ont joui des brigands, des débauchés, des parricides, des tyrans ?

35

Ne vois-tu pas comment les gens de métier s’entendent jusqu’à un certain point avec les inhabiles, mais restent cependant attachés aux principes de leur art et ne veulent pas s’en écarter ? N’est-ce pas étrange que l’architecte et le médecin respectent les principes de leur art plus que l’homme ceux de sa propre nature qui lui sont communs avec les Dieux ?

36

L’Asie, l’Europe sont des coins du monde ; la mer tout entière est une goutte de l’univers ; l’Athos, une motte de terre dans l’univers ; tout le présent[56] n’est qu’un point dans la durée. Tout est petit, changeant, périssable. Tout vient de là, de ce principe directeur des choses, et en émane directement ou par conséquence. La gueule béante du lion, le poison, tout ce qui est mauvais, comme l’épine ou l’ordure, est l’accompagnement[57] de ce qui est beau et noble. Ne t’imagine pas que ces choses sont étrangères à cet être que tu révères ; réfléchis plutôt qu’il est la source de tout.

37

Voir le présent, c’est avoir tout vu, et ce qui est arrivé de toute éternité, et ce qui arrivera jusqu’à l’infini ; toutes choses ont même origine et sont pareilles[58].

38

Réfléchis souvent à l’enchaînement de toutes les choses dans l’univers et à leurs rapports réciproques[59]. Elles sont en quelque sorte entrelacées et, par suite, rattachées les unes aux autres par des liens d’amitié, car elles se succèdent sans discontinuité. La cause en est dans la communauté de leur origine[60] et dans leur accord[61] au sein de l’unité de la matière[62].

39

Accommode-toi des choses qui te sont échues ; aime les hommes avec lesquels le sort te fait vivre, aime-les sincèrement.

40

Un instrument, un outil, un ustensile quelconque est en bon état s’il fait ce pour quoi il a été constitué[63], bien que le fabricant soit loin. Mais pour les œuvres de la nature[64], la force qui les a constituées[65] est en elles et y demeure. Il faut d’autant plus la respecter et croire que, si nous nous conduisons d’après sa volonté, tout va à notre gré[66]. Ainsi vont également au gré de l’univers les choses qui dépendent de lui.

41

Quand nous regardons comme un bien ou comme un mal quoi que ce soit qui n’est pas le résultat de notre volonté, nous ne pouvons pas ne pas en vouloir aux Dieux de ce que tel mal nous surprend ou de ce que tel bien nous échappe. Nous ne manquons pas non plus de haïr les hommes auteurs, ou soupçonnés tels, de notre mécompte ou de notre malheur. Nous commettons alors bien des injustices pour n’y être pas restés indifférents[67]. Mais si nous ne considérions comme bon ou mauvais que ce qui dépend de nous, il ne nous resterait aucun prétexte pour blâmer les Dieux et faire la guerre aux hommes[68].

42

Nous travaillons tous à [accomplir] une même œuvre[69], les uns avec un acquiescement [réfléchi et] conscient, les autres sans le savoir ; c’est ainsi, ce me semble, qu’Héraclite dit que les gens endormis ne sont pas inactifs et participent à ce qui se fait dans l’univers. Mais les uns y travaillent d’une manière, les autres d’une autre, et, par surcroît, même celui qui blâme la marche des choses, celui qui s’y oppose et qui veut les détruire. Oui, l’univers avait besoin d’un tel auxiliaire. Tu n’as donc qu’à te demander dans quel parti tu te rangeras. Celui qui dirige le monde saura bien se servir de toi ; il t’accueillera toujours au nombre de ses collaborateurs[70] [libres ou non]. Mais n’en fais pas partie au même titre que dans la comédie ces vers pauvres et ridicules dont parle Chrysippe[71].

43

Est-ce que le soleil voudrait remplir les fonctions de la pluie, et Esculape celles de Déméter ? N’en est-il pas de même de chacun des astres ? Ils ont des rôles différents bien que contribuant au même résultat.

44

Si les Dieux ont délibéré sur moi et sur ce qui devait m’arriver, ils en ont sagement délibéré ; il n’est pas facile, en effet, même de concevoir que la divinité puisse manquer de sagesse. Or, pour quel motif auraient-ils voulu me faire du mal ? Quel avantage en résulterait-il pour eux et pour l’univers, dont ils se préoccupent avant tout[72] ? Que s’ils n’ont pas délibéré sur ma personne en particulier, ils ont du moins pleinement délibéré sur l’ensemble des choses, et ce qui m’arrive résulte encore de leur décision[73] ; je dois donc l’accueillir avec joie et amour. Enfin, s’ils ne délibèrent sur rien, — ce qu’on ne peut croire sans impiété : car, en ce cas, à quoi bon les sacrifices, les prières, les serments et tout ce que nous faisons comme si les Dieux étaient présents et vivaient avec nous ? — si donc il est vrai que les Dieux ne délibèrent sur rien de ce qui nous touche, il m’est permis, à moi, de délibérer sur moi-même, c’est-à-dire de considérer mon intérêt. L’intérêt de chacun[74], c’est d’agir conformément à sa constitution[75] et à sa nature. Or, ma nature est d’être raisonnable et sociable ; en tant qu’Antonin, ma patrie et ma cité, c’est Rome ; en tant qu’homme, c’est l’univers. Ce qui est utile à ces deux cités, cela seul est donc un bien pour moi.

45

Tout ce qui arrive à chacun est utile à l’univers ; cela pourrait suffire. Mais prends garde, tu verras, en outre, qu’en général ce qui arrive à un homme est utile aussi aux autres[76]. Emploie ici le mot utile dans le sens qu’on lui donne communément à propos de choses indifférentes.

46

La vue continuelle des mêmes objets, la répétition des mêmes jeux au cirque[77] et dans les lieux de ce genre en rend le spectacle fastidieux ; on éprouve le même dégoût d’un bout à l’autre de la vie ; du haut en bas, c’est toujours la même chose et toujours le même point de départ. Jusques à quand cela durera-t-il donc ?

47

Pense sans cesse à la foule d’hommes de toute sorte, de toute condition, de toute race, qui sont morts ; descends jusqu’à Philistion, Phœbus, Origanion[78]. Passe maintenant en revue les autres catégories. Il faut que nous aussi nous cédions la place pour aller là-bas où sont tant d’orateurs redoutables, tant de profonds philosophes, Héraclite, Pythagore, Socrate, tant de héros d’autrefois et, après eux, tant de généraux et de tyrans. Ajoute les Eudoxe, les Hipparque[79], les Archimède, d’autres hommes au génie pénétrant ou doués d’une grande âme, laborieux, adroits, orgueilleux et ceux mêmes qui raillaient cette vie humaine périssable et éphémère, tels que Ménippe[80] et d’autres. Pense, à propos de tous ces hommes, qu’ils sont morts depuis longtemps. Qu’y a-t-il donc là de terrible pour eux ? Quoi de terrible aussi pour ceux dont on ne connaît même pas les noms ? [Ainsi] il n’y a qu’une chose qui ait quelque prix, c’est de vivre suivant la vérité et suivant la justice, en se montrant bienveillant pour les hommes menteurs et injustes.

48

Quand tu veux te réjouir, réfléchis aux vertus de ceux qui vivent avec toi, à l’activité de celui-ci, à la modestie de celui-là, à la libéralité d’un troisième, à telle autre qualité pour chacun. Rien ne nous réjouit autant que de nous représenter les vertus qui brillent dans la vie de ceux qui nous entourent et de les voir se rencontrer presque en foule[81]. Il faut donc être toujours prêt à te les rappeler.

49

Te chagrines-tu de ne peser que tant de livres, et non pas trois cents ? Il ne faut donc pas non plus te chagriner de ne vivre que tant d’années et non davantage. Tu te contentes bien de ce qui t’a été donné de matière[82], fais de même pour la durée.

50

Essaie de les persuader, mais agis même malgré eux quand la considération de la justice[83] t’y pousse. Et si l’on te résiste en recourant à la violence, réfugie-toi dans le calme et la sérénité de l’âme, et profite de cet obstacle pour exercer une autre vertu. Souviens-toi que tu n’avais fait cet effort que sous réserve[84], et que tu ne prétendais pas à l’impossible. Que cherchais-tu donc ? Précisément cet effort de ton âme. Tu as donc atteint ton but, même quand le résultat où tu tendais ne s’est pas réalisé[85].

51

L’ambitieux met son bien dans l’activité des autres ; le voluptueux dans ses propres sensations[86] ; l’homme raisonnable dans sa propre action.

52

Il m’est possible de ne porter aucun jugement sur cette chose, et de n’en pas troubler mon âme. Les choses ne sont pas d’une nature telle qu’elles nous imposent nos jugements.

53

Prends l’habitude d’écouter sans distraction ce que disent les autres ; mets-toi autant que possible dans l’âme de celui qui parle.

54

Ce qui n’est pas utile à l’essaim n’est pas utile non plus à l’abeille.

55

Si les matelots injuriaient le pilote, ou les malades le médecin, auraient-ils une autre pensée que de leur faire sauver à eux seuls[87], l’un son équipage, l’autre ceux qu’il soigne ?

56

Combien de personnes avec qui je suis entré dans le monde sont déjà parties !

57

Le miel paraît amer aux gens qui ont la jaunisse ; ceux qui ont la rage ont horreur de l’eau ; les petits enfants trouvent belle leur balle. Pourquoi donc me fâcher ? Crois-tu que l’erreur ait moins de force que la bile pour l’homme qui a la jaunisse, et le virus pour celui qui est enragé ?

58

Personne ne l’empêchera de vivre conformément aux lois de ta nature[88], et rien ne t’arrivera contrairement aux lois de la nature universelle[89].

59

Que valent ceux auxquels on cherche à plaire ? Et pour quels avantages[90] ? Et par quels moyens ? Comme le temps ensevelira vite tout [cela], et que de choses il a déjà ensevelies !

  1. [Couat : « substance. » Cf. supra IV, 21, note finale.]
  2. [Couat : « ou de vivre. L’acte par lequel nous mourons est aussi un des actes de la vie. »]
  3. [Couat : « la vraie qualité. » — La première catégorie que distingue la logique stoïcienne sous la chose indéterminée, c’est l’objet donné (τὸ ύποκείμενον, dont nous trouvons le nom au début de la pensée suivante) ; la seconde est la détermination ou qualité de l’objet (ποιότης ou ποιόν), laquelle peut être individuelle (ἰδίως ποιόν) ou spécifique (κοινῶς ποιόν). Cette « qualité » ne doit pas être considérée comme une abstraction ; c’est véritablement le principe efficient et formel de l’objet ; c’est encore une matière, mais subtile et active, mêlée à la matière inerte qu’elle organise et définit. (Cf. Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 97 sqq.)]
  4. [Couat : « les choses sensibles. » Cf. la note précédente ]
  5. [L’explication du verbe ἐκθυμιαθήσεται se trouve à la pensée X, 31 : καπνὸν καὶ τὸ μηδέν. Noter qu’il s’agit ici non seulement de l’âme, mais de la matière ; non seulement de l’homme, mais des choses sans vie. Il faut donc plutôt considérer le verbe ἐκθυμιαθήσεται comme une métaphore capable d’exprimer tout changement élémentaire et total (ἀλλοίωσις, supra IV, 3, note finale) que comme la formule d’une théorie particulière — σϐέσις ou μετάστασις — de la survivance des âmes (supra IV, 21, 1re  et dernière notes). Limitée à la destinée humaine, cette pensée deviendra l’article VII, 32.]
  6. [Couat : « s’ils sont d’une substance uniforme. » Cf. les derniers mots de la pensée VI, 38. — L’unité de la matière est l’hypothèse stoïcienne ; la dispersion est un corollaire de la doctrine atomiste.]
  7. [Cette « raison qui gouverne le monde » (les deux derniers mots ne sont pas exprimés en grec) s’appelle ailleurs (IX, 22) ἡγεμονικόν : c’est le Dieu de la pensée VI, 7 ; il en était question tout à l’heure à la première pensée de ce livre VI. C’est précisément le rapprochement de ces deux textes qui permet de comprendre celui-ci, et, à côté de διοικῶν, de sous-entendre τὰ ὄλα. Voir quelques lignes plus bas (VI, 8) la définition de la « raison qui gouverne l’âme humaine ».]
  8. [Couat : « La meilleure manière de se défendre des autres est de ne pas leur ressembler. » — En ajoutant les mots « des autres » (je n’ai pu moi-même éviter l’addition du mot « leur » ), M. Couat perd l’allure du texte grec, et je crains qu’il n’en fausse le sens. Marc-Aurèle n’est pas un misanthrope : ceux à qui il faut rendre le bien pour le mal, dont il faut rejeter les conseils ou fuir l’exemple, dont il faut se garder enfin, ce ne sont pas « les autres », tous les autres hommes : ce sont plutôt certaines gens, que le sage reconnaît d’instinct, et qu’il n’a pas besoin de nommer, non pas même de ce pronom, à la fois si vague et si précis, « αὐτῶν, αὐτούς, ces gens-là », par lequel il les désigne ordinairement (IV, 38 ; VII, 34 ; VI, 50, etc.).

    Je me suis borné à supprimer les mots « des autres » dans la traduction de M. Couat. Sous prétexte de « sauver ce caractère de notes personnelles, de mémorial intime et négligé que Marc-Aurèle avait donné à ses Pensées » (Michaut, préface), je n’ai pas voulu désarticuler la phrase, et remplacer par deux points les mots : « est de. » Va-t-on chercher un effet de style dans toutes les phrases grecques où manque ἐστί ? Malgré l’omission de ce verbe, la phrase de Marc-Aurèle est complète, et l’omission de l’article devant l’attribut (ἅριστος τρόπος) est le signe de son unité.]

  9. [Définition du principe dirigeant. — Les mots « en chacun de nous », dont l’équivalent manque dans le texte grec, ont été suppléés ici par le traducteur, comme les mots « le monde » à la pensée 5. Ici, c’est la fin de la phrase qui fixe le sens de ἡγεμονικόν : le même mot peut, on l’a vu, désigner à la fois Dieu, raison du monde, et notre raison, qui est « Dieu en nous » (III, 5) ; mais l’expression τὸ συμϐαῖνον, qui d’ordinaire chez Marc-Aurèle s’oppose à τὰ ἐνεργούμενα (cf. IX, 31 ; note à la pensée VIII, 7), ne saurait convenir qu’à des événements de la vie humaine.

    La langue française a des habitudes de précision bien impérieuses ; il est regrettable que, pour satisfaire à leurs exigences, on ait dû ici, à des intervalles si rapprochés, compléter de façons différentes deux expressions synonymes dont le grec se contentait. Qui pouvait mieux établir la parenté des deux principes directeurs, l’intimité de Dieu et de notre génie, que ce fait de les appeler l’un et l’autre exactement des mêmes noms ?

    La définition qui est donnée ici du principe directeur de l’âme ne semble pas complète. Dans une note à la 22e pensée du livre IX, je cite plusieurs textes de Marc-Aurèle d’où il ressort que ce principe directeur est la raison. Νοῦς (III, 16), λόγος (IV, 12 ; V, 14 ; VI, 5, etc.), διάνοια (VII, 64) servent dans les Pensées de synonymes à ἡγεμονικόν. Or, pour reprendre les termes de la définition présente, qu’est-ce pour nous qui « s’éveille et se conduit soi-même, se fait tel qu’il est et veut être, et fait que tous les événements qui lui arrivent lui paraissent tels qu’il veut qu’ils soient », si ce n’est la liberté ? Ce n’est pour un Stoïcien la raison que parce qu’il n’en sépare pas la liberté. Cette forme de définition est contestable, et Marc-Aurèle paraît s’être repris aux premières lignes du livre XI : τὰ ἴδια τῆς λογικῆς ψυχῆς· ἑαυτὴν ὁρᾷ, ἑαυτὴν διαρθροῖ, ἑαυτὴν, ὁποίαν ἃν βούληται, ποιεῖ… Cette fois, « l’âme raisonnable » (λογικὴ ψυχὴ) pourrait s’appeler aussi bien τὸ ἡγεμονικόν (cf. IV, 22, en note) : les deux textes ne se distinguent donc en réalité que par les premiers mots du second : τὰ ἴδια, — et surtout par toute l’énumération qui continue ce que j’en ai cité. Ces différences établissent que ce qui est défini dans le premier, ce n’est pas tant l’âme raisonnable, ou, ce qui revient au même, son principe directeur, qu’un de leurs attributs, la liberté.

    Après avoir affirmé à la première pensée de ce livre la toute-puissance du principe directeur du monde, il était naturel que Marc-Aurèle songeât à sauvegarder et à définir l’indépendance du nôtre. Cette liberté, proclamée avec plus d’énergie peut-être en d’autres passages (V, 19 ; XI, 16 ; IV, 7 ; VII, 14 ; VIII, 48) est-elle réelle ou illusoire, et le même qui l’avait formulée en ces termes, repris d’ailleurs par Marc-Aurèle (III, 9, et VII, 67) : « obéir à Dieu, » s’est-il payé de mots, lorsqu’il a dit : « Ce n’est pas de l’obéissance, mais un assentiment que je donne à Dieu » (cf. une expression semblable dans les Pensées, X, 28) ? Ce n’est pas le moment de le discuter (cf. infra XI, 20, note finale). Constatons seulement que, défenseur du déterminisme universel, Marc-Aurèle prétend donner au libre-arbitre un domaine où il soit absolu. L’on voit assez bien ici en quoi consisterait ce domaine : ἑαυτὸ et φαίνεσθαι ἑαυτῷ, notre raison et l’opinion qu’elle se fait des choses. Il semblerait que ce ne fût même pas toute notre âme. Mais le nom même du « principe directeur » est plus explicite que la définition qu’on en donne. Si la sensation, si même la représentation qui l’achève ne dépend pas toujours de nous, nous sommes maîtres du moins de l’assentiment que nous accordons à celle-ci, et tous les jugements et tous les mobiles que nous en tirons sont notre œuvre propre : même nos passions (supra IV, 22, en note) et tous nos mouvements déraisonnables n’ont pas d’autre source que la raison. Ce qui, pour les Stoïciens, est hors du principe directeur, ce sont la voix et la raison séminale, dont ils ont fait des facultés distinctes : ce sont encore le souffle vital (V, 33, note finale), et le corps, auquel Marc-Aurèle (supra V, 26, 6e note) rapporte les sensations. Mais, sauf la sensation, tout cela, à nos yeux du moins, ne compte pas comme âme. Nous pourrions donc dire que, sauf la sensation, toute notre âme appartient au principe directeur, et l’univers, tel que l’embrasse notre pensée. Dans ces vastes limites, il ne subit d’autre contrainte que celle de vouloir toujours. S’il sort de son domaine ou s’il se relâche, — s’il cède à la passion qu’il crée, ou simplement donne, en les considérant ou comme des biens ou comme des maux, une importance aux choses qui ne dépendent pas de lui, — en un mot, s’il « quitte son poste » (XI, 20), il s’asservit. Nous avons aussi cette liberté-là, et c’est celle, en fait, dont usent la plupart des hommes.

    Mais quand il ne s’asservit pas, le principe directeur, à la fois raison et liberté, auteur, maître et juge (XI, 16) de ses représentations et de ses mouvements, est la noblesse de l’homme qu’il apparente à Dieu. Il est Dieu en nous (ὁ ἑκάστου νοῦς θεός : XII, 26) ; il mérite qu’on lui rende un culte, et qu’on « célèbre ses mystères » (supra III, 7). Ce n’est plus seulement « raison » qu’on l’appelle : « c’est génie » (III, 3 et 6 ; V, 27). Et dans la définition du « génie » que donne Marc-Aurèle, on retrouve, en effet, outre le nom du principe dirigeant — ἡγεμόνα — ceux de la raison — νοῦς — et de la volonté — βούλεται.]

  10. [Citation d’un poète inconnu.]
  11. [Couat : « quand les circonstances te bouleversent (var. : « te désaccordent ») pour ainsi dire par force… » — Le verbe ταράττεσθαι semble plutôt convenir à la musique qu’à l’instrument. Cf. la note suivante.]
  12. [La vie morale est ici comparée à une harmonie ; les mots διαταραχθῆναι, ῥυθμοῦ, ἁρμονίας maintiennent la comparaison de la première à la dernière ligne de la pensée. Nous sommes non seulement l’instrument de cette harmonie, mais le musicien qui la règle, à qui il appartient, sinon de la conserver, du moins de la ressaisir toujours. Cf. infra XI, 16 : ἐξόν, κἄν που λάθῃ, εὐθὺς ἐξαλεῖψαι. Mais ici notre auteur n’écrit même plus κἄν που λάθῃ) : il admet des cas où nous ne serions plus du tout les maîtres (ὄταν ἀναγκασθῇς) des mouvements de notre âme. Après l’adhésion qu’il a donnée (supra II, 10) à la doctrine péripatéticienne de l’inégalité des fautes, voici sans doute la concession la plus significative qu’ait pu faire le Stoïcisme de Marc-Aurèle au sens commun et à la vérité. Lorsque, un peu plus haut (V. 26), dans la même pensée où il semblait se refuser à admettre, comme les autres stoïciens, la sensation parmi les états d’âme, il avouait cependant qu’une certaine « sympathie » fait connaître à la pensée la sensation que subit le corps, et que cette dernière « est naturelle », et qu’« il ne faut pas s’y opposer », il avait déjà fait fléchir son dogme altier : Τὰ πράγματα οὐχ ἄπτεται τῆς ψυχῆς, — « les choses… ne touchent point l’âme » (IV, 3, avant-dernière note ; V, 19). Ici, il le contredit résolument : ὄταν ἀναγκασθῇς

    Mais si le dogme risque, à toute heure de la vie, d’être ainsi infirmé dans la pratique, il n’en reste pas moins l’expression d’un état idéal de quiétude, de liberté et de vertu. À ce titre, il est nécessaire de l’affirmer, comme il est utile de délibérer sur le sage et les merveilleux privilèges de la sagesse. Il y a, d’ailleurs, à la fin de la présente pensée, deux mots qui semblent concilier le dogme et la vie : le comparatif « plus maître » et le futur « tu seras ». Celle conciliation est encore du Stoïcisme, si la substitution de la théorie des « progrès » — προκοπαὶ — à celle de la sagesse (Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 270 sqq.) est encore du Stoïcisme. Si la vie est une harmonie, il y a un art de vivre (IV, 31 ; VII, 61, etc.), et cet art, comme un autre, exige un apprentissage.]

  13. Au lieu d’ἐντερίου, j’ai adopté νευρίου, heureusement rétabli par Nauck.
  14. [Cf. supra III, 11, seconde note. Ce sont la même idée et les mêmes expressions.]
  15. Le mot ἀξιόπιστα a été contesté. Je crois qu’il peut être conservé. Ce sont les choses en apparence les plus dignes de confiance qui nous trompent le plus. — [On a contesté ἀξιόπιστα parce que c’est la leçon des manuscrits secondaires — c’est-à-dire, en somme, des extraits plus ou moins fidèles — des Pensées. Le Vaticanus, qui nous en donne le texte intégral, et le Darmstadinus, qui vient le second dans l’ordre de la valeur, portent λίαν ἀξιοπιστότατα, qui n’est pas admissible, et qui permet peut-être de douter d’ἀξιόπιστα. — Les diverses corrections proposées ne modifient que très légèrement le sens.]
  16. Je dois reconnaître que le mot que je traduis ainsi, τὴν ἱστορίαν, n’a guère de sens dans cette phrase. Reiske a proposé τερθρείαν, qui est ingénieux, et semble confirmé par καταγοητεύει, qui vient un peu plus loin. On pourrait essayer d’autres corrections, par exemple τερατείαν, qui est plus ordinaire, et, je le crois, plus naturel ici.
  17. [Ce mot « catégorie » ne doit pas plus être pris dans son acception philosophique que le mot γενικώτατα du texte grec, qu’il peut traduire dans les deux sens. On nous dit (textes cités dans Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 91) que les Stoïciens avaient réduit les dix κατηγορίαι d’Aristote à quatre γενικώτατα ou πρῶτα γένη : le substrat, ou l’objet donné, τὸ ὑποκείμενον ; la première détermination, ou qualité essentielle, τὸ ποιόν ; les déterminations secondes, modalités ou propriétés, τὸ πὼς ἕχον ; les qualités relatives, τὸ πρός τί πως ἕχον. C’est d’une tout autre analyse qu’il s’agit ici : non des « catégories » de la pensée, mais des « catégories » ou classes d’objets et d’êtres.]
  18. [Couat : « celle des objets dont l’existence consiste dans une habitude ou nature. » — « Habitude » est, en effet, le sens ordinaire d’ἔξις, mais pour d’autres que les Stoïciens. Pour ces derniers, ἔξις est à peu près synonyme de ποιότης. Ces mots désignent également l’unité et l’identité des êtres et des choses, le principe qui permet de les définir ; et nous savons (supra IV, 14, seconde note) que, pour atteindre ce principe, il faut non seulement analyser l’objet en matière subtile et active (la cause ou la forme, αἰτία) et en matière épaisse et inerte (ὔλη : supra IV, 21, note finale), mais éliminer de la cause ou forme elle-même certaines parties qui sont aussi instables que la matière inerte (V, 23). Seulement cette notion, ποιότης semble l’exprimer plutôt comme concept pur et unité abstraite ; ἔξις, uniquement comme réalité et même comme activité (Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 96, note 2). La ποιότης (cf. la note précédente sur les catégories) serait donc surtout un principe logique ; l’ἔξις, un principe métaphysique. La nuance est très fine, si tant est que nous l’ayons bien aperçue ; d’ailleurs, les Stoïciens, au moins lorsqu’ils employaient ποιότης ne se sont pas fait faute de l’effacer. Si ces matérialistes ont pu dire que les ἔξις n’étaient pas autre chose que des souffles d’air, ἀέρας (Chrysippe, dans Plutarque, de Stoïc. repugn., 43), ils ont dû objectiver les ποιότητες pour les définir également (même texte, quelques lignes plus bas) des souffles, πνεύματα, « qui spécifient les parties de la matière où ils se trouvent et leur donnent figure. »

    Or, ces souffles (qu’on les nomme ἔξεις ou ποιότητες) sont plus ou moins secs, chauds et ténus. Suivant leur fraîcheur ou leur densité, ils forment des corps différents : choses inanimées, plantes, animaux, hommes, et reçoivent des noms spéciaux. Dans les choses, — dans « les pierres et dans le bois mort », — ils s’appelleront simplement ἔξεις ou ψιλαὶ ἔξεις (« pures et simples » ἔξεις : Sextus Empiricus, adv. Math., IX, 81), bien que les autres « souffles » dont on va parler soient encore des ἔξεις. C’est ainsi qu’on nomme « matière » ce qu’on oppose au principe efficient, sans que pourtant celui-ci soit immatériel ; dans les deux cas, il n’est ni utile ni aisé de trouver une dénomination plus précise. — Plus sèche, plus chaude et plus ténue que cette ἔξις rudimentaire, la « nature » (φύσις) est le principe qui forme, développe et définit la plante, — « les figuiers, les vignes, les oliviers » dont parle Marc-Aurèle. À vrai dire, ces deux degrés inférieurs de la hiérarchie des déterminations premières — d’où nous pourrons déduire la hiérarchie des êtres — sont moins nettement distingués ici que les degrés suivants : dans une autre pensée (VI, 22), qui établit à peu près la même hiérarchie entre les objets et les vivants, nous verrons même qu’ils ne font plus qu’un. Par là, Marc-Aurèle modifie — ou simplifie — légèrement la doctrine traditionnelle que nous permettent de reconstituer entre autres un texte de Plutarque (Virt. mor., 12) : καθόλου δὲ τῶν ὄντων… φασὶς… ὄτι τὰ μὲν ἔξει διοικεῖται, τὰ δὲ φύσει, τὰ δὲ ἀλόγῳ ψυχῇ, τὰ δὲ καὶ λόγον ἐχούσῃ καὶ δίάνοιαν, — et le passage de Sextus Empiricus (adv. Mathem., IX, 81) que j’invoquais tout à l’heure : τὰ μὲν ὑπὸ ψιλῆς ἕξεως συνέχεται, τὰ δὲ ὑπὸ φύσεως, τὰ δὲ ὑπὸ ψυχῆς· καὶ ἔξεως μὲν ὡς λίθοι καὶ ξύλα, φύσεως δὲ καθάπερ τὰ φυτά, ψυχῆς δὲ τὰ ζῷα. Ce dernier texte interrompt avant la fin l’énumération que Marc-Aurèle simplifie au début ; sauf cette divergence, il est intéressant d’observer, de part et d’autre, non seulement l’identité des termes de la gradation (ἕξις, φύσις, ψυχή), mais celle des exemples invoqués.

    Revenons à la définition de la « nature ». Au rapport de Plutarque (de Stoïc. repugn., 41), Chrysippe soutenait que l’enfant vit, dans le ventre de sa mère, d’une vie végétative. Ce n’est donc encore qu’une « nature » qui l’anime (φύσει τρέφεσθαι). « Dès qu’il est né, l’air extérieur refroidit et trempe ce souffle et, par suite de ce changement, l’embryon devient animal. » Il y a, d’ailleurs, une contradiction, qui n’a pas échappé à Plutarque, entre cette explication de l’origine de notre âme et une autre assertion du même Chrysippe (ibid.), considérant « l’âme comme un souffle plus léger et plus subtil que la nature ». Si l’une des deux théories doit être sacrifiée à l’autre, c’est celle qui explique le moins de faits, — la première, qui ne concerne que le vivant et détruit le principe de la hiérarchie des êtres ; il semble, d’ailleurs, que les Stoïciens, avertis de la contradiction, aient essayé de rajuster leur doctrine ; du moins, lorsque Marc-Aurèle raconte à son tour l’histoire du germe humain (X, 26), omet-il l’action de l’air aspiré, et ne cherche-t-il plus à expliquer la naissance de l’âme que par la transformation des aliments, qui nourrissent et fortifient la flamme intérieure. Quoi qu’il en soit, les Stoïciens n’ont cessé de soutenir qu’il y a le même progrès de la nature à l’âme que de la simple détermination à la nature, et que l’âme de l’homme passe par ces divers états. Elle achève son évolution et devient l’ἔξις la plus subtile, la plus sèche et la plus chaude, lorsque — à partir de la troisième semaine (Plutarque, Plac. phil., IV, 23, fin) — nous communions, pour ainsi dire, « non seulement par la respiration avec l’air extérieur, mais par l’intelligence avec la raison universelle » (VIII, 54). La distinction de l’âme et de l’âme raisonnable est faite plusieurs fois dans les Pensées (III, 16 ; XII, 30, etc.).

    Tels sont les différents états et les différents noms de l’ἔξις stoïcienne. On ne s’étonnera pas si ces états sont toujours distingués et ces noms néanmoins confondus souvent. Voici, d’abord, le mot ἔξις, qui est un terme générique comme ποιότης et qui exprimera cependant, par opposition à toute autre, la détermination la plus simple, celle des choses inanimées. D’autre part, ψυχὴ peut désigner non seulement l’âme vivante, mais la raison, ou âme raisonnable ; et il ne paraîtrait certes pas étrange d’entendre un Stoïcien nommer « âme végétative » la « nature » du fœtus. Enfin, la nature universelle, qui n’est pas différente de la raison universelle, ne porte ce nom que parce qu’on considère le présent (supra IV, 36) comme l’embryon de l’avenir. N’est-ce pas, du moins, ce qu’implique la définition citée par Diogène (VII, 148) : « Les Stoïciens entendent par nature soit ce par quoi est le monde, soit ce qui sur terre fait sortir le fruit de la semence. La nature est une détermination première, douée d’une activité propre, qui, en des temps déterminés et conformément aux raisons séminales, achève et fait être ce qui résulte d’elle, et dont elle prend les éléments de divers côtés, dans d’autres choses toutes semblables » ?

    Φύσις δὲ ποτὲ μὲν ἀποφαίνονται τὴν συνέχουσαν τὸν κόσμον, ποτὲ δὲ τὴν φύουσαν τὰ ὲπὶ γῆς. Ἔστι δὲ φύσις ἔξις ἐξ αὐτῆς κινουμένη, κατὰ σρερματικοὺς λόγους ἀποτελοῦσά τε καὶ συνέχουσα τὰ ἐξ αὐτῆς ἐν ὡρισμένοις χρόνοις, καὶ τοιαῦτα δρῶσα ἀφ′ οἷων ἀπεκρίθη.

    J’ai reproduit ce texte en entier parce qu’il contient deux fois, en quatre ou cinq lignes, le verbe συνέχειν qu’emploie aussi Marc-Aurèle dans la présente pensée. On retrouverait le même mot dans le passage de Sextus Empiricus (adv. Math., IX, 81) que j’ai cité plus haut, et dans la définition de l’ἔξις rapportée par Plutarque (de Stoïc. repugn., 43 : ὑπὸ τούτων γὰρ συνέχεται τὰ σώματα), à laquelle je me suis borné à faire allusion. C’était donc un terme consacré dans la langue philosophique des Stoïciens. Le sens en ressort très nettement de l’analyse étymologique : le préfixe σὺν- indique une unité faite de l’assemblage d’éléments divers ; le verbe ἔχειν — de la même famille que le substantif ἔξις — indique l’existence indépendante, ou plutôt ce semblant d’indépendance qu’est pour nous l’existence. On aurait donc pu traduire à peu près littéralement les mots τὰ κτλ. συνεχόμενα par « les choses qui ont pour principe de leur unité et de leur existence même une simple qualité première ou nature ». J’ai préféré une expression peut-être moins explicite, mais plus concise. J’ai d’ailleurs été guidé dans mon interprétation par les synonymes que les Stoïciens eux-mêmes donnaient à συνέχεσθαι : διοικεῖσθαι, ou bien εἰδοποιεῖσθαι et σχηματιζεσθαι (Plutarque, Virt. mor., 12, — et de Stoïc. repugn., 43 = p. 1054 A, fin : textes cités ou mentionnés ci-dessus). La traduction de M. Couat ne m’a pas paru désigner peut-être assez nettement l’ἔξις et la φύσις comme des principes organisateurs ou formels.]

  19. [Couat : « un peu plus sages. » — Cf. la note suivante. — Il y a dans le texte grec une anacoluthe qui disparaît si l’on rétablit, après les mots : τὰ δὲ ὑπὸ τῶν ὀλίγῳ μετριωτέρων, le participe θαυμαζόμενα, ou un synonyme, qu’aurait oublié un scribe. Mais je crois plutôt la négligence imputable à Marc-Aurèle lui-même qui, arrivé au début de la seconde phrase, se serait imaginé avoir commencé la pensée par les mots : τὰ… ὑπὸ τῶν πολλῶν θαυμαζόμενα, exactement synonymes de : ὧν ἡ πληθὺς θαυμάζει. Dans ces conditions, il aura cru pouvoir sous-entendre ici θαυμαζόμενα aussi bien qu’ἀναγεται un peu plus bas. Les inadvertances de cet ordre, qui proviennent d’une rédaction hâtive et attestent que l’auteur ne s’est pas relu, sont d’ailleurs assez rares dans les Pensées. Cf., au milieu de l’article III, 16, dans la même phrase, à la même ligne, la rencontre des mots τὰ λοιπὰ et λοιπόν.]
  20. [Couat : « encore plus raffinés. » — Avec M. Couat et les autres traducteurs français de Marc-Aurèle, j’ai considéré ici le mot χαριεστέρων, et dans la phrase précédente le mot μετριωτέρων comme des masculins. M. Stich, qui cite ce passage aux mots χαρίεν et μέτριον de son Index, en a fait des neutres ; je ne crois pas qu’il puisse arriver par cette voie à un sens bien satisfaisant. Il me paraît presque évident qu’il y a dans cet article deux gradations parallèles, celle des variétés de l’ἔξις, et celle des intelligences qu’intéresse chacune de ces variétés : ἡ πληθύς, οί μετριώτεροι, οί χαριέστεροι. J’ai essayé de marquer cette seconde gradation dans la traduction. Depuis Platon et Aristote, les mots μέτριοι et χαρίεντες désignent les hommes qui se distinguent du vulgaire par une certaine sagesse : les premiers, plus précisément, par la modération de leur langage ou de leur conduite ; les seconds, par leur habileté dans les arts ou les sciences, surtout dans la philosophie. Μέτριος ne reparaît pas dans les Pensées, mais χαρίεις y est employé encore deux fois (V, 10 ; IX, 2) ; au moins la dernière, le sens n’est pas douteux, — et c’est celui que nous avons dû adopter ici.]
  21. J’ai suivi le texte donné par les manuscrits, bien que la phrase n’offre pas une construction grammaticale satisfaisante. Le passage, ajoute M. Couat, est probablement altéré. — [Je n’en suis, pour ma part, rien moins que sûr. Il suffit de sous-entendre avant le point final le mot ἐντρεχής exprimé une ligne plus haut, pour que la dernière proposition, qui seule peut surprendre le lecteur, paraisse claire et correcte ; et nous avons vu (deux notes plus haut) que les ellipses ne manquent pas dans cette pensée. Je prends τὸ… κεκτῆσθαι pour un accusatif de relation, ou, comme disent les grammairiens, un accusatif grec.]
  22. Je lis ἴσχουσαν καὶ κινουμένην. Cf. IX, 12 : ἀλλὰ μόνον ἕν θέλε… κινεῖσθαι καί ἴσχεσθαι, ὡς ὁ πολιτικὸς λόγος ἀξιοῖ. [Mêmes mots, VI, 16.]
  23. [Cf. supra II, 17 ; V, 13, note finale ; infra X, 7.]
  24. [Couat : « À quoi s’attacheront donc tous ceux qui sont emportés le long des rives de ce fleuve sans pouvoir s’y arrêter ? » — J’ai redoublé l’interrogation et lu τί ἂν τίς…… ; d’accord avec Pierron et M. Michaut, et, à ce qu’il me semble, avec le début même de la pensée, j’ai fait de τουτων τῶν παραθεόντων le régime de τί.]
  25. [Nous n’avons en français que le mot « vie » pour traduire à la fois βίος et ζωή. On ne saurait pourtant confondre les deux « vies ». Pour les Stoïciens, βίος ne désigne que celle de l’âme raisonnable (οί… ἀπὸ τῆς στοᾶς βίον λέγεσθαι ὑπολαμϐάνουσι καθ′ ἔν τι σημαινόμενον λογικῆς ζωῆς, Stobée, Ecl., II, 272) ; ζωὴ) semble être un terme générique. C’est le mot qui est employé ici. La définition de Marc-Aurèle, que nous retrouvons d’ailleurs dans le Pseudo-Plutarque (Vie d’Homère, 127 ; cf. supra V, 33, 3e note), confirme celle de Stobée. En effet, l’exhalaison du sang (ἀναθυμίασις) renouvelle sans cesse en nous l’âme raisonnable, ainsi qu’on l’a vu (V, 33, 4e note) : par suite, elle entretient en nous cette forme supérieure de vie qui s’appelait βίος. Sous certaines réserves que nous avons faites (ibid., note finale), le souffle peut suffire, d’autre part, à désigner l’âme animale : les phénomènes de la vie animale peuvent ainsi être résumés par le mot de « respiration ».]
  26. [Var. : « que nous possédons depuis qu’hier ou avant-hier nous sommes nés. »]
  27. [Couat : « ni de recevoir l’impression des choses extérieures. » — (Cf. supra III, 16, 5e note.]
  28. [Couat : « nature. » — Cf. supra V, 16, note 3. — Les mots « se mouvoir » et « s’arrêter » appartiennent à l’Éthique stoïcienne. Nous verrons (XI, 12, en note) que l’« utilité » bien entendue se résume en eux.]
  29. [Couat : « de rendre l’objet qu’il crée propre à remplir l’office pour lequel il est créé. » — Mais le dressage ne crée pas le cheval, ni la viticulture la vigne. Il fallait d’ailleurs rappeler ici le mot « constitution » qui se trouve dans la phrase précédente, et dont l’équivalent grec n’est pas écrit moins de trois fois.]
  30. ἐπί τι σπεύδουσιν. Le pronom τι n’a pas de sens. On pourrait lire ἐπί τοῦτο, [ou, avec M. Stich, ἐπί ἄλλο τί σπεύδουσιν ;]
  31. [Ces trois expressions sont à peu près synonymes. Cf. XI, 20, note finale. Tout le développement qui suit a été repris par Marc-Aurèle à la pensée VI, 41.]
  32. [Couat : « Les éléments se meuvent en haut, en bas, circulairement. Le mouvement de la vertu, etc… » — Il y a en grec deux mots qui ne sont pas synonymes et ne peuvent être ici traduits de même : φορά et κίνησις. D’après Stobée (Ecl., I, 404), Chrysippe définissait la κίνησις « un changement de lieu ou de figure », — μεταλλαγὴν κατὰ τόπον ἢ σχῆμα, — et la φορά, « une κίνησις précipitée, » disons : « un mouvement précipité, » — ἐκ μετεώρον κίνησις ὀξεῖαν. Or, ici, soit que la définition de Chrysippe soit insuffisante, soit que la terminologie de Marc-Aurèle soit impropre, le mot φορὰ ne se trouve pas seulement désigner une chute (κάτω), mais aussi une ascension (ἅνω) rapide. Dans le seul autre passage des Pensées où nous le retrouvions (VI, 15), il exprime la fuite du temps qui passe à la façon d’un fleuve : Chrysippe n’eût sans doute pas désavoué cet emploi de φορά. Dans Sénèque, le verbe ferri, opposé à ire (non it, sed fertur), caractérise la démarche « emportée » ou « précipitée » de la passion : cet emploi figuré dérive tout naturellement du sens premier, — si c’est bien celui que donnait Chrysippe. Si l’on veut prendre la moyenne de ces acceptions diverses, on peut entendre par φορὰ un mouvement impétueux, dont le mobile n’est pas maître : tel le mouvement des vents, des torrents, des incendies, des rochers qui s’écroulent, des éléments déchaînés. Celui de la vertu, au contraire, est essentiellement libre.

    L’expression ἡ τῆς ἀρετῆς κίνησις ne saurait surprendre un lecteur habitué au matérialisme des Stoïciens, averti par la définition des « catorthoses » (supra V, 14), prévenu enfin du sens très large que Chrysippe et son école attribuaient au mot « mouvement ». Le « mouvement de la vertu » est sans doute un certain « changement d’aspect » — μεταλλαγὴν κατὰ σχῆμα — de l’âme ; mais tout changement d’aspect implique, au dire des Stoïciens (Simplicius, Phys. 310 b : οί δὲ ὰπὸ τὴς οτοᾶς κατὰ πᾶσαν κίνησις ἕλεγον ὑπεῖναι τὴν τοπικήν), un changement de lieu, c’est-à-dire un « mouvement », au sens le plus usuel et le plus concret du terme. Il faut surtout se garder de prendre ici le mot κίνησις pour une simple métaphore, sans autre portée que celle que nous formons en français avec le mot « démarches ».

    S’il en est ainsi, on ne peut que s’étonner d’avoir à compter le feu du ciel ou l’éther au nombre des éléments que Mare-Aurèle oppose à la vertu. Il faut l’y compter, parce qu’à la différence des quatre traditionnels, terre, eau, air, feu terrestre, dont le mouvement (infra XI, 20) est rectiligne, ce cinquième élément se meut circulairement (τὸ δ′ αἰθέριον περιφερῶς κινεῖται, Stobée, Ecl., I, 346), et qu’il est précisément question ici d’un déplacement circulaire. On peut s’étonner de l’opposition du mouvement de l’éther à celui de la vertu, parce que les astres sont divins, que la raison est faite de la même flamme, et que la vertu est la raison droite.]

  33. [Couat : « Si… elle est possible et à la mesure de l’homme. » — On ne peut donner d’οἰκεῖον qu’une traduction approchée. Littéralement, ce terme signifie : « domestique, familier, apparenté. » Le sens de « conforme à la nature de l’homme » (cf. XI, 13 : τὸ τῇ φύσει σου οἰκεῖον) ou de « proprement humain » est assez voisin de ceux-là. En français, nous distinguons parfois malaisément ce qu’il nous appartient de ce qu’il nous convient de faire. Le mot καθῆκον ayant été réservé par Marc-Aurèle pour exprimer l’action propre à l’homme en tant qu’homme, et parfaite, c’est-à-dire le devoir (supra III, 16, note finale), tout ce que les Stoïciens ont appelé καθήκοντα, qu’il s’agisse des actions moyennes ou des actions parfaites, peut être désigné ici par le mot οἰκεῖα, comme ailleurs (VII, 7) par τὸ ἐπιϐάλλον. — Cf. Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 209, no 1.]
  34. Τῇ κεφαλῇ ἐρραγείς. C’est ἐνραγεὶς qu’il faut lire : τῇ κεφαλῇ est construit comme ὅνυξι, qui précède.
  35. [Couat : « nous ne le blâmons pas (Var : « nous ne le dénonçons pas »), nous ne nous irritons pas contre lui. »]
  36. [Couat : « et sans le tenir pour un ennemi, sans lui vouloir du mal, nous cherchons à éviter ses coups. » Il y a là au moins un mot, εὐμενοῦς, qui n’est pas traduit.]
  37. [Couat : « les autres choses ne peuvent m’en distraire ; elles sont sans vie, ou sans raison, ou sans direction et ne connaissent pas leur route. » — Le neutre du texte grec, τὰ ἄλλα, ne pouvait être exactement traduit par un mot unique, ni par « choses », ni par « êtres » (Michaut). C’est la raison qui m’a contraint de changer le tour de la phrase. J’ai dû, d’ailleurs, renoncer à retrouver en français l’effet de style que Marc-Aurèle a obtenu en maintenant ici constamment le genre neutre, même pour désigner des hommes : πεπλανημένα…, ἀγνοοῦντα, au lieu de πεπλανημένοι…, ἀγνοοῦντες, après ἄψυχα et ἄλογα. De la chose à la bête et de la bête à l’homme qui vit dans l’erreur, il y a certes une gradation continue (cf. supra VI, 14, la même hiérarchie) : mais qu’est-ce que « tout cela » — j’emploie à dessein le seul neutre que me fournisse le français, un pronom — en face de l’homme digne de ce nom, qui fait « son devoir » ? L’heureuse incorrection du style met ainsi en pleine lumière l’idée fondamentale du présent article.]
  38. [Couat : « Traite d’une manière généreuse et libérale… les animaux, etc. » — La liberté, nous l’avons vu maintes fois (cf. surtout VI, 8, en note), c’est uniquement, pour les Stoïciens, la liberté de la raison : car « les choses extérieures ne touchent point l’âme » ; c’est l’état d’une âme exempte de passions. Voilà le sens philosophique du mot ἐλευθέρως, — et c’est certainement celui qui domine ici. Mais il est possible, et le voisinage de μεγαλοφρόνως nous y invite, de prendre en même temps ce mot dans son acception usuelle et sociale. En français, nous distinguons « librement » de « libéralement ». Dans un cas analogue (supra V, 7 : voir la note rectifiée aux Addenda), nous avons vu M. Couat hésiter déjà entre ces deux mots. Aucun ne peut être parfaitement exact quand tous deux seraient nécessaires : où la langue est trop riche on ne peut trouver qu’une traduction pauvre.]
  39. [Couat : « les faits. » — Pour le sens de τὰ ὐποκείμενα, cf. supra VI, 3, en note, et VI, 4.]
  40. [Deux hypothèses sont ici en présence : la stoïcienne et l’épicurienne. La première peut se présenter elle-même sous deux aspects, suivant qu’on admet la survivance temporaire de l’âme ou son extinction immédiate (IV, 21, 1re  et dernière notes). Sur la « raison séminale », cf. la seconde note à la pensée IV, 14.]
  41. [Cette unité universelle est aussi un être, doué d’un corps et d’une âme : nous l’avons vu souvent ; et la comparaison même en laquelle se résume cette pensée suffirait à le démontrer. Comme M. Couat et M. Stich, je propose de rejeter les mots καὶ γεννητῷ que donne le manuscrit A entre ἑνί τε et καὶ σύμπαντι. L’intrusion dans le texte de ces mots qui n’ont aucun sens peut s’expliquer par la prononciation identique des deux groupes de lettres ΓΕΝΝΗΤ et ΙΕΝΙΤ : celui-ci aura été lu deux fois.]
  42. [Couat : « Tout devoir est composé d’un certain nombre de degrés. Observe tous ces degrés. » — Si les mots οί ἀριθμοὶ τῶν καθηκόντων ne peuvent passer littéralement dans la traduction, du moins celle-ci ne doit elle pas dissimuler le tour d’esprit ou l’intention de philosophes qui recouraient à la terminologie des mathématiques pour définir le devoir. Où ils ont écrit « nombre », je transcris « total » et « temps ». L’expression curieuse qui nous arrête a été déjà rencontrée dans les Pensées (III, 1). Nous avons cité à ce propos un texte de Cicéron, qu’on retrouve en grec dans Diogène Laërce (Cicéron : omnes numeros habet ; Diogène, VII, 100 : ἀπέχει τοὺς ἐπιζητουμένους ἀριθμούς), et d’où il résulte qu’elle était consacrée par la tradition de l’école. Avant que Bentham n’imaginât « l’arithmétique » des plaisirs, les Stoiciens avaient pratiqué celle du devoir.

    Non qu’il s’agit pour eux d’établir une comparaison entre les devoirs, comme pour Bentham entre les plaisirs. Ils estimaient que tous les κατορθώματα, ou, comme dit Marc-Aurèle (supra III, 16, note finale), tous les καθήκοντα se valent, étant tous harmonieux et parfaits. Mais chaque devoir est un ensemble d’obligations particulières : si chacune était exprimée numériquement, les nombres constitutifs du total varieraient suivant les devoirs, non le total lui-même. Ainsi d’autres harmonies — dont les nombres sont les éléments différemment combinés — se résument toujours en des rapports fixes.

    Si l’on admet cette interprétation, on ne s’étonnera pas plus de rencontrer l’expression οί ἀριθμοὶ τοῦ καθήκοντος dans Marc-Aurèle que, dans Platon (Lois, 668, D), les mots οί ἀριθμοὶ τοῦ σώματος, ou, chez tous les rhéteurs, οί ἀριθμοὶ τῆς λέξεως.]

  43. Πῶς ὠμόν. Le sens de la phrase indique clairement qu’il faut écrire πῶς οὐκ ὠμόν, déjà proposé par Casaubon.
  44. [Couat : « vers ce qui leur paraît les toucher et leur être utile. » — De même, trois lignes plus bas : « comme vers des choses qui les touchent et leur sont utiles. » — Sur le sens d’οἰκεῖον, cf. supra VI, 19, en note. Il peut, d’ailleurs, être déformé ici par le voisinage de φαινόμενα, tout comme celui de καθῆκον lui-même à la pensée III, 16.]
  45. [Couat : « La mort est le repos des impressions contraires que cause la sensation, des agitations que donne le désir, des démarches que demande l’intelligence et du service que nous impose la chair. »

    Nous différons surtout dans l’interprétation des mots αἰσθητικὴ ἀντιτυπία, dont M. Couat s’est borné à faire l’analyse étymologique (αἰσθητικαὶ τυπώσεις ἐναντίαι), et où j’ai cherché une définition de la sensation. Le présent texte compléterait naturellement ceux que j’ai rassemblés dans une note antérieure (l’avant-dernière à la pensée V, 26) et d’où j’ai essayé de déduire la théorie de ce phénomène. On a vu que les Stoïciens, en général, faisaient consister les sens en « des souffles allant du principe directeur aux organes » ; mais qu’au dire de Marc-Aurèle, la sensation ne sort pas du corps, et que « les choses extérieures ne touchent point l’âme ». Je m’autoriserais volontiers du mot ἀντιτυπία que je rencontre ici pour ajouter que tous les Stoïciens, et même Marc-Aurèle, ont vu dans la sensation un mouvement en deux temps : d’abord un choc, puis le « contre-coup ». Mais, tandis que, pour les autres Stoïciens, l’ébranlement de ce choc se propageait jusqu’à l’âme, qui le renvoyait à l’organe intéressé, le mouvement avait pour Marc-Aurèle une ampleur beaucoup moindre.

    À l’appui de cette interprétation, on me permettra de faire valoir deux arguments. D’abord, c’est la seule qui conserve à ἀντιτυπία son sens usuel et littéral : les autres (Pierron : « le combat que se livrent les sens ; » Michaut : « les ébranlements de la sensibilité »), même celle de M. Couat, qui semble pourtant porter en soi sa justification, ne sont autorisées par aucun lexique. — En second lieu, l’expression ὁρμητικὴ νευροσπαστία, dont j’ai tâché de donner partout la même traduction, est familière à Marc-Aurèle : on ne la rencontre pas moins de quatre fois dans les Pensées (II, 2 ; III, 16 ; VI, 16 et ici), et, sauf une, toujours accompagnée d’une expression symétrique, soit τυποῦσθαι φανταστικῶς, soit αἰσθητικὴ ἀντιτυπία. N’est-il pas naturel de chercher une certaine correspondance entre les sens et les usages de ces trois locutions ? Est-il donc si étonnant qu’ici la définition de la sensation remplace celle de la représentation (cf. supra III, 16, 5e note ; V, 26, avant-dernière note), à côté de celle des impulsions instinctives ou des mouvements de la sensibilité morale ? Je pourrais ajouter, d’accord cette fois avec M. Couat : à côté aussi de la définition du raisonnement. Car le raisonnement, c’est l’intelligence en marche, progressant d’une idée à l’autre et cherchant une issue ; plus simplement, c’est l’acte de la pensée discursive ; et c’est bien là ce qu’expriment à la lettre les mots διανοητικὴ διέξοδος

    Je dois signaler maintenant dans cette même pensée — car le désaccord est considérable — les expressions que ni M. Couat ni moi n’avons pu entendre comme les autres traducteurs français. Nous avons pu prendre διέξοδος, que je viens de définir, et λειτουργία, qui n’est pas δουλεία, et dont une pensée antérieure (V, 31) a fixé le sens, dans leur acception habituelle. Traduire, comme Pierron et M. Michaut, le premier de ces mots par « écarts » ou « égarements », et le second par « servitude », c’est ajouter témérairement une ligne à la page où les dictionnaires les définissent ; c’est ici déprécier hors de propos des fonctions dont Marc-Aurèle avait parlé sans dédain. La cause initiale de ce double faux-sens est dans une troisième erreur, qui porte sur le mot ἀνάπαυλα.

    Nous l’avons traduit par « repos » ; Pierron et M. Michaut par « fin ». Sans doute, ἀνάπαυλα a les deux sens : mais le nôtre est le sens premier. Sans doute encore, le mot « repos » implique une idée douce que celle de la mort n’éveille pas ordinairement dans l’esprit de Marc-Aurèle ; il nous la présente presque toujours comme un événement si indifférent qu’il cherche à peine à en prévoir les suites (IV, 21, dernières lignes de la note finale ; VI, 24 ; VII, 32, etc.), et elle est pour lui non un bienfait, mais une œuvre quelconque de la nature (IX, 3) ; mais ce contraste ou cette nuance n’est pas une contradiction, et ne mérite pas que pour l’éviter on interprète fort librement toute la suite de la pensée.

    Il est difficile, en effet, d’écrire cette tautologie ou cette platitude : La mort est la fin des sensations, des désirs, des pensées ; la mort est la fin de la vie de l’âme unie au corps. — Mais il n’est pas malaisé de découvrir une idée et un sentiment sous une phrase comme celle-ci : La mort est le repos, après les fatigues de la vie même la plus normale.]

  46. [La pensée XI, 20, est le développement de celle-ci.]
  47. [Var : « Fais attention ; ne prends pas un bain de césarisme. » — « L’aversion de Marc-Aurèle pour les Césars, qu’il envisage comme des espèces de Sardanapales, magnifiques, débauchés et cruels, éclate à chaque instant. » (Renan, Marc-Aurèle6, p. 6.) « À chaque instant » est peut-être beaucoup dire. Cf. III, 16, le nom de Néron rapproché de celui des monstres ; I, 11, les fortes expressions qui réprouvent la tyrannie.]
  48. [Var : « pur. » Le mot « pureté » traduit plus bas le grec ὄσιον.]
  49. [Couat : « la pureté de l’âme et le dévouement. » — J’ai préféré la traduction de Renan (l. l., p. 13), où n’est pas effacé le mot διάθεσις.]
  50. [Nous avons déjà rencontré (I, 16) un portrait d’Antonin le Pieux, dans ce singulier et admirable livre de comptes qui est le premier livre des Pensées, et où, sous forme de reconnaissances (« De mon aïeul tant…, de mon père tant…, tant de ma mère…, de Diognète…, de Rusticus… »), Marc-Aurèle nous a retracé la physionomie morale de tous ceux qui l’avaient formé par leurs exemples ou leurs leçons. Dans cette galerie de portraits, celui d’Antonin est le plus grand de tous ; il est en place d’honneur, à côté des dieux. Et voici que pour la seconde fois Marc-Aurèle esquisse les traits de cette figure vénérée. On peut comparer les deux images : celle-ci est la fidèle réduction de l’autre. Ici, pourtant, Marc-Aurèle, vraiment dédaigneux « de la vaine gloire et des vains honneurs », de cette toute-puissance dangereuse qui a fait les Césars, a pieusement omis tout ce qui dans la vie de son père adoptif pouvait déceler un maître du monde, même les vertus impériales. C’est avant tout l’homme, simple et bon, le sage, le juste qui l’attire et qu’il évoque.]
  51. [Couat : « regarde ces mêmes objets que tu regardais tout à l’heure. » — Il y a dans le texte grec (πάλιν… βλέπε ταῦτα, ὡς ἐκεῖνα ἔϐλεπες) une opposition que cette traduction dissimule, celle des pronoms ταῦτα et ἐκεῖνα. Il est évident, cependant, qu’ils ne désignent pas « les mêmes objets ». L’un représente les perceptions du présent — ou de l’avenir qui commence — (ταῦτα), l’autre, celles du passé (ἐκεῖνα) : et non pas, comme l’a cru M. Couat, du passé qui vient de finir, pendant lequel « nous dormions », mais du lointain passé où nous étions éveillés et voyions clair. Les choses doivent changer ; ce qui ne saurait varier, c’est la façon de les regarder (ὡς ἔϐλεπες) lorsqu’on les regarde bien. Cf. infra VII, 2, et les notes.]
  52. [Cette affirmation ne contredit point cette autre : « au corps les sensations » (supra III, 16). Car les sensations (cf. V, 26, avant-dernière note) ne sont rien de plus que des mouvements qui ont le corps pour scène, — Marc-Aurèle dit : des mouvements que le corps subit (σωματικαὶ πείσεις). Comment s’y intéresserait-il ? Comment s’intéresserait-il à quoi que ce fût ? Il est en nous la matière inerte (supra IV, 21, note finale ; cf. le mot d’Épictète, supra IV, 41). C’est ironiquement que Marc-Aurèle a pu écrire de lui : ὄψεται τὸ πάσχον (XII, 1).

    La traduction de διαφέρεσθαι par « s’intéresser » est conforme à l’usage de ce mot dans les Pensées. M. Couat le rend à l’ordinaire par des synonymes : « être touché » (V, 1), « se préoccuper » (V, 35), « qu’importe ? » ou « peu importe » (VI, 2 et 23), etc. Rien n’autorise à attribuer ici à διαφέρεσθαι un sens nouveau et à écrire dans la traduction, comme on l’a fait : « discerner », « distinguer » ou « faire la différence ».]

  53. [Couat : « à l’âme. » — Mais Marc-Aurèle n’a pas répété ψυχή : il a écrit διάνοια. Sur l’équivalence de sens des mots : « âme, raison, pensée, » cf. supra V, 33, note finale.]
  54. La phrase des manuscrits καὶ τούτων μέντοι περὶ μόνον τὸ παρὸν πραγματεύεται est incorrecte. Il suffit pour la corriger d’écrire καὶ τούτων μέντοι μόνον τὰ περὶ τὸ παρὸν πραγματεύεται.
  55. [Couat : « à la nature. » — Cf. supra V, 3, note finale.]
  56. [Couat : « tout le temps qui s’est écoulé. » — Il est certain que τὸ ἐνεστὼν (tous les glossaires l’attestent) signifie « le présent ». Est-ce le mot πᾶν qui a embarrassé M. Couat ? À mon sens, on peut dire : « tout le présent » en pensant aux événements innombrables qui s’accomplissent dans l’univers au même instant. — Nous retrouverons à la pensée VII, 29, les mots τὸ ἐνεστών. M. Couat a essayé d’accorder avec elle-même la traduction du même mot dans les deux passages. Il écrit à cet endroit, et le contexte le lui permet presque : « Circonscris le temps à mesure qu’il s’avance. » On observera toutefois que « le temps à mesure qu’il s’avance » ou « s’écoule » ne diffère pas sans doute « du temps qui s’écoule », mais n’est certainement pas « le temps qui s’est écoulé ».]
  57. [Couat : « un produit. » — En grec : ἐπιγέννημα. Cf. toute la pensée III, 2.]
  58. [Var : « ont même origine et même forme. » — Le mot forme est un terme philosophique, dont Marc-Aurèle exprime constamment l’idée par αἰτία (supra IV, 21, note finale). Pour lui, ὁμοειδῆ n’est qu’un mot banal… Nous n’avons pas affaire à Platon.]
  59. [Nous avons un peu plus haut (VI, 14, 1re  et 2e notes) nommé et défini les quatre catégories stoïciennes : τὸ ὑποκείμενον, τὸ ποιόν, τὸ πὼς ἔχον et τὸ πρός τί πως ἔχον ; puis montré les rapports étroits qui unissent les notions de l’ἕξεις et de la ποιότης et ont permis la confusion de ces deux mots. En somme, ἕξεις était le nom des qualités essentielles. Le nom de σχέσεις était réservé aux qualités secondes, — à toutes celles qui rentrent dans les deux dernières catégories. C’est ainsi que devant la préposition πρὸς ce mot peut être traduit par « rapports ». C’en est, dans les Pensées, l’acception la plus fréquente. — D’autres fois (VII, 60 ; XI, 2), il s’oppose a κίνησις, et signifie « repos ».]
  60. La leçon de la vulgate, διὰ τὴν τοπικὴν κίνησις, n’a aucun sens ici, non plus que celle du Vaticanus, τονικὴν κίνησις. [Ce sont là, d’ailleurs, deux expressions familières aux Stoïciens (cf. Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 119, n. 2 ; 131, n. 3 ; 180, n. 1 ; 205, n. 4). La première distingue de toute autre κίνησις le mouvement proprement dit : κίνησις désigne, en effet, d’après Chrysippe (dans Stobée, Ecl., I, 404), « tout changement de lieu ou de forme » (cf. supra VI, 17, et la note). La seconde (littéralement : « le mouvement de la tension » ) est un peu plus longue à définir. — Les Stoïciens rapportaient, comme on sait, toute création, tout acte, toute vie à une force, ou flamme active : la tension (τόνος) est expliquée par eux comme un « à-coup dans la flamme », πληγὴ πυρός (Plutarque, Stoïc. repugn., 7), et l’être doit, disent-ils, aux mouvements qui en résultent son unité, quand ils se produisent de dehors en dedans, sa dimension et ses qualités, quand ils vont du centre à la périphérie, etc. Or il est de toute évidence que] le mouvement seul ou même la tension et le mouvement n’expliquent pas la parenté. Gataker a proposé σύννησιν, et Coraï κοίνωσιν. Mais ces deux mots donneraient à tout le raisonnement le caractère d’une pétition de principe. Marc-Aurèle dirait, en effet, que l’amitié qui unit toutes les parties de l’univers a pour cause leur enchaînement et leur accord. Je proposerais plutôt : διὰ τὴν κοινὴν γένεσις. Cette idée de la commune origine des choses est exprimée quelques lignes plus haut dans l’article 36 : πάντα ἐκεῖθεν ἔρχεται, et ce qui suit.

    [On remarquera que les expressions τονικὴ κίνησις et τοπικὴ κίνησις ne se rencontrent nulle part ailleurs dans les Pensées.]

  61. [« Tout est conspirant, » dit Leibniz, quand il traduit les mots : σύμπνοα πάντα.]
  62. [Couat : « de la substance. »]
  63. [Couat : « fabriqué. » — J’ai dû laisser une ligne plus bas le mot « fabricant ». J’ai voulu conserver au moins une fois sur deux dans la traduction le terme philosophique que Marc-Aurèle n’a pas employé sans raison. On a déjà vu, et surtout on retrouvera un peu plus loin (VI, 44, note finale) la définition de la « constitution » dans l’homme. Dans un outil, ce sera : le principe efficient et formel (αἰτία) de cet objet dans ses rapports avec sa matière, et aussi, et surtout, et d’autant plus peut-être que ces rapports ne varient guère, la cause finale de cet objet.]
  64. [On trouvera à la fin de la seconde note à la pensée VI, 14, l’analyse de l’expression τὰ ὑπὸ φύσεως συνεχόμενα, que M. Couat traduit ici très simplement et avec une approximation suffisante par : « les œuvres de la nature. » Le mot φύσις n’a d’ailleurs plus en ce passage — qu’il s’agisse de la « nature » universelle dont les créations sont opposées à celles de l’homme, ou de telle nature individuelle qu’on pourra appeler tout à l’heure « la force qui demeure en nous » — la même valeur qu’à la pensée VI, 14. On ne distingue plus ici la φύσις de l’ἕξις ou de la ψυχή. Φύσις est devenu le nom d’un genre qui comprend toutes ces variétés.]
  65. [Couat : « la puissance qui les a créées. » Cf. la première note à cet article. — La phrase est ainsi faite qu’il y a égalité entre les termes φύσις et κατασκευάσασα δύναμις, ou du moins (si φύσις signifie vraiment ici la nature universelle), que la « force » ou « puissance » (δύναμις) dont il est question ne peut être rapportée qu’à cette nature. Il est possible de trouver en ces quelques mots les éléments d’une définition précise de la κατασκευή, « constitution ». Cf. infra VI, 44, note finale. — Sur la δύναμις, cf. X, 26, en note.]
  66. [C’est là le sens usuel de κατὰ νοῦν. Il n’y a pas lieu ici de décomposer l’expression pour rendre à νοῦς sa valeur philosophique et faire affirmer à l’auteur l’identité des deux « volontés » de la nature et de la raison. La pensée de Marc-Aurèle revient simplement à ceci : estimons-nous satisfaits, si nous pouvons nous conformer à la nature.]
  67. [Couat : « parce que notre intérêt y est engagé. » — Cf. supra VI, 32, 1re  note.]
  68. [Même idée et mêmes formules à la fin de l’article VI, 16.]
  69. [Il y a en cet endroit du texte grec des termes philosophiques dont la traduction française ne permet pas de remarquer la précision : ἀποτέλεσμα et συνεργοῦμεν. Sextus Empiricus rapporte quelque part (Contre les mathématiciens, IX, 228) que les Stoïciens définissaient la cause : οὗ παρόντος γίνεται τὸ ἀποτέλεσμα, — et ailleurs (Questions pyrrhoniennes, III, 15) qu’ils avaient réparti les causes en trois groupes : συνεκτικά, συναίτια (cf. supra IV, 40 : πάντα πάντων… συναίτια) et συνεργά, c’est-à-dire : celles qui se suffisent à elles-mêmes, celles qui concourent solidairement à un même effet, celles qui ne sont que les auxiliaires d’autres causes. Ici, le mot ἀποτέλεσμα nous représente comme des causes, et συνεργοῦμεν semble nous ranger (voir la note suivante) dans le troisième groupe.]
  70. La vulgate donne ici les mots τῶν συνεργῶν καὶ συνεργητικῶν. Ces deux synonymes ne s’expliquent guère. Il faudrait ou bien supprimer l’un des deux, comme nous le voyons dans le manuscrit A (et c’est là un procédé bien sommaire dont j’ai dû pourtant me contenter) ; ou bien chercher si dans l’un de ces deux mots ne se cache pas une faute. Il y a deux sortes de collaborateurs à l’œuvre de l’univers, dit l’auteur, les volontaires et les involontaires, ceux qui aident et ceux qui s’opposent. Quoi qu’on fasse, on sera compté dans l’un ou dans l’autre parti. N’est-on pas amené par la suite du raisonnement à supposer qu’au lieu d’être deux synonymes, le mot συνεργῶν et celui que représente συνεργητικῶν sont opposés l’un à l’autre ? N’y avait-il pas par exemple dans l’archétype : τῶν συνεργῶν ἢ ἐμποδιστικῶν ?

    [En marge des observations qui précèdent, je trouve un point d’interrogation dans le manuscrit de M. Couat. Eût-il maintenu sa conjecture ? Je ne saurais, pour ma part, en accepter la responsabilité. Au point de la pensée où elle se présente, il ne peut plus être question d’opposants à la marche des choses ; il est démontré que l’univers ne saurait trouver que des collaborateurs parmi les hommes ; l’antithèse est désormais impossible entre ἐμποδιστικοὶ et συνεργοί. — Il me paraît, d’ailleurs, contraire à toutes les habitudes de la critique de supprimer simplement le terme qui nous gêne, soit συνεργῶν, soit συνεργητικῶν. Posons donc en principe qu’il y avait à la fin de cette phrase, dans l’archétype, deux mots réunis par καί, — et exprimant deux nuances différentes de l’idée de collaboration : le premier, vraisemblablement, la collaboration libre, d’égal à égal (« Non pareo Deo, sed adsentior ») ; le second, la collaboration forcée de l’inférieur au supérieur. Je lirais volontiers (cf. la note précédente) συναιτίων καὶ συνεργητικῶν, sans craindre qu’on pût tirer contre cette lecture une objection des premiers mots de la pensée : πάντες… συνεργοῦμεν, οί μὲν εἰδότως…, ou de la phrase : ἄλλος δὲ κατ′ ἄλλο συνεργεῖ. Dans les deux cas, le verbe συνεργεῖν est pris comme terme générique ; et l’analyse étymologique du mot justifie cet emploi : συνεργά, tous les faits, tous les actes ou tous les êtres d’où résulte une même « œuvre » ; συναίτια, toutes les « causes » d’un même effet. Il y a des συνεργὰ qui ne sont pas proprement « des causes » ; mais tout συναίτιον est en même temps συνεργόν.]

  71. [Plutarque (De communibus notitiis, 14 = 1065, D) nous a conservé textuellement la citation de Chrysippe à laquelle Marc-Aurèle se réfère ici. En voici la traduction : « De même que les comédies portent des titres (?) ridicules qui par eux-mêmes ne valent rien et donnent pourtant je ne sais quel attrait à l’œuvre entière, de même le vice, condamnable en soi, n’est pas inutile au train du monde. » Le texte de Plutarque est d’ailleurs assez mal établi. Je l’ai lu dans l’édition de Bernardakis. Il n’y est point question des « vers pauvres », comme on le voit, mais du « titre », ἐπιρράμματα. Les corrections qu’on a proposées (παραγράππατα, jeux de mots par « à peu près », — ἐπιρράμματα, pièces de rapport) ne suffisent pas à concilier les témoignages de Plutarque et de Marc-Aurèle.]
  72. [La Providence est pour Chrysippe (Plutarque, Comm. not., 36, fin) l’âme même de la divinité, qui est l’âme du monde : dans l’embrasement universel, c’est la Providence seule qui subsiste intacte ; c’est en elle que se retire Zeus.]
  73. [On retrouvera la même suite de raisonnements à la pensée IX, 28. Plus loin (X, 5), Marc-Aurèle, sans se demander encore si les Dieux s’intéressent directement à nous, se contente de la seconde hypothèse. Ailleurs (VII, 75), il établira même qu’elle est la seule logique : car un être dont la Nature s’occuperait en particulier serait en dehors de la raison universelle. — Voir cette dernière pensée et la note qui l’accompagne.]
  74. [« L’intérêt de chacun » n’est pas ce que chacun pense. Se reporter au dialogue qui termine la pensée III, 6.]
  75. [Couat : « à son état. » — Nous avons déjà défini, d’une part (VI, 14, 2e note), la « nature » ; d’autre part (V, 16, 3e note), la « constitution » et, en particulier, d’après Sénèque, la constitution de l’homme.

    Si l’on veut distinguer ces deux notions si voisines qu’elles semblent presque indiscernables, on se reportera à la pensée VI, 40 (3e note), où Marc-Aurèle reconnaît en la nature « la force qui nous a constitués et qui demeure en nous » (παραμένει ἡ κατασκευάσασα δύναμις). D’où il suit, à mon sens : 1o que la « constitution » est postérieure à la « nature » ; 2o qu’elles ne peuvent être exactement définies, celle-ci que si on l’isole du reste de l’être, celle-là que si l’on considère l’être tout entier, — nature et matière inerte. Et l’on pourrait simplement entendre par la « constitution » le rapport de ces deux éléments, si elle ne nous était présentée le plus souvent non comme une abstraction pure, mais comme une réalité active. La formule conservée par Sénèque : principale animi quodam modo se habens ergo corpus, — donne ce caractère à la constitution qu’elle définit. Elle est, d’ailleurs, grosse d’incertitudes et de difficultés, — perplexum et subtile, dit Sénèque, — trop vague en son milieu (quodam modo se habens, ces mots conviendraient presque, pour d’autres que Marc-Aurèle, à une définition de la sensation), et trop précise au début. Si la « constitution » implique, en effet, un « principe directeur » ou une « raison », — avant que la raison ne fût consommée en lui (et l’on sait combien l’élaboration en est lente : voir la dernière des Lettres à Lucilius), — l’enfant n’aurait donc pas de « constitution ». En réalité, celle-ci est mobile ; elle évolue d’âge en âge. Il n’en est que plus nécessaire de mettre dans la définition qu’on en donne le nom du principe efficient et permanent auquel nous devons notre identité. — La nature est déjà, comme on l’a vu (VI, 14, note 2), l’âme du fœtus : en joignant les mots φύσις et παραμένει, c’est Marc-Aurèle lui-même qui a corrigé, pour nous, la formule rapportée et contestée par Sénèque. Finalement, la constitution (κατασκευή), c’est la nature qui demeure en nous, considérée dans ses rapports avec le corps qu’elle dirige. Φύσις, c’est la même nature prise en soi.

    La direction implique le but ou la fin. L’idée de finalité est si intimement associée à celle de la « nature » dans la notion de la κατασκευή que presque constamment dans les Pensées le verbe κατασκευάζεσθαι est accompagné d’une préposition finale : ἐπί, πρὸς ou ἔνεκεν. Il n’est pas sans intérêt d’observer que c’est rarement le cas de φύεσθαι ou de πέφυκα. Cf. au surplus, infra VII, 55, 3e note.]

  76. ὅσα ἀνθρώπῳ, καὶ ἑτέροις ἀνθρώποις. La suite des idées et la construction de cette phrase elliptique montrent que dans la première proposition il faut sous-entendre συμϐαίνει et dans la seconde συμφέρειν, qui sont opposés de la même manière dans la phrase précédente.
  77. [Couat : « la répétition des mêmes scènes au théâtre. » — J’ai conservé dans l’ensemble la traduction de ces premières lignes, bien qu’elle fût assez libre. En somme, προσίσταται est traduit à la phrase suivante par le mot « dégoût ». La « répétition » rend suffisamment τὸ ὁμοειδές.]
  78. [Philistion, médecin de Locres, ou comique du ve siècle ; les deux autres, inconnus.]
  79. [Tous deux mathématiciens, comme Archimède : le premier, de l’école de Platon ; le second, de l’époque alexandrine.]
  80. [Le philosophe cynique et le personnage de Lucien.]
  81. [Var. : « et qui s’offrent à nous pour ainsi dire en foule. »]
  82. [Couat : « substance. »]
  83. [Ou : « les règles de la justice » (?). — Cf. supra IV, 12, 1re  note.]
  84. [Cf. supra IV, 1, et la fin de la note ; V, 20.]
  85. Le texte de la dernière phrase est altéré. Voici ce texte : τούτου δὲ τυγχάνεις ἐφ′ οἶς προήχθημεν, ταῦτα γίνεται. D’abord, le pluriel προήχθημεν est au moins suspect ; ensuite, la proposition ἐφ′ οἶς κτλ ne serait qu’une répétition affaiblie et assez obscure de τούτου δὲ τυγχάνεις. Il doit y avoir, au contraire, opposition entre ces deux membres de phrase, et c’est pour cela que j’admettrais la correction proposée par Gataker : τούτου δὲ τυγχάνεις, εἰ καὶ ἐφ′ οἶς προήχθης ταῦτα μὴ γίνεται. C’est le texte que j’ai traduit.
  86. [Var. : « dans ses propres passions. » — Il est certain que la passion s’oppose à l’action. Mais le sens de la phrase et l’usage des mots exigent ici la traduction de πεῖσις par « sensation ». La passion serait appelée πάθος. Cf. supra III, 6, 4e note ; V, 26, 2e note.]
  87. [Couat : « que le salut de l’équipage par le premier, et par l’autre la guérison de ceux qu’il soigne. » — Il était nécessaire de traduire αὐτός.]
  88. [Dans une longue note à la pensée IV, 12, où sont examinées les diverses acceptions de λόγος, j’ai expliqué comment ce mot pouvait parfois être traduit par « lois ».]
  89. [Sur la distinction et l’accord final des deux natures, cf. supra V, 3, dernière note.]
  90. [Cf., à la fin de la pensée X, 19, la même question, suivie de la réponse.]