Pensées d’août/Texte entier

Charles Augustin Sainte-Beuve : Pensées d’août (Édition Poésies, 1863)


Le titre général de ce volume est tiré de la première pièce, comme c’était la coutume dans plusieurs des recueils poétiques des Anciens. Ce titre exprime d’ailleurs avec assez de justesse la disposition (faut-il dire l’inspiration ?) d’où sont nés presque tous ces vers. Il en est qui ont été composés sans doute à d’autres instants de l’année que ceux que le nom d’Août signale ; mais, si l’on considère la saison morale de l’âme, on verra qu’ils sont, en effet, le fruit quelquefois, et plus souvent le passe-temps des lents jours et des heures du milieu. Que ces heures ne paraissent pas trop lentes et sommeillantes, c’est seulement ce que je désire. Si j’avais suivi mon vœu, ces vers, au lieu de paraitre réunis dans un petit volume à part et d’appeler sur eux une attention toujours redoutée, se seraient ajoutés et glissés à la suite d’une édition in-8o des Consolations, non pas dans le courant de ce recueil dont la nuance est close et veut ne pas être rompue, mais comme appendice et complément du volume. J’avais même essayé déjà d’en insérer quelques-uns à la suite de l’édition in-8o de 1835 ; mais les éditions futures pouvant tarder indéfiniment, les vers pourtant s’accumulaient ; je les, dispersais çà et là dans des journaux et recueils périodiques, je les mêlais à mes articles de critique, où ils n’étaient pas lus comme il convient à des vers : et le reproche m’était fait par plusieurs personnes indulgentes de garder, depuis un recueil favorablement reçu, un silence sans cause. Ce que j’assemble est donc uniquement pour montrer que je n’ai jamais déserté un art chéri. Depuis mars 1830, époque où parurent Les Consolations, et à travers toute espèce de distractions dans les choses ou dans les pensées, j’ai fait beaucoup de vers : j’en ai fait surtout de deux sortes. Je me trouve avoir en ce moment, et sans trop y avoir visé, deux recueils entièrement finis. Celui qu’aujourd’hui je donne, le seul des deux qui doive être de longtemps, de fort longtemps publié, n’est pas, s’il convient de le dire, celui même sur lequel mes prédilections secrètes se sont le plus arrêtées. Il n’exprime pas, en un mot, la partie que j’oserai appeler la plus directe et la plus sentante de mon âme en ces années. Mais on ne peut toujours se distribuer soi-même au public dans sa chair et dans son sang, et après l’indiscrétion naïve des premiers aveux, après l’effusion encore permise des seconds, il vient un âge où la pudeur redouble pour ce qu’on a, une troisième et dernière fois, exprimé ; soit qu’on ait exprimé des sentiments qui bientôt eux-mêmes expirent, mais que rien ne remplacera désormais, soit qu’on ait préparé en silence le monument de ce qui durera en nous autant que nous, de ce qui ne changera plus. Ce recueil actuel, tout autre, n’est donc, si on le veut bien, que le superflu des heures, leur agrément, leur ennui, l’attente, l’intervalle, la réflexion parfois monotone et bien sérieuse, parfois le retour presque riant et qu’on dirait volage : mais on y retombe vite toujours au mélancolique et au grave, on n’y perd jamais trop de vue le lointain religieux, et surtout, dans l’ordre des affections exprimées, bien qu’elles puissent sembler éparses et nombreuses, on n’y sort jamais de la vérité intime des sentiments. L’unité peut être ailleurs, la sincérité du moins est partout ici. L’amitié encore a la plus grande part de ces chants : etsi ce n’est plus, comme dans le précédent recueil, une amitié presque unique et dominante qui inspire, c’est toujours l’amitié choisie, le plus souvent l’amitié profonde.

Septembre 1837.


P.S. Un mot encore, pour préciser davantage le genre et la manière de ce qui suit. L’auteur a composé en tout quatre recueils de vers, dans chacun desquels, n’aimant pas trop à se répéter, il aurait voulu avoir fait quelque chose de nouveau et de distinct. On a dans Joseph Delorme et les Consolations les deux premiers de ces recueils ; les Pensées d’Août sont le quatrième. Entre celui-ci et les Consolations il y a donc, à certains égards, une lacune, un intervalle : la nuance certainement est autre. Dans les Pensées d’Août, le poëte, plus désintéressé, plus rassis, moins livré désormais aux confidences personnelles, aurait désiré établir un certain genre moyen ; développer, par exemple, l’espèce de récit domestique et moral déjà touché dans l’anecdote du vicaire John Kirkby (Xe pièce des Consolations), puis aussi entremêler certaines épitres à demi critiques, comme celles qu’on lira adressées à M. Villemain, à M. Patin. En ajoutant aux Pensées d’Août, dans cette réimpression, l’Épitre à Boileau et l’anecdote de Maria, l’auteur rentre tout à fait dans cette double pensée, et il offre, en ces deux cas du moins, un échantillon final très-net de ce qu’il aurait voulu.


Décembre 1844.


PENSÉES D’AOÛT


Assis sur le versant des coteaux modérés
D’où l’œil domine l’Oise et s’étend sur les prés ;
Avant le soir, après la chaleur trop brûlante,
À cette heure d’été déjà plus tiède et lente ;
Au doux chant, mais déjà moins nombreux, des oiseaux ;
En bas voyant glisser si paisibles les eaux,
Et la plaine brillante avec des places d’ombres,
Et les seuls peupliers coupant de rideaux sombres
L’intervalle riant, les marais embellis
Qui vont vers Gouvieux finir au bois du Lys,
Et plus loin, par de la prairie et moisson mûre
Et tout ce gai damier de glèbe et de verdure,
Le sommet éclairé qui borne le regard
Et qu’après deux mille ans on dit Camp de César,

Comme si ce grand nom que toute foule adore
Jusqu’au vallon de paix devait régner encore !…
M’asseyant là, moi-même à l’âge où mon soleil,
Où mon été décline, à la saison pareil ;
À l’âge où l’on s’est dit dans la fête où l’on passe :
« La moitié, sans mentir, est plus jeune et nous chasse ; »
— Rêvant donc, j’interroge, au tournant des hameaux,
La vie humaine entière, et son vide et ses maux ;
Si peu de bons recours où, lassé, l’on s’appuie ;
Où, la jeune chaleur trop tôt évanouie,
On puise le désir et la force d’aller,
De croire au bien encor, de savoir s’immoler
Pour quelqu’un hors de soi, pour quelque chose belle.
Aux champs, à voir le sol nourricier et fidèle,
Et cet ensemble uni d’accords réjouissants,
Comment désespérer ? Et pourtant, je le sens,
Le mal, l’ambition, la ruse et le mensonge,
Faux honneur, vertu fausse, et que souvent prolonge
L’histoire ambitieuse autant que le César,
Grands et petits calculs coupés de maint hasard,
Voilà ce qui gouverne et la ville et le monde.
Où donc sauver du bien l’arche sainte sur l’onde ?
Où sauver la semence ? En quel coin se ranger ?
Et quel sens a la vie en ce triste danger ?
Surtout le premier feu passé de la jeunesse,
Son foyer dissipé de rêve et de promesse,
Après l’expérience et le mal bien connu,
Que faire ? Où reporter son effort soutenu ?
Durant cette partie aride et monotone
Qui, bien avant l’hiver, dès le premier automne
Commence dans la vie ; et quand par pauvreté,
Malheur, faute (oh ! je sais plus d’un sort arrêté),
Tout espoir de choisir la chaste jeune fille
Et de recommencer sa seconde famille

Dont il sera le chef, à l’homme est refusé,
Où se prendre ? Où guérir un cœur trop vite usé ?
En cette heure de calme, en ce lieu d’innocence,
Dans ce fond de lointain et de prochain silence,
La réponse est distincte, et je l’entends venir
Du Ciel et de moi-même, et tout s’y réunir.
Oh ! oui ; ce qui pour l’homme est le point véritable,
La source salutaire avec le rocher stable ;
Ce qui peut l’empêcher ou bien de s’engourdir
Aux pesanteurs du corps, ou bien de s’enhardir,
S’il est grand et puissant, à l’orgueilleuse idée
Qu’il pose ensuite au monde en idole fardée
Et dans laquelle il veut à tout jamais se voir,
Ce qu’il faut, c’est à l’âme un malheur, un devoir !

— Un malheur (et jamais il ne tarde à s’en faire),
Un malheur bien reçu, quelque douleur sévère
Qui tire du sommeil et du dessèchement,
Nous arrache aux appâts frivoles du moment,
Aux envieux retours, aux aigreurs ressenties ;
Qui Mette bas d’un coup tant de folles orties
Dont avant peu s’étouffe un champ dans sa longueur,
Et rouvre un bon sillon avec peine et sueur !
— Un devoir accepté, dont l’action n’appelle
Ni l’applaudissement ni le bruit après elle,
Qui ne soit que constance et sacrifice obscur :
Sacrifice du goût le plus cher, le plus pur,
Tel que l’honneur mondain jamais ne le réclame,
Mais voulu, mais réglé dans le monde de l’âme.
Et c’est ainsi qu’il faut, au ciel avant le soir,
À son cœur demander un malheur, un devoir !

Marèze avait atteint à très peu près cet âge
Où le flot qui poussait s’arrête et se partage ;

Jusqu’à trente-trois ans il avait persisté
Avec zèle et succès au sentier adopté,
Sentier sombre et mortel aux chimères légères.
Il tenait, comme on dit, un cabinet d’affaires ;
De finance ou de droit il débrouillait les cas,
Et son conseil prudent disait les résultats
Or, Marèze cachait sous ce zèle authentique
Un esprit libre et grand, peut-être poétique,
Ou politique aussi, mais capable à son jour
D’arriver s’il voulait, et de luire alentour.
À sa tache, où le don inoccupé se gâte,
Trop longtemps engagé, tout bas il avait hâte
De clore et de sortir, et de recommencer
Une vie autre et vraie, appliquée à penser.
Plus rien n’allait gêner son être en renaissance :
Son cabinet vendu lui procurait aisance,
Sa sœur avait famille en un lointain pays,
Et son père et sa mère étaient morts obéis
Car l’abri paternel qui protège et domine
S’abattant, on est maître, hélas ! sur sa colline.

Dans ce frais pavillon au volet entr’ouvert,
Où la lune en glissant dans la lampe se perd,
Devant ce Spasimo[1] comme une autre lumière
Dont la paroi du fond s’éclaire tout entière,
Près des rayons de cèdre où brillent à leur rang
Le poète d’hier aisément inspirant,
L’ancien que moins on suit, plus il convient d’entendre,
Que fait Marèze ? Il veille et se dit d’entreprendre.
Depuis un an passé qu’il marche vers son vœu,
Le joug est jeté loin ; il s’en ressouvient peu,
Que pour mieux posséder sa pensée infinie.

Cet esprit qu’aussi bien on salûrait génie,
Retardé jusque-là, mais toujours exercé,
Arrive aux questions plus ferme et plus pressé.
Poëte et sage, il rêve alliance nouvelle ;
Lamartine l’émeut, Montesquieu le rappelle ;
Il veut être lui-même, et que nul n’ait porté
Plus d’élévation dans la réalité.
Solennel est ce soir, car son âme qui gronde
Sent voltiger plus près et sa forme et son monde.
Marèze est sur la pente ; il va gravir là-haut,
Où tant de glorieux montent comme à l’assaut,
Disant Humanité pour leur cri de victoire,
Nommés les bienfaiteurs, commençant par le croire,
Et qui, forts de trop faire et de régénérer,
Finissent par soi-même et soi seuls s’adorer.

Mais on frappe ; une femme entre et se précipite :
— « Ô mon frère ! » — « Ô ma sœur ! » — Explosion subite,
Joie et pleurs, questions, les deux mains que l’on prend,
Et tout un long récit qui va comme un torrent :
Un mari mort, des noirs en révolte, la ville
Livrée au feu trois jours par un chef imbécile,
La fuite avec sa fille au port voisin, si bien
Qu’elle n’a plus qu’un frère au monde pour soutien.
Marèze entend : d’un geste il répond et console,
Il baise au front l’enfant, beauté déjà créole,
Et, comme à ces discours on oublirait la nuit,
Jusqu’au lit du repos lui-même les conduit.

Le voilà seul. — Allons ! ose, naissant génie ;
Il faut à ton baptême annoncer l’agonie.
Dix ans s’étaient passés à comprimer l’essor,
À mériter ton jour ; donc, recommence encor !
Devant ces vers du maître harmonieux et sage.

Devant ce Raphaël et sa sublime page,
Au plus mourant soupir du chant du rossignol,
Au plus fuyant rayon où s’égarait ton vol,
Dis-toi bien : Tout ce beau n’est que faste et scandale
Si j’hésite, et si l’ombre à l’action s’égale.

Marèze un seul instant n’avait pas hésité ;
Il s’est dit seulement, dans sa force excité,
Que peut-être il saurait, son œuvre commencée,
Nourrir enfant et sœur du lait de sa pensée.
Il hésite, il espère en ce sens, et bientôt,
L’aube éteignant la nuit, son œil plus las se clôt.

Au matin un réveil l’attendait qui l’achève.
Une ancienne cliente à lui, madame Estève,
Avait, par son conseil, confié le plus clair
D’une honnête fortune à quelque premier clerc
Établi depuis peu, jusqu’alors sans reproche ;
Mais le voilà qui part, maint portefeuille en poche.
La pauvre dame est là, hors d’elle, racontant.
Marèze y perd aussi, peu de chose pourtant :
Mais il se croit lié d’équité rigoureuse
À celle qu’un conseil a faite malheureuse.
Courage ! il rendra tout ; il soutiendra sa sœur,
Il marira sa nièce ; et, sans plus de longueur,
Il court chez un ami : tout juste un commis manque ;
Commis, le lendemain, il entre en cette banque ;
Et là, remprisonné dans les ais d’un bureau,
Sans verdure à ses yeux que le vert du rideau,
Il vit, il y blanchit, régulier, sans murmure,
Heureux encor le soir d’une simple lecture
À côté de sa sœur, — un poëte souvent
Qu’un retour étouffé lui rend trop émouvant,
Et sa voix s’interrompt ;… — lecture plus sacrée

À l’âme délicate et tout le jour sevrée !

Il a gagné pourtant en bonheur : jusque-là,
Plus d’un mystère étrange, et que Dieu nous voila.
Avait mis au défi son âme partagée.
La vérité nous fuit par l’orgueil outragée.
Mais alors, comme au prix d’un sacrifice cher,
Sans plus qu’il y pensât en Prométhée amer,
De vertus en vertus, chaque jour, goutte à goutte.
La croyance, en filtrant, emporta tout son doute :
La persuasion distilla sa saveur,
Et la pudique foi lui souffla la ferveur.

Doudun (exemple aussi) n’est pas, comme Marèze,
De ceux qui sentiraient leur âme mieux à l’aise
À briller au soleil et mouvoir les humains
Qu’à compter pas à pas les chardons des chemins.
Il chemine et se croit tout en plein dans sa trace.
Très-doux entre les doux et les humbles de race,
Il n’a garde de plus, ne prévaut sur pas un ;
Celui seul qui se baisse a connu son parfum ;
La racine en tient plus, et la fleur dissimule.
Son prix, son nom nommé lui serait un scrupule.
Enfant, simple écolier, se dérobant au choix,
Avant qu’il eût son rang il se passait des mois :
Il n’en tâchait pas moins, sans languir ni se plaindre,
Mais comme au fond craignant de paraître et d’atteindre.
Jeune homme, étroitement casé, non rétréci,
Cœur chaste à l’amitié, n’eut-il donc pas aussi
Quelque passion tendre, humble, et, je le soupçonne,
Muette, et que jamais il n’ouvrit à personne,
Mais pour qui sa rougeur parle encore aujourd’hui,
Si l’objet par hasard est touché devant lui ?
Avant tout il avait sa mère bien-aimée,

Infirme plus que vieille, assez accoutumée
À l’aisance, aux douceurs, et dont le mal réel
Demandait pour l’esprit éveil continuel.
Il la soigna longtemps, et lui, l’épargne même,
Pour adoucir les soirs de la saison suprême,
N’eut crainte d’emprunter des sommes par deux fois,
S’obérant à toujours ; mais ce fut là, je crois,
Ce qui, sa mère morte, a soutenu son zèle
Et prolongé pour lui le but qui venait d’elle :
Car, à cet âge, avec ces natures, l’effort
Souvent manque, au dedans s’amollit le ressort ;
Le vrai motif cessant, on s’en crée un bizarre,
Et la source sans lit dans les cailloux s’égare.
Doudun, que maint caillou séduit, s’en est sauvé ;
Le soin pieux domine, et tout est relevé.

En plein faubourg, là-haut, au coin de la mansarde,
Dans deux chambres au nord, que l’étoile regarde ;
À cinq heures rentrant ; ou l’été, matinal ;
Un grand terrain en face et le triste canal[2]
(Car, presque chaque jour allant au cimetière,
Il s’est logé plus près), voyez ! sa vie entière,
Son culte est devant vous : un unique fauteuil
Où dix ans s’est assis l’objet saint de son deuil,
Un portrait au-dessus ; puis quelque porcelaine
Où la morte buvait, qu’une fois la semaine
Il essuie en tremblant ; des Heures en velours
Où la morte priait, dont il use toujours !
Le maigre pot de fleurs, aussi la vieille chatte :
Piété sans dédain, la seule délicate !
Comme écho de sa vie, il se dit à mi-voix
Quelque air des jours anciens qui voudrait le hautbois,

Quelque sentimentale et bonne mélodie,
Paroles de Sedaine, autrefois applaudie
Des mères, que chantait la sienne au clavecin.
Comle Jean-Jacque aussi, dont il sait Le Devin.
Il copie, et par là dégrève un peu sa dette,
Chaque heure d’un denier. Son équité discrète
A taxé ce travail de ses soirs, mais si bas,
Que, s’il fallait offrir, on ne l’oserait pas.
Au de la sa pudeur est sourde à rien entendre ;
Et quand l’ingrat travail a quelque page tendre,
Agréable, on dirait qu’en recevant son dû
Il se croit trop payé du charme inattendu.
— Hier ses chefs le marquaient pour avancer en place ;
Il se fait moins capable, empressé qu’on l’efface.

Ô vous, qui vous portez, entre tous, gens de cœur ;
Qui l’êtes, — non pas seuls, — et qui, d’un air vainqueur,
Écraseriez Doudun et cette élite obscure,
Leur demandant l’audace et les piquant d’injure :
Ne les méprisez pas, ces frères de vertu,
Qui vous laissent l’arène et le lot combattu !
Si dans l’ombre et la paix leur cœur timide habile,
Si le sillon pour eux est celui qu’on évite,
Que guerres et périls s’en viennent les saisir ;
Ils ont chef Catinat, le héros sans désir !

Et cette âme modique, à plaisir enfouie,
Ce fugitif qui craint tout éclair dans sa vie,
Qu’à l’un des jours d’essor, de soleil rayonnant,
Comme on en a chacun, il rencontre au tournant
Du prochain boulevard quelque ami de collége
Qui depuis a pris gloire et que le bruit assiége,
Sympathique talent resté sincère et bon,
Oh ! les voilà bien vite aux nuances du ton.

L’artiste est entendu tout bas du solitaire :
Quel facile unisson aux cordes de mystère !
Que d’échanges subtils au passage compris !
Et cette âme qui va diminuant son prix,
Comme elle est celle encor que devrait le génie
Vouloir pour juge en pleurs, pour cliente bénie !

Mais ce n’est pas aux doux et chastes seulement,
Aux intègres de cœur, que contre un flot dormant
Un malheur vient rouvrir les voiles desserrées
Et remorquer la barque au delà des marées :
Un seul devoir tombant dans un malheur sans fond
Jette à l’âme en désastre un câble qui répond ;
Fait digue à son endroit aux vagues les plus hautes ;
Arrête sur un point les ruines des fautes ;
Et nous peut rattacher, en ces ans décisifs,
Demi-déracinés, aux rameaux encor vifs.

Ramon de Santa-Cruz, un homme de courage
Et d’ardeur, avait, jeune, épuisé maint orage,
Les flots des passions et ceux de l’Océan.
Commandant un vaisseau sous le dernier roi Jean
En Portugal, ensuite aux guérillas d’Espagne.
Le Brésil et les mers et la rude montagne
L’avaient vu tour à tour héroïque d’effort ;
Mais l’âme forte avait plus d’un vice du fort.
Pour l’avoir trop aidé, proscrit du roi son maître :
À Bordeaux, — marié, — des torts communs peut-être,
Ses âpretés surtout et ses fougues de sang
Éloignèrent sa femme après un seul enfant.
À Paris, de projets en projets, et pour vivre,
Ayant changé son nom, il entreprit un livre,
Quelque Atlas brésilien-espagnol-et-naval ;…
Alors je le connus ; — mais, l’affaire allant aval,

Il courut de ces mots qu’à la légère on sème,
Et j’en avais conçu prévention moi-même.
Pourtant quelqu’un m’apprit ses abîmes secrets,
Et l’ayant dû chez lui trouver le jour d’après,
Oh : je fus bien touché !

Oh : je fus bien touché ! — Tout d’abord à sa porte
Affiches, prospectus, avis de toute sorte,
Engagement poli d’entrer etde tourner :
Comme c’était au soir, il me fallut sonner.
Une dame fort vieille, et de démarche grande
Et lente, ouvrit, et dit sur ma simple demande
Son fils absent : c’était la mère de Ramon.
Mais quand j’eus expliqué mon objet et mon nom :
« Attendez, attendez ; seulement il repose,
« Car il sort tout le jour ; mais, à moins d’une cause,
« J’évite d’avertir. » Elle entra, je suivis,
Déjà touché du ton dont elle a dit Mon fils.
Pendant qu’elle annonçait au dedans ma venue,
Je parcourais de l’œil cette antichambre nue,
Et la pièce du fond, et son grillage en bois
Mis en hâte, et rien autre, et le gris des murs froids.
Au salon vaste et haut qu’un peu de luxe éclaire,
L’ombre est humide encore au mois caniculaire ;
La dame s’en plaignit doucement : j’en souffris
Songeant à quels soleils burent leurs ans mûris.
Mais rien ne m’émut tant que lorsqu’une parole
Soulevant quelque point d’étiquette espagnole,
— D’étiquette de cour, — Ramon respectueux
Se tourna vers sa mère, interrogeant des yeux.
Oh ! dans ce seul regard, muette déférence,
Que d’éveils à la fois, quel appel de souffrance
À celle qui savait ce pur détail royal
Pour l’avoir pratiqué dans un Escurial !

Et du trouble soudain où mon âme en fut mise.
Sans aller saluer la vieille dame assise,
Tout causant au hasard, du salon je sortis :
Et je m’en ressouvins et je m’en repentis,
Craignant de n’avoir pas assez marqué d’hommage :
Car tout aux malheureux est signe et témoignage.
Et depuis lors, souvent je me suis figuré
Quels étaient ces longs soirs entre l’homme ulcéré
De Rio, de Biscaye et des bandes armées,
Et des fureurs de cœur encor mal enfermées,
Proscrit qui veut son ciel, père qui veut son fils, —
Entre elle et lui, navrés ensemble et radoucis.
Oh ! si toujours, malgré l’amertume et l’entrave,
Il maintint sur ce point cette piété grave,
Qu’il ait été béni ! Que son roc, sans fléchir,
Ait pu fondre au cœur même, et son front s’assagir !
Qu’il ait revu l’enfant que de lui l’on sépare,
Et Lisbonne, meilleure au moins que sa Navarre[3] !

Un but auprès de soi, hors de soi, pour quelqu’un,
Un seul devoir constant ; — hélas ! moins que Doudun,
Que Ramon et Marèze, Aumemé le poëte
L’a compris, et son cœur aujourd’hui le regrette :
Poëte, car il l’est par le vœu du loisir,
Par l’infini du rêve et l’obstiné désir.
En son fertile Maine, aux larges flots de Loire,
Bocagère et facile il se montrait la gloire,
Se disant qu’aux chansons on l’aurait sur ses pas
Comme Annette des champs dont l’amour ne ment pas.
Tandis qu’après René planait l’astre d’Elvire,

Jean-Jacque et Bernardin composaient son délire
Et tardif, ignorant ce monde aux rangs pressés,
Ik s’égarait sans fin aux lieux déjà laissés.
Vainement les parents voulaient l’état solide :
Pour lui, c’était assez si, l’Émile pour guide,
Le havre-sac au dos, léger, pour de longs mois
Il partait vers les monts et les lacs et les bois,
Pèlerin défilant ses grains de fantaisie, —
Fantassin valeureux de libre poésie[4].
Aux rochers, aux vallons, combien il en semait !
Aux buissons, à midi, sous lesquels il dormait !
Combien alors surtout en surent les nuages !
Infidèles témoins, si l’on n’a d’autres gages ;
Car, prenant le plus beau du projet exhalé,
Ils ne reviennent plus, et tout s’en est allé.
La fable des enfants parle encore aux poëtes :
Rêveurs, rêveurs, semez aux chemins que vous faites
Autre chose en passant que ces miettes de pain :
Les oiseaux après vous mangeraient le chemin !

Du moins, si visitant, comme il fit, ces contrées,
Grandes, et du génie une fois éclairées,
Meillerie et Clarens, noms solennels et doux,
Bosquets qu’un enchanteur fit marcher devant nous,
— S’il gravit tour à tour à la cime éternelle,
Redescendit au lac, demanda la brunelle[5]
À l’île de Saint-Pierre, et, d’un cœur palpitant,

Aux Charmettes cueillit la pervenche en montant ;
S’il revit l’œil en pleurs ce qu’avait vu le maître,
Que ne l’a-t-il donné quelquefois à connaître,
D’un vers rajeunissant, qui charme avec détour,
Et laisse aussi sa trace aux lieux de son amour !
C’est qu’à moins du pur don unique, incomparable,
L’effort seul initie à la forme durable,
Secret du bien-parler que d’un Virgile apprend
Même un Dante, et qui fuit tout vaporeux errant.
Aubignié, sans dédain, effleura le mystère
Et ne l’atteignit pas. Que d’essais il dut taire,
Au hasard amassés ! Et les ans s’écoulaient ;
Les plaintes des parents, plus hautes, s’y mêlaient :
Les dégoûts, les fiertés, une âme déjà lasse,
L’éloignaient chaque jour des sentiers où l’on passe :
Il n’en suivit jamais. S’il tente quelque abord,
Tout lui devient refus, et son rêve est plus fort.
Puis, plus on tarde, et plus est pénible l’entrée :
La jeunesse débute, et sa rougeur agrée ;
Elle ose, on lui pardonne, on l’aide à revenir :
Mais, quand la ride est faite, il faut mieux se tenir.
La main se tend moins vite à la main déjà rude.
Bref, d’essais en ennuis, d’ennuis en vague étude,
Des parents rejeté, qui, d’abord complaisants,
Bientôt durs, à la fin se sont faits méprisants,
Aubignié, ce cœur noble et d’un passé sans tache,
Usé d’un lent malheur qu’aucun devoir n’attache,
Ne sait plus d’autre asile à ses cuisants affronts,
À ses gènes, hélas ! que quand aux bûcherons
Des forêts d’Oberman[6], et les aidant lui-même,
Il va demander gîte, ajournant tout poëme,
Ou toujours amusé du poëme incertain

Qu’il y vit une fois flotter à son matin.
De Jean-Jacque il se dit la gloire commencée
Tard : — rappel infidèle ! — Âme à jamais lassée !

Vous dont j’ai là trahi le malheur, oh ! pardon !
Ami, vous qui n’avez rien que d’honnête et bon,
Et de grand en motif au but qui vous oppresse,
Au fantôme, il est temps, cessez toute caresse.
Rejoignez, s’il se peut, à des efforts moins hauts
Quelque prochain devoir qui tire fruit des maux,
Et d’où l’amour de tous redescende et vous gagne,
— Afin que, revenant au soir par la campagne,
Sans faux éclair au front et sans leurre étranger,
Il vous soit doux de voir les blés qu’on va charger
Et chaque moissonneur sur sa gerbe complète ;
Et là-haut, pour lointain à l’âme satisfaite,
Au sommet du coteau dont on suit le penchant,
Les arbres détachés dans le clair du couchant.


Précy.


MONSIEUR JEAN


maître d’école[7]


« La prière et les sacrifices sont un souverain remède à leurs peines : mais une des plus solides et plus utiles charités envers les morts est de faire les choses qu’ils nous ordonneraient s’ils revenaient au monde, et de nous mettre pour eux en l’état auquel ils nous souhaitent à présent. Par cette pratique nous les faisons revivre en nous. »
Pascal, sur la mort de son père.


En ces temps de vitesse et de nivellement,
De pouvoir sans sommet comme sans fondement,
Où rien ne monte un peu qui soudain ne chancelle,
Il est encore, il est, tout au bas de l’échelle,

Un bien humble pouvoir, et qui n’a pas failli,
Qui s’est perpétué par de la le bailli
Au maire, sans déchoir : c’est le maître d’école.
Et je ne veux pas faire un portrait sur parole,
Quelque idylle rêvée au retour de Longchamp,
Comme un abbé flatteur en son pastel changeant[8] :
C’est le vrai. Tout village a son maire suprême,
Son curé dont le poids n’est plus partout le même,
Son médecin qui gagne… Après, au-dessous d’eux,
En un rang moins brillant, aussi moins hasardeux,
Est le maître d’école. Un maire a ses naufrages :
Quelque Juillet arrive et veut de nouveaux gages ;
Dix ans, quinze ans peut-être, on garde son curé,
Mais l’évêque le tient et le change à son gré ;
Le magister demeure. Il n’a, lui, ni disgrâce
À craindre, ni rival. Le curé, face à face,
Voit croître chaque jour l’esprit-fort, le docteur.
Le docteur suit sa guerre avec le rebouteur,
Dont maint secret encor fait merveille et circule :
Plus d’un croit à l’onguent, sur le reste incrédule.
Le magister n’a rien de ces chétifs combats.
Et d’abord, il est tout : la règle et le compas,
La toise est dans ses mains ; géomètre, il arpente
Et sait les parts autant que le notaire. Il chante
Au lutrin, et récite au long la Passion.
Secrétaire au civil, si quelque question
Arrive à l’improviste au nom du ministère,
Combien d’orge, ou de lin, ou de vin, rend la terre ?
Le maire embarrassé lui dit : Voyez ! Il va,
Il rencontre un voisin qui guère n’y rêva,
Et là-dessus le prend : l’autre répond à vue
De pays, et voilà sa statistique sue.

Le chiffre aussitôt part et remplit son objet ;
Il fait autorité, l’on en cause au budget.
Mais est-ce par hasard quelque inspecteur primaire,
Novice, qui de loin s’informe près du maire ?
C’est mieux : le magister tout d’abord en sait long,
Et lui-même à souhait sur lui-même répond.
Il ne se doute pas, d’aplomb dans sa science,
Qu’un jour de ce côté viendra sa déchéance ;
Que cet œil scrutera ses destins importants ;
Il ne s’en doute pas ;… qu’il l’ignore longtemps !
La marge est longue encore, — En hiver, son école
Abonde, et son foyer, autant que sa parole,
Assemble autour de lui, comme frileux oiseaux,
Les enfants que l’été disperse aux durs travaux.
Plus nombreux il les voit, plus son zèle se flatte :
Il s’anime, il les pousse ; et, s’il est Spartiate,
Il peut avec orgueil, le front épanoui,
Vous en citer déjà qui lisent mieux que lui !

Mais je ne veux pas rire, et je sais un modèle
Bien grand et respectable, où ce détour m’appelle :
J’y viens. —

J’y viens. — Je connaissais madame de Cicé,
De ce monde ancien à tout jamais passé,
Dévote et bonne, et douce avec un fond plus triste,
Dès le berceau nourrie au dogme janséniste
Par sa mère, autrefois, la Présidente de… :
Mais sous cette rigueur faisant aimer son Dieu[9].

Elle restait l’année entière dans sa terre ;
J’y passais, chaque automne, un long mois salutaire.
Un jour qu’après la messe, et son bras sur le mien,
Nous sortions pas à pas : « Oh ! remarquez-le bien, »
Dit-elle d’une voix aussitôt pénétrée,
Et de l’œil m’indiquant, vers le portail d’entrée,
Le magister debout ; « remarquez, il est vieux,
« Il ne vivra plus guère : un jour vous saurez mieux,
« Si je survis.. » — « Déjà, repartis-je, aux offices,
« J’ai souvent admiré ses pieux exercices,
« Son chant accentué, son œil fin, et sa voix
« Ferme encore, et cet air du meilleur d’autrefois.
« On l’estime partout. » — « Oh ! ce n’est rien, dit-elle,
« Près du vrai : c’est un saint, c’est l’ouvrier fidèle ! »

Elle continuait : aussi loin qu’elle alla,
J’écoutai, pressentant quelque chose au de la.

Tout après la Terreur, n’étant plus un jeune homme,
Monsieur Jean (c’est son nom, seul nom dont on le nomme,
Et ce mot de monsieur chaque fois s’y joignait
Tandis que la Marquise ainsi me le peignait),
Monsieur Jean, jusqu’alors absent, en maint voyage,
S’en état revenu se fixer au village,
Au clocher qui gardait bien des tombes d’amis :
Sans parents, c’était là qu’en nourrice il fut mis.
Dans le temps qu’il revint, la tempête trop forte
Expirait : de l’école il rouvrit l’humble porte ;
Ce fut un bienfaiteur en ces ans dévastés :
Il renoua la chaîne, et des plus révoltés
Concilia l’ardeur, n’accusant que l’injure.
Ce qu’il dit, ce qu’il fit dans sa sagesse obscure,
Ce que reçut au cœur de bon grain en partant
Plus d’un enfant du lieu qui, mort en combattant,

S’est souvenu de lui, ce qu’il disait aux mères
(Car le prêtre, encor loin, manquait dans ces misères),
Celui-là seul le sait, qui sait combien d’épis
Recèlent en janvier les sillons assoupis !

Ce village où Senlis est la ville prochaine,
Qu’éloignent de Paris dix-neuf bornes à peine,
A tout un caractère à qui l’observe bien.
Pas de vice, de l’ordre ; et pourtant le lien
De famille est peu fort. On y tient à la terre ;
Chacun en veut un coin ; être propriétaire
D’un petit bout de champ derrière la maison,
D’où se tire le pain, même en dure saison,
C’est le vœu. Rien après, de quoi l’on se soucie :
Que fait le pain de l’âme à leur âme endurcie ?
L’industrie elle-même a l’air de trop pour eux :
Quand les hameaux voisins, chaque jour plus nombreux,
Aux fabriques surtout gagnent le nécessaire,
Ceux-ci sont des terriens qui les regardent faire.
La famille, ai-je dit, compte peu cependant :
Le fils, avec sa part, s’isole indépendant ;
Aux filles qui s’en vont, sans leur mère, à la danse,
La morale du père est la seule prudence.
Bref, l’égoïsme au fond, de bon sens revêtu,
Et quelques qualités sans aucune vertu !

Le mal existe aux champs. Quand, lassé de la ville,
Et ne voulant d’abord qu’un peu d’ombre et d’asile,
On arrive, le calme, et la douce couleur,
L’air immense, tout plaît et tout paraît meilleur,
Tout paraît innocent, et l’homme et la nature.
Regardez plus à fond, et percez la verdure !
Un jour que j’admirais de jeunes plants naissants,
Aux lisières d’un bois un semis de deux ans.

Varié, tendre à voir : « Hélas ! me dit le maître,
« Tout croissait à ravir : me faudra-t-il en être
« À mes frais d’espérance et d’entretien perdu ! »
— « Et pourquoi ? » — « Cette année, à foison répandu,
« Enfouissant partout sa ponte sans remède,
« Le hanneton fait rage, et le ver qui succède
« Prépare sa morsure à tout ce bois léger :
« À la racine un seul, l’arbre va se ronger,
« Bien peu résisteront. » — Ce mot fait parabole :
Le mal n’est jamais loin, le ver creuse et désole.

Monsieur Jean voit le mal, et, sous les dehors lourds
D’égoïsme rampant, il l’attaqua toujours.
Pour vaincre aux jeunes cœurs la coutume charnelle,
Il tâche d’y glisser l’étincelle éternelle,
Et de les prémunir aux grossiers intérêts
Par la pure morale et ses vivants attraits.
Chaque enfant près de lui, c’est une âme en otage.
Simple, il dit ce qu’il faut : il dirait davantage
S’il ne se contenait au cercle rétréci ;
Et pourtant il se plaint d’avoir peu réussi.
Ces quinze derniers ans lui sont surtout arides ;
Soit que ses saints désirs se fassent plus avides
En approchant du terme, ou soit que, tristement,
Le bon germe en ces cœurs devienne plus dormant.
À peine il les éveille, et l’exemple l’emporte ;
Honnêtes… ils le sont, mais l’étincelle est morte ;
La communion fait le terme habituel
Où cesse de leur part tout souci vers le Ciel :
Ce tour ingrat le navre. Âme à bon droit bénie,
Il a d’amers moments d’angoisse et d’agonie.
« Je l’ai vu, me disait madame de Cicé,
« Ces jours-là, vers mes bois errer le front baissé :
« Et si je l’interroge et lui parle d’école :

« — Oh ! tout n’est rien, dit-il, sans Celui qui console.
« Je les sais d’humeur calme, assez laborieux,
« Rangés par intérêt, mais non pas vertueux ;
« Mais plus de Christ pour eux passé quinze ans, madame ! —
« Ainsi souvent dit-il dans le cri de son âme. »

Et cet automne-là, c’est tout ce que je sus.
Mais l’automne prochain, retournant, j’aperçus
En entrant à la messe, au bord du cimetière,
Debout et blanche aux yeux, une nouvelle pierre,
Où je lus : « Monsieur Jean ci-git enseveli,
« Mort à quatre-vingts ans, son exil accompli. »
Et le reste du jour, à partir de l’église,
Comme nous fûmes seuls, j’écoutai la Marquise,
Qui, cette fois, m’ouvrit les secrets absolus
Du mort qu’elle pleurait. Elle-même n’est plus,
Je transmets à mon tour : il en est temps encore ;
Assez d’échos bruyants ; disons ce qu’on ignore !

Depuis trois ans le siècle atteignait son milieu,
Quand un soir, aux Enfants-Trouvés, près l’Hôtel-Dieu,
Un pauvre enfant de plus fut mis. Il eut nourrice
Dès le lendemain même, et partit pour Saint-Brice,
Où demeurait la femme à qui son sort échut.
Cette femme à l’enfant, dès qu’elle le reçut,
S’attacha, le nourrit d’un lait moins mercenaire,
Puis le voulut garder, et lui fut une mère,
Ayant changé d’endroit, elle vint où l’on sait.
La Présidente de…, qui tous les ans passait
Six mois à son château, put connaître de reste
La femme que louait ce dévoûment modeste ;
Et l’enfant grandissait, objet de plus d’un soin.
La sage-femme aussi venait de loin en loin ;
Car, au lieu de le perdre au gouffre de misère,

Elle l’avait marqué d’une marque légère
À l’insu des parents, et l’avait pu savoir
Depuis en bonnes mains, fidèle à le revoir ;
Et la dernière fois qu’elle vint au village,
La Présidente eut d’elle un entier témoignage,
Mais dont rien au dehors ne s’était répété.
Sur l’origine, hélas ! du pauvre rejeté.

Et l’enfant profitait entre ceux de l’école.
Son esprit appliqué sans un moment frivole,
Sa douceur au travail et ses jeux à l’écart,
Des larmes fréquemment au bleu de son regard,
Ses vives amitiés, ses tristesses si vraies
Qui soudain le chassaient sauvage au long des haies,
Sa prière angélique où le calme rentrait,
Tout assemblait sur lui la plainte et l’intérêt.
En avançant en âge, il ne quitta plus guère
La Présidente, et fut comme son secrétaire ;
Dans ses livres nombreux, mais purs et sans danger,
Elle l’abandonnait, le sachant diriger.
Un avait quelquefois, de Paris, la visite
D’un grave et saint vieillard, front d’antique lévite,
Cœur aux divins larcins, qui de foi, d’amitié,
À Port-Royal croulant jadis initié,
Avait longtemps, autour de Châlons et de Troyes,
Chez les pauvres semé les plus fertiles joies.
Par lui l’on avait vu, dans un village entier,
Chaque femme en filant lire aussi le Psautier,
Et chaque laboureur fixer à sa charrue
L’Évangile entr’ouvert, annonce reparue !
Mais depuis par l’évêque, à force de détours,
Relancé de là-bas, il s’était pour toujours
Dérobé dans Paris, au fond d’une retraite,
Gardant sur quelques-uns direction secrète,

Vrai médecin de l’âme, à qui rien ne manquait
Du pouvoir transféré des Singlin, des Duguet.
Monsieur Antoine donc (l’humilité prudente
Avait choisi ce nom)[10] près de la Présidente
Vit l’enfant, et sourit à ce tendre fardeau.
Durant les courts séjours du vieillard au château,
L’enfant l’accompagnait chaque soir aux collines,
Et, d’une âme dès lors inclinée aux racines,
Il l’écoutait parler du germe naturel
Endurci, corrompu, du mal perpétuel
Que même un cœur enfant engendre, s’il ne veille :
De la Grâce surtout (ô frayeur et merveille !)
Qu’assez, assez jamais on ne peut implorer,
Assez tâcher en soi d’aimer, de préparer,
Mais qui ne doit descendre au vase qu’on lui creuse
Que par un plein surcroît de bonté bienheureuse.
Et s’entr’ouvrant, après tout un jour nuageux,
Le couchant quelquefois éclairait de ses jeux
Le discours, et peignait l’espérance lointaine !
Et l’enfant se prenait à cette marche humaine
Ainsi sombre et voilée, et rude de péril,
Chemin creux sous des bois dans le torrent d’exil,
Mais qu’à l’extrémité de la voûte abaissée
Là-bas illuminait l’éternelle pensée.
Et ce terme meilleur et son jour attendri,
Et l’intervalle aussi, le torrent et son cri,
L’écho de Babylone au bois de la vallée,
Conviaient la jeune âme, à souhait désolée.
Sa tristesse en prière à temps se relevait.
Aux étoiles le soir, la nuit à son chevet,
Il disait avec pleurs le mal et le remède ;

À ses frères en faute il se voyait en aide,
Et contait, le matin, son projet avancé
À celle qui sera madame de Cicé,
Bien jeune fille alors, de cinq ans moins âgée
Que lui, mais qu’il aimait d’amitié partagée.
Et, de neuf à treize ans, les deux petits amis,
Sur l’erreur à combattre et sur les biens promis,
Sur l’homme et son naufrage, et le saint port qui brille,
S’en allaient deviser le long de la charmille,
Répandant de leur âme en ces graves sujets
Plus de chants que l’oiseau, plus d’or que les genêts,
Tout ce qu’a le printemps d’exhalaisons divines
Et de blancheur de neige aux bouquets des épines ;
Et saint François de Sale, écoutant par hasard
Derrière la charmille, en aurait pris sa part[11].

Pour le jeune habitant à qui tout intéresse,
Ainsi de jour en jour, au château, la tendresse
Augmentait de douceur. Pourtant l’âge arrivait ;
La puberté brillante apportait son duvet :
Et, sans un juste emploi dans la saison féconde,
Trop d’âme allait courir en sève vagabonde.
La Présidente aussi, d’un soin plus évident,
Avait le cœur chargé. Souvent le regardant
Avec triste sourire et sérieux silence,
Elle semblait rêver à quelque ressemblance,
Et jusqu’au fond de l’œil et dans le fin des traits
Chercher une réponse à des effrois secrets.
Bien que bleu, cet œil vif et petit étincelle ;
Cette bouche fermée est comme un sceau qu’on scelle ;

Ce blond sourcil avance, et ce léger coton
N’amollit que de peu la vigueur du menton.
Ses longs cheveux de lin sont d’un catéchumène ;
Mais sa taille bondit et chasserait le renne.
Tel il est à vingt ans ; tel debout je le vois,
Quand, après des conseils roulés depuis des mois,
La Présidente, émue autour de cette histoire,
Un matin l’appelant seul dans son oratoire,
Lui dit :

Lui dit : « Dieu, mon enfant, sur vous a des desseins ;
« Ses circuits prolongés marquent certaines fins ;
« C’est à vous tout à l’heure à trouver ce qu’il cache.
« Mais il faut pour cela qu’un dur aveu m’arrache
« Ce que je sais de vous en pure vérité,
« De qui vous êtes fils ! j’ai longtemps hésité ;
« Mais il me semble, hélas ! que, sans être infidèle,
« Sans injure et larcin pour votre âme si belle,
« Je ne puis plus en moi dérober le dépôt,
« Dût l’amertume en vous déborder aussitôt !
« Vous êtes désormais d’âge d’homme ; vous êtes
« Un chrétien affermi, capable des tempêtes.
« Dans le premier tumulte où ce mot vous mettra,
« Priez et demeurez ; l’Esprit vous parlera.
« Que tout se passe au fond en sa seule présence,
« Entre votre frayeur et sa toute-puissance,
« Entre sa Grâce entière et votre abaissement !
« Il vous a jusqu’ici, comme visiblement,
« Préparé de tous points, choisi hors de la route
« Dans un but singulier, qui n’attend plus sans doute,
« Pour s’éclairer à vous, que le soudain rayon
« À qui va donner jour l’ébranlement d’un nom.
« À genoux, mon enfant ! et que Dieu vous suggère
« Un surcroît de faveurs, pauvre âme moins légère,

« Vous que de plus de nœuds il chargeait au berceau,
« Vous le cinquième enfant de Jean-Jacques Rousseau ! »

Montrant le Conseiller, l’Expiateur suprême,
Elle sortit.

Elle sortit. D’un mot, c’était l’histoire même.
La sage-femme Gouin, qui de chaque autre enfant,
Docile, avait livré le maillot vagissant,
Se repentit de voir l’homme déjà célèbre[12]
Les vouer tous par elle à cette nuit funèbre.
Les longes du dernier, marqués à l’un des coins,
La tinrent sur la trace et guidèrent ses soins.
Dans l’entretien qu’elle eut avec la Présidente,
Elle la vit utile et sûre confidente,
Et dit tout. Celle-ci, l’ayant fait s’engager
À n’en parler jamais à nul autre étranger,
Jamais surtout au père, en retour fit promesse
D’être mère à l’enfant jusqu’en pleine jeunesse.
Et cette sage-femme était morte depuis.
La Présidente seule agitait les ennuis
D’un secret si pesant, et souvent fut tentée
De tout laisser rentrer dans l’ombre méditée.
Mais quoi ? complice aussi ! quoi ? chrétienne, étouffant
Le germe de l’épreuve à l’âme de l’enfant ;
Supprimant ce calvaire où le bien se consomme !
Monsieur Antoine crut qu’il fallait au jeune homme
Tout déclarer, afin de tirer de son cœur
L’entier tribut, payable au Maître en sa rigueur.

Le coup était subit, et rude fut l’attaque :
Le jeune homme en fléchit. Il n’avait de Jean-Jacque

Rien lu jusqu’à ce jour ; mais le nom assez haut
Suffisait à l’oreille et faisait son assaut.
Si loin qu’il eût vécu du monde, jeune athlète,
Des assiégeants du temple il savait la trompette.
Dans un petit voyage et séjour à Paris
Avec monsieur Antoine, il avait trop compris
De quels traits redoutés fulminait dans l’orage
Cette gloire, qu’en face il faut qu’il envisage,
En face,… il le faut bien,… il faut qu’il sache voir
De combien sur lui pèse un si brusque devoir
On doutait ;… la lecture à la fin fut permise :
Émile, il vous lut donc ; il vous lut, Héloïse !
Il lut tous ces écrits d’audace et de beauté,
Troublants, harmonieux, mensonge et vérité,
Éloquence toujours ! — Ô trompeuse nature !
Simplicité vantée, et sitôt sans pâture !
Foi de l’âme livrée aux rêves assouvis !
Conscience fragile ! oh ! qui mieux que ce fils
Vous saisit, vous sonda dans l’œuvre enchanteresse,
Embrassant, rejetant avec rage ou tendresse,
Se noyant tout en pleurs aux endroits embellis,
Se heurtant tout sanglant aux rocs ensevelis ;
N’en perdant rien, grandeur, éclat, un coin de fange ?…
Et son cœur en révolte imitait le mélange.
Sous son ardent nuage ensemble et sous sa croix,
En ces temps-là, farouche, il errait par les bois,
Et collé sur un roc, durant une heure entière,
Il répétait Grand Être ! ou l’Ave, pour prière.
Autant auparavant il ne la quittait pas,
Autant depuis ce jour il évitait les pas
De la jeune compagne, à son tour plus contrainte :
Il se taisait près d’elle et rougissait de crainte.
La Présidente aussi demeurait sans pouvoir ;
Et la lutte durait. Enfin il voulut voir,

Voir cet homme, ce père admirable et funeste,
Qu’il aime et qu’il renie, et que le siècle atteste,
Ce sincère orgueilleux, tendre et dénaturé,
Mêlant croyance et doute, et d’un ton si sacré ;
Tentateur au désert, sur les monts, qui vous crie
Que c’est pourtant un Dieu que le fils de Marie !

Il part donc, il accourt au Paris embrumé ;
Il cherche au plein milieu, dans sa rue enfermé,
Celui qu’il veut ravir ; il a trouvé l’allée,
Il monte ;… à chaque pas, son audace troublée
L’abandonnait. — Faut-il redescendre ? — Il entend,
Près d’une porte ouverte, et d’un cri mécontent,
Une voix qui gourmande et dont l’accent lésine[13] :
C’était là ! Le projet que son âme dessine
Se déconcerte ; il entre, il essaie un propos.
Le vieillard écoutait sans détourner le dos,
Penché sur une table et tout à sa musique.
Le fils balbutiait ; mais, avant qu’il s’explique,
D’un regard soupçonneux, sans nulle question,
Et comme saisissant sur le fait l’espion :
« Jeune homme, ce métier ne sied point à ton âge ;
Épargne un solitaire en son pauvre ménage ;
Retourne d’où tu viens ! ta rougeur te dément ! »
Le jeune homme, muet, dans l’étourdissement,
S’enfuit, comme perdu sous ces mots de mystère,
Et se sentant deux fois répudié d’un père,
Et c’était là celui qu’il voudrait à genoux
Racheter devant Dieu, confesser devant tous !
C’était celle… Ô douleur ! impossible espérance !
Dureté d’un regard ! et quelle différence !
Avec monsieur Antoine, aussi persécuté,
Mais tendre, hospitalier en sa rigidité,

Son vrai père de l’âme !… Et pourtant c’était l’autre
Dont il s’émouvait d’être et le fils et l’apôtre !

Tendresse et piété surmontant ses effrois,
Il tenta la rencontre une seconde fois.
Dans la rue il voulait lui parler au passage,
Pourvu qu’un seul sourire éclairât son visage.
Mais, bien loin d’un sourire à ce front sans bonheur,
Le sourcil méfiant du pauvre promeneur
Le contint à distance, et fit rentrer encore
Ce nom à qui le Ciel interdisait d’éclore.

La crise était à bout, ce moment abrégea.
Il revint au château, plus raffermi déjà.

La lèpre de naissance et l’exil sur la terre,
L’expiation lente et son âpre mystère ;
L’invisible rachat des fautes des parents ;
À côté des rigueurs, les secrets non moins grands
De la miséricorde, et dans ce saint abîme,
Lui, peut-être, attendu de tout temps pour victime ;
Son rôle nécessaire, ici-bas imposé,
De réparer un peu de ce qu’avait osé,
Trop haut, l’immense orgueil dans un talent immense,
Et sa tâche avant tout de vanner la semence ;
Ce lourd trajet humain plus sombre que jamais,
Plus que jamais réglé sur les lointains sommets :
Tout en lui s’ordonna : la Grâce intérieure,
Par un tressaillement, lui disait : Voilà l’heure !
Avec la Présidente il s’ouvrit d’un parti :
On conféra longtemps ; bref, il fut consenti
Que, pour gravir, chrétien, sa première montée :
Pour mûrir ; pour ne plus demeurer à portée
De cet homme au grand nom, près de qui, chaque jour.

Le pouvait rentraîner l’espoir vain d’un retour ;
Et pour d’autres raisons d’absence et de voyage,
Il s’en irait à pied comme en pèlerinage.
Dans sa route tracée, il devait, en passant,
Visiter plus d’un frère opprimé, gémissant,
De saintes sœurs en deuil, et pour sûre parole
Montrer quelque verset aux marges d’un Nicole.

Comment (en y songeant me suis-je demandé),
Comment ce qui fut fait alors et décidé
Ou senti seulement, tout ce détail extrême,
Madame de Cicé le sut-elle elle-même ?
Était-ce de sa mère en ce temps, ou de lui
Qui sauvage, ce semble, et craintif, aurait fui ?
Pourtant c’était de lui plutôt que de sa mère
Qui, je crois, en sut moins. Par un récit sommaire,
De lui donc, et plus tard ?.. Mais non ;… si retraçants
Étaient ses souvenirs, quand, après bien des ans,
Elle me déroula l’histoire à sa naissance,
Qu’elle avait dû cueillir chaque image en présence !
Si j’osais, en tremblant, à de si purs destins,
Vieillesses où j’ai lu la blancheur des matins,
Mêler une pensée, oh ! non pas offensante,
Et pourtant attendrie, et toujours innocente ;
Si j’osais traverser tant de fermes décrets
D’une vague rougeur, d’un trouble, je dirais
Que peut-être, en partant pour ses lointains voyages,
Le jeune homme chrétien, entre autres raisons sages,
Eut celle aussi de fuir un trop proche trésor,
Et qu’avant le départ, sous la charmille encor,
En deux ou trois adieux d’intimité reprise,
Il put se confier et raconter la crise.
Elle donc, près du terme, et si loin de ces temps,
Se plaisait à rouvrir ces souvenirs sortants

De première amitié, tout au moins fraternelle,
Qu’un si cher intérêt avait gravés en elle.

À dater du départ, un long espace fuit.
Monsieur Antoine meurt, la Présidente suit ;
Madame de Cicé devient épouse et veuve ;
Lui, voyage toujours et mène son épreuve,
Soit en France, en visite aux amis que j’ai dits,
Soit bientôt, ses désirs saintement agrandis,
En Suisse, pour y voir cette éternelle scène,
Majestueux rochers où le tirait sa chaîne.
Il semble qu’en son cœur, dès ce temps, il fit vœu
De partout repasser, humble, aux sillons de feu,
Aux pas où le génie avait forcé mesure,
Et d’y semer parfum, aumône, action sûre.
Souvent il demeurait en un lieu plus d’un an,
Y vivant de travail, y couronnant son plan.
Puis reprenait à pied sa fatigue bénie.
La guerre, en Amérique, à peine était finie ;
Il se hâta d’aller, avide dans son choix
Des pratiques vertus de ces peuples sans rois,
Heureux s’il y trouvait un exemple fertile
De ce Contrat fameux ! — Imaginez Émile
Nourri de Saint-Cyran, élève de Singlin,
Venant aux fils de Penn, aux neveux de Franklin.
Il les aima, si francs et simples dans leur force ;
Mais, discernant dès lors l’intérêt sous l’écorce,
Il ne vit point Éden par de la l’Océan.
C’est vers ce temps qu’il prit ce nom de monsieur Jean,
Un nom qui fût un nom aussi peu que possible,
Et qui pourtant tenait par un reste sensible
À celui qui partout si haut retentissait.
La Révolution qui chez nous avançait,
Ballottant ce grand nom dans mille échos sonores,

L’inscrivant de sa foudre au sein des météores,
Le lui lançait là-bas, aux confins des déserts,
Grossi de tous les vents, de tous les bruits des mers.
À l’auberge, le soir, quand son repas s’achève,
Souvent ce nom nommé, comme un orage, crève.
C’était là son abîme et son rêve effaré !
Car tout ce qui s’en dit de cher et de sacré,
D’injuste et de sanglant, amour, culte ou colère,
Qu’on l’appelle incendie ou fanal tutélaire,
Tout aboutit en lui, le déchire à la fois,
Tout crie au même instant en son âme aux abois,
La tendresse, la chair, en un sens se décide ;
Mais l’esprit se soulève, à demi parricide ;
Le martyre est au comble : ainsi, pressant les coups,
Un seul cœur assemblait cette lutte de tous ;
Invisible, il était l’autel expiatoire
Du génie hasardeux, la Croix de cette gloire.

Monsieur Jean s’en revint en France avec projet.
L’effroi cessait enfin dans ceux qu’on égorgeait.
Il se dit qu’en ce flot de sentiments contraires,
Le parti le plus sûr était d’être à ses frères,
Aux moindres, si privés de tous secours chrétiens ;
Et voilant ses motifs, modérant ses moyens,
Au village rentré chez sa vieille nourrice,
Il réunit bientôt, sous son regard propice,
Ce petit peuple enfant qui s’allait égarer,
Seule famille ici qu’il eût droit d’espérer.
Les filles en étaient d’abord ; mais l’une d’elles
Se forma par son soin à ces charges nouvelles.
Aux plus ingrats moments de son rude labeur,
Trop tenté de penser que tout germe est trompeur,
Que toute peine est vaine, après quelque prière
S’endormant de fatigue, une douce lumière

Lui montrait quelquefois, à ses yeux revenu,
Celui-là qui jamais ne l’avait reconnu,
Dont il est bien la chair, mais qui, d’un lent sourire,
Lui semblait à la fin l’applaudir, et lui dire
Que, si l’homme mérite, il était méritant,
Et qu’en son lieu lui-même en voudrait faire autant.
Mais le fils, déjà prompt aux genoux qu’il embrasse,
S’éveille, et serre l’ombre, et cherche en vain la trace ;
Et rappelant le deuil à ses esprits flattés,
Il accuse l’éloge et ses témérités.

Tel, sévère en son but, voué sous sa souffrance,
Madame de Cicé, plus tard rentrée en France,
Le retrouva tout proche, et put, durant trente ans,
Noter son lent martyre et ses actes constants.
Les premiers mois passés du retour, dans leur vie
Ils convinrent entre eux d’une règle suivie :
Ainsi l’exigea-t-il. Un jour, un seul par an,
Il dînait désormais chez elle, à la Saint-Jean,
Douce fête d’été, champêtre anniversaire,
De ses contentements le rendez-vous sincère.
Il ne la visitait même que cette fois,
Et ne lui parlait plus qu’à de rares endroits,
Après l’église, ou quand le sentier qui le mène
Forçait en un détour leur rencontre soudaine.

Dans le soin des enfants, il tâchait d’allier
À ce qu’il sait du mal qu’il faut humilier,
Et sans fausser en rien la solide doctrine,
Quelques points de l’Émile et de sa discipline ;
Heureux, l’ayant greffé, de voir le rameau franc
Revivre à l’olivier qu’arrose un Dieu mourant.
Vers les champs, volontiers, ses images parlantes
Empruntent aux moissons et choisissent aux plantes ;

De la nature enfin il veut donner le goût,
Mais montrant le mélange et la sueur en tout.
Pour remettre au devoir une enfance indocile,
S’il ne frappe jamais, il remercie Émile.

Cette simple commune, où le moindre habitant,
Sans misère aussi bien que sans luxe irritant,
À son coin à bêcher, semblait juste voulue
Pour la félicité pleinement dévolue,
Selon un rêve illustre, au hameau laboureur,
Aux innocents mortels : « Pourtant voyez l’erreur,
Se disait monsieur Jean ; de l’habitude agreste
Voyez les duretés, si Dieu ne fait le reste,
Si le saint Donateur, au creux de tout sillon,
Comme il dore l’épi, ne mûrit le colon. »
Ah ! si Jean-Jacque a su, d’aversion profonde,
Les pestes de la ville et le mal du beau monde,
Monsieur Jean a senti, par un exact retour,
La pierre de la glèbe au fond de son labour.
Il s’écriait souvent : Esprit ! Esprit ! mystère !
« Qu’est-ce donc si c’est là le meilleur de la terre,
Se disait-il encore, et si moins de méchants
Nous font par contre-coup de telles bonnes gens ? »
Et repassant le monde en cet étroit modèle :
« Voilà donc, sans la foi, l’avenir qu’on appelle ;
Sinon vices brillants, sourds intérêts couverts ;
Peu d’âmes, par de la comme en deçà des mers ! »

Et ces mots, après lui si tristes à redire,
Étaient, je le veux croire, un point de son martyre,
L’un payant en détail sous l’horizon fermé
Les éclairs par où l’autre avait tout enflammé.

Dieu d’amour ! Dieu clément ! il eut pourtant des heures
Que ton ciel agrandi lui renvoya meilleures ;
Où, sa religion et sa foi demeurant,
Son cœur justifié redevint espérant
Pour l’avenir, pour tous, pour ce grand mort lui-même !
Sur la création s’apaisait l’anathème.
Un mois avant sa fin, à la Saint-Jean d’été,
Doux saint que son école avait toujours fêté,
Il la voulut, joyeuse, emmener tout entière,
Et pour longue faveur qu’il jugeait la dernière,
Au parc d’Ermenonville, à ce beau lieu voisin.
Cette fête riante avait son grand dessein.
Deux heures suffisaient, même en lourd attelage :
On partit à l’aurore, et sous le plein feuillage ;
En ordre, à rangs pressés, tous les enfants assis
S’animaient aux projets, bourdonnaient en récits,
Et, malgré le bedeau dont la tâche est prudente,
Atteignaient, secouaient chaque branche pendante,
Et par eux la rosée allait à tous instants
Sur le vierge vieillard aux quatre-vingts printemps.
Sitôt du chariot la bande descendue,
À l’avance réglée, une messe entendue
(Vous devinez l’objet et pour l’âme de qui)
Bénit et confirma ce jour épanoui.
Et monsieur Jean pleurait, tressaillait d’espérance,
Songeant pour qui ces cœurs demandaient délivrance,
Essaim fidèle encor, qui, priant comme il faut,
Concourait sans savoir au sens connu d’en haut.
La messe dite, seul, et l’âme plus voilée,
Dans l’île il voulut voir le vide mausolée,
Défendant aux enfants tout le lac alentour.
Mais, revenu de là, pour le reste du jour
Il ne les quitta plus, et se donna l’image
De leur entier bonheur. Les jardins sans dommage

Traversés, le Désert[14] les reçut plus courants :
Leurs voix claires montaient sous les pins murmurants.
Et détachés du jeu, quelque demi-douzaine
Que le respect, qu’aussi la fatigue ramène,
D’un esprit attentif, déjà moins puéril,
Écoutaient le vieillard : « Voilà, leur disait-il,
« De beaux lieux, mes enfants, et ce matin encore
« Vous les imaginiez comme ce qu’on ignore.
« Il est bien d’autres lieux, il en est un plus beau,
« Le seul vrai, près duquel ceci n’est qu’un tombeau.
« À se l’imaginer, on ne saurait que feindre ;
« Plus haut que le soleil il faut aller l’atteindre,
« Plus haut qu’à chaque étoile où vos yeux se perdront.
« Ce voyage si grand, il est aussi bien prompt :
« On le fait dans la mort sur les ailes de l’âme.
« Comportez-vous déjà pour que plus tard, sans blâme,
« Le Maître vous reçoive ; il vous connaît ici. »
— Comme l’un demandait : « À qui donc est ceci ?
« Quel est le maître ? » — « Enfants, il est toujours un maître
« Quand on voit de beaux lieux ; seulement, sans paraître,
« Il vous laisse vous plaire et courir en passant.
« Ainsi Dieu fit pour l’homme en l’univers naissant :
« Mais l’homme, enfant malin, a gâté la merveille ;
« Le Christ l’a réparée ; il faut qu’on se surveille. »
— « Ce maître, ajoutait-il, est absent : moi bientôt,
« Qui suis là, mes enfants, je partirai là-haut ;
« Je deviendrai, pour vous, absent dans vos conduites :
« Mais mon œil vous suivra ; pensez-y donc, et dites :
« Le vieux maître est absent, mais toujours il nous voit,
« Et, si nous faisons bien, Dieu l’aime et le reçoit.
« J’eus aussi mon vieux maître, à cet âge où vous êtes :
« Il me suit, et nous voir c’est une de ses fêtes. »

— Dans le Désert assis, tout autour du goûter
Les tenant à ses pieds plus prêts à l’écouter,
Il mêlait l’autre pain, l’immortel et l’aimable,
Que Platon n’eût pas cru des petits saisissable :
Il le multipliait ; et si, sous son regard,
Deux d’entre eux disputaient une meilleure part,
Un simple mot, au cœur du plus fort, le désarme,
Le fait céder au faible et s’éloigner sans larme :
Et bientôt, comme ensemble il les voyait remis,
La querelle oubliée : « Ainsi, jeunes amis,
« Disait-il, si plus tard l’intérêt dans la vie
« Vous sépare, il vaut mieux que le fort sacrifie,
« Que le faible épargné se repente à son tour,
« Vous souvenant qu’ici vous fûtes tous un jour,
« Vous souvenant qu’à l’âme une secrète joie
« Vaut mieux que double part où le mal fait sa proie.
« Heureux par le vieux maître, aimez-vous tous pour lui ! »
— Et le jour allait fuir ; une étoile avait lui.
Et d’un tertre à ses pieds leur montrant la campagne,
D’un cœur surabondant que le passé regagne,
Un écho du Vicaire en lui retentissait :
Mais ce prompt souvenir à l’instant se taisait
Dans le Sermon sur la Montagne !

Jean-Jacques, si pour l’homme ici trop relégué
Ta religion vague et son appui tronqué
Suffisaient,… si pourtant tes simples Élysées
N’étaient pas le faux jour des clartés trop aisées,
Que peux-tu dire encore ? Il fut digne de toi ;
Tu l’as connu pour fils aux rayons de sa foi,
Et le tirant, Esprit, aux sphères où tu restes,
Tu le montres d’orgueil aux Sagesses célestes.
Mais si tu t’es trompé, si ce natif orgueil
A pour tous et pour toi fait dominer l’écueil :

Si le Maître, à la fois plus tendre et plus sévère,
Nous tient dès l’origine et de plus près nous serre,
Mesurant de tous temps l’abîme et les appuis,
Ménageant au retour d’invisibles conduits ;
Si, plus clément peut-être à la terre purgée,
Il est toujours le Dieu de la Croix affligée,
Ce fils meilleur que toi qui t’es dit le meilleur,
Ce fils dont les longs jours ont passé tout d’un pleur,
Par l’effet répandu d’un vivant sacrifice
Ne t’a-t-il pu tirer des limbes, ton supplice ?
Et délivrés tous deux et par de la ravis,
Ne peut-on pas vous dire : Heureux père ! Heureux fils !



N. B. — Je reviens sur une de mes remarques précédentes, et je prie une dernière fois les personnes qui liront sérieusement ces études, et qui s’occupent encore de la forme, de voir si, dans quelque vers qui, au premier abord, leur semblerait un peu dur ou négligé, il n’y aurait pas précisément une tentative, une intention d’harmonie particulière par allitération, assonance, etc. ; ressources que notre poësie classique a trop ignorées, dont la poésie classique des Anciens abonde, et qui peuvent dans certains cas rendre à notre prosodie une sorte d’accent. Ainsi Ovide dans ses Remèdes d’Amour :

Vince cupidineas pariter, Parthasque sagittas.

Ainsi moi-même dans un des sonnets qui suivent :

J’ai rasé ces rochers que la grâce domine…
Sorrente m’a rendu mon doux ve infini.

Mais c’est en dire assez pour ceux qui doivent entendre, et beaucoup trop pour les autres.



À MADAME TASTU


Madame Tastu, dans une pièce de vers de 1833, avait dit :

Hélas ! combien sont morts de ceux qii m’ont aimée !
Combien d’autres pour moi le temps aura changés i
Je n’en murmure pas ; j’ai tant changé moi-même !
..................
..........Il est des sympathies
Qui, muettes un Jour, cessent d’être senties ;
Et tel, par qui jadis ces chants étaient fêtés,
À peine s’avoûra qu’il les ait écoutés !

Il lui a été répondu :


Non, tous n’ont pas changé, tous n’ont pas, dans leur route,
Vu fuir ton frais buisson au nid mélodieux ;
Tous ne sont pas si loin : j’en sais un qui t’écoute
Et qui te suit des yeux.

Va ! plusieurs sont ainsi, plusieurs, je le veux croire,
De ceux qu’autour de toi charmaient tes anciens vers,
De ceux qui, dans la course en commun à la gloire,
T’offraient leurs rangs ouverts.

Mais plusieurs de ceux-là, mais presque tous, je pense,
Vois-tu ? belle Âme en deuil, depuis ce jour flatteur,
Victimes comme toi, sous une autre apparence,
Ont souffert dans leur cœur.

L’un, dès les premiers tons de sa lyre animée,
A senti sa voix frêle et son chant rejeté,
Comme une vierge en fleur qui voulait être aimée
Et qui perd sa beauté.

L’autre, en poussant trop haut jusqu’au char du tonnerre,
S’est dans l’âme allumé quelque rêve étouffant.
L’un s’est creusé, lui seul, son mal imaginaire ;…
L’autre n’a plus d’enfant !

Chacun vite a trouvé son écart ou son piège ;
Chacun a sa blessure et son secret ennui,
Et l’Ange a replié la bannière de neige
Qui dans l’aube avait lui.

Et maintenant, un soir, si le hasard rassemble
Quelques amis encor du groupe dispersé,
Qui donc reconnaîtrait ce que de loin il semble,
Sur la foi du passé ?

Plus de concerts en chœur, d’expansive espérance,
Plus d’enivrants regards ! la main glace la main.
Est-ce oubli l’un de l’autre et froide indifférence,
Envie, orgueil humain ?

Oh ! c’est surtout fatigue et ride intérieure,
Et sentiment d’un joug difficile à tirer.
Chacun s’en revient seul, rouvre son mal et pleure,
Heureux s’il peut pleurer !

Ils cachent tous ainsi leurs blessures au foie,
Trop sensibles mortels, éclos des mêmes feux !
Plus jeune, on se disait les chagrins et la joie ;
Plus tard on se tait mieux.

On se tait même auprès du souvenir qui charme ;
On doit paraître ingrat, car on le fuit souvent.
Contre l’émotion qui réveille une larme
À tort on se défend.

Ainsi Ton l’ait de toi, chaste Muse plaintive,
Qui de trop doux parfums entouras l’oranger ;
Ces bosquets que j’aimais de notre ancienne rive,
Je n’ose y ressonger.

Puis, à toi, ta blessure est si simple et si belle,
Si belle de motif, et pour un soin si pur,
Toi, chaque jour, laissant quelque part de ton aile
Au fond du nid obscur,

Que c’est, pour nous, souffrant de nos fautes sans nombre,
De vaines passions, d’ambitieux essor,
Que c’est reproche à nous de t’écouter dans l’ombre
Et de nous plaindre encor.

Plus d’un, crois-le pourtant, a sa tâche qui l’use,
Et sa roue à tourner et son crible à remplir,
Et ce labeur pesant, meurtrier de la Muse
Qu’il doit ensevelir.

Sacrifice pénible et méritoire à l’âme,
Non pas sur le haut mont, sous le ciel étoilé,
D’un Isaac chéri, sans autel et sans flamme
Chaque jour immolé !

L’âme du moins y gagne en douleurs infinies ;
Du trésor invisible elle sent mieux le poids.
N’envions point leur gloire aux fortunés génies,
Que tout orne à la fois !

Sans plus chercher au bout la pelouse rêvée,
Acceptons ce chemin qui se brise au milieu ;
Sans murmurer, aidons à l’humaine corvée,
Car le maître, c’est Dieu !



À M. ACHILLE DU CLÉSIEUX,


auteur d’Exil et Patrie.


Dans le récit qu’on lit des hommes d’autrefois,
Des meilleurs, des plus saints, de ceux en qui je crois,
Ami, ce que j’admire et que surtout j’envie,
C’est leur force, un matin, à réformer leur vie ;
C’est Dieu les délivrant des nœuds désespérés.
Car d’abord, presque tous, ils s’étaient égarés.
Ils avaient pris la gauche et convoité l’abîme ;
Mais quelque événement bien simple ou bien sublime,
Un vieillard, un ami, les larmes d’une sœur,
Quelque tonnerre au ciel, un écho dans leur cœur,
Les replaçait vivants hors des vicissitudes,
Et parmi les cités, au fond des solitudes,
Dans la suite des jours ou sereins ou troublés,
L’éclair ne quittait plus ces fronts miraculés.
À voir les temps présents, où donc retrouver trace
Des résolutions que féconde la Grâce,
De ces subits efforts couronnés à jamais,
De ces sentiers si blancs regagnant les sommets ?
Où donc ? — La vie entière est confuse et menue,
S’enlaçant, se brisant, rechute continue,
Sans un signal d’arrêt, sans un cri de holà !
Le port n’est pas ici, l’abîme n’est pas là.
On va par le marais que chaque été dessèche,
Que quelque jonc revêt d’une apparence fraîche,
Et qu’un soleil menteur dore de son rayon.
On va : le pied suffit ; ce qu’on nomme raison

Nous avertit parfois si trop loin on s’enfonce.
Le sentiment, plus prompt, et qui si beau s’annonce,
Amoureux en naissant de voler et briller,
S’évapore bientôt ou se tourne à railler.
Velléités sans but d’une âme mal soumise !
Avertissements sourds que rien ne divinise,
Sans écho, sans autel, sans prière à genoux,
Et qu’un chacun qui passe a vite éteints en nous !
Le jour succède au jour ; plus avant on s’engage :
La réforme boiteuse, et qui vient avec l’âge,
N’introduit bien souvent qu’un vice plus rusé
Aux dépens d’un aîné fougueux qui s’est usé,
Les vains honneurs, l’orgueil vieillissant qui s’attriste,
Ou les molles tiédeurs d’un foyer égoïste,
— Foyer, — famille au moins, dernier lien puissant.
Ainsi le siècle va, sous son faux air décent.
Où donc la vie austère, assez tôt séparée ?

Ô vous à qui j’écris, vous me l’avez montrée !
Comme ceux d’autrefois dont l’âme eut son retour,
Ami, vous avez eu dans votre vie un jour !
Un jour où, comme Paul vers Damas, en colère
Vous couriez, insultant ce qu’un doux ciel éclaire,
Frémissant de la lèvre aux splendeurs du matin,
Accusant le soleil des dégoûts du festin,
Et rejetant votre âme aux voûtes étoilées,
Comme un fond de calice à des parois souillées ;
Un jour, après six ans de poursuite et d’oubli,
Quand il n’était pour vous de fleur qui n’eût pâli,
Quand vous aviez, si jeune et las de chaque chose,
Cent fois l’heure dit non à tout ce que propose
L’insatiable ennui ; quand, au lieu de soupirs,
C’était enfin révolte et haine à tous désirs,
Et que, ne sachant plus quoi vouloir sur la terre,

Un matin vous sortiez, funèbre et solitaire ;
Ce jour, le plus extrême et le plus imprévu,
Pour changer tout d’un coup, Ami, qu’avez-vous vu ?
Vous vous taisez ! — La tombe, au lointain cimetière,
Vous dit-elle un secret et s’ouvrit-elle entière ?
Quel vieillard s’est assis, et puis s’en est allé ?
Pour vous, comme à Pascal, un gouffre a-t-il parlé ?
Comme à l’antique Hermas, dans le bleu de la nue,
Quelle vierge a penché sa beauté reconnue ?
Vos genoux, par hasard heurtés, ont-ils plié,
Et tout ce changement vient-il d’avoir prié ?
Le mystère est en vous, mais la preuve est touchante :
Votre foi le trahit, le murmure et le chante.
À partir de ce jour, vous avez tout quitté ;
Sur un rocher, sept ans, devant l’Éternité,
Devant son grand miroir et son fidèle emblème,
Devant votre Océan, près des grèves qu’il aime,
Vous êtes resté seul à veiller, à guérir,
À prier pour renaître, à finir de mourir,
À jeter le passé, vain naufrage, à l’écume,
À noyer dans les flots vos dépôts d’amertume,
Repuisant la jeunesse au vrai soleil d’amour,
Patriarche d’ailleurs pour tous ceux d’alentour,
Donnant, les instruisant, et dans vos soirs de joie
Chantant sur une lyre ! — Et pour peu qu’on vous voie
Aujourd’hui si serein, si loin des anciens pleurs,
Le front mélancolique effleuré de lueurs,
Époux d’hier béni, les cheveux bruns encore,
On vous croirait sortant, belle âme qui s’ignore,
De vos vierges forêts et du naïf manoir,
Vous qui sûtes la vie et son triste savoir !

Vous la savez, Ami ; mais votre cœur préfère
Ensevelir au fond la connaissance amère,

Ne jamais remuer ce qui tant le troubla.
La prière et le chant sont pour vous au de la,
Au-dessus, tout à part. — Oh ! combien de pensées
Glissent en vous trop bas pour entrer cadencées
Dans le divin nuage où vibre votre accent !
Cette voix prie, et monte, et rarement descend.
C’est l’arome léger de votre âme embaumée,
L’excès de votre encens, sa plus haute fumée.
Poëte par le cœur, — pour l’art, — vous l’ignorez.
L’art existe pourtant ; il a ses soins sacrés ;
Il réclame toute œuvre, il la presse et châtie,
Comme fait un chrétien son âme repentie ;
Il rejette vingt fois un mot et le reprend ;
De nos tyrans humains ce n’est pas le moins grand.
Aussi redoutez peu que je vous le conseille.
La gloire de ce miel est trop chère à l’abeille ;
L’amour de le ranger en trop parfaits rayons
Use un temps que le bien réserve aux actions.
Chantez, chantez encore, à pleine âme, en prière,
Et jetez votre accent comme l’œil sa lumière.

Heureux dont le langage, impétueux et doux,
En servant la pensée est plutôt au-dessous ;
Qui, laissant déborder l’urne de poésie,
N’en répand qu’une part, et sans l’avoir choisie ;
Et dont la sainte lyre, incomplète parfois,
Marque une âme attentive à de plus graves lois !
Son défaut m’est aimable et de près m’édifie,
Et je sépare mal vos vers de votre vie,
Vie austèrement belle, et beaux vers négligents.

Tel je vous sens, Ami, — surtout quand, seul aux champs,
Par ce déclin d’automne où s’endort la nature,
Un peu froissé du monde et fuyant son injure,

J’ouvre à quelques absents mon cœur qui se souvient.
En ce calme profond votre exemple revient.
N’aura-t-on pas aussi sa journée et son heure,
Sa ligne infranchissable entre un passé qu’on pleure
Et le pur avenir, son effort devant Dieu
Pour sortir de la foule et de tout ce milieu ?
— Et, marchant, un vent frais m’anime le visage ;
Le ciel entier couvert s’étend d’un seul nuage :
Le fond bleu s’entrevoit par places, mais obscur,
Presque orageux, si l’œil n’y devinait l’azur.
Sous ce rideau baissé, sous cette vive haleine,
À l’heure du couchant je traverse la plaine,
Côtoyant le long bois non encore effeuillé…
Et tout parle d’exil et de bonheur voilé.


Précy, 12 octobre.

SONNETS


À MADAME LA D. DE R. (LA DUCHESSE DE RAUZAN.)


I

Au Thil où vous aimez passer les mois fleuris,
Mois de fuite du monde et de vie isolée,
Pour vous, dans tout le parc, il n’est rien qu’une allée,
Haute et droite et touffue, ombrages favoris ;

Et par de la l’allée au vert et haut pourpris,
Dans la campagne il est, bien humble et sans feuillée,

Un sentier que connaît la faneuse hâlée ;
Vous y marchez souvent le long des blés mûris.

Seule à promener là votre grâce élevée,
Chaque jour vous suivez la trace conservée,…
Passé… longs souvenirs ;… printemps à Saint-Germain !

Et si, dans le château, quelqu’un soudain réclame
Votre bonne présence : « Où donc trouver Madame ? »
— « Madame, oh ! dit chacun, elle est dans son chemin. »


II


Ainsi l’on dit de vous, Madame, ainsi vous êtes,
Fidèle au souvenir, aux traces de vos pas,
Aimant ce qu’on retrouve et qui ne change pas,
Plus attentive après chaque hiver et ses fêtes !

Oh ! dans nos jours douteux d’ennuis et de tempêtes,
Où tout crie et s’égare et se mêle en combats ;
Où, si l’on ne meurt vite, on dérive plus bas :
Où le vent à plaisir fait ondoyer les têtes ;

Temps d’éclipse divine et de murmure humain !
En cette heure avant l’aube, où même tout génie
Change trois fois de route et trois fois se renie.

Oh ! qui donc, mariant la veille au lendemain,
Si fermement tiendra sa destinée unie,
Que, sans le voir, on dise : « Il est dans son chemin ! »



à mes amis

GRÉGOIRE ET COLLOMBET[15]


Quoique tout change et passe et se gâte avant l’heure ;
Quoique rien de sacré devant tous ne demeure ;
Qu’un siècle ambitieux n’empêche pas l’impur,
Que le tronc soit atteint sans que le fruit soit mûr ;
Quoique les jeunes gens sans charme ni jeunesse,
Laissant la modestie et sa belle promesse,
Dévorent l’avenir, et d’un pied méprisant
Montent comme à l’assaut en foulant le présent ;
Quoique des parvenus la bassesse et la brigue
Provoquent les fougueux à renverser la digue,
Et que, si loin qu’on aille à poser ses regards,
On n’ait dans le passé que de rares vieillards,
Il est encore, il est, pour consoler une âme,
Hors des chemins poudreux et des buts qu’on proclame,
Il est d’humbles vertus, d’immenses charités,
Des candeurs qu’on découvre et des fidélités ;
Des prières à deux dans les nuits nuptiales ;
Des pleurs de chaque jour aux pierres sépulcrales ;
Témoins que rien n’altère, obscurs, connus du Ciel,
Sauvant du mal croissant le bien perpétuel,
Et qui viennent nous rendre, en secrètes lumières,
Les purs dons conservés, les enfances premières
De ce cœur humain éternel !


L’enfance encor, l’enfance a des vœux que j’admire,
Des élans où la foi revient luire et sourire,
Des propos à charmer les martyrs triomphants.
Et des vieillards aussi, pareils aux saints enfants,
Ont des désirs, Seigneur, de chanter ta louange,
Comme un Éliacin dans le temple qu’il range !

À la Conciergerie où libre et par son choix,
Prisonnière, venait, pour ressaisir ses droits,
Une Dame au grand nom, de qui la haute idée,
Mal à l’aise en nos temps, rêva l’autre Vendée,
Et qui, d’un sang trop prompt et d’un cœur plein d’échos,
S’égarait à tenter les luttes des héros[16] ;
À la Conciergerie, en même temps, près d’elle,
Pour cause peu semblable, et sans chercher laquelle,
Se trouvait une femme, une mère ; et l’enfant,
L’enfant aux blonds cheveux, vers la Dame souvent
Allait et revenait d’une grâce légère :
Entre les rangs divers l’enfance est messagère.
Et la sœur de la Dame, aussi d’air noble et grand,
Dès midi chaque jour venant et demeurant,
Toutes deux à l’entour de ce front sans nuage
S’égayaient, et l’aimaient comme un aimable otage,
L’appelaient, le gardaient des heures, et parmi
De longs discours charmants, le nommaient leur ami.
Et sous les lourds barreaux et dans l’étroite enceinte,
La jeune âme captive, ignorant sa contrainte,
N’avait que joie et fête, et rayon qui sourit :
Telle une giroflée à la vitre fleurit.
Pourtant, lorsque la Dame, un moment prisonnière,
Vit sa cause arriver et la libre lumière,
Ce furent des regrets et des adieux jaloux,

Des promesses : « Du moins tu priras bien pour nous, »
Disait-elle ; et l’enfant que ce mot encourage :
« Je prirai que toujours vous ayez de l’ouvrage, »
Dans son espoir, ainsi, ne séparant jamais
Ce que sa mère dit le plus grand des bienfaits !
Cri naïf : De l’ouvrage ! éclair qui nous révèle
Des deux antiques parts la querelle éternelle,
Le travail, le loisir, deux fils du genre humain !
Ici, dans la prison, ils se touchaient la main :
Au front de cet enfant, un baiser d’alliance,
Un arc-en-ciel léger disait que confiance,
Reconnaissance, amour, ce qui peut aplanir,
Viendrait encore en aide au sévère avenir.
— « Pour ma sœur que voilà, souffrante, Enfant, demande,
« Demande la santé, tant que Dieu la lui rende. »
— « Oh ! vous l’aurez, dit-il (et son accent surtout
« S’y mêlait), vous l’aurez ! vous en aurez beaucoup ! »
— Et l’enfant et la mère ont depuis deux amies.

L’autre trait qui me touche, et qu’aux âmes unies,
Simples et de silence, aux doux cœurs égarés,
À tout ce qui connait le temple et ses degrés,
À tous ceux qui priaient à douze ans à la messe,
Et qui pleurent parfois le Dieu de leur jeunesse,
J’offre en simplicité, regrettant et priant.
Ce trait vient de l’hospice où de Chateaubriand
Le vieux nom glorieux s’avoisine au portique,
Comme auprès d’une croix un chêne druidique[17].
Un saint prêtre en ces murs et dans ce parc heureux,
Parmi les jeunes plants et les jets vigoureux
Qui, sur ces fronts humains dépouillés par l’orage,
Assemblent chaque été plus d’oiseaux et d’ombrage,

Un saint prêtre vivait, et, sans trop défaillir,
Depuis quelques saisons achevait de vieillir.
Mais encore une fois avait pâli l’automne,
Et Noël, dans sa crèche, apprêtait sa couronne.
Le vieux prêtre en son cœur, durant tout cet Avent,
Sentait comme un désir suprême et plus fervent.
Les Saluts, chaque soir, en douce mélodie
L’inondaient, et sa voix sous ses pleurs enhardie,
Distincte, articulée, au verset solennel,
Du milieu de la foule arrivait à l’autel.
Enfin, la veille, ému, ne se sentant plus maître,
Il va vers l’aumônier, un bon et jeune prêtre :
« C’est donc demain Noël, l’Alleluia béni !
« Oh ! les beaux Rorate, les Consolamini !
« Oh ! monsieur l’aumônier, quels chants pleins d’allégresse !
« Ces Saluts de l’Avent ont comme une tendresse.
« Hélas !… vous êtes jeune, à l’autel vous chantez ;
« Voilà bien des Noëls que je n’ai pas fêtés ! »
Il s’arrêtait, n’osant ;… mais, d’une bonté sûre,
L’aumônier qui devine, achevant de conclure :
« Eh ! bien, chantez pour moi la grand’messe demain. »
— « Oh ! Monsieur ! (et la joie étouffait dans son sein) ;
« On vous disait bien bon, vous l’êtes plus encore ! »
Il officia donc, de voix tendre et sonore :
« Puisque ma voix mourante a chanté dans Sion,
« Congédie, à Seigneur, ton vieillard Siméon ! »

L’enfance encor, l’enfance a des vœux que j’admire,
Des élans où la foi revient luire et sourire,
Des propos à charmer les martyrs triomphants.
Et des vieillards aussi, pareils aux saints enfants,
Ont des désirs, Seigneur, de chanter à tes fêtes,
Comme un Éliacin au temps des rois-prophètes.



À VICTOR PAVIE


le soir de son mariage[18]


À d’autres, cher Pavie, en ces joyeux moments,
Au milieu des flambeaux, des fleurs et des serments
Où s’exalte un si pur délire,
À d’autres, s’il fallait toucher le mot profond,
Le mot vrai, qui le mieux éclairât ce qu’ils sont,
Pour chant d’hymen il faudrait dire ; —

À ceux qui, s’égarant au sortir du manoir,
Ont en de faux essais gâté leur jeune espoir
Et tari leur première joie ;
Que l’étoile a quittés, gardienne des berceaux :
Que passion navrante ou vulgaires assauts
Ont fatigués comme une proie ;

À ceux-là, quand l’Hymen, dans sa chaste pitié,
Vient poser sa couronne à leur front essuyé
Et leur conduit la jeune fille,
Jeune fille à l’œil vif, au bandeau radouci,
Qui les aime plus fort que s’ils sortaient aussi
Des saints baisers de la famille :


À ceux-là, revenus par fatigue au bonheur,
Il faudrait oser dire : Échauffez votre cœur,
Animez-y toute étincelle
Sans vous appesantir au bien-être, au repos,
Ressaisissez la foi, rallumez les flambeaux
Qui feront votre âme nouvelle !

Il faudrait replonger au matin de leurs jours
Ces pèlerins lassés d’inconstantes amours,
Les rendre aux plus fraîches haleines,
Et, franchissant d’un bond l’intervalle aboli,
Renouer, s’il se peut, par effort, par oubli,
Heures croyantes et sereines.

Mais à vous, chier Pavie, en ces jours couronnés,
À vous, jeune homme intègre, aux épis non fanés
Qu’un vif août échauffe et dore,
Qui brillent au regard et sonnent sous la main,
Tels que naguère au front du moissonneur romain
Léopold[19] les faisait éclore ;

À vous, fidèle en tout au devoir ancien,
Fidèle à chaque grain du chapelet chrétien,
Bien qu’amant des jeunes extases ;
Qui sûtes conserver en votre chaste sein
Passion, pureté, douceur, l’huile et le vin,
Comme à l’autel dans les saints vases ;

À vous un mot suffit ; pour tous conseils, pour chants,
Pour nuptial écho de tant de vœux touchants,
Ami, c’est assez de vous dire :
Apaisez votre cœur, car vous avez trouvé
Le seul objet absent, le bien longtemps rêvé,
Longtemps votre vague martyre !


Apaisez votre cœur, car il n’est que trop plein ;
Car, hormis vos bons pleurs sur le pieux déclin
De la mère de votre père,
Vous n’eûtes à pleurer qu’au soir en promeneur,
En sublime égaré qui va sous le Seigneur,
Et qui jamais ne désespère !

Car sans relâche en vous, élancements, désirs,
L’Amitié, l’Art, le Beau, vos uniques soupirs,
Mêlant des feux et des fumées,
Formaient comme un autel trop chargé de présents,
Où, nuit et jour, veillaient sous des vapeurs d’encens
Les Espérances enflammées.

Et c’était de tous points, dans l’actif univers,
Retentissant en vous par salves de concerts,
Comme un chant d’orgue qui s’essaie,
D’un orgue mal dompté, mais sonore et puissant,
À l’Océan ému pareil, et mugissant,
Et dont le timbre humain s’effraie ;

Jusqu’à ce que, rompant ces échos du Sina,
Une note plus claire, un Salve Regina
Tout à coup repousse la brume,
Se glisse, s’insinue aux rameaux trop épais,
Donne au confus murmure un air divin de paix,
Et blanchisse la belle écume !

Apaisez votre cœur, car jusqu’ici vos nuits
S’en allaient sans rosée en orageux ennuis,
Et vous fatiguaient de mystères ;
Les étoiles, sur vous, inquiétants soleils,
Nouaient leurs mille nœuds, et de feux nonpareils,
Brûlaient vos rêves solitaires !


Jusqu’à ce que, naissant à propos, ait marché
Une Étoile plus blanche ; et d’un flambeau penché
Elle a mis son jour sur la scène,
Et la molle lueur a débrouillé les cieux,
Et les nœuds ont fait place au chœur harmonieux
Que la lune paisible mène.

Et, la lune endormie à son tour se couchant,
Tout bientôt ne devient, le matin approchant,
Qu’une même et tendre lumière,
Comme en venant j’ai vu, vers l’aube, près de Blois,
Ciel, coteaux, tout blanchir et nager à la fois
En votre Loire hospitalière !


Aux Rangeardiéres, près Angers, 4 août 1835.


SONNET


À MADAME P.


Heureux, loin de Paris, d’errer en ce doux lieu,
Je venais de quitter le petit Bois des Dames,
Et m’écartant de l’Oise, où lavaient quelques femmes,
J’allais, gai villageois, léger, en sarrau bleu,

Chapeau de paille au front, du côté de Saint-Leu,
Quand soudain, me tournant vers le couchant en flammes,
Je vis par tout le pré des millions de trames,
Blancs fils de bonne Vierge aux longs réseaux de feu.


Des nappes du fin lin la terre était couverte,
Et les chaumes restants et les brins d’herbe verte
Semblaient un champ de lis subitement levé ;

— Des brebis, tout au loin, bondissaient, blonde écume ;
Et moi, dont l’œil se mouille et dont le front s’allume,
Tête nue, adorant, je récitai l’Ave.


Précy, 9 octobre.


SONNET
DE SAINTE THÉRÈSE


À JÉSUS CRUCIFIÉ


Ce qui m’excite à t’aimer, Ô mon Dieu,
Ce n’est pas l’heureux ciel que mon espoir devance,
Ce qui m’excite à t’épargner l’offense,
Ce n’est pas l’enfer sombre et l’horreur de son feu !

C’est toi, mon Dieu, toi par ton libre vœu
Cloué sur cette croix où t’atteint l’insolence :
C’est ton saint corps sous l’épine et la lance,
Où tous les aiguillons de la mort sont eu jeu.

Voilà ce qui m’éprend, et d’amour si suprême,
Ô mon Dieu, que, sans ciel même, je t’aimerais ;
Que, même sans enfer, encor je te craindrais !


Tu n’as rien à donner, mon Dieu, pour que je t’aime ;
Car, si profond que soit mon espoir, en l’ôtant,
Mon amour irait seul, et t’aimerait autant !



Tu te révoltes, tu t’irrites,
Ô mon Âme, de ce que tel
Ne comprend pas tous tes mérites
Et met ton talent sous l’autel ;

Tu t’en aigris ! mais, Âme vaine,
Pourquoi, d’un soin aussi profond,
N’es-tu pas prompte à tirer peine
De ce que d’autres te surfont ;

De ce que tout lecteur sincère,
Te prenant au mot de devoir,
Te tient en son estime chère
Bien plus que tu sais ne valoir ?

Oh ! plus sage, mieux attristée,
Tu souffrirais amèrement
De la faveur imméritée
Plus que de l’injure, estimant

Que dans cette humaine monnaie
Ton prix encore est tout flatteur,
Et que bien pauvre est la part vraie
Aux yeux du seul Estimateur !



........ Nam cur
Quae laedunt oculos festinas demere : si quid
Est animum, differs curandi tempus in annum ?

Horace, Ép., II., liv. i.


Dans ce cabriolet de place j’examine
L’homme qui me conduit, qui n’est plus que machine,
Hideux, à barbe épaisse, à longs cheveux collés :
Vice et vin et sommeil chargent ses yeux soûlés.
Comment l’homme peut-il ainsi tomber ? pensais-je,
Et je me reculais à l’autre coin du siége.
— Mais Toi, qui vois si bien le mal à son dehors,
La crapule poussée à l’abandon du corps,
Comment tiens-tu ton âme au dedans ? Souvent pleine
Et chargée, es-tu prompt à la mettre en haleine ?
Le matin, plus soigneux que l’homme d’à-côté,
La laves-tu du songe épais ? et dégoûté,
Le soir, la laves-tu du jour gros de poussière ?
Ne la laisses-tu pas sans baptême et prière
S’engourdir et croupir, comme ce conducteur
Dont l’immonde sourcil ne sent pas sa moiteur ?



À ULRIC GUTTINGUER[20]


Les vieilles amitiés, si elles ne sont pas pour nous, demeurent contre nous, et c’est amer.
Lettres.


Chez lui, chez vous surtout, une aigreur s’est glissée ;
Elle dure et s’augmente, et corrompt la pensée.

Vous lui pardonnez bien, mais en Dieu seulement,
Et sans entendre à rien d’humain et de clément.
Et cette amitié morte au fond de vous remue ;
Et si dans mon discours son ombre est revenue,
Si le nom, par mégarde, irrite un souvenir,
Un sourire blessé ne se peut retenir,
Et vous rejetez loin l’affection trompée,
Comme on fait sous le pied la couleuvre coupée.

Et pourtant, dès l’enfance, en vos prés les plus verts,
Par vos jeux, par vos goûts ressemblants et divers,
Au plus beaux des vallons de votre Normandie,
Vous, effeuillant déjà les fleurs qu’il étudie ;
Vous, plus brillant, plus gai de folie, et plus vain
À dissiper, poëte, un trésor plus divin ;
Lui plus grave, et pourtant aimable entre les sages,
S’éprenant des douceurs comme vous des orages ;
Et puis avec les ans tous les deux divisés
(Non de cœur) et menant vos sentiers moins croisés ;
Lui dans la raison saine et l’étude suivie,
Et la possession plénière de la vie,
Et l’obligeance heureuse, et tout ce qui s’accroît
En estime, en savoir, sous un antique toit,
Et chaque jour enfin, dans sa route certaine,
Tournant au docte Huet, — mais Vous au La Fontaine ;
Vous, pauvre Ami sensible, avec vos tendres vers,
Avec tous vos débris délicieux et chers,
Vos inquiets tourments de choses si sacrées,
Vos combats de désirs et vos fautes pleurées
Tous deux liés toujours, Vous d’erreurs assailli,
Jusqu’en Dieu rejetant ce cœur trop défailli

Qu’un bruit de blâme humain y va troubler encore ;
Lui (ne l’enviez pas !) jouissant qu’on l’honore ;
Tous les deux, vous avez vieilli !

Oh ! quand, après le charme et les belles années,
L’amitié, déjà vieille, en nos âmes tournées
S’ulcère et veut mourir, oh ! c’est un mal affreux !
Le passé tout entier boit un fiel douloureux.
L’ami qui de nous-même, hélas ! faisait partie,
Qu’en nous tenait vivant le nœud de sympathie,
Cet ami qu’on portait, frappé d’un coup mortel
(J’en parle ayant souffert quelque chose de tel),
Est comme un enfant mort dans nos flancs avant l’heure,
Qui remonte et s’égare et corrompt sa demeure ;
Car il ne peut sortir ! Et ce fardeau si doux,
Qui réchauffait la vie ainsi doublée en nous,
N’est plus qu’un ennemi, le fléau des entrailles.
Pour te guérir alors, à cœur saignant qui railles,
Ce n’est pas l’ironie et le sourire amer
Qu’il faut, triste lueur de tout secret enfer !
Mais c’est un vrai pardon, et non, comme on le nomme,
Un pardon en Dieu seul, mais aussi devant l’homme,
Devant l’ami blessé, s’il se peut ; ne laissant
En lui non plus qu’en nous nul poison renaissant ;
C’est de prier qu’Élie, ou le Dieu de Lazare,
Réveille dans nos flancs cet enfant qui s’égare,
Le rende à notre chair sans plus l’aliéner,
Ou l’aide doucement de nous à s’éloigner.
J’ai souvent, dit Jean-Paul, le funèbre prophète,
Cette fois plus touchant, — j’ai souhaité pour fête
D’être témoin sur terre, attentif et caché,
De tout cœur qu’un pardon aurait soudain touché ;
Et des embrassements où le reproche expire,
Quand l’âme que l’Amour ranime à son empire,

Comme un osier en fleur qu’un vent avait courbé,
Violent, du côté du marais embourbé,
Se redresse au soleil et brille sur la haie
Var le plus gai duvet de toute l’oseraie.

Mais quand l’aigreur mauvaise a duré trop longtemps,
Quand le pardon se tait, c’est en vain qu’au printemps
Vous marchez, seul et Roi, dans vos plaines brillantes,
L’âme ouverte aux parfums des forêts et des plantes,
Admirant l’Océan où s’achèvent les cieux ;
Car ce nuage prompt, cette ride en vos yeux,
Qu’est-ce ? sinon en vous un souvenir qui passe,
Réveillé par le lieu peut-être, par la trace
Qu’y laissa votre ami, discourant autrefois
Avec vous de ces fleurs et du nom de ces bois,
Et du dôme sans fond qui s’appuie à l’abîme,…
Ou des molles erreurs qui furent votre crime.


TROIS SONNETS

imités de Wordsworth


I

REPOSEZ-VOUS ET REMERCIEZ


(Au sommet du Glencroe)[21].


Ayant monté longtemps d’un pas lourd et pesant
Les rampes, au sommet désiré du voyage,

Près du chemin gravi, bordé de fin herbage,
Oh ! qui n’aime à tomber d’un cœur reconnaissant ?

Qui ne s’y coucherait délassé, se berçant
Aux propos entre amis, ou seul, au cri sauvage
Du faucon, près de là perdu dans le nuage,
— Nuage du matin, et qui bientôt descend ?

Mais, le corps étendu, n’oublions pas que l’âme,
De même que l’oiseau monte sans agiter
Son aile, ou qu’au torrent, sans fatiguer sa rame,

Le poisson sait tout droit en flèche remonter,
— L’âme (la foi l’aidant et les grâces propices)
Peut monter son air pur, ses torrents, ses délices !


II

LA CABANE DU HIGHLANDER


Elle est bâtie en terre, et la sauvage fleur
Orne un faîte croulant ; toiture mal fermée,
Il en sort, le matin, une lente fumée,
(Voyez) belle au soleil, blanche et torse en vapeur !

Le clair ruisseau des monts coule auprès ; n’ayez peur
D’approcher comme lui ; quand l’âme est bien formée,
On est humble, on se sait, pauvre race, semée
Aux rocs, aux durs sentiers, partout ou vit un cœur !


Sous ce toit affaissé de terre et de verdure,
Par ce chemin rampant jusqu’à la porte obscure,
Venez ; plus naturel, le pauvre a ses trésors :

Un cœur doux, patient, bénissant sur sa route,
Qui, s’il supportait moins, bénirait moins sans doute…
Ne restez plus ainsi, ne restez pas dehors !


III

LE CHÂTEAU DE BOTHWELL


Dans les tours de Bothwell, prisonnier autrefois,
Plus d’un brave oubliait (tant cette Clyde est belle !)
De pleurer son malheur et sa cause fidèle.
Moi-même, en d’autres temps, je vins là ; — je vous vois

Dans ma pensée encor, flots courants, sous vos bois !
Mais, quoique revenu près des bords que j’appelle,
Je ne puis rendre aux lieux de visite nouvelle.
— Regret ! — Passé léger, m’allez-vous être un poids ?…

Mieux vaut remercier une ancienne journée,
Pour la joie au soleil librement couronnée,
Que d’aigrir son désir contre un présent jaloux.

Le Sommeil t’a donné son pouvoir sur les songes,
Mémoire ; tu les fais vivants et les prolonges ;
Ce que tu sais aimer est-il donc loin de nous ?



La voilà, pauvre mère, à Paris arrivée
Avec ses deux enfants, sa fidèle couvée !
Veuve, et chaste, et sévère, et toute au deuil pieux,
Elle les a, seize ans, élevés sous ses yeux
En province, en sa ville immense et solitaire,
Déserte à voir, muette autant qu’un monastère,
Où croît l’herbe au pavé, la triste fleur au mur,
Au cœur le souvenir long, sérieux et sûr.
Mais aujourd’hui qu’il faut que son fils se décide
À quelque état, jeune homme et docile et timide,
Elle n’a pas osé le laisser seul venir ;
Elle le veut encor sous son aile tenir ;
Elle veut le garder de toute impure atteinte,
Veiller en lui toujours l’image qu’elle a peinte
(Sainte image d’un père !), et les devoirs écrits
Et la pudeur puisée à des foyers chéris ;
Elle est venue. En vain chez sa fille innocente,
L’ennui s’émeut parfois d’une compagne absente,
Et l’habitude aimée agite son lien :
La mère, elle, est sans plainte et ne regrette rien.
Mais si son fils, dehors qu’appelle quelque étude,
Est sorti trop longtemps pour son inquiétude,
Si le soir, auprès d’elle, il rentre un peu plus tard,
Sous sa question simple observez son regard !
Pauvre mère ! elle est sûre, et pourtant sa voix tremble,
Ô trésor de douleurs, — de bonheurs tout ensemble !
Car, passé ce moment, et le calme remis,
Comme aux soirs de province, avec quelques amis
Retrouvés ici même, elle jouit d’entendre
(Cachant du doigt ses pleurs) sa fille, voix si tendre,
Légère, qui s’anime en éclat argenté,
Au piano, — le seul meuble avec eux apporté.



Les vers qui suivent auraient pu être imprimés à la fin du livre Volupté, auquel ils se rapportent ; mais je les crois mieux à part et ici. Il convient toutefois, pour les bien comprendre, de ne les lire qu’après s’être rappelé les dernières pages de cette longue confidence. L’ami prêtre adressait d’Amérique son histoire et ses conseils à son ami plus jeune. C’est celui-ci qui, ayant reçu, à le mort de l’autre, l’écrit, probablement légué, y répond en ces vers.


J’ai reçu, j’ai reçu les émouvantes pages,
Aveux, confessions, échos des ans moins sages, !
Souvenirs presque miens, retrouvés et relus !
Mais quand je les lisais, Ami, vous n’étiez plus !

Vous me les écriviez, songeant à ma jeunesse,
À mon âge d’alors, à mon ciel enflammé,
Quand le nuage errant, sous un air de promesse,
Cache et porte bientôt notre avenir formé,

Quand tout jeune mortel, montant son mont Albane
Ou sa bruyère en fleurs, le regard plein d’essor,
À ses pieds l’Océan ou les lacs de Diane,
Pleure à voir chaque soir coucher les soleils d’or !

Vous vouliez avertir la fleur avant l’orage,
Dire au fruit l’heure et l’ombre, et le midi peu sûr ;
Vos rayons me cherchaient sous mon plus vert ombrage,
Mais, quand ils sont venus, voilà que j’étais mûr.

Hélas ! je ne suis plus celui du mont Albane,
Celui des premiers pleurs et des premiers désirs ;
Quelques printemps de trop ont usé les plaisirs.

Dieu n’est pas tout pour moi ; mais l’âme encor profane,
Sans plus les égarer, étouffe ses soupirs !

Je n’ai que mieux senti l’intention profonde,
Ami ; vos saints accents me venant du vrai monde,
Où mort vous habitez,.
M’ont ravi sur vos pas en tristesse infinie.
Eh ! qui n’a pas vécu de vos nuits d’insomnie ?
Qui n’eut vos lents matins, vos soirs précipités ?
Qui n’eut pas sa Lucy quelque jour sur la terre ?
Qui ne l’a pas perdue, absente, ou par la mort ?
Au cœur d’une Amélie éveillant le mystère,
Qui n’a pas gardé le remord ?
Et plus tard, quand la faute en nous s’est enhardie,
Tout froissé des liens de quelque madame R.,
Oh ! qui n’a souhaité l’instant qui congédie,
La paix loin des erreurs, et le toit vaste et clair,
Et l’entretien si doux, tout proche de la mer,
Chez un ami de Normandie ?

Guérissons, guérissons ! et plus de faux lien !
C’est assez dans nos jours d’une amante pleurée,
Ménageons, vers le soir, quelque pente éclairée,
Où votre astre, Amaury, serait voisin du mien.

Mais puis-je, à mon souhait, suivre en tout même trace ?
Si le Christ m’attendrit, Rome au moins m’embarrasse.
Ô Prêtre, je le sais et l’ai bien éprouvé,
Par son sol triomphal, de sépulcres pavé,
Par son bandeau d’azur, par ses monts, par ses rues,
Par ses places en deuil des foules disparues,
Par ses marbres encor, son chant ou ses couleurs,
Ta Rome est souveraine à calmer les douleurs.
Mais son pouvoir d’en haut me trouble et me rejette :
En vain j’y veux ranger mon âme peu sujette ;

Je me dis de ne pas, tout d’abord, me heurter,
De croire et de m’asseoir, de me laisser porter ;
Qu’au sommet aplani luit le divin salaire ;
Je dis, et malgré tout, cœur libre et populaire,
Chaque fois que j’aspire à l’antique rocher,
Maint aspect tortueux m’interdit d’approcher !

Et cependant l’on souffre et l’on doute avec transe ;
N’est-il plus en nos jours besoin de délivrance,
D’asile au toit béni, d’arche au-dessus des eaux,
De rameau séculaire entre tant de roseaux ?

Souvent l’hiver dernier, en douce compagnie
Où les noms plus obscurs et des noms de génie,
Et d’autres couronnés de bonté, de beauté,
S’unissaient dans un nœud de libre intimité,
Comme aux chapeaux de Mai, sous la main qui se joue,
La pâle ou sombre fleur au bouton d’or se noue ;
Souvent donc, réunis par qui savait choisir,
Tous chrétiens de croyance ou du moins de désir,
Ces soirs-là, nous causions du grand mal où nous sommes,
De l’avenir du monde et des rêves des hommes,
De l’orgueil emporté qui déplace les cieux,
De l’esprit toutefois meilleur, religieux,
Jeune esprit de retour, souffle errant qui s’ignore,
Qu’il faut fixer en œuvre avant qu’il s’évapore.
Puis par degrés venait le projet accueilli
De faire refleurir Port-Royal à Juilly,
Ou plus près, quelque part ici, dans Paris même,
Et dans quelque faubourg d’avoir notre Solesme.
Et c’étaient des détails de la grave maison,
Combien de liberté, d’étude ou d’oraison,
La règle, le quartier, tout… hormis la demeure,
Et le plus vif sortait pour la chercher sur l’heure.


Oui, — mais, le lendemain de ces soirs si fervents,
Les beaux vœux dispersés s’en allaient à tous vents,
Vrais propos de festin dont nul ne tient mémoire.
Et la vie au dehors avait repris son cours ;
À chacun ses oublis ! un rayon de la gloire,
Un rayon des folles amours,
Ou le monde et ses soins, cent menus alentours,
Et le doute en travers qui chemine et nous presse.
— Tout ce projet d’hier, n’était-ce donc qu’ivresse ?

Que faire ? — Au moins sauver le projet dans son sein,
En garder le désir et l’idéal dessin ;
À chaque illusion dont l’âme devient veuve,
À chaque flot de plus dont le monde l’abreuve,
Tout indigne qu’on est, plein du deuil de son cœur,
Regagner en pleurant le cloître intérieur ;
Et rapporter de là, de la haute vallée,
Au plus bas de la vie inquiète et mêlée,
Même dans les erreurs, même dans les combats,
Même au sein du grand doute où s’empêchent nos pas,
Un esprit de pardon, d’indulgence et de larmes,
Une facilité de prier sous les armes,
Le souvenir d’un bien qui n’a pu nous tromper,
Un parfum que tout l’air ne pourra dissiper,
Et dont secrètement l’influence reçue
Nous suit par nos chemins et bénit chaque issue ;
Quelque chose de bon, de confiant au Ciel,
De tolérant à tous, écoutant, laissant dire,
N’ignorant rien du mal et corrigeant le fiel,
Religion clémente à tout ce qui soupire,
Christianisme universel !

Bien volontiers je crois avec ceux de notre âge,

Un peu plus qu’Amaury n’y penche en son ouvrage,
Je crois avec nos chefs en ce douteux instant,
Nos guides enchanteurs (un peu moins qu’eux pourtant),
À quelque vrai progrès dans l’alliance humaine,
Au peuple par degrés vivant mieux de sa peine,
Au foyer chez beaucoup, suffisant et frugal,
S’honorant, chaque jour, d’un accord plus égal,
À l’enfance de tous d’enseignement munie,
À plus de paix enfin, d’aisance et d’harmonie.
J’y crois, et, tout marchant, la flamme est à mon front ;
J’y crois, mais tant de maux au bien se mêleront,
Mais tant d’âpre intérêt, de passion rebelle,
Sous des contours plus doux, d’injustice éternelle,
Tant de poussière à flots, si prompte à s’élever,
Obscurciront l’Éden impossible à trouver,
Que je veux concevoir des âmes détachées,
Muet témoin, les suivre aux retraites cachées,
En être quelquefois, les comprendre toujours,
Embrasser leur exil ici-bas, leurs amours,
Plaintes, fuites, aveux, tout… jusqu’à leurs chimères.
L’essor va loin souvent, dans leurs pages légères.
Oh ! oui, qu’on laisse encore à nos rares loisirs
Ces choix d’objets aimés et de touchants plaisirs,
Quelque couvert d’ombrage où l’on se réfugie !
Pleurez tout bas pour nous, idéale Élégie !
Souvent à cette voix trop tendre en commençant,
La prière éveillée ajoute son accent.
Racine, enfant pieux, relisait Chariclée.
Clémentine ou Clarisse, à propos rappelée,
Nonchalants entretiens venus d’un air rêveur,
Des purs amours en nous ravivent la saveur.
Huet louait Zaïde, et tout m’embellit Clève ;
Et mon être à souhait s’attendrit ou s’élève,
Selon que plus avant en un monde chéri,

Bien après le bosquet où la place est encore
Du bon évêque Héliodore,
L’abbé Prévost m’entraîne, et d’un tour favori
Par la main me ramène à l’évêque Amaury.

Précy, octobre.

SONNET


À madame la M. de C… (la marquise de castries)[22]

qui est à dieppe.


D’ici je vous voyais en fauteuil sur la plage,
Roulant, assise et Reine, aux flots que vous rasez,
Et la vague, baisant vos pieds tranquillisés,
Venait se plaindre, hélas ! de leur lent esclavage.

Et, si l’une arrivait grosse et d’un air d’orage,
Ce bras, qui parle encor lorsque vous vous taisez,
Plus beau des mouvements à vos pieds refusés,
D’un geste l’abattait en écume volage.

Mais je ne songeais pas au bel enfant Roger,
Qui, comme un page en feu qui protège une Reine,
Va canonner la vague, et, parant le danger,


Triomphe et rit ; — et Vous, heureuse dans la peine,
Une larme eu vos yeux, devant la mer lointaine,
Sur la mer du passé vous êtes à songer !

Paris, août.

SUR UN PORTRAIT DE GÉRARD,

UNE JEUNE FEMME AU BAIN


À MADAME RÉCAMIER


Dans ce frais pavillon de marbre et de verdure,
Quand le flot naturel avec art détourné,
Pour former un doux lac vient baiser sans murmure
Le pourtour attiédi du pur jaspe veiné ;

Quand le rideau de pourpre assoupit la lumière,
Quand un buisson de rose achève la cloison ;
Chaste au sortir du bain ; ayant laissé derrière
Humide vêtement, blanche écume et toison ;

De fine mousseline à peine revêtue,
Assise, un bras fuyant, l’autre en avant penché ;
Son beau pied, non chaussé, d’albâtre et de statue,
S’éclairant, au parvis, d’un reflet détaché,


Au parvis étoilé, d’où transpire et s’exhale
Par les secrets d’un art, magicien flatteur,
Quelque encens merveilleux, quelque rose, rivale
Des roses du buisson à naïve senteur ;

Simple, et pour tout brillant, dans l’oubli d’elle-même,
À part ce blanc de lis et ces contours neigeux,
N’ayant de diamant, d’or et de diadème,
Que cette épingle en flèche attachant ses cheveux ;

N’ayant que ce dard-là, cette pointe légère,
Pour dire que l’abeille aurait bien son courroux,
Et pour nous dire encor qu’elle n’est pas bergère,
Un cachemire à fleurs coulant sur ses genoux ;

Sans miroir, sans ennui, sans un pli qui l’offense,
Sans rêve trop ému ni malheur qu’on pressent,
Mêlant un reste heureux d’insouciante enfance
À l’éclair éveillé d’un intérêt naissant ;

Qu’a-t-elle, et quelle est donc, ou mortelle ou déesse,
Dans son cadre enchanté de myrte et de saphir,
Cette élégante enfant, cette Hébé de jeunesse,
Hébé que tous les Dieux prendraient peine à servir ?

Elle est trouvée enfin la Psyché sans blessure,
La Nymphe sans danger dans les bains de Pallas ;
C’est Ariane heureuse, une Hélène encor pure,
Hélène avant Pâris, même avant Ménélas !

Une Armide innocente, et qui de même enchaine ;
Une Herminie aimée, ignorant son lien ;
Aux bosquets de Pestum une jeune Romaine
Songeant dans un parfum à quelque Émilien !


C’est celle que plus tard, non plus Grecque naïve,
Fleur des palais d’Homère et de l’antique ciel,
Mais Béatrix déjà, plus voilée et pensive,
Canove ira choisir pour le myrte immortel !

Mais à quoi tout d’abord rêve-t-elle à l’entrée
De son bel avenir, au fond de ses berceaux ?
À quoi s’oublie ainsi la jeune Idolâtrée ?
À quelle odeur subtile ? à quel soupir des eaux ?

À quel chant de colombe ?… à sa harpe éloignée ?
À l’abeille, au rayon ?.. au piano de son choix ?
Peut-être au char magique où luit la Destinée,
Au frère du Consul, à ceux qui seront Rois ?

À l’épée, au génie, à la vertu si sainte,
À tout ce long cortège où chacun va venir
La nommer la plus belle, et, dans sa chaste enceinte,
S’irriter, se soumettre, et bondir, et bénir ?

Car qui la vit sans craindre, en ces heures durables,
En ces printemps nombreux et si souvent nouveaux,
Les sages et les saints eux-mêmes égarables,
Les pères et les fils enchaînés et rivaux ?

Heureuse, elle l’est donc ; tout lui chante autour d’elle ;
Un cercle de lumière illumine ses pas ;
C’est miracle et féerie ! — « Arrêtez, me dit-elle ;
Heureuse, heureuse alors, oh ! ne le croyez pas ! »

— Elle a dit vrai. — Du sein de la fête obligée,
En plein bal, que de fois (écoutez cet aveu),
Songeant au premier mot qui l’a mal engagée,
Retrouvant tout d’un coup l’irréparable vœu,


Le retrouvant cruel, mais respectable encore,
(Car, même dans le trouble et sous l’attrait, toujours,
La Décence à pas lents, la Crainte qui s’honore,
De leur ton cadencé notèrent ses détours),

Que de fois donc, sentant cette lutte trop forte,
Du milieu des rivaux qui n’osent l’effleurer,
En hâte de sortir, un pied hors de la porte,
Elle se mit, ainsi que Joseph, à pleurer !

Et pleurant sous les fleurs, et de sa tête ornée
Épanchant les ennuis dans un amer torrent,
Elle dit comme Job : « Que ne suis-je pas née ! »
Tant le bonheur d’hymen lui semble le plus grand !

Que de fatigue aussi, de soins (si l’on y pense),
Que d’angoisse pour prix de tant d’heureux concerts,
Triomphante Beauté, que l’on croit qui s’avance
D’une conque facile à la crête des mers !

L’Océan qui se courbe a plus d’un monstre humide,
Qu’il lance et revomit en un soudain moment.
Quel sceptre, que d’efforts, ô mortelle et timide,
Pour tout faire à vos pieds écumer mollement !

Ces lions qu’imprudente, elle irrite, elle ignore,
Dans le cirque, d’un geste, il faut les apaiser ;
Il faut qu’un peuple ardent qui se pousse et dévore
À ce ruban tendu s’arrête sans oser.

Ô fatigue du corps ! ô fatigue de l’âme !
Scintillement du front qui rougit et pâlit !
Que sa rosée a froid ! Cette rougeur de flamme
Cache un frisson muet qu’en vain elle embellit !


Ah ! c’est depuis ce temps, même depuis l’automne,
Quand la fête est ailleurs, quand l’astre pâle a lui,
Quand tout débris sauvé, toute chère couronne,
Au souvenir sacré se confond aujourd’hui ;

Lorsque causant des morts, des amitiés suprêmes,
Dans ce salon discret, le soir, à demi-voix,
Pour Vous qui les pleurez, pour les jeunes eux-mêmes,
Le meilleur du discours est sur ceux d’autrefois,

C’est seulement alors, qu’assurée avec grâce,
Recouvrant les douleurs d’un sourire charmant,
Vous acceptez la vie, et, repassant sa trace,
Vous lui pardonnez mieux qu’aux jours d’enchantement.

Le dévouement plus pur, l’amitié plus égale,
Les mêmes, quelques-uns, chaque fois introduits,
Le bienfait remplissant chaque heure matinale,
Le génie à guérir, à sauver des ennuis ;

Au soir, quelque lecture ; aux jours où l’on regrette,
Un chant d’orage encor sur un clavier plus doux ;
Puis l’entretien que règle une muse secrète,
Tout un bel art de vivre éclos autour de vous :

Sur le mal, sur le bien, sur l’amour ou la gloire,
Sur tout objet, cueillir un rayon adouci,
En composer un mieux, à quoi vous voulez croire,
Voilà, voilà votre art, votre bonheur aussi !

Aimez-le, goûtez-en la pâleur inclinée ;
Il fuyait ce bain grec où nous vous admirons.
— Rappelons-nous l’aveu de la plus fortunée,
Mortels, sous tant de jougs où gémissent nos fronts !



ROME

ÉLÉGIE IMITÉE DE M. AUG. GUILL. DE SCHLEGEL.

À MADAME DE STAEL


Au sein de Parthénope as-tu goûté la vie ?
Dans le tombeau du monde apprenons à mourir !
Sur cette terre en vain, splendidement servie,
Le même astre immortel règne sans se couvrir ;

En vain, depuis les nuits des hautes origines,
Un ciel inaltérable y luit d’un fixe azur,
Et, comme un dais sans plis au front des Sept-Collines,
S’étend des monts Sabins jusqu’à la tour d’Astur ;

Un esprit de tristesse immuable et profonde
Habite dans ces lieux et conduit pas à pas ;
Hors l’écho du passé, pas de voix qui réponde ;
Le souvenir vous gagne, et le présent n’est pas.

Accouru de l’Olympe, au matin de Cybèle,
Là Saturne apporta l’anneau des jours anciens ;
Janus assis scella la chaîne encor nouvelle ;
Vinrent les longs loisirs des Rois Arcadiens.

Et sans quitter la chaîne, en descendant d’Évandre,
On peut, d’or ou d’airain, tout faire retentir :
Chaque pierre a son nom, tout mont garde sa cendre,
Vieux Roi mystérieux, Scipion ou martyr.


Avoir été, c’est Rome aujourd’hui tout entière.
Janus ici lui-même apparait mutilé ;
Son front vers l’avenir n’a forme ni lumière,
L’autre front seul regarde un passé désolé.

Et quels aigles pourraient lui porter les augures,
Quelle Sibylle encor lui chanter l’avenir ?
Ah ! le mon le vieillit, les nuits se font obscures…
Et nous, venus si tard, et pour tout voir finir,

Nous, rêveurs d’un moment, qui voulons des asiles,
Sans plus nous émouvoir des spectacles amers,
Dans la Ville éternelle, il nous siérait, tranquilles,
Au bout de son déclin, d’attendre l’Univers.

Voilà de Cestius la pyramide antique ;
L’ombreau bas s’en prolonge et meurt dans les tombeaux[23]
Le soir étend son deuil et plus avant m’explique
La scène d’alentour, sans voix et sans flambeaux.

Comme une cloche au loin confusément vibrante,
La cime des hauts pins résonne et pleure au vent :
Seul bruit dans la nature ! on la croirait mourante ;
Et, parmi ces tombeaux, moi donc, suis-je vivant ?

Heure mélancolique où tout se décolore
Et suit d’un vague adieu l’astre précipité !
Les étoiles au ciel ne brillent pas encore :
Espace entre la vie et l’immortalité !

Mais, quand la nuit bientôt s’allume et nous appelle
Avec ses yeux sans nombre ardents et plus profonds,

L’esprit se reconnaît, sentinelle fidèle,
Et fait signe à son char aux lointains horizons.

C’est ainsi que ton œil, ô ma noble Compagne,
Beau comme ceux des nuits, à temps m’a rencontré ;
Et je reçois de Toi, quand le doute me gagne,
Vérité, sentiment, en un rayon sacré.

Celui qui dans ta main sentit presser la sienne,
Pourrait-il du Destin désespérer jamais ?
Rien de grand avec toi que le bon n’entretienne,
Et le chemin aimable est près des hauts sommets.

Tant de trésors voisins, dont un peuple se sèvre,
Tentent ton libre esprit et font fête à ton cœur.
Laisse-moi découvrir son secret à ta lèvre,
Quand le fleuve éloquent y découle en vainqueur !

De ceux des temps anciens et de ceux de nos âges
Longtemps nous parlerons, vengeant chaque immolé ;
Et quand, vers le bosquet des pieux et des sages,
Nous viendrons au dernier, à ton père exilé,[24]

Si ferme jusqu’au bout en lui-même et si maître,
Si tendre au genre humain par oubli de tout fiel,
Nous bénirons celui que je n’ai pu connaître,
Mais qui m’est révélé dans ton deuil éternel !



À DAVID

Statuaire


(sur une statue d’enfant)


Divini opus Alcimedontis.
Virgile.


L’enfant ayant aperçu
(À l’insu
De sa mère, à peine absente)
Pendant au premier rameau
De l’ormeau
Une grappe mûrissante ;

L’enfant, à trois ans venu,
Fort et nu,
Qui jouait sur la belle herbe,
N’a pu, sans vite en vouloir,
N’a pu voir
Briller le raisin superbe.

Il a couru ! ses dix doigts
À la fois,
Comme autour d’une corbeille,
Tirent la grappe qui rit
Dans son fruit.
Buvez, buvez, jeune abeille !

La grappe est un peu trop haut ;
Donc il faut
Que l’enfant hausse sa lèvre.

Sa lèvre au fruit déjà prend,
Il s’y pend,
Il y pend comme la chèvre.

Oh ! comme il pousse en dehors
Tout son corps,
Petit ventre de Silène,
Reins cambrés, plus fléchissants
En leur sens
Que la vigne qu’il ramène.

À deux mains le grain foulé
A coulé ;
Douce liqueur étrangère !
Tel, plus jeune, il embrassait
Et pressait
La mamelle de sa mère.

Âge heureux et sans soupçon !
Au gazon
Que vois-je ? un serpent se glisse,
Le même serpent qu’on dit
Qui mordit,
Proche d’Orphée, Eurydice.

Pauvre enfant ! son pied levé
L’a sauvé ;
Rien ne l’avertit encore. —
C’est la vie avec son dard
Tôt ou tard !
C’est l’avenir ! qu’il l’ignore[25] !



SONNET

À M. ROGER D’A.


Contemplator enim, quam solis lumina cumque
Insertim fundunt radios per opaca domorum,
Multa minuta, modis multis, per inane videbis…

Lucrèce.


— Un rayon, un rayon venant je ne sais d’où,
Rideaux, volets fermés, dans une chambre close,
Près du berceau vermeil d’un enfant qui repose,
Un oblique rayon trouvant jour au verrou,

Et passant comme au crible en l’absence du clou,
Un rayon au tapis dessinait quelque chose,
Et, bizarre, y semait des ronds d’or et de rose.
Un jeune chat les voit, — jeune chat, jeune fou !

Il y court, il s’y prend, il veut cette lumière ;
Au pied de ce berceau, manque-t-il la première,
Il tente la seconde, et gronde tout fâché.

Je songeai : Pauvre enfant, ce jeu-là c’est le nôtre !
Nous courons des rayons, un autre, puis un autre,
Tant que le soleil même, à la fin, soit couché.



À MON CHER MARMIER


(imité du minnesinger Hadloub, en style légèrement rajeuni du seizième siècle).


Vite me quittant pour Elle,
Le jeune enfant qu’elle appelle
Proche son sein se plaça.
Elle prit sa tête blonde,
Serra sa bouchette ronde,
Ô malheur ! et l’embrassa.

Et lui, comme un ami tendre,
L’enlaçait, d’un air d’entendre
Ce bonheur qu’on me défend.
J’admirais avec envie,
Et j’aurais donné ma vie
Pour être l’heureux enfant.

Puis, elle aussitôt sortie,
Je pris l’enfant à partie,
Et me mis à lui poser,
Aux traces qu’elle avait faites,
Mes humbles lèvres sujettes :
Même lieu, même baiser.

Mais, quand j’y cherchais le bâme[26]
Et le nectar de son âme,
Une larme j’y trouvai.

Voilà donc ce que m’envoie,
Ce que nous promet de joie
Le meilleur jour achevé !


I

ROMANCE


J’aurais voulu dans son cœur faire naître
Un tendre accord, un aimable intérêt ;
J’aurais voulu, sans espérer peut-être,
Du peu d’espoir me voiler le secret.

J’aurais voulu, Jui consacrant ma vie,
Qu’elle acceptât sans dire : Je le veux ;
Et que le nœud qui me serre et me lie
Fût un ruban de plus dans ses cheveux.

J’aurais voulu que sans querelle aucune,
La confiance au respect s’enchaînant,
Nos volontés de près n’en fissent qu’une,
Moi rien n’osant, elle rien ne craignant ;

Qu’au fond toujours de l’amitié sincère,
Au bout des prés éclairés de rayons,
Il fût un coin, un bosquet de mystère
Où, sans aller, tout me dit : Nous irions

J’aurais voulu, — non, je voudrais encore
Que, si je meurs à la servir ainsi,

Elle qui n’eut du feu qui me dévore
Que tiède haleine et reflet adouci.

Elle qui n’eut pour moi que frais sourire,
Que grâce émue et que tendre enjouement,
Et qui jamais ne m’aura laissé lire
Un de ces noms qu’on se donne en s’aimant,

Que, si je meurs, à cette heure confuse,
Aux premiers pleurs de son deuil épanché,
Son cœur alors (oh ! sans qu’elle s’accuse)
Lui dit tout haut ce mot qu’elle a caché.


II

UNE ROMANCE ENCORE


Quoi ! se peut-il, ma Dame, vous aussi,
Vous le cœur simple et la bonté parfaite,
Vous si peu femme en vanité coquette
(On l’est toujours par un coin que voici),
Dès qu’en vos fers s’est pris le moins rebelle,
Vous lui serrez sa chaîne sans merci,
Et vous trouvez moyen d’être cruelle !

Qu’ai-je donc fait ? ai-je hier, dites-moi,
Dans vos regards, hélas ! prétendu lire
Ce que jamais ils ne voudraient me dire,
Ce que jamais ils n’ont pensé, je croi ?

Ai-je essayé d’une seule étincelle ?
Dans un sourire ai-je éveillé l’effroi ?…
Et vous trouvez moyen d’être cruelle !

Ai-je, en parlant, d’un mot audacieux
Livré mon cœur adorant et timide ?
Fier de servir, et tout à qui me guide,
Ai-je trahi ce que voilaient mes yeux ?
L’âme, en passant, un soir, m’a paru belle ;
J’ai salué l’Étoile dans les cieux…
Et vous trouvez moyen d’être cruelle !

Depuis le jour que, marchant pas à pas,
Dans le sentier naquit l’amitié tendre,
Ai-je parlé de donner ou de rendre,
Même en doux mots qu’on ne refuse pas ?
Baisant le nœud sans un nom qui l’appelle,
Qu’ai-je donc fait que vous aimer tout bas ?
Et vous trouvez moyen d’être cruelle !


III

RONDEAU


Pia Nympha !
Gray.


Source cachée, un jour sous le soleil
Tu scintillas, et je te vis courante,
Un seul moment ! Ta nappe transparente

Fut belle alors sur le caillou vermeil,
Je t’écoutais, l’âme aux flots attachée ;
J’y contemplais une image penchée,
Un doux front pur à ton cristal pareil,
Source cachée !

Tu disparus, et le saule épaissi
Ne laisse plus rien percer sous l’ombrage ;
Ton bruit lui-même en son léger langage
Est comme éteint, tant il s’est obscurci !
Plus rien ne vient : une larme épanchée
Parfois dit trop et serait reprochée.
Ô sois bénie et chère, même ainsi,
Sois plus sacrée au cœur qui t’a cherchée
Et qui tout bas te sent présente ici,
Source cachée !


À MADAME LA D. DE R.


(la duchesse de Rauzan)


Partez, puisqu’un départ est nécessaire encore,
Puisque la guérison, que notre France ignore,
Vous rappelle en Bohème au murmure d’une eau ;
Partez, et qu’en chemin la poussière embrasée
Sur votre front pâli s’adoucisse en rosée !
Que le jour ait moins de fardeau !

Que les feux du soleil, et son char qui fermente,
Rentrent sous le nuage à l’heure trop fumante !
Que votre char, à vous, n’ait secousses ni bruits ;

Qu’il glisse en de longs rangs de tilleuls et de saules,
Comme un doux palanquin porté sur des épaules,
À la clarté des tièdes nuits !

Qu’au côté douloureux nul coup ne retentisse !
Et qu’à peine arrivée à cette onde propice,
À l’urne qui bouillonne au pied des rameaux verts,
Chaque flot double en vous ses vertus souveraines,
Ramène la fraîcheur et la paix dans les veines,
Et fonde tous graviers amers !

Partez, et que les Dieux se mêlent au voyage,
Celui du bon sourire et du parfait langage,
Et celui de la grâce et du noble maintien !
Et celui des beaux noms, qui, jeune et séculaire,
Conserve si léger, aux mains faites pour plaire,
Le sceptre qui ne blesse rien !

Non, — que le Dieu vivant, le seul qui vous connaisse,
Celui de la famille et des amis qu’on laisse,
Vous protège et vous garde, et vous rende aux souhaits !
Au Thil, dans votre allée où pleure le feuillage,
La porte close attend, par où, vers le village,
Vous vous échappiez aux bienfaits !

Près de vous, à la ville, et quand un soin fidèle
A, dès l’aube, aux devoirs partagé votre zèle,
Aux heures des loisirs et des riants discours,
On s’assied, et d’amis une élite choisie
Prolonge, recommence honneur et courtoisie,
Et ce charme, parfum des jours.

Ceux qui, se rencontrant dans cet aimable empire,
Se sont, pour tout lien, vus à votre sourire,

Si plus tard dans la vie ils se croisent encor,
Soudain la bienveillance a rapproché leur âme :
Car leurs destins divers et d’inégale trame
Ont touché le même anneau d’or.



À M. DE SALVANDY

ministre du 15 avril


« ....L’oisiveté est de l’ancien régime. L’isolement est un anachronisme. Avec du talent, personne n’en a le droit. »
Lettre à moi adressée.


Assez d’autres suivront les routes où la foule
Marche et guide, à son tour, qui la voudrait guider ;
Assez d’autres iront à la pente où tout roule,
À ce croissant concours qui va tout commander.

Assez d’autres suivront l’intérêt ou la gloire,
Le bien public aussi, fantôme des grands cœurs,
Idole si contraire aux Pénates d’ivoire,
Et le Forum rouvert, dévorant ses vainqueurs.

Laissez, laissez encor quelques-uns, à leur guise,
Tenir l’étroit sentier et cultiver l’oubli,
Et haut dans la colline où la source se puise,
S’abreuver de tristesse ou d’un rêve embelli.

Il faut aux souvenirs quelques âmes voilées,
S’enchaînant au regret, ou bien au lent espoir.
Aux généreux amis tombés dans des mêlées,
Il faut, plus faible, au moins garder foi jusqu’au soir.


Peut-être à tous les vœux de la jeunesse enfuie
Il ne faut pas toujours dire qu’on a failli.
Pour l’avenir qui naît et pour sa jeune vie
On peut croire au fruit d’or qu’on n’aura pas cueilli.

Il serait bon d’ailleurs (et même pour l’exemple,
Dans les rôles divers, c’en serait un bien sûr),
Que quand tous à la fête, à la ville, à son temple,
Se hâtent, l’un restât, servant l’autel obscur.

Comme moi vous savez une Dame au bocage
(Las ! aujourd’hui luttant contre un mal inhumain !),
Qui ne veut qu’une allée en tout son vaste ombrage,
Et de qui l’on a dit : « Elle est dans son chemin[27] ! »

Oh ! que je fasse ainsi sur ma maigre colline,
Vers les scabreux penchants où la chèvre me suit !
Qu’en mon caprice même un sentier se dessine,
Tournant, et non brisé, de l’aurore à la nuit !

Pourtant la solitude a ses heures amères ;
Des cités, je le sais, parfois un vent nous vient,
Une poussière, un cri, qui corrompt les chimères
Et relance au désir un cœur qui se retient.

Alors tout l’être souffre ! on aspire le monde,
On y voudrait aussi sa force et son emploi.
On dit non au désert, à la verdure, à l’onde ;
Et les zéphyrs troublés ne savent pas pourquoi.

Peut-être, hélas ! l’envie au pauvre cœur va naître,
Et cet amour haineux de l’éclat qu’on n’a pas ;

Mais si soudain alors, vous frappant sous le hêtre,
Un appel éloigné lève et suspend vos pas ;

Si, du prochain cortège où la foule se presse,
Une voix rompt ce cri tout à l’heure importun,
Si, de dessus la haie où l’épine se dresse,
La bienveillance en fleurs envoie un bon parfum,

Alors, tout refusant ce qui n’est point possible,
On est touché du moins, et, d’un cœur non jaloux,
On reprend son sentier et la pente insensible,
Et pour longtemps les bois et l’oubli sont plus doux.

1837.

SONNET

à madame G.[28]


Quæque gerit similes candida turris aves.
Martial.


« Non, je ne suis pas gaie en mes fuites volages,
Autant qu’on croirait bien, disait-elle en jouant ;
Je sens aussi ma peine, et pleurerais souvent ;
Mais c’est que dans l’esprit j’ai beaucoup de passages. »

Mot charmant qui la peint ! — Oui, de légers nuages
Comme en chasse en avril une haleine de vent ;
Des oiseaux de passage au toit d’un vieux couvent :
Au front d’un blanc clocher, de blancs ramiers sauvages !

Ô jeune femme, oubli, joie, enfance et douceur,
Puisse du moins la Vie, ainsi qu’un dur chasseur,
Ne pas guetter sa proie à l’ombre où tu t’abrites,


Ne traverser que tard le chaume de tes blés,
Et, trouvant déjà haut les chantres envolés,
N’ensanglanter jamais tes belles marguerites !


(La charmante madame G…, âgée de dix-neuf ans et demi, exigeait que je lui fisse des vers en épitaphe sur sa mort, et je lui ai fait ceux-ci qui s’appliquaient plutôt à son départ.)


POUR UNE MORT…

pour un départ


Pleurez, oiseaux ! la jeune Tarentine[29],
Une autre fois, a, pour l’algue marine,
Quitté nos prés.
Une dernière fois, la jeune Athénienne,
En se jouant, a vogué vers Cyrène ;
Pleurez !

Pleurez, oiseaux et colombes plaintives ;
Et vous gaiement, abeilles, sur nos rives
Ne murmurez !
Celle qui vous suivait, celle dont fut la vie
Joie et blancheur et murmure, est enfuie ;
Pleurez !

Pleures, vous tous, que sa voix qui caresse,
Son œil qui rit, tenait avec adresse
Désespérés ;

Sa perte à tous les cœurs épris de sa morsure,
Sans plus de miel, va laisser la blessure ;
Pleurez !

Et vous, Chanson, qu’elle appelait près d’elle,
Et qui n’osiez qu’effleurer de votre aile
Ses fils dorés,
Sous le lilas désert, où sa place est laissée,
Soir et matin, fidèle à sa pensée,
Pleurez !


EN REVENANT DU CONVOI DE GABRIELLE[30]


Quand, de la jeune amante, en son linceul couchée,
Accompagnant le corps, deux Amis d’autrefois,
Qui ne nous voyons plus qu’à de mornes convois,
À cet âge où déjà toute larme est séchée ;

Quand, l’office entendu, tous deux silencieux,
Suivant du corbillard la lenteur qui nous traîne,
Nous pûmes, dans le fiacre où six tenaient à peine,
L’un devant l’autre assis, ne pas mêler nos yeux,

Et ne pas nous sourire, ou ne pas sentir même
Une prompte rougeur colorer notre front,

Un reste de colère, un battement suprême
D’une amitié si grande, et dont tous parleront ;

Quand, par ce ciel funèbre et d’avare lumière,
Le pied sur cette fosse où l’on descend demain,
Nous pûmes jusqu’au bout, sans nous saisir la main,
Voir tomber de la pelle une terre dernière ;

Quand chacun, tout fini, s’en alla de son bord,
Oh ! dites ! du cercueil de cette jeune femme,
Ou du sentiment mort, abîmé dans notre âme,
Lequel était plus mort ?


SONNET
À MADAME M.


Quoi ! vous voulez, par bonté, quelquefois,
Pour épargner ma paupière un peu tendre,
Un peu lassée, au soir, me faire entendre,
Lu par vous-même, un livre de mon choix !

Vous liriez tout, Fauriel et Gaulois[31] ;
Et le sujet, à fond, me viendrait prendre,
Dans le fauteuil où j’oserais m’étendre,
Indifférent à l’accent de la voix !


Mais votre voix, c’est la couleuvre vive,
Insinuante et limpide et furtive,
Col gracieux et de gris nuancé !

La voir courir est chose trop peu sûre ;
Elle est sans dard, et je crains sa piqûre ;
Ou, tout au moins, je crains d’être enlacé.


À LA DAME

DES SONNETS DE JOSEPH DELORME[32]


pour qui on me demandait des vers, après des années.


Pourquoi, quand tout a fui, quand la fleur éphémère
A séché dès longtemps sur cette ronce amère,
Pourquoi la remuer, chaste souffle des bois ?
Pourquoi, quand tout le cœur a sa fatigue obscure,
Pourquoi redemander, onde joyeuse et pure,
Qu’on se mire encore une fois ?

Ah ! s’il repasse un soir à ces rives de Seine.
Celui dont l’œil cherchait quelque étoile incertaine,
Il se dit qu’autre part, aux bords qu’on souhaitait,
L’astre luit, que la brise est fraiche, l’onde heureuse,
Comme au mois des lilas la famille amoureuse,
Il le sait, et se tait !


À M. VILLEMAIN


Cui pauca relicti
Jugera ruris erant…

Virgile.


Oh ! que je puisse un jour, tout un été paisible,
Libre de long projet et de peine sensible,
Aux champs sous votre toit, ô bienveillant railleur,
Dans la maison d’un Pline au goût sûr et meilleur,
Causer et vous entendre, et de la fleur antique
Respirer le parfum où votre doigt l’indique,
Et dans ce voisinage et ce commerce aimé,
Me défaire en mes vers de ce qu’on a blâmé,
Sentir venir de vous et passer sur ma trace
Cette émanation de douceur et de grâce,
Et cette lumineuse et vive qualité,
Par où l’effort s’enfuie et toute obscurité !
Et puissé-je, en retour de ce bienfait de maître,
Tout pénétré de vous, vous pénétrer peut-être,
Vous convaincre une fois (car on a ses raisons),
Et vous les embellir, comme Horace aux Pisons !

En attendant, je veux sur mon petit poëme,
Sur ce bon Magister un peu chétif et blême,
Vous dire mon regret de son sort, mon souci
Chaque fois que chez vous je n’ai pas réussi.
Si votre grâce aimable élude quelque chose,
Quand je vous parle vers, si vous louez ma prose,
Si, quand j’insiste, hélas ! sur le poëme entier,
Votre fuite en jouant se jette en un sentier,

J’ai compris, j’ai senti que quelque point m’abuse,
Qu’il manque en plus d’un lieu le léger de la muse ;
Et bien que tout poëte, en ce siècle, ait sa foi,
Son château-fort à lui, dont il est le seul roi,
J’hésite, et des raisons tant de fois parcourues
Je crie à moi l’élite et toutes les recrues.

La poésie en France allait dans la fadeur,
Dans la description sans vie et sans grandeur,
Comme un ruisseau chargé dont les ondes avares
Expirent en cristaux sous des grottes bizarres,
Quand soudain se rouvrit avec limpidité
Le rocher dans sa veine. André ressuscité
Parut : Hybla rendait à ce fils des abeilles
Le miel frais dont la cire éclaira tant de veilles.
Aux pieds du vieil Homère il chantait à plaisir,
Montrant l’autre horizon, l’Atlantide à saisir.
Des rivaux, sans l’entendre, y couraient pleins de flamme ;
Lamartine ignorant, qui ne sait que son âme,
Hugo puissant et fort, Vigny soigneux et fin,
D’un destin inégal, mais aucun d’eux en vain,
Tentaient le grand succès et disputaient l’empire.
Lamartine régna ; chantre ailé qui soupire,
Il planait sans effort. Hugo, dur partisan
(Comme chez Dante on voit, Florentin ou Pisan,
Un baron féodal), combattit sous l’armure,
Et tint haut sa bannière au milieu du murmure :
Il la maintient encore ; et Vigny, plus secret,
Comme en sa tour d’ivoire, avant midi, rentrait[33].

Venu bien tard, déjà quand chacun avait place,
Que faire ? où mettre pied ? en quel étroit espace ?

Les vétérans tenaient tout ce champ des esprits.
Avant qu’il fût à moi l’héritage était pris.

Les sentiments du cœur dans leur domaine immense,
Et la sphère étoilée où descend la clémence,
Tout ce vaste de l’âme et ce vaste des cieux,
Appartenaient à l’un, au plus harmonieux.
L’autre à de beaux élans vers la sphère sereine
Mêlait le goût du cirque et de l’humaine arène ;
Et pour témoins, au fond, les lutins familiers,
Le moyen âge en chœur, heurtant ses chevaliers,
Émerveillaient l’écho ! Sous ma triste muraille,
Loin des nobles objets dont le mal me travaille,
Je ne vis qu’une fleur, un puits demi-creusé,
Et je partis de là pour le peu que j’osai.

On raconte qu’au sein d’une des Pyramides,
Aussi haut que la cime atteint aux cieux splendides,
Aussi profond s’enfonce et plonge dans les flancs,
Sous le roc de la base et les sables brûlants,
Un puits mystérieux, dont la pointe qui sonde,
À défaut de soleil, s’en va ressaisir l’onde.
En ce puits, s’il n’avait pour couvercle d’airain,
Pour sépulcre éternel, son granit souverain,
On verrait en plein jour, malgré l’heure étonnée,
La nuit dans sa fraîcheur se mirer couronnée.
Si les cieux défendus manquent à notre essor,
Perçons, perçons la terre, on les retrouve encor !

Mon jardin, comme ceux du vieillard d’Œbalie,
N’avait pas en beauté le cadre d’Italie,
Sous un ciel de Tarente épargné de l’autan
Le laurier toujours vert, les rosiers deux fois l’an,
Et l’acanthe en festons et le myrte au rivage.

À peine j’y greffai quelque mûre sauvage.
J’y semai quelques fleurs dont je sais mal les noms.
Mais les chers souvenirs, auxquels nous revenons,
Eurent place ; on entend l’heure de la prière ;
Mais, sans cacher le mur du voisin cimetière,
Ma haie en fait l’abord plus riant et plus frais,
Et mon banc dans l’allée est au pied d’un cyprès.
À l’autre bout, au coin de ce champ qui confine,
L’horizon est borné par la triste chaumine,
Demeure d’artisan dont s’entend le marteau.
La forge, avec le toit qui s’adosse au coteau,
Dès l’aurore, à travers la pensée embaumée,
Ne m’épargne son bruit, ni sa pauvre fumée.
Ainsi vont les tableaux dont je romps les couleurs,
Rachetant l’idéal par le vrai des douleurs.

Plus est simple le vers et côtoyant la prose,
Plus pauvre de belle ombre et d’haleine de rose,
Et plus la forme étroite a lieu de le garder.
Si le sentier commun, où chacun peut rôder,
Longe par un long tour votre haie assez basse
Pour qu’on voie et bouvier et génisse qui passe,
Il faut doubler l’épine et le houx acéré,
Et joindre exprès d’un jonc chaque pied du fourré.
Si le fleuve ou le lac, si l’onde avec la vase
Menace incessamment notre plaine trop rase,
Il faut, sans avoir l’air, faute d’altier rocher,
Revêtir un fossé qui semble se cacher,
Et qui pourtant suffit, et bien souvent arrête.
La Hollande autrement ne rompt pas la tempête,
Et ne défend qu’ainsi ses pâturages verts
Et ses brillants hameaux, que j’envie en mes vers.
Ce rebord du fossé, simple et qui fait merveille,
C’est la rime avant tout ; de grammaire et d’oreille

C’est maint secret encore, une coupe, un seul mot
Qui raffermit à temps le ton qui baissait trop,
Un son inattendu, quelque lettre pressée
Par où le vers poussé porte mieux la pensée.
À ce jeu délicat qui veut être senti
Bien aisément se heurte un pas inaverti.
Cet air de prose, au loin, sans que rien la rehausse,
Peut faire voir nos prés comme on verrait la Beauce ;
Mais soudain le pied manque, et l’on dit : Faute d’art !
Qui donc irait courir dans Venise au hasard ?

Virgile l’enchanteur, ce plus divin des maîtres,
Quand jeune il essayait ses églogues champêtres,
Quand, dans ce grand effort pour le laurier romain,
Se croyant tard venu, par un nouveau chemin
Il tâchait d’être simple en des vers pleins d’étude,
Dont l’art, souvent hardi, s’oublie en habitude,
Parut-il dès l’abord avoir tout remporté,
Et son Cujum pecus ne fut-il pas noté ?
Despréaux l’éternel, que toujours on oppose,
Quand de son vers sensé, si voisin de la prose,
Il relevait pourtant la limite et le tour,
N’eut-il pas maint secret, tout neuf au premier jour,
Que Chapelain blâmait et que Brossette épèle,
Qu’au lieu de répéter il faut qu’on renouvelle ?
D’Huet ou de Segrais le vieux goût alarmé
Resta blessé d’un vers, aujourd’hui désarmé ;
Car, en y trop touchant, on usa la mémoire
De tant de traits heureux brisés dans leur victoire[34].


Je dis. — Mais la raison, et Vous, d’un air flatteur,
Tout bas me ramenez pourtant de ma hauteur,
Et de ces noms si beaux et vers qui je m’égare,
Au moment d’aujourd’hui, moins propice et moins rare.
Se peut-il en effet (sans nier les talents)
Que dans la même langue, en deux âges brillants,
Se forme tel ensemble et telle conjoncture,
Où l’art et le poli, naissant de la nature,
S’en souvenant toujours, et voulant déjà mieux,
Éclatent tout à point au fruit aimé des cieux ?
Est-il vrai que deux fois l’enveloppe entr’ouverte
Nous montre le bouton dans sa fleur la plus verte,
Si tôt épanouie ? et dans un an, deux fois,
La grappe brunit-elle au coteau de son choix ?

Des vers naissant trop tard, quand la science même,
Unie au sentiment, leur ferait un baptême,
Des vers à force d’art et de vouloir venus,
Que le ciel découvert n’aura jamais connus ;
Que n’ont pas colorés le soleil et les pluies ;
Que ne traversent pas les foules réjouies ;
Que les maîtres d’un temps dans les genres divers
Ignorent volontiers ; que ni Berryer, ni Thiers,
Ni Thierry, ne liront, qu’ils sentiraient à peine,
À cause des durs mots enchâssés dans la chaîne ;

Des vers tout inquiets et de leur sort chagrins,
Et qui n’auront pas eu de vrais contemporains ;
Qu’est-ce que de tels vers ? j’en souffre et m’en irrite…
Mais la Muse fait signe et me dit Théocrite,
Théocrite qui sut dans l’arrière-saison,
Et quand Sophocle était le même à l’horizon
Que Racine pour nous, en si neuve peinture
Chez les Alexandrins ressaisir la nature.

Ainsi je vais, toujours reprenant au bel art,
Au rebours, je le crains, de notre bon Nisard,
Du critique Nisard, honnête et qu’on estime,
Mais qui trop harcela notre effort légitime.
Il se hâte, il prédit, il devance le soir ;
Il frappe bruyamment le rameau qui doit choir,
Je voudrais l’étayer, et tâcher que la sève,
Demain comme aujourd’hui, sous le bourgeon qui lève
Ne cessât de courir en ce rameau chéri,
Et que l’endroit eût grâce où nous avons souri.

L’Art est cher à qui l’aime, et plus qu’on n’ose dire :
Il rappelle qui fuit, et, sitôt qu’il inspire,
Il console de tout : c’est la chimère enfin.
Pour les restes épars de son banquet divin,
Pour sa moindre ambroisie et l’une de ses miettes,
On verrait à la file arriver les poëtes.
J’irais à Rome à pied pour un sonnet de lui,
Un sonnet comme ceux qu’en son fervent ennui
Pétrarque consacrait sur l’autel à sa sainte.
Pour un seul des plus beaux, j’irais plus loin sans plainte,
Plus joyeux du butin, plus chantant au retour,
Qu’abeille qui trois fois fit l’Hymette en un jour.

Mais, si croyant qu’on soit, plus on porte espérance

À l’art dans son choix même et dans sa transparence,
Et plus de soi l’on doute à de fréquents instants.
En cette urne si pleine où les noms éclatants,
Médailles de tout poids à nobles effigies,
Iliades en masse, oboles d’élégies,
Se dressent et nous font l’antique et vrai trésor ;
Dans ce vase où ne tient que l’argent pur ou l’or,
Il me paraît, hélas ! que, vers le tabernacle,
Mon denier, chaque fois qu’il a tenté l’oracle,
D’abord a sonné juste et semblait accueilli,
Et pourtant a toujours à mes pieds rejailli !

Quand même il resterait, quand je pourrais le croire,
Quand tous autour de moi feraient foi de l’histoire,
Et diraient qu’au trésor s’est mêlé le denier ;
Quand le Cénacle saint défendrait de nier,
Tout exprès pour cela réveillé de sa cendre ;
Quand Lamartine ému, qui viendrait de m’entendre,
De sa voix la plus mâle et de son ferme accent
Jurerait que c’est bien ; quand Hugo pâlissant,
De son front sérieux et sombre qu’il balance,
Mieux qu’en superbes mots répondrait en silence ;
Quand Chactas, déridant son cœur de vieux nocher,
À mon vers mieux sonnant se laisserait toucher ;
Si vous, charmant esprit et la fusion même,
Vous, le passé vivant et la langue qu’on aime,
La plus pure aujourd’hui, regrettable demain,
Vous, le goût nuancé glanant sur tout chemin,
Vous, le prompt mouvement et la nature encore,
Si vous restez surpris à l’écho que j’adore,
À cet art, mon orgueil, mes craintives amours,
Si vous n’y souriez, je douterai toujours !


M. Alfred de Musset, ayant lu un de mes articles à la Revue des Deux Mondes, m’écrivit ces vers :


À SAINTE-BEUVE


Ami, tu l’as bien dit ; en nous, tant que nous sommes,
Il existe souvent une certaine fleur
Qui s’en va dans la vie et s’effeuille du cœur.
Il se trouve en un mot, chez les trois quarts des hommes,
Un poëte mort jeune, à qui l’homme survit[35].
Tu l’as bien dit, Ami, mais tu l’as trop bien dit.

Tu ne prenais pas garde, en traçant ta pensée,
Que ta plume en faisait un vers harmonieux,
Et que tu blasphémais dans la langue des Dieux.
Relis-toi ; je te rends à ta Muse offensée.
Et souviens-toi qu’en nous il existe souvent
Un poëte endormi, toujours jeune et vivant.

2 juin 1857.

À ALFRED DE MUSSET

réponse


Il n’est pas mort, Ami, ce poëte en mon âme ;
il n’est pas mort, Ami, tu le dis, je le crois.
Il ne dort pas, il veille, étincelle sans flamme ;
La flamme, je l’étouffe, et je retiens ma voix.


Que dire et que chanter quand la plage est déserte,
Quand les flots des jours pleins sont déjà retirés,
Quand l’écume flétrie et partout l’algue verte
Couvrent au loin ces bords, au matin si sacrés ?

Que dire des soupirs que la jeunesse enfuie
Renfonce à tous instants à ce cœur non soumis ?
Que dire des banquets où s’égaya la vie,
Et des premiers plaisirs, et des premiers amis ?

L’Amour vint, sérieux pour moi dans son ivresse.
Sous les fleurs tu chantais, raillant ses dons jaloux.
Enfin, un jour, tu crus ! moi, j’y croyais sans cesse ;
Sept ans se sont passés !… Alfred, y croyons-nous ?

L’une, ardente, vous prend dans sa soif, et vous jette
Comme un fruit qu’on méprise après l’avoir séché.
L’autre, tendre et croyante, un jour devient muette,
Et pleure, et dit que l’astre, en son ciel, s’est couché.

Le mal qu’on savait moins se révèle à toute heure,
Inhérent à la terre, irréparable et lent.
On croyait tout changer, il faut que tout demeure.
Railler, maudire alors, amer et violent,

À quoi bon ? — Trop sentir, c’est bien souvent se taire,
C’est refuser du chant l’aimable guérison,
C’est vouloir dans son cœur tout son deuil volontaire,
C’est enchaîner sa lampe aux murs de sa prison !

Mais cependant, Ami, si ton luth qui me tente,
Si ta voix d’autrefois se remet à briller,
Si ton frais souvenir dans ta course bruyante,
Ton cor de gai chasseur me revient appeler,


Si de toi quelque accent léger, pourtant sensible,
Comme aujourd’hui, m’apporte un écho du passé,
S’il revient éveiller en ce cœur accessible
Ce qu’il cache dans l’ombre et qu’il n’a pas laissé,

Soudain ma voix renaît, mon soupir chante encore,
Mon pleur, comme au matin, s’échappe harmonieux,
Et, tout parlant d’ennuis qu’il vaut mieux qu’on dévore,
Le désir me reprend de les conter aux cieux.


VŒU

en voyage sur une impériale de voiture, pendant que je traversais le pays



Nous ne passons qu’un instant sur la terre,
Et tout n’y passe avec nous qu’un seul jour.
Tâchons du moins, du fond de ce mystère,
Par œuvre vive et franche et salutaire,
De laisser trace en cet humain séjour !

Que la vie en nos chants éclate ou se reflète,
La vie en sa grandeur ou sa naïveté !
Que ce vieillard assis, dont la part est complète,
Qui vit d’un souvenir sans cesse raconté ;

Que la mère, et l’enfant qu’elle allaite ou qui joue,
Et celui, déjà grand, échappé de sa main,
Imprudent qui (bon Dieu !) sort de dessous la roue,
Comme un lièvre qui lève au milieu du chemin ;


Que ces femmes au seuil, coquettes du village,
Et celles de la ville au cœur plus enfermé,
Tous ces êtres d’un jour nous livrent quelques gages
De ce qu’ils ont souffert, de ce qu’ils ont aimé !

Que cet âne au poil fin, qui de son herbe douce
Se détourne pour voir nos tourbillons troublés ;
Ce petit mur vêtu de tuiles et de mousse ;
Ce grand noyer faisant oasis dans les blés ;

Que tous ces accidents de vie et de lumière,
Par quelque coin du moins passent dans le tableau !
Que (tant il y verra la ressemblance entière !)
L’oiseau pique au raisin ou veuille boire à l’eau !

Mais que l’homme surtout, que les hommes, nos frères,
Et ceux de ce temps-ci, malgré les soins contraires,
Et ceux plus tard venant, tous d’un même limon,
Qu’ils se sentent en nous aux heures non frivoles,
Qu’ils trouvent, un seul jour, leurs pleurs dans nos paroles,
Et qu’ils y mêlent notre nom !


SONNET

À M. JUSTIN MAURICE

Dans le Jura.


Nous gravissions de nuit une route sévère,
Une côte escarpée aux rochers les plus hauts ;

L’orage avait cessé ; chaque nue en lambeaux
Flottait, laissant des jours où brillait quelque sphère.

Une raie un peu blanche au loin parut se faire :
C’est l’aube, dit quelqu’un ; — et sur ces monts si beaux,
Si beaux de ligne sombre, et pour moi si nouveaux,
Je chantais en mon cœur : Voyons l’aube légère !

Mais, à peine à mon siège où j’étais remonté,
Le sommeil du matin, pesant, précipité,
Ferma de plomb mes yeux. — Quand déjà l’aube errante

Luit du bord éternel, ainsi l’autre sommeil,
Le sommeil de la mort saisit l’âme espérante,
Et nous nous réveillons au grand et plein soleil !


LE JOUEUR D’ORGUE


Nous montions lentement, et pour longtemps encore ;
Les ombres pâlissaient et pressentaient l’aurore,
Et les astres tombants, humidement versés,
Épanchaient le sommeil aux yeux enfin lassés.
Tout dormait : je veillais, et, sous l’humble lumière,
Je voyais cheminer, tout près de la portière,
Un pauvre joueur d’orgue : il nous avait rejoints ;
Ne pas cheminer seul, cela fatigue moins.
Courbé sous son fardeau, gagne-pain de misère,
Que surmontait encor la balle nécessaire,
Un bâton à la main, sans un mot de chanson,
Il tirait à pas lents, regardant l’horizon.

« Vie étrange, pensai-je, et quelle destinée !
Sous le ciel, nuit et jour, rouler toute l’année !
Jeune, l’idée est belle et ferait tressaillir ;
Mais celui-ci se voûte et m’a l’air de vieillir.
Que peut-il espérer ? Rien au cœur, pas de joie ;
Machinal est le son qu’aux passants il envoie. »
Et je continuais dans mon coin à peser
Tous les maux ; et les biens, à les lui refuser,
Et par degrés pourtant blanchissait la lumière ;
Son gris sourcil s’armait d’attention plus fière ;
Sa main habituelle à l’orgue se porta :
Qu’attendait-il ?… Soudain le soleil éclata,
Et l’orgue, au même instant, comme s’il eût pris flamme,
Fêta d’un chant l’aurore, et pria comme une âme.

Salut attendrissant, naïf et solennel !
Cet humble cœur comprend les spectacles du ciel.
À l’éternel concert, sous la voûte infinie,
Pour sa part il assiste, et rend une harmonie.
Ainsi, Nature aimée, aux simples plus qu’aux grands,
Souvent aux plus chétifs, souvent aux plus errants,
Tu livres sans replis ta splendeur ou ta grâce.
L’opulent, l’orgueilleux, a perdu loin ta trace ;
Le petit te retrouve : un beau soir, un couchant,
Quelque écho de refrain sous la lune en marchant,
Le taillis matinal que le rayon essuie ;
Le champ de blés mouvants, rayés d’or et de pluie ;
Un vieux pont, un moulin au tomber d’un flot clair,
Bruits et bonheurs sans nom qu’on respire avec l’air,
Souvent on les sent mieux dans sa route indigente,
Et, même sous le faix, l’âme s’éveille et chante.



SONNETS


I


Je côtoyais ce lac, tant nommé dans mon rêve ;
Je le tenais enfin, et j’en voyais le tour.
Le rapide bateau l’embrassait d’un seul jour.
Joyeux, je commençais ce qui si tôt s’achève.

Chaque instant amenait quelque nom qui se lève ;
Coppet venait de fuir ; Lausanne avait son tour ;
Vevay luisait déjà sous sa légère tour ;
Clarens… quoi ? c’est Clarens ! bosquet d’ardente sève !

J’admirais, mais sans pleurs, mais sans jeune transport ;
Rien en moi ne chantait ou ne faisait effort.
de disais : Est-ce tout ? — Le peu de ce qu’on aime,

La fin des longs désirs, leur inégale part,
Me revenait alors ; je m’accusais moi-même,
Beaux monts, cadre immortel, et que je vois trop tard !


II


Mais, dans l’autre moitié du rapide passage,
Un mot dit sans dessein fit naître à mon côté,
Fit jaillir un regard d’esprit et de beauté,
Tout un jeune bonheur, tout un charmant langage.

Elle parlait du Beau dont Dieu peignit l’image,
Des grands livres, de l’art vu dans sa majesté,

Du coteau plus sévère et trop vite quitté,
Puis de sa chère enfant au retour du voyage !

Je la voyais au cœur sur ce lac transparent,
Aimant tout ce qu’on aime en la vie en entrant ;
Confiante jeunesse, admirante et sereine !

Mon regard aux coteaux glissait moins attaché ;
Et, tous ces sentiments accompagnant la scène,
Les lieux furent plus beaux, — je revins plus touché.


À L’ABBÉ EUSTACHE B…[36] (barbe)


A blessed lot hath he…
Coleridge, Sybilline leaves.


Il est trois fois béni, celui qui dans sa ville,
En province resté, comme au siècle tranquille,
Y grandit, y mûrit, intègre et conservé ;
Dans la même maison qui l’avait élevé
Devient maître, puis prêtre en cette église même
Où sa communion se fit, et son baptême.
Il n’a pas tour à tour de tout astre essayé ;
Chaque vent ne l’a pas tour à tour balayé.
Non qu’il ignore au fond la vie et la tempête :
L’écume aussi peut-être a passé sur sa tête ;
Mais il est au rocher. À vouloir trop ramer
Sur ces flots inconstants que Christ seul peut calmer,
Il n’a pas défailli, ni bu, dans sa détresse,

À ces eaux où se perd le goût de sainte ivresse ;
Il sait le mal, il sait maint funeste récit,
Mais de loin il les sait, la distance adoucit ;
Ailleurs ce qui foudroie, au rivage l’éclaire ;
Chaque ombre à l’horizon rend gloire au sanctuaire ;
Et tout cela lui fait, dès ici-bas meilleur,
Un monde où, par de la, son œil voit l’autre en fleur.

Le sort, ou bien plutôt la Sagesse adorée,
M’a fait ma part plus rude et moins inaltérée.
Ami, j’ai bien ramé, lassé je rame encor,
Sans espoir et sans fin, depuis mon jeune essor,
Depuis ce prompt départ, d’où mes gaietés naïves
Voyaient au ciel prochain jouer toutes les rives.
Ce que j’ai su d’amer, d’infidèle et de faux,
Et, pour l’avoir trop su, ce que de moins je vaux,
Ce qui me tache l’âme, Ami, tu le devines,
Rien qu’aux simples clartés des paroles divines.
Oh ! combien différent de ces après-midis,
De ces jours où j’allais avec toi, les jeudis,
Où nous allions, tout près, au vallon du Denacre,
Y cherchant la Tempé que Virgile consacre,
Ou bien à Rupenbert pour y cueillir les fruits,
Ou plus loin, vaguement par nos discours conduits,
Aux falaises des mers, à l’Océan lui-même,
Immense, répondant à l’immense problème !
Nous le posions déjà ce problème lointain,
Comme au temps des Félix[37] et des saint Augustin,
D’une tendre pensée, à la leur assortie,
Recommençant tous deux les entretiens d’Ostie.
Oh ! combien différent je repense à ces bords !
Moins différent pourtant qu’il ne semble ; et dès lors
Plus d’un trait à l’avance eût prédit notre histoire,

Moi déjà choisissant dans tout ce qu’il faut croire,
Et toujours espérant concilier les flots ;
Toi plus ferme à Saint Pierre, y fondant ton repos.

Je vais donc et j’essaie, et le but me déjoue,
Et je reprends toujours, et toujours, je t’avoue,
Il me plaît de reprendre et de tenter ailleurs,
Et de sonder au fond, même au prix des douleurs ;
D’errer et de muer en mes métamorphoses ;
De savoir plus au long plus d’hommes et de choses,
Dussé-je, au bout de tout, ne trouver presque rien :
C’est mon mal et ma peine, et mon charme aussi bien.
Pardonne, je m’en plains, souvent je m’en dévore,
Et j’en veux mal guérir,… plus tard, plus tard encore !

Mais, quand je vais ainsi dans ce monde à plaisir,
Qu’une épreuve de plus fait faute à mon désir ;
Quand je crois avoir su quelque ombre plus obscure,
Par où se dérobait la maligne nature ;
Quand, cent fois, imprudent, à la flamme brûlé,
Je me retrouve encore à ma perte envolé,
Et qu’encore une fois, je reconnais coquettes
Nos grands hommes du jour, écrivains et poëtes,
Qui, dès qu’ils ont tiré ce qu’ils veulent de vous,
La louange en tous sens sur les tons les plus doux,
Vous laissent, vous jugeant la plume trop usée ;
Quand j’ai souffert au cœur d’une amitié brisée ;
Aussi d’un plaisir pur quand parfois j’ai joui ;
Quand des pays nouveaux et grands, comme aujourd’hui,
M’entraînent à les voir ; que le Léman limpide
Se déroule en un jour sous la vapeur rapide ;
Que d’Altorf, ou du pied du Righi commencé,
Me retournant d’abord, et l’œil sur le passé,
Je revois de plus haut le vallon du jeune âge,

Le verger de douze ans, premier pèlerinage ;
Quand un rare bonheur se revient révéler,
Et que tout bas on dit : « À qui donc en parler ? »
Alors je sens besoin d’un ami bien fidèle,
Bien ancien, bien sûr, qui sache et se rappelle ;
Un témoin du départ et des premiers souhaits,
À qui parler de soi sans le lasser jamais
(Car lui-même c’est nous, car nous sommes lui-même),
Avec qui s’épancher, de confiance extrême,
Jusque dans ces douleurs qu’au lévite prudent
L’intime ami blessé fait toucher cependant ;
Je cherche cet ami : les amitiés récentes,
Si vives sur un point, sur l’autre sont absentes ;
Et je cherche toujours, toujours plus loin en moi,…
Tout d’un coup je le nomme… et cet ami, c’est toi !

Altorf.

À BOULAY-PATY


à bord d’un bateau à vapeur


Nos partions sur le lac que le matin caresse ;
À ce soleil levé dans son plus frais souris,
Les durs sommets des monts, éclairés, attendris,
Faisaient un horizon d’Italie ou de Grèce.

Seule avec son enfant, d’un air de quakeresse,
La jeune Génevoise, aux beaux regards contrits,
Semblait voir ces grands lieux dans leur céleste prix.
Timidement, d’un mot, près d’elle je m’adresse.


Elle daigna répondre avec des yeux bien doux ;
Elle parlait de Dieu, qui, pour d’autres jaloux,
Est clément pour les uns, et m’indiquait la trace.

Et nous allions ainsi, par ce charmant matin,
Aux suaves blancheurs du plus vague lointain,
Sondant l’aube éternelle et causant de la Grâce.


SONNET

à M. Paulin Limayrac


Je montais, je montais ; un guide m’accompagne,
Choisit les durs sentiers, et m’y dirige exprès ;
Car je veux, Iung-Frau, toucher tes pieds de près !
Le soleil est ardent, d’aplomb sur la montagne.

Mon front nage, mon pas est lourd ; au plus je gagne
Une moitié du mont. Mais les flancs plus secrets
S’y découvrent soudain en pâturages frais,
Ménageant un vallon comme en douce campagne.

Ainsi, grand Dieu, tu fais, quand tu nous vois lassés,
Dans la vie, au milieu, quand nous disons : Assez !
Un vallon s’aperçoit, et tu nous renouvelles.

Si l’on monte toujours, à peine on s’en ressent ;
Et l’homme réparé reprend, obéissant,
Plus haut, vers les clartés des neiges éternelles !

Wengern-Alp.


À M. PATIN

après avoir suivi son cours de poésie latine


Quand Catulle par toi nous exprime Ariane,
La querelle des chœurs d’Hymen et de Diane,
Du délirant Atys le sexe ensanglanté,
Ou Lesbie et lui-même en ses feux raconté,
Sa joie et sa ruine, et, tout après l’injure,
La plainte si pieuse et la flamme encor pure ;
Quand, par tout son détail, en tes fines leçons
Nous suivons le poëte, et que nous saisissons
Tant de génie inclus sous une forme brève
Et tant d’efforts certains d’où Virgile relève,
Quelquefois, au milieu du discours commencé,
Un auditeur de plus, un vieillard tout cassé,
Qui revient par fatigue, à ce bout de carrière,
Se bercer aux échos de la muse première,
Un vieillard, du bâton aidant son pas tardif,
Descend et prend sa place à ce banc attentif ;
Et moi, du goût par toi méditant le mystère,
Je songe : Ce vieillard, supposons, c’est Voltaire !
C’est lui ! (car bien souvent dans mon rêve jaloux
Je me demande d’eux : Que diraient-ils de nous ?)
C’est lui donc : du tombeau réveillé par miracle,
Sans trop se rendre compte, il va cherchant oracle
Dans ce pays latin qu’à peine il reconnaît.
Il a vu la Sorbonne, et, maint grave bonnet
Lui passant en esprit : « Sachons ce qu’on y pense ! »
Il a dit, et, suivant quelqu’un qui le devance,

Il est entré tout droit, et nous est arrivé.
Il s’assied, il écoute : « Oh ! d’Atys énervé,
De Bérénice en astre, ou des pleurs d’Ariane,
Qu’est-ce donc ? se dit-il, la thèse est bien profane ! »
Mais il n’a pas plus tôt ouï deux traits charmants :
« Peste ! le Welche encore a du bon par moments ! »
Il goûte, en souriant, cette pure parole,
Ce ton juste et senti, non pédant, non frivole,
Cette culture enfin d’un agréable esprit,
Qui du travail d’hier chaque jour se nourrit,
Comme une plate-bande, une couche exposée
Qu’ont pétrie à loisir soleil, pluie et rosée.

L’honnête liberté de cet enseignement,
Cette facilité de tourner décemment,
D’affronter sans effroi, sans lâche complaisance,
L’impureté latine et sa rude licence,
Le frappent : rien qu’à voir le maître ainsi placé,
Il sent qu’un changement sur le monde a passé.

Catulle, il l’a peu lu ; mais, comme toutes choses,
Dans l’ensemble il le sent, d’après les moindres doses,
Il admire comment aux écrits anciens,
Que trop à la légère il traitait dans les siens,
On peut lire en détail et gloser avec grâce,
Et tirer maint secret pour un art qui s’efface.
Il se dit que lui-même et son vers si hâté
Supporteraient bien peu cette sévérité.
Il repense à Racine, à la forme sacrée,
Égale au sentiment, lui donnant la durée,
Par qui tous les vrais purs sont au même vallon,
Et qui faisait Catulle aimé de Fénelon.

Ainsi le grand témoin qu’à plaisir je te donne,

Le moqueur excellent se désarme, et s’étonne
Qu’on trouve au vieil auteur tant de nouveaux accès,
Et qu’on dise toujours aussi net en français.

Les Latins, les Latins, il n’en faut pas médire ;
C’est la chaîne, l’anneau, c’est le cachet de cire,
Odorant, et par où, bien que si tard venus,
À l’art savant et pur nous sommes retenus.
Quinet en vain s’irrite[38] et nous parle Ionie ;
Edgar, noble coursier échappé d’Hercynie,
Qui hennit, et qui chante, et bondit à tous crins,
Les sommets chevelus trop amoureux, je crains.
Il méprise, il maudit, dans sa chaude invective,
Tout ce qui n’atteint pas la Grèce primitive,
Ce qui droit à l’Ida ne va pas d’un vol sûr ;
Il ne daigne compter Parthénope ou Tibur.
Certes, la Grèce antique est une sainte mère,
L’Ionie est divine : heureux tout fils d’Homère !
Heureux qui, par Sophocle et son Roi gémissant,
S’égare au Cithéron, et tard en redescend !
Et pourtant des Latins la Muse modérée
De plain-pied dans nos mœurs a tout d’abord l’entrée.
Sans sortir de soi-même, on goûte ses accords ;
Presque entière on l’applique en ses plus beaux trésors ;
Et, sous tant de saisons qu’elle a déjà franchies,
Elle garde aisément ses beautés réfléchies.
Combien d’esprits bien nés, mais surchargés d’ailleurs
De soins lourds, accablants, et trop inférieurs,
Dans les rares moments de reprise facile,
D’Horace sous leur main ou du tendre Virgile
Lecteurs toujours épris, ne tiennent que par eux
Au cercle délicat des mortels généreux !

La Muse des Latins, c’est de la Grèce encore ;
Son miel est pris des fleurs que l’autre fit éclore.
N’ayant pas eu du ciel, par des dons aussi beaux,
Grappes en plein soleil, vendange à pleins coteaux,
Cette Muse moins prompte et plus industrieuse
Travailla le nectar dans sa fraude pieuse,
Le scella dans l’amphore, et là, sans plus l’ouvrir,
Jusque sous neuf consuls lui permit de mûrir.
Le nectar, condensant ses vertus enfermées,
À propos redoubla de douceurs consommées,
Prit une saveur propre, un goût délicieux,
Digne en tout du festin des pontifes des Dieux.
Et ceux qui, du Taygète absents et d’Érymanthe,
Ne peuvent, thyrse en main et couronnés d’acanthe,
En pas harmonieux, dès l’aube, y vendanger,
Se rabattent plus bas à ce prochain verger,
Où le maître leur sert la liqueur enrichie
Dans sa coupe facile et toujours rafraîchie.
Ne la rejetons point par de brusques dégoûts ;
Falerne qui se mêle au Chypre le plus doux,
Il rend la joie au cœur ! Ne brisons point d’Horace
Le calice fécond de sagesse et de grâce ;
Pour plus d’un noble esprit, de travail accablé,
C’est l’antiquité même et son suc assemblé,
C’est la source du beau, des justes élégances,
La gaieté du dessert, des champs et des vacances.
Virgile, c’est l’accent qui revient émouvoir,
C’est l’attendrissement du dimanche et du soir !

Mon père ainsi sentait. Si, né dans sa mort même[39],
Ma mémoire n’eut pas son image suprême,

Il m’a laissé du moins son âme et son esprit,
Et son goût tout entier à chaque marge écrit.
Après des mois d’ennuis et de fatigue ingrate,
Lui, d’étude amoureux et que la Muse flatte,
S’il a vu le moment qu’il peut enfin ravir,
Sans oublier jamais son Virgile-elzévir,
Il sortait ; il doublait la prochaine colline,
Côtoyant le sureau, respirant l’aubépine,
Rêvant aux jeux du sort, au toit qu’il a laissé,
Au doux nid si nombreux et si tôt dispersé,
Et tout lui déroulait, de plus en plus écloses,
L’âme dans les objets, les larmes dans les choses.
Ascagne, Astyanax, hâtant leurs petits pas,
De loin lui peignaient-ils ce fils qui n’était pas ?…
Il allait, s’oubliant dans les douleurs d’Élise.
Mais, si l’enfant au seuil, ou quelque vieille assise,
Venait rompre d’un mot le songe qu’il songeait,
Avec : intérêt vrai comme il interrogeait !
Il entrait sous ce chaume, et son humble présence
Mettait à chaque accent toute sa bienfaisance.
Ces pleurs que lui tirait l’humaine charité
Retombaient sur Didon en même piété.


SONNET

À MON AMI CH. LABITTE


En voyant, jusqu’ici ce que j’ai vu si peu,
La nature et sa gloire, et sa simple harmonie ;

Au sombre fond des pins cette douceur unie
Des saules en cordon, feuillage pâle et bleu ;

En voyant ces épis sous des rayons de feu,
Ou blonds, ou d’or ardent et la tête brunie,
Ou verts de tige encor, toute une onde infinie,
Et que demain la faux nivelle d’un seul jeu ;

En voyant, Emmenthal[40], verdoyer ta vallée,
Et luire au grand soleil, épaissie, émaillée,
Cette herbe la plus tendre au regard qui s’y prend,

Je pensais : Que ne puis-je ainsi peindre en mon style !
Comme on dirait alors : Sa nuance est facile !
Comme on dirait de mg : Son art est transparent !


À J.-J. AMPÈRE


« Movemur enim nescio quo pacto locis ipsis, in quibus eorum quos diligimus aut admiramur adsunt vestigia. »
Cicéron, De Legibus, II, 2. (C’est Atticus qui parle.)
« Est quidem, mi Lucili, supinus et negligens qui in amici memoriam ab aliqua regione admonitus reducitur : tamen repositum in animo nostro desiderium loca interdum familiaria evocant. »
Sénèque à Lucilius (Lettre 49).


Les lieux sont beaux et grands ; ils parlent un langage
À d’abord étonner, à remplir sans partage,

À faire qu’on s’arrête à leur gloire soumis,
Et qu’Ithaque un instant s’oublie, et les amis.
Et pourtant, et bientôt, cette nature immense
Laisse un grand vide au cœur et le tient à distance,
Et tous ces monts glacés qu’à l’horizon je vois,
Four m’y bercer de loin, n’ont pas même les bois.
Oh ! j’ai besoin toujours, quelque lieu qui m’appelle,
De l’homme et des amis, du souvenir fidèle,
De ressaisir au cœur l’écho du cœur sorti,
De chercher au sentier ce qu’un autre a senti !
De ce cadre si fier par les monts qu’il assemble,
Dans un détail chéri, l’on goûte mieux l’ensemble.
En y prenant pour guide un rayon préféré,
Le tout plus tendrement s’éclaire à notre gré.
Un banc au bord du lac, un ombrage, une allée
Où d’avance l’on sait qu’une âme, un jour voilée,
S’est assise en pleurant ; des rocs nus et déserts,
Mais qu’un chantre qu’on aime a nommés dans ses vers ;
Ces places, à nous seuls longtemps recommandées,
Mêlant au vaste aspect la douceur des idées,
Voilà, dans ces grands lieux, à l’écart et sans bruit,
Ce que ma fuite espère et tout d’abord poursuit.

Laissant les bords nombreux où le regard hésite,
Aussitôt arrivé, j’ai donc choisi mon site
Aux bosquets odorants d’une blanche villa,
Cherchant l’endroit, le banc, et me disant : C’est là !
Il était soir ; le jour, dans sa pénible trace,
Avait chargé le lac d’orage et de menace ;
Mais, comme dans la vie on voit souvent aussi,
Le couchant soulevait ce lourd voile éclairci.
Je m’assis solitaire, et là, pensant à Celle
Qui m’avait dit d’aller et de m’asseoir comme elle,
Je méditais les flots et le ciel suspendu,

Le silence lui seul et le calme entendu,
La couleur des reflets. La nue un peu brisée
Jetait un gris de perle à la vague irisée,
Et le lac infini fuyait dans sa longueur.
Cette tranquillité me distillait au cœur
Un charme, qui d’abord aux larmes nous convie :
« Oh ! disais-je en mon vœu, rien qu’une telle vie,
Rien qu’un destin pareil au jour qu’on vient d’avoir,
Lourd, orageux aussi, mais avec un tel soir ! »

À Lausanne, aussitôt que la barque m’y jette,
Qu’ai-je fait ? tout d’un bond j’ai cherché la Retraite,
C’est le nom (près de là) de la douce maison,
Où des amis bien chers ont fait une saison.
Ils m’en parlaient toujours d’une secrète joie.
Le lac vu du jardin, ces grands monts de Savoie
Tout en face, si beaux au couchant enflammé,…
J’ai voulu prendre un peu de ce qu’ils ont aimé.
Je suis allé, courant comme à la découverte,
Demandant le chemin à chaque maison verte,
Tant que, lisant le nom sur la barrière écrit,
Je m’y sois arrêté d’un regard qui sourit ;
Et, sans entrer plus loin (car si matin je n’ose),
J’ai tout vu du dehors, comme hélas ! toute chose.
Enfin j’ai côtoyé, j’ai compris ce doux lieu ;
À mes amis, un soir d’hiver, au coin du feu,
Je dirai : Je l’ai vu ; je pourrai leur répondre,
Et, sur un point de plus, l’âme ira se confondre.

À Thoun, miroir si pur, de granit encadré,
Je voguais, à la main tenant mon cher André,
Négligemment, sans but… Tout d’un coup, à la page
Où je lisais le moins, je saisis un passage :
Ô Thoun, onde sacrée ! [41] — Il a vu ces grands bords ;

Jeune, il a dénombré leurs sauvages trésors.
Il les voulait revoir, quand l’amour infidèle
Le délaissait en proie à sa flamme moins belle ;
Il s’y voulait guérir ! — L’eau, les monts et les cieux
Ont redoublé d’attrait. Le roc mystérieux
Qu’il m’indique en ses vers, et le creux qui s’enfonce,
Le voilà, plus présent quand c’est lui qui l’annonce.
Il y cherchait, blessé, comme un asile sûr.
Mon cœur, aux mêmes lieux trainons mon deuil obscur !

Ainsi, je vais en art, en amitié secrète,
Observant les sentiers. Ainsi, fais, Ô poëte,
Ainsi, fais de tes jours ! et quand l’homme bruyant,
Qu’on répute là-bas solide et patient,
Jusqu’à trois fois peut-être, en sa lourde carrière,
Change d’opinions et de vaine bannière,
Toi qui parais volage et souvent égaré,
Passe ta vie à suivre un vestige adoré !


À MES AMIS

M. ET MADAME OLIVIER[42]


Salut ! je crois encore ! Ainsi j’espérais dire
À ce lac immortel[43] que j’allais visiter ;
Il me semblait qu’au cœur que le spectacle inspire,
Ma défaillante foi renaîtrait pour chanter.


La grandeur héroïque à ces rochers gravée,
L’escarpement du lac à ce glorieux bord,
La liberté fidèle et sans bruit conservée,
Sincère comme au jour de son antique effort ;

Sur ces flots que l’histoire ou la Muse renomme,
Un beau ciel rayonnant où l’orageux éclair ;
Les lieux solennisant les souvenirs de l’homme,
Homme et lieux égalés par la voix de Schiller ;

Tout, oui, tout, poésie, héroïsme et nature,
Me promettait de loin un sublime secours ;
Peut-être il me prendrait une espérance pure,
Un magnanime essor comme en mes nobles jours.

Peut-être, à tous ces vœux d’humanité plus grande,
Dont le rêve, si cher, de près s’en est allé,
J’allais rouvrir enfin un cœur qui les demande,
Qui, jeune, les reçut, et que rien n’a souillé.

Peut-être, en ces beaux flots noyant toute tristesse,
Sur cet intègre autel écoutant l’avenir,
J’allais, au vent qui chasse intrigue et petitesse,
Aspirer le saint but qu’on ne pourra ternir.

Peut-être, aux fiers serments pour cette cause aimée
J’allais redire encor : Ce n’était pas en vain !
Ce qui se joue ailleurs n’est que bruit et fumée,
N’est que boue et poussière : atteignons à la fin !

Et j’ai touché ces lieux de si sévère attente,
J’ai vu leur grandeur simple, et j’ai tout admiré ;
Mais rien qu’eux n’a brillé dans mon âme éclatante,
Et mon passé plutôt, tout d’abord, a pleuré.


Il a pleuré de voir ce Rutli des vieux âges,
Perpétuelle source à de durables mœurs,
L’humble chapelle encore au bas des rocs sauvages,
Et le héros toujours salué des rameurs.

Amertume et dédain que les gloires taries,
Quand les mots ont tué toute vertu d’agir,
Quand l’astuce et la peur !… Heureuses les patries
Dont on peut repasser les grands jours sans rougir

Tel donc, ô mes Amis ! au lac, à la montagne
J’allais, cherchant en moi ce qui se retirait ;
Mais quand, las de chercher, au vallon qui me gagne
Je suis venu m’asseoir sous votre toit secret,

J’ai vu la paix du cœur, l’union assurée,
Le saint contentement des biens qu’on a trouvés,
Et les grâces au Ciel pour leur seule durée,
Et le renoncement des autres biens rêvés ;

J’ai vu l’intelligence en sa démarche à l’aise,
Sans s’user aux détours, suivant un but voulu ;
L’étude simple et haute où trop d’essor s’apaise ;
En face des grands monts, Dante parfois relu ;

Parfois, la poésie en prière élancée,
Du même heureux sillon laissant monter deux voix ;
Vos destins s’enfermant, mais non votre pensée,
Et le monde embrassé du rivage avec choix.

Des vrais dons naturels j’ai compris l’assemblage,
La force antique encore et l’antique douceur ;
Et causant d’aujourd’hui, de ce Paris volage,
À table je goûtais le chamois du chasseur.


Ce que je n’ai pas dit à la montagne austère,
À la chapelle, au lac qui m’a laissé mon deuil,
Mes Amis, je le dis à l’ombre salutaire,
Au foyer domestique, au cordial accueil,

Aux vertus du dedans, partout, toujours possibles,
Au bonheur résigné, sobre et prudent trésor,
Au devoir modérant les tendresses sensibles :
Amis, en vous quittant, — Salut ! je crois encor !

Aigle.

À MADAME V.


Jamais je n’ai couru lacs, montagnes et plaines,
Ou les hameaux épars, ou les cités si pleines,
Tant d’échos où de nous nul bruit ne retentit,
Sans mieux sentir en moi, d’impression profonde,
Combien grand est le monde,
Combien l’homme petit !

Je n’ai jamais, de près, vu la ville où je passe,
Les secrets coins du monde où le hasard me chasse,
Sans admirer leur prix hors de nos vains débats,
De tant d’esprits divers sans saluer le nombre,
Plus solides dans l’ombre
Et qu’on ne saura pas.

Je n’ai jamais vécu d’hospitalière vie,
Pèlerin de passage, au toit qui me convie,
Sans éprouver qu’il est encor de bonnes gens,

Des justes à sauver la vertu sur la terre,
À consoler le Père
Dans les cieux indulgents.

Non plus, je n’ai jamais, au retour d’une absence,
Revu Paris si cher, sans mieux voir sa puissance,
Sans y plus admirer tant de noms rattachés ;
Surtout sans raccourir, d’une amitié plus tendre,
Vers qui veut bien m’attendre,
Vers les amis cachés !


SONNET


....Ιθάκην εὐδείελον....
Bene-objacentem-occidenti Ithacam.
Homère, Odyssée.


J’aime Paris aux beaux couchants d’automne,
Paris superbe aux couchants élargis,
Quand sur les quais du soleil tout rougis,
Le long des ponts, je m’arrête et m’étonne.

Rompant au fond la splendeur monotone,
L’Arc de triomphe et ses pans obscurcis
Semblent s’ouvrir au vainqueur de Memphis,
Qui les emplit de l’or de sa couronne.

Mieux qu’un vainqueur, c’est un Roi-Mage encor,
Qui, vieillissant, verse tout son trésor ;
Ou c’est Homère épanchant l’Odyssée,


Car ce matin j’en lisais de doux chants ;…
Et je m’en vais mêlant dans ma pensée
Avec Paris Ithaque aux beaux couchants.


À MADAME LA C. DE T. (La comtesse de Tascher.)


À vous, Madame, j’ose adresser et comme retraduire ce que vous m’avez vous-même raconté, Heureux je m’estimerai dans ce récit, si vous daignez le reconnaître : heureux si ceux qui le lisent ressentent quelque chose de l’intérêt dont j’ai été saisi en vous écoutant !


Saxea ut effigies bacchantis !
Ariane de Catulle.


Nous causions d’un sujet qui n’est jamais passé,
Du mal que fait à l’âme un amour délaissé,
Un amour sans espoir, l’irrévocable absence,
La mort ; si l’homme aimant, en son cœur, a puissance
D’aimer comme la femme, et s’il peut en souffrir
Comme elle, bien souvent, jusqu’au point d’en mourir.
Vous doutiez ; j’affirmais ; je cherchais en mémoire
Quelque exemple évident auquel je voulais croire ;
Mais, à citer toujours, je n’avais rien de mieux
Que ces noms de roman, ou Paul, ou Des Grieux.
Et vous, esprit fécond, si pleine d’étincelles,
Belle Âme si clémente à vos douleurs cruelles,
Dont la gaieté souvent, en discours variés,
Fait oublier vos maux, tant vous les oubliez !
Cette fois rassemblant toute votre tendresse,
Ces larmes dans la voix que votre Ange caresse,

Que traversait encor l’enjouement adouci,
Longuement, moi muet, vous parlâtes ainsi :

Je remontais le Rhin de Cologne à Mayence,
À Manheim ; sur le pont nous avions affluence
D’Anglais, d’Américains, tous peuples à la fois ;
Triste était la saison, en août trente-trois.
On allait, et déjà des deux rives voisines
Les bords se relevaient en naissantes collines,
Et préparaient de loin ces rochers et ces tours,
Qui renomment le fleuve et font gloire à son cours.
Nos passagers bientôt, amateurs de nature,
Pour la mieux admirer dans sa nomenclature,
Chacun tenant sa carte et l’œil collé devant,
Laissaient fuir, sans y voir, le spectacle vivant.
Une pluie alors vint et les fit tous descendre,
J’eus désir de rester, et j’avisai d’attendre,
Montant dans ma voiture à l’autre bout du pont,
Que le soleil chassât ce nuage qui fond.
Mais, dans mon gîte à peine au hasard installée,
Je m’y trouvai si bien, exhaussée, isolée,
Et, grâce aux quelques pieds qui passaient le niveau,
Dominant le rivage, égalant le coteau,
Ayant mon belvéder au-dessus des campagnes,
Tenant mon ermitage à mi-flanc des montagnes,
Et, comme d’un balcon, rasant ces bords flottants,
Que je n’en bougeai plus tout le reste du temps.
Les voitures tenaient dans les secondes places ;
J’avais donc près de moi gens d’assez basses classes,
Domestiques d’Anglais, Allemands ouvriers,
Durant le choléra de ces mois meurtriers,
Revenus d’Angleterre ou sortant de Belgique ;
Des soldats regagnant la patrie helvétique,
Licenciés, et qui, dans leur désœuvrement,

Portaient la main à tout à bord du bâtiment,
Et faisaient comme émeute à la moindre soupape,
Touchant, vérifiant chaque objet qui les frappe :
Et c’étaient de grands cris pour les chasser de là.

Assez longtemps, sans rien remarquer de cela,
Entre ceux d’alentour sans distinguer personne,
J’avais été, l’œil fixe au ciel qui m’environne,
Tout entière aux coteaux, à la grandeur des lieux,
Et, sous les accidents pluvieux, radieux,
Admirant et suivant cette beauté ternie,
Par places renaissante, et toujours l’harmonie.
Puis, le soleil bientôt reparu dans son plein,
Je restai d’autant mieux, — au sourire malin,
Au sourire, et, je crois, un peu fort au scandale
Des Anglais dont la carte est rouverte et s’étale,
Qui cherchent de plus belle, et ne comprenaient pas
Qu’on pût, sur un bateau, s’aller percher là-bas
En voiture, et surtout (énormité profonde !)
Hors de la balustrade où se clôt le beau monde.

Ma fille cependant, qui me laissait un peu,
Me revint en criant : « Maman, le comte de…
Est dans les passagers. » — « Impossible ! » — « Il remonte,
Le voici ! » — J’aperçus, en effet, non le comte,
Mais sous l’habit grossier d’homme des derniers rangs,
Une noble figure aux yeux bleus transparents.
Quelque chose du Nord, la ligne régulière,
Et de grands cheveux blonds portés d’une manière
Haute, aristocratique, et comme notre ami.
Mon œil, dès ce moment, le suivit, et, parmi
Les nombreux passagers de cette classe obscure,
Un intérêt croissant détachait sa figure ;
Et plus je l’observai, plus il obtint sa part

Dans ce cadre où d’abord s’absorbait mon regard.

Il était mis en simple ouvrier, et peut-être
Avec trop de dessein marqué de le paraître :
Un vieil habit flottant ; quelque grand chapeau gris
Tombant sur sa coiffure en larges bords flétris ;
Chemise rose et bleue et faisant qu’on la voie ;
Surtout des gants en peau, brodés d’argent, de soie,
Comme quelque ouvrier de Saxe endimanché ;
Mais l’ongle blanc parfois s’allongeait mal caché.

Je remarquai bientôt sa liaison suivie
Avec un groupe, auprès, qui d’abord m’avait fuie ;
Une famille entière : un mari d’air grossier,
Ne montrant d’autre instinct qu’appétit carnassier,
La pipe et la viande, et, dans tout le voyage,
Faisant de l’une à l’autre un ignoble partage,
Et plaisantant encor là-dessus pesamment :
Je n’entendais que trop son rustique allemand.
Une femme à côté, de jeunesse incertaine,
Qu’avait peut-être usée ou le temps ou la peine,
Se dérobait pour moi sous son mince chapeau
Qu’une femme de chambre aurait porté plus beau.
À quelques pas de là, seule sur sa banquette,
Sa fille, qui semblait de quatorze ans, discrète
Et déjà fine, à part se tenait dans sa fleur,
Et mettait au tableau quelque fraîche couleur,
Fort à temps ; car, non loin, ses deux plus jeunes frères,
Laids, sales et criards, tout à fait ses contraires,
Deux petits garnements grimpés à la hauteur
De la voiture même, et trouvant très-flatteur
Apparemment d’avoir notre beau voisinage,
Ne cessaient les regards droit à notre visage

Sur ma fille et sur moi : s’ils rencontraient nos yeux,
C’était vite un salut de tête, gracieux,
Qu’il leur fallait bien rendre ; importune façade !
Et le grand paysage en devenait maussade.

Je soupçonnai d’abord quelque étincelle en jeu
Entre la jeune fille et le blond à l’œil bleu ;
De là déguisement, amoureuse équipée…
Mais, au second aspect, je fus bien détrompée :
La belle enfant n’avait qu’un regard qui se tait,
Et lui n’y cherchait rien, ou même l’évitait.

Mais la mère, la mère, hélas ! la pauvre femme,
De ses secrets bientôt j’interceptai la flamme.
Tandis que le jeune homme, au spectacle attaché,
Trahissait, même ainsi, son noble essor caché,
Elle, qui le suivait dans l’oubli qui l’enlève,
Quand il était resté trop longtemps sous son rêve,
Lui dépêchait sans bruit un des sales marmots
Rappelé tout exprès, descendu des ballots
Où leur faveur pour nous les tenait en vedette ;
Et l’enfant s’approchait, et, comme une sonnette,
Tirant le pan d’habit, il allait brusquement
Sans pitié pour l’extase et pour l’enchantement.
Ainsi nous revenait le rêveur qui s’oublie.
Un geste, un froncement à la lèvre pâlie,
Aussitôt réprimés, passaient comme un éclair ;
Il prenait le petit et l’appelait son cher,
Et le baisait tout sale au milieu du visage,
Et, pendant quelque temps laissant le paysage,
Il s’efforçait ailleurs, et marquait qu’il songeait
À celle qui de lui faisait l’unique objet.

Je ne m’en tenais plus sur un point au peut-être ;

L’inconnu n’était pas ce qu’il voulait paraître,
Son grand air soutenu, son souris haut et lent,
En lui de notre ami tout ce portrait parlant,
Ce goût de pittoresque et de belle nature
Qui si souvent suppose en un cœur la culture,
Ces langues qu’il possède en familier accès
(Car ma fille assurait qu’il parlait bien français),
Que fallait-il ? enfin, son entière apparence
Près de ces pauvres gens qui lui font déférence.

Une fois, le mari, par trop de libre humeur,
Lui présenta sa pipe, et le noble fumeur
Avec dégoût la prit, hâté de la lui rendre.
À manger, lorsqu’entre eux ils commençaient d’étendre
Le papier tout farci de leur grossier repas,
Ils s’y jetaient ;… à lui, rien ;… ils n’en offraient pas.

Le premier jour ainsi se passa, le jeune homme
Plus épris du grand fleuve et des bords qu’on renomme,
Que de la pauvre femme, et celle-ci sans fin
Occupée à lui seul ! Je m’intriguais en vain.

À Coblentz arrivés, le soir, d’assez bonne heure,
Quand la foule s’attable à l’auberge et demeure,
J’allai vers la Moselle, autre beau flot courant,
Voulant me reposer du Rhin sévère et grand.
Au retour, vers la nuit, dans la ville qui monte
Nous perdions le chemin, quand tout d’un coup le Comte
(Ma fille et moi toujours nous lui donnions ce nom)
Apparut devant nous, servant de compagnon
À cette même femme, en ce moment coquette,
Ayant refait depuis un reste de toilette,
Et semblant à son bras fière d’un honneur tel !
Je demandai tout droit en français notre hôtel :

Il repartit d’un ton piqué de violence
(Comme dans son secret un homme qu’on relance)
Qu’il ne comprenait pas ; je lui refis mon dit
En allemand alors, auquel il répondit.
Mais je pus remarquer, même à la nuit obscure,
La femme intéressante et sa tendre figure,
Fatiguée, il est vrai, non plus jeune d’ailleurs,
Et tout usée aussi par de longues douleurs,
Mais surtout dans l’instant glorieuse, étonnée
De paraître à ce bras, et comme illuminée !

Le lendemain matin, la scène du bateau
Fut autre : le jeune homme eut un soin tout nouveau,
Un soin, s’il n’était pas celui de l’amour même,
Compatissant du moins pour l’être qui nous aime.
Vint la pluie ; il lui tint sa pauvre ombrelle au vent ;
Il serrait de ses mains le manteau voltigeant.
Entre ses deux genoux, leur disant des histoires,
Il gardait bien longtemps les enfants aux mains noires,
Et les grondait, si seuls ils approchaient du bord.
On offrit des raisins, mais fort chers, et d’abord
J’allais en refuser aux désirs de ma fille ;
Il en achetait, lui, pour la pauvre famille.

Durant une éclaircie, elle ôta son chapeau,
Déploya ses cheveux, son trésor le plus beau,
Releva sa paupière au rayon éblouie,
Et ce manteau, tombant tout chargé par la pluie,
Laissa voir une taille, un élégant débris
De jeunesse et de grâce, et dès lors je compris.

Les vieux châteaux passaient sans qu’on les comptât guère ;
Mais, quand ce fut celui d’un puissant de la terre,

Quand le nom circula du beau Johannisberg[44],
Tous regardaient en masse, et ce fut un concert.
Et moi, je regardais le jeune homme à la face :
J’y saisis le dédain qu’un faux sourire efface,
Ce qu’en anglais Byron eût appelé le sneer,
Cette douleur railleuse et qu’il faut retenir.

Ô Polonais, pensai-je, ô le plus noble Slave,
Te voilà donc ici pour ne pas être esclave !
Te voilà, toi, seigneur, hors du honteux péril,
Pauvre, en habit grossier, déguisant ton exil,
Trop heureux d’avoir pu, dans la cité lointaine,
Rencontrer au faubourg ces compagnons de peine,
La famille qui t’aime, et dont un cœur trop bien
Écouta ton malheur et te devra le sien !

Et la femme pourtant, que ce fût aux collines
Ou le Reinstein brillant relevé des ruines,
Ou le Johannisberg dont la vitre a relui,
Ne savait, et n’avait de regards que pour lui.

À Mayence arrivant, au moment de descendre
Il se rapprocha d’eux, et tout me fit comprendre
Qu’il était sous l’abri du même passe-port.

Le lendemain matin, en revenant au bord
Dès l’aube, pour pousser à Manheim le voyage,
Je les vis tous, mais eux cette fois sans bagage ;
Lui seul avait le sien, fort léger, qu’on portait.
Rien qu’au deuil de la femme un mystère éclatait,
Elle était là muette, immobile et frappée.
Je compris cette veille en soin tendre occupée ;

Cette veille, où pour elle il tâchait d’être mieux,
Était celle des longs, des éternels adieux !

Montant sur le bateau, je suivis la détresse,
Le départ jusqu’au bout ! — Il baise avec tendresse
Les deux petits garçons, embrasse le mari,
Prend la main à la fille (et l’enfant a souri,
Maligne, curieuse, Ève déjà dans l’âme) ;
Il prend, il serre aussi les deux mains à la femme,
Évitant son regard. — C’est le dernier signal
De la cloche ! — Il s’élance ! Ô le moment final !
Quand on ôte le pont et pendant qu’on démarre,
Quand le câble encor crie, à minute barbare !
Au rivage mouvant, alors il fallait voir,
De ce groupe vers lui, gestes, coups de mouchoir ;
Et les petits enfants, chez qui tout devient joie,
Couraient le long du bord d’où leur cri se renvoie,
Mais la femme, oh ! la femme, immobile en son lieu,
Le bras levé, tenant un mouchoir rouge-bleu
Qu’elle n’agitait pas, je la vois là sans vie,
Digne que, par pitié, le Ciel la pétrifie !
Non, ni l’antique mère, au flanc sept fois navré,
Qui demeura debout marbre auguste et sacré[45],
Ni la femme de Loth, n’égalaient en statue
Ce fixe élancement d’une douleur qui tue !
Je pensai : Pauvre cœur, veuf d’insensés amours,
Que sera-ce demain, et ce soir, et toujours ?
Mari commun, grossier, enfants sales, rebelles ;
La misère ; une fille-aux couleurs déjà belles,

Et qui le sait tout bas, et dont l’œil peu clément
A, dans tout ce voyage, épié ton tourment :
Quel destin ! — Lui pourtant, sur qui mon regard plonge,
Et qu’embarrasse aussi l’adieu qui se prolonge,
Descendit. — Nous voguions. En passant près de lui,
Une heure après : « Monsieur, vous êtes aujourd’hui
Bien seul, » dis-je. — « Oui, fit-il en paroles froissées,
Depuis Londres, voilà six semaines passées,
J’ai voyagé toujours avec ces braves gens. »
L’accent hautain notait les mots plus indulgents.
— « Et les reverrez-vous bientôt ? » osai-je dire,
— « Jamais ! répliqua-t-il d’un singulier sourire ;
Je ne les reverrai certainement jamais ;
Je vais en Suisse ; après, plus loin encor, je vais ! »

Ce fut tout. Seulement, vers la même semaine,
Étant dans Heidelberg où midi me promène,
Passe une diligence, et je le vois en haut,
Lui, sur l’impériale. Il me voit, aussitôt
Me salue, et se lève, et du corps, de la tête
Il me salue encore, et me veut faire fête,
Tant qu’enfin la voiture ait détourné le coin :
« Allons ! au moins, me dis-je, un souvenir de loin
Pour cette pauvre femme, une bonne pensée
Sortie à l’improviste et vers elle élancée ! »



LA FONTAINE DE BOILEAU[46]

ÉPÎTRE
À MADAME LA COMTESSE MOLÉ


Dans les jours d’autrefois qui n’a chanté Bâvil’e ?
Quand septembre apparu délivrait de la ville
Le grave Parlement assis depuis dix mois,
Bâville se peuplait des hôtes de son choix,
Et, pour mieux animer son illustre retraite,
Lamoignon conviait et savant et poëte.
Guy Patin accourait, et d’un éclat soudain
Faisait rire l’écho jusqu’au bout du jardin,
Soit que, du vieux Sénat l’âme tout occupée,
Il poignardât César en proclamant Pompée,
Soit que de l’antimoine il contât quelque tour.
Huet, d’un ton discret et plus fait à la Cour,
Sans zèle et passion causait de toute chose,
Des enfants de Japhet, ou même d’une rose.
Déjà plein du sujet qu’il allait méditant,
Rapin[47] vantait le parc et célébrait l’étang.
Mais voici Despréaux, amenant sur ses traces
L’agrément sérieux, l’à-propos et les grâces.


Ô toi, dont, un seul jour, j’osai nier la loi,
Veux-tu bien, Despréaux, que je parle de toi,
Que j’en parle avec goût, avec respect suprême,
Et comme t’ayant vu dans ce cadre qui t’aime ?

Fier de suivre à mon tour des hôtes dont le nom
N’a rien qui cède en gloire au nom de Lamoignon,
J’ai visité les lieux, et la tour, et l’allée
Où des fâcheux ta muse épiait la volée ;
Le berceau plus couvert qui recueillait tes pas ;
La fontaine surtout, chère au vallon d’en bas,
La fontaine en tes vers Polycrène épanchée,
Que le vieux villageois nomme aussi La Rachée[48],
Mais que plus volontiers, pour ennoblir son eau,
Chacun salue encor Fontaine de Boileau.
Par un des beaux matins des premiers jours d’automne,
Le long de ces coteaux qu’un bois léger couronne,
Nous allions, repassant par ton même chemin
Et le reconnaissant, ton Épître à la main.
Moi, comme un converti, plus dévot à ta gloire,
Épris du flot sacré, je me disais d’y boire.
Mais, hélas ! ce jour-là, les simples gens du lieu
Avaient fait un lavoir de la source du dieu,
Et de femmes, d’enfants, tout un cercle à la ronde
Occupaient la naïade et m’en altéraient l’onde.
Mes guides cependant, d’une commune voix,
Regrettaient le bouquet des ormes d’autrefois,
Hautes cimes longtemps à l’entour respectées,
Qu’un dernier possesseur à terre avait jetées.
Malheur à qui, docile au cupide intérêt,
Déshonore le front d’une antique forêt,

Ou dépouille à plaisir la colline prochaine !
Trois fois malheur, si c’est au bord d’une fontaine !

Était-ce donc présage, ô noble Despréaux,
Que la hache tombant sur ces arbres si beaux
Et ravageant l’ombrage où s’égaya ta muse ?
Est-ce que des talents aussi la gloire s’use,
Et que, reverdissant en plus d’une saison,
On finit, à son tour, par joncher le gazon,
Par tomber de vieillesse, ou de chute plus rude,
Sous les coups des neveux dans leur ingratitude ?
Ceux surtout dont le lot, moins fait pour l’avenir,
Fut d’enseigner leur siècle et de le maintenir,
De lui marquer du doigt la limite tracée,
De lui dire où le goût modérait la pensée,
Où s’arrêtait à point l’art dans le naturel,
Et la dose de sens, d’agrément et de sel,
Ces talents-là, si vrais, pourtant plus que les autres
Sont sujets aux rebuts des temps comme les nôtres,
Bruyants, émancipés, prompts aux neuves douceurs,
Grands écoliers riant de leurs vieux professeurs.
Si le même conseil préside aux beaux ouvrages,
La forme du talent varie avec les âges,
Et c’est un nouvel art que dans le goût présent
D’offrir l’éternel fond antique et renaissant.
Tu l’aurais su, Boileau

Après qu’il a chanté, nul ne saura se taire :
Il parlera sur tout, sur vingt sujets au choix :
Son gosier le chatouille et veut lancer sa voix.
Il faudrait bien les suivre, Ô Boileau, pour leur dire
Qu’ils égarent le souffle où leur doux chant s’inspire,
Et qui diffère tant, même en plein carrefour,
Du son rauque et menteur des trompettes du jour.

Dans l’époque, à la fois magnifique et décente,
Qui comprit et qu’aida ta parole puissante,
Le vrai goût dominant, sur quelques points borné,
Chassait du moins le faux autre part confiné ;
Celui-ci hors du centre usait ses représailles ;
Il n’aurait affronté Chantilly ni Versailles,
Et, s’il l’avait osé, son impudent essor
Se fût brisé du coup sur le balustre d’or.
Pour nous, c’est autrement : par un confus mélange
Le bien s’allie au faux, et le tribun à l’ange.
Les Pradons seuls d’alors visaient au Scudéry :
Lequel de nos meilleurs peut s’en croire à l’abri ?
Tous cadres sont rompus ; plus d’obstacle qui compte ;
L’esprit descend, dit-on : — la sottise remonte ;
Tel même qu’on admire en a sa goutte au front,
Tel autre en a sa douche, et l’autre nage au fond.
Comment tout démêler, tout dénoncer, tout suivre,
Aller droit à l’auteur sous le masque du livre,
Dire la clef secrète, et, sans rien diffamer,
Piquer pourtant le vice et bien haut le nommer ?
Voila, cher Despréaux, voilà sur toute chose
Ce qu’en songeant à toi souvent je me propose,
Et j’en espère un peu mes doutes éclaircis —
En m’asseyant moi-même aux bords où tu t’assis.
Sous ces noms de Colins que ta malice fronde,
J’aime à te voir d’ici parlant de notre monde

À quelque Lamoignon qui garde encor ta loi :
Qu’auriez-vous dit de nous, Royer-Collard et toi ?

Mais aujourd’hui laissons tout sujet de satire ;
À Bâville aussi bien on t’en eût vu sourire,
Et tu tâchais plutôt d’en détourner le cours,
Avide d’ennoblir tes tranquilles discours,
De chercher, tu l’as dit, sous quelque frais ombrage,
Comme en un Tusculum, les entretiens du sage,
Un concert de vertu, d’éloquence et d’honneur,
Et quel vrai but conduit l’honnête homme au bonheur.

Ainsi donc, ce jour-là, venant de ta fontaine,
Nous suivions au retour les coteaux et la plaine,
Nous foulions lentement ces doux prés arrosés,
Nous perdions le sentier dans les endroits boisés,
Puis sa trace fuyait sous l’herbe épaisse et vive :
Est-ce bien ce côté ? n’est-ce pas l’autre rive ?
À trop presser son doute on se trompe souvent ;
Le plus simple est d’aller. Ce moulin par-devant
Nous barre le chemin ; un vieux pont nous invite,
Et sa planche en ployant nous dit de passer vite ;
On s’effraie et l’on passe, on rit de ses terreurs ;
Ce ruisseau sinueux a d’aimables erreurs.
Et riant, conversant de rien, de toute chose,
Retenant la pensée au calme qui repose,
On voyait le soleil vers le couchant rougir,
Des saules non plantés les ombres s’élargir,
Et sous les longs rayons de cette heure plus sûre
S’éclairer les vergers en salles de verdure, —
Jusqu’à ce que, tournant par un dernier coteau,
Nous eûmes retrouvé la route du château,
Où d’abord, en entrant, la pelouse apparue

Nous offrit du plus loin une enfant accourue[49],
Jeune fille demain en sa tendre saison,
Orgueil et cher appui de l’antique maison,
Fleur de tout un passé majestueux et grave,
Rejeton précieux où plus d’un nom se grave,
Qui refait l’espérance et les fraîches couleurs,
Qui sait les souvenirs et non pas les douleurs,
Et dont, chaque matin, l’heureuse et blonde tête,
Après les jours chargés de gloire et de tempête,
Porte légèrement tout ce poids des aïeux,
Et court sur le gazon, le vent dans ses cheveux.

Au château du Marais, ce 22 août 1845.

MARIA


..... Incomtum Lacænæ
More comam religata nodum
.

Horace.


« At vero quod nefas dicere, neque sit ullum hujus rei tam dirum exemplum : si cujuslibet eximiæ pulcherrimæque feminæ caput capillo exspoliaveris et faciem nativa specie nudaveris ; licet illa cœlo dejecta, mari edita, fluctibus educata, licet, inquam, Venus ipsa fuerit, licet omni Gratiarum choro stipata et toto Cupidinum populo comitata, et balteo suo cincla, cinnama fragrans, et balsama rorans, calva processerit : placere non poterit nec Vulcano suo. »
Apulée (Métamorphoses, livre II).


À M. DE LURDE


Sur un front de quinze ans la chevelure est belle ;
Elle est de l’arbre en fleurs la grâce naturelle,

Le luxe du printemps et son premier amour :
Le sourire la suit et voltige alentour ;
La mère en est heureuse, et dans sa chaste joie
Seule en sait les trésors et seule les déploie ;
Les cœurs des jeunes gens, en passant remués,
Sont pris aux frais bandeaux décemment renoués ;
Y poser une fleur est la gloire suprême.
Qui la pose une fois la détache lui-même.

Même aux jeunes garçons, sous l’airain des combats,
La boucle à flots tombants, certes, ne messied pas ;
Qu’Euphorbe si charmant, la tête renversée,
Boive aux murs d’Ilion la sanglante rosée,
C’est un jeune olivier au feuillage léger,
Qui, tendrement nourri dans l’enclos d’un verger,
N’a connu que vents frais et source qui s’épanche,
Et, tout blanc, s’est couvert de fleurs à chaque branche ;
Mais d’un coup furieux l’ouragan l’a détruit :
Il jonche au loin la terre, et la pitié le suit.

Quand une vierge est morte, en ce pays de Grèce,
Autour de son tombeau j’aperçois mainte tresse,
Des chevelures d’or avec ces mots touchants :
« De l’aimable Timas, ou d’Érinne aux doux chants,
La cendre ici repose : à l’aube d’hyménée,
Vierge, elle s’est sentie au lit sombre entrainée.
Ses compagnes en deuil, sous le tranchant du fer,
Ont coupé leurs cheveux, leur trésor le plus cher. »

Et que fait parmi nous, dans sa ferveur sacrée,
Héloïse elle-même, Amélie égarée,
Celle qui, sans retour, va se dire au Seigneur,
Que fait-elle d’abord que de livrer l’honneur
De son front virginal au fer du sacrifice,

Pour être sûre enfin que rien ne l’embellisse,
Que rien ne s’y dérobe à l’invisible Époux ?
Du rameau sans feuillage aucun nid n’est jaloux.
Or, puisque c’est l’attrait dans la belle jeunesse
Que ce luxe ondoyant que le zéphyr caresse,
Et d’où vient jusqu’au sage un parfum de désir,
Je veux redire ici, d’un vers simple à plaisir,
Non pas le jeu piquant d’une boucle enlevée,
Mais sur un jeune front la grâce préservée.

 « J’étais, me dit un jour un ami voyageur,
D’un souvenir lointain ressaisissant la fleur,
J’étais en Portugal, et la guerre civile,
Tout d’un coup s’embrasant, nous cerna dans la ville :
C’est le lot trop fréquent de ces climats si beaux ;
On y rachète Éden par les humains fléaux.
Le blocus nous tenait, mais sans trop se poursuivre ;
Dans ce mal d’habitude on se remit à vivre ;
La nature est ainsi : jusque sous les boulets,
Pour peu que cela dure, on rouvre ses volets ;
On cause, on s’évertue, et l’oubli vient en aide ;
Le marchand à faux poids vend, et le plaideur plaide ;
La coquette sourit. Chez le barbier du coin,
Un Français, un Gascon (la graine en va très-loin),
Moi j’aimais à m’asseoir, guettant chaque figure :
Molière ainsi souvent observa la nature.
Un matin, le barbier me dit d’un air joyeux :
« Monsieur, la bonne affaire ! (et sur les beaux cheveux
D’une enfant là présente et sur sa brune tête
Il étendait la main en façon de conquête),
Pour dix francs tout cela ! la mère me les vend. »
— « Quoi ! dis-je en portugais, la pitié m’émouvant,
Quoi ! dis-je à cette mère empressée à conclure,
Vous venez vendre ainsi la plus belle parure

De votre enfant ; c’est mal. Le gain vous tente : eh bien !
Je vous l’achète double, et pour n’en couper rien.
Mais il faut m’amener l’enfant chaque semaine :
Chaque fois un à-compte, et la somme est certaine » —
Qui fut sot ? mon barbier. Il sourit d’un air fin,
Croyant avoir surpris quelque profond dessein.
La mère fut exacte à la chose entendue :
Elle amenait l’enfant, et je payais à vue.
Puis, lorsqu’elle eut compris que pour motif secret
Je n’avais, après tout, qu’un honnête intérêt,
Elle me l’envoya seule ; et l’enfant timide
Entrait, me regardait de son grand œil humide,
Puis sortait emportant la pièce dans sa main.
À force toutefois de savoir le chemin,
Elle s’apprivoisa : — comme un oiseau volage,
Que le premier automne a privé du feuillage,
Et qui, timidement laissant les vastes bois,
Se hasarde au rebord des fenêtres des toits ;
Si quelque jeune fille, âme compatissante,
Lui jette de son pain la miette finissante,
Il vient chaque matin, d’abord humble et tremblant,
Fuyant dès qu’on fait signe, et bientôt revolant ;
Puis l’hiver l’enhardit, et l’heure accoutumée :
Il va jusqu’à frapper à la vitre fermée ;
Ce que le cœur lui garde, il le sait, il y croit ;
Son aile s’enfle d’aise, il est là sur son toit :
Et si, quand février d’un rayon se colore,
La fenêtre entr’ouverte et sans lilas encore
Essaie un pot de fleurs au soleil exposé,
Il entre en se jouant, innocent et rusé ;
Il vole tout d’abord à l’hôtesse connue,
En sons vifs et légers lui rend la bienvenue,
Et becquète son doigt ou ses cheveux flottants,
Comme un gai messager des bonheurs du printemps


 « Telle de Maria (c’était ma jeune fille)
Jusqu’à moi, du plus loin, la caresse gentille
Souriait, s’égayait, et d’un air glorieux
Elle accourait montrant à deux mains ses cheveux.
Je pourrais bien ici faire le romanesque,
Vous peindre Maria dans la couleur mauresque,
Quelque gitana fière, à l’œil sombre, au front d’or ;
Mais je sais peu décrire et moins mentir encor.
Non, rien de tout cela, sinon qu’elle était belle,
Belle enfant comme on l’est sous ce climat fidèle,
Comme l’est tout beau fruit et tout rameau vermeil
Prêt à demain éclore au pays du soleil.
Elle avait jusque-là très-peu connu sa grâce ;
Elle oubliait son heure et que l’enfance passe.
L’intérêt délicat qu’un regard étranger
Marquait pour les trésors de son front en danger
Éveilla dans son âme une aurore naissante :
Elle se comprit belle, et fut reconnaissante.
Pour le mieux témoigner, en son charme innocent,
La jeune fille en elle empruntait à l’enfant ;
Ses visites bientôt n’auraient été complètes
Sans un bouquet pour moi de fraîches violettes,
Qu’elle m’allait cueillir, se jouant des hasards,
Jusque sous les boulets, aux glacis des remparts.

 « Souvenir odorant, même après des années !
Violettes d’un jour, et que rien n’a fanées !
J’ai quitté le pays, j’ai traversé des mers ;
Ce doux parfum me suit parmi d’autres amers.
Toujours, lorsqu’en courant je me surprends encore
À contempler un front que son avril décore,
Un cou d’enfant rieuse élégamment penché,
Un nœud de tresse errante à peine rattaché,

Toujours l’idée en moi renaît pure et nouvelle :
Sur un front de quinze ans la chevelure est belle ! »



J’ai souvent essayé de l’élégie, et j’en ai fait de bien des sortes. En voici une que je crois pouvoir détacher d’une suite où elle était tout à fait à sa place, pour la présenter ici comme échantillon d’un genre assez nouveau : à la fois tendresse et pureté, et réalité toujours. C’est ainsi que j’essayais de pratiquer, dans mes cadres moyens, la poétique précédemment développée dans l’Épître à M. Villemain.


Elle me dit un jour ou m’écrivit peut-être :
« Ami, tâchez pour moi de voir et de connaître
« Ces pauvres gens, ici nommés, dont on m’apprend
« Détresse, maladie, un détail déchirant.
« Allez, car dans ma vie et si pleine et si close
« Je ne puis : mais sur vous, Ami, je m’en repose. »

Et j’allai, je courus avant le lendemain ;
Amour et charité n’étaient qu’un dans mon sein.
Je sus ce que c’était d’avoir au cœur des ailes,
Et tout ce qu’on nous dit des tendresses si belles
Pour les pauvres du Christ ; les chercher, se hâter ;
Demander d’être esclave afin de racheter ;
Prendre un enfant infirme, un vieillard las de vivre ;
Partager un fumier avec ceux qu’on délivre ;
Oh ! oui, je conçus tout, et dans l’instant, mon Dieu,
De mon flambeau chéri je reçus tout ton feu !
Oh ! pardonne, et ton Christ me pardonna, j’espère,
Car à Toi, car à Lui, dans l’instant salutaire,
Je fis tout remonter, et le divin éclair,

En traversant mon cœur, y consuma la chair.
J’arrivai, je trouvai ceux dont la faim m’appelle.
Eh ! que vis-je d’abord ? à misère réelle !
Oh ! rien de gracieux et d’à plaisir rêvé,
Et qu’un premier sourire a bientôt relevé !
Pas de front virginal incliné vers la mère,
Pas de beaux cheveux blancs ! ô misère, misère !
Et pourtant, sous l’horreur des haillons amassés,
Comme arbres tout entiers en racines poussés,
Les vertus subsistaient depuis longues années,
Trésor tel, qu’en retour des oboles données,
Contemplant les devoirs pratiqués sans fléchir,
Pour une Éternité j’avais à m’enrichir !
Depuis ce moment-là, redoublant d’amour tendre,
De chaste et pur amour où l’Ange peut descendre,
Pour Elle, pour qu’à bien ceci lui soit compté,
Je soigne la famille, et quand j’ai suscité
Un bienfaiteur de plus, quelque bonté de femme
Comme il en est encor, je me dis dans mon âme :
« C’est Elle sous ce nom, Elle qu’ils vont bénir
(Nos noms, même en leurs vœux, ne doivent pas s’unir !),
C’est Elle, sans savoir, que leur vive prière
Recommande surtout, c’est Elle la première,
Vigilante, invisible, et par qui Dieu voulut
Leur rouvrir son secours en cet humain salut ! »

La Charité fervente est une mère pure
(Raphaël quelque part sous ces traits la figure) ;
Son œil regarde au loin, et les enfants venus
Contre elle de tous points se serrent, froids et nus.
Un de ses bras les tient ; l’autre bras en implore ;
Elle en presse à son sein, et son œil cherche encore.
Quelques-uns par derrière, atteignant à ses plis,
Et sentis seulement, sont déjà recueillis.

Jamais, jamais assez, Ô sainte hospitalière !
Mais ce que Raphaël en sa noble manière
Ne dit pas, c’est qu’au cœur elle a souvent son mal,
Elle aussi, quelque plaie à l’aiguillon fatal ;
Pourtant, comme à l’insu de la douleur qui creuse,
Chaque orphelin qui vient enlève l’âme heureuse !

Et nous pouvons ainsi sans blasphème, Elle et moi
Toucher à ces objets de prière et de foi.
Souffrir et nous sevrer, aimer nos chemins sombres,
C’est là notre lot même en ce monde des ombres.
Les plus gais de nos jours et les mieux partagés
Sont ceux encore où seuls, et loin des yeux légers.
Dans les petits sentiers du lointain cimetière
Ensemble nous passons une heure tout entière.
En ce lieu qui pour nous garde des morts sacrés,
Nos pas sont lents et doux, nos propos murmurés ;
Rarement le soleil, débordant sur nos têtes,
Rayonne ces jours-là ; de nos timides fêtes
Les reflets mi-voilés ont gagné la saison :
C’est vapeur suspendue et tiède maison[50].
Si quelque veuve en deuil dans le sentier se montre,
Un cyprès qu’on détourne évite la rencontre.
La piété funèbre, errant sous les rameaux,
Donne au bonheur discret le souvenir des maux,
Le prépare à l’absence ; et quand, l’heure écoulée,
On part, — rentré chacun dans sa foule mêlée,
On voit longtemps encor la pierre où l’on pria,
Et la tombe blanchir sous son acacia !



  1. La gravure du beau tableau de Raphaël qui porte ce nom.
  2. Probablement le canal Saint-Martin, du côté du Père La Chaise.
  3. L’Étranger, en effet, dont on veut ici parler, est mort depuis à Lisbonne ; il avait fait partie de l’expédition de don Pedro, et occupait un rang distingué dans l’armée portugaise. Au moment où l’on écrivait cette pièce, on pouvait encore dire que Lisbonne était meilleure que la Navarre.
  4. Fantaisie, fantassin ; ces rencontres de sons, ces conformités amenées à dessein ou en jouant n’ont rien en elles-mêmes qui doivent déplaire. C’est ce que les Anciens appelaient παρήχησις ; les exemples en sont fréquents chez eux ; voyez chez Homère, si vous êtes curieux, un exemple tout pareil (Odyssée, IX, 154,15$) ; consonances, assonances, allitérations de toutes sortes. — M. Nettement, qui se moque de nous à ce sujet, appelle cela des oblitérations ; et voilà nos Aristarques !
  5. Petite fleur fort affectionnée de Rousseau, durant le séjour qu’il fit en cette île. Voir ses Rêveries, cinquième Promenade.
  6. Probablement la forêt de Fontainebleau.
  7. Ce petit poëme est assez compliqué, et, dans la première publication que j’en ai faite au Magasin Pittoresque, il a été peu compris. Il me semble pourtant que j’y ai réalisé peut-être ce que j’ai voulu. Or, voici en partie ce que j’ai voulu. Dans son admirable et charmant Jocelyn, M. de Lamartine, avec sa sublimité facile, a d’un pas envahi tout ce petit domaine de poésie dite intime, privée, domestique, familière, où nous avions essayé d’apporter quelque originalité et quelque nouveauté. Il a fait comme un possesseur puissant qui, apercevant hors du parc quelques petites chaumières, quelques cottages qu’il avait jusque-là négligés, étend sa main et transporte l’enceinte du parc au de la, enserrant du coup tous ces petits coins curieux, qui à l’instant s’agrandissent et se fécondent par lui. Or, il m’a semblé qu’il était bon peut-être de replacer la poésie domestique, et familière, et réelle, sur son terrain nu, de la transporter plus loin, plus haut, même sur les collines pierreuses, et hors d’atteinte de tous les magnifiques ombrages. Monsieur Jean n’est que cela. Magister et non prêtre, janséniste et non catholique d’une interprétation nouvelle, puisse-t-il, dans sa maigreur un peu ascétique, ne pas paraître trop indigne de venir bien respectueusement à la suite du célèbre vicaire de notre cher et divin poëte !
  8. Delille, en son Homme des Champs, a fait du maître d’école de village un portrait arrangé, plein d’ailleurs de détails piquants et spirituels.
  9. Sur cette rime, une remarque peut ne pas être inutile : si l’on avait nommé la présidente, par exemple, la présidente de Novion, ou de Lamoignon, le de se prononçait en courant et sans qu’on y insistât ; mais, du moment qu’on s’arrête tout court après, le de prend l’accent, et il se prononce exactement comme s’il s’écrivait deu, ce qui nous a paru faire une rime trés-suffisante dans ce genre familier, sermo pedestris.
  10. Ce monsieur Antoine ne devait pas être autre que M. Collard, dont on a les Lettres spirituelles et un traité sur l’Humilité ; il était grand-oncle de M. Royer-Collard.
  11. J’ai voulu, dans ce passage, exprimer toute la fleur de poésie compatible avec les dogmes rigoureux de Port-Royal, en allant jusqu’à la limite où saint François de Sales y touche. — Pour l’intelligence complète, ne pas séparer cette lecture de celle du tome premier de Port- Royal, et même de celle de tout l’ouvrage.
  12. Vers 1753, en effet, Rousseau était déjà connu par son Discours sur les sciences par et le Devin du Village.
  13. Sans doute la voix de Thérèse.
  14. C’est le nom qu’on donne, à Ermenonville, au second parc plus sauvage.
  15. Deux amis que j’avais à Lyon.
  16. Il s’agit de madame de La Rochejacquelein, et un peu après de sa sœur, madame de Rauzan.
  17. L’infirmerie de Marie-Thérèse fondée par madame de Chateaubriand.
  18. Victor Pavie, d’Angers, un de nos plus jeunes amis du temps du Cénacle, resté le plus fidèle en vieillissant à toutes les amitiés, à toutes les admirations, à tous les cultes de sa jeunesse ; quand tous ont changé, le même ; conservé, perfectionné, exalté et enthousiaste toujours ; la flamme au front, un cœur d’or. À le voir d’ici, à travers notre tourbillon et du milieu de notre dispersion profonde, je le compare à un chapelain pieux qui veille et qui attend, je l’appelle le gardien de la chapelle ardente de nos souvenirs (1862).
  19. Léopold Robert, qui venait de mourir.
  20. Après une longue et tendre intimité, il était survenu une grave altération de sentiments entre Ulric Guttinguer, le poëte ; et Auguste Le Prevost, l’antiquaire de Normandie.
  21. En Écosse.
  22. Morte depuis duchesse de Castries ; personne aimable, spirituelle, qui se laissa emporter sur la fin de la Restauration à une passion romanesque ; revenue d’Italie malade ou plutôt infirme, à demi paralysée, elle conservait toute sa grâce, son goût vif pour les choses de l’esprit et du cœur.
  23. Le cimetière des Protestants à Rome.
  24. M. Necker était mort assez peu de temps avant cette pièce, qui doit dater de 1805.
  25. Dans la première forme de la statue de David il y avait un serpent qui était prêt à mordre le pied de l’enfant : je crois que l’artiste a fait disparaître depuis cet accessoire trop philosophique.
  26. Basme, baume.
  27. La duchesse de Rauzan. — Se rappeler les sonnets à elle adressés précédemment.
  28. Fille naturelle du duc de Fitz-James.
  29. Se rappeler la jolie pièce d’André Chénier et la Symétha de M. de Vigny.
  30. Gabrielle Dorval, fille de la célèbre actrice de ce nom et l’amie du poète Fontaney. Celui-ci l’enleva de sa famille, l’emmena en Angleterre ; ils y vécurent quelques mois ensemble, de travail, de misère et d’amour ; ils en revinrent tous deux mortellement atteints. Ils moururent à six semaines l’un de l’autre, Gabrielle la première. À son convoi je me trouvai avec V. H. dans la même voiture.
  31. L’excellente Histoire de la Gaule méridionale, par M. Fauriel, avait paru vers ce temps, mais un peu importante et sérieuse pour être lue à deux en cette façon.
  32. Il s’agit des sonnets : Ô laissez-vous aimer… — Madame, il est donc vrai, vous n’avez pas voulu, etc.
  33. Cette tour d’ivoire est devenue comme inséparable du nom de M. de Vigny ; le mot a couru, et il est resté.
  34. C’est le cas et le lieu de mettre ici cette pensée, qui aurait dû trouver place parmi celles de Joseph Delorme, et qui est un des articles de l’Art poétique moderne, en tant que cet Art existe :

    « La poésie des Anciens, celle des Grecs du moins, était élevée au-dessus de la prose et de la langue courante comme un balcon. Le nôtre n’a été, dès l’origine, que terre à terre et comme de rez-de-chaussée avec la prose. Ronsard et les poëtes de la Renaissance ont essayé de dresser le balcon ; mais ils l’ont mis si en dehors et l’ont voulu jucher si haut qu’il est tombé, et eux avec lui. De là notre poésie est restée plus au rez-de-chaussée que jamais. Avec Boileau, elle s’est bornée à se faire un trottoir de deux pouces environ au-dessus de la voie commune, un promenoir admirablement ménagé ; mais les trottoirs fréquentés s’usent vite, et ç’a été le cas pour le trottoir si suivi de notre poésie selon Boileau. On était revenu (sauf quelques grands mots creux) au niveau habituel et au plain-pied de la prose. Aujourd’hui il s’est agi de refaire à neuf Le trottoir, et on a même visé à reconstruire le balcon. »

  35. Article sur Millevoye, N° du 1° juin 1837 ; page 646 ; et au tome I de Portraits littéraires.
  36. L’abbé Barbe, de Boulogne-sur-Mer, longtemps professeur de philosophie dans la maison de M. Haffreingue.
  37. Se rappeler l’Octavius de Minutius Felix.
  38. Revue des Deux Mondes, août 1836.
  39. Je suis né après la mort de mon père, que ma mère perdit l’année même de son mariage.
  40. L’Emmenthal, riche portion du canton de Derne.
  41. André Chénier, Élégie 40°.
  42. Auteurs du recueil de poésies intitulé : les Deux Voix. Lausanne, 1835
  43. Le lac des Quatre-Cantons.
  44. Appartenant au prince de Metternich.
  45. Niobé : les anciens poëtes ont fort varié sur le nombre de ses enfants, tantôt douze, tantôt vingt, tantôt quatorze. Ici il ne faut voir dans le chiffre sept qu’un nombre indéterminé, ou, si l’on veut, le nombre quatorze : le poëte a pu supposer en effet qu’Apollon et Diane les tuèrent par couples en sept fois.
  46. Il est indispensable, en lisant la pièce qui suit, d’avoir présente à la mémoire l’Épitre VI de Boileau à Lamoignon, dans laquelle il parle de Bâville et de la vie qu’on y mène.
  47. Auteur du poëme latin des Jardins : voir au livre III un morceau sur Bâville, et deux odes latines du même. Voir aussi Huet, Poésies latines et Mémoires.
  48. Une rachée ; on appelle ainsi les rejetons nés de la racine après qu’ont à coupé le tronc. Les ormes qui ombrageaient autrefois la fontaine avaient probablement été coupés pour repousser en rachée : de là le nom.
  49. Mademoiselle de Champlâtreux, aujourd’hui duchesse d’Ayen.
  50. Limes erat tenuis longa subnubilus umbra.
    Ovide.