Pensées d’août/À madame Tastu

Pensée d’aoûtMichel Lévy frères. (p. 174-176).


À MADAME TASTU


Madame Tastu, dans une pièce de vers de 1833, avait dit :

Hélas ! combien sont morts de ceux qii m’ont aimée !
Combien d’autres pour moi le temps aura changés i
Je n’en murmure pas ; j’ai tant changé moi-même !
..................
..........Il est des sympathies
Qui, muettes un Jour, cessent d’être senties ;
Et tel, par qui jadis ces chants étaient fêtés,
À peine s’avoûra qu’il les ait écoutés !

Il lui a été répondu :


Non, tous n’ont pas changé, tous n’ont pas, dans leur route,
Vu fuir ton frais buisson au nid mélodieux ;
Tous ne sont pas si loin : j’en sais un qui t’écoute
Et qui te suit des yeux.

Va ! plusieurs sont ainsi, plusieurs, je le veux croire,
De ceux qu’autour de toi charmaient tes anciens vers,
De ceux qui, dans la course en commun à la gloire,
T’offraient leurs rangs ouverts.

Mais plusieurs de ceux-là, mais presque tous, je pense,
Vois-tu ? belle Âme en deuil, depuis ce jour flatteur,
Victimes comme toi, sous une autre apparence,
Ont souffert dans leur cœur.

L’un, dès les premiers tons de sa lyre animée,
A senti sa voix frêle et son chant rejeté,
Comme une vierge en fleur qui voulait être aimée
Et qui perd sa beauté.

L’autre, en poussant trop haut jusqu’au char du tonnerre,
S’est dans l’âme allumé quelque rêve étouffant.
L’un s’est creusé, lui seul, son mal imaginaire ;…
L’autre n’a plus d’enfant !

Chacun vite a trouvé son écart ou son piège ;
Chacun a sa blessure et son secret ennui,
Et l’Ange a replié la bannière de neige
Qui dans l’aube avait lui.

Et maintenant, un soir, si le hasard rassemble
Quelques amis encor du groupe dispersé,
Qui donc reconnaîtrait ce que de loin il semble,
Sur la foi du passé ?

Plus de concerts en chœur, d’expansive espérance,
Plus d’enivrants regards ! la main glace la main.
Est-ce oubli l’un de l’autre et froide indifférence,
Envie, orgueil humain ?

Oh ! c’est surtout fatigue et ride intérieure,
Et sentiment d’un joug difficile à tirer.
Chacun s’en revient seul, rouvre son mal et pleure,
Heureux s’il peut pleurer !

Ils cachent tous ainsi leurs blessures au foie,
Trop sensibles mortels, éclos des mêmes feux !
Plus jeune, on se disait les chagrins et la joie ;
Plus tard on se tait mieux.

On se tait même auprès du souvenir qui charme ;
On doit paraître ingrat, car on le fuit souvent.
Contre l’émotion qui réveille une larme
À tort on se défend.

Ainsi Ton l’ait de toi, chaste Muse plaintive,
Qui de trop doux parfums entouras l’oranger ;
Ces bosquets que j’aimais de notre ancienne rive,
Je n’ose y ressonger.

Puis, à toi, ta blessure est si simple et si belle,
Si belle de motif, et pour un soin si pur,
Toi, chaque jour, laissant quelque part de ton aile
Au fond du nid obscur,

Que c’est, pour nous, souffrant de nos fautes sans nombre,
De vaines passions, d’ambitieux essor,
Que c’est reproche à nous de t’écouter dans l’ombre
Et de nous plaindre encor.

Plus d’un, crois-le pourtant, a sa tâche qui l’use,
Et sa roue à tourner et son crible à remplir,
Et ce labeur pesant, meurtrier de la Muse
Qu’il doit ensevelir.

Sacrifice pénible et méritoire à l’âme,
Non pas sur le haut mont, sous le ciel étoilé,
D’un Isaac chéri, sans autel et sans flamme
Chaque jour immolé !

L’âme du moins y gagne en douleurs infinies ;
Du trésor invisible elle sent mieux le poids.
N’envions point leur gloire aux fortunés génies,
Que tout orne à la fois !

Sans plus chercher au bout la pelouse rêvée,
Acceptons ce chemin qui se brise au milieu ;
Sans murmurer, aidons à l’humaine corvée,
Car le maître, c’est Dieu !