Pensées d’août/« Elle me dit un jour ou m’écrivit peut-être »

Pensées d’aoûtMichel Lévy frères. (p. 283-285).


J’ai souvent essayé de l’élégie, et j’en ai fait de bien des sortes. En voici une que je crois pouvoir détacher d’une suite où elle était tout à fait à sa place, pour la présenter ici comme échantillon d’un genre assez nouveau : à la fois tendresse et pureté, et réalité toujours. C’est ainsi que j’essayais de pratiquer, dans mes cadres moyens, la poétique précédemment développée dans l’Épître à M. Villemain.


Elle me dit un jour ou m’écrivit peut-être :
« Ami, tâchez pour moi de voir et de connaître
« Ces pauvres gens, ici nommés, dont on m’apprend
« Détresse, maladie, un détail déchirant.
« Allez, car dans ma vie et si pleine et si close
« Je ne puis : mais sur vous, Ami, je m’en repose. »

Et j’allai, je courus avant le lendemain ;
Amour et charité n’étaient qu’un dans mon sein.
Je sus ce que c’était d’avoir au cœur des ailes,
Et tout ce qu’on nous dit des tendresses si belles
Pour les pauvres du Christ ; les chercher, se hâter ;
Demander d’être esclave afin de racheter ;
Prendre un enfant infirme, un vieillard las de vivre ;
Partager un fumier avec ceux qu’on délivre ;
Oh ! oui, je conçus tout, et dans l’instant, mon Dieu,
De mon flambeau chéri je reçus tout ton feu !
Oh ! pardonne, et ton Christ me pardonna, j’espère,
Car à Toi, car à Lui, dans l’instant salutaire,
Je fis tout remonter, et le divin éclair,

En traversant mon cœur, y consuma la chair.
J’arrivai, je trouvai ceux dont la faim m’appelle.
Eh ! que vis-je d’abord ? à misère réelle !
Oh ! rien de gracieux et d’à plaisir rêvé,
Et qu’un premier sourire a bientôt relevé !
Pas de front virginal incliné vers la mère,
Pas de beaux cheveux blancs ! ô misère, misère !
Et pourtant, sous l’horreur des haillons amassés,
Comme arbres tout entiers en racines poussés,
Les vertus subsistaient depuis longues années,
Trésor tel, qu’en retour des oboles données,
Contemplant les devoirs pratiqués sans fléchir,
Pour une Éternité j’avais à m’enrichir !
Depuis ce moment-là, redoublant d’amour tendre,
De chaste et pur amour où l’Ange peut descendre,
Pour Elle, pour qu’à bien ceci lui soit compté,
Je soigne la famille, et quand j’ai suscité
Un bienfaiteur de plus, quelque bonté de femme
Comme il en est encor, je me dis dans mon âme :
« C’est Elle sous ce nom, Elle qu’ils vont bénir
(Nos noms, même en leurs vœux, ne doivent pas s’unir !),
C’est Elle, sans savoir, que leur vive prière
Recommande surtout, c’est Elle la première,
Vigilante, invisible, et par qui Dieu voulut
Leur rouvrir son secours en cet humain salut ! »

La Charité fervente est une mère pure
(Raphaël quelque part sous ces traits la figure) ;
Son œil regarde au loin, et les enfants venus
Contre elle de tous points se serrent, froids et nus.
Un de ses bras les tient ; l’autre bras en implore ;
Elle en presse à son sein, et son œil cherche encore.
Quelques-uns par derrière, atteignant à ses plis,
Et sentis seulement, sont déjà recueillis.

Jamais, jamais assez, Ô sainte hospitalière !
Mais ce que Raphaël en sa noble manière
Ne dit pas, c’est qu’au cœur elle a souvent son mal,
Elle aussi, quelque plaie à l’aiguillon fatal ;
Pourtant, comme à l’insu de la douleur qui creuse,
Chaque orphelin qui vient enlève l’âme heureuse !

Et nous pouvons ainsi sans blasphème, Elle et moi
Toucher à ces objets de prière et de foi.
Souffrir et nous sevrer, aimer nos chemins sombres,
C’est là notre lot même en ce monde des ombres.
Les plus gais de nos jours et les mieux partagés
Sont ceux encore où seuls, et loin des yeux légers.
Dans les petits sentiers du lointain cimetière
Ensemble nous passons une heure tout entière.
En ce lieu qui pour nous garde des morts sacrés,
Nos pas sont lents et doux, nos propos murmurés ;
Rarement le soleil, débordant sur nos têtes,
Rayonne ces jours-là ; de nos timides fêtes
Les reflets mi-voilés ont gagné la saison :
C’est vapeur suspendue et tiède maison[1].
Si quelque veuve en deuil dans le sentier se montre,
Un cyprès qu’on détourne évite la rencontre.
La piété funèbre, errant sous les rameaux,
Donne au bonheur discret le souvenir des maux,
Le prépare à l’absence ; et quand, l’heure écoulée,
On part, — rentré chacun dans sa foule mêlée,
On voit longtemps encor la pierre où l’on pria,
Et la tombe blanchir sous son acacia !


  1. Limes erat tenuis longa subnubilus umbra.
    Ovide.