Traduction par Auguste Couat.
Texte établi par Paul FournierFeret (p. 78-104).
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1

Le matin, quand tu as de la peine à te réveiller, aie cette pensée présente à l’esprit : je m’éveille pour faire œuvre d’homme ; m’irriterai-je encore à l’idée d’aller faire ce pour quoi je suis né, et pour quoi j’ai été mis dans le monde ? ou bien ai-je été créé pour jouir de la chaleur, couché dans mes couvertures ? — Mais c’est plus agréable. — Es-tu donc né pour ce qui est agréable ? Pour tout dire, es-tu un être passif, ou fait pour l’action[1] ? Ne vois-tu pas les plantes, les petits oiseaux, les fourmis, les araignées, les abeilles faire leur travail et, à leur manière[2], contribuer à l’œuvre d’où sort le monde ? Et après cela tu refuses, toi, de faire ce qui est l’œuvre de l’homme ? Tu ne te hâtes pas vers l’action conforme à ta nature ? — Mais il faut aussi se reposer. — D’accord : cependant la nature a déterminé la mesure du repos, comme elle a déterminé celle du boire et du manger. Néanmoins, ne dépasses-tu pas cette mesure, ne vas-tu pas au delà du nécessaire[3] ? Pourquoi[4] dans tes actions n’en est-il plus de même, mais restes tu en deçà de tes forces ? C’est que tu ne t’aimes pas toi-même, sinon tu aimerais aussi ta nature et ce qu’elle t’ordonne. D’autres hommes ont aimé leur métier[5] au point de se consumer au travail, ne prenant le temps ni de se baigner ni de manger ; toi, tu estimes ta nature moins qu’un ciseleur l’art de ciseler, ou un danseur la danse, ou un avare l’argent, ou un sot ambitieux la vaine gloire. Ceux-ci, quand ils sont possédés par leur passion[6], sacrifient le manger et le dormir au profit[7] de la chose qui les touche ; est-ce que les actions qui ont pour objet le bien de tous te paraissent avoir moins de prix et mériter moins de zèle ?

2

Il est [bien] facile d’écarter et d’effacer toute représentation gênante, déplacée, et d’être aussitôt dans un calme parfait.

3

Estime-toi digne de dire et de faire tout ce qui est conforme à la nature ; si, après cela, quelqu’un te blâme et t’injurie[8], ne te laisse pas détourner[9] ; ne te prive pas, comme si tu en étais indigne, de dire et de faire ce qui te paraît beau. Les autres ont leur propre principe dirigeant et suivent leurs propres impulsions : n’y fais pas attention, va tout droit, suis à la fois ta nature propre et la nature commune à tous ; toutes les deux n’ont qu’un chemin[10].

4

Je marche suivant les desseins de la nature, jusqu’à ce que je tombe et me repose après avoir exhalé mon dernier soupir dans cet air que je respire chaque jour ; jusqu’à ce que je tombe[11] sur le sol où mon père a puisé la semence de mon être, ma mère mon sang, et ma nourrice son lait, ce sol qui m’alimente et m’abreuve chaque jour depuis tant d’années, qui porte mes pas, et dont pour tant de choses je ne cesse d’abuser.

5

On ne peut pas t’admirer pour ta finesse. Soit. Mais il y a bien d’autres choses à propos desquelles tu ne peux pas dire : « Je ne suis pas fait pour cela. » Montre-nous[12] donc ces vertus qui dépendent entièrement de toi : la sincérité, le sérieux, la résistance à la fatigue, l’austérité, la résignation à la destinée, la frugalité, la bienveillance, la liberté de l’âme[13], la simplicité, la discrétion, la générosité. Ne vois-tu pas combien de qualités tu pourrais montrer[14] dès maintenant, dont aucune incapacité naturelle ou inaptitude ne saurait excuser le manque ? Et cependant tu te contentes de ton infériorité. Es-tu donc obligé, sous prétexte que tu es mal doué, à murmurer, à être avare, à flatter, à accuser ton corps, à chercher à plaire, à être frivole, à porter une âme toujours inquiète ? Non, par les Dieux ! Il y a longtemps que tu aurais pu être délivré de ces défauts. Tu n’aurais d’excuse à donner que pour la lenteur d’esprit et l’inintelligence dont on te pourrait convaincre[15] ; encore faudrait-il, au lieu de te laisser aller et de te complaire à ce défaut, t’exercer à l’atténuer.

6

Celui-ci, quand il a heureusement agi pour quelqu’un, s’empresse de lui porter en compte le service rendu[16]. Celui-là n’a pas le même empressement, mais[17] en lui-même il considère son obligé comme son débiteur, et il sait fort bien ce qu’il a fait. Cet autre enfin ne sait même pas, pour ainsi dire, ce qu’il a fait. Il ressemble à la vigne qui porte sa grappe, et qui, après avoir produit son fruit, ne cherche pas autre chose ; tel encore[18] le cheval après avoir couru, le chien après avoir suivi la piste[19], l’abeille après avoir fait du miel. Cet homme après avoir rendu un service ne s’en vante pas, mais se prépare à en rendre un autre, de même qu’une vigne s’apprête à porter encore une grappe à la saison. — Faut-il donc être de ces gens qui rendent service pour ainsi dire sans le comprendre ? — Assurément[20]. — Cependant, il faut bien le comprendre, car c’est, dit-on, le propre de l’être sociable de sentir qu’il agit pour le bien de tous, et, par Zeus, de vouloir que ses associés le sentent aussi. — Ce que tu dis est vrai ; mais tu interprètes mal mes paroles[21]. Aussi seras-tu de ceux que je nommais en premier lieu ; eux aussi sont égarés par une vraisemblance logique. Si tu veux bien comprendre mes paroles[22], il n’y a pas de danger qu’elles te fassent négliger d’agir pour le bien de la société.

7

Prière des Athéniens : « Pleus, pleus, ô Zeus, sur les champs et sur les plaines d’Athènes ! » Ou il ne faut pas prier, ou il faut prier ainsi, simplement et libéralement[23].

8

De même qu’on dit : « Esculape a prescrit à ce malade de monter à cheval, ou de prendre des bains froids, ou de marcher pieds nus ; » on peut dire de même : « la nature universelle a prescrit à cet homme la maladie, l’infirmité, les deuils, ou quelque chose d’analogue. » Dans le premier cas, le mot « a prescrit » signifie à peu près « a ordonné » comme une condition de la santé, et dans le second chaque occurrence est ordonnée pour chaque homme comme une condition de la destinée[24]. Ne disons-nous pas aussi que telles « rencontres » se produisent pour nous, comme, à propos des pierres de taille qui composent les murs et les pyramides, les architectes, en les adaptant les unes aux autres selon certaines symétries, disent qu’elles se « rencontrent » ? C’est qu’en somme il n’y a partout qu’une harmonie. Et de même que l’univers, ce corps immense, est composé de tous les corps, de même la destinée, cette suprême cause, est formée de toutes les causes particulières. Les esprits les plus simples ne pensent pas autrement ; ils disent en effet : « Voilà ce que lui apportait le sort. » Oui, telle chose était apportée, telle chose ordonnée à cet homme. Acceptons donc les événements comme nous acceptons les prescriptions d’Esculape. Beaucoup de ces prescriptions sont bien dures ; et cependant nous les accueillons avec joie, dans l’espérance de la santé. Que l’accomplissement parfait des décrets de la nature universelle te paraisse quelque chose de semblable à ta santé. Accueille avec joie tout événement, lors même qu’il te semble pénible, parce qu’il conduit à la santé du monde, qu’il contribue au succès des desseins de Zeus. Zeus n’aurait pas « apporté » cet événement à cet homme, s’il n’avait « importé » à l’ensemble des choses. Une nature donnée n’apporte non plus à l’être qu’elle gouverne[25] rien qui ne lui convienne. Tu dois donc, pour deux raisons, aimer ce qui t’arrive : d’abord, parce que cela s’est produit pour toi, a été ordonné pour toi, et, inséré dans la trame des causes les plus lointaines, devait avoir avec toi un rapport déterminé[26] ; ensuite, parce que ce qui survient à chacun est pour celui qui gouverne l’univers la cause de son succès, de sa perfection et, par Zeus, de sa durée elle-même. L’intégrité des causes est altérée comme le serait celle des parties d’un tout si l’on porte atteinte à leur agencement et à leur continuité. En te plaignant d’elles, tu leur portes atteinte autant qu’il est en toi, et, dans une certaine mesure, tu les détruis.

9

Ne te dégoûte point, ne renonce point, ne te décourage point, si tu ne réussis pas toujours à diriger tes actes d’après les vrais dogmes[27]. Après en avoir été violemment écarté, reviens-y[28], et réjouis-toi si tes actions ont été le plus souvent celles d’un homme : aime la règle à laquelle tu reviens[29] ; ne retourne pas à la philosophie comme un écolier chez le pédagogue, mais comme les gens affligés d’une ophtalmie recourent à leur éponge, à leur blanc d’œuf, d’autres à leurs emplâtres ou à leurs lotions. Ainsi, tu montreras qu’il ne t’en coûte[30] rien d’obéir à la raison ; au contraire, tu te reposeras sur elle. Souviens-toi que la philosophie ne veut que ce que veut ta nature ; mais toi, tu voulais autre chose qui n’était pas conforme à la nature. [Tu dis :] Lequel des deux est le plus doux ? — Mais n’est-ce pas par là que le plaisir nous égare ? Regarde, d’ailleurs, si la grandeur d’âme, la vraie liberté[31], la simplicité, la bonté, la pureté ne sont pas plus douces. Qu’y a-t-il enfin de plus doux que la sagesse, si l’on considère combien est infaillible et libre en toutes ses démarches[32] la faculté de comprendre et de savoir ?

10

Les choses sont comme enveloppées d’un voile si obscur que beaucoup de philosophes, et non des premiers venus, ont jugé qu’elles étaient tout à fait inintelligibles. Les Stoïciens eux-mêmes les considèrent comme difficiles à comprendre : d’ailleurs, notre assentiment aux représentations sensibles n’est jamais sûr[33]. Quel est, en effet, l’homme qui ne change pas d’opinion ? Tourne-toi maintenant vers les objets mêmes de ta perception[34]. Comme ils sont éphémères, insignifiants, exposés à tomber au pouvoir d’un débauché, d’une courtisane d’un voleur ! Après cela, considère les caractères de ceux au milieu de qui tu vis. Le plus sage[35] peut à peine les supporter : je n’ajoute pas que personne ne se supporte soi-même qu’avec peine. Au milieu de ces ténèbres, de cette laideur, dans cet écoulement de la matière[36], du temps, du mouvement et des choses mues, je ne vois rien pour quoi nous puissions avoir de l’estime et un véritable attachement. Consolons-nous, au contraire, en attendant la dissolution naturelle, et pour ne pas nous tourmenter de cette attente, reposons-nous sur les vérités suivantes : d’abord, rien ne m’arrivera qui ne soit conforme à la nature universelle ; en second lieu, j’ai la liberté[37] de ne jamais agir contrairement à mon Dieu et à mon génie. Personne ne pourra me contraindre à lui désobéir.

11

Quel est donc l’usage que je fais [aujourd’hui] de mon âme ? Pose-toi cette question à chaque occasion, demande-toi : que se passe-t-il dans cette partie de moi-même qu’on appelle le principe directeur ? De qui ai-je maintenant l’âme ? d’un enfant ? d’un jeune homme ? d’une femme ? d’un tyran ? d’une bête domestique ? d’une bête sauvage[38] ?

12

Ce qui suit te montrera la valeur de ce que la plupart des hommes considèrent comme des biens. Si nous pensions[39] à certains biens réels et véritables, comme la prudence[40], la tempérance, la justice, le courage, après les avoir ainsi envisagés, nous ne pourrions pas entendre le mot du poète : « Tu possèdes tant de biens…[41], » parce que ce mot ne conviendrait pas du tout. Mais si l’on a dans l’esprit les biens qui paraissent tels au plus grand nombre, on écoute ces paroles du poète comique et on n’a pas de peine à les accepter comme bien appropriées. Le vulgaire même sent bien cette différence : sans cela il ne serait pas choqué de la première application et ne la repousserait pas[42]. Au contraire, s’il s’agit de la richesse et de toutes les chances heureuses du luxe et de la gloire, nous acceptons comme juste et spirituel le propos du poète. Poursuis donc et demande-toi s’il faut honorer et regarder comme des biens des objets tels qu’en y pensant on puisse dire de leur propriétaire : « Il est si riche qu’il ne lui reste pas un coin pour se soulager. »

13

Je suis constitué de principe efficient[43] et de matière ; ni l’un ni l’autre ne disparaîtront dans le néant, pas plus qu’ils ne sont sortis de rien. Chaque partie de moi [aura donc toujours sa place assignée ; elle] sera changée en une partie de l’univers ; celle-ci, à son tour, se changera en une autre partie de l’univers, et ainsi de suite, à l’infini. C’est par un changement semblable que je suis né moi-même, et ceux qui m’ont engendré, et ainsi de suite, en remontant encore à l’infini. Rien n’empêche de parler ainsi, même si l’on conçoit l’univers gouverné de telle sorte qu’il passe par des périodes limitées[44].

14

La raison et l’art de raisonner sont des puissances qui se suffisent à elles-mêmes et qui suffisent aux actions qui les concernent. Elles partent du principe qui leur est propre et marchent vers la fin qu’elles se sont proposée. Aussi appelle-t-on ces actions « actions droites »[45], pour indiquer qu’elles suivent la ligne droite.

15

Il ne faut considérer comme humaine aucune des choses qui n’appartiennent pas à l’homme en tant qu’homme. Ce ne sont pas là des choses que l’on puisse réclamer de l’homme ; la nature humaine ne les promet[46] point et ne s’achève point en elles. La fin de l’homme n’est point dans ces choses, non plus que l’objet dernier de cette fin, le bien. D’ailleurs, si quelques-unes d’entre elles appartenaient à l’homme, il ne nous appartiendrait pas de les mépriser et de nous tenir en garde contre elles ; il n’y aurait pas lieu de louer celui qui sait s’en passer ; enfin, si elles étaient des biens, celui qui cherche à se priver de leur possession ne serait pas un homme de bien. Au contraire, nous disons que plus un homme se dépouille de ces choses ou d’autres choses semblables, ou même plus il supporte facilement d’en être dépouillé, plus il est un homme de bien[47].

16

Telles sont tes représentations ordinaires, telle sera ta pensée même[48] ; notre âme est tout imprégnée de nos représentations sensibles[49]. Plonge-la donc sans cesse dans des idées comme celles-ci : là où l’on peut vivre, on peut bien vivre ; on peut vivre à la cour, donc on peut bien vivre à la cour. Et encore : chaque être se porte vers ce pour quoi il a été constitué[50] ; sa fin est dans ce vers quoi il se porte ; là où est sa fin, là est son intérêt et son bien ; donc le bien de l’animal raisonnable, c’est la société[51]. J’ai, en effet, montré déjà[52] que nous étions nés pour nous associer. N’est-il pas évident que les êtres inférieurs sont faits pour les supérieurs[53], et les supérieurs les uns pour les autres ? Or, les êtres vivants sont supérieurs à ce qui est inanimé et les êtres raisonnables aux êtres vivants.

17

Poursuivre l’impossible est une folie ; or, il est impossible que les méchants n’agissent pas comme tels.

18

Rien n’arrive à personne que la nature ne l’ait mis à même de supporter. Les mêmes accidents arrivent à tel autre qui, soit qu’il ne s’en rende pas compte, soit qu’il veuille faire montre de grandeur d’âme, tient ferme et demeure invulnérable. N’est-il pas étrange que l’ignorance et la vanité soient plus énergiques que la sagesse ?

19

Les choses elles-mêmes n’atteignent pas le moins du monde l’âme[54] ; elles n’ont pas d’accès jusqu’à elle ; elles ne peuvent ni la changer ni l’émouvoir ; seule elle se modifie et s’émeut elle-même ; c’est elle qui confère aux accidents extérieurs un caractère en conformité avec le jugement qu’elle porte sur elle-même.

20

À un certain point de vue, les hommes nous touchent de très près, en tant que nous devons leur faire du bien et les supporter ; mais en tant que certains d’entre eux s’opposent à notre œuvre propre, les hommes entrent pour nous dans la catégorie des choses indifférentes, tout autant que le soleil, le vent ou une bête sauvage. Ces objets seraient de nature à entraver notre action ; mais la tendance[55] et la disposition intérieure[56] ne sont empêchées par aucun obstacle, parce que nous faisons nos réserves[57] et changeons d’objet : la pensée détourne et transforme, en se les assignant comme un but, les obstacles mêmes que l’action[58] rencontre ; ce qui nous empêche d’agir nous devient le motif de notre action, et ce qui nous barre la route devient ce vers quoi nous marchons.

21

Honore ce qu’il y a de meilleur dans l’univers, c’est-à-dire ce qui se sert de tout et dirige tout. Honore de même ce qu’il y a de meilleur en toi, et qui est parent de l’autre. Chez toi, en effet, c’est ce qui se sert de tout le reste et gouverne ta vie[59].

22

Ce qui ne nuit pas à la cité ne nuit pas non plus au citoyen. Dès que tu auras l’idée d’avoir éprouvé un dommage, aie recours à cette règle : si telle chose ne nuit pas à la cité, elle ne me nuit pas non plus à moi-même ; si au contraire la cité en éprouve un dommage, je ne dois pas m’irriter contre celui qui l’a causé, mais lui montrer son erreur[60].

23

Réfléchis souvent à la rapidité avec laquelle est emporté et passe tout ce qui existe et tout ce qui naît. La matière[61] est comme un fleuve qui coule sans cesse ; un changement continu est la loi de toute activité ; tout principe efficient est sujet à mille variations[62]. Presque rien n’est stable[63], et tout proche est le gouffre béant, l’infini du passé et de l’avenir où tout s’évanouit. N’est-il donc pas un fou, celui qui, au milieu de tout cela, s’enfle[64], ou s’agite, ou se tourmente en comptant pour quelque chose la cause de son trouble, le moment où il l’a conçu et le temps qu’il peut durer[65] ?

24

Pense à la matière totale[66], dont tu as reçu une parcelle ; à la durée tout entière, dont un court et un imperceptible intervalle t’a été attribué ; à la destinée dont tu es une partie, combien petite !

25

Un autre se rend-il coupable envers moi ? C’est son affaire ; il a sa disposition[67] propre, sa propre activité. Moi je suis[68] maintenant ce que la nature universelle veut que maintenant je sois, je fais ce que ma nature veut que je fasse [maintenant].

26

Que la partie de toi-même qui dirige et gouverne ton âme demeure inébranlable aux mouvements de la chair, doux ou rudes[69] ; qu’elle évite toute confusion, s’enferme dans ses propres limites et circonscrive dans les membres l’ébranlement qu’ils subissent[70]. Lorsque[71], en raison de la sympathie (je prends ce mot dans l’autre sens)[72] qui résulte de son union avec le corps ainsi agité, la pensée perçoit[73] ces mouvements, il ne faut pas essayer de s’opposer à la sensation[74], qui est naturelle, mais il ne faut pas non plus que le principe directeur y ajoute de lui-même ce jugement qu’elle est un mal ou un bien[75].

27

Vivre avec les Dieux. Celui-là vit avec les Dieux qui leur montre constamment son âme satisfaite de ce qui lui a été attribué, faisant ce que veut le génie que Zeus a détaché de lui-même et donné à chacun pour chef et pour guide. Ce génie, c’est l’intelligence et la raison de chacun de nous[76].

28

Te fâches-tu contre celui qui sent le bouc ? Te fâches-tu contre celui qui a une haleine fétide ? Qu’y peut-il faire ? Sa bouche, ses aisselles sont ainsi et telles qu’il faut bien qu’il en sorte de telles émanations. Mais la nature a donné[77] à l’homme une raison ; en s’examinant, il peut comprendre ses défauts. Tant mieux ! toi aussi tu as une raison ; par ta disposition[78] raisonnable, mets en mouvement sa disposition raisonnable ; montre-lui, rappelle-lui sa faute[79]. S’il te comprend, tu le guériras ; la colère est inutile.

28 bis

Ni tragédien ni courtisane[80].

29

Tu peux vivre sur la terre comme tu as l’intention de vivre quand tu seras parti. Si on ne te le permet pas, alors renonce à vivre et fais-le en homme pour qui ce n’est pas un mal. « Il y a de la fumée ici[81], et je m’en vais. » Crois-tu que ce soit une affaire ? Mais, tant que rien ne me chasse, je reste libre, et personne ne m’empêchera de faire ce que je veux ; or, je veux ce qui est conforme à la nature d’un être raisonnable et fait pour la société.

30

L’intelligence universelle veut la solidarité universelle ; elle a créé les êtres inférieurs pour les supérieurs, et elle a uni les supérieurs les uns aux autres par une mutuelle harmonie. Tu vois comme elle a tout coordonné et subordonné, faisant à chacun sa part suivant sa valeur et amenant les êtres supérieurs à s’accorder entre eux.

31

Demande-toi comment tu t’es conduit jusqu’ici avec les Dieux, avec les parents, tes frères, ta femme, tes enfants, tes maîtres, tes nourriciers, tes amis, tes proches, tes serviteurs. As-tu, jusqu’ici, observé à leur égard ce précepte : « Ne rien faire ni dire d’injuste à personne »[82] ? Rappelle-toi aussi quels événements tu as traversés et quelles épreuves tu as réussi à supporter. Maintenant que l’histoire de ta vie est achevée et que ta liturgie est accomplie, combien as-tu vu de belles actions ? combien de plaisirs et de peines as-tu méprisés ? combien d’honneurs as-tu dédaignés ? pour combien d’ingrats t’es-tu montré bienveillant ?

32

Pourquoi des âmes simples et ignorantes confondent-elles une âme d’homme habile et savant[83] ? Qu’est-ce donc qu’être habile et savant ? C’est connaître l’origine et la fin des choses et la raison qui pénètre la matière[84] tout entière et qui, à travers la durée tout entière, gouverne le monde et détermine les périodes de son histoire[85].

33

À l’instant même tu seras de la cendre, un squelette, un nom, moins qu’un nom ; or, un nom n’est qu’un bruit, un écho. Ce qu’on honore le plus dans la vie est vide, pourri, petit ; ce sont morsures de petits chiens et querelles d’enfants qui rient et pleurent aussitôt. La foi, la pudeur, la justice et la vérité sont « parties vers l’Olympe, loin de la vaste terre »[86]. Qu’est-ce qui te retient donc encore ici ? Les choses sensibles sont changeantes et ne durent pas ; tes sens[87] sont faibles et faciles à égarer ; ta pauvre âme[88] elle-même n’est qu’une exhalaison[89] du sang. Avoir de la renommée auprès d’êtres ainsi faits n’est que vanité. Eh bien ![90] attends avec sérénité ou de t’éteindre ou de changer de place[91]. Et, jusqu’à ce que l’heure en soit venue, que te faut-il ? Rien qu’honorer et louer les Dieux, faire du bien aux hommes, supporter et t’abstenir[92], te souvenir que tout ce qui est en dehors des limites de ton petit amas de chair et de ton faible souffle[93] n’est pas à toi et ne dépend pas de toi.

34

Tu peux toujours couler une vie heureuse puisque tu peux suivre le droit chemin en le faisant suivre à tes pensées et à tes actions. L’âme de Dieu et celle de l’homme ou de tout être raisonnable ont deux points communs : n’être entravée par rien d’étranger, faire consister le bien dans la disposition à la justice et la pratique de cette vertu[94] et borner là ses désirs.

35

Pourquoi me préoccuper de ce qui n’est ni un vice de ma nature ni un acte de ma nature vicieuse[95], et ne fait aucun tort à la cité universelle ? Mais qu’est-ce qui fait du tort à la cité universelle ?

36

Ne nous laissons pas entraîner témérairement par notre imagination, mais venons en aide à nous-mêmes, comme nous le pouvons, et suivant la valeur des choses. Si l’on échoue dans des affaires indifférentes, il ne faut pas s’imaginer que cela nous fasse du tort. Car ce n’est pas un mal. Rappelle-toi le vieillard qui, en s’en allant, priait son élève de lui donner sa toupie, sachant bien que ce n’était qu’une toupie. Fais maintenant comme lui, puisque tu désires les choses qui brillent et que l’on célèbre. Homme, as-tu oublié ce que valait cette gloire ? — Non, mais tout le monde autour de moi la recherche. — Est-ce une raison pour que tu deviennes fou toi aussi ? — Du moins, en quelque lieu que la mort me prenne, j’ai été un homme bien partagé. — Être bien partagé, cela signifie que tu t’es fait à toi-même une bonne part. Et la bonne part, ce sont de bonnes habitudes de l’âme, de bonnes tendances, de bonnes actions[96].

  1. [Couat : « es-tu né pour suivre tes penchants, ou pour agir ? » Var. (2e manuscrit) : « et non pour l’action, pour le travail ? » — Cette seconde interprétation est défendue par la note suivante : « Les manuscrits A et D donnent : ὄλως δὲ οὐ πρὸς πεῖσιν, ἣ πρὸς ἐνέργειαν. La vulgate : ποιεῖν, au lieu de πεῖσιν. Si, comme je le crois, ποιεῖν est la bonne leçon, le mot qui précède ἐνέργειαν, et qui indique une alternative, ne se comprend guère. Il m’a semblé qu’οὐ devait être substitué à . J’ai donc lu : ὄλως δὲ οὐ πρὸς [τὸ] ποιεῖν, οὐ πρὸς ἐνέργειαν. »

    La nécessité qu’a éprouvée M. Couat, après Coraï, d’intercaler l’article entre πρὸς et ποιεῖν eût dû suffire à le mettre en garde contre le texte de la vulgate. D’ailleurs, ποιεῖν et ἐνέργειαν ne sont pas synonymes : bien mieux que ποιεῖν, construit sans régime, ou même que le nom conjecturé par M. de Wilamowitz, ποίησιν, qui se prononce comme πεῖσιν, et qui n’exige pas, comme ποιεῖν, un article avant lui, c’est πράττειν, et surtout πρᾶξιν, qu’appelle le sens admis par M. Couat. En revanche, l’opposition de πεῖσις et d’ἐνέργεια (cf. supra, p. 37, note 1, la définition de ces mots) est familière aux Stoïciens. J’ai donc cru devoir, après le premier πρὸς, accepter la leçon de A et de D, et garder . Dans cette hypothèse, οὐ ne peut être conservé. Je l’ai corrigé en σύ.

    On sait que dans l’interrogation double « πότερον peut se sous-entendre comme utrum ». (Koch, Gramm. grecque, trad. Rouff, § 107.)]

  2. [Couat : « contribuer à l’ordre du monde, » et, en note : « La leçon adoptée par Gataker, celle de la vulgate, est : τὸν καθ′ αὑτὰς συγκοσμούσας κόσμον (littéralement : contribuer à l’ordre du monde où elles se trouvent). Les manuscrits A et D portent τὸ καθ′ αὑτὰς, qui semble bien préférable. » — Ils donnent aussi συγκροτούσας, qu’il faut admettre avec le reste, au lieu de συγκοσμούσας.]
  3. A et D : ὑπὲρ τὰ ὰρκοῦντα οὐ προχωρεῖς. — Le sens n’est pas douteux : Marc-Aurèle veut dire certainement que, dans la satisfaction des désirs naturels, l’homme va au delà du nécessaire. Cependant les manuscrits portent οὐ προχωρεῖς. Au lieu de supprimer οὐ arbitrairement, ne vaut-il pas mieux considérer, avec Schultz, la phrase comme interrogative ?

    [Ce n’est point là, à vrai dire, la plus sérieuse difficulté du passage. Elle est dans le mot οὐδέ, qui commence la phrase suivante, et dont les éditeurs de Marc-Aurèle se sont vus obligés de supprimer la première partie et de déplacer la seconde. Il m’a paru plus simple de lire τί δέ. Voir la note suivante.]

  4. [Couat : « dans les actions, il n’en est plus de même ; tu restes… »]
  5. [τὰς τέχνας έαυτὢν, que donnent les manuscrits, est un solécisme. Il faut répéter l’article devant έαυτὢν, à moins de supposer l’omission de μἃλλον entre les mots τέχνας et έαυτὢν.]
  6. [Voir infra XII, 3 (9e note), la signification du mot προσπάθεια.]
  7. [Couat : « au succès de ce qui les attire. » — J’ai cherché une expression qui put désigner à la fois le progrès d’un art et l’accroissement d’une fortune.]
  8. Μέμψις ἣ λόγος. Le mot λόγος est très faible après μέμψις ; la correction de Junius, ψόγος, me paraît excellente.
  9. [Couat : « persuader. » Var. : « égarer. » — Je me suis rendu aux excellentes raisons de M. Polak (Hermès, XXI, p. 330), qui invoque de nombreux passages de Marc-Aurèle (IV, 3 ; VI, 22 ; VII, 20 ; VIII, 1) pour justifier ici la conjecture de Coraï : περισπάτω. Les manuscrits donnaient παρειπάτω.]
  10. [D’où il suit : 1o que rien n’est plus aisé que d’obéir à la nature : on n’a qu’à suivre sa nature ; — 2o que la loi, volonté de la nature, c’est la raison, organe de notre nature, qui nous la donne ; bref, que nous sommes autonomes (cf. infra XI, 20, note finale).

    Si l’on en croyait Diogène Laerce (de Vit. Phil., VII, 89), les premiers Stoïciens n’auraient pas tous admis comme un dogme l’accord des deux natures. Avant Chrysippe, qui le proclama nettement, Cléanthe aurait opposé la nature universelle à la nature individuelle, et prescrit, en cas de conflit, de ne suivre que la première ; ou, plus précisément, tandis que Chrysippe entendait par le mot φύσιν : τήν τε κοινὴν καὶ ἰδίως τὴν ἀνθρωπίνην, Cléanthe ne reconnaissait qu’une « nature » : τὴν κοινὴν μὀνην οὐκέτι δὲ καὶ τὴν ἐπὶ μέρους. Zeller (Phil. der Gr., III3, p. 211, en note) doute que Diogène ait bien interprété la pensée de Cléanthe, et conçoit à peine la possibilité de ce désaccord. Pour lui, Cléanthe n’aura parlé que de la nature universelle (mais sans l’opposer pour cela à notre nature propre : que serait alors devenue l’harmonie du monde ?) et Chrysippe aura développé, sans les contredire, la doctrine et la formule de son maître.]

  11. [Couat : « couché sur le sol. » — Il y a dans le texte grec une négligence, la répétition de πεσών, que j’ai conservée dans la traduction.]
  12. [Var. : « procure-toi. »]
  13. [Couat : « l’indépendance. » — Nous entendons par « liberté » (ἐλευθερία) l’état de l’âme exempte de passions (infra XI, 20, dernière note). Ce mot s’oppose à l’expression ῥιπτάζεσθαι τἤ ψυχἤ (« porter une âme toujours inquiète » ), qu’on trouvera un peu plus bas.]
  14. [Var. : « te procurer. »]
  15. L’infinitif καταγινώσκεσθαι n’est gouverné par rien ; il manque au moins un verbe, tel que μέλλεις, ou μέλλοις, auquel d’ailleurs on a pensé, entre εἰ et lui. Or la chute de toute une ligne n’est pas plus difficile à expliquer dans un manuscrit, ni plus rare dans les Pensées, que celle d’un simple mot. Ne pouvant chercher dans la phrase qui suit κατιγινώσκεσθαι, à cause de la conjonction καὶ… δὲ… qui la délimite très nettement, la proposition principale dont dépendrait εἰ μέλλοις, je la suppose également disparue. Le contexte permet heureusement de combler la lacune. Je propose d’ajouter ici les mots : μέλλοις, τότ′ ἂν πρόφασιν ἕχοις, — que j’ai traduits ; [à moins qu’on ne croie possible d’en sous-entendre les quatre derniers : Marc-Aurèle (cf. infra VI, 14) est coutumier de semblables ellipses.]
  16. [Couat : « de porter ce service au compte de cette personne. »]
  17. [Conjecture de Schultz.]
  18. J’ai traduit la leçon des manuscrits A et D, qui donnent ὡς ἴππος (la vulgate supprime ὡς), et j’ai suivi le texte de Stich, qui met un point (au lieu d’une virgule) après ποιἡσασα. D’ailleurs, le sens de cette phrase n’est pas douteux, et il n’y a pas lieu d’insister.
  19. [Couat : « flairé. »]
  20. [« Paroles d’autant plus remarquables qu’un Stoïcien se piquait de se conduire toujours par des raisons précises… Marc-Aurèle, en tout fidèle à cette règle, en excepte la bienfaisance. » (Martha, Moralistes sous l’Empire romain5, p. 196.)]
  21. [Couat : « Ce que tu dis là. » Var. : « La maxime que tu invoques. » — La phrase finale de la pensée m’a paru imposer cette correction. D’ailleurs, la correspondance de μὲν et de δὲ dans les deux phrases où nous lisons τὸ νῦν λεγόμενον et ὄ λὲγεις, la rencontre même de ces deux formules (alors qu’il eût été si simple d’écrire τοῦτο) en marquent l’opposition et non l’identité. Enfin, le sens ordinaire de τὸ νῦν λεγόμενον dans Marc-Aurèle (cf. X, 7, fin) n’est-il pas : « la thèse que nous soutenons en ce moment, le raisonnement présent, la maxime fondamentale de cette pensée » ?]
  22. [Couat : « cette maxime. » — Cf. la note précédente. — Ensuite : « ne crains pas qu’elle te fasse négliger d’agir… » En note : « Le sens de la dernière phrase est discutable. La leçon ordinaire est μὴ φοϐοῦ μὴ παρὰ τοῦτο, qui peut se comprendre, » et qu’en somme nous avons traduit. « Mais les manuscrits A et D ne donnent pas le premier μή. — Gataker inclinerait à écrire μὴ φοϐοῦ, μήδε παρὰ τοῦτο… Je ne vois pas bien l’utilité de cette nouvelle correction. » — S’il m’était prouvé que le premier μὴ de la vulgate fût une addition de Xylander, et que son manuscrit, comme ceux que nous avons conservés, lui eût présenté la leçon inintelligible φοϐοῦ μή, j’aimerais autant écrire ici οὺ μὴ que μὴ φοϐοῦ μή, — qui peut avoir le même sens. Le texte y gagnerait du moins en clarté. Tel que le donne la vulgate et que le supposent la plupart de nos traductions, il est amphibologique, en effet. « Si tu veux bien comprendre mes paroles, ne crains pas qu’elles te fassent négliger le devoir » peut signifier, soit : « Pour les bien comprendre, il faut commencer par ne s’en pas défier, » soit : « Pour peu qu’on ait bien voulu les comprendre, on peut être sûr d’agir toujours bien… » — Le contexte, surtout les deux phrases précédentes (« tu interprètes mal… Aussi seras-tu… ») ne permettent guère, d’ailleurs, d’hésiter longtemps entre les deux sens.]
  23. [Var. : « librement. » — Un Athénien priait non seulement pour lui-même, mais pour toute l’Attique, sinon (cf. Pausanias, I, xxiv, 3) pour toute la Grèce.]
  24. [Entre les deux leçons divergentes que donnent pour cette ligne les manuscrits de Marc-Aurèle, je ne saurais approuver le choix de M. Stich : τέτακταί πως αὐτῷ κατάλληλον πρὸς τὴν εἰμαρμένην. Ce texte, qui est celui du florilège de Planude, — où la phrase suivante, sans chercher plus loin, est manifestement arrangée, — a contre lui l’autorité des deux manuscrits complets de Marc-Aurèle (P et A, celui qu’avait reproduit Xylander et le Vaticanus) et l’axiome : lectio difficilior faciliori anteponenda. Il est d’ailleurs facile d’amender la leçon de P et de A, sans en modifier une seule lettre, à l’aide de deux corrections interlinéaires : la suppression d’un accent et la restitution du trait abréviatif qui représente un ν. J’écrirais : τέτακταί πως πρὸς αὐτὸν κατάλληλον εἰς τὴν ειμαρμένην (P et A donnent πῶς et αὐτό). La locution τέτακταί πως πρὸς αὐτόν ainsi rétablie m’en paraît comprendre deux fondues en elle, — que nous trouverons séparées dans la dernière partie de la pensée : καὶ σοὶ συνετάττετο, καὶ πρὸς σέ πως εὶχεν ; la seconde (cf. deux notes plus bas) appartient en propre à la terminologie stoïcienne. — La préférence accordée ici à P et à A nous oblige à écrire à la fin de la phrase précédente κατάλληλον εἰς ὑγίειαν, sur leur témoignage, et non πρός ύγίειαν, qui est la leçon de Planude. Ces diverses restitutions ne modifient pas, d’ailleurs, le sens du passage.]
  25. [Couat : « Le hasard n’apporte rien qui ne soit la condition des desseins de la nature. » — Il ne saurait être ici question de « hasard ». (Cf. supra II, 3, dernière note, la définition stoïcienne de τύχη.) — Ἡ τυχοῦσα φύσις, « la première nature venue » — tel est le sens usuel de ό τυχών — se distingue de Ζεῦς ; comme plus haut, à la fin de la pensée V, 3 (cf. la dernière note), la nature individuelle de la nature universelle. Cette distinction s’affirmera dans les phrases qui suivent.]
  26. [Couat : « était en quelque sorte en harmonie avec toi, inséré dans la trame des causes les plus lointaines. » — Ce malencontreux « en quelque sorte » que nous trouvons aussi dans les traductions de Pierron et de M. Michaut, doit représenter le mot πως de la locution πρὸς σέ πως εἷχεν. En réalité, il s’agit ici de la dernière des « catégories » stoïciennes, le πρός τί πως ἔχον, ou la « relation » (infra VI, 14, 1re note ; cf. Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 101).]
  27. [Couat : « principes. »]
  28. [Var. : « Après avoir échoué, recommence. »]
  29. [Couat : « Aime à revenir aux mêmes règles de conduite. » — Cf. supra IV, 31 : τὸ τεχνίον, ὃ ἔμαθες, φἰλει, τούτῳ προσαναπαύου.]
  30. [Couat : « Ainsi, il ne t’en coûtera rien… » — En note : « οὐδὲν ἐπιδείξῃ. Cette leçon, qui est celle des manuscrits A et D, peut à la rigueur s’expliquer. Il faudrait traduire : « Tu prouveras qu’obéir à la raison n’est rien (c’est-à-dire : est facile), mais tu te reposeras sur elle. » On reconnaîtra cependant que ce tour est peu grec (la clarté et l’usage exigeraient un participe entre οὐδὲν et ἐπιδείξῃ)), et que οὐδὲν τοῦτ′ ἔστι (littéralement : ce n’est rien) signifie à l’ordinaire plutôt : « cela ne vaut rien » que : « la chose est facile. » Aussi ai-je préféré adopter la correction de Coraï : οὐδὲν ἔτι δήξει, qui suppose dans le manuscrit une confusion due à l’iotacisme. Il me semble aussi que l’opposition des deux propositions est ainsi bien plus nettement marquée. » — Le malheur est que la troisième personne δήξει n’est pas classique. Le futur de δάκνω n’est pas δήξω, mais δήξομαι. Dans ces conditions, le plus simple était de supposer la chute dans les manuscrits d’un ou deux mots, comme σοι ἐνοχλοῦν, ou même σε δάκνον, entre οὐδὲν et ἐπιδείξῃ.]
  31. [Couat : « la franchise. » — Cf. supra V, 5, 2e note.]
  32. [Var : « Tu le reconnaîtras en réfléchissant à ce qu’a toujours d’infaillible et de facile la faculté de comprendre et de savoir. » — Les derniers mots de la phrase grecque (ἐπιστημονικἤς δυνάμεως) sont la définition de la φρόνησις, que M. Couat traduit par « la sagesse ». Il est certain que pour les Stoïciens du temps de l’Empire φρόνησις et ἐπιστήμη étaient à peu près synonymes (Plutarque, Virt. mor., 2), et qu’ils ne s’efforçaient plus de maintenir entre la « sagesse » (σοφία) et la « prudence » (φρόνησις) la différence que marque encore Cicéron (De Officiis, I, 43, 153), et qu’avait dû établir Ariston ou Chrysippe : « la première étant la science des choses divines et humaines ; la seconde celle de ce qu’il faut faire ou ne pas faire. »]
  33. [Couat : « toutes nos conclusions sont changeantes. » — Sur le sens exact de συγκατάθεσις et d’ἀκατάληπτον, que M. Couat traduit un peu plus haut par « inintelligible », cf. Zeller (Phil. der Gr., III3, p. 82, texte et notes). Disons seulement que, pour qu’une chose soit « intelligible », ou, comme disent les Stoïciens, pour que la « représentation » (φαντασιά) à laquelle nous donnons notre « assentiment » (συγκατάθεσις) soit « compréhensive » (καταληπτική), il faut non seulement que celle-ci soit d’accord avec son objet, mais que nous ayons la claire conscience de cet accord. (Voir aussi supra p. 17, n. 2, et 65, n. 1.)]
  34. [Couat : « méditation. »]
  35. [Couat : « le plus complaisant. » — Sur le sens de χαριέστατος, cf. infra VI, 14, 4e note.]
  36. [Couat : « substance. »]
  37. [Cf. infra V, 27, en note.]
  38. [κτήνους… θηρίου. Cf., au début de la pensée III, 16, l’opposition de βοσκημάτων et de θηρίων.]
  39. [Couat : « Si nous avions cette idée qu’il existe certains biens véritables. » — Ces mots m’ont paru traduire εἴ… τις ἐπινοήσειεν ὑπάρχειν plutôt qu’εἴ… τις ἐπινοήσειεν ὑπάρχοντα, que porte le texte. — Les biens véritables (τὰ ὡς ὰληθῶς ἀγαθὰ) et réels (ὑπάρχοντα) que Marc-Aurèle nomme ensuite : prudence, tempérance, justice et courage, sont en réalité tous les biens, — et non pas seulement certains d’entre eux, — puisqu’en ces quatre mots se résument toutes les vertus.]
  40. [Couat : « sagesse. » — Si ce mot peut traduire φρόνησις lorsque la φρόνησις est la seule vertu qu’on nomme (cf. supra V, 9, dernière note), il convient moins lorsqu’on la distingue des trois autres. La différence que marque Cicéron entre la sagesse (σοφία) et la prudence (φρόνησις) garde ici toute sa valeur.]
  41. La citation est incomplète. La fin de la pensée a permis à Cobet de restituer le texte de Ménandre qui est rappelé ici. En réalité, ce texte tient non pas dans un vers, mais en deux moitiés de vers. Traduction complète : « Tu possèdes tant de biens qu’il ne te reste plus de place pour te soulager. » — [Les manuscrits donnaient ici : ἔτι ἀκοῦσαι δυνηθείν τι· ὑπὸ τῷ ἀγαθῷ γὰρ ἐφαρμόσει. Les vers de Ménandre, rétablis par Cobet, sont les suivants :

    οὐκ ἔχεις ὅ[ποι χέσῃς]
    ὑπὸ τῶν ἀγαθῶν, εὗ ἴσθι.

    C’est Nauck qui a donné au présent passage la rédaction définitive : ἐπακοῦσαι δυνηθείν τὸ· ὑπό τῶν ἁγαθῶν· οὐ γὰρ…]

  42. οὐ γὰρ ἂν τοῦτο μὲν οὐ προσέκοπτε καὶ ὰπηξιοῦτο. Il est évident qu’une des deux négations est de trop. Peut-être faut-il voir dans un des deux οὐ la trace du complément de προσέκοπτε, qui n’est pas exprimé et qui serait bien nécessaire : αὐτοῖς γὰρ ἂν τοῦτο μὲν οὐ προσέκοπτε κτλ.
  43. [Couat : « de forme. » — Cf. supra IV, 21, dernière note.]
  44. [Couat : « bien que l’univers passe par des périodes limitées. » — Διοικῆται n’est pas traduit, et κἄν (même si) me semble confondu avec εἰ καὶ (bien que). En d’autres termes, la traduction de M. Couat (comme celles de Pierron et de Barthélemy-Saint-Hilaire affirme comme une vérité ou un dogme ce que Marc-Aurèle n’ose ici avancer que comme une hypothèse. Je sais bien qu’en d’autres passages l’auteur des Pensées n’a pas hésité. À la fin de la 3e de ce même livre, les mêmes expressions se retrouvent (τὸν λόγον… κατὰ περιόδους τεταγμένας οἰκονομοῦντα τὸ πᾶν), et ce n’est pas dans une proposition conditionnelle. Au début du livre XI (XI, 1), où Marc-Aurèle, d’un mot, précise cette doctrine, — la renaissance (περιοδικὴ παλιγγενεσία) de l’univers en impliquant la conflagration (ἐκπύρωσις), nous reconnaissons les périodes dont il nous parle, et que d’autres Stoïciens ont appelées « grandes années ». — On pourrait encore mentionner ici les passages où Marc-Aurèle rappelle et célèbre la philosophie d’Héraclite (surtout III, 3, et VIII, 3). Mais voici, dans un autre texte (X, 7), que l’ἐκπύρωσις et la grande année ne sont plus qu’une hypothèse, qui en vaut une autre, mais ne vaut pas plus : εἴτε κατὰ περίοδον ἐκπυρουμένου [τοῦ ὄλου], εἴτε ἀϊδίοις ἀμοιϐαῖς ἀνανεουμένου. — Tout compte fait, il est vraisemblable que Marc-Aurèle ne donnait à cette doctrine qu’une confiance limitée, parce que la question même lui paraissait d’importance secondaire. Nous l’avons vu de même (IV, 21, et autres textes cités dans la dernière note) se désintéresser du problème de l’immortalité.

    On sait d’ailleurs (Zeller, III3, p. 156 et 202) que, sur ces deux questions au moins, les Stoïciens, dès la seconde ou la troisième génération, ne s’entendaient plus. Ici, sans doute, c’est surtout par déférence envers les maîtres d’autrefois que Marc-Aurèle accorde avec sa propre pensée une doctrine à laquelle il ne tient guère. Il oublie de nous indiquer les conditions de cet accord : s’il est vrai qu’à chaque renaissance du monde ce soit la même histoire qui recommence, à tel point que Socrate doive revenir pour se faire accuser par Anytus et Mélitus (Zeller, p. 155, note 1), le nombre des transformations que subiront les parties de mon être sera infini, mais ce seront — au bout d’un très long délai — encore et encore les mêmes. Tout passe, mais tout reviendra. Évidemment Marc-Aurèle pouvait souscrire à cette thèse ; en général, il lui paraît plus simple de dire : tout se ressemble, et « un homme de quarante ans a vu tout ce qui fut et tout ce qui sera » (XI, 1).]

  45. [Var. : « catorthoses. » — C’est le mot grec conservé en français. Κατόρθωσις ne se rencontre qu’en cet endroit des Pensées : j’ai dit (supra III, 12, en note) que le mot voisin κατόρθωμα n’y paraît pas, bien qu’il y soit à peu près défini. En distinguant, au cours de la dernière note à la pensée III, 16, κατόρθωμα de καθῆκον, nous avons vu qu’on pouvait entendre par le premier de ces mots le devoir accompli jusqu’au bout par un agent conscient, et jusqu’au bout en conformité avec la raison droite (κατὰ τὸν ὀρθὸν λόγον). La « catorthose » est un acte de devoir ainsi accompli. Les Romains traduisent κατόρθωμα par rectum et κατόρθωσις par recte factum. — La métaphore du « plus court chemin » ou de la « ligne droite » nous est connue : cf. supra IV, 18, et IV, 51.]
  46. [Couat : « revendique. » ]
  47. [Dans la dernière phrase, nous sommes obligés d’écrire ἀφαιροὐμενος, comme Gataker et M. Stich. Au lieu de corriger ὰνέχηται, qui fait solécisme, en ὰνέχεται, j’aimerais mieux rétablir le mot ἄν devant lui.]
  48. [Couat : « tes pensées ordinaires, tel sera ton esprit. » — Dans le lexique qu’il s’était constitué en vue d’une revision de son œuvre, M. Couat traduit διάνοια par « pensée discursive ».]
  49. [Couat : « de nos pensées. »]
  50. [Couat : « fait. » — Le mot κατασκευὴ, ou son synonyme σύστασις (en latin : constitutio) exprime l’idée d’un assemblage et d’un plan (supra IV, 5, en note). La moindre chose est « constituée » (supra V, 13) d’une matière inerte et d’un principe efficient et formel qui la détermine. La « constitution » de l’homme était définie dans l’École (ad Lucilium, CXXI) : principale animi quodam modo se habens erga corpus, — ce qu’on peut librement traduire (d’autant plus librement que Sénèque lui-même trouve cette définition embarrassée et obscure) par « un corps subordonné à une raison ». Sénèque ne manque pas d’ajouter que la constitution varie d’un âge à l’autre et évolue, bien que nous restions le même homme depuis l’enfance : ego tamen idem sum, qui et infans fui, et puer, et adolescens. C’est à peine si la définition et cette remarque complétée par cette restriction permettent de distinguer dans un être sa « constitution » de sa « nature ». En fait, Marc-Aurèle emploie les deux mots comme à peu près synonymes (III, 9 ; VI, 44 : voir la note).

    Le manuscrit qui a servi à l’édition de Xylander portait à la suite des mots οὖπερ ἔνεκεν ἔκαστον κατεσκεύασται les mots πρὸς ὄδε κατασκεύασται (sic), qui manquent dans le Vaticanus 1950, et qu’on peut sans témérité considérer comme une glose.]

  51. [Var. : « la solidarité. »]
  52. Cf. II, 1 ; III, 4 ; IV, 3 ; plus bas : XI, 18.
  53. Cf. V, 30 ; VI, 23 ; VII, 55 ; XI, 18.
  54. [Par « âme » entendre ici le principe directeur. Cf. infra V, 26, et la longue note.]
  55. [Var. : « l’impulsion. ». — Cf. supra III, 16, 3e note.]
  56. Les Stoïciens, d’après Simplicius (Catégories, 61, β), définissaient la « disposition » (διάθεσις) une « manière d’être » ou « détermination première » (ἔξις) qui ne comporterait pas de degrés : τὰς μὲν ἔξεις ἐπιτείνεσθαι δύνασθαι καὶ ἀνίεσθαι· τάς δὲ διαθέρεις ἀνεπιτάτους εἰναι καὶ ἀνετους. Le type de la διάθεσις, pour eux, c’est la vertu.]
  57. [Sur la théorie de la « réserve » (ὑπεξαίρεσις), cf. IV, 1, et VI, 50.]
  58. [Couat : « qu’elle rencontre. »]
  59. [Voir infra VI, 5, et VI, 8, la définition du « principe dirigeant » dans le monde et en nous.]
  60. Les manuscrits donnent τί τὸ παρορώμενον ; Cette proposition ne se comprend pas et doit être incomplète. L’idée à laquelle correspondent ces mots a été plusieurs fois exprimée par Marc-Aurèle, et une fois au moins dans les mêmes termes (XI, 13 ἔτοιμος τὸ παρορώμενον δεῖξαι). Il est donc très probable que la proposition τί τὸ παρορώμενον dépend d’un verbe tel que διδακτέον ou δεικτέον. [En somme, Aug. Couat admet ici la conjecture de Gataker, ὰλλὰ δεικτέον τί κτλ. — Une indication marginale du traducteur rapproche ce passage des pensées VII, 26 ; X, 4 ; XI, 13, qui recommandent et justifient par diverses raisons la bienveillance envers le méchant. C’est surtout, il me semble, la 26e pensée du livre IV ou la 4e du livre IX qui permettra d’interpréter celle-ci : « Celui qui commet une faute la commet envers lui-même, » — le dommage subi par la cité l’étant aussi par le citoyen qui en est l’auteur. Mais, s’il est puni, pourquoi s’irriter contre lui ?]
  61. [Couat : « substance. »]
  62. [Couat : « les puissances de la vie sont dans un perpétuel changement ; les causes subissent mille variations… » — Mon collègue M. Hamelin, dont la critique m’a été souvent précieuse, fait à cette traduction un double reproche : considérée en elle-même, elle est incertaine (que devons-nous entendre par « les causes » ?) et ne marque pas suffisamment la distinction ou le rapport des deux termes αί ἐνέργειαι et τὰ αἴτια ; replacée dans les Pensées, elle est infirmée par tous les textes du livre (voir l’index de Stich) où se rencontre le premier de ces deux mots et par bon nombre de ceux où figure le second. Nous voulons dire, pour ce qui est de l’interprétation d’αἰτίον, que ce terme général (ou ses équivalents αἰτία, αἰτιῶδες), que M. Couat (comme aussi Pierron et M. Michaut) traduit d’ordinaire par « forme » et ici seulement par « cause », et qui, en réalité, désigne le « principe efficient et formel » s’opposant à la « matière » (ῦλε, οὐσία) qu’il détermine (cf. supra IV, 21, dernière note), peut prendre un sens très particulier lorsque Marc-Aurèle limite son horizon, et, au lieu de la nature universelle, ne considère plus que la nature humaine ; qu’il y a, en effet, dans ce livre telle pensée (IV, 21) où le mot αἴτιον (αἰτία ou αἰτιῶδες) alterne avec le mot ψυχή, telle autre (IV, 40 : voir la note) où il lui cède sa place : or, il ne viendrait pas facilement à l’esprit d’un lecteur de la traduction de M. Couat, lorsqu’il y trouverait les « causes » nommées à côté des « puissances de la vie », de compter au nombre et peut-être au premier rang des « causes » les âmes humaines. En ce qui concerne ἐνέργεια, il est aisé de vérifier à l’aide de l’index que, sauf un seul cas (IX, 3) où ce substantif est expressément qualifié par φυσικός (et désigne non la vie, mais, au contraire, la mort), Marc-Aurèle lui donne toujours une signification pratique et, pour ainsi dire, tout humaine. D’après la traduction même de M. Couat, il n’exprime guère dans les Pensées que l’activité propre à l’homme, et parfois (cinq fois sur dix-huit), et surtout quand il est employé au pluriel (exemple : VI, 59), le résultat de cette activité, c’est-à-dire : nos actions. C’est dans ce sens qu’au début de la pensée XII, 23, il alterne avec le mot πρᾶξις. Le verbe de la même famille, ἐνεργειν, se trouve avoir dans les Pensées un emploi tout aussi particulier que celui du substantif : il a pour sujets ψυχή (II, 16), ή ἐκ σοῦ αἰτία (IX, 31), — jamais φύσις. Si cette statistique ne peut être invoquée comme un argument décisif, on conviendra qu’elle rend fort suspectes les traductions qu’on a jusqu’à présent données d’ἐνέργειαι, et que très vraisemblablement il y a mieux à trouver ici que les mots « actions, forces ou énergies de la nature » (Pierron, Barthélemy-Saint-Hilaire, M. Michaut), — ou même « puissances de la vie », comme a écrit M. Couat.

    En jugeant ces diverses traductions insuffisantes, je ne prétends pas d’ailleurs que Marc-Aurèle, surtout je ne prétends pas que les Stoïciens n’aient jamais voulu exprimer par ἐνέργεια que l’activité propre à l’homme ou les actions humaines : il suffirait de l’expression ψυσικὴ ἐνέργεια que j’ai citée plus haut pour me contredire. Mais j’entends par ce mot toute activité du type de la nôtre, ou toute action accomplie par un vivant. On sait que la nature, pour les Stoïciens, est un vivant. — Ainsi définie en général, l’ἐνέργεια s’oppose à l’οὐσία, c’est-à-dire à la matière inerte, et se distingue de l’αἰτία. Elle s’en distingue surtout par deux caractères : 1o L’αἰτία est le principe de toute détermination de la matière ; elle est donc dans la chose la plus informe comme dans l’être achevé : l’ἐνέργεια est propre aux êtres. 2o Tout être révèle une αἰτία, d’où il est issu : toute ἐνέργεια révèle un être constitué et vivant, dont elle est la fonction, l’έγονας… πρὸς ἐνέργειαν, dit Marc-Aurèle à la première pensée de ce livre V, où il tâche de déterminer (cf. à la 3e ligne l’expression si précise : ὦν ἔνεκεν γέγονα la cause finale de l’homme. Dans l’École, les logiciens rapportaient l’αἰτία et l’ἐνέργεια à deux catégories différentes : Τὸ ποιόν ou ἡ ποιότης, qui traduit en dialectique (cf. infra IX, 25, en note) l’abstraction exprimée en métaphysique par ἡ αἰτία, est le nom du second de leurs πρῶτα γένη (infra VI, 14, 1re note ; cf. Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 93) : l’ἐνέργεια est (ibid., p. 101 ; infra VIII, 7, en note) une des catégories du πῶς ἔχον, comme la passivité, son contraire, comme la grandeur, la couleur, le temps, le lieu, le mouvement, etc. Si Marc-Aurèle, qui ne se piquait pas d’être un dialecticien (infra VII, 67), nomme ici, à côté du principe de tout mode de la matière, cet attribut des seuls vivants, c’est d’abord que, parmi « tout ce qui existe et tout ce qui naît », les êtres comptaient pour lui beaucoup plus que les choses ; c’est aussi parce que, quoique Stoïcien (supra IV, 21, note finale), il n’avait pas pris l’habitude de toujours ramener toutes les causes — fin, forme, temps, etc. — à une seule.

    Or, si jamais l’unité du principe efficient et de la cause finale est manifeste, c’est lorsque, sous les noms d’αἰτία et d’ἐνέργεια, on les considère dans le vivant. Nous sommes nés pour agir, sans doute : mais qu’est-ce qui agit en nous ? Le principe efficient et formel. Lorsque Marc-Aurèle lui-même oppose (IX, 31) τὰ ἀπὸ τῆς ἐκτὸς αἰτίας συμϐαίνοντα à τὰ παρὰ τὴν ἐξ ἡμῶν αἰτίαν ἐνεργούμενα, il est certain que pour lui la seconde au moins de ces αἰτίαι est une ἐνέργεια. On ne saurait donc voir en ces mots des termes contraires. Mais on peut toujours, en considérant la génération et l’évolution des êtres, distinguer un moment où l’αἰτία devient, un autre où elle cesse d’être une ἐνέργεια. Quand « l’homme s’est retiré, laissant la semence dans la matrice » (X, 26), la même « raison » (λόγος σπερματικός) incluse dans le germe, qui tout à l’heure encore était, chez le père (Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 198), la faculté d’une âme vivante et active, n’est plus que le principe efficient de l’être à venir (infra X, 26 ; voir les notes). Αἰτίαι aussi, mais non ἐνέργειαι, tous les autres facteurs qui du germe feront le fœtus, et du fœtus l’enfant. À moins qu’on ne regarde toute cette genèse comme une œuvre de l’être parfait et unique, comme l’action d’une force ou faculté (δύναμις) de la nature : de ce point de vue, toute différence disparait entre ἐνέργειαι et αἰτίαι. C’est pour cela précisément que, lorsque ces deux noms se trouvent, comme ici, en présence et demandent à être distingués, on doit éviter le mot « nature » dans la traduction qu’on en donne.]

  63. [Couat : « Presque rien n’est stable ; près de nous, ce goufre infini… » — Il m’a semblé qu’ainsi groupés comme un substantif et son épithète ces deux derniers mots perdaient beaucoup de la valeur que le tour tout différent de la phrase grecque donnait aux mots ἄπειρον et ἀχανές, l’un sujet, l’autre attribut, détachés aux deux extrémités de la proposition. D’accord avec M. Couat, j’ai adopté ici la ponctuation de Coraï, qui, déplaçant le point qui est dans la vulgate après καὶ τὸ πάρεγγυς, fait de καὶ σχεδὸν οὐδὲν ἑστώς une phrase complète, et une seule expression de καὶ τὸ πάρεγγυς τόδε ἄπειρον. Dans cette expression, l’ordre des mots, qui est exactement le même que dans un passage des Philippiques (I, 19 : τὰς ἐπιστολιμαίους ταύτας δυνάμεις), et qui n’en est pas moins extraordinaire, mettrait en vedette l’adverbe πάρεγγυς, comme l’est l’adjectif ἐπιστολιμαίους dans le texte de Démosthène que je viens de citer. Cette intention de l’auteur est très bien rendue par le tour que M. Couat a donné au commencement de sa phrase. — Le changement de la ponctuation dans les textes anciens est toujours licite pour peu qu’il soit utile au sens : on ne peut guère contester qu’il s’impose ici. On doit aussi accorder à Coraï la restitution d’un article dans l’expression τοῦ τε παρῳχηκότος καὶ [τοῦ] μέλλοντος, — restitution moins nécessaire à la clarté qu’à la correction de la phrase. Mais je crois, comme M. Couat, qu’il serait téméraire d’aller plus loin. Si aisément qu’ait pu se commettre la faute qui eût réduit ἐνεστὼς à ἑστὼς après οὐδέν, et si spécieuse que soit ici l’opposition du présent (ὁ ἐνεστώς ; même expression plus bas, VII, 29) au passé et à l’avenir, nous ne pouvons faire la troisième correction que demande Coraï. La phrase σχεδὸν οὐδὲν ἑστὼς est aisée à comprendre : elle résume — en les atténuant (σχεδόν) — celles qui la précèdent. Au contraire, dans σχεδὸν οὐδὲν ἑνεστώς, que M. Michaut traduit par le « présent n’est presque rien », les grammairiens trouveront qu’il manque un article devant le sujet, et les philosophes que la restriction « presque rien » est absurde. Le moment présent (supra II, 14) est le seul que nous possédions : il est tout pour nous, — ou il n’est rien en soi que la limite de deux néants.

    Comment Marc-Aurèle lui-même peut-il hésiter à affirmer l’absolue instabilité des choses ? Sans doute n’a-t-il en vue ici que la stabilité relative de ce qui fait l’identité des êtres, eux-mêmes éphémères (la ποιότης, supra IV, 14, en note, et IV, 21, 1re note), ou que l’apparente longévité des choses sans vie, qui, créées par la nature ou sorties de nos mains, durent plus que nous ; et j’avoue que j’aurais conservé la ponctuation de la vulgate et de M. Stich, si j’avais pensé pouvoir tirer du grec le sens suivant : « presque rien n’est stable, même approximativement. » Mais quelle serait l’utilité de l’article dans l’expression adverbiale τὸ πάρεγγυς ? Ne serait-il pas surtout amphibologique ? Puis croit-on qu’après οὐδέν, καὶ puisse en grec remplacer οὐδέ, comme en français, après le mot « rien », il semble parfois indifférent d’écrire « même » ou « pas même » ?

    Quoi qu’il en soit, s’il est pour les Stoïciens quelque chose d’absolument stable dans le monde, ce ne peut être que la raison du monde, ou du moins cette partie de la raison en laquelle réside son identité, — celle qui ne s’éteint pas (cf. Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 151, n. 1) quand l’air, l’eau et la terre se reforment dans l’universel embrasement : c’est la loi elle-même des changements qu’ils voient partout. Ils ne peuvent, en effet, se passer de cette idée, sans laquelle il n’est point de science. Lorsque les plus logiques d’entre eux disent que la loi est un animal, c’est-à-dire matière, ils admettent que la loi est changeante, comme toute matière, c’est-à-dire qu’elle n’est plus la loi.]

  64. [Couat : « souffle. » — Sans doute cette traduction s’accorde mieux que « s’enfle » avec le contexte, notamment avec les mots « s’agite, — se tourmente, — son trouble ». Mais le texte porte φυσώμενος, non φυσῶν. La dernière proposition, à mon sens (« en comptant pour quelque chose…, ὡς ἔν τινι χρόνῳ… »), n’explique que le verbe σχετλιάζων (« se tourmente »), non l’ensemble des trois verbes φυσώμενος, σπώμενος, σχετλιάζων.]
  65. [Couat : « comme si le temps était quelque chose et comme si ce qui le trouble devait durer. » — La vulgate donne : ὡς ἔν τινι χρόνῳ καὶ ἐπὶ μικρὸν ἐνοχλήσαντι. Ce datif singulier, qui ne se rapporte à aucun terme de la phrase, et à la place duquel on attendrait un accusatif absolu, a été corrigé par Reiske en ἐνοχλήσασι, qui se comprend sans doute fort aisément (pouvant s’accorder, une ligne plus haut, avec τούτοις : ὁ ὲν τούτοις φυσώμενος) ; mais on comprend moins bien comment la faute aurait pu se commettre. Les derniers traducteurs français de Marc-Aurèle, y compris M. Couat, semblent avoir admis la retouche de Reiske. M. Couat est le seul qui ait préféré à la leçon traditionnelle ἐπὶ μικρὸν celle du Vaticanus 1950 (= A), ἐπὶ μακρὸν, que M. Stich a, de son côté, accueillie dans son texte. Je ne saurais, moi non plus, comprendre ἐπὶ μικρὸν : Pierron et M. Michaut — pour ne citer qu’eux — n’ont pu traduire exactement cette expression sans lui sacrifier le contexte. Pierron : « comme si ces tourments pouvaient, même un instant, lui causer la moindre importunité ; » Michaut : « comme s’il en pouvait souffrir même un instant et même un peu. »

    On remarquera la valeur qu’a prise aux yeux de M. Couat le mot τινι dans l’expression : ἔν τινι χρόνῳ. Sa traduction — « comme si le temps était quelque chose » — est d’accord avec le sens général de la pensée : elle y ramène l’idée que Coraï, en lisant ἐνεστὼς pour ἑστώς, avait voulu tirer d’une phrase antérieure. Si ingénieuse et séduisante qu’elle fût, cette interprétation m’a semblé un peu risquée. J’ai cru qu’elle se défendrait mieux si une antithèse ou tout au moins une répétition mettait dans la phrase grecque τινι en pleine lumière. Telle est la première raison qui m’a fait corriger ἐνοχλήσαντι, non en ἐνοχλήσασι comme Reiske, mais en ἐνοχλῆσάν τι. La seconde est qu’après ma correction (qu’on se reporte à l’époque où l’écriture ne séparait pas les mots) le texte est encore intact.]

  66. [Couat : « à la substance tout entière. »]
  67. [Couat : « sa propre constitution. » — Sur le sens que les Stoïciens donnaient à διάθεσις, cf. la seconde note à la pensée V, 20.]
  68. [La traduction littérale serait plutôt « j’ai » que « je suis ». Mais il y a une correspondance évidente entre les expressions importantes de la pensée, qui se répartissent naturellement en deux groupes symétriques. D’un côté : διάθεσιν, ἔχω, ἡ κοινὴ φύσις (« disposition », « j’ai », « la nature universelle ») ; en face : ἐνέργειαν, πράσσω, ἡ ἐμὴ φύσις (« activité », « je fais », « ma nature »). Dans le pronom neutre qui sert de régime à ἔχω est incluse l’idée de τὴν διάθεσιν, de même que τὴν ἐνέργειαν serait le complément réel de πράσσω. Or, entre les expressions « avoir telle ou telle manière d’être » et « être tel ou tel », la différence de sens est nulle. — D’autre part, l’affinité est manifeste entre la « disposition » et la « nature » : l’une et l’autre sont définies par les Stoïciens des « déterminations premières », ἕξεις (supra V, 20, 2e note ; infra VI, 14 et 44, en note) ; à ne regarder que l’emploi des deux termes dans les Pensées, et notamment les épithètes qui accompagnent à l’ordinaire le mot διάθεσις (φιλητικὴ καὶ στερκτική, X, 1 ; ὁσία, VI, 30 ; δικαϊκή, V, 34 ; λογική, V, 28 ; ἀσπαζομένη πᾶν τὸ συμϐαῖνον, IV, 33 ; εὐμενής, IV, 25 ; — ou παροῦσα, IX, 6), la « disposition » nous paraît être dans un agent moral, considéré à un certain moment, un mode ou un aspect de sa « nature ». C’est encore cette définition qu’on peut déduire du présent passage où διάθεσις se trouve à côté de φύσις, où les sujets sont considérés comme agents moraux (ὲγὼ …πράσσω), et où Marc-Aurèle semble avoir affecté la répétition du mot νῦν. On forcerait à peine le sens de la dernière phrase en l’interprétant ainsi : « J’ai la nature que veut que j’aie la nature universelle, et, ce que ma nature veut que je fasse, je le fais. » Nous retrouverions ainsi dans cette pensée l’affirmation de l’accord des deux natures que nous avons eu un peu plus haut (V, 3) l’occasion de signaler. Il n’y a pas, pour Marc-Aurèle, antithèse entre ἐμὴ et κοινή.]
  69. [Couat : « aux mouvements légers ou violents de la chair. » — Cf. cinq notes plus bas.]
  70. [Couat : « et circonscrive les passions dans leur domaine. » — Πεῖσις n’est point πάθος. Cf. supra III, 6, 4e note, et, ici même, l’avant-dernière note de la pensée.]
  71. [Couat : « Quand, d’autre part, par l’effet d’une solidarité mutuelle, ces passions remontent jusqu’à (var. : retentissent dans) l’intelligence, à cause de son union avec le corps. » — Voir les notes qui suivent.]
  72. [Le texte porte : κατὰ τὴν ἑτέραν συμπάθειαν ; la traduction de M. Couat : « par l’effet d’une solidarité mutuelle. » Il est sûr qu’ἑτέραν ne signifie pas « mutuelle ». Je me demande si M. Couat n’a pas lu : κατὰ τὴν ἑτέρου πρὸς ἑτέραν συμπάθειαν. De son côté, M. Rendall (Journal of Philology, XXIII, p. 141), s’autorisant d’un texte de Sextus Empiricus que nous citons plus bas (IX, 9, 6e note), et où se rencontre, à côté des mots ἡνωμένον et συμπάθεια, communs aux deux passages, la proposition συμπάσχει τὰ μέρη, voudrait corriger ici ἑτέραν en μερῶν. Il semble pourtant que le texte puisse se comprendre, tel qu’il est. Marc-Aurèle oppose ici deux conceptions de la « sympathie » du corps et de la pensée. Au sens littéral et vulgaire du mot, quand l’âme s’associe par ses passions (πάθη) aux ébranlements que subit le corps (πείσεις ou πάθη)), la « sympathie » est une servitude. Aussi Marc-Aurèle l’a-t-il condamnée, non seulement dans la première partie de cet article, mais à la fin d’une autre pensée (VII, 166 : voir la note rectifiée aux Addenda), où il la nomme nettement. — L’ « autre sympathie » est légitime et nécessaire. Les Stoïciens en fondent la notion sur la distinction de trois types d’unités (infra VII, 13, 1re note). Ils disent d’abord qu’elle n’est possible (infra IX, 9, 6e note) qu’entre les parties d’un même ἡνωμένον, c’est-à-dire de la même chose ou du même être défini par un principe efficient interne ou une nature propre ; et ils ajoutent, comme ici ὡς… ἡνωμένῳ), qu’elle est précisément le signe et l’effet de son unité. Pour comprendre cette notion tout abstraite, il faut donc oublier que dans συμπάθεια il y a πάθος, ou du moins oublier le sens qu’on donnait dans l’École (supra III, 16, 3e note) à ce dernier mot.

    Ainsi entendue, la « sympathie » du corps et de l’âme n’a pas besoin d’être démontrée. C’est un fait d’expérience constante ; théoriquement, elle est impliquée dans le matérialisme universel. Elle est limitée, sinon contredite, par l’affirmation de l’absolue indépendance du principe directeur, et par la notion d’une tout autre « sympathie » qui constitue la cité des âmes (infra VII, 13, 1re note ; IX, 9, 6e note). Ce sont surtout les Stoïciens de l’époque romaine qui se sont avisés de cette double antinomie et efforcés de concilier la vérité psychologique et l’idéal moral. En affirmant hardiment, au rapport de saint Grégoire de Nysse, que συμπάσχει ἡ ψυχὴ τῷ σώματι νοσοῦντι καὶ τρεμομένῳ, καὶ τὸ σῶμα τῇ ψυχῇ, Cléanthe mettait de niveau dans la « sympathie » le corps et l’âme. Nous verrons dans les Pensées — dans la même pensée (VII, 13, début) où Marc-Aurèle oppose les deux « sympathies » qu’admet le Stoïcisme — les âmes comparées aux membres, et le corps seul, non l’homme, considéré comme type d’ἡνωμένον. Ici, sans doute, Marc-Aurèle fait rentrer l’âme et le corps dans la même unité simple, et, comme Cléanthe, en affirme la « sympathie » : mais en même temps il prétend laisser au corps son domaine, à l’âme sa liberté, et partage de telle sorte la sensation entre les deux, qu’il laisse à l’un toute la réalité, à l’autre la seule notion de celle-ci (voir les notes suivantes).

    Un peu plus loin, j’ai écrit les mots « ainsi agité » pour répondre — tant bien que mal — à la préposition ἐν, qui a été négligée par M. Couat. L’affirmation énergique du caractère surtout physiologique de la sensation, la conception de la douleur et du plaisir comme des mouvements, l’attribution trois fois exprimée de ceux-ci au corps seul m’ont paru trop significatives pour être dissimulées dans la traduction.]

  73. [Le verbe ἀναδίδοσθαι désigne proprement la digestion. On le rencontre une autre fois dans les Pensées (IV, 40 : voir la traduction rectifiée aux Addenda). Marc-Aurèle veut dire ici que la sensation n’est que l’aliment de la pensée, c’est-à-dire lui est à la fois étrangère et nécessaire, et que celle-ci la fait sienne en la transformant ; là, que tout alimente la sensation de l’être unique, et se perd en elle. Dans aucun des deux passages je n’ai cru pouvoir traduire littéralement.
  74. [Il ressort du présent texte sinon une théorie, du moins une définition de la sensation qui semble assez différente de celle qu’on peut tirer du reste des Pensées, et qui n’est pourtant pas non plus celle que d’autres auteurs attribuent aux Stoïciens. J’y verrais volontiers un compromis entre les deux.

    Si l’on veut négliger pour un moment le présent article, le recueil de Marc-Aurèle nous offre de la sensation une théorie simplifiée à l’extrême. La sensation est expressément attribuée au corps à la première pensée du livre XII, et surtout à la dernière du livre III, où l’auteur a voulu faire la part du corps et celle de l’âme dans la vie de l’animal, — la part du corps et celle de la raison dans la vie de l’homme. Il ne semble donc pas que Marc-Aurèle ait jamais fait la distinction des αἰσθήσεις et des aw (VII, 55) ou αἰσθητικαὶ πείσεις (III, 6). L’identification des unes et des autres ne nous est même pas interdite par un texte, d’ailleurs isolé, qui attribue la sensation au « souffle » ou au « principe vital » (IV, 3 : λείως ἢ τραχέως κινουμένῳ πνεύματι) : car ce texte même (cf. encore V, 33, note finale) unit le souffle au corps et l’oppose à l’âme ; et il nous est loisible de supposer ou bien que les « mouvements » qui constituent les sensations se propagent jusque dans l’âme animale (πνεῦμα ?), mais meurent au seuil de la raison, — ou bien que Marc-Aurèle admettait déjà comme un sixième sens le sens vital.

    Or, cette doctrine de l’auteur des Pensées — dont la formule dernière se trouve peut-être à l’article VI, 28 (voir la note) — ne s’accorde guère avec les témoignages très précis qui nous ont conservé la tradition de l’École. Selon Plutarque (Plac. phil., IV, 23), les Stoïciens distinguaient l’αἴσθησις des σωματικὰ πάθη, — qu’il est difficile de ne pas assimiler aux πείσεις dont Marc-Aurèle a parlé ici. À la différence des Épicuriens, qui rapportaient au corps la sensation elle-même, — et dont notre auteur aurait ainsi adopté l’opinion, — les Stoïciens l’attribuaient, dit Plutarque, au principe directeur : ce premier témoignage est confirmé d’abord par une définition de l’âme comme « exhalaison du sang capable de sensation » (αἰσθητικὴν ἀναθυμίασιν : Pseudo-Plutarque, Vie d’Homère, 127 ; cf. infra V, 33, 3e note), qui remonte peut-être à Zénon lui-même ; puis par les textes qui énumèrent les huit parties ou facultés que les Stoïciens distinguaient en l’âme : principe directeur, raison séminale, parole et cinq sens (cf. Plutarque, Plac. phil., IV, 4 ; ibid., IV, 21 ; Diogène, VII, 110 et 157 ; Stobée, Ecl., I, 836) ; enfin par les définitions des cinq sens qui avaient cours dans l’École et nous ont été conservées : ce seraient des « souffles ignés », et plus subtils encore, « raisonnables, » πνεύματα νοερά (cf. supra IV, 4, note finale), « allant du principe directeur aux organes » sensoriels (Plutarque, Plac. phil., IV, 8).

    Ici, ce que Marc-Aurèle nomme la « sensation », et à quoi il dit qu’il ne faut pas s’opposer, doit être autre chose qu’un état du corps : car il n’est que légitime de lutter, par exemple, contre la maladie. C’est, nous dit-on, la perception (?) — τὸ ἀναδίδοσθαι — de cet état par l’intelligence. Par là, la « sensation » devient donc un fait psychique ; mais toute la réalité qu’elle exprime est hors de l’âme. Le plaisir et la douleur physiques, c’est-à-dire ce que nous considérons comme la sensation, ne sont pour Marc-Aurèle que des « mouvements de la chair » ; l’âme n’est qu’avertie de ces mouvements, non ébranlée par eux. Et comment avertie ? Il n’est plus besoin d’imaginer ici, comme pour expliquer la représentation des choses extérieures (φαντασία, τύπωσις φανταστική), dont le nom et l’idée même sont absents de cet article, une impression (supra III, 16, 5e note) analogue à celle d’un cachet sur une cire molle. L’union et la solidarité du corps et de la pensée, celle-ci nourrie par celui-là, celui-là animé par celle-ci, doivent suffire à expliquer la conscience que nous avons de nos plaisirs et de nos douleurs : ce qui modifie le corps, en effet, modifie le sang et les vapeurs du sang, dont s’alimente la flamme intérieure ; et nous pouvons ici supposer qu’à la seule façon dont l’âme a conscience d’exercer son action sur le corps, elle s’aperçoit des modifications (ἑτεροιώσεις, IV, 39, aux Addenda) qu’il éprouve.

    En définitive, le mot αἴσθησις comporte un double sens dans les Pensées, et il est présumable qu’ici seulement Marc-Aurèle l’a employé avec une précision rigoureuse. Mais l’ambiguïté du mot ne saurait porter la moindre atteinte à l’unité de la théorie.]

  75. [Couat : « mais il ne faut pas que le principe directeur y ajoute de lui-même un jugement, comme si cette sensation pouvait être un mal ou un bien. »]
  76. [Définition du « dieu intérieur » (θεὸς ἐν ἡμῖν, III, 5). Comparer une phrase de la 26e pensée du livre XII : « la raison de chacun de nous est Dieu. » La présente définition est plus complète, puisque, selon elle, le « génie » ou « démon » n’est pas seulement raison, mais volonté (ὅσα βούλεται ὁ δαίμων). Il y a ainsi identité entre ce que les Stoïciens nomment « génie » et ce qu’ils nomment « principe directeur ». (Cf. infra VI, 8, et en note, la définition de τὸ ἡγεμονικόν). Dans la présente pensée le mot que M. Couat a traduit par « guide » — ἡγεμόνα — atteste cette identité.

    On sait que pour les Stoïciens l’obéissance à Dieu (cf. supra III, 9 ; infra VII, 67), ou, comme il est dit ici, la « vie avec les Dieux », c’est la liberté.]

  77. Dans le texte, φησί entre parenthèses donne à croire que la phrase où il se trouve est une citation d’un écrivain quelconque, ce qui est au moins douteux. Les manuscrits A et D donnent φύσει que je crois être la vraie leçon.
  78. [Couat : « force-le à raisonner en raisonnant toi-même. » Sur la « disposition », cf. supra V, 20, seconde note, et V, 25, ibid.]
  79. [Var. : « fais-lui des remontrances, rappelle-le à lui-même. »]
  80. « Οὔτε τραγῳδός, οὔτε πόρνη. » On a fait des efforts ingénieux pour rattacher ces quelques mots soit à l’article précédent, soit au suivant. Pour ma part, je ne crois pas qu’ils aient fait partie de l’un ou de l’autre. Je crois plutôt qu’ils formaient un article isolé, une note jetée rapidement, analogue à l’article VII, 12. La conjonction οὔτε ne permet pas de sous-entendre l’impératif, mais on peut supposer une proposition à l’indicatif telle que : « Le sage n’est ni tragédien ni courtisane. »
  81. [Var. : « Je suis fumée et je m’en vais. » — Malgré un autre texte des Pensées qu’on peut rapprocher de celui-ci pour autoriser cette seconde traduction (X, 31 : καπνὸν καὶ τὸ μηδέν), j’ai, préféré la première. Le dicton qui est ici rapporté (καπνὸς καὶ ἀπέρχομαι) est, en effet, développé par Épictète en termes qui n’en laissent pas contester le sens : καπνὸν πεποίηκεν ἐν τῷ οἰκήματι ; ἃν μέτριον, μενῶ· ἃν λίαν πολύν, ἐξέρχομαι (Diss., I, 25, 18). — Sur le suicide, cf. infra VIII, 47, en note.]
  82. [Cette citation ne nous rappelle rien que deux vers de l’Odyssée (IV, 690, et XI, 15), qui en diffèrent d’ailleurs sensiblement.]
  83. [Couat : « les habiles et les savants. » — En modifiant cette traduction, j’ai voulu seulement éviter qu’on se méprit sur le sens du mot confondre.]
  84. [Couat : « substance. »]
  85. [Couat : « qui dispose tout à travers la durée tout entière dans des périodes déterminées. » — Marc-Aurèle n’a pas toujours affirmé avec cette assurance (cf. supra V, 13, dernière note) les révolutions périodiques de l’univers.]
  86. [Hésiode. Travaux et Jours, 195.]
  87. [Noter la gradation. Entre les choses extérieures et l’âme, qu’elles « ne touchent point » (V, 19), il y a les sens, qui sont pour Marc-Aurèle hors de l’âme (V, 26, avant-dernière note), soit dans le corps, soit dans le « souffle » (IV, 3, 5e note).]
  88. [Par « âme », entendre ici la raison (cf. la note finale), et non, comme l’ont imprimé dans leurs traductions Pierron, Barthélemy-Saint-Hilaire et M. Michaut, le « souffle » ou la « force vitale ». Est-ce pour le « souffle », la « force vitale », ou l’âme raisonnable que Marc-Aurèle se pose (voir la troisième note après celle-ci) la question de la seconde vie ? — Marc-Aurèle reprend ici, mais en supprimant le mot αἰσθητική, car il attribue la sensation au corps, la définition consacrée dans l’école : τὴν ψυχὴν οί Στωϊκοὶ όρίζονται πνεῦμα συμφυὲς καὶ ἀναθυμίασιν αἰσθητικὴν ἀναπτομένην ἀπὸ τὦν ἐν σώματι ύγρῶν. Si dans ce texte du Pseudo-Plutarque (vie d’Homère, 127) καὶ ne marque pas l’identité des termes qu’il unit, on voit que les autres Stoïciens distinguaient aussi l’ « exhalaison du sang », qui pour Marc-Aurèle est proprement l’âme, du souffle vital, mais considéraient ce dernier comme faisant déjà partie de l’âme.]
  89. [L’exhalaison (ἀναθυμίασις) doit être nettement distinguée, au moins chez Marc-Aurèle, du simple changement d’éléments (ἀλλοίωσις : cf. supra IV, 3, note finale). L’ἀλλοίωσις peut être totale : c’est la transformation d’une couche d’eau en une surface de glace ou l’évaporation de cette eau. L’ἀναθυμίασις est le passage à l’état le plus subtil d’une partie seulement d’une matière donnée, — nécessairement de la partie la plus ténue et la plus pure. Dans l’univers, le bois le plus grossier entretient le feu terrestre, et la bûche qu’on lui apporte est tout entière consumée : mais les astres, qui sont divins, qui ont une matière d’âme, ne peuvent être alimentés que par les « exhalaisons » de la mer (Plutarque, de Stoïc. repugn., 1053). De même en nous Marc-Aurèle explique (IV, 21) par une ἀλλοίωσις la formation de la partie aérienne et ignée, en d’autres termes, de l’âme animale (cf. quatre notes plus bas), et par une ἀναθυμίασις celle de l’âme raisonnable. Il est possible d’ailleurs que les autres stoïciens, moins préoccupés de dégager le « dieu intérieur » de la matière, n’aient pas accordé la même importance à cette distinction.]
  90. La leçon des manuscrits : τί οὖν ; περιμένεις… n’est pas admissible. L’affirmation exprimée par la seconde personne de l’indicatif présent περιμένεις ne s’accorde pas avec ce qui précède. Le sens indiqué par la suite des idées est évidemment celui-ci : « qu’y a-t-il donc à faire ? attendre, etc… » — Il est facile d’obtenir ce sens ou un sens analogue en écrivant soit τί οὖν οὐ περιμένεις…, soit τί οὐ περιμένεις…, comme l’a demandé Gataker, soit τί οὖν ; περίμενε…, que je préférerais, [soit enfin τί οὖν ; περιμενεῖς ; que propose M. de Wilamowitz.]
  91. [Couat : « ou ton extinction ou ta métamorphose. » J’ai longuement développé (supra IV, 21, 1re et dernière notes) les deux conceptions de la destinée humaine, σϐέσις ou μετάστασις, entre lesquelles surtout a hésité Marc-Aurèle.]
  92. [Ces divers préceptes résument (cf. Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 761) toute la morale de Marc-Aurèle. La maxime bien connue « supporte et abstiens-toi » suffisait à Épictète, qui faisait tenir en ces deux mots tout l’art de la vie (ibid., p. 749).]
  93. [Marc-Aurèle distingue dans l’homme tantôt deux parties, tantôt trois. La première division est l’analyse traditionnelle en corps et en âme (σῶμα et ψυχὴ, par exemple VI, 32) : c’est de beaucoup la plus fréquente dans les Pensées. On trouvera la seconde (σωμάτιον, πνευμάτιον, νοῦς) au début de l’article XII, 3, et dans quelques autres passages, où νοῦς peut être remplacé par un synonyme, soit ἡγεμονικόν (II, 2), soit ψυχή, comme ici (cf. la 3e note). L’équivalence d’ἡγεμονικὸν et de νοῦς est constante chez Marc-Aurèle (cf. infra IX, 22, seconde note) et dans tout le Stoïcisme ; celle de νοῦς et de ψυχή, lorsqu’on parle de l’homme (car l’âme de l’animal n’est qu’une ψυχὴ ἄλογος), est manifeste en des pensées qui supposent l’homme composé de trois parties (supra IV, 3, 7e note), comme en toutes celles (notamment VI, 32) qui ne lui en attribuent que deux. Nulle part, en revanche (cf. supra III, 16, fin de la 1re note), je n’ai trouvé trace d’une opposition de l’âme et de la raison, comme de deux principes différents de la constitution humaine.

    Or, il est assez malaisé de définir le πνευμάτιον dont parle ici Marc-Aurèle ; et davantage encore de ramener l’une à l’autre ses deux analyses de l’homme. Nous avons des textes stoïciens qui appellent l’âme, non, comme celui du Pseudo-Plutarque cité cinq notes plus haut, πνεῦμα συμφυὲς καὶ ἀναθυμίασις, mais seulement πνεῦμα συμφυὲς (Diogène, VII, 156), c’est-à-dire un souffle né avec l’homme : or à l’article XII, 3, des Pensées il nous faut entendre par les mêmes mots (πνεῦμα σύμφυτον) un souffle né avec l’âme, c’est-à-dire distinct d’elle. — Il y a, sans doute, un passage où Marc-Aurèle a défini ce qu’il entendait par πνευμάτιον : c’est la seconde pensée de son livre II. Mais là, il nous paraît surtout préoccupé d’avilir ce dont il parle. Ce souffle n’est que « du vent » ; c’est l’air que nous aspirons et renvoyons sans cesse, qui nous est étranger par suite, et qu’il nous donne pourtant pour une partie de nous. Contradiction d’autant plus étrange — si elle n’était cherchée — qu’il était impossible à Marc-Aurèle de ne pas remarquer une différence de température entre l’atmosphère et le souffle que nous rejetons ou que rejettent les animaux, et de n’en pas déduire le mélange et, pour une partie, l’échange nécessaire de l’air aspiré qui, disent d’ailleurs les Stoïciens, doit rafraîchir et « tremper » l’âme (Plutarque, de Stoïc. repugn., 1052, fin), et de quelque chose de chaud qui n’est pas la raison. Aussi comprenons-nous qu’en d’autres pensées Marc-Aurèle soit plus explicite, et qu’au lieu du seul mot πνευμάτιον il juge à propos d’écrire, entre les noms du corps et de la raison (ou de l’âme) les expressions τὸ ἀερῶδες ἢ πυρῶδες (IV, 21) ou bien (IV, 4) τὸ πνευματικὸν… καὶ τὸ θερμὸν καὶ πυρῶδες, et même une fois d’affirmer (au début de l’article XI, 20) le mélange « du souffle et de tout ce qu’il y a d’igné en nous »… qui n’est pas la raison. Le sens de πνευμάτιον étant ainsi étendu et limité, nous n’avons nulle peine à entendre par ce mot l’âme animale : c’est vraisemblablement la signification qu’il a ici.

    Quel peut donc être dans les Pensées le rapport de ces deux énumérations qui nous définissent : corps, âme ; corps, âme animale, raison ? Il semble évident qu’ici l’âme a été dédoublée en âme animale et en raison : mais pourquoi ce dédoublement, sinon pour opposer dans l’âme seule comme en l’homme tout entier, comme en toute chose (supra IV, 21, note finale), un principe efficient et une matière ? De ce point de vue l’âme animale se rapproche du corps d’autant qu’elle s’éloigne de la raison ; insensiblement, toute distance s’annule entre σωμάτιον et πνευμάτιον au regard de celle qui sépare l’un et l’autre du νοῦς. Marc-Aurèle a tant qu’il a pu creusé cette trouée dans l’âme humaine : il en a fait un abîme. Il y a telle de ses Pensées où le corps et le souffle non seulement vont de pair, comme ici, mais ne font qu’un (IV, 3, 5e note), tandis qu’en face d’eux la raison, formée d’un cinquième élément, semble même cesser d’être matière (IV, 4, note finale). Jusqu’à quel point ceci reste-t-il d’accord avec les données fondamentales du système ?]

  94. [Couat : « dans le sentiment et la pratique de la justice. » Cf. supra V, 20, 2e note, et V, 25, ibid., la définition stoïcienne de la « disposition ».]
  95. [Couat : « de ce dont ma méchanceté n’a été ni l’auteur ni la cause, et qui… »]
  96. J’ai tâché de donner une traduction intelligible d’un passage qui semble ne pas l’être. Le texte en est le même dans tous les manuscrits, et il est difficile d’y apporter des corrections méthodiques. Il est certain d’ailleurs que des corrections sont nécessaires. L’idée générale est qu’il ne faut rechercher que ce qui en vaut la peine, et que la vertu seule vaut la peine d’être recherchée ; le reste est indifférent. Si telle est l’idée générale, il n’est pas possible que dans la première phrase il soit question de venir en aide aux autres. Le mot βοηθεῖν qui se trouve dans cette phrase a induit en erreur Gataker et ceux qui l’ont suivi. Il doit avoir le même sens que dans une autre pensée (III, 14) où Marc-Aurèle s’exhorte lui-même à ne pas se laisser entraîner vers ce qui est stérile, à renoncer aux vaines espérances et à se secourir soi-même (βοήθει σαυτῷ), afin de ne chercher que ce qui en vaut la peine. Dans la phrase dont nous nous occupons, βοηθεῖν a donc pour complément ἐαυτοῖς sous-entendu ou omis par le copiste. La phrase ἐπεί τοι γίνῃ καλῶν ἐπὶ τῶν ἐμβόλων n’a pas de sens. Elle a été corrigée de bien des façons sans en devenir plus claire, et elle ne peut l’être si l’on conserve les mots τῶν ἐμβόλων. Je ne vois pas ce que vient faire ici la tribune aux harangues. Il serait sage, dans une édition, de renoncer à corriger ce passage, mais la nécessité de donner une traduction sera l’excuse de l’explication que je hasarde et du texte que je propose : ἐπεί τοι ὀρέγῃ τῶν καλῶν καὶ τῶν ἐνδόξων. (Cf. VI, 50 : καὶ τῶν ἀδυνάτων οὐκ ὠρέγου.) La phrase ainsi corrigée se rattache à la précédente. Fais comme le vieillard dont je viens de parler, se dit à lui-même Marc-Aurèle, et puisque tu désires les honneurs, n’oublie pas qu’ils valent ce que valait la toupie de l’enfant. Ici seulement commence le dialogue, avec les mots « Ναί· ἀλλὰ κτλ. » On arrive donc en corrigeant seulement les mots γίνῃ καλῶν ἐπὶ τῶν ἐμβόλων a donner un sens suivi à tout le morceau. C’est toujours quelque chose.

    Je laisse de côté des corrections beaucoup moins importantes, comme οὺδέν au lieu de ἔθος (I, 4), proposé par Gataker. À la ligne 6, ὦδε fait double emploi avec οὔτως ; je préférerais ούγε. Après ούγε il ne faut pas de point, mais une virgule : οὔτως οὗν καὶ ούγε, ἐπεί τοι ὀρέγῃ τῶν καλῶν καὶ τῶν ἐνδόξων. À la ligne 10, j’ai adopté καταληφθείς avec Casaubon, au lieu de καταλειφθείς.