Pensées : filosofia nova
Texte établi par Henri MartineauLe Divan (Tome premierp. 127-139).

PENSÉES DIVERSES[1]

Il lit au front de ceux qu’un vain luxe environne,
Que la fortune vend ce qu’on croit qu’elle donne.

h. Plus le caractère d’un homme acquiert de courage, plus le sublime de cet homme augmente.

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L. Un calcul peut être inexact et donner des résultats justes. Cela arrive lorsqu’il y a compensation par des erreurs de même valeur en sens contraire.

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g. Les mères ne haïssent pas dans leurs fils un peu trop de penchant pour les femmes.

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h. Toutes les fois qu’une cause n’a pas l’effet direct que nous en attendons, chercher la solution du problème dans l’association des idées.

Curiosité, fuite de l’ennui, vanité, sens, égalent amour.

Le frottement de la société contribue à épurer le goût en diminuant notre disposition au grand.

Quel est le moyen de concentrer le plus possible mon attention sur un objet ?

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h. Il existe deux éducations différentes ; celle propre à rendre l’élève le plus heureux possible dans la forme du gouvernement, celle qui le rend le meilleur possible, et qui tend par là d’une manière invisible aux sots, mais sûre, à réformer le gouvernement (Charles et Chamoucy).

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H. h. L’homme dans le calme des désirs est moins finement, mais plus généralement sensible que l’homme passionné. Rhadamiste lorsqu’il vient de reconnaître Zénobie et d’être reconnu par elle, n’est point frappé par les diverses parties du palais de son père qui devaient cependant lui rappeler tant de sentiments divers.

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h. Tout l’esprit fin est dans la connaissance de la liaison des idées (voyez Figaro : le modèle de l’homme aimable du 18e siècle).

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Un peuple n’a point les vertus dont il n’a pas les scrupules. N’en est-il pas de même d’un homme ?

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Faire la critique de moi-même telle que pourrait la faire un de mes ennemis, si j’en avais (une page).

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H d S. 93. Il n’y a point de sensibilité sans détail, de mémoire sans activité, de beau langage sans assurance, et même sans quelque audace, de grâce sans liberté.

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29 thermidor XI. — 29 au soir, adieu jusqu’à Tivoli, je n’y vais pas. Contrepartie de la coquette.

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H d S. L’amour ne naît, ce me semble, que de la physionomie et des manières parce qu’elles promettent un caractère qui produira une suite d’actions qui satisferont successivement et toujours tous nos besoins, parce qu’elles promettent le bonheur.

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Connaissez parfaitement la liaison des idées, quand vous le voudrez vous serez poli.

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Ceux avec qui nous vivons nous regardent comme des remèdes contre l’ennui, maladie de laquelle jusqu’ici je n’ai vu personne exempt. (Je suis attaqué depuis mon arrivée (5 messidor XI) d’un pyrrhonisme inquiétant. Voici la première chose que je vois aussi nettement que je voyais mes pensées à Paris.)

Ce principe avec celui de la liaison des idées est la base de la politesse.

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Dans le Méchant de Gresset, au lieu de faire montrer aux personnages leur caractère par leurs actions, on les rend presque tous philosophes ; ils viennent donc raconter au spectateur et perdent à juger les autres le temps où ils devraient se peindre eux-mêmes en agissant.

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Quand un homme a un ridicule, chacun conte ce ridicule et s’en amuse. Il n’en est pas de même d’un crime, il n’est pas agréable d’en parler. Voilà donc ce qui fait que dans le monde

Un vice, un déshonneur sont oubliés bientôt,
Un ridicule reste et c’est ce qu’il leur faut.

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Peut-être à Paris n’a-t-on pas tant besoin d’un tel homme pour échapper à l’ennui.

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Rends tes visites plus longues et parle d’elle-même à la personne visitée.

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Je cherche à voir ici dans la nature les vérités données par la théorie.

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C’est un grand vice dans une législation qu’en aggravant la faute le coupable puisse échapper à la punition.

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Le génie et le dialogue de Beaumarchais ressemblent assez à celui de Shakspeare.

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Toutes tes défaites n’ont jamais été que lorsqu’il n’y avait pas de victoire possible et particulièrement avec A[dèle]. Le baiser de l’escalier, on comptait sur toi. Tes contes audacieux avaient fait leur effet. Tu n’osas pas dans les vingt-quatre heures et tout fut perdu. Surtout il ne fallait point de paroles. On ne voulait pas voir sa honte, on voulait du plaisir sans mélange.

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Elle crut ne se prêter qu’aux charmes d’une société spirituelle, instructive ; et l’esprit ne faisait encore que s’amuser quand le cœur était déjà vaincu.

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Aujourd’hui, dimanche 10 fructidor XI, [28 août 1803], j’ai écouté tout le temps du dîner et ensuite jusqu’à quatre heures, M. Dumolard était chez mon grand-père. Je n’ai entendu que des misères vraiment pitoyables et mon grand-père est cité à Grenoble, mais aussi il est vieux.

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h. Les esprits sont plus ou moins élastiques. Les absurdités journalières de Geoffroy tendraient à m’éloigner trop du peu de vérité qu’il admet. Je vois l’effet contraire sur beaucoup d’esprits à force de répéter : il a raison. Grand principe dont beaucoup de fourbes se servent avec un grand succès.

Ils disent directement ou indirectement suivant le plus ou moins de finesse de ceux qui les environnent ce qu’ils veulent qu’on les croie, et ils sont crus. M. Dupuy par exemple n’est ambitieux que dans les faits, il est très poli, parle de sa mauvaise santé (Sixte V), de l’injustice des hommes, de son amour pour les enfants, et avec tout ce tintement continuel de probité, il marche à son but.

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Corollaire. Enoncer avec affirmation ce qui au fond est problématique ou probable.

De là le style de Jean-Jacques et le mien dans un temps. J’allais conduit par mon admiration pour Jean-Jacques et par les succès que je me voyais obtenir.

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Le jeune Bilon démontre très bien[2], mais en arrivant au tableau il aurait dû affecter une légère timidité et la dissiper peu à peu. Cela aurait donné bien plus de lustre à son examen. Les hommes presque tous ennuyés aiment la péripétie (changement dans l’objet de leur attention).

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Un beau discours d’ouverture d’une École centrale : ce qui reste encore à défricher dans les sciences ; dans les arts les nouveaux rapports à présenter aux Français renouvelés. Jamais plus belle époque pour le poète. Le prouver. Discours qui aurait le succès du premier de Jean-Jacques.

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Ce que j’admire dans Faublas, c’est l’art d’animer les détails. Art nécessaire au poète comique, art presque unique de Regnard.

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On pourrait supposer un nombre quelconque de planètes lancées dans l’espace, avec un mouvement aussi lent que possible, ensuite deux en roulant l’une autour de l’autre auront engendré la chaleur, se seront enflammées, alors réunies en un soleil elles auront raréfié les planètes et auront changé leur mouvement, peut-être d’une manière accélérante.

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Est-il vrai que les hommes estiment tout sur la rareté ? Dans les siècles héroïques de la Grèce où les passions étaient impétueuses, la prudence était fort estimée, les vieillards vénérés. Chez nous, où les passions sont amorties par une longue tyrannie, la prudence, vertu des âmes sans énergie, n’est presque plus estimée. Les vieillards sont honnis.

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Je commence Anacharsis. Rien n’est sorti jusqu’ici à mes yeux d’une belle médiocrité.

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Il résulte clairement de l’Iliade que les peuples sont toujours la victime de la division des chefs ; et de l’Odyssée que la prudence jointe au courage triomphe tôt ou tard des plus grands obstacles.

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L’abbé Barthélémy me semble n’avoir qu’une chaleur de réflection.

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Ce qui me manque le plus c’est l’expérience ; j’ai très peu de génie immédiat. On est bien autrement convaincu de ce qu’on a vu que de ce qu’on a lu. Il est doux d’avoir de la gloire et un peu d’aisance. Il est doux d’avoir de jolies femmes et d’entrer dans le monde par le ciel.

Voilà mes raisons pour faire les deux Hommes, comment y puis-je résister ?

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Hier j’ai ouï deux habitants de Grenoble (Mgp, Mtg) se moquant beaucoup devant moi (dont ils connaissent trop les sentiments) des ridicules d’une femme qui a tous ces ridicules d’une petite ville, bavarde, donnant de l’importance à des riens, etc., etc., etc. Cette femme habite Salon, ville de quatre à cinq mille âmes, et Grenoble en a vingt.

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Dans la connaissance de l’homme c’est la finesse qui me manque le plus. Je sais bien qu’une certaine passion p a un effet p’ ; mais je ne sais pas reconnaître dans l’individu que je vois dans le monde toutes les passions qui l’animent. D’ailleurs cette maudite manie de briller fait que, je m’occupe plus de laisser de moi une profonde impression que de deviner les autres. Je m’occupe trop à me regarder pour avoir le temps de voir les autres.

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Il nous manque une histoire de la République romaine écrite avec l’enthousiasme de la liberté, enthousiasme modéré de manière à faire le plus grand effet et à réveiller les peuples dormant sous les chaînes de la tyrannie.

À moins que Titus Livius que je n’ai pas lu ne soit écrit ainsi.

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Il faut pour cette histoire un style comme celui du Contrat social parmi quelques phrases à la Montesquieu.

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In every sort of composition, the perfection of art is to conceal art.


Ou Jean-Jacques[3] n’est pas de bonne foi, ou même dans le genre républicain sa grande sensibilité l’a empêché de s’élever à la véritable vertu. Il blâme le jeune Horace poignardant sa sœur. Il paraît qu’il blâmerait Agamemnon immolant sa fille au salut de l’État. Je le répète, il y a beaucoup de choses de communes entre son ton et celui de Geoffroy. Ces sophismes misanthropes de Jean-Jacques m’attristent[4]. Quand il a raison il l’a d’une manière excessivement forte. Mais s’il faut faire une analyse du cœur humain comme dans la lettre sur les spectacles il est poète là où il faudrait raisonner, et avance mille sophismes.

  1. Les cahiers de petit format reliés en tête du tome 27 des manuscrits cotés R. 5896 portent en tête la date du 13 thermidor XI [1er août 1803]. Ils contiennent des fragments simplement copiés, des vers empruntés à divers poètes, des dates d’histoire : nous les avons omis, ne gardant que les réflexions personnelles ou inspirées à Henri Beyle par ses lectures. N. D. L. É.
  2. 11 fructidor XI [29 août 1803].

    Fils d’un médecin de Grenoble et camarade d’Henri Beyle à l’École centrale de l’Isère, Bilon (1780-1824) fut plus tard professeur de physique à la Faculté des sciences de Grenoble. N. D. L. É.

  3. Note datée du 17 thermidor XI [5 août 1803] et extraite d’un feuillet isolé du tome 1 de R. 5898. N. D. L. É.
  4. Eprouvé d’une manière aussi vraie que possible.